III. Les conditions historiques de l'accumulation

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25 Les contradictions du schéma de la reproduction élargie[modifier le wikicode]

Nous avons constaté dans la première partie que le schéma marxien de l'accumu­la­tion ne répond pas à la question de savoir pour qui la reproduction élargie a lieu en réalité.

Si l'on prend le schéma à la lettre tel qu'il est exposé à la fin du livre deuxième du Capital, on a l'impression que la production capitaliste réalise à elle seule la totalité de sa plus-value et qu'elle utilise la plus-value capitalisée pour ses propres besoins. Cette impression est confirmée par l'analyse que Marx fait du schéma : il essaie à plusieurs reprises de faire fonctionner la circulation uniquement à l'aide de l'argent, la réduisant ainsi à la demande des capitalistes et des ouvriers, ce qui l'amène finale­ment à introduire le producteur d'or dans la reproduction comme deus ex machina. Citons à l'appui de cette interprétation un passage très important du livre premier du Capital qui doit être entendu dans le même sens :

« La production annuelle doit en premier lieu fournir tous les articles (valeur d'usage) propres à remplacer en nature les éléments matériels du capital usés pendant le cours de l'année. Cette déduction faite, reste le produit net ou surproduit où réside la plus-value. Et en quoi consiste ce surproduit ? Peut-être en objets desti­nés à la satisfaction des besoins et des désirs de la classe capitaliste, ou à passer à son fonds de consommation ? Si c'est tout, la plus-value sera dissipée en entier et il n'y aurait que reproduction simple. Pour accumuler, il faut convertir une partie du surproduit en capital. Mais à moins de miracles, on ne saurait convertir en capital que des choses propres à fonctionner dans le procès de travail, c'est-à-dire des moyens de production, et d'autres choses propres à l'entretien des ouvriers, c'est-à-dire des moyens de subsis­tance. Il faut donc qu'une partie du surtravail annuel ait été employée à produire des moyens de produc­tion et de subsistance additionnels en sus de ceux nécessaires au remplacement du capital avancé. En définitive, la plus-value n'est donc convertible en capital que parce que le surproduit, dont elle est la valeur, contient déjà les éléments matériels d'un nouveau capital » (Capital, trad. Éditions Sociales, I. I, tome 3, p. 22).[1]

Marx énumère dans ce passage les conditions nécessaires à l'accumulation :

  1. La plus-value destinée à la capitalisation se présente dès son origine sous la forme matérielle de moyens de production supplémentaires et de moyens de subsis­tance additionnels pour les ouvriers.
  2. L'élargissement de la production capitaliste est effectué exclusivement avec des moyens de production et de subsistance propres, c'est-à-dire produits par des capita­listes.
  3. L'ampleur de l'élargissement de la production (de l'accumulation) est donnée d'avance par la quantité de plus-value destinée à être capitalisée. Elle ne peut la dépasser puisqu'elle est liée à la quantité de moyens de production et de subsistance qui constituent le surproduit ; elle ne peut non plus lui être inférieure, car une partie du surproduit resterait alors inutilisable dans sa forme matérielle. Les oscillations tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de cette norme peuvent provoquer des fluctuations et des crises périodiques, que nous laissons ici de côté. En moyenne, le surproduit destiné à la capitalisation doit correspondre à l'accumulation effective.
  4. Comme la production capitaliste achète elle-même exclusivement son surpro­duit, il n'y a pas de limite à l'accumulation du capital.

Le schéma de la reproduction élargie correspond à ces conditions. L'accumulation s'y effectue sans que l'on puisse s'apercevoir le moins du monde pour qui, pour quels consommateurs nouveaux, en fin de compte, la production s'élargit de plus en plus. Le schéma suppose à peu près la marche suivante des événements : l'industrie houil­lè­re s'élargit pour élargir la sidérurgie. Celles-ci s'élargit pour élargir la construction mécanique. Celle-ci s'élargit pour élargir la production des moyens de consommation. Celle-ci, à son tour, s'élargit pour entretenir l'armée croissante des mineurs, des métal­lurgistes, des ouvriers de la construction mécanique et de ses propres ouvriers. Et ainsi de suite à l'infini ; nous nous mouvons dans un cercle, comme dans la théorie de Tougan-Baranowsky.

Le schéma de Marx, considéré en soi, permet en effet une telle interprétation. La preu­ve en est que Marx prétend, comme il l'a expressément affirmé à plusieurs repri­ses, exposer le processus de l'accumulation du capital total dans une société compo­sée exclusivement de capitalistes et d'ouvriers. Chacun des livres du Capital contient des passages qui vont dans ce sens.

Dans le livre I, plus précisément dans le chapitre traitant de la « Transformation de la plus-value en capital », nous lisons : « Pour comprendre l'objet de notre étude dans sa pureté, pour le débarrasser d'incidents inutiles, il faut considérer le monde com­merçant comme une seule nation et supposer que la production capitaliste s'est établie partout et s'est emparée de toutes les branches d'industrie » (Capital, I. I, p. 544, trad. Éditions Sociales, tome 3, p. 22, note 1).

Cette hypothèse réapparaît dans le livre II, ainsi dans le chapitre 17 traitant de la « Circulation de la plus-value » :

« Mais nous n'avons, dès lors, que deux points de départ : le capitaliste et l'ou­vrier. Les tiers de toute sorte doivent ou bien recevoir de l'argent de ces deux classes en échange de services rendus, ou bien, s'ils en reçoivent sans contrepartie, être copropriétaires de la plus-value sous forme de rente, intérêt, etc. ... La classe capitaliste reste donc le seul point de départ de la circulation de l'argent » (Capital, II, p. 307. Trad. Éditions Sociales, tome 4, p. 310).

Plus loin, dans le même chapitre, à propos de la circulation monétaire dans les conditions de l'accumulation :

« ... Mais la difficulté se présente quand, au lieu d'une accumulation partielle, nous supposons une accumulation générale de capital-argent dans la classe capita­liste. D'après notre hypothèse - domination générale et absolue de la production capitaliste - il n'y a que deux classes : la classe capitaliste et la classe ouvrière » (ibid., II, p. 321. Trad. Éditions Sociales, tome 4, p. 323).

Nous retrouvons la même hypothèse dans le chapitre 20:

« ... Ici il n'y a que deux classes en présence : la classe ouvrière, qui ne dispose que de sa force de travail; la classe capitaliste, qui possède le monopole des moyens de production sociaux comme de l'argent » (Capital, I. II, p. 396. Trad. Éditions Sociales, tome 5, p. 73).

Dans le livre III, exposant le processus global de la production capitaliste, Marx écrit expressément :

« Imaginons que la société tout entière soit composée simplement de capitalistes industriels et d'ouvriers salariés. Laissons de côté, en outre, les fluctuations de prix qui empêchent que de grandes fractions de l'ensemble du capital ne se remplacent dans les conditions moyennes et qui, étant donné l'interdépendance générale de l'ensemble du procès de reproduction telle que la développe notamment le crédit, doivent nécessairement provoquer toujours des arrêts généraux momentanés. Fai­sons abstraction également des affaires fictives et des transactions spéculatives favorisées par le système de crédit. Alors une crise ne s'expliquerait que par le désé­qui­libre de la production dans diverses branches et par un déséquilibre entre la consommation des capitalistes eux-mêmes et leur accumulation. Mais dans l'état des choses existant, le remplacement des capitaux investis dans la production dépend pour la plus grande part de la capacité de consommation des classes improductives, tandis que la capacité de consommation des ouvriers est limitée en partie par les lois du salaire, en partie par le fait qu'on ne les emploie qu'aussi longtemps que leur utilisation profite à la classe capitaliste » (Capital, I. III, 2° partie, p. 21. Trad. Éditions Sociales, tome 7, p. 145).

Ce dernier passage se rapporte au problème des crises qui ne nous intéresse pas ici; mais il montre sans ambiguïté que Marx ne fait dépendre le mouvement du capital total « dans l'état des choses existant » que de trois catégories de consommateurs : les capitalistes, les ouvriers et « les classes improduc­tives » qui sont une catégorie annexe de la classe capitaliste (« roi, prêtre, professeur, prostituée, mercenaire ») ; dans le livre Il (trad. Ed. Sociales, tome 5, p. 27) il a défini justement cette catégorie comme bénéficiant d'un pouvoir d'achat dérivé et repré­sentant par conséquent les parasites de la plus-value et du salaire.

Enfin, dans l'Histoire des Doctrines économiques, tome V, p. 36, Marx formule ses hypothèses générales à l'égard de l'accumulation dans le chapitre intitulé « l'Accumulation du capital et les crises », comme suit[2] :

« Nous n'avons à considérer ici que les formes que le capital revêt dans son évolution. Nous laissons de côté les conditions réelles où s'opère le véritable procès de production. Nous supposons toujours que la marchandise est vendue à sa valeur. Nous ne tiendrons compte ni de la concurrence des capitaux, ni du crédit, ni de la constitution réelle de la société qui ne se compose pas uniquement d'ouvriers et de capitalistes industriels, où, par conséquent, les producteurs et les consommateurs ne sont pas identiques, où la première catégorie (celle des consommateurs, dont les revenus sont en partie secondaires, en partie dérivés du profit et du salaire) est beaucoup plus développée que la deuxième (celle des producteurs) ; donc la manière dont elle dépense ses revenus et l'ampleur de ceux-ci provoquent de grandes modi­fications dans le budget économique et tout particulièrement dans le processus de circulation et de reproduction du capital. »

Ici encore Marx, lorsqu'il parle de la «constitution réelle de la société » a en vue uniquement les parasites de la plus-value et du salaire, donc les sous-catégories des rubriques fondamentales de la production. Il n'y a pas de doute que Marx a voulu exposer le processus de l'accumulation dans une société composée exclusivement de capitalistes et d'ouvriers, dans un système de domination générale et absolue de la production capitaliste ; mais son schéma ne laisse pas de place, à partir de ces prémisses, à une autre interprétation que celle de la production pour l'amour de la production.

Reprenons le deuxième exemple du schéma de la reproduction élargie selon Marx :

I(moyens de production)II(moyens de consommation)Total
Première année5000 c + 1000 v + 1000 pl = 70001430 c + 285 v + 285 pl = 20009 000
Deuxième année5417 c + 1083 v + 1083 pl = 75831583 c + 316 v + 316 pl = 22159 798
Troisième année5869 c + 1173 v + 1173 pl = 82151715 c + 342 v + 342 pl = 239910 614
Quatrième année6358 c + 1271 v + 1271 pl = 89001858 c + 371 v + 371 pl = 260011 500

Dans cet exemple l'accumulation se poursuit d'année en année sans interruption, la plus-value étant chaque fois pour moitié consommée par les capitalistes et pour moitié capitalisée. Dans le processus de capitalisation, Marx maintient pour le capital additionnel la même base technique, c'est-à-dire la même composition organique ou répartition en capital constant et capital variable ainsi que le même taux d'exploitation (toujours égal à 100 %) que pour le capital originel.

Selon l'hypothèse de Marx dans le livre I du Capital, la partie capitalisée de la plus-value se présente dès son origine sous la forme de moyens de production et de moyens de subsistance pour les ouvriers excédentaires. Tous deux servent à l'aug­men­tation de la production dans la section I comme dans la section II. Il est impossible d'expliquer, d'après les prémisses du schéma, pour qui s'effectue cette augmentation continue de la production. Il est vrai que la consommation de la société s'accroît en même temps que la production : la consommation des capitalistes s'ac­croît (la pre­mière année elle représente en termes de valeur 500 + 142 - la deuxième année 542 + 158 - la troisième année 586 + 171 et la quatrième année 645 + 185) ; la consomma­tion des ouvriers s'accroît également : le capital variable qui augmente chaque année dans les deux sections indique très précisément cet accroissement en termes de valeur. Cependant, même sans tenir compte du reste, la consommation croissante de la classe capitaliste ne saurait en tout cas être considérée comme le but final de l'accu­mulation ; au contraire pour autant que cette consommation s'effectue et s'accroît, il ne peut y avoir d'accumulation ; la consommation personnelle des capitalistes entre dans la catégorie de la reproduction simple. Il s'agit au contraire de savoir pour qui les capitalistes produisent lorsqu'ils « pratiquent l'abstinence » au lieu de consommer eux-mêmes leur plus-value, c'est-à-dire lorsqu'ils accumulent. A plus forte raison le but de l'accumulation constante ne saurait-il être, du point de vue capi­ta­liste, l'entre­tien d'une armée d'ouvriers toujours plus nombreuse. La consommation des ouvriers est une conséquence de l'accumulation, elle n'en est jamais le but ni la condition, à moins que les bases de la production capitaliste ne soient bouleversées. D'ailleurs les ouvriers ne peuvent jamais consommer que la partie du produit correspondant au capital variable, et pas un sou de plus. Qui donc réalise la plus-value toujours croissante ? Le schéma répond : les capitalistes eux-mêmes et eux seuls. Et à quoi emploient-ils leur plus-value croissante ? Le schéma répond : ils l'em­ploient à élargir de plus en plus leur production. Ces capitalistes seraient donc des fanatiques de l'élargissement de la production pour l'amour de la production. Ils font toujours cons­truire de nouvelles machines pour les employer à construire toujours de nouvelles machines. Mais ce que nous obtenons ainsi, ce n'est pas une accumulation de capital, mais une production croissante de moyens de production sans aucun but, et il faut vraiment l'audace et l'esprit paradoxal de Tougan-Baranowsky pour suppo­ser que cet infatigable manège de foire puisse être la fidèle image théorique de la réalité capita­liste et la conséquence réelle de la doctrine de Marx[3]. Marx a exposé nettement et en détails ses vues générales sur la marche de l'accumulation capitaliste, non seulement dans l'analyse fragmentaire de la reproduction élargie qui se trouve dans le livre II du Capital, mais dans tout son ouvrage en particulier dans le livre III. Il suffit de pénétrer ses vues pour se rendre compte des insuffisances du schéma du livre I.

En examinant le schéma de la reproduction élargie sous l'angle de la théorie de Marx, on arrive à cette conclusion qu'il se trouve en contradiction avec cette théorie sur plus d'un point.

Tout d'abord le schéma ne tient absolument pas compte de l'accroissement de la productivité du travail. Il présuppose en effet d'année en année, malgré l'accumu­la­tion, la même composition organique du capital. c'est-à-dire la même base technique du processus de production. Cette hypothèse est sans doute admise pour simplifier l'analyse. Cependant par la suite, en étudiant les conditions concrètes de la réalisation du produit social total et de la reproduction, il faut au moins faire entrer en ligne de compte le fait qu'on a négligé les modifications techniques parallèles au processus de l'accumulation capitaliste et inséparables d'elle. Mais si l'on prend en considération les progrès de la productivité du travail, on aboutit à ce résultat que le volume concret du produit social - moyens de production aussi bien que moyens de consommation - s’accroît plus rapidement encore que le volume de sa valeur indiquée par le schéma. Cet accroissement du volume des valeurs d'usage correspond par ailleurs à une transformation dans les rapports de valeur. Selon la démonstration convaincante de Marx, qui constitue un des fondements de sa théorie, l'accroissement continu de la productivité du travail signifie que, dans le cas d'une accumulation croissante du capital, ni la composition du capital ni le taux de plus-value ne restent constants com­me le suppose le schéma marxien. Au contraire : si l'accumulation continue, c (capital constant) s’accroît dans les deux sections non seulement absolument mais également par rapport à (v + pl) c'est-à-dire la valeur totale nouvellement créée (ceci étant l'expression sociale de la productivité du travail) ; en même temps le capital constant s'accroît par rapport au capital variable ainsi que la plus-value par rapport au capital variable, c'est-à-dire le taux de plus-value (ces deux rapports étant l'expression capita­liste de la productivité du travail). Ces modifications ne se produisent pas nécessaire­ment chaque année, de même que les termes de « 1°, 2°, 3° années »... employés dans le schéma marxien ne signifient pas nécessairement les années du calendrier mais peuvent évoquer des laps de temps quelconques. Enfin on peut supposer que ces modifications de la composition du capital et du taux de plus-value se produisent au cours de la 1°, 3°, 5°, 6° année, etc., ou bien au cours de la 2°, 6°, 9° année, etc. Il suffit qu'on en tienne compte en général, et qu'on les considère comme des phéno­mè­nes périodiques. En corrigeant le schéma en ce sens, on obtiendra le résultat suivant : même par cette méthode d'accumulation, il y aura chaque année un déficit croissant de moyens de production et un excédent croissant de moyens de consommation. Tougan-Baranowsky, qui surmonte toutes les difficultés sur le papier, imagine tout simplement de construire un schéma aux proportions différentes, obtenant ainsi une diminution annuelle du capital variable de 25 %. Comme le papier tolère patiemment cette opération, Tougan en profite pour « prouver » triomphalement que même s'il y a régression absolue de la consommation, l'accumulation se poursuit sans aucune difficulté. Mais en fin de compte Tougan lui-même doit reconnaître que son hypo­thèse d'une diminution absolue du capital variable est en contradiction flagrante avec la réalité. Le capital variable s'accroît au contraire dans tous les pays capitalistes, il ne décroît que par rapport à une croissance encore plus rapide du capital constant. Cepen­dant supposons, conformément à la réalité, une croissance annuelle du capital constant plus rapide que celle du capital variable, ainsi qu'un taux de plus-value croissant ; nous aurons alors une disproportionnalité entre la composition matérielle du produit social et la composition en valeur du capital. Substituons dans le schéma de Marx à la proportion invariable de 5 à 1 entre capital constant et capital variable, une composition progressivement croissante du capital, par exemple de 6 à 1 la 2° année, de 7 à 1 la 3° année, de 8 à 1 la 4° année. Conformément à la productivité crois­sante du travail, supposons un taux croissant de plus-value : par exemple au lieu du taux immuable de 100 %, conservons les chiffres choisis par Marx pour pl tout en diminuant graduellement le capital variable par rapport au capital constant. Admet­tons enfin la capitalisation annuelle de la moitié de la plus-value (sauf pour la première année dans la section II qui, d'après l'hypothèse de Marx, accumule plus de la moitié de sa plus-value, 184 sur 285 pl). Nous obtenons alors le résultat suivant :

I(moyens de production)II(moyens de consommation)
Première année5000 c + 1000 v + 1000 pl = 70001430 c + 285 v + 285 pl = 2000
Deuxième année5 428 4/7 c + 1071 3/7 v + 1083 pl = 75831587 5/7 c + 311 2/7 v + 316 pl = 2215
Troisième année5903 c + 1139 v + 1173 pl = 82151726 c + 331 v + 342 pl = 2399
Quatrième année6424 c + 1205 v + 1271 pl = 89001879 c + 350 v + 371 pl = 2600

Si l'accumulation devait se poursuivre ainsi, il y aurait un déficit de moyens de production de 16 la 2° année, de 45 la 3° année, de 88 la 4° année.

Le déficit de moyens de production peut sans doute être simplement apparent dans une certaine mesure. La productivité croissante du travail fait que le volume de moyens de production s'accroît plus rapidement que leur valeur, en d'autres termes le prix des moyens de production diminue. Comme il s'agit dans les progrès de la technique non pas de la valeur mais de la valeur d'usage, c'est-à-dire des éléments matériels du capital, on peut supposer que malgré le déficit en valeur il y a jusqu'à un certain point une quantité suffisante de moyens de production pour poursuivre l'accumulation. C'est le même phénomène qui par exemple freine la baisse du taux de profit pour n'en faire qu'une baisse tendan­cielle. Dans notre exemple pourtant la baisse du taux de profit ne serait pas freinée mais totalement stoppée. En revanche le même phénomène a pour consé­quen­ce un excédent beaucoup plus considérable de moyens de consommation invendables que ne l'indique la somme en valeur de cet excédent. A moins que l'on n'oblige les capita­listes de la section II à consommer eux-mêmes cet excédent comme le veut Marx, ce qui reviendrait à faire dévier la loi de l'accumulation vers la reproduction simple, cet excédent doit être considéré comme invendable.

On peut sans doute répliquer qu'il est facile de remédier au déficit de moyens de production résultant de notre exemple : il suffit de supposer que les capitalistes de la section I capitalisent une plus grande partie de leur plus-value. En fait, rien n'oblige à admettre que les capitalistes ne capitalisent que la moitié de la plus-value comme le veut Marx dans son exemple. Il se peut qu'une part toujours croissante de la plus-value capitalisée corresponde au progrès dans la productivité du travail. Cette hypo­thèse est d'autant plus admissible que le progrès de la technique a pour conséquence l'abaissement du prix des moyens de consommation de la classe capitaliste, si bien que la diminution relative de la valeur de leurs revenus consommée (par rapport à la partie capitalisée) peut se traduire par un train de vie aussi élevé ou même plus élevé. Nous pouvons supposer ainsi que le déficit de moyens de production pour la section I que nous avons constaté est couvert : il suffit de transférer au capital constant de I une partie correspondante de la plus-value consommée de I (qui se présente dans cette section comme toutes les parties de la valeur du produit, sous la forme de moyens de production), transférant ainsi 11 4/7 la 2° année, 34 la 3° année, 66 la 4° année[4].

La solution d'une difficulté cependant ne fait qu'ajouter à l'autre difficulté. Il est clair que dans la mesure où les capitalistes de la section I restreignent leur consom­ma­­tion pour rendre l'accumulation possible, le reste invendable de moyens de con­som­­­mation dans la section II augmente : il devient impossible d'agrandir le capital cons­tant de I même sur la base technique précédente. L'hypothèse de la restriction relative croissante de la consommation chez les capitalistes de la section I devrait être complétée par l'hypothèse de l'agrandissement relatif croissant de la consommation personnelle des capitalistes de la section II ; l'accélération de l'accumulation dans la section I implique le ralentissement de l'accumulation dans la section II, le progrès de la technique dans l'une suppose la stagnation dans l'autre.

Ces résultats ne sont pas dus au hasard. Ce que nous avons voulu illustrer par notre étude du schéma de Marx est ceci : le progrès technique doit se traduire, d'après Marx lui-même, par l'accroissement relatif du capital constant par rapport au capital variable ; par conséquent il y a nécessairement une modification constante dans la répartition de la plus-value capitaliste entre c et v. Les capitalistes du schéma ne sont pas en mesure d'effectuer à leur gré cette modification car la capitalisation dépend a priori de la forme matérielle de leur plus-value. Puisque d'après l'hypothèse de Marx, l'élargissement de la production ne peut se faire qu'avec les moyens de production et de consommation produits dans le monde capitaliste - d'autres formes et d'autres lieux de production n'existant pas plus que n'existent des consommateurs autres que les capi­talistes et les ouvriers des deux sections - et puisque d'autre part il faut que le produit total des deux sections soit entièrement absorbé dans la circulation pour que se poursuive l'accumulation, on en conclut que la base technique de la reproduction élar­gie est déterminée d'avance pour les capitalistes par la forme matérielle du surproduit. En d'autres termes : l'élargissement de la production ne peut s'effectuer, dans le schéma de Marx, que sur une base technique permettant l'utilisation complète de la plus-value produite par la section I et par la section II, mais à la condition, ne l'oublions pas, qu'il y ait échange des éléments de production respectifs des deux sections. De cette manière la répartition de la plus-value destinée à la capitalisation entre le capital, constant et le capital variable, ainsi que la répartition entre la section I et la section II des moyens de production additionnels et des moyens de consomma­tion additionnels (pour les ouvriers) est donnée et déterminée d'avance par la pro­por­tionnalité des éléments matériels et les rapports de valeur des deux sections du sché­ma. Cette proportionnalité des éléments matériels et ces rapports de valeur reflè­tent eux-mêmes une certaine base technique de la production. Ce qui implique qu'une technique de production détermine à l'avance la technique des périodes sui­van­tes de production élargie, si l'on veut que l'accumulation se poursuive conformé­ment aux prémisses posées par Marx. C'est-à-dire que dans l'hypothèse du schéma selon la­quelle d'une part l'élargissement de la production capitaliste ne s'effectue qu'avec la plus-value produite d'avance sous forme de capital et d'autre part - ou plutôt selon un autre aspect de la même hypothèse - l'accumulation d'une section de la production capitaliste progresse en connexion stricte avec l'accumulation de l'autre, on arrive à la conclusion qu'une modification de la base technique de la production est impossible en ce qui concerne le rapport de c : v.

On aboutit à la même conclusion par un autre raisonnement. Il est évident que la composition organique de plus en plus élevée du capital, c'est-à-dire la croissance plus rapide du capital constant par rapport au capital variable, trouve nécessairement son expression matérielle dans la croissance plus rapide de la production de moyens de production (section I) par rapport à la production dé moyens de consommation (section II). Une telle différence dans le rythme de l'accumulation des deux sections est cependant absolument impossible dans le schéma de Marx, qui se fonde sur la conformité absolue de leur croissance. En fait rien n'empêche de supposer que la so­cié­té, avec le progrès de l'accumulation et de sa base technique, place une portion tou­jours plus grande de la plus-value accumulable dans la section des moyens de production au lieu de la section des moyens de consommation. Comme les deux sect­ions de la production ne sont que deux branches de la même production sociale totale ou si l'on veut deux succursales appartenant au même « capitaliste total », on ne peut rien objecter à l'hypothèse d'un transfert constant d'une partie de la plus-value accu­mulée d'une section à l'autre, selon les besoins techniques ; cette hypothèse corres­pond en fait à la pratique courante du capital. Cependant cette supposition n'est valable que tant que nous envisageons la plus-value capitalisable en termes de valeur. Mais d'après le schéma et son contexte, cette partie de la plus-value est incarnée dans une forme matérielle déterminée destinée directement à être capitalisée ; ainsi la plus-value de la section II se présente sous la forme de moyens de consommation. Et comme ceux-ci ne peuvent être réalisés que par la section I, il est impossible de trans­férer, comme on voulait le faire, une partie de la plus-value capitalisée de la section Il à la section I, d'abord parce que la forme matérielle de cette plus-value ne peut être d'aucun usage à la section II ; en outre l'échange indispensable entre les deux sections exigerait qu'un transfert égal de produits de I corresponde au transfert d'une partie de la plus-value en produits de II à la section I. Ainsi, dans le cadre du schéma, il est impossible d'obtenir une croissance plus rapide de la section I par rapport à la section II.

De quelque manière que nous l'envisagions, la modification technique de la pro­duc­tion dans le processus de l'accumulation ne peut s'effectuer sans désarçonner complètement les proportions et les rapports qui sont à la base du schéma de Marx.

Par ailleurs, d'après le schéma de Marx, la plus-value capitalisée est chaque fois entièrement et immédiatement absorbée par la production de la période suivante, puisque excepté la portion destinée à la capitalisation, elle vient au monde sous une for­me matérielle qui ne permet que son emploi de cette façon. Le schéma exclut la formation et la constitution de la plus-value sous forme d'argent, comme capital atten­dant l'investissement. Cependant Marx envisage pour le capital individuel des formes d'argent disponibles : il parle des dépôts graduels d'argent correspondant à l'usure du capital fixe et destinés à le remplacer lorsqu'il sera complètement usé ; de sommes représentant la plus-value réalisée mais encore insuffisantes pour effec­tuer des investissements nouveaux. Ces deux sources de capital disponible sous for­me d'argent n'entrent cependant pas en ligne de compte pour le capital total. Car si nous supposons qu'une partie de la plus-value sociale réalisée reste disponible sous forme d'argent en attendant un placement, on se pose alors immédiatement la ques­tion : qui a acheté les éléments matériels de cette plus-value et qui a fourni l'argent pour cet achat?

Si l'on répond : ce sont d'autres capitalistes, bien sûr ; il faut alors songer que puisque la classe des capitalistes est représentée dans le schéma par les deux sections, cette portion de plus-value elle aussi est investie et employée dans la production. Nous en revenons donc à l'investissement immédiat et total de la plus-value.

Ou alors la thésaurisation sous forme d'argent d'une partie de la plus-value dans les mains de certains capitalistes signifierait la thésaurisation d'une partie équivalente du surproduit sous une forme matérielle dans les mains d'autres capitalistes, l'amon­cel­le­ment de la plus-value réalisée chez les uns entraînerait l'impossibilité de réaliser la plus-value chez les autres, puisque les capitalistes sont les uns pour les autres les seuls acheteurs de la plus-value. La poursuite de la production, donc l'accumulation telle que Marx l'a décrite dans le schéma serait interrompue. Nous aurions une crise due non pas à la surproduction mais à la seule volonté d'accumuler, telle que l'imaginait Sismondi.

Dans un passage de l'Histoire des Doctrines économiques, Marx explique qu'il « laisse de côté le cas où plus de capital est accumulé qu'on ne peut en mettre dans la production - lorsque, par exemple, le capital est déposé sous forme d'argent inem­ployé chez les banquiers, d'où les prêts à l'étranger, etc. » (Histoire des doctrines économiques, tome V, p. 24. complété par nous, N. d. T.). Pour ces phénomènes Marx renvoie à la partie traitant de la concurrence. Mais il est important de constater que son schéma exclut la formation d'un tel capital additionnel. La concurrence, même si nous l'entendons dans un sens très large, ne peut manifestement pas créer des valeurs, ni par conséquent de capital, qui ne résultent pas du processus de repro­duction.

Ainsi le schéma exclut l'élargissement soudain de la production. Il n'admet qu'un élargissement progressif qui suit pas à pas la formation de la plus-value et se fonde sur l'identité entre la réalisation et la capitalisation de la plus-value.

Pour la même raison, le schéma suppose une accumulation affectant de manière égale les deux sections, et par conséquent toutes les branches de la production capitaliste. Il ne permet pas l'expansion convulsive par sauts brusques de la vente, ni le développement unilatéral de certaines branches de production capitalistes qui seraient plus avancées que d'autres.

Le schéma suppose donc un mouvement du capital total différent du cours réel du développement capitaliste. L'histoire de la production capitaliste est caractérisée par deux faits : par une extension périodique convulsive du champ de la production d'une part, et par un développement très inégal des différentes branches de la production d'autre part. L'histoire de l'industrie cotonnière anglaise, l'épisode le plus caractéris­tique de l'histoire de la production capitaliste depuis le premier quart du XVIII° siècle jusqu'aux alentours de 1870, paraît tout à fait incompréhensible à partir du schéma de Marx.

Enfin le schéma est en contradiction avec la théorie du processus capitaliste glo­bal et de son développement telle qu'elle est esquissée dans le livre III du Capital. L'idée fondamentale de cette théorie est la contradiction immanente entre la capacité illimitée d'expansion des forces productives et la capacité limitée d'expansion de la consommation sociale basée sur les rapports de distribution capitaliste.

Voici comment Marx expose cette idée dans le chapitre 15 intitulé «Les contra­dictions internes de la loi » (de la baisse du taux de profit) :

« En supposant qu'existent les moyens de production nécessaires, c'est-à-dire une accumulation de capital suffisante, la création de plus-value ne rencontre d'autre limite que la population ouvrière si le taux de la plus-value, donc le degré d'exploita­tion du travail, est donné, et nulle autre limite que le degré d'exploitation du travail si c'est la population ouvrière qui est supposée donnée. Et le procès de production capitaliste consiste essentiellement à produire de la plus-value qui se manifeste par le surproduit ou fraction aliquote des marchandises produites qui matérialise le travail non payé. Il ne faut jamais oublier que la production de cette plus-value - et la reconversion d'une partie de celle-ci en capital, ou accumulation, constitue une par­tie intégrante de cette production de plus-value - est la fin immédiate et le motif déterminant de la production capitaliste. On ne doit donc jamais la présenter comme ce qu'elle n'est pas, je veux dire une production ayant pour fin immédiate la jouis­sance ou la création de moyens de jouissance pour le capitaliste (et naturellement encore bien moins pour l'ouvrier, R. L.). Ce serait faire tout à fait abstraction de son caractère spécifique qui -se manifeste dans toute sa structure interne.

L'acquisition de cette plus-value constitue le procès de production immédiat qui, nous l'avons dit, n'a pas d'autre limite que les limitations précitées. Dès que la quantité de surtravail qu'on peut tirer de l'ouvrier est matérialisée en marchandises, la plus-value est produite. Mais avec cette production de plus-value, c'est seulement le premier acte du procès de production capitaliste, du procès de production immé­diat qui s'est achevé. Le capital a absorbé une quantité déterminée de travail non payé. A mesure que se développe le procès qui se traduit par la baisse du taux de profit, la masse de plus-value ainsi produite s'enfle démesurément. Alors s'ouvre le deuxième acte du procès. La masse totale des marchandises, le produit total, aussi bien la portion qui remplace le capital constant et le capital variable que celle qui représente de la plus-value, doivent être vendues. Si cette vente n'a pas lieu ou n'est que partielle, ou si elle a lieu seulement à des prix inférieurs aux prix de production, l'ouvrier certes est exploité, mais le capitaliste ne réalise pas son exploitation en tant que telle : cette exploitation peut s'allier pour le capitaliste à une réalisation seule­ment partielle de la plus-value extorquée ou à l'absence de toute réalisation et même aller de pair avec la perte d'une partie ou de la totalité de son capital. Les conditions de l'exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas identiques. Elles ne diffèrent pas seulement par le temps et le lieu, théoriquement non plus elles ne sont pas liées. Les unes n'ont pour limite que la force productive de la société, les autres les proportions respectives des diverses branches de production et la capacité de consommation de la société. Or celle-ci n'est déterminée ni par la force productive absolue, ni par la capacité absolue de consommation, mais par la capacité de con­sommation sur la base de rapports de distribution antagoniques, qui réduit la consommation de la grande masse de la société à un minimum susceptible de varier seulement à l'intérieur de limites plus ou moins étroites. Elles est en outre limitée par la tendance à l'accumulation, la tendance à agrandir le capital et à pro­duire de la plus-value sur une échelle élargie. C'est là, pour la production capitaliste, une loi, imposée par les constants bouleversements des méthodes de production elles-mêmes, par la dépréciation du capital existant que ces boulever­sements entraînent toujours, la lutte générale de la concurrence et la nécessité de perfectionner la production et d'en étendre l'échelle, simplement pour se maintenir et sous peine de disparaître. Il faut donc que le marché s'agrandisse sans cesse, si bien que ses connexions internes et les conditions qui le règlent prennent de plus en plus l'allure de lois de la nature indépendantes des producteurs et échappent de plus en plus à leur contrôle. Cette contradiction interne cherche une solution dans l'exten­sion du champ extérieur de la production. Mais plus la force productive se dévelop­pe, plus elle entre en conflit avec la base étroite sur laquelle sont fondés les rapports de consommation. Étant donné cette base pleine de contradictions, il n'est nullement contradictoire qu'un excès de capital s'y allie à une surpopulation croissante. Car s'il est vrai que le couplage de ces deux facteurs accroîtrait la masse de la plus-value produite, par là même s’accroît précisément la contradiction entre les conditions dans lesquelles cette plus-value est produite et celles où elle est réalisée. » (Capital, I. III, 1° partie, p. 224, suiv. Trad. Éditions Sociales, tome 6, p. 256-258).

En comparant cette description avec le schéma du livre II, on s'aperçoit immédia­te­ment de la différence. Loin de constater une contradiction immanente entre la pro­duction de la plus-value et sa réalisation, nous trouvons dans le schéma une identité immanente. Ici la plus-value naît sous une forme matérielle calculée unique­ment d'après les besoins de l'accumulation. Elle quitte le lieu de la production sous la for­me de capital additionnel. Ainsi le désir d'accumulation des capitalistes eux-mêmes impli­que d'avance la possibilité de sa réalisation. Les capitalistes comme classe pré­voient la production de la plus-value qu'ils s'approprient sous une forme matérielle permettant et assurant en même temps son emploi pour une accumulation ultérieure. La réalisation de la plus-value et son accumulation ne sont ici que deux aspects d'un même processus et sont conceptionnellement identiques. C'est pourquoi, dans le schéma, pour le processus de la reproduction, le pouvoir de consommation de la société ne constitue pas une limite à la production. Ici l'élargissement de la produc­tion se poursuit automatiquement d'année en année, bien que la capacité de consom­mation sociale n'aille pas au-delà des « rapports antagoniques de distribu­tion  ».Cet élargissement automatique de l'accumulation est, il est vrai, « la loi de la production capitaliste... sous peine de disparaître ». Mais, d'après l'analyse du livre III, « il faut donc que le marché s'agrandisse sans cesse » évidemment au-delà de la consomma­tion des capitalistes et des ouvriers. Lorsque Tougan-Baranowsky inter­prète la phrase de Marx suivante qui vient immédiatement après le passage précité : « cette contra­diction interne cherche une solution dans l'extension du champ extérieur de la production », comme si Marx entendait par « champ extérieur de la production » la production elle-même, il fait violence non seulement au sens même des mots, mais aussi à la pensée pourtant claire de Marx. Le « champ extérieur de la production » est indubitablement ici non pas la production elle-même, mais la consommation qui doit « s'agrandir sans cesse ». Cette interprétation du passage de Marx est confirmée suffisam­ment par le passage suivant de l'Histoire des doctrines économiques : « Ricardo nie donc la nécessité d'une extension du marché liée à l'aug­men­tation du capital et à l'accroissement de la production. Tout le capital existant dans un pays peut y être employé avantageusement. Et il s'en prend à Smith qui, après avoir établi la même théorie que lui [Ricardo], le combat avec sa raison habituelle » (Histoire des doctrines économiques, tome. V, p. 85).

Un autre passage encore de l'œuvre de Marx montre clairement que l'idée, chère à Tougan-Baranowsky, d'une production pour l'amour de la production était tout à fait étrangère à Marx :

« ... En outre, comme nous l'avons vu au livre II, section III (trad. Éditions Sociales, tome 5, pp. 73-76), une circulation continuelle se fait entre capital constant et capital variable (même si l'on ne tient pas compte de l'accumulation accélérée); cette circulation est d'abord indépendante de la consommation individuelle dans la mesure où elle n'y entre pas; néanmoins, elle est définitivement limitée par celte dernière parce que la production de capital constant ne se fait jamais pour elle-même, mais uniquement parce qu'il s'en utilise davantage dans les sphères de production qui produisent pour la consommation individuelle. » (Capital, I. I, I° partie, p. 289. Trad. Éditions Sociales, tome 6, p. 314.)

Certes, d'après le schéma du livre II, qui est la seule référence de Tougan-Baranowsky, le marché est identique avec la production. Élargir le marché y signifie élargir la production, car la production constitue à elle seule le marché (la consom­mation des ouvriers n'étant considérée que comme un élément de la production, à savoir la reproduction du capital variable). Aussi l'extension de la production et celle du marché se heurtent-elles à la même limite : la grandeur du capital social ou l'échelle de l'accumulation déjà réalisée. Plus il y aura de plus-value extorquée aux ouvriers - sous sa forme naturelle de capital - plus il sera possible d'accumuler ; plus on accumulera et plus on pourra réaliser de plus-value sous sa forme naturelle qui est la forme du capital. La contradiction indiquée dans le livre III n'existe donc pas, d'après le schéma. Dans le processus tel qu'il est exposé dans le schéma, il n'y a aucune nécessité d'élargir sans cesse le marché au-delà de la consommation des capi­ta­listes et des ouvriers, et la capacité limitée de consommation de la société n'oppose aucun obstacle à la marche ininterrompue et à la capacité illimitée d'expansion de la production. Le schéma admet bien des crises, mais uniquement faute de proportion­nalité dans la production, c'est-à-dire faute de contrôle de la production par la société sur le processus de production. En revanche, il exclut la contradiction profonde et fondamentale entre la capacité de production et la capacité de consommation de la société capitaliste, contradiction résultant précisément de l'accumulation du capital, se manifestant périodiquement par des crises, et poussant le capital à élargir sans cesse le marché.

26 La reproduction du capital et son milieu[modifier le wikicode]

Le schéma marxien de la reproduction élargie ne réussit donc pas à nous expli­quer le processus de l'accumulation tel qu'il a lieu dans la réalité historique. A quoi cela tient-il ? Tout simplement aux prémisses du schéma lui-même. Le schéma entre­prend de décrire le processus de l'accumulation en partant de l'hypothèse que les capitalistes et les salariés sont les seuls représentants de la consommation sociale. Marx, nous l'avons vu, prend pour hypothèse théorique de son analyse la domination générale et absolue de la production capitaliste, et il s'y tient avec conséquence tout au long des trois livres du Capital. A partir de cette hypothèse, il est évident qu'il n'existe -conformément au schéma - pas d'autres classes sociales que les capitalistes et les ouvriers ; toutes les « tierces personnes » de la société capitaliste : fonction­naires, professions libérales, prêtres, etc., se rattachent à l'une de ces classes, et sur­tout à la classe capitaliste, comme consommateurs. Cette hypothèse est une abstrac­tion théorique commode ; en réalité il n'a jamais existé et il n'existe nulle part de société capitaliste se suffisant à elle-même et entièrement régie par le mode de pro­duc­tion capitaliste. Mais cette abstraction commode est parfaitement licite lorsqu'elle ne fausse pas les données du problème, mais qu’elle aide à les exposer dans toute leur pureté. C'est le cas pour l'analyse de la reproduction simple du capital social total. Là, le problème repose sur les données fictives suivantes : dans une société à mode de production capitaliste, créant par conséquent de la plus-value, la plus-value entière est consommée par ceux qui se l'approprient, par la classe capitaliste. Comment s'effec­tueront dans ces conditions la production et la reproduction sociales ? Ici la manière même de poser le problème implique que la production n'a pas d'autres consomma­teurs que les capitalistes et les ouvriers, elle concorde donc parfaitement avec l'hypothèse de Marx : domination générale et abso­lue du mode de production capita­liste. Une fiction recouvre théoriquement l'autre. L'hypothèse de la domination abso­lue du capitalisme est encore admissible pour l'analyse de l'accumulation du capital individuel, telle qu'elle est exposée par Marx dans le livre I du Capital. La reproduc­tion du capital individuel est un élément de la reproduction sociale totale ; mais un élément dont le mouvement a ses lois autono­mes, en contradiction avec les mouve­ments des autres éléments ; le mouvement général du capital social total n’est pas l'addition mécanique des mouvements individuels des capitaux, mais leur somme présente des modifications d'ordre parti­culier. En additionnant les valeurs des capi­taux individuels ainsi que de leurs parties respectives : capital constant, capital varia­ble et plus-value, et en les comparant avec la valeur du capital social total, de ses deux parties composantes (capital constant et capital variable) et de la plus-value totale, on obtient bien un résultat rigoureusement identique ; en revanche la composi­tion matérielle de cette grandeur de valeur dans les parties respectives du produit social total diffère entièrement de l'incarnation maté­rielle des capitaux individuels dans la proportionnalité de leurs rapports de valeur. Les rapports de reproduction des capitaux individuels ne sont donc identiques dans leur forme matérielle ni entre eux ni avec les rapports de reproduction du capital total. Chaque capital individuel poursuit son cycle de circulation, par conséquent d'accu­mu­lation, de manière forte­ment autonome, ne dépendant des autres - si le cycle de cir­cu­lation se déroule norma­lement - que dans la mesure où il doit réaliser son pro­duit et trouver les moyens de production nécessaires à son activité individuelle. Il importe peu au capital indivi­duel que la réalisation et que l'acquisition des moyens de production se produisent à l'intérieur d'un milieu capitaliste ou non. Inversement la prémisse théorique la plus commode pour l'analyse de l'accumulation du capital individuel est l'hypothèse selon laquelle la production capitaliste constitue le seul milieu où se déroule ce processus, c'est-à-dire sa domination générale et absolue[5].

