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Special pages :
Lénine et Tchernychevski
Auteur·e(s) | Nadejda Kroupskaïa |
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Écriture | 26 novembre 1928 |
naissance de Tchernychevski.
Version française dans: V. Lénine, Écrits sur l’art et la littérature, Moscou,
Éditions du Progrès, 1969, pp. 251-255. Les passages entre crochets proviennent de la version allemande,
plus complète, publiée dans: N.K. Krupskaja, Das ist Lenin, Berlin, Dietz Verlag, 1970, pp. 98-103. Traduction
et notes MIA.
Camarades, j’aimerais dire quelques mots de l’influence que Tchernychevski a eue sur Vladimir llitch. Celui-ci n’en a jamais parlé directement dans ses articles ou dans ses livres, mais chaque fois qu’il citait Tchernychevski, il s’enflammait. Il suffit de feuilleter les œuvres de Lénine pour voir de quels propos chaleureux il use quand il est question de Tchernychevski.
On relève une allusion indirecte à cette influence de Tchernychevski dans la brochure Que faire ? En parlant de la période qui va de 1894 à 1898, c’est-à-dire de celle qui précéda directement la constitution du parti, et durant laquelle le mouvement ouvrier gagna rapidement en ampleur, Lénine caractérise les jeunes qui rallièrent le mouvement. Il indique que leurs conceptions s’étaient formées sous l’influence des révolutionnaires de la génération précédente et que c’est au prix d’une sérieuse lutte intérieure qu’ils s’étaient dégagées de cette influence idéologique avant d’emprunter une autre voie, celle du marxisme.
Ce jugement repose sur l’expérience personnelle. Personnalité marquante, Tchernychevski a impressionné Vladimir Ilitch par son intransigeance, sa fermeté, par la dignité dont il a fait preuve face à un destin tragique. Tout ce que Vladimir Ilitch a pu dire de Tchernychevski traduit un respect des plus profonds de sa mémoire. Aux heures les plus sombres, quand des difficultés entravaient le travail du parti, Lénine aimait à citer les paroles de Tchernychevski que « la lutte révolutionnaire ce n’est pas une promenade sur la perspective Nevski » [1]. Vladimir Ilitch rappela ces propos en 1907, au plus fort de la réaction, quand le parti dut céder du terrain. Puis en 1918 quand le pouvoir soviétique se trouva confronté à de nombreuses difficultés, quand il fallut conclure le traité de Brest-Litovsk [2], mener la guerre civile. Inspiré par l’exemple de Tchernychevski, Lénine disait souvent qu’un marxiste révolutionnaire devait être prêt à tout en toute circonstance.
Mais il ne faut pas seulement voir l’ascendant d’une personnalité. Si nous prenons le premier ouvrage illégal de Vladimir Ilitch Ce que sont les « amis du peuple…, nous y sentons l’influence très nette de Tchernychevski. La génération dont parlait Lénine, ces jeunes qui rallièrent en 1894 la social-démocratie révolutionnaire, avaient grandi dans un climat de glorification de la reforme paysanne [3] ; tout autour, dans la littérature et partout, ce n’étaient que louanges à ce sujet. Tchernychevski avait su porter un jugement fort juste, [Mikhaïl Nikolaïevitch[4] l’a évoquée avant moi]. Et Vladimir llitch dit qu’il fallait avoir le génie de Tchernychevski pour avoir su juger le libéralisme comme il l’a fait et révéler son rôle de traître et son essence de classe.
Si nous voyons quelle fut l’activité de Lénine par la suite, nous remarquons qu’il a été gagné par l’intransigeance de Tchernychevski vis-à-vis du libéralisme. La méfiance à l’endroit des phrases libérales, de l’ensemble de la position des libéraux imprègne de part en part toute son activité.
Prenons l’exil de Sibérie, la protestation contre le « Credo » [5], la rupture avec Strouvé, la position intransigeante qui fut celle de Lénine à l’égard des cadets [6], des mencheviks liquidateurs prêts à transiger avec les cadets, et nous voyons qu’il s’en tint à la ligne d’intransigeance préconisée par Tchernychevski vis-à-vis des libéraux qui trahirent la paysannerie en 1861. Si nous faisons le point de cet aspect de l’activité de Lénine, nous verrons que cette attitude intransigeante, adoptée également par le parti, a assurée la victoire de celui-ci.
La question de l’attitude à avoir à l’endroit de la bourgeoisie libérale fait partie intégrante de celle de la démocratie. Dans Ce que sont les « amis du peuple »… Lénine écrivait qu’à l’époque de Tchernychevski « le démocratisme et le socialisme ne formaient qu’un tout indissoluble, inséparable ». En jugeant le démocratisme de la bourgeoisie libérale et celui du populisme embourgeoisé des années 80, qui pactisait avec le tsarisme, Lénine lui oppose le démocratisme du marxisme révolutionnaire. Tchernychevski fournit un exemple de la lutte irréductible menée contre le régime établi, d’une lutte où le démocratisme n’était pas encore séparée de la lutte pour le socialisme.