Or la question est de savoir si les conditions valables pour le capital individuel peuvent être appliquées au capital total.

Nous avons la confirmation expresse du fait que Marx identifiait réellement les conditions d'accumulation du capital total avec celles du capital individuel dans le passage qui suit :

« La question est maintenant la suivante : une fois supposée l'accumulation géné­rale, c'est-à-dire en supposant que dans toutes les branches de la production on accumule plus ou moins de capital, ce qui est une condition de la production capita­liste dans la réalité et correspond aussi à l'instinct des capitalistes comme tels, de même que l'instinct du thésauriseur est d'amasser de l'argent (condition nécessaire également au développement de la production capitaliste) quelles sont les conditions de cette accumulation générale et comment s'effectue-t-elle ? »

Et Marx répond :

« Les conditions sont donc exactement les mêmes pour l'accumulation que pour la pro­duction première et la reproduction du capital : une partie de l'argent sert à acheter du travail permettant de consommer industriellement d'autres marchandises, matières premières et machines, etc. »

« ... L'accumulation de capital nouveau ne peut donc se faire que dans les condi­tions mêmes où se fait la reproduction du capital existant » (Histoire des doctrines économiques, tome V, p. 22-24).

Mais dans la réalité les conditions concrètes de l'accumulation du capital total diffèrent des conditions de la reproduction simple du capital social total comme de celles de l'accumulation du capital individuel. Le problème se pose ainsi : comment s'effectue la reproduction sociale si l'on pose le fait que la plus-value n'est pas tout entière consommée par les capitalistes, mais qu'une part croissante en est réservée à l'extension de la production ? Dans ces conditions, ce qui reste du produit social, déduction faite de la partie destinée au renouvellement du capital constant, ne peut a priori être entièrement consommé par les ouvriers et par les capitalistes ; et ce fait est la donnée essentielle du problème. Il est donc exclu que les ouvriers et les capitalistes puissent réaliser le produit total eux-mêmes. Ils ne peuvent réaliser que le capital variable, la partie usée du capital constant et la partie consommée de la plus-value ; ce faisant ils recréent seulement les conditions nécessaires à la continuation de la reproduction à la même échelle. Mais ni les ouvriers ni les capitalistes ne peuvent réaliser eux-mêmes la partie de la plus-value destinée à la capitalisation. La réalisa­tion de la plus-value aux fins d'accumulation se révèle comme une tâche impossible dans une société composée exclusivement d'ouvriers et de capitalistes. Or il est cu­rieux de constater que tous les théoriciens qui ont analysé le problème de l'accu­mu­lation, depuis Ricardo et Sismondi jusqu'à Marx, ont admis au départ une hypothèse qui rendait le problème insoluble. Ressentant à juste titre la nécessité de recourir à des « tierces personnes », c'est-à-dire à des consommateurs autres que les agents directs de la production capitaliste : ouvriers et capitalistes pour réaliser la plus-value, ils inventèrent diverses échappatoires : depuis la « consommation improductive ». incarnée chez Malthus dans la personne du propriétaire foncier féodal, et représentée chez Vorontsov par le militarisme, chez Struve par les « professions libérales » et autres parasites de la classe capitaliste. jusqu'au commerce extérieur, qui jouait le rôle de soupape de sûreté et tenait une place considérable chez tous les sceptiques de l'accumulation depuis Sismondi jusqu'à Nicolai-on. D'autre part, la difficulté de la réalisation de la plus-value amenait certains théoriciens à renoncer à l'accumulation - von Kirchmann et Rodbertus - ou en faisait conseiller à d'autres le ralentissement : c'était le cas de Sismondi et de ses épigones, les « populistes » russes.

Seules l'analyse profonde et la transcription schématique du processus de la reproduction sociale totale par Marx, en particulier son étude géniale de la reproduc­tion simple, ont permis de découvrir le nœud du problème de l'accumulation et les causes des échecs des tentatives antérieures pour le résoudre. L'analyse de l'accumu­lation du capital total, que Marx avait dû interrompre à peine esquissée. est en outre dominée, nous l'avons vu, par la polémique contre les théories de Smith, polémique qui fausse notre problème ; Marx n'a pas fourni de solution achevée au problème, mais l'hypothèse de la domination absolue de la production capitaliste complique les données. Cependant une solution implicite du problème de l'accumulation est conte­nue dans l'analyse de la reproduction et dans la caractéristique du processus total capitaliste avec ses contradictions internes (dans le livre III du Capital) ; cette solution est en accord avec les autres éléments de la doctrine de Marx, ainsi qu'avec l'expérience historique et la pratique quotidienne du capitalisme, elle permet ainsi de remédier à l'insuffisance du schéma. Si on l'examine de plus près, le schéma de la reproduction élargie renvoie, même en ce qui concerne ses rapports internes, à des formations situées hors du domaine de la production et de l'accumulation capitalistes. Jusqu'à présent nous n'avions considéré la reproduction élargie que d'un seul point de vue, à savoir comment la réalisation de la plus-value est possible. C'était là la difficulté qui préoccupait exclusivement les sceptiques. En fait la réalisation de la plus-value est la question vitale de l'accumulation capitaliste. Si l'on fait abstraction, pour simplifier les choses, du fonds de consommation des capitalistes, on constate que la réalisation de la plus-value implique comme première condition un cercle d'acheteurs situé en dehors de la société capitaliste, Nous disons bien d'acheteurs et non de consommateurs. En effet la réalisation de la plus-value n'indique pas a priori la forme matérielle où s'incarne la plus-value. Ce qui est certain, c'est que la plus-value ne peut être réalisée ni par les salariés, ni par les capitalistes, mais seulement par des couches sociales ou des sociétés à mode de production précapitaliste. On peut imaginer ici deux possibilités différentes de réalisation : l'industrie capitaliste peut produire un excédent de moyens de consommation au-delà de ses propres besoins (ceux des ouvriers et des capitalistes), elle vendra cet excédent à des couches sociales ou à des pays non capitalistes. Par exemple pendant les deux premiers tiers du XIX° siècle, l'industrie cotonnière anglaise a fourni - et elle fournit aujourd'hui partielle­ment encore - des cotonnades aux paysans et à la petite bourgeoisie citadine du conti­nent européen. ainsi qu'aux paysans des Indes, d'Améri­que, d'Afrique, etc. L'exten­sion énorme de cette industrie avait pour base la consom­ma­tion de classes et de pays non capitalistes[6]. Mais l'industrie cotonnière suscita en Angleterre même un dévelop­pe­ment accéléré de l'industrie mécanique, qui fournit les broches, les métiers à tisser, etc. et stimula également l'industrie métallurgique et minière. Dans ce cas, ce fut la section II (moyens de consommation) qui réalisa ses produits dans des couches extra-capitalistes, suscitant par sa propre accumulation une demande croissante de produits indigènes de la section I (moyens de production) et aidant par conséquent cette section à réaliser sa plus-value et à poursuivre l'accumulation.

On peut également envisager le cas inverse. La production capitaliste peut fournir des moyens de production excédant ses propres besoins, et trouver des acheteurs dans des pays extra-capitalistes. Par exemple l'industrie anglaise fournit dans la première moitié du XIXe siècle des matériaux de construction ferroviaires pour les états américains et pour l'Australie. La construction de chemins de fer à elle seule ne signi­fie pas encore la domination de la production capitaliste dans un pays. En fait, les chemins de fer, même dans ce cas, n'étaient qu'une des conditions premières de l'avè­ne­ment de la production capitaliste. Ou bien encore l'industrie chimique allemande exporte des moyens de production (matières colorantes, etc.) qui seront vendus en masse dans des pays non capitalistes : en Asie, en Afrique, etc.[7]. Dans ces cas c'est la section I (moyens de production) qui réalise ses produits dans les milieux extra-capitalistes. L'élargissement de la section I ainsi obtenue suscite dans le pays capita­liste une extension correspondante de la section II, qui fournit des moyens de con­sommation pour l'armée croissante des ouvriers de la première section.

Chacun des deux cas s'écarte du schéma de Marx. Dans le premier. c'est le produit de la section II qui dépasse les besoins des deux sections, mesurés par le capital variable de la partie consommée de la plus-value ; dans le second cas. c'est le produit de la section I qui dépasse la grandeur du capital constant des deux sections, même si l'on tient compte de son augmentation nécessaire à l'extension de la production. Dans les deux cas la plus-value ne se présente pas de prime abord sous la forme matérielle qui permettrait de la capitaliser dans l'une des deux sections. Dans la réalité ces deux cas typiques que nous venons d'examiner ne cessent de s'entrecroiser et de se compléter réciproquement, se transformant également l'un dans l'autre.

Un point semble encore obscur. Si par exemple un excédent de moyens de con­sommation, disons des cotonnades, est vendu dans des milieux non capitalistes, il est clair que ces cotonnades, comme toute marchandise capitaliste, représentent non seulement de la plus-value, mais encore du capital constant et du capital variable. Il serait arbitraire d'imaginer que précisément ces marchandises vendues dans des milieux extra-capitalistes ne représentent que de la plus-value. D'autre part nous cons­ta­tons que dans ce cas l'autre section (I) non seulement réalise sa plus-value, mais encore peut accumuler sans vendre son produit en dehors des deux sections de la production capitaliste. Mais ces deux objections sont purement formelles. Il suffit pour les réfuter de décomposer la valeur de la masse totale des produits en ses parties correspondantes. Dans la production capitaliste, non seulement le produit total, mais encore chaque unité de marchandises contiennent de la plus-value. Cela n'empêche pas que, comme le capitaliste individuel calcule en vendant successivement la masse de ses produits particuliers d'abord le renouvellement du capital constant investi, puis du capital variable (ou pour employer des termes inexacts mais plus employés dans la pratique courante, d'abord de son capital fixe, puis de son capital circulant), enre­gistrant la somme restante comme son profit. de même le produit social total petit être décomposé en trois parties proportionnelles correspondant d'après leur valeur au capital constant social usé, au capital variable et à la plus-value extorquée aux ouvriers. Dans la reproduction simple, la forme matérielle du produit total correspond éga­lement à ces rapports de valeur : le capital constant réapparaît sous la forme de moyens de production, le capital variable sous la forme de moyens de subsistance pour les ouvriers, la plus-value sous la forme de moyens de subsistance pour les capitalistes. Cependant la reproduction simple en ce sens strict - consommation de toute la plus-value par les capitalistes - est, nous le savons, une fiction théorique. D'après le schéma de Marx il existe également dans le cas de la reproduction élargie ou accumulation, une proportionnalité rigoureuse entre la composition en valeur du produit social et sa forme matérielle : la plus-value dans sa partie accumulable vient au monde sous une forme matérielle correspondant à une répartition proportionnelle en moyens de production et moyens de consommation pour les ouvriers, telle qu'elle permet l'élargissement de la production sur une base technique donnée. Cependant cette théorie, qui repose sur l'hypothèse d'une produc­tion capitaliste isolée et se suffisant à elle-même, est impuissante, nous l'avons déjà vu, à résoudre le problème de la réalisation de la plus-value. Mais dès que nous admettons que la plus-value est réalisée à l'extérieur de la production capitaliste, nous admettons par là même que sa forme matérielle n'est pas liée aux besoins de la production capitaliste. Sa forme matérielle répond aux besoins des milieux extra-capitalistes qui aident à la réaliser. Voilà pourquoi la plus-value peut se matérialiser selon le cas en moyens de consom­mation, par exemple en cotonnades, ou en moyens de production, par exemple en matériaux ferroviaires. Que cette plus-value réalisée sous la forme des produits d'une section aide en même temps, grâce à l'extension consécutive de la production, à réaliser la plus-value de l'autre section ne change rien au fait que la plus-value sociale considérée comme un tout a été réalisée en dehors des deux sections, partie directement, partie indirectement. C'est un phénomène analogue à celui par lequel un capitaliste individuel peut réaliser sa plus-value même si la masse totale de ses produits ne fait d'abord que remplacer le capital variable ou le capital constant d'un autre capitaliste.

Cependant la réalisation de la plus-value n'est pas le seul élément de la reproduc­tion dont il faille tenir compte. Supposons que la section I ait réalisé la plus-value à l'extérieur - à l'extérieur des deux sections - et qu'ainsi l'accumulation puisse avoir lieu. Supposons également que la section I ait en perspective un nouvel élargissement des débouchés dans ces milieux non capitalistes. Les conditions de l'accumulation ne seront alors données qu'à moitié. Il y a loin de la coupe aux lèvres. On s'aperçoit en effet à présent que la deuxième condition de l'accumulation est l'acquisition des éléments matériels indispensables à l'extension de la production. Où les prendre puisque nous venons de réaliser en argent le surproduit sous forme de produits de la section I, c'est-à-dire sous forme de moyens de production, et que nous les avons vendus à l'extérieur de la société capitaliste ? La transaction qui a permis de réaliser la plus-value a anéanti en même temps la possibilité de convertir cette plus-value réa­lisée en capital productif. Il semble donc que nous soyons passés de Charybde en Scylla. Mais examinons les choses de plus près.

Nous opérons ici avec c dans la section I et dans la section II comme s'il s'agissait du capital constant total de la production. Or ce n'est pas le cas, nous le savons. Pour simplifier le schéma nous n'avons pas tenu compte du fait que le c qui figure dans le schéma à la section I et à la section Il ne représente qu'une partie du capital constant total, c'est-à-dire la partie circulant dans le cycle annuel. usée au cours de ce cycle et incorporée dans les produits. Mais il serait absurde d'imaginer que la production capitaliste (ou tout autre production) use dans son cycle de production tout le capital constant, pour le créer entièrement à neuf à chaque début de cycle. Au contraire on suppose à l'arrière-plan de la production telle qu'elle est exposée dans le schéma toute la masse de moyens de production dont le renouvellement périodique total est indiqué dans le schéma par le renouvellement annuel de la partie usée. Grâce à l'accroisse­ment de la productivité du travail et à l'extension de la production, cette masse de moyens de production augmente non seulement dans l'absolu, mais encore relative­ment à la partie usée chaque année dans la production. Il y a en même temps un accroissement correspondant de l'efficacité potentielle du capital constant. Si l'on fait abstraction de l'accroissement de sa valeur, c'est d'abord l'exploitation plus intensive de cette partie du capital constant qui joue le rôle primordial dans l'extension de la production.

« Dans l'industrie extractive, celle des mines par exemple, les matières premières n'entrent pas comme élément des avances, puisque là l'objet du travail est non le fruit d'un travail antérieur, mais bien le don gratuit de la nature, tel que le métal, le minerai, le charbon, les pierres, etc.

« Le capital constant se borne donc presque exclusivement à l'avance en outillage, qu'une augmentation de travail n'affecte pas (travail par équipes continu de jour et de nuit). Mais les autres circonstances restant les mêmes, la valeur et la masse du produit se multiplieront en raison directe du travail appliqué aux mines. De même qu'au premier jour de la vie industrielle, l'homme et la nature y agissent de concert comme sources primitives de la richesse. Voilà donc, grâce à l'élasticité de la force ouvrière, le terrain de l'accumulation élargi sans agrandissement préalable du capital avancé.

« Dans l'agriculture, on ne peut étendre le champ de cultivation sans avancer un surplus de semailles et d'engrais. Mais, cette avance une fois faite, la seule action mécanique du travail sur le sol en augmente merveilleusement la fertilité. Un excé­dent de travail, tiré du même nombre d'ouvriers, ajoute à cet effet sans ajouter à l'avance en instruments aratoires. C'est donc de nouveau l'action directe de l'homme sur la nature qui fournit ainsi un fonds additionnel à accumuler sans intervention d'un capital additionnel.

« Enfin, dans les manufactures, les fabriques, les usines, toute dépense addition­nelle en travail présuppose une dépense proportionnelle en matières premières, mais non en outillage. De plus, puisque l'industrie extractive et l'agriculture fournissent à l'industrie manufacturière ses matières brutes et instrumentales, le surcroît de produits obtenu dans celles-là sans surplus d'avance revient aussi à l'avantage de celle-ci.

« Nous arrivons donc à ce résultat général qu'en s'incorporant la force ouvrière et la terre, ces deux sources primitives de la richesse, le capital acquiert une puis­sance d'expansion qui lui permet d'augmenter ses éléments d'accumulation au-delà des limites apparemment fixées par sa propre grandeur, c'est-à-dire par la valeur et la masse des moyens de production déjà produits dans lesquels il existe » (Capital, I. I, p. 567. Trad. Éditions Sociales, tome 3, pp. 44-45. Complété par nous N. d. T.).

Par ailleurs il n'est pas évident que les moyens de production et de consommation nécessaires soient tous nécessairement d'origine capitaliste. Cette hypothèse, que Marx a mis à la base de son schéma de l'accumulation, ne correspond ni à la pratique journalière ni à l'histoire du capital ni au caractère spécifique de ce mode de production. En Angleterre, dans la première moitié du XIX° siècle, la majeure partie de la plus-value apparaissait à la fin du processus de production sous la forme de cotonnades. Mais les éléments matériels de la capitalisation de la plus-value, s'ils étaient toujours du surproduit, ne représentaient pas nécessairement de la plus-value capitaliste : ainsi le coton brut fourni par les États esclavagistes de l'Union américaine ou les céréales (moyens de subsistance des ouvriers anglais) provenant des domaines de la Russie féodale donc produits du servage, représentent certes du surproduit mais non de la plus-value capitaliste. La crise du coton en Angleterre pendant la guerre de Sécession, lorsque la culture des plantations fut interrompue, ou encore la crise de l'industrie de la toile en Europe pendant la guerre en Orient, lorsqu'on ne pouvait plus importer de chanvre de la Russie féodale, prouvent combien l'accumulation capita­liste dépend des moyens de production produits en dehors du système capitaliste. Il suffit du reste de se rappeler quel rôle l'importation du blé, produit agricole, donc indépendant du mode de production capitaliste, joue dans l'alimentation de la masse ouvrière européenne (comme élément du capital variable) pour se rendre compte que l'accumulation est nécessairement, liée dans ses éléments matériels à des milieux non capitalistes. D'ailleurs le caractère de la production capitaliste lui-même s'oppose à ce que celle-ci se contente des moyens de production produits par elle-même. Il est essentiel pour le capitaliste individuel qui obéit toujours au désir d'élever le taux de profit, de réduire le prix des éléments du capital constant. D'autre part la croissance incessante de la productivité du travail, qui est le facteur le plus important de l'aug­men­tation du taux de la plus-value, implique et nécessite l'utilisation illimitée de toutes les matières et de toutes les ressources du sol et de la nature. Il serait contraire à l'essence et au mode d'existence du capitalisme de tolérer quelque restriction à cet égard. Aujourd'hui encore, après quelques siècles de son développe­ment, la produc­tion capitaliste n'a conquis qu'une petite fraction de la production totale du globe, son siège est resté de préférence la petite Europe ; en Europe même des domaines entiers de production, ceux de l'agriculture ou de l'artisanat indépen­dant, et des territoires immenses échappent à sa domination ; de plus elle comprend de grandes parties de l'Amérique du Nord et quelques régions situées sur les autres continents. En général la production capitaliste est limitée principalement aux pays de la zone tempérée, tandis que par exemple en Orient ou dans le Sud, elle a fait assez peu de progrès. Si le capitalisme devait se contenter uniquement des éléments de production accessibles à l'intérieur de ces limites étroites, son niveau actuel, son développement même auraient été impossibles. Dès son origine, le capital a mis à contribution toutes les ressources productives du globe. Dans son désir de s'appro­prier les forces productives à des fins d'exploitation, le capital fouille le monde entier, se procure des moyens de production dans tous les coins du globe, les acquérant au besoin par la force, dans toutes les formes de société, à tous les niveaux de civilisation. Le problème des éléments matériels de l'accumulation n'est pas achevé avec la création de la plus-value sous une forme concrète ; le problème se pose alors autrement : il est néces­saire, pour utiliser la plus-value réalisée de manière produc­tive, que le capital puisse progressivement disposer de la terre entière afin de s'assurer un choix illimité de moyens de production en quantité comme en qualité. Il est indispensable pour le capital de pouvoir recourir brusquement à de nouveaux domai­nes fournisseurs de matiè­res premières ; c'est une condition nécessaire au processus de l'accumulation, à son élasticité et à son dynamisme, aussi bien pour remédier à des interruptions ou à des fluctuations éventuelles de l'exportation de matières premières des sources habituelles, que pour procéder à des expansions soudaines du besoin social. Au moment où la guerre de Sécession avait interrompu l'importation du coton américain en Angleterre et provoqué dans le comté de Lancashire la fameuse « crise du coton », on vit surgir comme par enchantement en un espace de temps très bref de nouvelles plantations de coton en Égypte. C'était ici le despotisme oriental, joint à la structure féodale ancienne du servage, qui avait préparé les voies au capital européen. Seul le capital avec ses moyens techniques peut provoquer des bouleversements aussi miraculeux dans un délai aussi bref. Mais ce n'est que sur un terrain précapitaliste à la structure sociale primitive qu'il peut disposer avec souveraineté des forces produc­tives matérielles et humaines qui permettent le miracle. Un autre exemple du même ordre est l'augmentation énorme de la consommation mondiale du caoutchouc, qui nécessite actuellement une importation régulière de caoutchouc brut pour une valeur annuelle d'un milliard de marks. La base économique de la production de matières premières est le système d'exploitation primitif pratiqué par le capital européen dans les colonies africaines et en Amérique, système alliant différentes combinaisons d'esclavage et de servage[8].

Soulignons que lorsque nous avons envisagé les cas où soit la section I soit la section Il réalise seule le surproduit dans un milieu extra-capitaliste, nous avons choisi l'hypothèse la plus favorable à la vérification du schéma de Marx, parce que les rapports de la reproduction s'y manifestent dans toute leur pureté. En fait rien ne nous interdit de supposer qu'une partie du capital constant et du capital variable incarnée dans le produit de l'une ou l'autre section soit réalisée hors du milieu capitaliste. Les deux exemples du paragraphe précédent ont simplement démontré qu'au moins la plus-value destinée à la capitalisation et la portion correspondante de la masse de marchandises ne peut absolument pas être réalisée à l'intérieur des milieux capita­listes et doit trouver des acheteurs à l'extérieur de ces milieux, dans des structures et des couches sociales non capitalistes.

Entre la période de production où est produite la plus-value et la période suivante de l'accumulation où cette plus-value est capitalisée, il y a place pour deux transac­tions distinctes : la réalisation de la plus-value, c'est-à-dire sa conversion en valeur pure, puis la transformation de cette valeur pure en capital productif ; ces deux transactions s'effectuent entre la production capitaliste et le milieu non capitaliste environnant. Le commerce international est donc, du point de vue de la réalisation de la plus-value comme du point de vite de l'acquisition des éléments matériels du capital constant, une condition historique vitale du capitalisme ; le commerce interna­tional se présente dans la situation concrète actuelle comme un échange entre les formes de production capitalistes et les formes de production non capitalistes.

Jusqu'à présent nous avons considéré l'accumulation seulement du point de vue de la plus-value et du capital constant. Le troisième élément fondamental de l'accumula­tion est le capital variable. Le processus de l'accumulation s'accompagne d'un accrois­se­ment du capital variable. Dans le schéma de Marx cet accroissement se traduit dans sa forme concrète par l'augmentation des moyens de subsistance pour les salariés. Le véritable capital variable cependant ne consiste pas dans des moyens de subsistance pour les travailleurs, mais dans la force de travail de ces derniers, pour l'entretien de laquelle des moyens de subsistance sont nécessaires. Une des conditions fondamen­tales de l'accumulation est donc un apport supplémen­taire de travail vivant, mobilisé par le capital et correspondant à ses besoins. On l'obtient partiellement - dans la mesure où la situation le permet - par la prolongation de la journée de travail et par l'intensification du travail. Mais dans les deux cas cette augmentation de travail vivant ne se manifeste pas - ou très peu - (sous forme de salaire payé pour les heures sup­plé­mentaires) dans l'accroissement du capital varia­ble. En outre les deux méthodes se heurtent rapidement à des limites très étroites et infranchissables, corres­pondant aux résistances naturelles ou sociales. L'accroisse­ment constant du capital variable qui accompagne l'accumulation doit donc se traduire par une augmentation du nombre des forces de travail employées. D'où viennent ces forces de travail supplémentaires ?

Dans son analyse de l'accumulation du capital individuel, Marx donne la réponse suivante :

« Pour faire actuellement fonctionner ces éléments comme capital, la classe capitaliste a besoin d'un surplus de travail qu'elle ne saura obtenir, à part l'exploitation plus extensive ou intensive des ouvriers déjà occupés, qu'en enrôlant des forces de travail supplémentaires. Le mécanisme de la production capitaliste y a déjà pourvu en reproduisant la classe ouvrière comme classe salariée dont le salaire ordinaire assure non seulement le maintien, mais encore la multiplication.

« Il ne reste donc plus qu'à incorporer les forces de travail additionnelles, fournies chaque année à divers degrés d'âge par la classe ouvrière, aux moyens de production additionnels que la production annuelle renferme déjà. » (Capital, I. I, p. 544. Trad. Éditions Sociales, tome 3, p. 23)[9].

Ici l'accroissement du capital variable est directement attribué et à la seule reproduction naturelle de la classe ouvrière, déjà dominée par le capital. Cette explication est conforme au schéma de la reproduction élargie qui, selon l'hypothèse de Marx, n'admet que deux classes sociales, la classe capitaliste et la classe ouvrière, et considère le capitalisme comme le mode unique et absolu de production. A partir de ces prémisses, la reproduction naturelle de la classe ouvrière est en effet la seule source de l'augmentation des forces de travail mobilisées par le capital. Cependant cette conception contredit les lois qui régissent les mouvements de l'accumulation. La reproduction naturelle des ouvriers et les besoins de l'accumula­tion capitaliste ne coïncident ni en quantité ni dans le temps. Marx lui-même a démontré brillamment que la reproduction naturelle des ouvriers est incapable de s'adapter aux besoins d'expansion soudaine du capital. Si la reproduction naturelle de la classe ouvrière était la seule base des mouvements du capital, l'accumulation ne pourrait se poursui­vre dans son cycle périodique de surtension et d'épuisement ; l'expansion spasmodi­que des sphères de production ne pourrait avoir lieu, l'accumula­tion elle-même deviendrait ainsi impossible. Cette dernière exige une liberté de mouvements absolue par rapport à l'accroissement du capital variable comme par rapport aux éléments du capital constant, donc implique la possibilité absolue de disposer de l'apport supplémentaire de travail sans restriction aucune. Marx montre dans son analyse que cette nécessité se traduit par la formation de l'« armée industrielle de réserve du prolétariat ».Le schéma de la reproduction élargie ignore cette armée de réserve et ne lui laisse aucune place. L'armée industrielle de réserve ne peut pas en effet se constituer à partir de la reproduction naturelle du prolétariat. Ce sont d'autres réser­voirs sociaux qui l'alimentent constamment en forces de travail - forces de travail jusqu'à présent indépendantes de la production capitaliste, et qui seront adjointes au prolétariat en cas de besoin. Seuls les pays et les classes non capita­listes peuvent fournir régulièrement la production capitaliste de forces de tra­vail supplémentaires. Cependant, dans son analyse de l'armée de réserve industrielle (Capital, livre I, ch. 25, par. 3). Marx ne tient compte que 1) du remplace­ment des ouvriers plus âgés par les machines ; - 2) de l'exode des ouvriers agricoles à la ville, conséquence de la prédominance de la production capitaliste dans l'agriculture ; - 3) de l'emploi occa­sionnel de travailleurs mis au rancart par l'industrie ; - et enfin 4) du paupérisme, qui est un produit de la surpopulation relative. Toutes ces catégories sont sécrétées d'une manière ou d'une autre par la production capitaliste, elles en sont les déchets, elles constituent un prolétariat en surnombre, déjà utilisé et rejeté d'une manière ou de l'autre. Même les ouvriers agricoles qui ne cessent d'affluer à la ville représentent aux yeux de Marx des prolétaires : ils passent de la domination du capital agricole à celle du capital industriel. Marx songeait là apparemment à la situation anglaise, qui se trouvait à un stade assez élevé de développement capitaliste. En revanche, il ne se préoccupe pas ici de l'origine de ce prolétariat citadin et agricole, il ne tient pas compte de la source la plus importante du recrutement de ce prolétariat en Europe : la prolé­tarisation conti­nue des couches moyennes dans les villes et à la campagne, la ruine de l'écono­mie paysanne et du petit artisanat, c'est-à-dire le processus constant de destruction et de désagrégation des modes de production non capitalistes, mais précapitalistes, aboutissant au massage constant des forces de travail d'une situation non capitaliste à une situation capitaliste. Nous faisons allusion non seulement à la décomposition de l'économie paysanne et de l'artisanat en Europe, mais aussi à la décomposition des formes de production et de sociétés primitives dans des pays extra-européens.

De même que la production capitaliste ne peut se contenter des forces actives et des ressources naturelles de la zone tempérée, mais qu'elle a au contraire besoin pour se développer de disposer de tous les pays et de tous les climats, de même elle ne peut s'en tenir à l'exploitation de la force de travail de la race blanche. Pour cultiver les régions où la race blanche est incapable de travailler, le capital doit recourir aux autres races. Il a besoin en tout cas de pouvoir mobiliser sans restriction toutes les forces de travail du globe pour exploiter avec leur aide toutes les forces productives du sol, dans les limites imposées par la production pour la plus-value. Ces forces de travail cependant sont la plupart du temps liées aux traditions rigides des formes de production précapitalistes ; le capitalisme doit d'abord les en « libérer » avant de pou­voir les enrôler dans l'armée active du capital. Le processus d'émancipation des forces de travail des conditions sociales primitives et leur intégration dans le système de salaire capitaliste sont l'un des fondements historiques indispensables au capitalisme. La première branche de production authentiquement capitaliste, l'industrie cotonnière anglaise, est inconcevable non seulement sans le coton des états du Sud de l'Union nord-américaine, mais encore sans les millions de nègres africains déportés en Amérique pour fournir la main-d'œuvre des plantations, et qui ensuite, après la guerre de Sécession, furent incorporés à la classe ouvrière capitaliste comme prolétariat libre[10].

Un tableau statistique publié aux États-Unis un peu avant la guerre de Séces­sion fournissait les Indications suivantes sur la valeur de la production annuelle des états esclavagistes et le nombre des esclaves employés, dont la majorité travaillaient dans les plantations de coton :

Coton (millions de $)Esclaves
18005,2893 041
181015,11 191 364
182026,31 543 688
183034,12 009 053
184074,62 487 255
1850101,83079 509
1851137,33 200 000

Le capital est conscient de l'importance du recrutement des forces de travail dans les sociétés non capitalistes, surtout à propos de ce qu'on appelle le « problème ou­vrier » aux colonies. Il use de toutes les méthodes possibles de la « douce violence » pour résoudre ce problème, pour détacher les forces de travail des autres autorités sociales et des autres conditions de production et pour les soumettre à sa loi. Ces procédés ont suscité dans les pays coloniaux les formes hybrides les plus étranges entre le salariat moderne et les régimes d'exploitation primitive[11]. Voilà un exemple du fait que la production capitaliste ne peut se passer des forces de travail issues d'autres formations sociales.

Certes, Marx analyse en détail le processus de l'appropriation des moyens de production non capitalistes, ainsi que le processus de la transformation de la paysan­nerie en prolétariat capitaliste. Tout le 27° chapitre du livre I du Capital est consacré à la description de la genèse du prolétariat anglais, de la classe des petits fermiers capitalistes ainsi que du capital industriel. Marx met l'accent dans la descrip­tion de ce dernier processus sur le pillage des pays coloniaux par le capital européen. Mais il n'étudie ces faits que dans la perspective de l' « accumulation primitive ». Les proces­sus cités n'illustrent pour Marx que la naissance du capital, Marx les décrit comme l'enfantement douloureux de la production capitaliste par la société féodale. Dès qu'il passe à l'analyse théorique du processus capitaliste - de la production comme de la circulation - il revient sans cesse à son hypothèse de la domination générale et abso­lue de la production capitaliste. Or nous constatons pourtant que le capitalisme, même dans sa phase de maturité, est lié à tous les égards à l'existence de couches et de sociétés non capitalistes. Il ne s'agit pas seulement dans cette dépendance du problè­me des débouchés pour les « produits excédentaires » comme l'ont cru Sismon­di ainsi que plus tard les critiques et les sceptiques de l'accumulation. L'accumu­lation est liée quant à sa composition matérielle et ses rapports de valeur et dans tous ses éléments : capital constant, capital variable et plus-value, à des formes de production non capitalistes. Ces dernières constituent le milieu historique donné de ce processus. Non seulement l'accumulation ne peut être expliquée à partir de l'hypothèse de la domination générale et absolue de la production capitaliste, mais elle est même tout simplement inconcevable à tous égards sans le milieu non capitaliste. Sans doute Sismondi et ses successeurs, en réduisant les difficultés de l'accumulation à la réalisation de la plus-value, ont-ils fait preuve d'une intuition juste des conditions d'existence de l'accumulation. Il y a une différence radicale entre les conditions de la réalisation de la plus-value et celles de l'accroissement du capital constant et du capi­tal variable dans leur forme matérielle. Le capital ne peut se passer des moyens de production et des forces de travail de la terre entière. Pour le développement illimité de l'accumulation, il a besoin des trésors naturels et des forces de travail de toutes les régions du monde. Comme la plupart des ressources et de la main-d'œuvre se trou­vent en fait dans les sphères de production précapitalistes - qui constituent le milieu historique de l'accumulation du capital - le capital déploie toutes ses forces pour s'emparer de ces territoires et soumettre ces sociétés. Certes la production capitaliste pourrait utiliser même des plantations de caoutchouc gérées avec des méthodes capitalistes, comme il y en a déjà en Inde par exemple. Mais la prédominance effec­tive de structures sociales non capitalistes dans les pays où ces branches de pro­duc­tion sont développées pousse le capital à mettre sous sa tutelle ces pays et ces sociétés ; les conditions primitives permettent au capital de prendre des mesures brusques et violentes, telles qu'elles seraient inconcevables dans un régime purement capitaliste.

Il en est autrement de la réalisation de la plus-value. Celle-ci est liée de prime abord à des producteurs et à des consommateurs non capitalistes comme tels. L'exis­tence d'acheteurs non capitalistes de la plus-value est une condition vitale pour le capital et pour l'accumulation, en ce sens elle est décisive dans le problème de l'accu­mulation du capital. Quoi qu'il en soit, pratiquement l'accumulation du capital comme processus historique dépend à tous les égards des couches sociales et des formes de sociétés non capitalistes.

La solution du problème discuté par l'économie politique pendant près d'un siècle se trouve donc entre les deux extrêmes : entre le scepticisme petit-bourgeois de Sis­mondi, de von Kirchmann, Vorontsov, Nicolai-on, qui affirmaient l'impossibilité de l'accumulation, et le grossier optimisme de Ricardo, de Say, de Tougan-Baranow­sky, pour qui le capitalisme peut se développer seul de matière illimitée - ce qui implique logiquement qu'il est éternel. La solution conforme à l'esprit de la doctrine de Marx est dans la contradiction dialectique selon laquelle l'accumulation capitaliste a besoin pour se mouvoir de formations sociales non capitalistes autour d'elle, qu'elle se développe par des échanges constants avec ces formations et ne peut subsister sans les contacts avec un tel milieu.

C'est en partant de là que l'on peut réviser les conceptions du marché intérieur et du marché extérieur qui ont joué un rôle si important dans les controverses théoriques autour du problème de l'accumulation. Le marché intérieur et le marché extérieur tiennent certes une place importante et très différente l'une de l'autre dans la poursuite du développement capitaliste ; mais ce sont des notions non pas de géographie, mais d'économie sociale. Le marché intérieur du point de vue de la production capitaliste est le marché capitaliste, il est cette production elle-même dans le sens où elle achète ses propres produits et où elle fournit ses propres éléments de production. Le marché extérieur pour le capital est le milieu social non capitaliste qui l'entoure, qui absorbe ses produits et lui fournit des éléments de production et des forces de travail. De ce point de vue, économiquement parlant, l’Angleterre et l'Allemagne constituent pres­que toujours l'une pour l'autre un marché intérieur, à cause des échanges constants de marchandises, tandis que les consommateurs et producteurs paysans d'Allemagne représentent un marché exté­rieur pour le capital allemand. Comme on peut le voir dans le schéma de la repro­duction, ce sont des notions exactes et rigoureuses. Dans le commerce capita­liste intérieur, le capital ne peut réaliser dans le meilleur des cas que certaines parties de la valeur du produit social total : le capital constant usé, le capital variable et la partie consommée de la plus-value ; en revanche la partie de la plus-value destinée à la capitalisation doit être réalisée « à l'extérieur ». Si la capitalisation de la plus-value est le but proprement dit et le mobile de la production, par ailleurs le renouvellement du capital constant et du capital variable (ainsi que de la partie consommée de la plus-value) est la base large et la condition préalable de la capita­lisation. Et si le dévelop­pement international du capitalisme rend la capita­lisation de la plus-value de plus en plus urgente et de plus en plus précaire, il élargit d'autre part la base du capital cons­tant et du capital variable en tant que masse, aussi bien dans l'absolu que par rapport à la plus-value. De là le phénomène contradictoire que les anciens pays capitalistes, tout en constituant les uns pour les autres un marché toujours plus large et en pouvant de moins en moins se passer les uns des autres, entrent en même temps dans une concurrence toujours plus acharnée pour les relations avec les pays non capitalistes[12].

Les conditions de la capitalisation de la plus-value et les conditions du renouvelle­ment du capital total se contredisent donc de plus en plus. Cette contradiction ne fait du reste que refléter la loi contradictoire de la baisse tendancielle du taux de profit.

27 La lutte contre l'économie naturelle[modifier le wikicode]

Le capitalisme se présente à son origine et se développe historiquement dans un milieu social non capitaliste. En Europe occidentale, il baigne d'abord dans le milieu féodal dont il est issu - l'économie de servage dans la campagne, l'artisanat de corpo­ration à la ville - puis, une fois la féodalité abattue, dans un milieu à la fois paysan et artisan, où par conséquent l'économie marchande simple règne dans l'agriculture comme dans l'artisanat. En outre, hors d'Europe, le capitalisme européen est entouré de vastes territoires où se rencontrent toutes les formes sociales à tous les degrés d'évolution, depuis les hordes communistes de chasseurs nomades jusqu'à la produc­tion marchande, paysanne et artisane. C'est dans ce milieu que se poursuit le proces­sus de l'accumulation capitaliste.

Il convient d'y distinguer trois phases : la lutte du capital contre l'économie natu­relle, sa lutte contre l'économie marchande et sa lutte sur la scène mondiale autour de ce qui reste des conditions d'accumulation.

Le capitalisme a besoin pour son existence et son développement de formes de production non capitalistes autour de lui. Mais cela ne veut pas dire que n'importe laquelle de ces formes puisse lui être utile. Il lui faut des couches sociales non capita­listes comme débouchés pour sa plus-value, comme sources de moyens de production et comme réservoirs de main-d’œuvre pour son système de salariat. Or l'économie naturelle ne peut rien lui donner de tout cela. Dans toutes les structures de l'économie naturelle, qu'il s'agisse de communes paysannes primitives avec propriété commune du sol, du domaine féodal où règnent le servage ou autres, la production en fonction des besoins domestiques domine l'économie ; en conséquence on n'éprouve pas ou peu le besoin de marchandises étrangères, et on ne produit généralement pas au-delà de ses besoins, ou du moins il n'y a pas nécessité urgente de se défaire des produits excédentaires. Cependant le point essentiel est celui-ci : toutes les tonnes de produc­tion naturelles sont fondées sur une sorte de fixation des moyens de production comme des forces de travail.