Lénine tenait en haute estime l’activité de Tchernychevski, son démocratisme authentique, car il voyait qu’il s’harmonisait avec l’attitude du marxisme envers les masses. Le marxisme ne se contentait pas de faire la lumière sur la lutte économique qui se déroulait entre la classe ouvrière et les capitalistes, il expliquait les faits dans toute leur ampleur, dénonçait le régime dans son ensemble par l’analyse qu’il en donnait, et par la même indiquait comment il fallait faire fusionner la lutte pour le démocratisme et la lutte pour le socialisme. Si nous examinons la manière dont Marx a combattu Lassalle, le terrain sur lequel cette lutte avait lieu, si nous voyons l’indignation de Marx quand Lassalle ne comprenait pas la portée de l’action révolutionnaire spontanée des masses, nous ne manquerons pas de comprendre l’essence socialiste du marxisme révolutionnaire.
Les soi-disant « marxistes légaux » [7] n’en comprenaient absolument pas la nature, ne voyaient pas que Marx s’alignait sur la classe ouvrière, sur les masses. En effet, dans le marxisme, le démocratisme et la lutte pour le socialisme se confondent. Ce n’est donc pas un hasard si chaque fois qu’il abordait les questions relatives au démocratisme, Lénine évoquait Tchernychevski qui fut le premier à lui enseigner que la lutte pour le démocratisme fait un avec la lutte pour le socialisme. Si nous analysons la doctrine des Soviets, du pouvoir soviétique, nous y trouverons dans sa forme la plus parfaite l’union de la lutte pour le démocratisme avec la lutte pour le socialisme. En 1918, alors que je me proposais d’écrire une brochure de vulgarisation sur les Soviets et le pouvoir soviétique, je me rappelle que Vladimir llitch m’a apporté un article découpé dans l’Humanité – j’ai malheureusement oublié le nom de son auteur – qui disait que le pouvoir soviétique était le pouvoir démocratique le plus conséquent. En me remettant l’article, Lénine dit que c’est cet aspect de la question qu’il importait surtout de mettre en lumière, et qu’il fallait souligner le démocratisme authentique impliqué dans la structure même du pouvoir soviétique, où le prolétariat s’élève à une démocratie nouvelle, plus ample.
Marx a été traduit en russe dès les années 1860. Pourtant il fallait encore le traduire dans la langue des réalités russes. C’est ce qu’a fait Lénine dans son ouvrage Le développement du capitalisme en Russie. Vladimir llitch a souligné à plusieurs reprises comment Tchernychevski connaissait bien la réalité russe, comment il connaissait bien les faits relatifs au rachat des paysans, etc.
Dans une première période de son action révolutionnaire, Vladimir Ilitch consacra relativement peu d’attention aux conceptions philosophiques de Tchernychevski, bien qu’il eut pris connaissance du livre de Plékhanov Tchernychevski où l’auteur leur accorde une place importante. Tout simplement cet aspect de la question l’intéressait peu à cette époque. Mais en 1908, quand une lutte d’envergure s’engagea sur le plan philosophique[8] , Lénine après une relecture attentive de ses œuvres, qualifia Tchernychevski de grand hégélien et matérialiste russe. En 1914, alors que la guerre couvait, et que la question nationale fut portée au premier plan de l’actualité,
Vladimir Ilitch souligna dans sa brochure De l’autodétermination nationale [9] que Tchernychevski avait compris tout comme Marx l’importance de l’insurrection polonaise.
[Si nous considérons donc tous ces moments, nous voyons quelle influence profonde Tchernychevski a exercé sur toute l’activité révolutionnaire de Lénine. On peut dès lors mieux saisir l’attitude de celui-ci à l’égard de Tchernychevski.] En Sibérie, Vladimir Ilitch avait un album où figuraient les écrivains qui avaient exercé sur lui une influence particulièrement sensible. Outre Marx et Engels, Herzen et Pissarev, on pouvait y voir deux images de Tchernychevski et celle de Mychkine qui avait tenté de libérer celui-ci. Plus tard, dans son bureau au Kremlin, Lénine avait tenu à avoir à portée de la main divers ouvrages, dont les écrits de Marx, Engels, Plékhanov et les œuvres complètes de Tchernychevski, qu’il aimait aè relire à ses rares instants de loisirs.
Un dernier détail que je voudrais souligner. Dans son ouvrage Ce que sont les « amis du peuple »… Lénine note que Kautsky avait raison de dire qu’à l’époque où vécut Tchernychevski chaque socialiste était poète et chaque poète, socialiste.