La commune paysanne communiste aussi bien que la propriété féodale appuient leur organisation économique sur l'enchaînement du moyen de production primordial - la terre - ainsi que des forces de travail par le droit et la tradition. A tous les égards, l'économie naturelle oppose donc aux besoins du capital des barrières rigides. C'est pourquoi le capitalisme mène une lutte exterminatrice partout et toujours contre l'éco­no­mie naturelle sous quelque forme historique qu'il la rencontre, qu'il s'agisse de l'esclavage, du féodalisme, du communisme primitif, de l'économie paysanne patriar­cale. Dans cette lutte la violence politique (révolution, guerre), la pression fiscale et la vente à vil prix des marchandises sont les méthodes essentielles, simultanément ou successivement et de manière complémentaire. En Europe, la lutte contre le féodalis­me se manifesta par des révolutions (au nombre desquelles on compte les révolutions bourgeoises du XVII°, du XVIII° et du XIX° siècle). Hors d'Europe la lutte contre les structures sociales primitives prend la forme de la politique coloniale. Ces méthodes, qui joignent le système d'impôts appliqué dans les colonies au commerce, en particulier avec les communautés primitives, allient la violence politique aux facteurs économiques.

Les buts économiques du capitalisme dans la lutte contre l'économie naturelle peu­vent se résumer ainsi :

  1. Appropriation directe d'importantes ressources de forces productives comme la terre, le gibier des forêts vierges, les minéraux, les pierres précieuses et les minerais, les produits des plantes exotiques telles que le caoutchouc, etc. ;
  2. « Libération » de forces de travail qui seront contraintes de travailler pour le capital ;
  3. Introduction de l'économie marchande
  4. Séparation de l'agriculture et de l'artisanat.

L'accumulation primitive, qui est la première phase du capitalisme en Europe de la fin du Moyen Age jusqu'au milieu du XIX° siècle, a trouvé dans l'expropriation des paysans en Angleterre et sur le continent la meilleure méthode pour transformer massivement les moyens de production et les forces de travail en capital. Or le capital pratique aujourd'hui encore ce système sur une échelle autrement plus large, par la politique coloniale. Il est illusoire d'espérer que le capitalisme se contentera jamais des moyens de production qu'il peut acquérir par la voie de l'échange de marchan­dises. Le capital se heurte de prime abord au fait que sur des territoires immenses de la surface exploitable de la terre, les forces productives sont enchaînées dans des formations sociales ne pratiquant pas l'échange ou la vente parce que les formes économiques ou la structure sociale l'interdisent. C'est le cas notamment de la terre avec ses richesses minérales, ses prairies, ses forêts et ses eaux, et enfin du bétail pour les peuplades primitives pratiquant l'élevage. Si le capital devait se fier à la décomposition interne de ces structures économiques, il y faudrait des siècles. Attendre qu'au terme de ce processus de désintégration les moyens de production les plus importants soient aliénés par l'échange, reviendrait pour le capital à renoncer aux forces productives de ces territoires. D'où le capitalisme conclut la nécessité de s'em­pa­rer par la force des moyens de production les plus importants des pays coloniaux. Mais les liens traditionnels primitifs des indigènes constituent le rempart le plus puis­sant de leur organisation sociale et la base de leurs conditions matérielles d'existence ; le capital se donne donc pour première tâche la destruction systématique et l'anéan­tissement des structures sociales non capitalistes auxquelles il se heurte dans son expansion. Ce n'est plus là de l'accumulation primitive, car ce processus se poursuit encore aujourd'hui. Chaque expansion coloniale nouvelle va naturellement de pair avec la lutte acharnée du capital contre la situation sociale et économique des indigènes qu'il dépouille par la force de leurs moyens de production et de leurs forces de travail. Il serait vain d'espérer limiter le capitalisme à la « concurrence pacifique », c'est-à-dire à un commerce normal de marchandises tel qu'il est pratiqué entre pays capitalistes comme base unique de l'accumulation. Cet espoir repose sur l'erreur doctrinale selon laquelle l'accumulation capitaliste pourrait s'effectuer sans les forces productives et sans la consommation des populations primitives, et qu'elle pourrait simplement laisser se poursuivre la désintégration interne de l'économie naturelle. L'expansion par bonds qui caractérise l'accumulation capitaliste ne permet pas plus au capital de compter sur l'accroissement naturel de la population salariée et de s'y limiter que d'attendre la lente décomposition des sociétés primitives et leur accession à l'économie marchande, et de s'en contenter. Le capital ne connaît aucune autre solution à ce problème que la violence, qui est une méthode permanente de l'accumu­lation comme processus historique depuis son origine jusqu'à aujourd'hui. Mais les sociétés primitives, pour qui il s'agit d'une question de vie ou de mort, n'ont d'autre ressource que la résistance et la lutte à mort jusqu'à l'épuisement total ou l'anéantis­sement. De là l'occupation militaire constante des colonies, les révoltes des indigènes et les expéditions coloniales destinées à les réprimer, qui sont des phénomènes permanents des régimes coloniaux. La méthode violente est ici la conséquence direc­te de la rencontre du capitalisme avec les structures de l'économie naturelle qui opposent des limites à son accumulation. Le capital ne peut se passer des moyens de production ni des forces de travail de ces sociétés primitives, qui lui sont en outre indispensables comme débouchés pour son surproduit. Mais pour les dépouiller de leurs moyens de production, leur prendre les forces de travail et les transformer en clients de ses marchandises, il travaille avec acharnement à les détruire en tant que structures sociales autonomes. Cette méthode est du point de vue du capital la plus rationnelle, parce qu'elle est à la fois la plus rapide et la plus profitable. Par ailleurs elle a pour conséquence le développement du militarisme. Mais c'est là une question que nous traiterons plus loin à propos d'un autre aspect de l'accumulation. Des exemples classiques de l'emploi de ces méthodes dans les colonies sont fournis par la politique des Anglais aux Indes et celle des Français en Algérie.

La structure économique ancestrale des Indiens - la communauté villageoise com­muniste - s'était maintenue sous des formes diverses à travers des millénaires et avait parcouru une longue évolution malgré les assauts venus de tous lieux. Au VI° siècle avant J.-C., les Perses avaient envahi le bassin de l'Indus et conquis une partie du pays. Deux siècles plus tard ce fut l'invasion grecque, qui laissa derrière elle les colonies alexandrines comme témoins d'une culture étrangère. Les Scythes barbares envahirent à leur tour le pays. Pendant des siècles les Arabes règnent en Inde. Plus tard, les Afghans descendirent des hauteurs de l'Iran, ils furent repoussés à leur tour par l'assaut impétueux des hordes de Tatares venus de Transoxanie. Puis ce furent les Mongols, semant la terreur et anéantissant tout sur leur passage. Des villages entiers furent massacrés et les rizières paisibles se coloraient du sang versé. Mais la commu­nauté villageoise indienne survécut à tout cela. Car tous les conquérants musulmans successifs ne touchèrent en rien à la vie sociale interne de la masse paysanne ni à sa structure traditionnelle. Ils se contentèrent d'installer dans les provinces un gouver­neur pour contrôler l'organisation militaire et collecter les tributs imposés à la popu­lation. Tous ces conquérants avaient en vue la domination et l'exploitation du pays, mais aucun n'avait intérêt à dépouiller le peuple de ses forces productives ou à ané­antir son organisation sociale. Sous l'empire du Grand Mogol, les paysans devaient payer tous les ans un tribut en nature à la puissance étrangère, mais ils continuaient à vivre dans leurs villages sans être inquiétés, ils pouvaient cultiver le riz dans les sholgura comme leurs ancêtres. Puis vinrent les Anglais ; et le fléau de la civilisation capitaliste réussit à anéantir toute l'organisation sociale du peuple. accomplissant en peu de temps ce que des siècles, ce que l'épée des Nogais n'avaient pu faire. Le but ultime du capital anglais était d'arracher à la commune indienne la base de son existence : la terre, et de s'en emparer.

A cet effet on fit jouer la fiction en usage chez les colonisateurs européens, selon laquelle toute la terre des colonies était propriété des dominateurs politiques. Les Anglais offrirent rétrospectivement la propriété de l'inde au Grand Mogol et à ses satrapes, pour en hériter ensuite à titre de « successeurs légitimes ». Les savants les plus renommés de l'économie classique, comme James Mill, s'ingénièrent à fonder cette fiction sur des arguments « scientifiques », comme cette conclusion fameuse que nous citons : Nous devons admettre que la propriété de la terre en Inde appartient au souverain, « car si nous supposions qu'il n'était pas le propriétaire du sol, nous ne saurions à qui en attribuer la propriété »[13].

En vertu de cette régie, dès 1793, dans la province du Bengale, les Anglais offri­rent la propriété des terres de leur district aux Zemindars, qui sont les collecteurs d'impôts musulmans, ou encore aux surintendants héréditaires de marchés qu'ils avaient trouvés en place. Ils s'assurèrent ainsi des appuis parmi les indigènes dans leur campagne contre la masse paysanne. Par la suite, ils adoptèrent la même politi­que pour leurs nouvelles conquêtes dans la province d'Agram, à Oudh et dans les Provinces Centrales. Il s'ensuivit une série d'insurrections paysannes, où souvent les collecteurs d'impôts furent chassés. A la faveur de la confusion et de l'anarchie géné­rales, les capita­listes anglais réussirent à s'approprier une grande partie des territoires.

En outre, les charges fiscales furent si brutalement augmentées qu'elles engloutis­saient presque tous les fruits du travail de la population. La situation s'aggrava à un tel point dans les districts de Delhi et d'Allahabad que (d'après le témoignage officiel des inspecteurs britanniques des impôts en 1854) les paysans eurent intérêt à louer ou à hypothéquer leurs terres pour un prix équivalant au montant de leurs impôts. Ce système de contributions favorisa la naissance de l'usure, qui s'établit dans la com­mune indienne, minant de l'intérieur I'organisation sociale comme un cancer[14]. Pour accélérer ce processus, les Anglais promulguèrent une loi qui heurtait toutes les traditions et le système juridique de la communauté paysanne : ils instituèrent l'adju­di­ca­tion obligatoire des terrains communaux pour arrérages d'impôts. En vain l'ancienne communauté familiale chercha-t-elle à se protéger contre cette loi en affirmant son droit d'option sur l'achat appartenant à l'ensemble de la communauté ou aux diverses familles. La désintégration se poursuivait rapidement. Des adjudications avaient lieu, des membres de la communauté familiale partaient, les paysans s'en­det­taient et étaient expropriés. Conformément à leur tactique habituelle dans les Colo­nies[15], les Anglais cherchaient ainsi à donner l'impression que leur politique de force, qui avait attaqué les bases du système de propriété et entraîné à la faillite l'économie rurale des Hindous, leur avait été imposée précisément dans l'intérêt des paysans pour les protéger contre les tyrans et leurs exploiteurs indigènes.

D'abord les Anglais créèrent artificiellement une aristocratie terrienne en Inde aux dépens des droits de propriété traditionnels des communautés paysannes, prétendant ensuite protéger les paysans contre ces oppresseurs et amener le terrain « illégalement usurpé » entre les mains des capitalistes anglais. C'est ainsi qu'en peu de temps l'Inde vit naître la grande propriété foncière, tandis que sur d'immenses espaces les paysans furent transformés en une masse prolétarisée de petits fermiers à court bail. Enfin la méthode spécifique de la colonisation capitaliste se traduisit par un fait caractéris­tique. Les Anglais furent les premiers conquérants de l'Inde à manifester une indiffé­rence brutale à l'égard des grand travaux d'utilité publique. Les Arabes, les Afghans et les Mongols dirigèrent et protégèrent en Inde de grands ouvrages de canalisation, sillonnèrent le pays de routes, construisirent des ponts, firent creuser des puits. L'ancê­tre de la dynastie mongole en Inde, Timour[16] ou Tamerlan, se préoccupait de l'agri­culture, de l'irrigation, de la sécurité des routes et de l'approvisionnement des voyageurs. « Les radjahs primitifs de l’Inde, les conquérants afghans ou mongols, qui se montraient parfois cruels à l'égard des individus, marquaient du moins leur règne par des constructions magnifiques que l'on rencontre aujourd'hui à chaque pas et qui semblent être l'œuvre d'une race de géants. La Compagnie (des Indes orien­tales, qui a gouverné l'Inde jusqu'en 1858) n'a pas découvert une seule source, creusé un seul puits, construit un seul canal ni bâti un seul pont dans l'intérêt des Indiens ! [17] »

Un autre témoin, l'Anglais James Wilson écrit : « Dans la province de Madras, cha­cun est frappé d'admiration à la vue des anciens et grandioses travaux d'irri­gation dont les traces ont subsisté jusqu'à notre époque. Des systèmes de barrage canalisant les fleuves formaient de véritables lacs d'où partaient des canaux distribuant l'eau à 60 et 70 lieues à la ronde. On trouvait parfois jusqu'à 30 ou 40 écluses de cette sorte sur le cours des grands fleuves... L'eau de pluie qui coulait des montagnes était rassemblée dans de grands bassins construits à cet usage, dont beaucoup existent aujourd'hui encore, et mesurent 15 à 25 lieues de circonférence. Ces travaux gigantesques étaient presque tous achevés avant 1750. A l'époque des guerres de la Compagnie des Indes contre les souverains mongols, et, il faut le dire, pendant toute la durée de notre domination aux Indes. ils sont tombés en décré­pitude[18]. »

C'est tout naturel : il importait peu au capital anglais de maintenir les commu­nautés indiennes et de les soutenir économiquement. Au contraire il fallait les détruire et les dépouiller de leurs forces productives. La cupidité impétueuse et croissante de l'accumulation, que sa nature oblige à ne tenir compte que des « conjonctures » du marché, et qui est incapable de songer au lendemain, ne saurait voir plus loin et apprécier la valeur des travaux publics d'une civilisation ancienne. En Égypte il y a quelque temps, des ingénieurs anglais, chargés de construire pour une entreprise capitaliste d'énormes barrages sur le Nil, ont fiévreusement essayé de retrouver les traces d'anciens systèmes de canalisation comme celles que, dans les provinces indiennes, on avait laissé complètement tomber en ruines avec une incurie stupide de barbares. Les Anglais n'ont appris qu'en 1867 à apprécier les résultats de leurs nobles efforts ; cette année-là, en effet, une famine terrible avait provoqué la mort d'un million d'hommes dans la seule province d'Orissa, ce qui donna lieu à une enquête du Parlement anglais sur les causes de la misère. A l'heure actuelle, le gouvernement anglais a pris des mesures administratives pour chercher à protéger les paysans contre l'usure. Le Punjab Alienation Act (1900) interdit de vendre ou d'hypothéquer des terrains appartenant aux paysans à des membres de castes autres que celles qui cultivent le sol ; les exceptions qui peuvent être faites dans des cas individuels sont soumises à l'autorisation de l'inspecteur des finances[19]. Les Anglais, après avoir systématiquement détruit les liens protecteurs des anciennes organisations sociales des Hindous et favorisé l'établissement d'un système d'usure où le taux d'intérêt atteignait habituellement 15 %, mettent le paysan indien ruiné et réduit à la misère sous la tutelle du fisc et de ses employés, autrement dit sous la « protection » de ceux qui le saignent à blanc.

A côté de l'Inde britannique et de son martyre, l'Algérie sous la domination politique française tient une place d'honneur dans les annales de l'économie coloniale capitaliste. Lorsque les Français conquirent l'Algérie, la masse de la population kabyle était dominée par des institutions sociales et économiques très anciennes qui, à travers l'histoire mouvementée du pays, se sont maintenues jusqu'au XIX° siècle et en partie jusqu'à aujourd'hui. Sans doute la propriété privée existait-elle dans les villes parmi les Maures et les Juifs, chez les marchands, les artisans et les usuriers. Sans doute la suzeraineté turque avait-elle confisqué dans la campagne de grandes éten­dues de terre comme domaines d'État. Cependant presque la moitié de la terre cultivée était restée propriété collective des tribus arabes kabyles, qui gardaient des mœurs patriarcales très anciennes. Beaucoup de tribus arabes menaient au XIX° siècle la même vie nomade qu'elles avaient toujours menée, et qui ne semble instable et désordonnée qu'à un regard superficiel, mais qui en réalité est réglée de manière stricte et souvent monotone ; chaque été, avec les femmes et les enfants, emmenant les troupeaux et les tentes, elles émigraient vers la région côtière de Tell, au climat rafraîchi par le vent, et chaque hiver les ramenait à la chaleur protectrice du désert. Chaque tribu et chaque famille avaient leurs itinéraires déterminés, et les stations d'hiver ou d'été où elles plantaient leurs tentes étaient fixes. De même, chez les Arabes agriculteurs, la terre était la plupart du temps propriété collective des tribus. La grande famille kabyle avait également des mœurs patriarcales et vivait selon des règles traditionnelles sous la direction de ses chefs élus.

Dans ce large cercle familial, la direction commune des affaires domestiques était confiée à la femme la plus âgée, qui pouvait également être élue par les autres membres de la famille, ou encore à chacune des femmes successivement. L'organisa­tion de la grande famille kabyle au bord du désert africain ressemblait assez curieuse­ment à la « zadruga » des pays slaves du Sud ; la famille possédait en commun non seulement le soi, mais tous les outils, les armes et l'argent nécessaires à l'activité pro­fes­sionnelle de ses membres et acquis par eux. Chaque homme possédait en propre un seul costume, et chaque femme simplement les vêtements et les bijoux qu'elle avait reçus en cadeau de noces. Mais tous les vêtements plus précieux et les joyaux étaient considérés comme propriété indivise de la famille et ne pouvaient être portés par chacun des membres qu'avec la permission de tous. Si la famille était peu nom­breuse, elle prenait ses repas à une table commune, les femmes faisaient la cuisine à tour de rôle, et les femmes âgées étaient chargées de servir les plats. Si le cercle familial était trop large, le chef de la tribu distribuait une ration mensuelle de vivres non préparés, les répartissant avec une stricte égalité entre les diverses familles, qui se chargeaient de les préparer. Ces communautés étaient réunies par des liens étroits d'égalité, de solidarité et d'assistance mutuelle, et les patriarches avaient coutume en mourant de recommander à leurs fils de demeurer fidèles à la communauté[20].

La domination turque qui s'était établie en Algérie au XVI° siècle avait déjà fait de sérieuses entailles dans cette organisation sociale. Cependant ce sont les Français qui inventèrent la légende selon laquelle les Turcs auraient confisqué toute la terre au bénéfice du fisc. Seuls des Européens pouvaient imaginer une idée aussi absurde, qui est en contradiction avec tous les fondements économiques de l'Islam et des croyants. Au contraire les Turcs respectèrent généralement la propriété collective des villages et des grandes familles. Ils reprirent seulement aux familles une grande partie des terres non cultivées pour les transformer en domaines d'État (beyliks) qui, sous la direction d'administrateurs locaux turcs, furent soit gérés directement par l'État avec l'aide d'une main-d’œuvre indigène, soit affermés en échange d'un bail ou de redevances en nature. En outre les Turcs profitèrent de chaque rébellion des tribus soumises et de chaque trouble dans le pays pour agrandir les domaines fiscaux par des confiscations de terrains, y fondant des colonies militaires ou bien vendant aux enchères publiques les biens confisqués, qui tombaient généralement entre les mains d'usuriers turcs ou autres. Pour échapper aux confiscations ou à la pression fiscale beaucoup de paysans se plaçaient, comme au Moyen Âge en Allemagne, sous la protection de l'Église, qui devint ainsi propriétaire d'immenses domaines. Enfin, la répartition des propriétés en Algérie se présentait, après ces nombreuses vicissitudes, de la manière suivante : les domaines d'État comprenaient 1 500 000 hectares de terrain ; 3 000 000 d'hectares de terres non cultivées appartenaient également à l'État comme « propriété commune de tous les croyants » (bled el Islam) ; 3 000 000 d'hectares étaient la propriété privée des Berbères, depuis l'époque romaine ; en outre, sous la domination turque, 1 500 000 hectares étaient devenus propriété privée. Les tribus arabes gardaient en indivision 5 000 000 d'hectares. Quant au Sahara, il comprenait environ 3 000 000 d'hectares de terres cultivables dans le domaine des oasis, qui appartenaient soit à des domaines gérés collectivement par les grandes familles, soit à des domaines privés. Les 23 000 000 d'hectares restants étaient pratiquement déserts.

Après la conquête de l'Algérie, les Français firent grand bruit autour de leur oeuvre de civilisation. On sait que l'Algérie, qui s'était délivrée au début du XVIII° siècle du joug turc, était devenue un repaire de pirates infestant la Méditerranée et se livrant au trafic d'esclaves chrétiens. L'Espagne et l'Union Nord-Américaine, qui elles-mêmes à l'époque pouvaient se glorifier de hauts faits dans le domaine du trafic d'esclaves, déclarèrent une guerre sans merci aux infamies des Musulmans. La Révolution française prêcha également une croisade contre l'anarchie algérienne. La France avait donc entrepris la conquête de l'Algérie en proclamant les mots d'ordre de la lutte contre l'esclavage et de l'instauration de la civilisation. La pratique allait bientôt montrer ce qui se cachait derrière ces phrases. On sait qu'au cours des qua­rante années écoulées depuis la conquête de l'Algérie, aucun État européen n'a changé aussi souvent de régime politique que la France. A la Restauration avait succédé la révolution de Juillet et la royauté bourgeoise, celle-ci fut chassée par la révolution de Février qui fut suivie de la seconde République, du second Empire, enfin de la débâcle de 1870 et de la troisième République. La noblesse, la haute finance, la petite bourgeoisie, les larges couches de la moyenne bourgeoisie se cédaient successive­ment le pouvoir politique. Mais la politique française en Algérie demeura immuable à travers ces vicissitudes, elle resta orientée du début à la fin vers le même but : au bord du désert africain elle découvrait le centre d'intérêt de tous les bouleversements politiques en France au XIX° siècle : la domination de la bourgeoisie capitaliste et de sa forme de propriété.

Le 30 juin 1873, le député Humbert, rapporteur de la Commission pour le règle­ment de la situation agricole en Algérie, déclara à une séance de la Chambre : « Le projet de loi que nous proposons à votre étude n'est rien d'autre que le couronnement de l'édifice dont le fondement a été posé par une série d'ordonnances, de décrets, de lois et de senatus-consultes, qui tous ensemble et chacun en particulier poursuivent le même but : l'établissement de la propriété privée chez les Arabes. »

La destruction et le partage systématiques et conscients de la propriété collective, voilà le but et le pôle d'orientation de la politique coloniale française pendant un demi-siècle, quels que fussent les orages qui secouèrent la vie politique intérieure. On servait en ceci un double intérêt clairement reconnu.

Il fallait détruire la propriété collective surtout pour abattre la puissance des familles arabes comme organisations sociales, et briser ainsi la résistance opiniâtre contre la domination française ; cette résistance se manifestait, malgré la supériorité de la puissance militaire française, par de constantes insurrections de tribus, ce qui entraînait un état de guerre permanent dans la colonie[21].

En outre la ruine de la propriété collective était la condition préalable à la domi­nation économique du pays conquis; il fallait en effet arracher aux Arabes les terres qu'ils possédaient depuis un millénaire pour les confier aux mains des capitalistes français. A cet effet on jouait de cette même fiction, que nous connaissons déjà, selon laquelle toute la terre appartiendrait, conformément à la loi musulmane, aux déten­teurs du pouvoir politique. Comme les Anglais en Inde, les gouverneurs de Louis-Philippe en Algérie déclaraient « impossible » l'existence de la propriété collective des grandes familles. Sur la base de cette fiction, la plupart des terres cultivées, notam­­ment les terrains communaux, les forêts et les prairies furent déclarées pro­priété de l'État et utilisées à des buts de colonisation. On construisit tout un système de cantonnements par lequel les colons français s'installèrent au milieu des territoires indigènes, tandis que les tribus elles-mêmes se trouvèrent parquées dans un territoire réduit au minimum. Les décrets de 1830, 1831, 1840, 1844, 1845 et 1846, « légalisè­rent » ces vols de terrains appartenant aux tribus arabes. Mais ce système de canton­ne­ments ne favorisa aucunement la colonisation. Il donna simplement libre cours à la spéculation et à l'usure. La plupart du temps, les Arabes s'arrangèrent pour racheter les terrains qui leur avaient été volés, ce qui les obligea naturellement à s'endetter. La pression fiscale française accentua cette tendance. En particulier la loi du 16 juin 1851, qui proclamait les forêts domaines d'État, vola ainsi 2 400 000 hectares de pâturages et de taillis privant les tribus éleveuses de bétail de leurs moyens d'exis­tence. Cette avalanche de lois, d'ordonnances et de décrets donna lieu à une confusion indescriptible dans les réglementations de la propriété. Pour exploiter la fièvre de spéculation foncière et dans l'espoir de récupérer bientôt leurs terres, beaucoup d'indigènes vendirent leurs domaines à des Français, mais ils vendaient souvent le même terrain à deux ou trois acheteurs à la fois ; parfois il s'agissait d'un domaine qui ne leur appartenait pas en propre, mais était la propriété commune et inaliénable de leur tribu. Ainsi une société de spéculation de Rouen crut avoir acheté 20 000 hectares de terre, tandis qu'en réalité elle n'avait un titre - contestable - de propriété que pour un lot de 1 370 hectares. Une autre fois, un terrain de 1 230 hectares se réduisit après la vente et le partage à 2 hectares. Il s'ensuivit une série infinie de procès, où les tribunaux faisaient droit par principe à toutes les récla­mations des acheteurs et respectaient tous les partages. L'insécurité de la situation, la spéculation, l'usure et l'anarchie se répandaient universellement. Mais le plan du gouvernement français, qui voulait s'assurer le soutien puissant d'une masse de colons français au milieu de la population arabe, échoua misérablement. C'est pourquoi la politique française sous le Second Empire changea de tactique : le gouvernement, après avoir pendant trente ans nié la propriété collective des tribus, fut obligé, sous la pression des faits, d'en reconnaître officiellement l'existence, mais d'un même trait de plume il proclamait la nécessité de la partager de force. Le senatus-consulte du 22 avril 1863 a cette double signification : « Le gouver­nement, déclarait le général Allard au Sénat, ne perd pas de vue que le but commun de la politique est d'affaiblir l'influence des chefs de tribus et dissoudre ces tribus. De cette manière les derniers restes de féoda­lisme (!) seront supprimés, les adversaires du projet gouvernemental sont les défenseurs de ce féodalisme... L'établissement de la propriété privée, l'installations de colons français au milieu des tribus arabes... seront les moyens les plus sûrs pour accélérer le processus de dissolution des tribus[22]. »

Pour procéder au partage des terres, la loi de 1863 instaura des commissions particulières composées de la manière suivante : un général de brigade ou un capi­taine comme président, puis un sous-préfet, un employé des autorités militaires arabes et un fonctionnaire de l'Administration des Domaines. Ces experts tout dési­gnés des questions économiques et sociales africaines avaient une triple tâche : il fallait d'abord délimiter les frontières des territoires des tribus, puis répartir le domaine de chaque tribu entre les branches diverses des grandes familles, enfin diviser ces terrains familiaux eux-mêmes en petites parcelles individuelles. Cette expédition des généraux de brigade fut ponctuellement exécutée à l'intérieur de l'Algérie. Les commissions se rendirent sur place. Elles jouaient à la fois le rôle d'arpenteurs, de distributeurs de parcelles, et en outre, de juges dans tous les litiges qui s'élevaient à propos des terres. C'était au gouverneur général de l'Algérie de confirmer en dernière instance les plans de répartition. Dix ans de travaux difficiles des commissions aboutirent au résultat suivant : de 1863 à 1873, sur 700 propriétés des tribus arabes, 400 furent réparties entre les grandes familles. Ici déjà se trouvait en germe l'inégalité future entre la grande propriété foncière et le petit lotissement, car selon la grandeur des terrains et le nombre des membres de la tribu, chaque membre se vit attribuer tantôt des parcelles de 1 à 4 hectares, tantôt des terrains de 100 et parfois même de 180 hectares. Le partage des terres n'alla cependant pas plus loin. Malgré les généraux de brigade, les mœurs des Arabes offraient des résistances insurmontables au partage ultérieur des terres familiales. Le but de la politique française : l'établissement de la propriété privée et la transmission de cette propriété aux Français, avait donc encore une fois échoué dans l'ensemble.

Seule la Troisième République, régime officiel de la bourgeoisie, a trouvé le courage et le cynisme d'aller droit au but et d'attaquer le problème de front, sans s'embarrasser de démarches préliminaires. En 1873, l'Assemblée élabora une loi, dont le but avoué était le partage immédiat des terres des 700 tribus arabes en parcelles individuelles, l'introduction de la propriété privée par la force. Le prétexte de cette loi était la situation désespérée qui régnait dans la colonie. Il avait fallu autrefois la grande famine indienne de 1866 pour éclairer l'opinion publique en Angleterre sur les beaux résultats de la politique coloniale anglaise et provoquer l'institution d'une commission parlementaire chargée d'enquêter sur la situation désastreuse de l'Inde. De même, à la fin des années 1860, l'Europe fut alarmée par les cris de détresse de l'Algérie, où quarante ans de domination française se traduisaient par la famine collective et par un taux de mortalité extraordinairement élevé parmi les Arabes. On réunit une commission chargée d'étudier les causes et l'effet des lois nouvelles sur la population arabe ; l'enquête aboutit à la conclusion unanime que la seule mesure susceptible de sauver les Arabes était l'instauration de la propriété privée. En effet, la propriété privée seule permettrait à chaque Arabe de vendre et d'hypothéquer son terrain et le sauverait ainsi de la ruine. On déclara ainsi que le seul moyen de soulager la misère des Arabes qui s'étaient endettés parce que les Français leur avaient volé leurs terres et les avaient soumis à un lourd système d'impôts, était de les livrer aux mains des usuriers. Cette farce fut exposée à la Chambre avec le plus grand sérieux et les dignes membres de l'Assemblée l'accueillirent avec non moins de gravité. Les vainqueurs de la Commune de Paris triomphaient sans pudeur.

La Chambre invoquait surtout deux arguments pour appuyer la nouvelle loi. Les avocats du projet de loi gouvernementale répétaient sans relâche que les Arabes eux-mêmes souhaitaient ardemment l'introduction de la propriété privée. En effet ils la souhaitaient, surtout les spéculateurs de terrains et les usuriers algériens, qui avaient le plus grand intérêt à « libérer » leurs victimes des liens protecteurs des tribus et de leur solidarité. Tant que le droit musulman était en vigueur en Algérie, les propriétés des tribus et des familles restaient inaliénables, ce qui opposait des difficultés insurmontables à l'hypothèque des terres. Il fallait à présent abolir complètement l'obstacle pour laisser libre champ à l'usure. Le deuxième argument était d'ordre « scientifique ». Il faisait partie du même arsenal intellectuel où puisait l'honorable James Mill lorsqu'il étalait les preuves de sa méconnaissance du système de propriété indien : l'économie politique classique anglaise. Les disciples de Smith et de Ricardo proclamaient avec emphase que la propriété privée est la condition nécessaire de toute culture du sol intensive en Algérie, qui seule parviendrait à supprimer la famine; il est évident en effet que personne ne veut investir ses capitaux ou faire une dépense intensive de travail dans une terre qui ne lui appartient pas et dont il ne peut goûter seul les produits. Mais les faits parlaient un autre langage. Ils démontraient que les spéculateurs français se servaient de la propriété privée, instaurée par eux en Algérie, à de tout autres fins qu'à une culture plus intensive et à une meilleure exploi­tation du sol. En 1873, sur les 400 000 hectares de terres appartenant aux Français, 120 000 hectares étaient aux mains de compagnies capitalistes, la Compagnie Algérienne et la Compagnie de Sétif ; celles-ci, loin de cultiver elles-mêmes les terres, les affermaient aux indigènes, qui les cultivaient selon les méthodes tradi­tionnelles. Un quart des propriétaires français restants se désintéressaient égale­ment de l'agriculture. Il était impossible de susciter artificiellement des investisse­ments de capitaux et des méthodes intensives de culture, comme il est impossible de créer des conditions capitalistes à partir de rien. C'étaient là des rêves nés de l'imagination avide des spéculateurs français et de la confusion doctrinale de leurs idéologues, les économistes classiques. Abstraction faite des prétextes et des ornements par lesquels on voulait justifier la loi de 1873, il s'agissait simplement du désir non dissimulé de dépouiller les Arabes de leur terre, qui était la base de leur existence. Malgré toute la pauvreté de l'argumentation et l'hypocrisie manifeste de sa justification, la loi qui devait ruiner la population algérienne et anéantir sa prospérité matérielle fut votée à la quasi-unanimité le 26 juillet 1873.

Cependant cette politique de brigandage devait échouer avant longtemps. La Troisiè­me République ne sut pas mener à bien la difficile politique qui consistait à substituer d'un coup aux liens familiaux communistes ancestraux la propriété bourgeoise privée. Le Second Empire y avait également échoué. En 1890, la loi de 1873, complétée par celle du 28 avril 1887, ayant été appliquée pendant dix-sept ans, on avait le résultat suivant : on avait dépensé 14 millions de francs pour aménager 1 600 000 hectares de terres. On calculait que cette méthode aurait dû être poursuivie jusqu'en 1950 et qu'elle aurait coûté 60 millions de francs supplémentaires. Cependant, le but, qui était de supprimer le communisme tribal, n'aurait pas encore été atteint. Le seul résultat que l'on atteignit incontestablement fut la spéculation foncière effrénée, l'usure florissante et la ruine des indigènes.

Puisqu'on avait échoué à l'établissement par la force de la propriété privée, on tenta une nouvelle expérience. Bien que dès 1890, les lois de 1873 et de 1887 aient été étudiées et condamnées par une commission instituée par le gouvernement général d'Algérie, sept ans s'écoulèrent avant que les législateurs des bords de la Seine eussent le courage d'entreprendre une réforme dans l'intérêt du pays ruiné. La nouvelle politique abandonnait le principe de l'instauration forcée de la propriété privée à l'aide de méthodes administratives. La loi du 27 février 1897 ainsi que l'instruction du gouvernement général d'Algérie du 7 mars 1898 prévoient que l'instauration de la propriété privée se fera surtout à la demande des propriétaires ou des acquéreurs[23].

Cependant certaines clauses permettaient à un seul propriétaire l'accession à la propriété privée sans qu'il ait besoin du consentement des copropriétaires du sol ; en outre, à tous moments, la pression de l'usurier pouvait s'exercer sur les propriétaires endettés pour les pousser à l'accession « volontaire » à la propriété ; ainsi la nouvelle loi offrait des armes aux capitalistes français et indigènes pour poursuivre la désintégration et le pillage des territoires des tribus et des grandes familles.

La mutilation de l'Algérie dure depuis quatre-vingts ans; les Arabes y opposent aujourd'hui d'autant moins de résistance qu'ils sont, depuis la soumission de la Tunisie en 1881 et plus récemment du Maroc, de plus en plus encerclés par le capital français et lui sont livrés pieds et poings liés. La dernière conséquence de la politique française en Algérie est l'émigration massive des Arabes en Turquie d'Asie[24].

28 L'introduction de l'économie marchande[modifier le wikicode]

La seconde condition indispensable à l'acquisition de moyens de production ainsi qu'à la réalisation de la plus-value, c'est l'accession au commerce et l'intégration au sein de l'économie marchande des organisations sociales dont l'économie naturelle a été détruite.

Toutes les classes et sociétés non capitalistes doivent acheter les marchandises produites par le capital et lui vendre leurs propres produits. Il semble qu'on puisse ici au moins commencer à parier de « paix » et d'« égalité », du « do ut des », et d'« ac­tion civilisatrice ». Le capitalisme peut bien arracher par la violence leurs moyens de production aux structures sociales étrangères et forcer les travailleurs à devenir les objets de l'exploitation capitaliste, mais il ne peut pas les contraindre par la violence à acheter ses marchandises, il ne peut pas les forcer à réaliser sa plus-value. L'introduc­tion des moyens de transport - chemins de fer, bateaux, canaux - est la condition préa­lable de l'expansion de l'économie marchande dans les territoires où règne une écono­mie naturelle, ce qui semble confirmer cette hypothèse. La conquête de l'écono­mie marchande commence généralement par la création d'ouvrages grandioses de civili­sa­tion, par la construction de transports modernes, comme les lignes de chemin de fer traversant les forêts vierges et franchissant les montagnes, les télégraphes tendant leurs fils au-dessus des déserts, les paquebots qui font escale dans les ports du monde entier. Cependant le caractère pacifique de ces bouleversements techniques est illusoire. Les relations commerciales des compagnies des Indes orientales avec les pays fournisseurs d'épices étaient des actes de brigandage, de chantage ou des escro­queries grossières accomplis sous la bannière du commerce, comme le sont aujour­d'hui les relations des capitalistes américains avec les Indiens du Canada à qui ils achètent des fourrures, ou celles des marchands allemands avec les nègres d'Afrique. Un exemple classique du commerce « pacifique » avec les sociétés arriérées est fourni par l'histoire moderne de la Chine à laquelle les Européens ont fait la guerre tout au long du XIX° siècle pour l'ouvrir par la force au commerce. Persécutions des chrétiens provoquées par les missionnaires, désordres suscités par les Européens, massacres périodiques où une population de paysans pacifiques et sans défense dut se mesurer avec la technique perfectionnée des forces européennes alliées, lourdes contributions de guerre, système de la dette publi­que, d'emprunts européens, de contrôle européen des finances avec comme consé­quence l'occupation des forteresses chinoises, ouverture forcée de ports libres et concessions de chemin de fer obtenues sous la pression des capitalistes européens, telles furent les méthodes employées pour ouvrir la Chine au commerce des mar­chandises depuis le milieu du XIX° siècle jusqu'à la révolution chinoise.

L'ère de l'ouverture de la Chine à la civilisation européenne, c'est-à-dire à l'échan­ge de marchandises avec le capital européen, fut inaugurée par la guerre de l'opium, par laquelle la Chine fut contrainte d'acheter ce poison des plantations indiennes pour aider les capitalistes anglais à le monnayer. Au XVII° siècle la culture de l'opium fut introduite au Bengale par la Compagnie anglaise des Indes orientales et l'usage du stupéfiant fut répandu en Chine grâce à sa filiale de Canton. Au début du XIX° siècle, le prix de l'opium avait tellement baissé qu'il devint bientôt un « objet de consom­mation du peuple ». En 1821 encore 4 628 caisses d'opium étaient importées en Chine pour un prix moyen de 1 325 dollars, puis le prix tomba de 50 %, et en 1825 l'impor­tation chinoise s'éleva à 9 621 caisses, en 1830 à 26 670 caisses[25].

Les effets désastreux de la drogue et notamment de l'espèce la plus commune et la moins chère dont usait la population pauvre, devinrent une calamité publique et obligèrent la Chine à en prohiber l'importation. Dès 1828, le vice-roi de Canton avait interdit l'importation de l'opium, mais cette mesure ne réussit qu'à détourner le trafic vers d'autres ports. L'un des censeurs de Pékin fut chargé d'une enquête à ce sujet et rédigea le rapport suivant :

« J'ai appris que les fumeurs d'opium ont un tel désir de cette drogue néfaste qu'il font tout pour s'en procurer la jouissance. S'ils n'ont pas l'opium à l'heure habituelle, ils se mettent à trembler, des gouttes de sueur coulent sur leur front et sur leur visage et ils sont incapables de se livrer à la moindre occupation. Mais dès qu'on leur apporte une pipe d'opium, ils en aspirent quelques bouffées et sont aussitôt guéris.

« L'opium est donc devenu pour tous ceux qui le fument un besoin absolu, et il ne faut pas s'étonner que lorsqu'ils sont convoqués par l'Autorité publique ils préfèrent subir n'importe quel châtiment plutôt que de révéler le nom de celui qui leur fournit l'opium. Parfois on apporte des présents aux autorités locales pour les inciter à tolérer ce mal ou à interrompre une enquête commencée. La plupart des marchands qui fournissent des marchandises à Canton vendent également de l'opium au marché noir.

« Je suis d'avis que l'opium est un mal bien plus grand que le jeu et qu'il faudrait punir les fumeurs d'opium aussi sévèrement que les joueurs. »

Le censeur proposait de condamner chaque fumeur d'opium découvert à quatre-vingts coups de bambou, celui qui refuserait d'indiquer le nom du vendeur à cent coups de bambou et à un exil de trois ans. Et avec une franchise inconnue des auto­rités européennes, le Caton de Pékin terminait son rapport par la réflexion suivante : « Il semble que l'opium soit surtout importé par des fonctionnaires indignes qui, en accord avec des négociants cupides, le font parvenir à l'intérieur du pays ; là ce vice est d'abord pratiqué par des jeunes gens de bonne famille, par de riches particuliers et des marchands et il se répand finalement dans le peuple. J'ai appris qu'il existe des fumeurs d'opium dans toutes les provinces, non seulement parmi les fonctionnaires civils mais aussi dans l'armée. Tandis que les fonctionnaires des différents districts renforcent par des édits l'interdiction légale de la vente de l'opium, leurs parents, leurs amis, leurs subordonnés, leurs serviteurs continuent à fumer comme aupara­vant et les négociants profitent de l'interdiction pour faire monter les prix. La police, elle-même, gagnée à ces habitudes, achète la drogue au lieu d'aider à la faire disparaître, et c'est aussi la raison pour laquelle les inter­dictions et les mesures légales restent peu appliquées[26]. »

A la suite de ce rapport, on promulgua en 1833 une loi plus sévère qui rendait chaque fumeur d'opium passible de cent coups de bambou et de deux mois de pilori. Les gouverneurs des provinces durent rendre compte dans leurs rapports annuels des résultats de la lutte contre l'opium. La campagne eut le double effet suivant : d'une part on se mit à cultiver le pavot sur une grande échelle à l'intérieur de la Chine, en particulier dans les provinces de Honan, de Se-Tchouan et de Kweitchan, et, d'autre part, l'Angleterre déclara la guerre à la Chine pour l'obliger à lever l'embargo sur l'opium. C'est alors que commença « l'ouverture » glorieuse de la Chine à la culture européenne sous la forme de pipes d'opium.

La première attaque porta sur Canton. Les fortifications de la ville sur le bras principal de l'estuaire du fleuve Perle étaient très primitives. La seule défense consistait, chaque jour au coucher du soleil, à barrer le fleuve par des chaînes de métal fixées à des poteaux ancrés dans l'eau à des distances différentes. Il faut ajouter que les canons chinois n'avaient pas de hausse leur permettant de régler leur tir, ils étaient donc assez inoffensifs. C'est avec ces défenses primitives, tout juste bonnes à empêcher quelques navires de commerce d'entrer dans le port, que les Chinois subirent la première attaque anglaise. Dix navires de guerre anglais suffirent pour forcer l'entrée du port, le 7 septembre 1839. Les 16 jonques de guerre et les 13 bateaux-pompes que les Chinois mirent en ligne pour leur défense furent bombardés et dispersés en trois quarts d'heure. Après cette première victoire les Anglais réussirent à renforcer leur flotte de guerre et passèrent au début de 1841 à une nou­velle attaque. Cette fois ils attaquèrent à la fois la flotte et le port. La flotte chinoise consistait en un certain nombre de jonques de guerre. La première fusée incendiaire pénétra dans la chambre à poudre d'une jonque, faisant sauter celle-ci avec tout son équipage. Peu de temps après, 11 jonques, y compris le bateau amiral, furent détruites, le reste de la flotte chercha son salut dans une fuite éperdue. Les opérations à terre prirent un peu plus de temps. L'artillerie chinoise était totalement inefficace ; les Anglais avancèrent au beau milieu des fortifications, grimpèrent jusqu'à un point stratégique qui n'était même pas gardé et massacrèrent d'en haut les Chinois sans défense. La bataille se solda par les pertes suivantes : du côté chinois 600 morts, du côté anglais 1 mort et 30 blessés, dont plus de la moitié avaient été atteints par l'explosion accidentelle d'un réservoir de poudre. Quelques semaines plus tard les Anglais se livraient à un nouvel exploit. Il s'agissait de s'emparer des forts d'Anunghoy et de Nord Wantong. Les Anglais disposaient pour cette tâche de 12 vaisseaux de ligne entièrement équipés. Par ailleurs, les Chinois négligeant encore une fois l'essentiel, avaient omis de fortifier l'île de Sud Wantong. Ainsi les Anglais purent débarquer en toute tranquillité une batterie pour bombarder le fort d'un côté tandis que les croiseurs le prenaient sous leur feu de l'autre côté. Quelques minutes suffirent pour chasser les Chinois des forts. Le débarquement eut lieu sans rencontrer la moindre résistance. La scène inhumaine qui suivit - selon un rapport anglais - restera toujours dans la mémoire des officiers anglais comme un sujet de remords. Les Chinois, en effet, cherchant à s'enfuir de leurs retranchements, étaient tombés dans les fossés, qui étaient remplis de soldats sans défense suppliant qu'on leur fasse grâce. Les Sepoys tirèrent sans relâche - contre l'ordre de leurs officiers, paraît-il - sur cette masse de corps humains étendus à terre. C'est ainsi que Canton fut ouverte au commerce des marchandises.

Les autres ports connurent le même sort. Le 4 juillet 1841 trois bateaux de guerre anglais armés de 120 canons apparurent au large des îles à l'entrée de la ville de Mingpo. Le lendemain d'autres vaisseaux se joignirent aux premiers. Le soir l'amiral anglais envoya un message au gouverneur chinois exigeant la capitulation des îles. Le gouverneur déclara qu'il n'était pas en mesure de résister mais qu'il ne pouvait se rendre sans ordre de Pékin : il demandait donc un délai. Ce délai ne lui fut pas accordé, et à deux heures et demie du matin, les Anglais assaillirent l'île sans défense. En neuf minutes, le fort et les maisons situées sur la plage étaient réduits en un tas de cendres fumantes. Les troupes débarquèrent sur la côte abandonnée et couverte de lances, de sabres, de boucliers, de fusils brisés, où gisaient quelques morts ; ils s'avancèrent jusqu'aux remparts de la ville insulaire de Tinghaï. Le lendemain matin, avec le renfort des équipages de bateaux nouvellement arrivés, ils posèrent des échelles contre les murailles qui étaient à peine protégées et, quelques minutes plus tard ils étaient maîtres de la ville. Les Anglais proclamèrent cette victoire glorieuse dans un ordre du jour modeste : « Le sort avait décidé que le matin du 5 juillet 1841 serait un jour mémorable où le drapeau de Sa Majesté d'Angleterre flotterait au-dessus de la plus belle île de l'Empire Céleste du Milieu, première bannière euro­péenne s'élevant victorieuse au-dessus de ces contrées florissantes[27]».

Le 25 août 1841, les Anglais arrivèrent en vue de la ville d'Amoy dont les forts étaient équipés de plusieurs centaines de canons du plus grand calibre chinois. Comme la plupart de ces canons étaient parfaitement inefficaces et comme par ailleurs les commandants chinois étaient peu préparés à soutenir une attaque, la prise du port fut, une fois encore, un jeu d'enfants. Protégés par un tir continu, les vais­seaux anglais s'approchèrent des murailles de Koulangsou, puis les marins débarquè­rent et repoussèrent après une courte résistance les troupes chinoises. 26 jonques de guerre équipées de 120 petits canons qui avaient été abandonnées par leur équipage, furent prises par les Anglais. Une batterie servie par des Tatares résista héroïquement au feu réuni de cinq bateaux anglais. Après avoir débarqué, les Anglais les attaquè­rent par derrière et les massacrèrent dans un bain de sang.

C'est ainsi que se termina la glorieuse guerre de l'opium. Par le traité de paix du 27 août 1842, l'île de Hong-Kong fut cédée aux Anglais: en outre, Canton, Amoy, Fou-Tchéou, Mingpo et Shangaï durent être ouvertes au commerce. Quinze ans plus tard il y eut une deuxième guerre contre la Chine. menée cette fois par les Anglais et les Français réunis. En 1857, les troupes alliées attaquèrent Canton avec le même héroïsme que pendant la première guerre. La paix de Tientsin en 1858 avait pour clauses la libre exportation de l'opium, l'ouverture du pays au commerce et le droit pour les missions de pénétrer à l'intérieur de la Chine. Dès 1859, les Anglais ouvri­rent à nouveau les hostilités et décidèrent de détruire les fortifications chinoises au bord du Peiho. Mais ils furent repoussés après une bataille meurtrière qui fit 464 victimes, morts et blessés[28].

L'Angleterre et la France avaient de nouveau réuni leurs forces. A la fin du mois d'août 1860, des troupes anglaises de 12 600 hommes et des troupes françaises de 7 500 hommes, réunies sous le commandement du général Cousin-Montauban, com­men­cèrent par s'emparer des forts de Takou sans tirer un seul coup de fusil, puis pénétrèrent jusqu'à Tientsin et enfin avancèrent jusque devant Pékin. Le 21 septembre 1860 eut lieu la bataille sanglante de Palikao, qui livra Pékin aux puissances européennes. Les vainqueurs entrèrent dans la ville à peu près désertée et absolument sans défense et commencèrent par piller le palais impérial ; le général Cousin, plus tard maréchal et « comte de Palikao », participa personnellement et activement au pillage. Mais Lord Elgin fit incendier le palais « en guise de représailles »[29].

Les puissances européennes obtinrent alors le droit d'avoir des ambassadeurs à Pékin et à Tientsin, et d'autres villes furent ouvertes au commerce. Tandis qu'en Angleterre, à Londres, à Manchester et dans d'autres régions industrielles une ligue anti-opium luttait contre la diffusion de ce stupéfiant, et qu'une commission nommée par le Parlement en proclamait la nocivité, la convention de Tchifou en 1876 garan­tissait la libre exportation de l'opium en Chine. En même temps tous les traités signés avec la Chine garantissaient aux Européens - négociants ou missionnaires - le droit d'acquérir des terres. La fraude consciente joua ici son rôle à côté de la force des armes. Non seulement l'ambiguïté des textes du traité préparait les voies à l'extension progressive des territoires occupés par le capital européen dans les ports affermés, mais des falsifications reconnues du texte chinois de la convention supplémentaire française de 1860, traduit par l'abbé Delamarre, missionnaire catholique, permirent d'extorquer des concessions aux Chinois : les missions reçurent l'autorisation d'acqué­rir du terrain non seulement dans les ports affermés mais encore dans toutes les provinces de l'empire. La diplomatie française et les missions protestantes en parti­culier furent unanimes à condamner l'escroquerie raffinée du religieux ; elles n'en tinrent pas moins à exiger l'application de ce droit élargi des missions françaises et à en réclamer l'extension aux missions protestantes[30].

L'ouverture de la Chine au commerce, introduite par la guerre de l'opium, fut scellée par la série des « affermages » et par l'expédition chinoise de 1900, où la défen­se des intérêts commerciaux du capital européen se transforma ouvertement en un pillage international des terres. L'impératrice douairière soulignait ce contraste entre la théorie initiale et la pratique des « civilisateurs » européens en Chine, lors­qu'elle écrivait à la reine Victoria après la prise des forts de Takou :

« A Votre Majesté, salut ! Au cours de toutes les négociations entre l’Angleterre et l'empire chinois depuis le début des relations entre les deux pays, il n'a jamais été question d'extension territoriale de la part de la Grande-Bretagne, mais uniquement de son désir ardent de servir les intérêts de son commerce. Constatant le fait que notre pays est précipité dans une guerre pénible, nous nous rappelons que 70 % ou 80 % du commerce chinois se font avec l'Angleterre. En outre, vos tarifs douaniers maritimes sont les plus bas du monde et vous imposez peu de limitations à l'impor­tation étrangère dans vos ports. Pour ces raisons nos relations amicales avec les négociants anglais dans les ports affermés se sont maintenues sans interruption pendant le dernier demi-siècle pour notre avantage à tous deux. Mais un changement soudain s'est produit et une méfiance générale s'est élevée contre nous. C'est pourquoi nous vous prions de songer que, si par quelque combinaison de circonstan­ces, notre Empire venait à perdre son indépendance et si les puissances s'unissaient pour exécuter leur plan concerté de longue date, à savoir s'emparer de notre terri­toire - (dans une dépêche envoyée en même temps à l'empereur du Japon, l'impulsive Tsou Hsi parle ouvertement « des puissances avides de l'Occident dont les regards de tigre affamé se portent en notre direction ») - cette action aurait des conséquences désastreuses pour votre commerce. Actuellement notre empire s'efforce de mettre sur pied une armée et d'assurer les moyens de sa défense. Cependant nous faisons confiance à vos bons offices de médiation et nous attendons impatiemment votre décision[31]. »

Entre-temps, au cours de chaque guerre, les civilisateurs européens se livraient au pillage et au vol sur une grande échelle dans les palais impériaux chinois, dans les bâtiments publics et les monuments de la civilisation antique, tant en 1860, lorsque les Français pillèrent le palais impérial avec ses trésors inestimables, qu'en 1900, lorsque « toutes les nations » dérobèrent à l'envi les biens publics et privés. Destruc­tion des villes les plus anciennes et les plus importantes, ruine de l'agriculture dans de vastes régions, pression fiscale insupportable pour le paiement des contributions de guerre, tels étaient les phénomènes qui accompagnaient chaque attaque européenne et allaient de pair avec les progrès du commerce. Chacun des plus de quarante ports affermés chinois (treaty-ports) a été acheté par des flots de sang, des massacres et des ruines.

29 La lutte contre l'économie paysanne[modifier le wikicode]

Un dernier et très important chapitre de la lutte contre l'économie naturelle est la séparation de l'agriculture et de l'artisanat, l'élimination des métiers paysans de l'éco­nomie paysanne. A l'origine de sa carrière historique, l'artisanat est une occupation annexe de l'agriculture, chez les peuples civilisés sédentaires il s'y rattache comme catégorie subsidiaire. L'histoire de l'artisanat européen au Moyen Âge est l'histoire de son émancipation de l'agriculture, de sa séparation du domaine féodal, de sa spéciali­sation et de sa constitution en branche indépendante de production organisée dans les villes sous l'égide des corporations. Malgré la transformation ultérieure de la produc­tion artisane en manufacture, puis en grande industrie capitaliste, l'artisanat restait dans les fermes étroitement lié à I'agriculture. Dans l'économie paysanne, l'artisanat jouait un rôle important comme travail annexe à domicile, accompli en surplus du travail agricole dans le temps de loisir pour satisfaire les besoins domestiques[32].

Le développement de la production capitaliste arrache à l'économie paysanne tous ses métiers l'un après l'autre pour les concentrer dans la production massive indus­trielle. L'histoire de l'industrie textile en est un exemple typique. Mais la même chose se produit plus discrètement dans toutes les branches artisanales de l'agriculture. Pour obliger la masse des paysans à acheter ses marchandises, le capital s'efforce de rédui­re l'économie paysanne à la seule branche dont il ne peut s'emparer immédiate­ment ni sans difficulté, étant donné les rapports de propriété en Europe : l'agriculture[33].

Extérieurement, tout semble se passer pacifiquement. Ce processus parait s'effec­tuer insensiblement, par des moyens purement économiques. Il est évident que l'in­dus­trie domestique des paysans ne peut soutenir la comparaison avec la production massive industrielle, à la spécialisation poussée, aux outils perfectionnés, capable d'utiliser l'analyse scientifique et d'organiser le processus de production, d'avoir accès aux sources de matières premières du monde entier. Mais en réalité ce processus de la séparation de l'agriculture et de l'artisanat est introduit par des facteurs tels que la pression fiscale, la guerre, la vente forcée et la monopolisation des terrains nationaux, c'est-à-dire par des méthodes ressortissant de l'économie nationale, du pouvoir politi­que et du code pénal. Nulle part ces méthodes n'ont été employées aussi radicalement qu'aux États-Unis d'Amérique.

Les chemins de fer, c'est-à-dire le capital européen et surtout anglais, conduisirent les fermiers américains dans les régions immenses de l'Est et de l'Ouest où ils exterminèrent les Indiens par les armes à feu, les chiens policiers, l'eau-de-vie et la syphilis, les refoulant de plus en plus vers l'Ouest ; après quoi ils s'approprièrent leurs terres, devenues « vacantes », les déboisèrent et les défrichèrent. Le fermier améri­cain, I'« homme des bois » de la bonne vieille époque d'avant la guerre de Sécession était un autre type d'homme que le fermier d'aujourd'hui. Il savait à peu près tout faire, et dans sa ferme isolée, il se suffisait presque tout à fait à lui-même sans avoir besoin du monde extérieur. « Le fermier américain d'aujourd'hui - écrivaitau début des années 1890 le sénateur Peffer, un des dirigeants de la Farmers Alliance - est un tout autre type d'homme que son ancêtre d'il y a 50 à 100 ans. Beaucoup de gens aujourd'hui se souviennent de l'époque où les fermiers étaient dans une grande mesure des artisans, où ils fabriquaient eux-mêmes une grande partie de ce dont ils avaient besoin dans la vie quotidienne. Chaque fermier avait une collection d'outils à l'aide desquels il fabriquait des instruments en bois, tels que des fourches, des pelles, des manches de pelles et de charrues, des moyeux de voitures et une foule d'autres ustensiles en bois. En outre, le fermier produisait le chanvre et le lin, la laine des moutons et le coton. On travaillait ces fibres à la ferme même, on les filait et les tissait; de même les vêtements, le linge étaient confectionnés à la maison, tout cela pour la consommation .domestique. Dans chaque ferme il y avait un petit atelier destiné aux travaux de charpenterie, de menuiserie et de mécanique. Dans la maison même se trouvait un métier à carder et à tisser; on tissait les tapis, les couvertures et on faisait toute la literie sur place. Dans chaque ferme on élevait des oies; les duvets et les plumes servaient à garnir les oreillers et les édredons, le surplus était vendu au marché de la ville voisine. En hiver, le froment, la farine, le mais étaient apportés au marché dans des voitures attelées de 6 ou 8 chevaux. Ce marché était parfois éloigné de 100 ou 200 milles. On y achetait pour toute l'année suivante de l'épicerie, certai­nes étoffes et autres marchandises semblables. On trouvait parfois parmi les fermiers des artisans spécialisés. Pour fabriquer une voilure à la ferme, il fallait un ou deux ans. On rassemblait les matériaux nécessaires dans le voisinage ; le contrat passé avec le voisin prévoyait exactement l'espèce du bois à utiliser; celui-ci devait être fourni à un moment donné, puis séché en un temps déterminé, si bien que lorsque la voiture était terminée, les deux parties du contrat savaient d'ou venait tel morceau de bois et combien de temps il avait séché. Pendant l'hiver, le charpentier du voisinage fabriquait les fenêtres, les plafonds, les portes, les manteaux de cheminées, les poutres pour la saison suivante. Quand les gels d'automne arrivaient, le cordonnier s'installait dans un coin de la demeure du fermier et fabriquait des souliers pour toute la famille. Tout cela se faisait chez soi, on payait une partie des dépenses en produits de la ferme. Lorsque l'hiver venait, il était temps de songer aux provisions de viande ; celle-ci était préparée et fumée pour la conservation. Le verger four­nissait les fruits pour le moût, la compote de pommes et toutes sortes de conserves qui suffisaient parfaitement à satisfaire les besoins de la famille pendant toute l'année et même au-delà. On battait le blé au fur et à mesure des besoins, juste autant qu'il fallait d'argent liquide. On mettait tout en conserves, qui étaient utilisées pour la consommation personnelle. Le résultat d'une telle gestion était qu'on avait besoin de peu d'argent pour faire marcher l'entreprise. 100 dollars suffisaient proba­blement en moyenne dans la ferme la plus importante pour entretenir des valets, réparer les instruments de travail et faire face à d'autres dépenses éventuelles[34].

La Guerre de Sécession devait brusquement mettre fin à cette vie idyllique. L'énorme dette de 6 milliards de dollars dont elle avait grevé I'Union provoqua une augmentation considérable de toutes les charges fiscales. Après la guerre, des tarifs protectionnistes croissants favorisèrent le développement rapide des transports mo­der­nes, de l'industrie en général et de l'industrie des constructions mécaniques en particulier. Pour encourager la construction des chemins de fer et la colonisation du pays par les fermiers, on offrit généreusement aux compagnies de chemins de fer des terrains nationaux immenses : dans la seule année 1867, les compagnies reçurent plus de 74 millions d'hectares de terrain. Le réseau des chemins de fer s'agrandit de ma­nière extraordinaire. En 1860 il comprenait moins de 50 000 km, dès 1870 il couvrait plus de 85 000 km, dès 1880 plus de 150 000 km (pendant la même période, entre 1870 et 1880, le réseau européen entier était passé de 130 000 à 169 000 km). Les chemins de fer et les spéculateurs de terrains attirèrent une émigration massive d'Europe aux États-Unis. Pendant la période de vingt-trois ans allant de 1869 à 1892, plus de 4 millions et demi d'immigrants arrivèrent aux États-Unis. En même temps l'Union s'émancipait peu à peu de l'industrie européenne et notamment de l'industrie anglaise : elle créait ses propres manufactures, développait sa propre industrie textile, métallurgique et de constructions mécaniques. L'agriculture subit la révolution la plus rapide. Dès les premières années qui suivirent la guerre civile, les propriétaires de plantations du Sud furent obligés par l'émancipation des nègres d'introduire l'emploi de la charrue à vapeur. A l'ouest en particulier, où l'on avait construit des lignes de chemin de fer, de nouvelles fermes avaient surgi, et s'étaient mises immédiatement au niveau de la technique la plus moderne. Le rapport de la Commission agricole des États-Unis pour l'année 1867 écrivait : «En même temps que l'emploi des machines révolutionne l'agriculture à l’Ouest, réduisant la part du travail humain au minimum connu jusquà présent (...) l'agriculture tirait profit de talents d'administration et de gestion remarquables. Des fermes de plusieurs milliers d'hectares sont gérées avec plus de compétence, les moyens existants sont utilisés plus rationnellement et plus éco­nomiquement, et le rendement est plus élevé que dans les fermes de 40 hectares[35]. »

Pendant ce temps, les charges fiscales, directes et indirectes, augmentèrent consi­dé­rablement. Pendant la guerre civile, on promulgua une nouvelle loi financière. La loi sur les contributions de guerre du 30 juin 1864, qui constitue la base fondamentale du système actuellement en vigueur, augmenta énormément les impôts sur la con­som­mation et sur le revenu. En même temps, les contributions de guerre servirent de prétexte à une véritable orgie de tarifs protectionnistes destinés à compenser les taxes qui grevaient la production du pays[36].

Les Morill, Stevens et consorts qui profitaient de la guerre pour renforcer leur programme protectionniste, créèrent un système par lequel ils se servaient ouver­tement et cyniquement de la politique douanière pour tous les intérêts privés du profit. Chaque producteur autochtone réclamant au Congrès une douane spéciale pour son profit particulier voyait ses vœux exaucés avec complaisance. On éleva les tarifs douaniers aussi haut que chacun le demandait. « La guerre - écrit l'Américain Taussig - avait exercé à plusieurs égards une action noble et énergique sur notre vie nationale, mais son influence immédiate sur les affaires et sur toute la législation concernant les intérêts financiers était démoralisante. Les législateurs perdaient souvent de vue la ligne de partage entre le devoir public et les intérêts privés. Des fortunes énormes s'étaient créées grâce à des modifications législatives, réclamées et mises en oeuvre par les mêmes hommes qui en étaient les bénéficiaires. Le pays constatait à regret que l'honneur et l'honnêteté des politiciens n'étaient pas sans tache. » Cette loi sur le tarif douanier, qui allait provoquer une révolution dans la vie économique du pays et devait rester en vigueur pendant vingt ans sans subir aucune modification, qui constitue aujourd'hui encore la base de la législation douanière amé­­ricaine, fut votée en trois jours au Congrès et en deux jours au Sénat - sans criti­que, sans débat, sans opposition d'aucune sorte[37].

Ce cours nouveau dans la politique financière des États-Unis ouvrait l'ère de la corruption parlementaire éhontée, de la manipulation cynique et avouée des élections, de la législation et de la presse aux fins des intérêts particuliers du grand capital.

«Enrichissez-vous »[38], devint le mot d'ordre de la vie publique, après celui de la «  noble guerre » pour libérer l'humanité de la « plaie de l'esclavage » ; à la Bourse, le Yankee libérateur de nègres faisait des orgies de spéculations frauduleuses ; au Con­grès, il s'attribuait à lui-même, comme législateur, les terrains nationaux, s'enrichis­sait grâce aux tarifs douaniers et aux impôts, aux monopoles et à l'émission d'actions fictives, au vol des biens publics. L'industrie devint prospère. Les temps étaient révolus où le petit et le moyen fermier vivaient presque sans argent liquide et pou­vaient eux-mêmes battre leur blé selon leurs besoins d'argent. A présent le fermier devait toujours disposer d'argent, de beaucoup d'argent pour payer ses impôts. Bientôt il lui fallut vendre tous ses produits pour racheter aux industriels ce dont il avait besoin sous forme de marchandises. « Si nous regardons le présent, écrit Peffer, nous constatons un changement presque universel. Dans tout l'Ouest en particulier, les fermiers battent leur blé presque tous en même temps, ils le vendent également en une seule fois. Le fermier vend son bétail et achète de la viande fraîche, ou du lard, il vend ses cochons et achète du jambon ou de la viande de porc, il vend ses légumes et ses fruits et les rachète sous la forme de conserves. S'il cultive du chanvre, il bat le chanvre au lieu de le filer, de tisser de la toile et de confec­tion­ner du linge pour ses enfants comme c'était le cas il y a cinquante ans; aujourd'hui il vend la semence mais brûle la paille. Sur cinquante fermiers, un seul peut-être élève des moutons; les autres comptent sur les grandes fermes d'élevage et achètent la laine toute prête sous forme d'étoffes ou de vêtements. Le costume du fermier n'est plus cousu à la maison mais acheté à la ville; au lieu de fabriquer lui-même les outils dont il a besoin, fourches, pelles, etc., il achète à la ville le manche de sa hache ou de son marteau, les cordes et les ficelles et autres marchandises de ce genre, les tissus pour ses vêtements ou les vêtements eux-mêmes, les fruits en conserves, le lard, la viande, le jambon ; il achète aujourd'hui presque tout ce qu'il produisait autrefois, et pour tout cela il lui faut de l'argent. En outre il faut noter le fait suivant, qui paraît plus étrange que tout le reste : tandis qu'autrefois le foyer de l’Américain était libre de dettes - dans un cas sur mille, une maison était grevée d'hypothèques en garantie d'un prêt - et que, l'entreprise pouvant être gérée à peu de frais, les fermiers avaient tou­jours assez d'argent; aujourd'hui, où l'oit a besoin de dix fois plus d'argent, on n'en trouve presque plus. A peu près la moitié des fermes sont grevées d'hypothèques qui engloutissent toute leur valeur, et les intérêts sont exorbitants. Ce sont les indus­triels qui sont cause de ce bouleversement étrange, avec leurs fabriques de laine et de toile, leurs usines de bois, leurs usines textiles, leurs fabriques de conserves de viande et de fruits, etc. ; les petits ateliers des fermes ont cédé la place aux grandes usines de la ville. L'atelier du charron local a fait place à l'énorme fabrique de la ville où 100 à 200 voitures sont fabriquées par semaine, l'échoppe du cordonnier est remplacée par la grande usine de la ville où la plus grande partie du travail s'effec­tue à l'aide de machines[39]. »

Enfin le travail agricole s'est lui-même mécanisé. « Aujourd'hui le fermier labou­re, sème et fauche avec des machines. La machine fauche, lie les gerbes et on bat le blé à la vapeur; le fermier peut lire soir journal du matin tout en labourant, et il est assis sur le siège d'une machine couverte pour faucher[40]. »

Cette révolution de l'agriculture américaine depuis la « grande guerre » n'était pourtant pas la fin mais le début des bouleversements où le fermier se trouvait entraî­né. L'histoire du fermier nous introduit elle-même dans la deuxième phase de l'accu­mu­lation capitaliste, dont elle est une illustration exemplaire. Le capitaliste combat et repousse partout l'économie naturelle, la production pour la satisfaction des seuls besoins domestiques, la combinaison de l'agriculture avec I'artisanat, et leur substitue l'économie marchande simple. Il a besoin de l'économie marchande comme débouché pour sa propre plus-value. La production marchande est la seule forme générale sous laquelle puisse se développer le capitalisme. Mais dès que l'économie marchande s'est installée sur les ruines de l'économie naturelle, le capital lui déclare la guerre. Le capitalisme entre en concurrence avec l'économie marchande ; après l'avoir fait surgir, il lui dispute les moyens de production, la main-d'œuvre et les débouchés. Tout d'abord il s'agissait d'isoler le producteur, de l'arracher aux liens protecteurs de la communauté, puis de séparer l'agriculture de l'artisanat ; à présent le capitalisme se donne pour but de séparer le petit producteur de marchandises de ses moyens de production.

Nous avons vu qu'à la suite de la « grande guerre » de l'Union américaine. les grandes sociétés capitalistes monopolistiques et les spéculateurs isolés s'étaient livrés au pillage des terrains nationaux. La construction accélérée de chemins de fer et encore plus la spéculation sur les chemins de fer donnèrent lieu à une spéculation foncière effrénée. qui livra des fortunes immenses et des duchés entiers aux escrocs et aux compagnies. En outre, une nuée d'agents, employant toutes les méthodes de la publicité la plus tapageuse et la plus dénuée de scrupules, attirèrent un flot immense d'immigrants venus d'Europe. à qui ils faisaient miroiter toutes sortes d'avantages. Les immigrants s'établirent d'abord dans les États de l'Est, sur la côte Atlantique. Mais plus l'industrie se développait, plus l'agriculture était refoulée vers l'Ouest. Le « centre du froment », qui se trouvait en 1850 à Colombus dans l'Ohio, se déplaça au cours des cinquante années suivantes et se trouva repoussé de 99 milles vers le Nord et de 680 milles vers l'Ouest. En 1850, les États de la côte Atlantique fournissaient 51,4 % de la récolte entière de blé, en 1880, ils n'en fournissaient plus que 13,6 %, tandis que les États du Centre et du Nord produisaient en 1880 71,7 % et les États de l'Ouest, 9,4 % de la récolte.

En 1825, le Congrès de l'Union, sous la direction de Monroe, avait décidé de transplanter les Indiens de l'Est du Mississipi au-delà du fleuve à l'Ouest. Les Peaux-Rouges résistèrent désespérément, mais ceux qui avaient survécu aux massacres des quarante campagnes menées contre eux furent évacués vers l'Ouest, comme des troupeaux de buffles, pour y être parqués dans des réserves comme les animaux sauvages. L'Indien devait céder la place au fermier. A son tour le fermier dut céder la place au capital. Il fut refoulé même au-delà du Mississipi.

Suivant le tracé des chemins de fer, le fermier allait en direction de l'Ouest et du Nord-Ouest, vers la Terre Promise que les agents des grands spéculateurs fonciers faisaient miroiter à ses yeux. Mais les terres les plus fertiles et les mieux situées étaient prises par les compagnies et constituaient des grandes entreprises gérées selon des méthodes capitalistes. Le fermier transplanté dans le désert vit surgir à côté de lui un concurrent dangereux et un ennemi mortel, la « ferme Bonanza », c'est-à-dire l'entreprise agricole capitaliste, inconnue jusqu'à présent, dans l'ancien comme dans le nouveau monde. Tous les moyens de la science et de la technique moderne y étaient mis en action pour produire de la plus-value.

Lafargue écrivait en 1880 :

« On peut considérer Olivier Dalrymple, dont le nom aujourd'hui est célèbre des deux côtés de l’Atlantique, comme le représentant le plus typique de l'agriculture financière. Depuis 1874 il dirige à la fois une ligne de bateaux à vapeur sur la Rivière Rouge et six fermes appartenant à une société financière et couvrant une superficie globale de 30 000 hectares. Il divisa chacune d'elles en sections de 800 hectares, dont chacune à son tour était divisée en trois sous-sections de 267 hectares, gérées par des chefs de travaux et des contremaîtres. Dans chaque section il y avait des baraquements pouvant loger 50 hommes et des écuries pour les chevaux et les mulets, ainsi que des cuisines, des magasins pour les vivres destinés aux hommes et aux animaux, des remises pour les machines, enfin des ateliers de forge et de serrurerie. Chaque section possédait son équipement complet : vingt paires de chevaux, huit doubles charrues, douze semeuses, tirées par des chevaux, douze herses à dents d'acier, douze faucheuses-lieuses, deux batteuses et seize voitures ; tout est prévu pour que les machines et les animaux de trait (hommes, chevaux, mulets) soient gardés en bon état et assurent le meilleur rendement. Toutes les sections sont reliées entre elles et avec la direction centrale par téléphone.

Dans ces six fermes de 30 000 hectares travaille une armée de 600 ouvriers organisés militairement; à l'époque de la moisson, la direction centrale embauche encore 500 à 600 ouvriers auxiliaires qui sont répartis parmi les différentes sections. A l'automne, les travaux terminés, on congédie les ouvriers à l'exception des chefs de travaux et de dix hommes par section. Dans beaucoup de fermes du Dakota et du Minnesota, ni les chevaux ni les mulets ne passent l'hiver à leur lieu de travail. Dès que les chaumes sont arrachés, on conduit les chevaux par troupeaux de 100 à 200 paires à une distance de 1000 à 1500 kilomètres en direction du Sud; ils ne revien­dront qu'au printemps.

« Les mécaniciens à cheval suivent les charrues, les semeuses et faucheuses mécaniques pour en surveiller le fonctionnement, dès que se produit un incident quelconque, ils galopent jusqu'à la machine pour la réparer immédiatement et la remettre en marche. Les céréales récoltées sont portées jusqu'à la batteuse qui est en marche jour et nuit sans interruption. Ce sont des bottes de paille qui servent de combustible, on les enfourne dans le foyer de la batteuse par des tuyaux. Des machi­nes battent, secouent, pèsent et mettent en sacs le blé. Puis on le porte jusqu'à une voie de chemin de fer qui passe à côté de la fertile ; de là il est expédié à Duluth ou à Buffalo. Chaque année Dalrymple ensemence 2 000 hectares supplémentaires de terres. En 1880 ses champs de blé avaient une surface de 10 000 hectares[41]. »

A la fin des années 1870, il existait déjà quelques capitalistes et quelques compa­gnies possédant de 14 000 à 18 000 hectares de terres à blé. Depuis l'époque où Lafargue écrivait ces lignes, l'agriculture capitaliste américaine avait fait des progrès énormes et s'était dans une grande mesure mécanisée.

Le Report of the U. S. Commissioner of Labor pour 1898 présente le tableau suivant pour illustrer les avantages du travail mécanique par rapport au travail manuel :

TravailTemps de travail exécuté à la machine par unité donnéeTemps de travail pour le même travail exécuté manuellement par unité
heuresmin.heuresmin.
Planter les petites céréales132,71055
Moissonner et battre les petites céréales14640
Planter le mais37,5615
Faucher le maïs34,55
Éplucher le mais3,66640
Planter le coton13,0848
Cultiver le coton125,160
Faucher le foin (faux/machine)10,6720
Rentrer et botteler le foin113,435
Planter les pommes de terre12,515
Planter les tomates14,010
Récolter et cultiver les tomates1345,232420

Le fermier américain ne pouvait soutenir la concurrence avec des entreprises capi­ta­­listes de cette envergure. Au même moment où le bouleversement général des finances, de la production, des transports, le forçait à abandonner toute forme de pro­duction destinée aux seuls besoins domestiques et à produire exclusivement pour le marché, l'expansion gigantesque de l'agriculture fit baisser les prix des produits agricoles. Au même moment où le sort de la masse des fermiers était étroitement dépendant du marché, le marché agricole de l'Union américaine, qui était un marché purement local, se transforma en marché mondial, chasse gardée d'un petit nombre d'entreprises capitalistes gigantesques et de leurs spéculations.

L'année 1879 marque une étape dans l'histoire de l'agriculture européenne et amé­ri­caine, elle ouvre l'ère de l'exportation massive de froment américain en Europe.

Voici les chiffres de l'exportation de froment des États-Unis en Europe (en millions de bushels) :

1868/6917,9
1874/7571,8
1879/80153,2
1885/8657,7
1890/9155,1
1899/1900101,9

(Jurascheks Uebersichten der Weltwietschaft, vol. VII, sect. I, p. 32.) En même temps le prix du bushel de froment dans la ferme baissait dans les proportions suivantes (en cents) :

1870/79105
1880/8983
189551
189673
189781
189858

Depuis 1899, où il a atteint le point le plus bas avec le prix de 58 cent% par bushel, le prix a remonté :

190062
190162
190263
190370
190492

(Juraschek ... p. 18.) D'après les Monatliche Nachweise über den auswärtigen Handel, le prix de la tonne de blé atteignait en juin 1912 (en marks) :

à Berlin227,82
à Mannheim247,93
à Odessa173,94
à New York178,08
à Londres170,96
à Paris243,69

Les avantages de cette extension des débouchés furent naturellement monopolisés par le capital : d'une part. les fermes gigantesques s'agrandirent encore, écrasant de leur concurrence le petit fermier, et, d'autre part, celui-ci devint la proie des spéculateurs qui lui achetaient toutes ses céréales. afin d'exercer une pression sur le marché mondial. Réduit à l'impuissance par le pouvoir immense du capital, le fermier s'endetta.. signe typique du déclin de l'agriculture. L'hypothèque des fermes devint bientôt une calamité publique. En 1890, le ministre de l'Agriculture des Etats-Unis, Rusk, écrivait dans une circulaire spéciale au sujet de la situation désespérée des fermiers : « Le poids des hypothèques sur les fermes, les maisons et les terres prend des proportions assez inquiétantes ; dans certains cas peut-être les emprunts furent faits un peu hâtivement. mais dans l'ensemble, c'est la nécessité qui contraignait à les contracter... Ces emprunts qui comportaient des intérêts énormes, sont devenus des charges très lourdes du fait de la baisse des prix des produits agricoles ; le fermier risque bien souvent d'y perdre sa maison et sa terre. C'est un problème très difficile pour tous ceux qui s'efforcent de remédier à la situation des fermiers. On constate d'après les prix actuels que pour gagner un dollar destiné à payer ses dettes, un fermier est obligé de vendre une quantité plus grande de produits qu'à l'époque oit il a emprunté ce dollar. Les intérêts s'accumulent, tandis qu'il est devenu pratiquement impossible d'éponger le gros de la dette elle-même; et, étant donné cette situation. le renouvellement de l'hypothèque est devenu très difficile[42] . »

D'après le recensement du 29 mai 1891, 2,5 millions d'entreprises sont hypothé­quées, dont les deux tiers sont exploitées par le propriétaire lui-même. La dette de ces derniers se monte à peu près à 2,2 milliards de dollars. « Ainsi, conclut Peffer, la situation des fermiers est tout à fait critique (farmers are passing through the « valley and shadow of death ») ».

« La ferme est devenue une affaire peu rentable, le prix des produits agricoles a baissé de 50 % depuis la grande guerre. Depuis dix ans. la valeur des fermes a diminué d'environ 25 à 50 % ; les fermiers sont endettés jusqu'au cou, les emprunts sont garantis par des hypothèques sur leurs exploitations, la plupart du temps ils ne sont pas en mesure de renouveler l'emprunt, car l'hypothèque se dévalorise de plus en plus ; beaucoup de fermiers perdent leur exploitation, et ils continuent d'être écrasés par l'engrenage des dettes. Nous sommes les victimes d'une puissance sans pitié; la ferme va à la ruine[43]. »

Le fermier, endetté et ruiné, n'avait plus d'autre ressource que de s'embaucher comme ouvrier agricole pour gagner de l'argent en dehors de son exploitation, ou alors d'abandonner la ferme et de secouer la poussière de la « Terre promise », du «  Paradis du froment » - devenu son enfer; mais ce n'était possible que si son insol­vabilité n'avait pas livré sa ferme aux griffes du créancier, ce qui fut le cas de milliers de fermes. On pouvait voir autour des années 1880, des quantités de fermes aban­données et en ruines. « Si le fermier ne peut rembourser ses dettes dans les délais prévus, écrivait Sering en 1887, les intérêts qu'il doit payer s'élèvent à 12,15 puis à 20 %. La banque, le fabricant de machines, l'épicier, le harcèlent et le privent des bénéfices de son travail. Le fermier finit par devenir simplement locataire de sa ferme, ou alors il va plus loin vers l'Ouest, pour tenter une nouvelle fois sa chance. Nulle part en Amérique du Nord je n'ai vu autant de fermiers endettés, déçus et mécontents que dans les régions à céréales des prairies du Nord-Ouest. Je n'ai rencontré dans le Dakota aucun fermier qui ne fût disposé à vendre sa ferme[44]. »

Le commissaire de l'Agriculture du Vermont écrivait en 1889 à propos de l'aban­don fréquent des fermes : « Dans cet État, on voit de grandes étendues de terres en friche, mais propres à la culture, que l'on peut acheter à des prix approchant ceux de l'Ouest. En outre, ces terrains sont situés près d'églises et d'écoles et bénéficient des avantages de la proximité des chemins de fer. Le commissaire n'a pas visité tous les districts de l'État dont il est question dans le rapport, mais il en a vu assez pour se convaincre qu'un territoire considérable, aujourd'hui abandonné, mais autrefois cultivé, est devenu un désert ; cependant une partie importante des terres pourrait, au prix d'un travail assidu, produire un bon revenu. »

En 1890, le commissaire de l'État du New Hampshire publia une brochure de 67 pages consacrée à la description de fermes à vendre aux prix les plus minimes. Il y est question de 1442 fermes en ruines y compris les locaux d'habitation, et abandonnées depuis peu. Le même état de choses existe dans d'autres régions. Des milliers d'acres de terres à froment et à maïs étaient en friche et se transformaient en désert. Les spéculateurs fonciers faisaient une publicité habile pour repeupler ce territoire aban­donné, ils attiraient dans le pays des groupes d'immigrants, nouvelles victimes qui connurent en moins de temps encore le même sort que leurs prédécesseurs[45].