[Lorsqu’un camarade de cercle m’a parlé pour la première fois du nouveau venu de la Volga, à savoir Vladimir Ilitch, il me l’a décrit en ces termes : « Il est, dit-on, très érudit, bien qu’il n’a jamais lu un seul roman, ni même un seul poème ». Je dois avouer que j’avais été très étonné d’apprendre qu’il existait de telles personnes. Pendant la première année et demie à ses cotés, dans le feu de l’action, je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de demander à Vladimir Ilitch s’il avait lu ou non des romans ou des poèmes. Ce ne fut qu’une fois en exil que je pu constater, à mon grand étonnement, que Vladimir Ilitch lisait non seulement la littérature de l’époque, mais qu’il la possédait parfaitement. Vladimir Ilitch connaissait particulièrement bien Nekrassov et Tchernychevski. Il connaissait son Que faire ? dans les moindres détails et en parlait avec une telle subtilité qu’on ne pouvait que reconnaître que tout ce qui se disait sur Vladimir Ilitch comme d’un homme qui n’avait pas lu un seul roman n’était que de la pure affabulation.]
Non, Vladimir Ilitch aimait beaucoup les belles-lettres, qu’il lisait et étudiait assidument. Pour lui, la représentation du réel était indissociable de l’analyse sociale ; en quelque sorte il ne distinguait pas l’une de l’autre. De même que les conceptions de Tchernychevski se reflètent intégralement dans ses œuvres, de même quand il s’agissait de faire un choix, Lénine préférait le faire porter sur des ouvrages littéraires révélateurs de telles ou telles conceptions sociales.
Ces quelques mots sont tout ce que je voulais dire. Je ne confie pas là des souvenirs personnels. Les conversations que nous avons pu avoir à ce sujet se sont effacées de ma mémoire. Tant de choses s’oublient à mesure que les années passent. Chaque jour apporte quelque chose de nouveau ; on ne peut se rappeler chaque mot prononcé jadis, la mémoire ne garde que des traits saillants, des bribes de propos échangés. Mais, dans les écrits, articles ou brochures de Lénine on sent nettement, me semble-t-il, toute l’influence exécrée sur lui par Tchernychevski.
- ↑ La phrase exacte de Tchernychevski est : « La voie de l’histoire n’est pas le trottoir de la perspective Nevski » (N.G. Tchernychevski, Œuvres complètes, t. VII, Moscou 1950, p. 923 (éd. Russe).
- ↑ Traité de paix signé le 3 mars 1918 dans la ville de Brest-Litovsk (aujourd’hui en Biélorussie) entre la Russie et les puissances de la Quadruple Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Bulgarie, Turquie), mettant fin à la participation russe à la Première guerre mondiale. Par ce traité, la Russie perdait l’Ukraine, la Courlande, l’Estonie, la Livonie, les villes de Kars, Batoum et Ardakan et les îles Aaland. À la suite de la défaite des armées allemandes à l’Ouest et de la Révolution de novembre 1918 à Berlin, le pouvoir soviétique annule le traité de Brest-Litovsk le 13 novembre.
- ↑ Il s'agit des « grandes réformes » bourgeoises des années 1860 et 1870 ; dont la plus emblématique fut l'abolition du servage en 1861.
- ↑ Il s’agit de l'historien marxiste M.N. Pokrovsky
- ↑ Crédo, sous ce titre en 1899 fut publié un document exposant les thèses fondamentales du courant opportuniste social-démocrate dit de l'« économisme ».
- ↑ Il s'agit du Parti constitutionnel-démocrate (dit « cadet » pour ses initiales « K-D »), principal parti de la bourgeoisie libérale, fondé en octobre 1905 (son nom officiel était « Parti de la liberté du peuple »). Il regroupait les représentants de la bourgeoisie, des propriétaires fonciers et des intellectuels bourgeois et se prononçait en faveur d’une monarchie constitutionnelle par des réformes démocratiques graduelles. Après la victoire de la Révolution d’Octobre, les cadets furent la principale force politique de la contrerévolution.
- ↑ « Marxisme légal », courant politico-social de la bourgeoisie libérale russe, apparut à la fin du XIXe siècle. Les marxistes légaux, Strouvé en tête, tentèrent d’utiliser le marxisme au profit de la bourgeoisie. Lénine indiquait que le strouvisme prenait du marxisme tout ce qui était acceptable pour la bourgeoisie libérale et réfutait l’âme du marxisme : son esprit révolutionnaire, sa doctrine sur le dépérissement inéluctable du capitalisme, sur la révolution prolétarienne et la dictature du prolétariat.
- ↑ Il s'agit de la polémique autour de « l’empiriocriticisme », doctrine philosophique et épistémologique développée par le philosophe Avénarius, le physicien Ernst Mach et le penseur bolchevique Alexandre Bogdanov. Lénine a critiqué ces conceptions, considérées comme idéalistes et niant l’objectivité absolue de la réalité dans son ouvrage « Matérialisme et empiriocriticisme » paru en 1909.
- ↑ Il s’agit d’une des « Notes critiques sur la question nationale ».