Dans une lettre privée, on peut lire la description suivante :

« Il n'y a plus nulle part de terrains d'État à proximité des chemins de fer et des marchés, tout se trouve entre les mains des spéculateurs. Le colon s'installe sur une terre vacante et paye un bail. Mais sa ferme ne le fait vivre qu'à grand'peine, et il ne peut pas soutenir la concurrence avec les grands fermiers. Il cultive juste la partie de ses terres prescrite par la loi, mais il est obligé de trouver une source annexe de revenus à côté de l'agriculture. Dans l'Orégon, par exemple, j'ai rencontré un colon qui fut pendant cinq ans propriétaire de 160 acres, mais qui durant l'été, dès la fin du mois de juin, travaillait douze heures par jour à l'entretien ou à la construction de routes pour gagner 1 dollar. Ce fermier figurait donc lui aussi sur la liste des 5 millions de cultivateurs recensés en 1890. Ou encore dans l'Eldorado, j'ai rencontré par exemple des fermiers qui ne cultivaient que la surface de terre nécessaire pour nourrir leur bétail et eux-mêmes, refusant de produire pour le marché, ce qui ne leur aurait rien rapporté. Leur source principale de revenus était la recherche de l'or, l'abattage et la vente du bois, etc. Ces gens vivent dans l'aisance, mais cette aisance n'est pas due à l'agriculture. Il y a deux ans, nous travaillions à Long Cañon dans le comté d'Eldorado, et nous habitions tout le temps dans une hutte bâtie sur un lopin de terre dont le propriétaire ne venait qu'une fois par an quelques jours, mais travaillait le reste du temps aux chemins de fer à Sacramento. Son lopin de terre n'était pas du tout cultivé. Il y a quelques années une petite partie du terrain avait été ensemencée pour satisfaire à la loi, quelques acres sont entourés de fils de fer et il y a une remise et une log cabin. Mais depuis ces dernières années, tout est vide. La clef de la hutte se trouve chez le voisin, qui a mis aussi à notre disposition cette hutte. Au cours de nos pérégrinations, nous avons vu beaucoup de lopins de terre abandonnés après qu'on y ait fait des essais de culture. Il y a trois ans, on m'a proposé de reprendre une ferme et sa maison d'habitation pour 100 dollars. Plus tard, la maison vide s'est effondrée sous le poids de la neige. Dans l'Orégon, nous avons vu des fermes abandonnées avec de petites maisons d'habitation et des jardins potagers. L'une d'entre elles, que nous avons visitée, était très belle de construction : c'était un bloc solide, construit de main de maître, contenant quelques instruments, mais tout avait été abandonné par le fermier. Chacun pouvait prendre possession du tout sans débourser un sou[46]. »

Que fait donc le fermier ruiné de l'Union? Il prend son bâton et suit la direction du centre du froment et des chemins de fer. Le « paradis du froment » s'est déplacé partiellement vers le Canada. près du Saskatschevan et du fleuve Mackenzie ; là le froment pousse encore le long du 62° parallèle. Une partie des fermiers de l'Union a suivi cette ligne[47], pour subir ensuite le même sort au Canada. Depuis ces dernières années, le Canada a fait son apparition sur le marché mondial parmi les pays exportateurs de blé, mais là, plus encore qu'ailleurs, l'agriculture est dominée par le grand capital[48].

Mais la vente massive des terrains publics à des sociétés capitalistes privées a été faite au Canada sur une échelle beaucoup plus large qu'aux États-Unis. Le Charter and Landgrant de la Canadian Pacific Railways est un exemple inouï de brigandage public par le capital privé. Non seulement la société s'est vu attribuer le monopole de la construction des chemins de fer pour vingt ans, concéder gratuitement l'étendue du terrain à construire d'environ 713 milles anglais, et d'une valeur approximative de 35 millions de dollars ; non seulement elle reçut de l'État une garantie de dix ans à 3 % pour un capital d'actions de 100 millions de dollars ainsi qu'un prêt de 27 millions 1/2 de dollars ; pour couronner le tout, la société se vit offrir un territoire de 25 millions d'acres à choisir parmi les terres les plus fructueuses et les mieux situées se trouvant à proximité immédiate de la voie de chemin de fer. Tous les colons futurs de cette surface immense de terre étaient donc d'avance livrés sans merci au bon vouloir de la socié­té ferroviaire. La Compagnie réalisa immédiatement en argent 5 millions d'acres, les vendant à la Compagnie territoriale du Nord-Ouest, qui est une société de capitalistes anglais dirigée par le duc de Manchester. Le deuxième groupe capitaliste qui se vit offrir des terrains publics est la Compagnie de l'Hudsonsbay; en échange de la renonciation à ses privilèges au Nord-Ouest, la Compagnie avait droit à 1/20 de toutes les terres situées entre le lac Winnipeg, qui est la frontière des États-Unis, les Rocky Mountains et le Saskatschevan du Nord. Ces groupes de capitaux ont ainsi reçu à eux deux 5/9 de toutes les terres colonisables. Une grande partie des terrains restants avaient été attribués par l'État à 26 « Compagnies coloniales » capitalistes[49].

C'est ainsi que le fermier du Canada se trouve presque partout livré au pouvoir du capital et de la spéculation. Malgré cela, on constate une immigration massive venue non seulement d'Europe mais encore des États-Unis.

Tels sont donc les grands traits de la domination capitaliste dans le monde. Le capitalisme, après avoir dépouillé le paysan anglais de sa terre, l'a contraint à fuir à l'Est des États-Unis, puis de là, le refoula à l’Ouest pour le transformer, sur les ruines de l'économie indienne, en un petit producteur de marchandises ; puis, après l'avoir ruiné une fois encore, il le chasse de l’Ouest vers le Nord, où l'ont précédé les chemins de fer et où la ruine le suit ; le fermier a le capital comme guide devant lui et comme bourreau derrière lui. L'enchérissement croissant des produits agricoles a succédé à la chute des prix des années 1890. mais le petit fermier américain n'en tire pas plus de profit que le paysan européen.

Certes le nombre des fermes s’accroît sans cesse. Dans les dix dernières années du XIX° siècle, il est passé de 4,6 millions à 5.7 millions, et au cours des dix années suivantes il a continué d'augmenter en valeur absolue. En même temps la valeur totale des fermes s'est accrue pendant les dix dernières années, elle est passée de 751,2 millions de dollars à 1 652,8 millions de dollars[50].

Il semble que l'augmentation générale des prix des produits agricoles aurait dû aider le cultivateur à se maintenir à la surface. Cependant nous voyons que le nombre de ceux qui ne sont que locataires de leurs fermes augmente encore plus vite que le nombre total des cultivateurs. Voici quelle en était la proportion aux États-Unis :

en 188025 %
en 189028,4 %
en 190035,3 %
en 191037,2 %

Malgré l'augmentation des prix agricoles, les cultivateurs propriétaires des fermes cèdent de plus en plus la place aux fermiers locataires. Mais ceux-ci, qui représentent donc plus d'un tiers de tous les cultivateurs de l'Union, correspondent aux États-Unis comme couche sociale à nos ouvriers agricoles européens ; comme eux, ce sont les véritables esclaves salariés du capital, un élément toujours fluctuant ; au prix d'une tension extrême de toutes leurs forces, ils produisent des richesses pour le capital, sans gagner pour eux-mêmes autre chose qu'une existence misérable et incertaine.

Dans un cadre historique différent - en Afrique du Sud - le même processus dé­voi­le plus clairement encore les « méthodes pacifiques » de la concurrence du capi­tal avec le petit producteur de marchandises.

A la colonie du Cap et dans les républiques boers, une économie purement pay­san­­ne régnait jusqu'aux alentours de 1860. Pendant longtemps, les Boers menè­rent la vie d'éleveurs nomades, ils avaient pris aux Hottentots et aux Cafres les meilleurs pâturages, les avaient exterminés ou chassés autant qu'ils le pouvaient. Au XVIII° siècle, la peste apportée par les bateaux de la Compagnie des Indes orientales leur rendait de grands services en anéantissant des tribus entières de Hottentots et en libérant ainsi des terres pour les immigrants hollandais.

En avançant vers l'Est, ils se heurtèrent aux tribus bantoues et commencèrent la longue série des guerres contre les Cafres. Les Hollandais pieux et grands liseurs de la Bible se regardaient comme le peuple élu, se faisant grand mérite de leur morale puritaine démodée et de leur connaissance parfaite de l'Ancien Testament ; cepen­dant, non contents de dépouiller les indigènes de leurs terres, ils constituèrent leur éco­nomie paysanne comme des parasites sur le dos des nègres, contraignant ceux-ci à travailler pour eux comme esclaves et les affaiblissant systématiquement dans ce but. L'eau-de-vie joua dans ce processus un rôle capital, si important même, que la prohi­bition de l'alcool ne put être maintenue par le gouvernement anglais dans la colonie du Cap à cause de la résistance des puritains.

En général l'économie des Boers resta, jusqu'aux alentours de 1860, patriarcale et fondée sur l'économie naturelle. Ce n'est qu'en 1859 que le premier chemin de fer fut construit en Afrique du Sud. Certes, le caractère patriarcal n'empêchait nullement les Boers d'être durs et brutaux. On sait que Livingstone se plaignait bien plus des Boers que des Cafres. Les nègres leur semblaient un objet prédestiné par Dieu et par la nature à travailler pour eux comme esclaves, et comme tels, le fondement indispen­sable de l'éco­nomie paysanne ; c'était à tel point que l'abolition de l'esclavage dans les colonies anglaises en 1836 provoqua parmi eux le « grand Trek », bien que les propriétaires eussent reçu un dédommagement de 3 millions de livres sterling. Les Boers quittèrent la colonie du Cap, traversant le fleuve Orange et le Vaal, refoulant les Matabélés vers le Nord au-delà du Limpopo et les déchaînant contre les Makalakas. Comme le fermier américain avait chassé l'Indien devant lui vers l'Ouest sous la poussée de l'économie capitaliste, de même le Boer refoulait les nègres vers le Nord. Les « républiques libres » entre l'Orange et le Limpopo furent créées en protestation de la violation par la bourgeoisie anglaise du droit sacré de l'esclavage. Les minuscules républiques des Boers menaient une guérilla permanente contre les nègres bantous. Et c'est sur le dos des nègres que fut menée la guerre, longue de dizaines d'années, entre les Boers et le gouvernement anglais. Le prétexte du conflit entre les Anglais et les républiques boers était la question noire, ou plutôt l'émancipa­tion des nègres que prétendait introduire la bourgeoisie anglaise. En réalité, il s'agissait de la concurrence entre l'économie paysanne et la politique coloniale du grand capitalisme autour des Hottentots et des Cafres, c'est-à-dire autour de leurs territoires et de leurs forces de travail. Le but des deux concurrents était le même : ils voulaient asservir, chasser ou exterminer les indigènes, détruire leur organisation sociale, s'approprier leurs terres et les contraindre au travail forcé pour les exploiter. Seules les méthodes étaient différentes. Les Boers préconisaient l'esclavage périmé comme fondement d'une économie naturelle patriarcale ; la bourgeoisie anglaise voulait introduire une exploitation moderne du pays et des indigènes sur une grande échelle. La loi fondamentale de la république du Transvaal proclamait avec une brutalité obtuse : « Le peuple ne tolère pas l'égalité entre les blancs et les noirs ni dans l'État ni à l'église ». Dans l’Orange et le Transvaal un nègre n'avait pas le droit de posséder de terres, de voyager sans passeport ni de se trouver dans la rue après la tombée de la nuit. Bryce raconte l'histoire d'un paysan, à l'est de la colonie du Cap (un Anglais pour préciser), qui avait fouetté un Cafre à mort. Après que le paysan eût comparu devant le tribunal et eût été acquitté, ses voisins le raccompagnèrent chez lui, musique en tête. Très souvent les blancs essayaient de se dispenser de payer les travailleurs indigènes libres, en les contraignant par des mauvais traitements à s'enfuir, une fois leur travail achevé.

La bourgeoisie anglaise poursuivait une tactique complètement opposée. Elle se posa longtemps comme la protectrice des indigènes, flattant en particulier les chefs de tribus, elle appuyait leur autorité et s'ingéniait à leur octroyer le droit de disposer de terres. Plus encore, elle rendait, autant que possible, les chefs propriétaires du terri­toire tribal, selon une méthode éprouvée, bien que ce fût absolument contraire à la tradition et à la situation sociale des noirs. Dans toutes les tribus, en effet, la terre était propriété collective, et même les souverains les plus cruels et les plus despo­tiques, tels que Lobengula, chef des Matabélés, avaient pour seul droit et pour seule tâche d'attribuer à chaque famille une parcelle de terrain à cultiver ; cette parcelle n'appartenait à la famille que tant que celle-ci la cultivait. Le but final de la politique anglaise était clair: depuis longtemps, elle se préparait à piller les terres sur une grande échelle, en se servant des chefs indigènes comme d'instruments. D'abord elle se contenta de « pacifier » les noirs par de grandes opérations militaires. Jusqu'en 1879, elle entre­prit neuf expéditions sanglantes en pays cafre pour vaincre la résis­tance des Bantous.

Mais le capital anglais ne dévoila ouvertement et énergiquement ses intentions véritables qu'à l'occasion de deux événements importants : la découverte des mines de diamants de Kimberley de 1867 à 1870 et la découverte des mines d'or du Transvaal de 1882 à 1885, ouvrirent une ère nouvelle dans l'histoire de l'Afrique du Sud. La Compagnie anglo-sud-africaine, c'est-à-dire Cecil Rhodes, entra en action. L'opinion publique anglaise se retourna brusquement, et l'envie de s'approprier les trésors de l'Afrique du Sud poussa le gouvernement anglais à prendre des mesures énergiques. La bourgeoisie anglaise ne recula devant aucun frais ni aucun sacrifice sanglant pour s'emparer des territoires d'Afrique du Sud. Les immigrants se ruèrent en Afrique. Jusqu'alors l'immigration était peu importante ; les Etats-Unis détournaient de l'Afri­que toute l'émigration européenne. Depuis la découverte des mines de diamant et d'or, le nombre de blancs dans la colonie sud-africaine fit un bond en avant : entre 1885 et 1895, 100 000 Anglais avaient émigré dans la seule colonie du Witwaterrand. La modeste économie paysanne passa à l'arrière-plan, l'industrie extractive prit la pre­mière place et avec elle le capital minier.

La politique du gouvernement britannique changea alors de cours. Aux environs de 1850, l'Angleterre avait reconnu les républiques boers par les traités de Sand River et de Bloemfontein. A présent les Anglais entreprirent l'encerclement politique des États boers en occupant tous les territoires à l'entour, pour empêcher toute expansion de leur part ; en même temps ils sacrifièrent les nègres qu'ils avaient longtemps proté­gés et privilégiés. Le capital anglais avança d'étape en étape. En 1868, l'Angleterre prit possession du Basutoland - naturellement à la « demande répétée » des indi­gènes[51]. En 1871, les Anglais séparèrent les terres à diamants du Witwaterrand de l'État d'Orange et en firent une colonie de la Couronne sous le nom de « Griqualand-Ouest ». En 1879, ils conquirent le Zoulouland et l'intégrèrent à la colonie du Natal. En 1885, ils s'emparèrent du Betchouanaland et l'annexèrent à la colonie du Cap. En 1888, ils soumirent les Matabélés et le Macholand; en 1889, la Compagnie anglo-sud-africaine obtint une concession dans ces deux derniers territoires - ceci également à la demande instante des indigènes et pour leur être agréable[52]. En 1884 et en 1887 la baie de Sainte-Lucie et toute la côte Est jusqu'aux frontières des colonies Portugaises furent annexées ; en 1894, l'Angleterre s'empara du Tongaland. Les Matabélés et les Machanas s'insur­gèrent dans un dernier sursaut désespéré, mais la société, Rhodes en tête, commença par étouffer la rébellion dans le sang, pour user ensuite des méthodes éprouvées de civilisation et de pacification des indigènes : deux grandes lignes de chemin de fer furent construites dans le territoire rebelle.

Les républiques boers se sentaient de plus en plus menacées par cet encerclement soudain. Mais à l'intérieur aussi le désordre régnait. Le flot immense de l'immigration et les vagues de la nouvelle et tumultueuse économie capitaliste menaçaient d'abattre les frontières des petites républiques paysannes. Il y avait un contraste frappant entre l'économie paysanne à la campagne et dans l'État d'une part, et les exigences et les besoins de l'accumulation capitaliste d'autre part. Les républiques manquèrent à cha­que instant à leur tâche. Une administration primitive et maladroite, la menace per­ma­nente d'une insurrection cafre, vue non sans quelque satisfaction par l'Angleterre, la corruption introduite dans les rouages du « Volksrad » et jouant le jeu des grands capitalistes grâce à la concussion, l'absence d'une police sûre capable de maintenir l'ordre dans cette société indisciplinée d'aventuriers, l'insuffisance d'approvisionne­ment de l'eau et des moyens de transports pour une colonie de 100 000 immigrants brusquement surgie du sol, une législation du travail incapable de régler et d'assurer l'exploitation des nègres dans les mines, des barrières douanières considérables enchérissant encore le prix de la main-d'œuvre pour les capitalistes, les prix élevés de transport du charbon - tous ces facteurs provoquèrent la faillite brusque et éclatante des républiques des Boers.

Dans leur stupidité obtuse, les Boers se défendirent contre le cataclysme capita­liste qui les anéantissait par la méthode la plus primitive qu'on puisse imaginer dans l'arsenal de paysans entêtés et bornés : ils privèrent de tous droits politiques les étrangers (Uitlanders), qui leur étaient bien supérieurs en nombre et incarnaient en face d'eux le capital, la puissance et le sens de l'histoire. Mais c'était là une mauvaise plaisanterie et les temps étaient graves. La gestion maladroite des Boers provoqua une chute de dividendes, ce qui ne put être longtemps toléré. Le capital des mines perdit patience. La Société anglo-sud-africaine construisit des chemins de fer, vain­quit les Cafres, fomenta des insurrections d'étrangers, enfin provoqua la guerre des Boers. L'ère de l'économie paysanne était close. Aux Etats-Unis, la guerre avait été le point de départ de la révolution capitaliste, en Afrique du Sud elle en fut l'aboutisse­ment, avec le même résultat dans les deux pays : le capital triompha de la petite éco­no­mie paysanne, construite elle-même sur les ruines de l'économie naturelle, incarnée par l'organisation primitive des indigènes. La résistance des républiques boers contre l'Angleterre fut aussi inefficace et aussi désespérée que l'avait été celle du fermier américain contre la domination capitaliste aux États-Unis. C'est le capital qui prit officiellement les rênes du pouvoir dans la nouvelle Union Sud-Africaine, qui rem­plaça les petites républiques boers par un grand État moderne, réalisant le programme impérialiste de Cecil Rhodes. Au conflit ancien entre les Hollandais et les Anglais succéda le conflit entre le capital et le travail : un million d'exploiteurs blancs des deux nations conclurent une alliance fraternelle à l'intérieur de l'Union, s'enten­dant pour priver une population de 5 millions de travailleurs noirs de leurs droits civiques et politiques. Cet accord ne toucha pas seulement les nègres des républiques boers, mais également les nègres de la colonie du Cap, à qui autrefois le gouvernement anglais avait accordé l'égalité civique et qui ont perdu partiellement leurs droits. Ce noble ouvrage, où la politique impérialiste des conservateurs culminait dans un coup de force cynique, devait être achevé par le parti libéral, avec l'approbation enthou­siaste des « crétins libéraux d'Europe » qui voyaient avec fierté et émotion dans la liberté et l'autonomie octroyées par l'Angleterre à une poignée de blancs en Afrique du Sud la preuve de la force créatrice et de la grandeur du libéralisme anglais.

La destruction du petit artisanat indépendant par la concurrence du capital est un chapitre à part, moins spectaculaire sans doute, mais tout aussi douloureux. Le para­graphe le plus sombre en est l'histoire du travail industriel à domicile. Nous ne pou­vons ici analyser en détail ce phénomène.

Voici donc le résultat général de la lutte entre le capitalisme et la production marchande simple : le capital se substitue à l'économie marchande simple, après avoir installé celle-ci à la place de l'économie naturelle. Si le capitalisme vit des formations et des structures non capitalistes, il vit plus précisément de la ruine de ces structures, et s'il a absolument besoin pour accumuler d'un milieu non capitaliste, c'est qu'il a besoin d'un sol nourricier aux dépens duquel l'accumulation se poursuit en l'absor­bant. Vue dans une perspective historique, l'accumulation capitaliste est une sorte de métabolisme entre les modes de production capitaliste et précapitaliste. Sans les formations précapita­listes, l'accumulation ne peut se poursuivre, mais en même temps elle consiste dans leur désintégration et leur assimilation. L'accumulation capitaliste ne peut donc pas plus exister sans les structures non capitalistes que celles-ci coexister avec l'accumu­lation. L'accumulation du capital a pour condition vitale la dissolution progressive et continue des formations précapitaIistes.

L'hypothèse de base du schéma marxien de l'accumulation ne correspond donc qu'à la tendance historique objective du mouvement de l'accumulation et à son terme théorique. L'accumulation tend à substituer à l'économie naturelle l'économie mar­chan­de simple, et l'économie capitaliste à l'économie marchande simple ; elle tend enfin à établir la domination absolue et générale de la production capitaliste dans tous les pays et dans toutes les branches de l'économie. Mais le capital s'engage ici dans une impasse. Le résultat final une fois acquis - en théorie du moins -l'accumulation devient impossible, la réalisation et la capitalisation de la plus-value deviennent des problèmes insolubles. Au moment où le schéma marxien de la reproduction élargie correspond à la réalité, il marque l'arrêt, les limites historiques du processus de l'accu­mu­lation, donc la fin de la production capitaliste. L'impossibilité de l'accumulation signifie du point de vue capitaliste l'impossibilité du développement ultérieur des forces de production, et donc la nécessité historique objective de l'effondrement du capi­talisme. D'où le comportement contradictoire du capitalisme dans la phase ultime de sa carrière historique : l'impérialisme.

Le schéma marxien de la reproduction élargie ne correspond donc pas aux condi­tions de l'accumulation tant que celle-ci se poursuit: l'accumulation ne se laisse pas enfermer dans le cadre rigide des échanges réciproques et de l'interdépendance entre les deux grandes sections de la production sociale (section des moyens de production et section des moyens de consommation), ainsi que l'indique le schéma. L'accumula­tion n'est pas seulement un rapport interne entre les branches de l'économie capita­liste, mais elle est surtout un rapport entre le capital et le milieu non capitaliste, où chacune des deux grandes sections de la production peut effectuer l'accumulation par­tiel­lement de manière autonome et indépendamment de l'autre section, où cependant les mouvements des deux sections s'entrecroisent et s'enchevêtrent continuellement. Les rapports compliqués qui résultent de ces mouvements, la différence de rythme et de direc­tion dans le cours de l'accumulation des deux sections, leurs relations maté­rielles et leurs rapports de valeur avec les modes de production non capitalistes ne se lais­sent pas réduire à une expression schématique exacte. Le schéma marxien de l'accu­mulation n'est que l'expression théorique du moment précis où la domination capita­liste a atteint sa dernière limite ou va l'atteindre, et en ce sens il a le même carac­tère de fiction scientifique que le schéma de la reproduction simple qui formu­lait théori­que­ment le point de départ de la production capitaliste. L'analyse exacte de l'accumu­la­tion capitaliste et de ses lois se trouve quelque part entre ces deux fictions.

30 L'emprunt international[modifier le wikicode]

La phase impérialiste de l'accumulation - ou phase de la concurrence mondiale du capital - est celle de l'industrialisation et de l'émancipation capitaliste de l'arrière-pays aux dépens duquel le capital réalisait jusque-là sa plus-value. Les méthodes spécifi­ques de cette phase sont : les emprunts internationaux, la construction de chemins de fer, les révolutions et les guerres. La période de 1900 à 1910 est particulièrement ca­rac­téristique pour l'action impérialiste du capital dans le monde, notamment en Asie et sur les confins européens de l'Asie : Russie, Turquie, Perse, Inde, Japon, Chine, ainsi qu'en Afrique du Nord. L'extension de la production marchande succé­dant à l'économie naturelle, l'extension de la production capitaliste succédant à l'éco­no­mie marchande simple ont été marquées par des guerres, des crises sociales et par la des­truc­tion de formations sociales entières. De même, aujourd'hui l'émancipa­tion capita­liste des pays économiquement dépendants du capital et des colonies s'accom­plit au travers de guerres et de révolutions. Dans ce processus de l'émancip­ation capi­ta­liste des pays économiquement dépendants du capital, la révolution est nécessaire pour briser les formes d'État périmées datant des époques de l'économie naturelle et de la production marchande simple et pour créer un appareil d'État moderne confor­me aux exigences de la production capitaliste. C'est dans cette catégorie qu'il faut classer les révolutions russe, turque et chinoise. Ces révolutions, notamment la révo­lu­­tion russe et la révolution chinoise, ne servent pas immédiate­ment les buts politi­ques de la domination capitaliste, elles font apparaître à côté des antagonismes anciens préca­pitalistes des contradictions nouvelles menaçant déjà la domination capi­taliste ; c'est ce qui conditionne leur profondeur et leur élan puissant, mais entrave et retarde en même temps leur cours victorieux. La guerre est généralement le moyen par lequel un jeune État capitaliste secoue la tutelle de l'ancien État, le baptême du feu et la mise à l'épreu­ve de l'indépendance capitaliste d'un État moderne. C'est pourquoi la réforme militaire ainsi que la réforme des finances constituent partout le prélude à l'émancipa­tion économique.

L'extension du réseau ferré reflète à peu près la marche en avant du capital. En Europe, l'accroissement du réseau ferroviaire fut le plus rapide autour des années 1840, en Amérique autour de 1850, autour de 1860 en Asie, autour de 1870 et 1880 en Australie, autour de 1890 en Afrique.

Le réseau de chemins de fer comprenait (en kilomètres) :
en Europeen Amériqueen Asieen Afriqueen Australie
18402 9254754
181023 50415 064
186061 86253 9351393455367
1870104 91493 13981851 7861 765
1880168 983174 666162874 6467847
1890223 869131 41733 7249 38618 889
1900283 878402 17160 30120 11424 014
1910333 848526 382101 91636 85431 014
Le taux d'accroissement était donc le suivant :
EuropeAmériqueAsieAfriqueAustralie
1840-50710 %215 %
1850-80121 %257 %
1880-70102%73 %486%350 %350%
1870-8062%88 %99 %156 %333 %
1880-9032%89 %107 %104 %142 %
1890-190027 %21%79 %114 %27 %

L'emprunt international lié à la construction des voies ferrées et à l'augmentation des armements accompagne toutes les phases de l'accumulation capitaliste : l'avène­ment de l'économie marchande, l'industrialisation de l'arrière-pays du capitalisme, et la transformation capitaliste de l'agriculture, ainsi que l'émancipation des jeunes États capitalistes. Les fonctions de l'emprunt international dans l'accumulation capitaliste sont très variées : il sert à transformer en capital l'argent de couches non capitalistes, argent qui est d'une part l'équivalent de marchandises (épargnes de la petite bourgeoi­sie moyenne) et d'autre part le fonds de consommation des classes parasitaires du capitalisme ; il sert à transformer le capital-argent en capital productif au moyen d'entreprises nationales comme la construction de voies ferrées et la fourniture d'armements ; il sert à transférer le capital accumulé des anciens pays capitalistes dans les nouveaux pays capitalistes. Au XVI° et au XVII° siècle, des emprunts trans­fé­rèrent du capital des villes italiennes en Angleterre, au XVIII° siècle de Hollande en Angleterre, au XIX° d'Angleterre aux républiques américaines et en Austra­lie, de France, d'Allemagne et de Belgique en Russie, actuellement d'Allema­gne en Turquie, d'Angleterre, d'Allemagne et de France en Chine et, par l'intermédiaire de la Russie en Perse. Dans la période impérialiste, le capital joue le rôle le plus important comme moyen d'émancipation des jeunes pays capitalistes.

Les contradictions de la phase impérialiste se manifestent très nettement dans les contradictions du système des emprunts internationaux. Ces emprunts sont indispen­sa­bles à l'émancipation des jeunes États capitalistes ascendants et en même temps ils constituent le moyen le plus sûr pour les vieux pays capitalistes de tenir les jeunes pays en tutelle, de contrôler leurs finances et d'exercer une pression sur leur politique étrangère, douanière et commerciale. Ils sont le moyen le plus efficace d'ouvrir de nouvelles sphères d'investissement au capital accumulé des vieux pays, mais aussi de créer à ceux-ci en même temps des concurrences nouvelles, d'élargir brusquement le champ d'action de l'accumulation capitaliste tout en le rétrécissant en même temps.

Ces contradictions du système international des emprunts démontrent combien les conditions de la réalisation et celles de la capitalisation de la plus-value diffèrent quant au temps et au lieu. La réalisation de la plus-value n'exige que l'extension géné­rale de la production marchande ; la capitalisation de la plus-value en revanche exige le refoulement progressif de la production marchande simple par la production capita­liste, ce qui enserre dans des limites de plus en plus étroites aussi bien la réalisation de la plus-value que sa capitalisation. L'emploi du capital international pour l'exten­sion du réseau de chemins de fer mondial reflète ces transformations. Entre 1830 et 1860, la construction de chemins de fer et les emprunts contractés à cette fin servaient surtout à refouler l'économie naturelle et à étendre l'économie marchande. C'est le cas des chemins de fer d'Amérique du Nord construits à l'aide du capital européen, et des chemins de fer russes construits autour de 1860 à l'aide d'emprunts. Par contre, la construction de chemins de fer en Asie et en Afrique depuis environ vingt ans sert pres­que exclusivement les buts de la politique impérialiste, c'est-à-dire la monopo­lisa­tion économique et la domination politique de l'arrière-pays du capitalisme. C'est le cas de la construction des chemins de fer d'Extrême-Orient et de Russie d'Asie. On sait que l'occupation militaire de la Mandchourie par la Russie avait été préparée par l'envoi de troupes destinées à protéger les ingénieurs russes qui travaillaient à la construction du chemin de fer de Mandchourie. Les concessions de chemins de fer accordées à la Russie en Perse ont la même fonction, ainsi que les entreprises alle­man­des en Asie Mineure et en Mésopotamie, et les entreprises anglaises et alleman­des en Afrique.

Il nous faut ici dissiper un malentendu au sujet des placements de capitaux dans les pays étrangers et de la demande de capitaux de ces pays. L'exportation de capitaux anglais en Amérique était de la plus haute importance dès les alentours de 1820, c'est elle qui fut la cause principale de la première véritable crise industrielle et commer­ciale en 1825. Depuis 1824, la Bourse de Londres était submergée de titres émis par les pays de l'Amérique du Sud. En 1824-1825 les nouveaux États d'Amérique du Sud et d'Amérique centrale contractèrent à Londres des emprunts se chiffrant à plus de 20 millions de livres sterling. En outre, le marché anglais fut inondé d'énormes masses d'actions industrielles sud-américaines. Le brus­que essor industriel et l'ouverture des marchés américains ont entraîné une expor­tation énorme de marchandises anglaises dans les pays sud-américains et d'Amé­ri­que centrale. L'exportation de marchandises britanniques dans ces pays est passée de 2 900 000 livres en 1821 à 6 400 000 livres en 1825.

Les cotonnades constituaient l'objet le plus important de cette exportation. Sous l'impulsion d'une forte demande. la production anglaise de coton s'agrandit rapide­ment. Beaucoup de nouvelles usines furent créées. Le coton brut travaillé en Angle­terre passa de 129 millions de livres sterling en 1821 à 167 millions de livres sterling en 1825.

Ainsi tous les éléments de la crise étaient donnés. Tougan-Baranowsky demande : « Où les pays d'Amérique du Sud ont-ils pris les moyens d'acheter en 1825 deux fois plus de marchandises qu'en 1821 ? Ce sont les Anglais eux-mêmes qui leur ont fourni ces moyens. Les emprunts contractés à la Bourse de Londres ont servi à payer les marchandises importées. Les fabricants anglais s'illusionnèrent sur la demande qu'ils avaient créée eux-mêmes et durent se convaincre combien leurs espoirs étaient exagérés »[53].

Tougan considérait donc le fait que la demande sud-américaine de produit anglais avait été suscitée par le capital anglais comme une « illusion », comme un rapport économique anormal. Il reprend ici la doctrine d'un théoricien avec qui il prétendait ne rien avoir de commun. L’idée que la crise anglaise de 1825 peut s'expliquer par le développement « étrange » du rapport entre le capital anglais et la demande sud-amé­ri­caine est contemporaine de cette crise : Sismondi en personne avait posé la même question que Tougan-Baranowsky, et décrivait la situation avec une grande précision dans ses Nouveaux principes d'économie politique :

« L'ouverture de l'immense marché qu'offrait aux producteurs industrieux l'Amé­rique espagnole, m'avait paru l'événement qui pouvait le plus soulager les manufac­tures anglaises. Le gouvernement britannique en jugea de même; et dans les sept ans qui se sont écoulés depuis la crise commerciale de 1818, une activité inouïe s'est exercée pour faire pénétrer le commerce anglais jusque dans les parties les plus reculées du Mexique, de Colombie, du Brésil, de Rio de la Plata, du Chili et du Pérou. Avant que le ministère se fût déterminé à reconnaître ces nouveaux États, il eut soin d'y protéger le commerce anglais par des stations fréquentes de vaisseaux de ligne, dont les commandants remplissaient des fonctions plus diplomatiques que militaires. Il a ensuite bravé les clameurs de la Sainte Alliance et reconnu les nou­velles républiques, au montent où toute l'Europe, au contraire, conjurait leur ruine. Mais quelque immense que fût le débouché qu'offrait l'Amérique libre, il n'aurait point encore suffi pour absorber routes les marchandises que l'Angleterre avait produites par-delà les besoins de la consommation, si les emprunts des nouvelles républiques n'avaient tout à coup augmenté démesurément leurs moyens d'acheter des marchandises anglaises. Chaque État de l'Amérique em­prun­ta aux Anglais une somme suffisante pour mettre en action son gouverne­ment: et, quoique ce fut un capital, il la dépensa entièrement dans l'année comme un revenu, c'est-à-dire qu'il l'employa tour entière à acheter des marchandises anglaises pour le compte du pu­blic, où à payer celles qui avaient été expédiées pour le compte des particuliers. De nombreuses compagnies furent en même temps formées, avec d'immenses capitaux, pour exploiter toutes les mines d'Amérique, mais tout l'argent qu'elles ont dépensé est de même revenu en Angleterre pour payer ou les machines dont elles ont directement fait usage, ou les marchandises expédiées aux lieux où elles devaient travailler. Tant qu'a duré ce singulier commerce, où les Anglais demandaient seule­ment aux Amé­ricains de vouloir bien acheter, avec des capitaux anglais, des mar­chan­dises anglai­ses, et de les consommer pour l'amour d'eux, la prospérité des manufactures anglai­ses a paru brillante. Non plus le revenu, mais le capital anglais a été employé à activer la consommation ; les Anglais achetant et payant eux-mêmes leurs propres marchandises qu'ils envoyaient en Amérique, ne se sont épargné que le plaisir d'en jouir eux-mêmes[54]. »

Sismondi en tire pour sa part la conclusion personnelle que seul le revenu, c'est-à-dire la consommation personnelle. constitue la limite réelle du marché capitaliste, et il profite de cet exemple pour mettre en garde une fois de plus contre les dangers de l'accumulation.

En réalité les événements qui avaient précédé la crise de 1825 sont restés jusqu'à nos jours typiques pour la période de croissance et d'expansion du capital, et les rapports « étranges » constituent l'une des bases de l'accumulation capitaliste. Notam­ment dans l'histoire du capital anglais, ces rapports se répètent régulièrement avant chaque crise, comme Tougan-Baranowsky le prouve lui-même par les chiffres et les faits suivants : la crise de 1836 avait pour cause immédiate la saturation des marchés américains par les marchandises anglaises. C'est encore l'argent anglais qui avait payé ces marchandises. En 1834, aux Etats-Unis, l'importation de marchandises dépassa les exportations de 6 millions de dollars, en même temps l'importa­tion de métaux précieux dépassait l'exportation de presque 16 millions de dollars ; en 1836, l'année de la crise, l'excédent des marchandises importées se monta à 52 millions de dollars, et cependant l'excédent de métaux précieux importés s'élevait encore à 9 millions de dollars. Cet afflux d'argent et de marchandises provenait surtout d'Angleterre, où les actions de chemins de fer des Etats-Unis étaient achetées en masse. En 1835 et 1836, 61 nouvelles banques furent fondées aux Etats-Unis avec un capital de 52 millions de dollars - principalement d'origine anglaise. Ainsi, cette fois encore, les Anglais payaient eux-mêmes leur exportation. De la même manière, à la fin des années 1850, on trouve encore le capital anglais derrière l'essor industriel sans précédent du Nord des Etats-Unis, qui finalement conduisit à la guerre civile. Ce capital créa à nouveau aux Etats-Unis des débouchés élargis pour l'industrie anglaise.

Ce n'est pas uniquement le capital anglais, mais le capital européen tout entier qui prit part, dans la mesure de ses possibilités, à ce « commerce étrange » ; Schäffle écrit qu'en cinq ans, entre 1849 et 1854, il y eut dans les Bourses d'Europe au moins un million de florins investis dans des valeurs américaines. L'essor industriel général provoqué par ces investissements aboutit au krach mondial de 1857. Autour de 1860, le capital anglais s'empressa de créer en Asie une situation analogue à celle des Etats-Unis. Le capital afflua en Asie Mineure et en Inde, finançant la construction de grandes lignes ferroviaires - en 1860 le réseau de chemins de fer des Indes britan­niques comprenait 1 350 km, en 1870, 7 685 km, en 1880, 14 977 km, en 1890 27 000 km - en conséquence la demande de marchandises anglaises augmenta. Mais en même temps, le capital anglais, à peine la guerre de Sécession était-elle terminée, se tourna à nouveau vers les Etats-Unis, finançant la plus grande partie des énormes constructions de chemins de fer de l'Union entre 1860 et 1870 : en 1850, le réseau ferroviaire comprenait 14 151 km, en 1860 49 292 km, en 1870 85 139 km, en 1880 150 717 km, en 1890 268 409 km. Les matériaux nécessaires aux constructions ferroviaires étaient également fournis par l’Angleterre ; c'est là l'une des causes principales de l'expansion soudaine de l'industrie anglaise du charbon et de l'acier, et c'est pourquoi ces branches de production furent tellement affectées par les crises américaines de 1866, de 1873 et de 1874. Ce que Sismondi regardait comme une folie évidente s'est réalisé dans cet exemple : les Anglais construisaient aux Etats-Unis des chemins de fer avec leur propre fer et leurs propres matériaux, les payant avec leur propre capital et s'abstenant de « jouir » de ces chemins de fer. Malgré toutes les crises périodiques, le capital européen tirait un tel profit de cette folie que, vers 1875, la Bourse de Londres fut saisie d'une fièvre de prêts à l'étranger.

Entre 1870 et 1875, les emprunts furent contractés à Londres pour une valeur de 260 millions de livres sterling - ce qui entraîna immédiatement une croissance rapide des exportations de marchandises anglaises dans les pays d'outre-mer. Bien que ces pays fissent périodiquement faillite, le capital continua à y affluer en masse. A la fin des années 1870, certains pays avaient partiellement ou complètement suspendu le paiement des intérêts : la Turquie, l'Égypte, la Grèce, la Bolivie, Costa-Rica, l'Équa­teur, le Honduras, le Mexique, le Paraguay, Saint-Domingue, le Pérou, l'Uruguay, le Venezuela. Cependant, dès la fin des années 1880, la fièvre de prêts aux États d'outremer reprenait : des États d’Amérique du Sud, des colonies d'Afrique du Sud, absorbent d'énormes quantités de capital européen. Ainsi les emprunts de la République argentine s'élevaient en 1874 à 10 millions de livres sterling, en 1890 à 59,1 millions de livres sterling. Là aussi l'Angleterre construisait des chemins de fer avec son propre fer et son propre charbon et les payait de son propre capital. Le réseau de chemins de fer argentin comprenait en 1883 3 123 km, en 1896 13 691 km.

En même temps les exportations anglaises augmentaient. En voici les chiffres (en livres sterling) :

FerMachinesCharbon
188621,8 millions10,1 millions9,8 millions
189031,6 millions16,4 millions19 millions

En Argentine en particulier l'importation globale de produits anglais passa de 4,7 millions de livres en 1885 à 10,7 millions de livres quatre ans plus tard.

En même temps le capital anglais affluait en Australie sous forme de prêts d'État. Dans les trois colonies de Victoria, de la Nouvelle Galles du Sud et de Tasmania, les emprunts s'élevaient à la fin des années 1880 à 112 millions de livres, dont 81 millions furent investis dans la construction ferroviaire. Les chemins de fer d'Aus­tralie comprenaient en 1881 4 900 milles, en 1895 15 600 milles. Ici aussi l'Angle­terre fournissait à la fois le capital et les matériaux de construction. C'est pourquoi elle fut également touchée par les crises de 1890 en Argentine, au Transvaal, au Mexique, en Uruguay et par celle de 1893 en Australie.

Depuis vingt ans, il s'est produit un seul phénomène nouveau les capitaux alle­mands, français et belges participèrent à côté du capital anglais aux investissements à l'étranger, et notamment aux prêts. Entre les années 1850 et la fin des années 1880, la construction ferroviaire en Asie Mineure fut financée par le capital anglais. Ensuite le capital allemand envahit l'Asie Mineure et entreprit d'exécuter l'énorme projet de construction du chemin de fer d'Anatolie et de Bagdad. Les investissements des capitaux allemands en Turquie entraînent un accroissement des exportations alleman­des dans ce pays. Celles-ci s'élevaient en 1896 à 28 millions de marks, en 1911 à 113 millions de marks ; en 1901, pour la seule Turquie d'Asie, elles comprenaient 12 mil­lions et en 1911 37 millions de marks. Ici aussi les marchandises allemandes impor­tées sont payées en grande partie par le capital allemand et les Allemands s'abstien­nent seulement - selon le mot de Sismondi - du plaisir de con­som­mer leurs propres produits.

Examinons les choses de plus près. La plus-value réalisée qui, faute de pouvoir être capitalisée, ne trouve pas d'emploi en Angleterre ou en Allemagne, est investie dans les chemins de fer, les canaux ou les mines en Argentine, en Australie, en Afrique ou en Mésopotamie, etc. Les machines, le matériel, etc., sont fournis par le pays d'origine du capital et payés par ce même capital. Mais c'est exactement ce qui se passe dans le pays même de production capitaliste : avant de pouvoir fonctionner, le capital doit acheter lui-même ses éléments productifs et s'incarner en eux. Sans doute ici les produits sont-ils consommés dans le pays même, tandis que dans le premier cas ils le sont à l'étranger. Cependant le but de la production capitaliste n'est pas la consommation de ses produits, mais la plus-value, l'accumulation. Le capital sans emploi n'avait pas la possibilité d'accumuler dans son pays d'origine faute de demande de produits additionnels. Mais à l'étranger, où la production capitaliste n'est pas encore développée, une demande additionnelle a surgi de gré ou de force dans des milieux non capitalistes. C'est précisément le transfert de la « jouissance » des produits qui est décisif, car la consommation des deux classes de la société capitaliste : capitalistes et ouvriers, n'entre pas en ligne de compte pour le capital. Les nouveaux consommateurs doivent naturellement payer la « jouissance » des produits, réaliser la plus-value, ce qui implique des moyens de paiement. Ceux-ci leur sont fournis en partie par les échanges de marchandises qui surgissent avec la pénétration du capital. La construction de chemins de fer, l'exploitation des mines (mines d'or, etc.) entraî­nent immédiatement un commerce actif, qui réalise peu à peu le capital investi dans les chemins de fer et les mines ainsi que la plus-value produite par le capital. Le capital exporté peut chercher à opérer par lui-même comme société anonyme, ou bien il peut participer, par l'intermédiaire de l'État débiteur (emprunts), à la nouvelle activité industrielle ou aux moyens de transports du pays ; les créanciers peuvent parfois perdre partiellement ou totalement le capital ainsi placé, car les sociétés anonymes font assez souvent faillite lorsqu'elles sont basées sur des évaluations inex­ac­tes ou sous de fausses spéculations, ou encore l'État débiteur peut être lui-même acculé à la banqueroute. Mais tout cela ne change rien à l'opération comme telle.

Le capital individuel peut aussi souvent être englouti par les crises dans son pays d'origine. L'essentiel, c'est que le capital accumulé du vieux pays capitaliste trouve dans le pays jeune une nouvelle possibilité de produire et de réaliser la plus-value, c'est-à-dire de continuer l'accumulation. Les nouveaux pays possèdent d'immenses domaines dominés par l'économie naturelle, à laquelle se substitue l'économie mar­chande, ou, s'il y règne une économie marchande simple, celle-ci est refoulée par le capital. La construction de chemins de fer et l'exploitation de mines (notamment de mines d'or) sont des exemples typiques d'investissement de capital des vieux pays capitalistes dans de jeunes pays ; ces investissements ont la propriété de provoquer brusquement, dans des conditions d'économie naturelle, un commerce actif de mar­chan­dises ; dans l'histoire économique, ils sont tous deux les signes de la dissolution rapide des anciennes formations économiques, ils marquent l'avènement de crises sociales, le développement d'une économie moderne, en particulier de l'économie marchande, puis de la production capitaliste.

Le rôle des emprunts internationaux et des placements de capitaux dans des actions de mines ou de chemins de fer étrangers est aussi la meilleure illustration critique du schéma de la reproduction élargie de Karl Marx. Dans ces deux cas, la reproduction élargie est la capitalisation de la plus-value déjà réalisée précédemment (à moins que les emprunts ne soient alimentés par les épargnes de couches petites-bourgeoises ou semi-prolétariennes). La forme, le moment et les circonstances de la réalisation préalable du capital exporté par les vieux pays, tout cela n'a rien à voir avec son nouveau champ d'accumulation. Le capital anglais investi dans les chemins de fer d'Argentine était peut-être auparavant de l'opium indien réalisé en Chine. En outre le capital anglais qui construit des chemins de fer en Argentine est d'origine anglaise, non seulement sous sa forme de valeur, comme capital-argent, mais encore sous sa forme matérielle : le fer, le charbon, les machines, etc., sont fournis par l'Angle­terre ; cela signifie que la plus-value se présente dès l'origine en Angleterre sous une forme matérielle propice à l'accumulation. La force de travail, forme maté­rielle du capital variable, est le plus souvent d'origine étrangère : elle est constituée par la main-d'œuvre indigène que le capital des vieux pays s'assujettit comme nouvel instrument d'exploitation.

Mais nous pouvons envisager par hypothèse le cas où la main-d'œuvre elle-même est immigrée du pays d'origine du capital. Il est de fait, par exemple, que des mines d'or nouvellement découvertes attirent, surtout dans les premiers temps, une immigration massive des vieux pays capitalistes, et qu'elles sont souvent exploitées par la main-d'œuvre de ces pays. Nous pouvons imaginer le cas où dans un pays nouveau, le capital-argent, les moyens de production et les forces de travail provien­nent d'un vieux pays capitaliste, par exemple l'Angleterre. Pourtant l'accumu­lation n'a pu s'effectuer en Angleterre, bien que toutes les conditions matérielles de l'accu­mulation y fussent données : la plus-value réalisée sous forme de capital-argent, le surproduit sous sa forme productive et des réserves de main-d'œuvre. L'Angleterre ni les clients pour lesquels elle produisait jusqu'alors n'avaient pas besoin de chemins de fer ni d'une extension de l'industrie. Seule l'ouverture de vastes territoires non capitalistes, en agrandissant le cercle des consommateurs, a pu permettre au capital de poursuivre la reproduction élargie, c'est-à-dire l'accumulation.

Cependant, qui sont ces nouveaux consommateurs ? Qui paie en dernier ressort l'emprunt international, qui réalise la plus-value des entreprises capitalistes fondées avec ces emprunts ? L'histoire de l'Égypte et de la Turquie fournit une réponse classi­que à cette question. L'histoire de l'Égypte dans la seconde moitié du XIX° siècle est caractérisée par trois faits saillants : la création d'entreprises capitalistes modernes de grande envergure, l'accroissement inouï de la dette publique et l'effondrement de l'économie paysanne. En Égypte, le servage s'est maintenu jusqu'à l'époque moderne, et le Wali, puis le Khédive ont poursuivi dans le domaine de la propriété foncière leur politique personnelle par des méthodes de force. Mais, précisément cette situation primitive offrait un terrain extrêmement favorable pour les opérations du capital européen. D'un point de vue économique, il suffisait de créer les conditions nécessai­res à une économie fondée sur le capital. Pour ce faire, on fit jouer directement l'autorité de l'État, et Méhemet Ali, le créateur de l'Égypte moderne, employa jusqu'aux années 1830 une méthode d'une simplicité patriarcale : chaque année, il « achetait » aux fellahs, au nom de l'État, leur récolte entière, pour leur revendre au prix fort le minimum nécessaire à leur subsistance et à l'ensemencement des terres. Par ailleurs, il faisait venir du coton des Indes, de la canne à sucre d'Amérique, de l'indigo et du poivre et prescrivait aux fellahs, au nom de l'État, la quantité qu'ils devaient planter, le coton et l'indigo étant déclarés monopoles d'État, ne pouvant donc être vendus qu'à l'État, et rachetés également par l'État. C'est par de telles méthodes que le commerce fut introduit en Égypte. Sans doute Méhemet Ali contribua-t-il gran­dement à I'augmentation de la productivité du travail : il fit remettre en état les anciennes canalisations, creuser des puits et surtout il entreprit la construction du grand barrage de Kalioub sur le Nil, le premier de la série des grandes entreprises capitalistes en Égypte. Celles-ci comprirent par la suite quatre grands secteurs : il y eut en premier lieu les travaux de canalisation, parmi lesquels le barrage de Kalioub, qui fut construit entre 1845 et 1853, et coûta 50 millions de marks, sans compter le travail gratuit des paysans - mais se révéla d'abord inutilisable ; ensuite des voies de circulation, dont la plus importante, le canal de Suez, devait avoir des conséquences fatales pour l'histoire de l'Égypte ; puis l'introduction de la culture du coton et de la canne à sucre. Avec la construction du canal de Suez, l'Égypte s'était déjà mise sous la dépendance du capital européen, bientôt elle lui fut livrée pieds et poings liés. Le capital français fut le premier, suivi par le capital anglais ; la concurrence des deux pays se poursuivit pendant les vingt années suivantes à travers tous les désordres et les troubles intérieurs de l'Égypte. Les opérations du capital français, qui finança la construction du barrage inutilisable sur le Nil ainsi que le percement du canal de Suez, offraient peut-être l'exemple le plus curieux de l'accumulation du capital européen aux dépens de la situation primitive de l'Égypte. Pour prix des bienfaits de ce canal, qui devait détourner d'Égypte tout le commerce d'Europe et d'Asie et diminuer sensiblement la participation égyptienne à ce commerce, le pays s'engageait tout d'abord à fournir pendant des années le travail gratuit de 20 000 serfs, et ensuite à acheter pour 70 millions de marks d'actions, soit 40 % du capital total de la Compagnie de Suez. Ces 70 millions constituèrent le noyau de l'énorme dette égyp­tienne qui, vingt ans plus tard, entraîna l'occupation militaire du pays par l'Angleterre. On introduisit un bouleversement soudain dans les méthodes d'irriga­tion: on remplaça par des pompes à vapeur les antiques « sakias », c'est-à-dire les norias actionnées par des bœufs ; dans le seul delta, 50 000 de ces norias fonction­naient pendant sept mois de l'année. A présent, des bateaux à vapeur modernes assuraient la circulation sur le Nil entre Le Caire et Assouan. Le changement le plus profond dans la situation économique de l'Égypte fut produit par la culture du coton. A la suite de la guerre de Sécession américaine et de la disette anglaise de coton, qui avaient fait monter le prix du kilo de 60 ou 80 pfennigs à 4 ou 5 marks, I'Égypte s'empressa à son tour de cultiver le coton. Tout le monde en plantait, mais surtout la famille du vice-roi. Le vice-roi sut agrandir rapidement ses propriétés, soit par le, pillage pratiqué sur une grande échelle, soit par la confiscation, par l'« achat », forcé ou par le vol pur et simple. D'innombrables villages devinrent brusquement propriété du vice-roi sans que personne sût expliquer le fondement légal de tels actes. En un temps incroyable­ment court, cet ensemble immense de domaines devait être trans­formé en plantations de coton, ce qui bouleversa entièrement toute la technique de l'agriculture égyptienne traditionnelle. On construisit des digues pour protéger les champs de coton des crues périodiques du Nil, en même temps on introduisait un système d'irrigation artificielle abondante et régulière. Ces travaux, ainsi que le labourage continu en profondeur, inconnu des fellahs qui ne faisaient qu'égratigner le sol avec une charme datant du temps des Pharaons, enfin le travail intensif au mo­ment de la récolte - tout cela posait des exigences énormes à la main-d'œuvre égyp­tien­ne. Celle-ci était encore constituée par les paysans astreints à la corvée, et l'État s'arrogeait le droit d'en disposer sans réserve. Les fellahs étaient déjà employés de force par milliers à la construction du barrage de Kalioub et du canal de Suez ; à présent ils étaient occupés à la cons­truction de digues et de canaux, et à des travaux de culture dans les propriétés du vice-roi. Le Khédive avait maintenant besoin pour lui-même des 20 000 serfs qu'il avait mis à la disposition de la Compagnie de Suez, d'où le premier conflit avec le capital français. Une sentence d'arbitrage de Napoléon III attribua à la Compagnie de Suez un dédommagement de 67 millions de marks ; le Khédive accepta cette sentence d'autant plus volontiers qu'il pouvait extorquer la somme à ces mêmes fellahs qui étaient l'objet du conflit. On entreprit donc les travaux de canalisation. On commanda en Angleterre et en France un grand nombre de machines à vapeur, de pompes centri­fu­ges et de locomotives. Par centaines, ces machines étaient expédiées d'Angleterre à Alexandrie, ensuite elles étaient transportées par bateau sur les canaux et le Nil, puis à dos de chameau dans l'intérieur du pays. Pour travailler le sol, on avait besoin de charrues à vapeur d'autant plus qu'en 1864 une épidémie avait décimé le cheptel. Ces machines provenaient aussi la plupart du temps d'Angleterre. La maison Fowler fut agrandie aux frais de l'Égypte spécialement pour les besoins du vice-roi[55].

L'Égypte eut brusquement besoin d'une troisième sorte de machines : des appareils à égrener et des presses à emballer le coton. Par douzaines, les installations furent dressées dans les villes du delta. Sagasig, Tanta, Samanud et d'autres villes encore se mirent à fumer comme les villes industrielles anglaises. De grandes fortunes circu­laient dans les banques d'Alexandrie et du Caire. Dès l'année suivante il y eut un effondrement des cours du coton : après la paix de l'Union américaine, le prix du coton tomba en quelques jours de 27 pence la livre à 15, 12, puis finalement à 6 pence la livre. L'année suivante Ismaïl Pacha se lança dans une nouvelle spéculation : la production de la canne à sucre. Le travail forcé des fellahs devait faire concurrence aux États du Sud de l'Union où l'esclavage avait été aboli. Pour la seconde fois, il y eut une révolution dans l'agriculture égyptienne. Les capita­listes français et anglais trouvèrent un nouveau champ d'accumulation rapide. En 1868 et 1869, l'Égypte com­manda dix-huit énormes fabriques de sucre, capables de produire chacune 200 000 kilos de sucre par jour, quatre fois plus que les installations connues jusqu'alors. Six d'entre elles furent commandées en Angleterre, douze en France. Cependant, à cause de la guerre franco-allemande, on repassa la plus grande partie de la commande à l'Angleterre. On devait construire ces fabriques à des inter­valles de 10 kilomètres le long du Nil, elles devaient chacune être le centre d'un district de canne à sucre d'une superficie de 10 km2. Pour fonctionner à plein, chaque fabrique avait besoin d'une livraison quotidienne de 2 000 tonnes de canne à sucre. Tandis qu'il y avait là 100 vieilles charrues à vapeur cassées, datant de l'époque du coton, on en commanda 100 nouvelles pour la culture de la canne à sucre. Les fellahs furent amenés par milliers dans les plantations, tandis que des milliers d'autres étaient employés de force à la construction du canal d'Ibrahïniya. Le bâton et le fouet ne chômaient pas. Bientôt il y eut un problème de transport : il fallut bientôt construi­re autour de chaque fabrique pour y amener les masses de canne à sucre, un réseau de chemins de fer, des rails mobiles, des lignes de câbles volants, des locomotives pour routes. Ces commandes énormes furent passées au capital anglais. En 1872, on ouvrit la première fabrique géante. Provisoirement, 4 000 chameaux pourvoyaient au trans­port de la canne à sucre. Mais on vit bientôt qu'il était impossible de livrer la quantité de canne nécessaire au fonctionnement de l'entreprise. Le personnel était tout à fait incompé­tent, le fellah, habitué au travail forcé, ne pouvait pas être transformé à coups de fouet en ouvrier moderne. L'entreprise s'effondra, avant que beaucoup de machi­nes com­man­dées ne fussent même installées. Avec la spéculation sur le sucre se termine en 1873 l'ère des grandes entreprises capitalistes en Égypte.

Qui fournit le capital pour ces entreprises ? Les emprunts internationaux. En 1863, un an avant sa mort, Saïd Pacha contracte le premier emprunt d'une valeur nominale de 68 millions de marks, mais qui, déduction faite des commissions, de l'es­compte, etc., se montait à 50 millions de marks nets. Il légua cette dette à Ismaïl, ainsi que le traité de Suez qui imposait à l'Égypte une contribution de 340 millions de marks. En 1864, Ismaïl contracta un premier emprunt d'une valeur nominale de 114 millions à 7 %, et d'une valeur réelle de 97 millions à 8,25 %. Cet emprunt fut dépen­sé en un an, 67 millions servirent à dédommager la Compagnie de Suez, et le reste fut englouti dans l'épisode du coton. En 1865, la Banque anglo-égyptienne accor­da le premier « prêt de Daira », comme on l'appelle. Les propriétés privées du Khédive servaient Je caution à ce prêt, qui était d'une valeur nominale de 68 millions à 9 % et d'une valeur réelle de 50 millions à 12 %. En 1866, Frühling et Göschen accordèrent un nouveau prêt d'une valeur nominale de 60 millions et d'une valeur réelle de 52 millions ; en 1867, la Banque Ottomane accorda un prêt d'une valeur nominale de 40 millions, d'une valeur réelle de 34 millions. La dette en suspens se montait alors à 600 millions. Pour en consolider une partie, on contracta auprès de la banque Oppenheim et Neffen un emprunt d'une valeur de 238 millions à 4 %, en réalité Ismaïl ne reçut que 162 millions à 13,5 %. Cette somme permit d'organiser la grande fête d'inauguration du canal de Suez, qui fut célébrée devant toutes les personnalités du monde de la finance, des cours et du demi-monde européen. Une prodigalité insensée fut déployée à cette occasion ; en outre, une nouvelle commission de 20 millions fut offerte au chef turc. le sultan. En 1870, un prêt fut accordé par la maison Bischoffshein et Goldschmidt pour une valeur nominale de 242 millions à 7 %, et pour une valeur réelle de 100 millions à 13 %. Puis, en 1872 et 1873, Oppenheim accorda deux prêts, l'un, modeste, de 80 millions à 14 %, et l'autre très important, d'une valeur nominale de 640 millions à 8 % ; ce dernier réussit à réduire de moitié la dette en suspens, mais comme il fut utilisé à racheter les lettres de change qui étaient aux mains des banquiers européens, il ne rapporta en fait que 220 millions.

En 1874, on tenta encore un emprunt de 1 000 millions de marks en échange d'une rente annuelle de 9 % ; mais il ne rapporta que 68 millions. Les papiers égyp­tiens étaient de 54 % au dessous de leur valeur nominale. En treize ans, depuis la mort de Saïd Pacha, la dette publique était passée de 3 293 000 livres sterling à 94 110 000 livres sterling, c'est-à-dire environ 2 milliards de marks[56]. La faillite était à la porte.

Au premier regard ces opérations financières semblent le comble de l'absurdité. Un emprunt chasse l'autre, les intérêts des emprunts anciens sont couverts par des emprunts nouveaux. on paie les énormes commandes industrielles faites au capital anglais et français avec l'argent emprunté au capital anglais et français.

Mais en réalité, bien que tout le monde en Europe soupirât et déplorât la gestion insensée d'Ismaïl, le capital européen réalisa en Égypte des bénéfices sans précédent - nouvelle version de la parabole biblique des vaches grasses, unique dans l'histoire mondiale du capital. Et surtout chaque emprunt était l'occasion d'une opération usuraire qui rapportait aux banquiers européens 1/5 et même 1/3 ou davantage de la somme prétendument prêtée. Ces bénéfices usuraires devaient cepen­dant être payés d'une manière ou d'une autre. Où en puiser les moyens ? C'est l'Égypte qui devait les livrer, et la source en était le fellah égyptien. C'est l'économie paysanne qui livrait en dernier ressort tous les éléments des grandioses entreprises capitalistes. Elle fournissait la terre, puisque les soi-disant propriétés du khédive, acquises aux dépens des villages grâce au pillage et au chantage, avaient pris des proportions immenses depuis quelque temps ; elles étaient la base des plans de cana­li­sation, des plantations de coton et de sucre. L'économie paysanne fournissait égale­ment une main-d'œuvre gratuite, qui devait en outre pourvoir à ses propres frais d'entretien pendant tout le temps de son exploitation. Les miracles techniques créés par les ingénieurs européens et les machines européennes dans le secteur des canalisations, des transports, de l'agriculture et de l'industrie égyptiennes étaient réali­sés grâce au travail forcé des paysans. Des masses énormes de paysans travaillaient au barrage de Kalioub et au canal de Suez, à la construction de chemins de fer et de digues, dans les plantations de coton et dans les sucreries ; ils étaient exploités sans bornes selon les besoins du moment et passaient d'un travail à l'autre. Bien que les limites techniques de l'utilisation du travail forcé Pour les buts du capital moderne fussent à chaque instant manifestes, cette insuffisance était compensée par la domi­nation absolue exercée sur la main-d'œuvre : la quantité des forces de travail, la durée de l'exploitation, les conditions de vie et de travail de la main-d'œuvre dépendaient entièrement du bon vouloir du capital.

En outre l'économie paysanne ne fournissait pas seulement la terre et la main-d'œuvre, mais aussi l'argent, par l'intermédiaire du système fiscal. Sous l'influence de l'économie capitaliste, les impôts extorqués aux petits paysans devenaient de plus en plus lourds. L'impôt foncier augmentait sans cesse : à la fin des années 1860, il s'éle­vait à 55 marks par hectare, tandis que les grandes propriétés n'étaient imposées que de 18 marks par hectare, et que la famille royale ne payait aucun impôt sur ses immenses domaines. A cela s'ajoutaient encore des taxes spéciales, par exemple celles destinées à l'entretien des travaux de canalisation qui servaient presque unique­ment aux propriétés du vice-roi ; elles se montaient à 2,50 marks par hectare. Le fellah devait payer, pour chaque dattier qu'il possédait, une taxe de 1,35 mark, pour la case où il habitait, 75 pfennigs. En outre il y avait un impôt personnel de 6,50 marks pour chaque individu masculin âgé de plus de dix ans. Sous le gouvernement de Méhemet Ali, les fellahs payaient au total 50 millions de marks d'impôts, sous celui de Saïd 100 millions de marks, sous celui d'Ismaïl 163 millions de marks.

Plus la dette envers le capital européen s'accroissait, plus il fallait extorquer d'argent à l'économie paysanne[57]. En 1869 tous les impôts furent augmentés de 10 % et perçus d'avance pour l'année 1870. En 1870, l'impôt foncier fut augmenté de 10 marks par hectare. Les villages de Haute Égypte commencèrent à se dépeupler, on démolissait les cases, on laissait le sol en friche pour éviter de payer des impôts. En 1876, l'impôt sur les dattiers fut augmenté de 50 pfennigs. Les hom­mes sortirent des villages pour abattre leurs dattiers, et on dut les en empêcher par des feux de salve. On raconte qu'en 1879 10 000 fellahs moururent de faim au nord de Siut faute de se procurer l'argent nécessaire pour payer la taxe sur l'irrigation de leurs champs et qu'ils avaient tué leur bétail pour éviter de payer l'impôt[58].

On avait maintenant saigné à blanc le fellah. L'État égyptien avait rempli sa fonc­tion de collecteur d'argent au service du capital européen, on n'avait plus besoin de lui. Le Khédive Ismaïl fut congédié. Le capital pouvait maintenant liquider les opé­rations.

En 1875 l’Angleterre avait racheté 172 000 actions du canal de Suez pour 80 millions de marks, pour lesquelles l'Égypte devait encore 360 000 livres égyptiennes d'intérêts. Des commissions anglaises chargées de la « remise en ordre » des finances égyptiennes entrèrent maintenant en action. Chose étrange, le capital européen n'était pas effrayé par l'état désespéré de ce pays en faillite, mais offrait sans cesse de nouveaux prêts considérables pour le « sauver ». Cowe et Stokes proposèrent un prêt de 1 520 millions de marks à 7 % pour convertir toutes les dettes, Rivers Wilson esti­mait nécessaire un prêt de 2 060 millions de marks. Le Crédit Foncier acheta des millions de lettres de change en suspens et essaya de consolider la dette totale par un prêt de 1 820 millions de marks, sans y réussir toutefois. Mais plus la situation financière paraissait désespérée et sans issue, plus s'avançait irrémédiablement le mo­ment où le pays entier devait devenir la proie du capital européen, ainsi que toutes ses forces productives. En octobre 1878, les représentants des créanciers européens abor­dèrent à Alexandrie. Le capital français et le capital anglais procédèrent à un dou­ble contrôle des finances. Puis, au nom de ce double contrôle, on introduisit de nouveaux impôts, les paysans furent battus et opprimés, de telle sorte que les paiements des intérêts partiellement suspendus en 1876 purent être repris en 1877[59].

C'est alors que les droits du capital européen devinrent le pivot de la vie écono­mique et le seul point de vue régissant le système financier. En 1878, on constitua une nouvelle commission et un ministère à moitié européen. En 1879, les finances égyptiennes furent soumises à un contrôle permanent du capital européen, représenté par la Commission de la Dette Publique égyptienne au Caire. En 1878 les Tshifliks, c'est-à-dire les terres de la famille du vice-roi, d'une superficie de 451 000 acres, furent transformés en domaine de l'État et hypothéqués aux capitalistes européens en garantie de la dette d'État. Il en fut de même des terrains de Daira appartenant au Khédive, situés pour la plupart en Haute Égypte et comprenant 85 131 acres ; ils furent par la suite vendus à un consortium. Quant aux autres grandes propriétés pri­vées, elles passèrent aux mains des sociétés capitalistes, notamment à la Compagnie de Suez. Les domaines ecclésiastiques des mosquées et des écoles furent réquisition­nés par l’Angleterre pour couvrir les frais de son occupation. On n'attendait plus qu'un prétexte pour le coup final : il fut fourni par la rébellion de l'armée égyptienne, affamée par le contrôle financier européen, tandis que les fonctionnaires européens touchaient des salaires énormes, et par une révolte, machinée de l'extérieur, de la population d'Alexandrie qui était saignée à blanc. En 1882, l'armée anglaise occupa l'Égypte pour ne plus en sortir. La soumission du pays était l'aboutissement des opérations grandioses du capital en Égypte depuis vingt ans, et la dernière étape de la liquidation de l'économie paysanne égyptienne par le capital européen[60]. On se rend compte ici que la transaction apparemment absurde entre le capital prêté par les banques européennes et le capital industriel européen se fondait sur un rapport très ration­nel et très sain du point de vue de l'accumulation capitaliste, bien que les com­man­des égyptiennes fussent payées par le capital emprunté et que les intérêts d'un emprunt fussent couverts par le capital de l'autre emprunt. Si l'on fait abstraction de tous les échelons intermédiaires qui masquent la réalité, on peut ramener ce rapport au fait que l'économie égyptienne a été engloutie dans une très large mesure par le capital européen. D'immenses étendues de terres. des forces de travail considérables et une masse de produits transférés à l'État sous forme d'impôts, ont été finalement transfor­més en capital européen et accumulés. Il est évident que cette transaction qui fit s'accomplir en deux ou trois décennies une évolution historique qui eût duré des siècles dans des circonstances normales, ne fut rendue possible que par le fouet. C'est précisément l'état primitif de l'organisation sociale égyptienne qui offrait au capital européen cette base d'opérations incomparable pour son accumulation. A côté de l'accroissement incroyable du capital, le résultat économique en est la ruine de l'éco­nomie paysanne en même temps que le développement des échanges commer­ciaux obtenu au prix d'une exploitation intensive des forces productives du pays. Sous le gouvernement d'Ismaïl, la surface des terres cultivées et endiguées passa de 2 à 2,7 millions d'hectares, le réseau de canalisations de 73 000 à 87 000 km, le réseau ferroviaire de 410 à 2 020 km. A Suez et à Alexandrie, on construisit des docks, et à Alexandrie de grandes installations portuaires. On mit en service une ligne de bateaux à vapeur pour les pèlerins de La Mecque sur la mer Rouge et le long des côtes syriennes et de l'Asie Mineure. Le chiffre des exportations égyptiennes passa de 89 millions de marks en 1861 à 288 millions en 1864. Les importations qui s'élevaient à 24 millions sous le gouvernement de Saïd Pacha, montèrent sous le gouvernement d'Ismaïl à 100 ou 110 millions de marks. Le commerce qui, après l'ouverture du canal de Suez, n'avait repris que dans les années 1880, comprenait en 1890 des impor­tations pour une valeur de 163 millions de marks, et des exportations pour une valeur de 249 millions de marks; en 1911, les marchandises importées atteignaient une valeur de 355 millions de marks, les marchandises exportées une valeur de 593 mil­lions de marks. Sans doute l'Égypte elle-même est-elle devenue, dans ce dévelop­pe­ment brutal de l'économie marchande, la proie du Capital européen. En Égypte comme en Chine ou plus récemment au Maroc, on découvre comme agent d'exécu­tion de l'accumulation le militarisme caché derrière les emprunts internationaux, la construction de chemins de fer, les travaux de canalisation et autres ouvrages de civilisation. Pendant que les pays orientaux évoluent avec une hâte fiévreuse de l'économie naturelle à l'économie marchande et de celle-ci à la production capitaliste, ils sont dévorés par le capital européen, car ils ne peuvent s'engager dans cette transformation révolutionnaire sans se livrer à lui pieds et poings liés.

Un autre exemple récent est celui des grandes affaires du capital allemand en Turquie d'Asie. Très tôt, le capital européen et notamment le capital anglais avaient essayé de s'emparer de ces territoires qui se trouvent sur l'ancienne route commerciale entre l'Europe et l'Asie[61].

Dans les années 1850 et 1860, le capital anglais finança la construction des lignes de chemins de fer de Smyrne-Aïdin-Diner, et Smyrne-Kassaba-Alachehir ; il obtint également une concession pour le prolongement de la ligne jusqu'à Afiunkarahissar, enfin il afferma la première ligne de la voie d'Anatolie, Haïdar-Pacha-Ismid. Peu à peu, le capital français obtint de participer à la construction de chemins de fer. En 1888 le capital allemand entre en scène. Des négociations secrètes, où le groupe capita­liste français, représenté par la Banque Ottomane, joua un grand rôle, abouti­rent à la fusion des intérêts internationaux ; l'entreprise d'Anatolie et de la voie de Bagdad devait être financée à 60 % par le groupe allemand et à 40 % par le groupe international[62]. La Compagnie de chemins de fer d'Anatolie, société turque. soutenue principalement par la Deutsche Bank, fut fondée le 14 Redcheb de l'an 1306, c'est-à-dire le 4 mars 1889 ; elle devait reprendre la ligne de Haidar-Pacha à Ismid qui était en service depuis le début des années 1870, ainsi que la concession de la ligne Ismid-Eskichehir-Angora (845 km). La société est également habilitée à exécuter les travaux de la ligne Haidar-Pacha-Skutari et les embranchements vers Brussa, et à construire une ligne complémentaire d'Eskichehir à Konia (environ 445 km), enfin la ligne d'Angora à Césarée (425 km). Le gouvernement turc offrait à la société une garantie d'État assurant des recettes brutes annuelles de 10 300 francs par kilomètre pour le parcours Haidar-Pacha-Ismid, de 15 000 francs pour la ligne Ismid-Angora. A cette fin le gouvernement nomma comme agent d'exécution l'Administration de la Dette Publique Ottomane ; celle-ci devait percevoir les dîmes des sandchaks d'Ismid, d'Ertigul, de Kutahia et d'Antora. Sur le produit de ces dîmes, l'Administration de la Dette Ottomane devait prélever la part correspondant à la recette annuelle et la verser à la société de chemins de fer. Le gouvernement garantit pour le parcours d'Angora à Césarée une recette brute annuelle de 775 livres-or turques, c'est-à-dire de 17 800 francs-or par kilomètre ; et pour le parcours d'Eskichehir à Konia, une recette de 604 livres turques équivalant à 17 741 francs. à condition toutefois dans ce dernier cas que les recettes n'excèdent pas la garantie de plus de 219 livres turques, soit 4995 francs par kilomètre. Dans le cas où la recette brute dépasserait le plafond garanti, le gouvernement devait obtenir 25 % du surplus. Les dîmes des sandchacks de Trébi­zonde et de Gumuchhané seront payées directement à l'administration de la Dette Publique qui, de son côté, fournit les compléments de garantie nécessaires à la société de chemins de fer. Les dîmes destinées à assurer la garantie gouvernementale constituent un tout. En 1898, la garantie offerte pour le parcours d'Eskichehir à Konia est passée de 219 livres turques à 296.

En 1899, la société obtint une concession pour la construction et la mise en service d'un port et des installations portuaires à Haïdar-Pacha, pour la construction d'élévateurs à grains et d'entrepôts de marchandises de toutes sortes, elle acquit le droit de faire charger et décharger les marchandises par son propre personnel, et enfin, dans le domaine de la police des douanes, l'autorisation d'installer une sorte de port franc.

En 1901, la société obtint une concession pour la construction du trajet de Konia-Bagdad-Basra au golfe Persique (2400 km), qui se rattache à la voie d'Anatolie par l'embranchement de Konia-Eregli-Burgulu. Pour reprendre la concession, l'ancienne société anonyme fonda une nouvelle société qui chargea une société de chantiers fondée à Francfort de la construction de la ligne.

De 1893 à 1910, le gouvernement turc a donné des garanties supplémentaires de 48,4 millions de francs pour la ligne de Haidar-Pacha à Angora, et de 1,8 million de livres turques pour la ligne d'Eskichehir à Konia, donc au total environ 90,8 millions de francs[63].

En 1907, la société acquit une concession pour les travaux d'assèchement du lac de Karaviran et d'irrigation de la plaine de Konia. Ces travaux doivent être exécutés pour le compte du gouvernement en l'espace de six ans. Cette fois, la société avance au gouvernement les capitaux nécessaires jusqu'à concurrence de 19,5 millions de francs, avec intérêt de 5 % et un délai de remboursement de trente-six ans. Pour cela le gouvernement a hypothéqué : 1) une somme annuelle de 25 000 livres turques, payables sur les surplus des dîmes versées à l'Administration de la Dette Publique comme garantie kilométrique ou comme garantie des divers emprunts

2) Le surplus des dîmes perçues sur les territoires irrigués dépassant la moyenne des cinq dernières années ; 3) les bénéfices nets tirés des installations d'irrigation ; 4) les bénéfices de la vente des terrains asséchés ou irrigués. Pour exécuter les installations, la société de Francfort fonda une société « pour l'irrigation de la plaine de Konia » au capital de 135 millions de francs.

En 1908, la société obtint une concession pour le prolongement de la ligne de Konia jusqu'à Bagdad et jusqu'au golfe Persique, assortie d'une garantie kilométrique. Pour payer cette garantie, un emprunt du chemin de fer de Bagdad à 4 % avait été contracté, en trois tranches de 54, 108 et 119 millions de francs; il était cautionné par les dîmes des vilayets d'Aïdin, de Bagdad, de Mossul, de Diarbekir, d'Urfa et d'Aleppo et par les taxes sur les moutons des vilayets de Konia, d'Adana et d'Aleppo, etc.

On voit apparaître ici le fondement de l'accumulation. Le capital allemand cons­truit en Turquie d’Asie des chemins de fer, des ports et des barrages. Pour toutes ces entreprises, il extorque une plus-value nouvelle aux Asiatiques qu'il emploie comme main-d'œuvre.

Saling, op. cit., pp. 360-361. L'ingénieur Pressel, originaire du Wurtemberg, qui travaillait en Turquie pour le compte du baron von Hirsch, fait le compte total des contributions que le gouvernement turc devait verser au capital européen pour la construction des chemins de fer. Il donne les chiffres éloquents que voici[64] :
Longueur en kmGarantie payée (en francs)
Les trois lignes de Turquie d'Europe1 888,833 099 352
Réseau construit jusqu'en 1900 en Turquie d'Asie2 513,253 811 338
Commissions et autre frais payés à la Dette Publique au titre de la garantie kilométrique9 351 209
Total96 262 000

Mais il s'agit de réaliser cette plus-value en même temps que les moyens de production venant d'Allemagne (matériaux ferroviaires, machines, etc.). Comment y parvient-on ? En partie grâce aux échanges commerciaux suscités par les chemins de fer, les installations portuaires, etc., et entretenus artificiellement dans les conditions de l'économie naturelle d'Asie Mineure ; en partie par la force, si les échanges commerciaux n'augmentent pas assez vite pour les besoins du capital ; l'État use alors de son autorité pour transformer les revenus en nature de la population en marchandises d'abord, puis en argent, et pour les employer à réaliser le capital ainsi que la plus-argent, et pour les employer à réaliser le capital ainsi que la plus-value. C'est là la fonction de la « garantie kilométrique » assurant les recettes brutes des entreprises autonomes du capital étranger, ainsi que des cautions des emprunts. Dans les deux cas, les « dîmes » (ueschürs) prélevées selon des modalités variables à l'infini, sont des tributs en nature versés par les paysans turcs ; elles sont passées peu à peu de 12 à 12,5 %. Le paysan des vilayets d'Asie doit verser des dîmes, sinon elles sont prélevées de force par les gendarmes et les autorités centrales ou locales. Les dîmes, manifestation très ancienne du despotisme asiatique fondé sur l'économie naturelle, ne sont pas directement perçues par le gouvernement turc, mais par l'inter­mé­diaire de collecteurs d'impôts analogues aux fermiers généraux de l'ancien régime, c'est-à-dire que l'État leur adjuge séparément, par vente aux enchères, à l'avance la recette probable des tributs de chaque vilayet (ou province). Si la dîme d'une province est achetée par un spéculateur isolé ou par un consortium, ceux-ci revendent la dîme de chaque sandchak (ou district) à d'autres spéculateurs qui, à leur tour, cèdent leur part à toute une série de petits agents. Tous ces intermédiaires veu­lent couvrir leurs frais et retirer le plus de profit possible ; si bien qu'au moment où la dîme est perçue, elle a grossi dans des proportions énormes. Le collecteur d'impôts cherche à se dédommager de ses erreurs de calcul aux frais du paysan. Ce dernier, généralement couvert de dettes, attend impatiemment l'instant où il pourra vendre sa récolte. Mais souvent, après avoir fauché son blé, il doit attendre pour le battre des semaines entières, jusqu'au moment où il conviendra au collecteur de dîmes de préle­ver la part qui lui revient. La récolte menace de pourrir sur pied, et le collecteur, généralement lui-même marchand de grains, exploite cette situation pour obliger à lui vendre le blé à un prix très bas ; il sait s'assurer l'appui des fonction­naires, notamment des mouktars (chefs locaux), contre les protestations des mécon­tents[65].

En même temps que les taxes sur les tabacs, les spiritueux, la dîme sur la soie et les redevances des pêcheries, le Conseil International d'Administration de la Dette Publique Ottomane perçoit les dîmes qui servent de caution à la garantie kilométrique des chemins de fer et aux emprunts. Dans chaque cas, le Conseil se réserve le droit d'intervenir dans les contrats des fermiers-collecteurs à propos des dîmes, et de faire verser les recettes de chaque vilayet directement dans les caisses régionales du Conseil. Si l'on ne réussit pas à trouver de collecteur, les dîmes sont emmagasinées en nature par le gouvernement turc ; les clés des dépôts sont confiées au Conseil, celui-ci revend les dîmes pour son propre compte.

Ainsi le métabolisme économique entre la petite paysannerie d'Asie Mineure, de Syrie et de Mésopotamie et le capital allemand s'effectue de la manière suivante : dans les plaines des vilayets de Konia, de Bagdad, de Basra, etc., le grain vient au monde comme simple produit d'usage de l'économie paysanne primitive ; immédiate­ment il passe en la possession du collecteur d'impôts en tant que tribut versé à l'État. C'est seulement entre les mains de ce dernier que le blé devient marchandise, puis, de marchandise, se transforme en argent, pour être versé à l'État. Cet argent n'est pas autre chose que le blé du paysan sous une forme modifiée ; il n'a pas été produit en tant que marchandise. Maintenant, comme garantie d'État, il sert à payer en partie la construction et le trafic ferroviaires, c'est-à-dire à réaliser à la fois la valeur des moyens de production qui y sont utilisés et la plus-value extorquée aux paysans et aux ouvriers asiatiques pendant la construction et la mise en service. En outre, com­me les moyens de production utilisés à la construction du chemin de fer sont fabri­qués en Allemagne, le blé du paysan, transformé en argent, sert encore à réaliser la plus-value extorquée aux ouvriers allemands pendant la fabrication de ces moyens de production. En accomplissant cette fonction, l'argent passe des caisses de l'État turc dans celles de la Deutsche Bank pour y être accumulé comme plus-value capitaliste, sous forme de profits d'émission, tantièmes, dividendes et intérêts au profit des sieurs Gwinner, Siemens, de leurs co-administrateurs, des actionnaires et des clients de la Deutsche Bank et de tout le système compliqué des sociétés filiales.

S'il n'y a pas de fermier-collecteur, comme le cas est prévu dans les concessions, la série compliquée des métamorphoses se réduit à sa forme la plus simple et la plus claire : le blé du paysan revient directement à l'Administration de la Dette Publique Otto­mane, c'est-à-dire aux représentants du capital européen, et devient, sous sa for­me naturelle même, un revenu du capital allemand et étranger. Il fait s'accomplir l'accu­mu­lation du capital européen avant même de s’être départi de sa forme d'usage propre, qui est paysanne et asiatique ; il réalise la plus-value capitaliste avant d'être devenu marchandise et d'avoir réalisé sa propre valeur. Le métabolisme s'effectue d'une manière brutale et directe entre le capital européen et l'économie paysanne asia­tique, tandis que l'État turc est réduit à son rôle réel d'appareil politique destiné à exploiter l'économie paysanne pour le compte du capital - ce qui est la fonction véritable de tous les États orientaux dans la période de l'impérialisme capitaliste. L'affaire qui consiste à payer les marchandises allemandes avec le capital allemand n'est pas, comme on pourrait le croire, un cercle vicieux absurde, où les braves Alle­mands offriraient aux Turcs malins la « jouis­sance » des grands ouvrages de civilisa­tion ; il s'agit au fond d'un échange entre le capi­tal allemand et l'économie paysanne asiatique, un échange qui s'accomplit par la pression de l'État. D'une part les progrès de l'accumulation capitaliste et l'extension des « sphè­res d'intérêts » servent de prétexte à l'expansion politique et économique du capi­tal allemand en Turquie ; d'autre part la désagrégation rapide, la ruine et l'exploi­tation de l'économie paysanne par l'État favorisent l'établissement des échanges com­mer­­ciaux et des chemins de fer, tandis que l'État turc devient de plus en plus dépen­dant financièrement et politi­quement du capital européen[66].

31 Le protectionnisme et l'accumulation[modifier le wikicode]

L'impérialisme est l'expression politique du processus de l'accumulation capita­liste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux autour des derniers territoires non capitalistes encore libres du monde. Géographiquement, ce milieu représente aujourd'hui encore la plus grande partie du globe. Cependant le champ d'expansion offert à l'impérialisme apparaît comme minime comparé au niveau élevé atteint par le développement des forces productives capitalistes ; il faut tenir compte en effet de la masse énorme du capital déjà accumulé dans les vieux pays capitalistes et qui lutte pour écouler son surproduit et pour capitaliser sa plus-value, et, en outre, de la rapidité avec laquelle les pays pré-capitalistes se transfor­ment en pays capitalistes. Sur la scène internationale, le capital doit donc procéder par des méthodes appropriées. Avec le degré d'évolution élevé atteint par les pays capitalistes et l'exaspération de la concurrence des pays capitalistes pour la conquête des territoires non capitalistes, la poussée impérialiste, aussi bien dans son agression contre le monde non capitaliste que dans les conflits plus aigus entre les pays capita­listes concurrents, augmente d'énergie et de violence. Mais plus s'accroissent la violence et l'énergie avec lesquelles le capital procède à la destruction des civilisa­tions non capitalistes, plus il rétrécit sa base d'accumulation. L'impérialisme est à la fois une méthode historique pour prolonger les jours du capital et le moyen le plus sûr et le plus rapide d'y mettre objectivement un terme. Cela ne signifie pas que le point final ait besoin à la lettre d'être atteint. La seule tendance vers ce but de l'évolution capitaliste se manifeste déjà par des phénomènes qui font de la phase finale du capitalisme une période de catastrophes. Les économistes classiques, dans la période du « Sturm und Drang » de l'économie, exprimaient l'espoir d'un développe­ment pacifique de l'accumulation capitaliste et célébraient « le commerce et l'indus­trie qui ne peuvent prospérer que par la paix » ; ils prêchaient l'idéologie officieuse man­ches­térienne de l'harmonie des intérêts entre les nations industrielles de la terre - autre aspect de l'harmonie des intérêts entre le capital et le travail ; ces espoirs sem­blèrent se confirmer dans la courte période de libre-échange qui régna en Europe autour de 1860 et 1870 ; ils se fondaient sur le faux dogme de l'école de Manchester, selon lequel l'échange de marchandises est la seule condition de l'accumulation capi­taliste, et l'accumulation identique à la simple production marchande. L'école de Ricardo identifiait, comme nous l'avons vu, l'accumulation capitaliste et les condi­tions de sa reproduction avec la production marchande simple et avec les conditions de la circu­lation simple de marchandises. Cette doctrine se manifesta avec plus d'évidence encore chez le libre-échangisme vulgaire tourné vers la pratique. Toute l'argu­menta­tion des libre-échangistes groupés autour de Cobden ne faisait que tra­duire les intérêts des cotonniers du Lancashire. Leur attention était surtout dirigée sur les ache­teurs à gagner et leur dogme était le suivant : « Nous devons acheter à l'étran­ger afin de trouver à notre tour des acheteurs pour nos produits industriels, c'est-à-dire pour les cotonnades. » Cobden et Bright, en réclamant le libre-échange, notam­ment l'abais­se­ment des prix des biens de consommation, prétendaient défendre les intérêts du consommateur : mais il ne s'agissait pas de l'ouvrier qui mange du pain, mais du capitaliste qui consomme la force de travail.

Cet évangile ne traduisait jamais réellement les intérêts de l'accumulation capita­liste dans son ensemble. En Angleterre même, il fut démenti dès les années 1840 par les guerres de l'opium, qui prêchaient par la canonnade l'harmonie des intérêts des nations commerçantes en Extrême-Orient. passant ensuite, avec l'annexion de Hong-Kong, à l'opposé de cette doctrine, au système des « sphères d'intérêts »[67]. Sur le con­ti­nent européen, le libre-échange des années 1860 n'expri­ma jamais les intérêts du capital industriel, parce que les pays libre-échangistes du continent étaient à l'époque des pays principalement agricoles, et que la grande industrie y était peu développée. Le système du libre-échange fut bien plutôt appliqué comme une mesure politique en vue de constituer des nouveaux États nationaux en Europe centrale. En Allemagne, selon les vues de Manteuffel et de Bismarck, c'était un instrument spécifiquement prussien pour mettre l'Autriche à la porte de la Confé­dération allemande et de l'union douanière, et pour créer le nouvel empire alle­mand sous l'hégémonie de la Prusse. Économiquement, le libre-échange s'appuyait seule­ment sur les intérêts du capital marchand, notamment sur le capital des villes hanséa­tiques pour qui le commerce international était d'importance vitale, et sur les intérêts agricoles des consommateurs ; quant à l'industrie elle-même, seule celle du fer put être gagnée au libre-échange et encore ne put-on lui arracher que la concession de l'abolition des douanes rhénanes. L'industrie textile d'Allemagne du Sud resta intran­sigeante et maintint son opposition protectionniste. En France, les ailes qui inaugurè­rent le libre-échange par les clauses préférentielles furent conclus par Napoléon III sans le consentement et même contre la volonté de la Chambre, consti­tuée par les industriels et les agrariens. Le gouverne­ment du Second Empire se contenta d'instau­rer comme pis-aller des traités commer­ciaux, qui furent acceptés faute de mieux par l'Angleterre - pour ne pas susciter d'opposition parlementaire en France et pour établir en fin de compte le libre-échange sur une base internationale derrière le dos du corps législatif. Le premier traité impor­tant entre la France et l'Angleterre surprit l'opinion publique française[68]. Entre 1853 et 1862, le vieux système protectionniste français fut aboli par trente-deux décrets impériaux, qui furent ratifiés en 1863 « par voie législative », afin que les formes fussent respectées. En Italie le libre-échange était une arme de la politique de Cavour, et résultait du besoin où il était de s'appuyer sur la France. Dès 1870, sous la poussée de l'opinion publique, une enquête fut ouverte, qui révéla le peu d'intérêt des milieux concernés pour la politique libre-échangiste. Enfin, en Russie, la tendance libre-échangiste des années 1860 ne fit que jeter les bases de l'économie marchande et de la grande industrie : elle accompagna l'abolition du servage et la construction d'un réseau ferré[69]

Ainsi le libre-échange comme système international ne pouvait être a priori qu'un épisode dans l'histoire de l'accumulation du capital, pour cette raison même, il est faux d'attribuer le revirement général et le retour au protectionnisme qui eut lieu à la fin des années 1870, à une réaction de défense des autres pays capitalistes contre le libre-échange de la Grande-Bretagne[70].

Cette idée est démentie par plusieurs faits : ainsi en Allemagne, en France et en Italie, ce furent les agrariens qui prirent l'initiative du retour au protectionnisme, non contre la concurrence de l'Angleterre, mais contre celle des États-Unis; par ailleurs, les menaces contre l'industrie naissante en Russie, par exemple, venaient plutôt de l'Allemagne que de l'Angleterre, et, en Italie, plutôt de la France. De même, ce n'est pas le monopole industriel de l’Angleterre qui est cause de la dépression universelle et permanente qui suivit la crise des années 1870, et qui avait suscité le désir du pro­tec­tionnisme. Le revirement protectionniste avait des causes plus générales et plus profondes. Les purs principes libre-échangistes qui entretenaient l'illusion de l'harmo­nie des intérêts sur le marché mondial furent abandonnés dès que le grand capital industriel eut pris suffisamment pied dans les principaux États du continent européen pour se rendre compte des conditions de l'accumulation. Or, ces conditions d'accum­ulation battent en brèche la vieille doctrine de la réciprocité des intérêts des États capitalistes. Elles provoquent au contraire leur antagonisme et la concurrence pour la conquête des milieux non capitalistes.

Au début de l'ère du libre-échange, les guerres contre la Chine commençaient seulement à ouvrir l'Extrême-Orient au commerce, et le capital européen faisait ses premiers pas en Égypte. Aux alentours de 1880, en même temps que le protection­nis­me, la politique d'expansion est pratiquée avec une intensité croissante : une succes­sion ininterrompue d'événements se poursuit à travers les années 1880 : l'occupation de l'Égypte par l'Angleterre, les conquêtes coloniales allemandes en Afrique, l'occu­pation française de Tunis et l'expédition au Tonkin, les percées de l'Italie à Assab et Massua, la guerre d'Abyssinie et la création de l'Érythrée, les conquêtes anglaises en Afrique du Sud. Le conflit entre l'Italie et la France pour la sphère d'intérêts de Tunis fut le préambule caractéristique de la guerre douanière franco-italienne ; sept ans plus tard, cet épisode violent a mis fin sur le continent européen à l'harmonie des intérêts, chère à la doctrine du libre-échangiste. Le mot d'ordre du capital devint la monopolisation des régions non capitalistes, aussi bien à l'intérieur des vieux États capitalistes qu'à l'extérieur, dans les pays d'outre-mer. En revanche, le libre-échange, la politique de la « porte ouverte » devinrent l'expression spécifique du désarmement économique des pays non capitalistes en face du capita­lisme international, l'expression de l'équilibre entre les diverses puissances indus­trielles concurrentes le prélude à l'occupation partielle ou totale des pays non capita­listes soit comme colonies, soit comme sphères d'influence. Si l'Angleterre seule est restée jusqu'ici fidèle au libre-échange, cela tient en première ligne à ce qu'elle était l'empire colonial le plus ancien et qu'elle trouva dès le début dans ses immenses pos­sessions territoriales extra-capitalistes une base d'opérations offrant à son accumu­lation des perspectives illimitées jusqu'à nos jours, et la soustrayant en fait à la con­cur­rence des autres pays capitalistes. C'est ce qui explique la tendance générale des pays capitalistes à s'isoler les uns des autres par des tarifs douaniers ; cependant, en même temps, ils développaient de plus en plus les échanges commerciaux, et deve­naient toujours plus dépendants les uns des autres quant au renouvellement des condi­tions matérielles de leur reproduction. Pourtant, du point de vue du développement techni­que des forces productives, le protectionnisme est aujourd'hui superflu et il contribue même parfois à la conservation artificielle de méthodes de production périmées. Comme celle qui est au fond des emprunts internationaux, la contradiction immanen­te de la politique protectionniste ne fait que refléter la contradiction histo­rique entre les intérêts de l'accumulation - c'est-à-dire la réalisation et la capita­lisation de la plus-value - et le pur point de vue de l'échange de marchandises.

Ceci se manifeste dans le fait que le système moderne de hauts tarifs douaniers, exigés par l'expansion coloniale et les conflits plus aigus à l'intérieur du milieu capitaliste, fut introduit surtout en vue d'accroître les armements. En Allemagne com­me en France, en Italie et en Russie, le retour au protectionnisme fut lié à l'extension du militarisme et introduit en fonction de celui-ci ; il servit de base à la course aux armements de terre, puis de mer, qui se développa à cette époque. Le libre-échange européen auquel correspondait le système militaire continental avec la priorité don­née à l'armée de terre, a cédé la place au protectionnisme comme fonde­ment et complément du système militaire impérialiste où la priorité était toujours donnée à la marine.

L'accumulation capitaliste, dans son ensemble, a donc, comme processus histori­que concret, deux aspects différents : l'un concerne la production de la plus-value - à l'usine, dans la mine, dans l'exploitation agricole - et la circulation de marchandises sur le marché. Considérée de ce point de vue, l'accumulation est un processus pure­ment économique dont la phase la plus importante est une transaction entre le capita­liste et le salarié. Dans les deux phases cependant, à l'usine comme sur le marché, elle reste exclusivement dans les limites d'un échange de marchandises, d'un échange de grandeurs équivalentes, sous le signe de la paix, de la propriété privée et de l'égalité. Il a fallu toute la dialectique acérée d'une analyse scientifique pour découvrir com­ment, au cours de l'accumulation, le droit de propriété se transforme en appropriation de la propriété d'autrui, l'échange de marchandises en exploitation, l'égalité en domination de classe.

L'autre aspect de l'accumulation capitaliste concerne les relations entre le capital et les modes de production non capitalistes, il a le monde entier pour théâtre. Ici les méthodes employées sont la politique coloniale, le système des emprunts internatio­naux, la politique des sphères d'intérêts, la guerre. La violence, l'escroquerie, l'oppres­sion, le pillage se déploient ouvertement, sans masque, et il est difficile de recon­naî­tre les lois rigoureuses du processus économique dans l'enchevê­tre­ment des violences et des brutalités politiques.

La théorie libérale bourgeoise n'envisage que l'aspect unique de la « concurrence pacifique », des merveilles de la technique et de l'échange pur de marchandises ; elle sépare le domaine économique du capital de l'autre aspect, celui des coups de force considérés comme des incidents plus ou moins fortuits de la politique extérieure.

En réalité, la violence politique est, elle aussi, l'instrument et le véhicule du pro­ces­sus économique ; la dualité des aspects de l'accumulation recouvre un même phé­no­mène organique, issu des conditions de la reproduction capitaliste. La carrière historique du capital ne peut être appréciée qu'en fonction de ces deux aspects. Le capital n'est pas qu'à sa naissance « dégouttant de sang et de boue par tous les pores », mais pendant toute sa marche à travers le monde ; c'est ainsi qu'il prépare, dans des convulsions toujours plus violentes, son propre effondrement.

32 Le militarisme, champ d'action du capital[modifier le wikicode]

Le militarisme a une fonction déterminée dans l'histoire du capital. Il accompagne toutes les phases historiques de l'accumulation. Dans ce qu'on appelle la période de l' « accu­mulation primitive », c'est-à-dire au début du capitalisme européen, le milita­risme joue un rôle déterminant dans la conquête du Nouveau Monde et des pays producteurs d'épices, les Indes ; plus tard, il sert à conquérir les colonies modernes, à détruire les organisations sociales primitives et à s'emparer de leurs moyens de production, à introduire par la contrainte les échanges commerciaux dans des pays dont la structure sociale s'oppose à l'économie marchande, à transformer de force les indigènes en prolétaires et à instaurer le travail salarié aux colonies. Il aide à créer et à élargir les sphères d'intérêts du capital européen dans les territoires extra-européens. à extorquer des concessions de chemins de fer dans des pays arriérés et à faire respecter les droits du capital européen dans les emprunts internationaux. Enfin, le militarisme est une arme dans la concurrence des pays capitalistes, en lutte pour le partage des territoires de civilisation non capitaliste.

Le militarisme a encore une autre fonction importante. D'un point de vue pure­ment économique, il est pour le capital un moyen privilégié de réaliser la plus-value, en d'autres termes il est pour lui un champ d'accumulation. En recherchant quels étaient les acheteurs des masses de produits recelant la plus-value capitalisée, nous avons à plusieurs reprises écarté l'État et ses organes. Nous les avions classés parmi les couches à revenu dérivé, dans les catégories annexes qui tirent leurs ressources de la plus-value (et dans une certaine mesure du salaire), et où l'on trouve également les représentants des professions libérales ainsi que toutes sortes de parasites de la société actuelle (« roi, prêtre, professeur, prostituée, mercenaire... »). Mais cette inter­prétation repose sur deux hypo­thèses : à savoir premièrement que nous supposons, conformément au schéma marxien de la reproduction, que l'État tire ses impôts uniquement de la plus-value et du salaire capitaliste[71]; et deuxièmement que nous ne considérons l'État et ses organes que comme des consommateurs. S'il s'agit en effet de la consommation personnelle des fonctionnaires de l'État (donc du « mercenaire »), cela signifie qu'une partie de la consommation de la classe ouvrière est transférée aux parasites de la classe capitaliste, dans la mesure où ce sont les travailleurs qui y pourvoient.

Supposons un instant que tout l'argent extorqué aux travailleurs sous forme d'impôts indirects et représentant une diminution de leur consommation soit employé à payer des traitements aux fonctionnaires et à ravitailler l'armée. Alors il n'y aura pas de modification dans la reproduction du capital social total. La section des moyens de consommation, et par conséquent aussi celle des moyens de production, restent inchangées, car l'ensemble des besoins de la société n'a varié ni en qualité ni en quantité. Ce qui a changé, c'est simplement le rapport de valeur entre v, c'est-à-dire la marchandise - force de travail, et les produits de la section II, c'est-à-dire les moyens de subsistance. Ce même v, qui est l'expression en argent de la force de travail, est échangé maintenant contre une quantité moindre de moyens de consommation. Que deviennent les produits restants de la section Il ? Au lieu d'être consommés par les ouvriers, ils sont distribués aux fonctionnaires de l'État et à l'armée. A la consom­ma­tion des ouvriers se substitue, pour une quantité égale, celle des organes de l'État capitaliste. Dans des conditions de reproduction identiques, il y a donc eu transforma­tion dans la répartition du produit total : une portion des produits destinés autrefois à la consommation de la classe ouvrière, en équivalent de v, est désormais allouée à la catégorie annexe de la classe capitaliste pour sa consommation. Du point de vue de la reproduction sociale, tout se passe comme si la plus-valeur relative s'était accrue d'une certaine somme, qui s'ajouterait à la consommation de la classe capitaliste et de ses parasites. Ainsi l'exploitation brutale de la classe ouvrière par le mécanisme des impôts indirects, qui servent à l'entretien de l'appareil de l'État capitaliste, aboutit à une augmentation de la plus-value, ou plutôt de la partie consommée de la plus-value ; il faut simplement mentionner que ce partage supplémentaire entre la plus-value et le capital variable a lieu après coup, c'est-à-dire une fois l'échange entre le capital et la force de travail accompli. Mais la consommation des organes de l'État capitaliste ne contribue en rien à la réalisation de la plus-value capitalisée, parce que cet accrois­sement de la plus-value consommée - même s'il se fait aux dépens de la classe ouvrière - se produit après coup. Inversement on peut dire : si la classe ouvrière ne sup­por­tait pas la plus grande partie des frais d'entretien des fonctionnaires de l'État et du « mercenaire », les capitalistes eux-mêmes en auraient la charge. Une partie corres­pondante de la plus-value devrait être directement assignée à l'entretien des organes de leur domination de classe ; elle serait prélevée sur leur propre consom­mation qu'ils restreindraient d'autant, ou encore, ce qui est plus vraisemblable, sur la portion de la plus-value destinée à la capitalisation. Ils ne pourraient pas capitaliser autant, parce qu'ils seraient obligés de dépenser davantage pour l'entretien direct de leur propre classe. Les charges de l'entretien de leurs parasites étant rejetées en grande partie sur la classe ouvrière (et sur les représentants de la production simple de marchandises : le paysan, l'artisan), les capitalistes peuvent consacrer une partie plus importante de la plus-value à la capitalisation. Mais cette opération de transfert n'implique aucunement la possibilité de la capitalisation, en d'autres termes elle ne crée aucun marché nouveau qui permette d'utiliser la plus-value libérée à produire et à réaliser des marchandises nouvelles. La question change d'aspect si les ressources concentrées entre les mains de l'État par le système des impôts sont utilisées à la production des engins de guerre.

Par le système des impôts indirects et des tarifs protectionnistes, les frais du milita­risme sont principalement supportés par la classe ouvrière et la paysannerie. Il faut considérer séparément les deux sortes d'impôts. D'un point de vue économique, les choses se passent de la manière suivante, en ce qui concerne la classe ouvrière : à moins que les salaires n'augmentent de manière à compenser l'enchérissement des vivres - or ce n'est pas le cas actuellement pour la grande niasse de la classe ouvrière, et même pour la minorité organisée dans les syndicats à cause de la pression des cartels et des organisations d'employeurs - les impôts indirects représentent le trans­fert d'une partie du pouvoir d'achat de la classe ouvrière à l'État[72]. Le capital variable, représenté par une certaine somme d'argent, mobilisera comme auparavant une quantité correspondante de travail vivant, autrement dit il sert à employer la quantité correspondante de capital constant à la production et à produire la quantité cor­res­pondante de plus-value. Cette circulation du capital une fois accomplie, il se fait un partage entre la classe ouvrière et l'État : une partie de la somme reçue par les ouvriers en échange de leur force de travail passe à l'État ; autrefois, le capital s'ap­pro­priait tout le capital variable sous sa forme matérielle comme pouvoir d'achat ; aujourd'hui, la classe ouvrière ne retient sous forme d'argent qu'une partie du capital variable, le reste passant à l'État. Cette opération a lieu invariablement une fois le cycle du capital achevé, entre le capital et le travail et pour ainsi dire derrière le dos du capital. Elle ne modifie nullement directement les étapes fondamentales de la circulation du capital et de la production de la plus-value, et ne les concerne pas tout d'abord.

Mais elle affecte en réalité les conditions de la reproduction du capital total. Le transfert d'une partie du pouvoir d'achat de la classe ouvrière à l'État signifie une réduction correspondante de la participation de la classe ouvrière à la consommation des moyens de subsistance. Pour le capital total. cela implique qu'il produira une quantité moindre de moyens de subsistance pour la classe ouvrière, à supposer que le capital variable (sous forme d'argent et comme force de travail) et la quantité de plus-value appropriée restent constants ; il y aura donc une diminution de la part du prolé­tariat dans le produit total de la société. Au cours de la reproduction du capital total, on produira donc une quantité de moyens de subsistance inférieure à celle correspon­dant à la grandeur de valeur du capital variable, puisqu'il y a eu modification du rapport de valeur entre le capital variable et la quantité de moyens de subsistance où il est réalisé : la quantité des impôts indirects s'exprime par l'enchéris­se­ment du prix des moyens de subsistance, tandis que conformément à notre hypothèse la force de travail comme valeur argent reste invariable, ou du moins ne varie pas en proportion de l'enchérissement des moyens de subsistance. En quel sens se produira la modifi­cation des rapports matériels de reproduction ? Quand on réduit les moyens de subsis­tance nécessaires à l'entretien de la force de travail, on libère par là même une quanti­té correspondante de capital constant et de travail vivant. Ce capital constant et ce travail vivant peuvent être employés à une production différente, s'il y a pour cette production dans la société une demande effective[73]. C'est l'État qui représente cette nouvelle demande, puisqu'il s'est ap­pro­prié une partie du pouvoir d'achat de la classe ouvrière grâce à la législation fiscale. Cette fois cependant l'État ne demande pas de moyens de subsistance - nous négligeons ici la demande de moyens de subsistance pour l'entretien des fonction­naires de l'État, fournis également par les impôts : nous en avons déjà tenu compte sous la rubrique des « tierces personnes » - mais une catégorie spécifique de produits, les engins de guerre du militarisme, les armements navals ou de terre.

Nous reprenons l'exemple du deuxième schéma marxien de l'accumulation, afin d'examiner de plus près les transformations de la reproduction sociale :

I. 5 000 c + 1 000 v + 1 000 pl = 7 000 moyens de production.

II. 1 430 c + 8 285 v + 285 pl = 2 000 moyens de consommation.

Supposons maintenant qu'à la suite des impôts indirects et de l'enchérissement consécutif des moyens de subsistance, le salaire réel, c'est-à-dire la consommation de la classe ouvrière. soit réduit de 100. Les ouvriers reçoivent donc comme auparavant un salaire en argent de 1000 v + 285 v = 1285 v (en argent), mais pour cette somme ils ne peuvent acheter des moyens de subsistance que pour une valeur de 1 185. La somme de 100, correspondant à l'enchérissement des moyens de subsistance, passe à l'État sous forme d'impôt. En outre les paysans, etc. lui versent 150 sous forme de taxe d'armement, il reçoit donc en tout 250. Ces 250 unités représentent une nouvelle demande, très exactement une demande d'armements. Cependant nous ne nous occu­perons provisoirement que des 100 unités prélevées sur les salaires ouvriers. Cette demande d'armements pour une valeur de 100 nécessite la création d'une branche de production correspondante qui doit avoir un capital constant de 71.5 et un capital variable de 14,25 en admettant une composition organique du capital identique, c'est-à-dire moyenne, à celle du schéma de Marx :

71,5 c + 14,25 v + 14,25 pl = 100 (armements).

En outre cette branche de production a besoin de moyens de production pour une valeur de 71.5 et de moyens de subsistance pour une valeur d'environ 13 (presque équivalente à la diminution des salaires réels de 1/13, valable également pour ces ouvriers). On peut objecter immédiatement que le profit résultant de cette extension des débouchés n'est qu'apparent, puisque la diminution de la consommation réelle de la classe ouvrière aura pour conséquence inévitable un rétrécissement de la production des moyens de subsistance. Ce rétrécissement prendra, dans la section II, la forme suivante :

71,5 c + 14,25 v + 14,25 pl = 100.

En outre la section des moyens de production devra également restreindre sa production si bien que, par suite de la réduction de la consommation de la classe ouvrière, les deux sections présenteront le tableau suivant :

I. 4949 c + 989,75 v + 989,75 pl = 6 928,5

II. 1358,5 c + 270,75 v + 270,75 pl = 1900.

Si maintenant, par l'intermédiaire de l'État, 100 unités donnent lieu à une produc­tion d'armements pour une même valeur et simultanément stimulent la production des moyens de production, il semble au premier abord qu'il s'agisse d'une simple transfor­mation extérieure de la forme matérielle de la production sociale : on produirait à la place d'une certaine quantité de moyens de subsistance une quantité équivalente d'engins de guerre. Le capital n'a fait que gagner d'un côté ce qu'il a perdu de l'autre. Mais on peut donner une interprétation différente : ce qu'un grand nombre de capita­lis­tes produisant des moyens de subsistance pour la masse ouvrière perdent comme débou­chés profite à un petit groupe de grands industriels de la branche des arme­ments.

Les choses ne se passent ainsi que tant que l'on envisage le capitaliste individuel. Il importe peu à celui-ci que la production soit orientée vers telle ou telle branche. Pour le capitaliste individuel il n'existe pas de sections de la production globale telles que les établit le schéma. Il n'y a que des marchandises et des acheteurs ; il est donc tout à fait indifférent au capitaliste individuel de produire des vivres ou des engins de mort, des conserves de viande ou des plaques blindées.

Les adversaires du militarisme se réclament souvent de ce point de vue pour mon­trer que les armements de guerre comme investissements économiques pour le capital ne font que faire passer les profits de certains capitalistes dans la poche des autres[74]. D'autre part le capital et son sycophante cherchent à imposer ce point de vue à la clas­se ouvrière, essayant de la persuader que les impôts indirects et la demande de l'État ne font qu'entraîner une modification de la forme matérielle de la reproduction ; on substitue à certaines marchandises la production de croiseurs et de canons qui don­nent à l'ouvrier du travail et du pain autant et même davantage, quelle que soit la branche de production.

Il suffit de jeter un coup d'œil sur le schéma pour vérifier la part d'exactitude dans ces affirmations en ce qui concerne les ouvriers. Supposons, pour simplifier la comparaison, que la production des engins de guerre emploie exactement autant d'ouvriers qu'autrefois la production de moyens de subsistance pour les salariés ; nous aurons le résultat suivant : pour un travail accompli correspondant au salaire de 2 285 v, ils pourront acheter des moyens de subsistance pour 1 185.

Les conséquences sont différentes du point de vue du capital total, pour qui les 100 unités prélevées par l'État et représentant une demande de matériel de guerre constituent un débouché nouveau. A l'origine, cette somme était du capital variable, comme telle elle a rempli sa fonction, a été échangée contre du travail vivant, qui a produit de la plus-value. Par la suite, elle interrompt la circulation du capital variable, s'en sépare et réapparaît comme propriété de l'État sous forme d'un pouvoir d'achat nouveau. En quelque sorte créée à partir de rien, elle semble constituer un nouveau champ de débouchés. Sans doute la vente des moyens de subsistance aux ouvriers sera-t-elle d'abord réduite de 100 unités. Pour le capitaliste individuel, l'ouvrier est un consommateur et acheteur de marchandises aussi valable que n'importe quel autre, qu'un capitaliste, que l'État, le paysan « étranger », etc. N'oublions pas cependant que pour le capital total, l'entretien de la classe ouvrière n'est qu'un mal nécessaire et détourne du but véritable de la production, qui est la création et la réalisation de la plus-value. Si l'on réussit à extorquer la même quantité de plus-value sans être obligé de fournir à la force de travail la même quantité de moyens de subsistance, l'affaire n'en est que plus brillante. C'est comme si le capital était parvenu, sans enchérisse­ment des moyens de subsistance, à réduire d'autant les salaires sans diminuer le rendement des ouvriers. Une réduction constante des salaires entraîne pourtant à la longue la diminution de la production de moyens de subsistance. S'il réduit fortement les salaires, le capital se moque de produire une quantité moindre de moyens de subsistance pour les ouvriers, au contraire il profite de chaque occasion pour le faire ; de même le capital pris dans son ensemble n'est pas mécontent si, grâce aux impôts indirects sans compensation d'augmentation de salaires, la demande de moyens de subsistance de la classe ouvrière diminue. Sans doute, quand il y a réduction directe des salaires, le capitaliste empoche-t-il la différence de capital variable, et celle-ci fait augmenter la plus-value relative dans le cas où les prix des marchandises sont restés stables ; maintenant au contraire, cette différence est encaissée par l'État. Seulement par ailleurs il est difficile d'obtenir les réductions générales et permanentes de salaires à n'importe quelle époque, mais en particulier lorsque les organisations syndicales ont atteint un degré élevé de développement. Les vœux pieux du capital se heurtent alors à des barrières sociales et politiques très puissantes. En revanche, la diminution des salaires réels peut être obtenue rapidement, aisément et dans tous les domaines par le système des impôts indirects, et il faut attendre longtemps avant qu'une résistance se manifeste, celle-ci s'exprime du reste sur le plan politique et n'est pas suivie de résultat économique immédiat. La restriction consécu­tive de la production des moyens de subsistance apparaît du point de vue du capital total non pas comme une dimi­nution de la vente, mais comme une économie de frais généraux dans la produc­tion de la plus-value. La production de moyens de subsistan­ce pour les ouvriers est une condition sine qua non de la création de la plus-value, c'est-à-dire de la reproduction de la force de travail vivante ; elle n'est jamais un moyen de réaliser la plus-value.

Reprenons notre exemple :

I. 5 000 c + 1000 v + 1 000 pl = 7 000 moyens de production.

II. 1430 c + 285 v + 285 pl = 2 000 moyens de consommation.

Au premier abord il semble que la section II produise et réalise de la plus-value même dans la production des moyens de consommation pour les ouvriers, ainsi que la section I dans la mesure où elle produit les moyens de production nécessaires à la production de ces mêmes moyens de subsistance. Cependant l'illusion se dissipe lorsque nous considérons le produit social total. Celui-ci se présente comme suit :

6 430 c + 1 285 v + 1 285 pl = 9 000.

Maintenant supposons que la consommation des ouvriers soit diminuée de 100 unités. La réduction correspondante dans les deux sections se manifestera dans des modifications de la reproduction, exprimées par le tableau suivant :

I. 4949 c + 989,75 v + 989,75 pl = 6 928,5.

II. 1358,5 c + 270,75 v + 270,75 pl = 1900.

Et le produit social global sera :

6 307,5 c + 1 260,5 v + 1 260,5 pl = 8 828,5.

On constate au premier coup d'œil une diminution générale du volume total de la production, et également de la production de la plus-value. Cette impression n'est valable que tant que nous envisageons les grandeurs abstraites de valeur dans la composition du produit total, sans tenir compte de sa composition matérielle. En examinant les choses de plus près, nous constatons que la réduction n'affecte que les frais d'entretien de la force de travail. Dorénavant on produira moins de moyens de subsistance ou de moyens de production, mais ceux-ci servaient exclusivement à l'entretien des ouvriers. Il y a moins de capital employé et le produit social est moindre. Mais le but de la production capitaliste n'est pas d'employer dans l'absolu le plus de capital possible, mais de créer la plus grande quantité possible de plus-value. Le capital n'a diminué que parce que l'entretien des ouvriers exige moins de capital. Tandis qu'autrefois l'ensemble des frais d'entretien des ouvriers occupés dans la société était exprimé par 1 285 unités, aujourd'hui il faut déduire de ces frais d'entretien le déficit survenu dans le produit global, qui est de 171,5 (9 000 - 8 828,5), et nous obtenons alors le produit social modifié comme suit :

6 430 c + 1 113,5 v + 1 285 pl = 8 828,5.

Le capital constant et la plus-value n'ont pas changé. Seul le capital variable de la société, le travail payé a diminué. Ou encore si l'on est surpris que le capital constant n'ait pas changé, supposons, comme c'est le cas en réalité, une diminution du capital constant correspondant à la diminution des moyens de subsistance des ouvriers ; nous obtenons alors un produit social total qui se compose comme suit :

6 307,5 c + 1 236 v + 1 285 pl = 8 828,5.

Dans les deux cas, la plus-value reste inchangée, malgré la diminution du produit total, car les frais d'entretien des ouvriers, et seulement ceux-ci, ont diminué.

On peut imaginer les choses comme suit : le produit social total peut être divisé, d'après sa valeur, en trois parties proportionnelles représentant exclusivement d'une part le capital constant global, d'autre part le capital variable global et enfin la plus-value globale. Tout se passe alors comme si la première portion de produits ne contenait pas un atome de travail nouvellement ajouté, et comme si la deuxième et la troisième portion ne contenaient pas un seul moyen de production. Dans sa forme matérielle, la masse des produits est le résultat de la période de production dont elle est issue ; bien que le capital constant comme grandeur de valeur résulte de périodes de production antérieures et ne soit que transféré sur de nouveaux produits, on peut donc diviser aussi le nombre global des ouvriers occupés en trois catégories : ceux qui ne font que produire le capital total constant de la société, ceux qui ont pour tâche exclusive de pourvoir à l'entretien de l'ensemble des ouvriers et enfin ceux qui créent la plus-value entière de la classe capitaliste.

Si la consommation des ouvriers diminue, il n'y aura de réduction que dans la seconde catégorie d'ouvriers, dont un certain nombre seront licenciés. Mais par définition ces ouvriers ne créent pas de plus-value pour le capital, leur licenciement ne représente donc pas, du point de vue du capital, une perte mais un profit, puisqu'il diminue les frais de production de la plus-value.

En revanche, la demande de l'État qui se produit simultanément présente l'attrait d'une nouvelle sphère de réalisation de la plus value. Une partie de l'argent, mobilisé dans la circulation du capital variable, se détache du cycle et constitue comme propriété de l'État une demande nouvelle. Prati­que­ment, du point de vue de la techni­que fiscale, le processus est évidemment diffé­rent : en fait le montant des impôts indirects est avancé à l'État par le capital et c'est le consommateur qui le rembourse au capitaliste au cours de la vente des marchandises ; mais cela ne change rien à la réalité économique des choses. L'essentiel, du point de vue économique, est que la somme ayant fonction de capital variable serve d'abord de véhicule à l'échange entre le capital et la force de travail ; ensuite au cours de l'échan­ge entre l'ouvrier comme consommateur et le capitaliste comme vendeur de marchan­di­ses, elle passe des mains de l'ouvrier aux caisses de l'État sous forme d'impôt. La somme mise en circulation par le capital ne remplit que de cette manière sa fonction dans l'échange avec la force de travail, mais ensuite elle commence une carrière entièrement nouvelle par l'inter­médiaire de l'État, comme pouvoir d'achat nouveau, étranger au capital et à la classe ouvrière, orienté vers une branche particulière de la production qui ne sert ni à l'entretien de la classe capitaliste ni à celui de la classe ouvrière ; ainsi elle offre au capital une occasion nouvelle à la fois de créer et de réaliser de la plus-value. Nous constations tout à l'heure que lorsque les impôts indirects sont utilisés à pourvoir aux salaires des fonctionnaires et à l'entretien de l'armée, « l'économie » faite sur la con­som­mation des ouvriers permet de faire peser les frais de la consommation person­nelle des parasites de la classe capitaliste et des instruments de sa domination sur les ouvriers plutôt que sur les capitalistes, de les prélever sur le capital variable plutôt que sur la plus-value et en même temps de libérer une quantité équivalente de plus-value pour la capitalisation. A présent nous voyons que les impôts indirects extorqués aux ouvriers, s'ils sont utilisés à la produc­tion de matériel de guerre, offrent au capital un nouveau champ d'accumulation.

Pratiquement, sur la base du système d'impôts indirects, le militarisme remplit ces deux fonctions : en abaissant le niveau de vie de la classe ouvrière, il assure d'une part l'entretien des organes de la domination capitaliste, l'armée permanente, et d'autre part il fournit au capital un champ d'accumulation privilégié[75].

Examinons la deuxième source du pouvoir d'achat de l'État, dans notre exemple les 150 unités de la somme globale des 250, investies en armements. Ces 150 se distinguent essentiellement des 100 unités que nous avons considérées jusqu'à présent. Ces 150 unités ne sont pas prélevées sur les ouvriers, mais sur la petite bour­geoisie - artisans et paysans - (nous laissons de côté la participation relativement minime de la classe capitaliste aux impôts).

La somme d'argent extorquée à la masse paysanne - que nous choisissons ici pour représenter la masse des consommateurs non prolétaires - et transférée à l'État sous forme d'impôts n'est pas à l'origine avancée par le capital, elle ne se détache pas de la circulation capitaliste. Dans la main des paysans, cette somme est l'équivalent de marchandises réalisées, la valeur d'échange de la production simple de marchandises, l'État bénéficie d'une partie du pouvoir d'achat des consommateurs non capitalistes, autrement dit d'un pouvoir d'achat qui de prime abord sert au capital à réaliser la plus-value à des fins d'accumulation. On peut se demander quelles transformations écono­mi­ques découlent pour le capital et de quel ordre, du transfert du pouvoir d'achat de ces couches non capitalistes à l'État à des fins militaires. Il semble au premier abord qu'il s'agisse de transformation dans la forme matérielle de la reproduction. Le capital produira, au lieu d'une quantité donnée de moyens de production et de subsistance pour les consommateurs paysans, du matériel de guerre pour l'État pour une somme équivalente. En fait la transformation est plus profonde. Surtout l'État peut mobiliser, grâce au mécanisme des impôts, des sommes prélevées sur le pouvoir d'achat des consommateurs non capitalistes plus considérables que celles que ceux-ci auraient dépensées pour leur propre consommation.

En réalité, c'est le système fiscal moderne qui est dans une large mesure respon­sable de l'introduction forcée de l'économie marchande chez les paysans. La pression fiscale oblige le paysan à transformer progressivement en marchandises une quantité toujours plus grande de ses produits, et en même temps le force à acheter toujours davantage ; elle fait entrer dans la circulation le produit de l'économie paysanne et contraint les paysans à devenir acheteurs de marchandises capitalistes. Enfin, si nous considérons toujours la production paysanne de marchandises, le système de taxation prive l'économie paysanne d'un pouvoir d'achat bien supérieur à celui qui eût été mis en jeu réellement. Les sommes que les paysans ou les classes moyennes auraient économisées pour les placer dans les caisses d'épargne et dans les banques, attendant d'être investies, sont à présent disponibles dans les caisses de l'État et constituent l'objet d'une demande, et offrent des possibilités d'investissement pour le capital. En outre, la multiplicité et l'éparpillement des demandes minimes de diverses catégories de marchandises, qui ne coïncident pas dans le temps et peuvent être satisfaites par la production marchande simple, qui n'intéressent donc pas l'accumulation capitaliste, font place à une demande concentrée et homogène de l'État. La satisfaction d'une telle demande implique l'existence d'une grande industrie développée à un très haut niveau, donc des conditions très favorables à la production de la plus-value et à l'accumulation. De plus, le pouvoir d'achat des énormes masses de consommateurs, concentré sous la forme de comman­des de matériel de guerre faites par l'État, sera soustrait à l'arbitraire, aux oscillations subjectives de la consommation individuelle ; l'industrie des armements sera douée d'une régularité presque automatique, d'une croissance rythmique. C'est le capital lui-même qui contrôle ce mouvement automa­tique et rythmique de la production pour le militarisme, grâce à l'appareil de la législation parlementaire et à la presse, qui a pour tâche de faire l'opinion publique. C'est pourquoi ce champ spécifique de l'accumu­lation capitaliste semble au premier abord être doué d'une capacité d'expansion illimitée. Tandis que toute extension des débouchés et des bases d'opération du capital est liée dans une large mesure à des facteurs historiques, sociaux et politiques indépendants de la volonté du capital, la production pour le militarisme constitue un domaine dont l'élargissement régulier et par bonds paraît dépendre en première ligne de la volonté du capital lui-même.

Les nécessités historiques de la concurrence toujours plus acharnée du capital en quête de nouvelles régions d'accumulation dans le monde se transforme ainsi, pour le capital lui-même, en un champ d'accumulation privilégié. Le capital use toujours plus énergiquement du militarisme pour s'assimiler, par le moyen du colonialisme et de la politique mondiale, les moyens de production et les forces de travail des pays ou des couches non capitalistes. En même temps, dans les pays capitalistes, ce même militarisme travaille à priver toujours davantage les couches non capitalistes, c'est-à-dire les représentants de la production marchande simple ainsi que la classe ouvrière, d'une partie de leur pouvoir d'achat ; il dépouille progressivement les premiers de leur force productive et restreint le niveau de vie des seconds, pour accélérer puissamment l'accumulation aux dépens de ces deux couches sociales. Cependant, à un certain degré de développement, les conditions de l'accumulation se transforment en condi­tions de l'effondrement du capital.

Plus s'accroît la violence avec laquelle à l'intérieur et à l'extérieur le capital ané­antit les couches non capitalistes et avilit les conditions d'existence de toutes les classes laborieuses, plus l'histoire quotidienne de l'accumulation dans le monde se transforme en une série de catastrophes et de convulsions, qui, se joignant aux crises économiques périodiques finiront par rendre impossible la continuation de l'accumu­lation et par dresser la classe ouvrière internationale contre la domination du capital avant même que celui-ci n'ait atteint économiquement les dernières limites objectives de son développement.

Le capitalisme est la première forme économique douée d'une force de propa­gande ; il tend à se répandre sur le globe et à détruire toutes les autres formes écono­mi­ques, n'en supportant aucune autre à côté de lui. Et pourtant il est en même temps la première forme économique incapable de subsister seule, à l'aide de son seul milieu et de son soi nourricier. Ayant tendance à devenir une forme mondiale, il se brise à sa propre incapacité d'être cette forme mondiale de la production. Il offre l'exemple d'une contradiction historique vivante ; son mouvement d'accumulation est à la fois l'expression, la solution progressive et l'intensification de cette contradiction. A un certain degré de développement, cette contradiction ne peut être résolue que par l'application des principes du socialisme, c'est-à-dire par une forme économique qui est par définition une forme mondiale, un système harmonieux en lui-même, fondé non sur l'accumulation mais sur la satisfaction des besoins de l'humanité travailleuse et donc sur l'épanouissement de toutes les forces productives de la terre.

  1. Certaines inexactitudes de la traduction par Joseph Roy du livre 1er du Capital ont été corrigées par nous. Ainsi Roy traduit : « Mehrprodukt » par « produit net ». Nous avons rectifié, il s’agit du « surproduit ». Cependant nous respectons sa pagination.
  2. La traduction Molitor est incomplète. Nous avons retraduit certains passages.
  3. « Les penseurs originaux ne déduisent jamais les conséquences absurdes de leur théorie. lis laissent ce soin aux Say et aux Mac Culloch. » (Capital, 1. Il, p. 365. Trad. Bd. Sociales, tome 5, p. 44.) Nous ajoutons : et aux Tougan-Baranowsky.
  4. Ces chiffres résultent de la différence entre la grandeur du capital constant de la section II telle que nous la supposons s'il y a un progrès constant et celle qui est indiquée dans le schéma de Marx (Capital, I. II, p. 496, trad. Éditions Sociales, tome 5, p. 150).
  5. « Plus sont grands le capital et la productivité du travail et en général l'échelle de la production capitaliste et plus sera grande la masse des marchandises en train de passer de la production dans la consommation individuelle on industrielle et, par conséquent, pour chaque capital particulier, la certitude de trouver sur le marché ses conditions de reproduction toutes préparées. » (Histoire des doctrines économiques, tome V. pp. 23-44.)
  6. L'importance de l'industrie cotonnière pour l'exportation anglaise se manifeste dans les chiffres suivants :
    • 1893 : sur une exportation globale de produits finis de 5 540 millions de marks, les coton­nades représentaient 1 280 millions de marks, c'est-à-dire 23 % ; le fer ou les produits métallurgi­ques divers, environ 17 %.
    • 1898 : sur une exportation globale de produits finis de 4 668 millions de marks, les coton­nades représentaient 1 300 millions de marks, soit 28 %; le fer ou les produits métallurgiques, 22 %.
    Comparons ces résultats avec les statistiques portant sur l'Allemagne:
    • 1898 : sur une exportation globale de 4 010 millions de marks, les cotonnades représentaient 231,9 millions de marks, soit 5,75 %.
    • La longueur des tissus de coton exportés en 1898 était de 5 millions 1/4 de yards, dont 2 milliards 1/4 furent envoyés en Inde. (B. Jaffé, « Die englische Baumwollindustrie und die Organi­sa­tion des Exporthandels », In Schmollers Jahrbücher, XXIV, p. 1033.)
    En 1908, l'exportation anglaise de tissus de coton représentait à elle seule 260 millions de marks. (Statist. Jahrbücher für das Deutsche Reich, 1910.)
  7. Un cinquième des colorants à base d'aniline et la moitié des colorants à base d'indigo sont exportés dans des pays comme la Chine, le Japon, les Indes britanniques, l'Égypte, la Turquie d’Asie, le Brésil, le Mexique.
  8. Les dernières révélations du Livre Bleu anglais sur les pratiques de la Peruvian Amazon Co Ltd à Putumayo nous ont appris que dans la république libre du Pérou, même sans la forme politique de la domination coloniale, le capital international a su se soumettre les indigènes et les mettre dans une situation proche de l'esclavage pour s'emparer des moyens de production des pays primitifs par un pillage de grand style. Depuis 1900, la société citée, qui est composée de capitalistes anglais et étrangers, avait jeté sur le marché londonien environ 4 000 tonnes de caoutchouc en provenance de Putumayo. Dans le même laps de temps, 30 000 indigènes furent assassinés et la plupart des 10000 survivants sont restés infirmes à force d'avoir été frappés.
  9. De même à un autre passage : « Il faut donc tout d'abord transformer en capital variable une partie de la plus-value et du surproduit qui lui correspond en subsistances ; il faut en acheter du travail nouveau. Ce n'est possible que si le nombre des ouvriers s'accroît ou que le temps durant lequel ils travaillent est prolongé (...) mais cela ne constitue pas un moyen constant d'accumulation. La population ouvrière peut augmenter si des ouvriers improductifs sont transformés en ouvriers productifs, ou que des personnes qui jusque-là ne travaillaient pas, les femmes, les enfants, etc., sont englobées dans le procès de production. Nous laissons de côté ici ce dernier point. Elle peut également augmenter grâce à l'accroissement général de la population. L'accumulation ne peut être continue que si la population, malgré qu'elle subisse une diminution relative par rapport au capital employé, augmente de façon absolue. L'augmentation de la population est la condition fondamentale d'une accumulation continue. Et cela suppose un salaire moyen qui permette un accroissement continu de la population ouvrière et non pas une simple reproduction. » (Histoire des doctrines économiques, tome V, chap. « Transformation de revenus en capital », pp. 14-15.)
  10. Simons, Klassenkämpfe in der Geschichte Amerikas. Cahiers complémentaires de la Neue Zeit, n° 7, p. 39.
  11. Un exemple typique de telles formes sociales hybrides nous est donné dans la description par l'ancien ministre anglais, Bryce, des mines de diamant sud-africaines : « A Kimberley, la curiosité la plus remarquable, qui est unique nu monde, ce sont deux « compounds » où les indigènes employés aux mines sont hébergés et parqués. Il s'agit d'enceintes énormes sans toit, mais tendues d'un réseau de fil de fer pour empêcher que l'on ne jette quelque chose par dessus le mur. Un couloir souterrain conduit à la mine voisine. Le travail s'effectue par équipes chacune huit heures par jour, si bien que l'ouvrier ne reste jamais plus de huit heures consécutives sous terre. Le long du mur, à l'intérieur, s'élèvent des cabanes où les indigènes habitent et dorment. Il y a également un hôpital à l'intérieur de l'enceinte, ainsi qu'une école où les ouvriers peuvent apprendre à lire et à écrire pendant leurs heures de loisirs. On ne prend pas de boissons alcoolisées. Toutes les entrées sont surveillées strictement et aucun visiteur et indigène ni blanc n'a accès au campement. Les vivres sont fournies par un magasin qui se trouve à l'intérieur de l'enceinte et appartient à la société. Le « compound » de la mine de Beers abritait à l'époque de ma visite 2 600 indigènes de toutes les tribus imaginables, si bien que l'on pouvait observer des exemplaires des types les plus variés de Noirs, venus des régions les plus diverses depuis le Natal et le Pondoland au Sud, jusqu'au lac Tanganyika à l’extrême Est du pays. Ils viennent de tous les horizons, attirés par les hauts salaires, généralement de 18 à 30 Mk par semaine, et ils restent là trois mois et davantage, parfois même ils s'établissent pour une plus longue période. Dans ce grand « compound » rectangulaire, on voit des Zoulous du Natal, des Fingos, des Pongos, des Tembous, des Pasutos, des Betchouanas, des sujets du Gunaynhana, qui fait partie des possessions portugaises, quelques Matabeles et Makalakas et beaucoup d'indigènes que l'on appelle « Zambest boys » appartenant aux tribus qui peuplent les deux rives du fleuve. Il y a même des Bushmen, ou du moins des indigènes qui viennent de ces tribus. lis cohabitent pacifiquement et se distraient chacun à leur manière pendant leurs heures de loisir. Outre les jeux de hasard, nous avons observé un jeu qui ressemble au jeu anglais du renard et de l'oie, on y joue avec des jetons sur une planche; on faisait aussi de la musique sur des instruments primitifs : sur ce qu'on appelle le « piano des Cafres », fabriqué de barres de fer inégalement longues et fixées les fines à côté des autres dans un cadre, et sur un autre instrument encore plus primitif fait de différentes petites barres de bois qui donnent, lorsqu'on les frappe, des sons variés et les rudiments d'une mélodie. Quelques-uns, peu nombreux, lisaient ou écrivaient des lettres, les autres étaient occupés à faire la cuisine ou à bavarder. Beaucoup de tribus bavardent de manière ininterrompue, et on peut entendre dans cet étrange asile de nègres, lorsque l'on passe d'un groupe à l'autre, une douzaine de langues différentes. Après plusieurs mois travail, les nègres ont coutume de quitter la mine en emportant les économies amassées, pour regagner leur tribu, s'y acheter une femme avec l'argent gagné et vivre ensuite selon leurs traditions » (J. Bryce, Impressions of South Africa, Londres, 1897, p. 212 et suiv.)
    On peut lire dans le même ouvrage la description très vivante des méthodes par lesquelles on résout en Afrique du Sud le « problème ouvrier ». Nous y apprenons qu'à Kimberley, à Witwatersrand au Natal, au Matabeleland, on force les nègres à travailler dans les mines et dans les plantations, en leur prenant tous leurs terrains et tous leurs troupeaux, c'est-à-dire leurs moyens d'existence. Ainsi on les prolétarise, et on mine leur moral par l'alcool (plus tard, lorsqu'ils sont déjà dans l'enceinte « du capital », les boissons alcoolisées leur sont strictement interdites, alors qu'on les a déjà habitués à l'alcool. L'objet d'exploitation doit être maintenu dans un état qui permette son utilisation), et enfin on les oblige par la force, la prison, le fouet, à s'intégrer au système de salaire capitaliste.
  12. Les relations de l'Angleterre et de l'Allemagne sont typiques pour ces relations commerciales.
  13. Dans son Histoire de l'Inde britannique, James Mill cite sans discernement et sans critique des témoignages venus des sources les plus diverses, tels que ceux de Mungo Park, d'Hérodote, de Volney, d'Acosta, de Garcilassu de la Vega, de l'abbé Grosier, de Diodore, de Strabon, etc., témoignages à l'aide desquels il établit le principe selon lequel, dans des conditions sociales primitives, la terre appartient partout et toujours au souverain. Il applique par analogie ce principe à l'Inde, concluant : « From these facts only one conclusion can be drawn, that the property of the soil resided in the sovereign; for if it did not reside in him, it will be impossible to show to whom it belongeg » (James Mill, The History of British India, 4° édition, 1840, vol. 1, page 311).
    L'éditeur de l'ouvrage, H. Wilson, professeur de sanscrit à l'Université d'Oxford et spécialiste de droit indien ancien, ajoute à cette conclusion classique de l'économie bourgeoise un commentaire intéressant. Dans la préface, il présente l'auteur comme un homme de parti, qui a découpé à sa manière l'histoire de l'Inde britannique pour justifier « the theoretical views of M. Bentham », et a donné une image caricaturale du peuple hindou à l'aide de moyens contestables (« a portrait of the Hindus which has no resemblance whatever to the original, and which almost outrages humanity »); il ajoute alors la note suivante : « The greater part of the text and of the notes here is wholly irrelevant. The illustrations drawn from Mahometan pratice, supposing them to be correct, have nothing to do with the laws and rights of the hindus. They are not, however, even accurate, and Mr Mill's guides have misled him ». Wilson conteste ensuite, notamment à propos de l'Inde, la théorie du droit de propriété du souverain sur la terre (op. cit., pages 305, note). Henry Maine pense, lui aussi, que les Anglais ont tenté de justifier leur exigence de la propriété du territoire entier de l'Inde, exigence qu'il désapprouve sur l'exemple de leurs prédécesseurs musulmans : « The assumption which the English first made was one which they inherited from their Mahometan predecessors. It was, that all the soil belonged in absolute property to the sovereign, and that all private property in land existed by his sufferance. The Mahometan theory and the corresponding Mahometan practice had put out of sight the ancient view of the sovereign rights, which, though it assigned to him a far larger share of the produce of the land than any western ruler has ever clamed, yet in nowise denied the existence of private property in land ». (Village communities in the East and the West, 5° ed., 1890, p. 104). En revanche, Maxime Kowalewsky a prouvé que la prétendue « théorie et pratique musulmane » n'est qu'une légende d'origine anglaise (voir à ce sujet sa remarquable étude en langue russe : La propriété collective du sol ; causes, historique et conséquences de sa désintégration, Moscou, 1879, 1° partie.)
    Les savants anglais, ainsi du reste que leurs collègues français soutiennent actuellement une théorie fantaisiste semblable à propos de la Chine, prétendant, par exemple, que toute la terre était la propriété de l'empereur (voir la réfutation de cette légende dans l'ouvrage du Dr O. Franke, Die Rechtsverhältnisse am Grundeigentum in China, 1903).
  14. « The partition of inheritances and execution fot debt levied on land are destroying the communities - this is the formula heard now-a-days everywhere in India » (Henry Maine, op. cit.. p. 113).
  15. On trouve des explications analogues de la politique coloniale officielle de l'Angleterre chez Lord Roberts of Kandahar, qui représenta pendant des années la puissance anglaise en Inde ; il ne trouve rien de mieux que d'attribuer pour cause la révolte des Sepoy les « malentendus » à propos des intentions paternelles des régents anglais : « On a reproché à tord à la commission de colonisation d'avoir fait preuve d'injustice en vérifiant, comme c'était son devoir, les droits et les titres de propriété de chaque propriétaire foncier, et en imposant ensuite au propriétaire légal une taxe foncière... Quand la paix et 'ordre furent rétablis, Il fallut contrôler la propriété foncière car la terre avait souvent été acquise par le pillage et par la force, comme c'est la coutume chez les régents et dans les dynasties indigènes. Dans cette perspective, on entreprit l'examen des droits de propriété, etc. L'enquête découvrit que beaucoup de familles de haut rang et occupant une position élevée s'étaient approprié les terres de voisins moins influents ou levaient sur eux des impôts proportionnels à la valeur de leur domaine. On mot fin à cet état de choses dans un esprit de justice. Bien que les mesures eussent été prises avec beaucoup de prudence et dans les meilleures intentions, elles déplurent fortement aux classes supérieures, sans réussir à gagner l'appui des masses. Les familles régnantes nous reprochèrent d'essayer de procéder à un partage équitable des droits et d'introduire un système égalitaire d'impôts fonciers... Par ailleurs, la population paysanne, qui tirait avantage de notre gouvernement, ne pouvait comprendre cependant que ces mesures étaient destinées à améliorer son sort. » (Forty one years in India, Londres, 1901, p. 233.)
  16. Les Maximes de gouvernement de Timour (traduites du persan en anglais en 1783) contiennent le passage suivant : « And I commanded that they should build places of worship, and monasteries in every city ; and that they should erect structures for the reception of travellers on the high roads and that they should make bridge across the rivers. And I ordained, whoever undertook the cultivation of waste lands, or built an aqueduct, or made a canal, or planted a grove, or restored to culture a deserted district, that in the first year nothing should be taken from him, and that in the second year, whatever the subject voluntarily offered should be received, and that in the third year the duties should be collected according to the regulation. » (James Mill, The History of British India, 4° ed., vol. 2, pp. 492-498.)
  17. Comte Warren, De l'état moral de la population indigène ; cité par Kowalewsky, op. cit., p. 164.
  18. Historical and descriptive account of British India from the most remote period to the conclusion of the Afghan war, by Hugh Murray. James Wilson, Greville, Prof. Jameson, William Wallace and Captain Dalrymple, Edimhourg, 4° éd., 1843, vol. 2, p. 427 ; cité par Kowalewsky, op. cit.
  19. Victor v. Leyden, Agrarverfassung und Grundsteuer in Britisch-Ostindlen. Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirischaft. XXXVI° année, cahier 4, p. 1855.
  20. « Presque toujours, le père de famille en mourant recommande à ses descendants de vivre dans l'indivision, suivant l'exemple de leurs aïeux : c'est là sa dernière exhortation et son vœu le plus cher. » (A. Hanotaux et A. Letourneux, La Kabylie et les coutumes kabyles, 1873, tome 2, Droit civil, pp. 468-473.) Les auteurs ont le front de faire précéder cette description du commentaire suivant : « Dans la ruche laborieuse de la famille associée tous sont réunis dans un but commun, tous travaillent dans un intérêt général mais nul n'abdique sa liberté et ne renonce à ses droits héréditaires. Chez aucune nation on ne trouve de combinaison qui soit plus près de d'égalité et plus loin du communisme ! »
  21. « Nous devons nous hâter - déclara le député Didier, rapporteur de la Commission à une séance de la Chambre en 1851 - de dissoudre les associations familiales, car elles sont le levier de toute opposition contre noire domination. »
  22. Cité par Kowalesky, op. cit., p. 217. Comme on le sait, il est d'usage en France, depuis la Révolution de stigmatiser toute opposition au gouvernement comme une apologie ouverte ou indirecte du « féodalisme ».
  23. Cf. G. K. Anton, Neuere Agrarpolitik in Algerien und Tunesien, Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirtschaft, 1900, p. 1341 et suiv.
  24. Dans son discours du 20 juillet 1912 devant la Chambre des Députés, le rapporteur de la commission pour la réforme de l'indigénat (c'est-à-dire de la justice administrative) en Algérie, Albin Rozet, lit état de l'émigration de milliers d'Algériens dans le district de Sétif. Il rapporta que l'année précédente, en un mois, 1 200 indigènes avaient émigré de Tlemcen. Le but de l'émigration est la Syrie. Un émigrant écrivait de sa nouvelle patrie : « Je me suis établi maintenant à Damas et je suis parfaitement heureux. Nous sommes ici, en Syrie, de nombreux Algériens, émigrants comme moi ; le gouvernement nous donne une terre ainsi que les moyens de la cultiver. » Le gouvernement d'Algérie lutte contre l'émigration de la manière suivante : il refuse les passeports (voir le Journal Officiel du 21 mai 1912, p. 1594 et suiv.).
  25. En 1854, 77 379 caisses d'opium furent importées. Plus tard l'importation diminua un peu à cause de l'extension de la production indigène. Cependant la Chine resta le client principal des plantations indiennes. En 1873-1874, 6 400 000 kilos d'opium furent récoltés en Inde, dont 6 100 000 kilos furent vendus à la Chine. Aujourd'hui encore l'Inde exporte annuellement 4 800 000 kilos pour une valeur de 150 millions de marks, et ceci presque exclusivement à la Chine et à l'archipel malais.
  26. Cité par le major J. Scheibert, Der Krieg in China, 1903, p. 179.
  27. Major Scheibert, op. cit., p. 207.
  28. Un édit impérial du 3° jour de la 3° lune de la 10° année Hsien-Feng (6 sep­tembre 1860) proclame : «Nous n'avons jamais interdit ni à l'Angleterre ni à la France le commerce avec la Chine, et pendant de longues années la paix a régné entre ces pays et nous-mêmes; mais il y a trois ans, les Anglais ont envahi notre ville de Canton, animés d'intentions malveillantes, et ont emprisonné nos fonctionnaires. Nous avons à cette époque refréné nos désirs de vengeance et avons évité les représailles, parce que nous avons dû reconnaître que l'entêtement du vice-roi Yeh était jusqu'à un certain point responsable des hostilités. Il y a deux ans, le chef barbare Elgin est monté vers le Nord et nous avons ordonné au vice-roi de Schihli, T'an-Ting-Siang d'examiner la situation avant de passer aux négociations. Mais le barbare a profité de notre surprise pour attaquer les forts de Takon et avancer vers Tientsin. Soucieux d'éviter à notre peuple les horreurs de la guerre, nous refrénâmes encore une fois notre désir de vengeance et ordondâmes à Kuei-Liang de procéder à des négociations de paix. Malgré les exigences scandaleuses des barbares, nous donnâmes l'ordre à Kuei-Liang de se rendre à Shangaï en vue de négocier le traité commercial proposé, et nous acceptâmes même de le ratifier en signe de notre bonne foi.« Malgré cela, le chef barbare Bruce fit de nouveau preuve d'un entêtement déraisonnable et, au cours de la 8° lune, il apparat avec une escadre de bateaux de guerre dans le port de Takou. Sur ce, Seng Ko Liu Th'in l'attaqua violemment et l'obligea à une retraite précipitée. De tout cela il ressort que la Chine n'a pas rompu les relations et que les barbares étaient dans leur tort. Au cours de l'année, les chefs barbares Elgin et Gros sont apparus de nouveau au large de nos côtes, mais la Chine, ne souhaitant pas en venir à des mesures extrêmes, leur permit de débarquer et de se rendre à Pékin en vue de ratifier le traité. Qui aurait pu croire que pendant tout ce temps les barbares n'avaient rien fait d'autre que semer l'intrigue, qu'ils amenaient une armée de soldats et de l'artillerie, grâce auxquels ils attaquèrent par derrière les forts de Takou et marchèrent sur Tientsin après en avoir chassé les défenseurs ! » (China unter der Kaiserinwitwe, Berlin 1912, p. 25 - Cf. dans le même ouvrage le chapitre intitulé « Die Flucht nach Jehol ».)
  29. Les exploits des héros européens pour l'ouverture de la Chine au commerce sont liés à un joli épisode de l'histoire intérieure de la Chine. Juste en revenant du pillage du palais d'été des souverains mandchous, le « Gordon chinois » entreprit une campagne contre les rebelles de Taiping et il prit même en 1863 le commandement des forces armées Impériales. La répression de la rébellion fut l'œuvre de l'armée anglalse. Mais tandis qu'un nombre considérable d'Européens, parmi lesquels un amiral français, sacrifiaient leur vie pour maintenir la dynastie mandchoue en Chine, les représentants du commerce européen profitèrent de ces combats pour conclure de bonnes affaires, fournissant des armes aux champions européens de l'ouverture de la Chine au commerce aussi bien qu'aux rebelles contre qui ils se battaient. « En outre, par amour des affaires, le commerçant le plus honnête fut amené à fournir des armes et des munitions aux deux parties ; comme les difficultés d'approvisionnement étaient plus grandes pour les rebelles que pour les forces impériales, que par conséquent les prix de livraison étaient plus élevés pour les premiers, on traita de préférence avec eux ces marchés qui leur permettaient de résister non seulement aux troupes de leur propre gouvernement, mais encore aux troupes anglaises et françaises. » (M. v. Brandt, 88 Jahre in Ostasien, 1901, vol. 3 « China », p. 11.)
  30. Dr O. Franke, Die Rechtsverhältnisse am Grundeigentum En China. Leipzig, 1903, pp. 82 et suiv.
  31. China unter der Kaiserin-Witwe, p. 334.
  32. En Chine les industries domestiques ont été longtemps pratiquées même par la bourgeoisie jusqu'à une époque très récente, et même dans les villes commerciales aussi grandes et aussi anciennes que par exemple Ningpo avec ses 300 000 habitants. « Dans la génération précédente, les femmes faisaient elles-mêmes les souliers, les chapeaux, les chemises et tout ce dont leurs maris et elles-mêmes avaient besoin. A Ningpo. une jeune femme qui achetait chez un marchand un objet qu'elle aurait pu confectionner de ses mains était très mal vue. » (Dr Nyok Shing Tsur, Die gewerblichen Betriebsformen der Stadt Ningpo, Tübingen, 1909, p. 51.)
  33. Sans doute la situation est-elle renversée dans la dernière phase de l'histoire de l'économie paysanne, lorsque la production capitaliste fait sentir ses derniers effets. Chez les petits paysans ruinés, le travail agricole incombe entièrement aux femmes, aux vieillards et aux enfants, tandis que les hommes font un travail salarié à l'usine ou un travail à domicile pour des entreprises capitalistes. Un exemple typique est celui des petits paysans du Wurtemberg.
  34. W. A. Peffer, The Farmer's side. His troubles and their remedy, New York, 1891. Part. II: How we got here. Chap. I : Changed condition of the Farmer. pp. 56-57. Cf. aussi A. M. Simons, The American Farmer, 2e éd. Chicago 1906, p. 71 et suiv
  35. Cité par Lafargue « Getreidebau und Getreidehandel in den Vereinigten Staaten », Die Neue Zeit, 1885, p. 344 (l'artIcle a paru d'abord en 1883 dans une revue russe).
  36. « The three revenue acts of June 30, 1864, practically form one measure, and that probably the greatest measure of taxation which the world has seen. The internal revenue act was arranged, as Mr David A. Wells had said, on the principle of the Irishman at Donnybrook fair : « Whenever you see a head, hit it ; whenever you see a commodity, tax it. » Everything was taxed, and taxed heavily » (F. W. Taussig, The Tariff History of the United States, New York, 1888, p. 164).
  37. « The necessity of the situation, the critical state of the country, the urgent need of revenue, may have justified this haste, which, it is safe to say, is unexampled in the historu of civilised countries » (Taussig, op. cit., p. 168).
  38. En français dans le texte.
  39. W. A. Peffer, op. cit., p. 58.
  40. W. A. Peffer, op. cit., Introduction p. 6. Sering évalue au milieu des années 1880 l'argent liquide nécessaire pour un « début très modeste » de la ferme la plus petite dans le Nord-Ouest à la somme de 1 200 à 1 400 dollars. (Die landwirtschaftliche Konkurrenz Nordamerikas, Leipzig, 1887, p. 431.)
  41. Lafargue, loc. cit., p. 345.
  42. Peffer, op. cit., part. 1 : « Where we are », chap. 2 : « Progress of Agriculture », pp. 30-31.
  43. Peffer, op. cit., p. 42.
  44. Sering, Die landwirtschaftliche Konkurrenz Nordamerikas, p. 433.
  45. Peffer, op. cit., pp. 35-36.
  46. Cité par Nikolai-on, op. cit., p. 224.
  47. En 1901, le Canada avait accueilli 49 149 immigrants. En 1911, plus de 300 000 personnes ont immigré, dont 138 000 sujets britanniques et 134 000 sujets américains. Comme l'atteste un rapport de Montréal à la fin du mois d'août 1912, l'arrivée des fermiers américains se poursuivit au cours de ce même printemps.
  48. « Je n'ai visité au cours de mon voyage dans l'Ouest canadien qu'une seule ferme, comprenant moins de 1 000 acres. D'après le recensement du Dominion of Canada de 1881, il y avait au Manitoba à l'époque du recen­sement 2 384 337 acres de terrain occupés par seulement 9 077 propriétaires ; chacun possédait donc environ 2 017 acres. C'est une surface moyenne plus considérable que ce que l'on trouve dans n'importe quel État de l'Union américaine » (Sering, op. cit., p. 376). Sans doute la grande propriété était-elle peu répandue au au-début des années 1880. Cependant Sering décrit déjà la « Bell-farm », appartenant à une société par actions, qui comprenait une surface de 26 680 hectares et était manifestement organisée sur le modèle de la ferme Dalrymple. Dans les années 1880, Sering, qui considérait avec un certain scepticisme les perspectives de la concurrence canadienne, a estimé que la « ceinture fertile » du Canada de l'Ouest occupait une superficie de 311 000 m2, c'est-à-dire un territoire correspondant à 3/5 de l'Allemagne ; dans cette superficie il calculait que, selon les méthodes de culture extensive, il n'y avait que 38 millions d'acres de terres cultivables ; de ces terres cultivables, seulement 15 millions d'acres étaient propres, selon lui, à l'éventuelle culture du froment (Sering, op. cit., pp. 337-338). Selon les estimations de la « Manitoba Free Press » du milieu de juin 1912, la surface cultivée de froment de printemps au Canada comprenait en été 1912 11,2 millions d'acres pour une surface de 19,2 d'acres de froment de printemps aux États-Unis (cf. Berliner Tageblatt, Handelszelung nº 305 du 8 juin 12).
  49. Sering, op. cit., p. 361 et suiv.
  50. Ernst Schultze, Das Wirtsrhaftsleben der Vereinigten Staaten. Jahrbuch für Gesetzg., Verw. und Volksw. 1912, cahier IV, p. 1721.
  51. « Moshesh, the great Basuto leader, tho whose courage and statesmanship the Basutos owed their very existence as a people, was still alive at the time, but constant war with the Boers of the Orange Free State had brought him and his followers to the last stage of distress. Two thousand Basuto warriors had been killed, cattle had been carried off, native homes had been broken up and crops destroyed. The tribe was reduced to the position of starving refugees, and nothing could save them but the protection of the British Government, which they had repeatedly implored. » (C. P. Lucas, A historical Geography of the British Colonies. Oxford, vol. IV, p. 60.)
  52. « The eastern section of the territory is Mashonaland, where, with the permission of King Lobengula, who claimed it, the British South Africa Company first established themselves. » (Lucas, op. cit., p. 77.)
  53. Tougan-Baranowsky, Studien zur Theorie und Geschichte der Handelskrisen, p. 74.
  54. J. C. L. Simonde de Sismondi, Nouveaux principes d'économie politique ou : De la richesse dans ses rapports avec la population, Genève-Paris, Jeheber, 1951-1953, 3° édition, vol. 1, 24, chap. 4, pp. 277-279. « Comment la richesse commerciale suit l'accroissement du revenu. »
  55. « Il y eut, rapporte l'ingénieur Eyth, représentant de la maison Fowler, un échange fiévreux de télégrammes entre Le Caire, Londres et Leeds. Quand sera-t-il possible à Fowler de livrer 150 charrues à vapeur ? - Réponse : dans un an. Tous les efforts seront faits en ce sens. - Cela ne suffit pas. 150 charrues à vapeur doivent parvenir à Alexandrie avant le printemps. - Réponse : impossible. La maison Fowler, dans ses dimensions d'alors, pouvait en effet à peine fabriquer trois charrues à vapeur par semaine. Il faut songer du reste qu'une telle machine coûtait 50 000 marks, qu'il s'agissait donc d'une commande de 7,5 millions de marks.Télégramme suivant d’Ismaël Pacha : Que coûterait l'agrandissement immédiat de la fabri­que ? Le vice-roi est prêt à fournir l'argent nécessaire. - Vous pouvez penser qu'à Leeds, on battait le fer tant qu'il était chaud. Mais d'autres usines anglaises et françaises reçurent des commandes de charrues à vapeur. L'arsenal d'Alexandrie, qui était le débarcadère des propriétés du vice-roi était envahi à hauteur de maison de roues, de cuves, de tambours, de câbles, de caisses et de bottes de toute sorte, et les hôtels de deuxième ordre du Caire se remplissaient de techniciens frais émoulus que l'on avait recrutés en toute hâte parmi des mécaniciens, des forgerons, de jeunes paysans et des jeunes gens pleins de promesses mais sans formation professionnelle précise, car chacune de ces charrues à vapeur devait être montée par au moins un pionnier spécialisé de la civilisation. Hommes et matériel étaient expédiés en masse par les effendis vers l'intérieur du pays, simplement pour gagner de la place, afin qu'au moins le bateau suivant puisse décharger sa marchandise. Il faut imaginer comment tout cela arrive au lieu de destination prévu, ou plutôt partout ailleurs qu'au lieu de destination. Il y avait d'un côté 10 cuves au bord du Nil, et 10 lieues plus loin les machines dont elles faisaient partie ; d'un côté, un énorme tas de câbles, et à 20 heures de marche de là vers le Nord, les bobines d'enroulage des câbles. Ici un monteur anglais était assis, affamé et désespéré, sur une montagne de caisses françaises, ailleurs un autre ouvrier vidait bouteille sur bouteille d'alcool de son pays. Les effendis et les katibs couraient - invoquant l'aide d'Allah - entre Stut et Alexandrie, et dressaient des listes infinies de choses dont ils n'allaient pas la moindre idée. Et pourtant, en fin de compte, une partie de ces appareils se mit à fonctionner. La charrue à vapeur fumait dons la Haute Égypte. La civilisation et le proqrès avaient fait fin pas en avant. » (Lebendige Kräfte, Sieben Vorträge aus dem Gebiete der Technik, Berlin, 1908, p. 219.)
  56. Earl of Cromer, Egypt today, Londres, 1908, vol. I, p. 11.
  57. Du reste l'argent extorqué aux fellahs égyptiens parvint au capital européen par le détour tic la Turquie. Les emprunts turcs de 1854, 1855, 1871, 1877 et 1886 se fondent sur le tribut égyptien augmenté plusieurs fois, et payé directement à la banque d'Angleterre.
  58. « It is stated by residents in the Delta », rapportait le Times d'Alexandrie le 31 mars 1879, « that the third quarter of the year's taxation is now collected, and the old methods of collection applied. This sounds strangely by the side of the news that people are dying by the roadside, that great tracts of country are uncultivated, because of the fiscal burdens, and that the farmers have sold their cattle, the women their finery, and that the usurers are filling the mortage offices with their bonds and the courts with their suits of foreclosure. » (Cité par Th. Rothstein, Egypt's Ruin, 1910, pp. 69-70.)
  59. « This produce », écrivait le correspondant du Times à Alexandrie, « consists wholly of taxes paid by the peasents in kind, and when one thinks of the poverty stricken, over-driven, under-fed fellaheen in their miserable-hovels, working late and early to fill the pockets of the creditors, the punctuai poliment of the coupon ceases to be wholly a subject of gratification. » (Cité par Th. Rothstein, op. cit., p. 49.)
  60. Eyth, parfait représentant de la civilisation capitaliste dans les pays primitifs, conclut son étude remarquable sur l'Égypte, qui nous a fourni les données principales, par une profession de foi impérialiste caractéristique : « La leçon du passé a aussi une importance capitale pour l'avenir : même si l'on ne peut éviter des conflits vers dans lesquels le Droit et l'Injustice sont difficiles à distinguer, et où la justice politique et historique signifie le malheur de millions de gens, tandis que leur salut serait lié à une Injustice politique, l'Europe doit poser une main ferme sur ces pays qui ne sont plus capables, par leurs propres moyens, d'être à la hauteur de la vie moderne ; dans le monde entier, l'autorité la plus ferme mettra fin aux désordres, et il en sera de même sur les bords du Nil » (op. cit., p. 247). Rothstein (op. cit.) nous renseigne suffisamment sur l' « ordre » créé par l'Angleterre « au bord du Nil ».
  61. Dès le début des années 1830, le gouvernement anglo-indien donna l'ordre au colonel Chesney de chercher à savoir si l'Euphrate était navigable, afin d'établir le plus vite possible une liaison entre la Méditerranée et le Golfe Persique ou l'Inde. Une première mission de reconnaissance eut lieu pendant l'hiver 1831 lis après de longs préparatifs, l'expédition proprement dite se fit entre 1835 et 1837. A la suite de quoi des fonctionnaires et des officiers britanniques explorèrent et contrôlèrent de grandes régions de la Mésopotamie orientale. Ces travaux se poursuivirent jusqu'en 1866 sans résultat pratique pour le gouvernement anglais. L'idée d'établir une voie de communication entre la Méditerranée et l'Inde en passant par le Golfe Persique fut reprise plus tard en Angleterre sous une autre forme ; ce fut le projet du chemin de fer du Tigre. En 1879, Cameron entreprit, à la demande du gouvernement anglais, un voyage à travers la Mésopotamie pour étudier le tracé de la voie projetée (Baron Max von Oppenheim. Vom Mittel meer zum Persischen Golf durch den Hauran, die Syrische Wüste und Mesopotamien, vol. II, pp. 5 et 36.)
  62. S. Schneider, Die Deutsche Bagdadbahn, 1900, p. 3.
  63. Saling, Börsenjahrbuch, 1911-1912, p. 2211.
  64. Notons que tout ceci ne se rapporte qu'à la période allant jusqu'en 1899 : c'est seulement à partir de cette date que la garantie kilométrique sera payée. Il n'y avait pas moins de 28 sandchaks parmi les 74 de Turquie d'Asie dont les dîmes étaient confisquées pour la garantie kilométrique. Et toutes ces contributions permirent de construire en Turquie d'Asie, entre 1856 et 1900, en tout 2 513 kilomètres de voies ferrées. (W. von Bressel, Les chemins de fer en Turquie d'Asie, Zurich, 1900, p. 59.)
    Pressel donne, comme expert, un exemple des procédés employés par les sociétés de chemins de fer à l'égard de la Turquie. Il affirme que la Société d'Anatolie s'était engagée, par la concession de 1873 à construire d'abord la ligne de Bagdad, via Angora ; mais qu'elle déclara ensuite qu'il lui était impossible d'exécuter son propre projet, abandonnant à son sort la ligne assurée par la garantie kilométrique et entreprenant la construction d'un autre itinéraire via Konia. « Au moment où les sociétés réussiront à acquérir la ligne Smyrne-Aidin-Dine, elles en exigeront le prolongement jusqu'à la ligne de Konia, et une fois cet embranchement construit, les sociétés remueront ciel et terre pour faire passer le trafic de marchandises par ce nouvel itinéraire, qui n'est pas assorti de garantie kilométrique et qui, surtout, n'est absolument pas tenu de partager les bénéfices avec le gouvernement. Résultat : le gouvernement n'aura aucun bénéfice sur la ligne d'Aidin et les sociétés encaisseront des millions. Le gouvernement paiera pour la construction des lignes de Kassaba et d'Angora presque tout le montant de la garantie kilométrique et ne pourra espérer jamais profiter des 25 % du surplus des recettes brutes dépassant 15 000 francs, part qui lui était garantie dans le contrat. » (Loc. cit., p. 7.)
  65. Charles Morawitz, Die Türkei im Spiegel ihrer Finanzen, 1903, p. 84.
  66. « Du reste dans ce pays tout est difficile et compliqué. Dès que le gouvernement veut créer un monopole pour le papier de cigarettes ou les cartes à jouer, aussitôt la France et l'Autriche-Hongrie interviennent pour mettre un veto dans l'intérêt de leur commerce. S'il s'agit de pétrole, c'est la Russie qui soulèvera des objections et même les puissances les moins intéressées feront dépendre leur accord sur n'importe quelle question de quelque autre accord. L'histoire de la Turquie ressemble au dîner de Sancho Pança : dès que le ministre des Finances veut entreprendre quelque chose, un diplomate se lève, l'interrompt et lui oppose son veto. » Morawitz: op. cit., p. 70.)
  67. Ce n'est pas seulement le cas de l'Angleterre. « Dès 1859 une brochure diffusée dans toute l'Allemagne, et dont la rédaction est attribuée au fabricant Diergardt de Viersen, adjurait l'Allemagne de s'assurer à temps le marché d’Extrême-Orient. Une seule méthode permet, affirmait la brochure, d'obtenir quelque chose des Japonais et des Asiatiques en général, c'est le déploiement de la force militaire. La flotte allemande construite avec les économies du peuple avait été un rêve de jeunesse, elle était depuis longtemps vendue aux enchères par Hannibal Fischer. La Prusse avait quelques bateaux mais pas de puissance navale imposante. Cependant on décida d'armer une escadre en vue d'entamer des négociations commerciales en Extrême-Orient. Le royale d'Eulenburg., l'un des hommes d'État prussiens les plus capables et les plus pondérés, prit la direction de cette expédition, dont les buts étaient également scientifiques. Cet homme mena à bien sa mission dans les conditions les plus difficiles avec une grande habileté. On dut renoncer au projet de relations commerciales avec les îles Hawaï. Par ailleurs l'entreprise atteignit son but. Bien que la presse berlinoise jouât les prophètes et déclarât, à chaque nouvelle difficulté survenue, que tout cela était prévisible depuis longtemps et que ces dépenses pour les manœuvres navales étaient une dilapidation de l'argent des contribuables, le ministère de la nouvelle ère politique ne se laissa pas troubler. La gloire du succès revint aux successeurs. » (W. Lotz, Die Ideen der Deutschen Hondelspolitik, p. 80.)
  68. « Une négociation officielle fut ouverte [entre les gouvernements français et allemand, après que Michel Chevalier ait eu les premières conversations préliminaires avec Gobden. R.L.] au bout de peu de jours : elle fut conduite avec le plus grand mystère. Le 7 janvier 1860, Napoléon III annonça ses intentions dans une lettre-programme adressée au ministre d'État, M. Fould. Cette déclaration éclata comme un coup de foudre. Après les incidents de l'année qui venait de finir on comptait qu'aucune modification du régime douanier ne serait tentée avant 1861. L'émotion fut générale, néanmoins le traité fut signé le 23 janvier. » (Auguste Devers, La politique commerciale de la France depuis 1860. Écrits de la ligue politique sociale, II, p. 136.)
  69. A la suite de la débâcle de la campagne de Crimée, des réformes durent être instaurées : la révision du tarif douanier russe dans un sens libéral en 1857 et 1868, la suppression définitive du système douanier insensé de Kankrin, en étaient l'expression et le complément. Mais la réduction des tarifs douaniers répondait surtout aux intérêts immédiats des propriétaires fonciers nobles, qui, à la fois comme consommateurs de marchandises étrangères et comme producteurs de blé pour l'exportation, avaient tout à gagner de la suppression des barrières douanières entre la Russie et l'Europe occidentale. Le journal qui représentait les intérêts agricoles, le Freie Oekonomische Gesellschaft, constate en effet : « Entre 1822 et 1882, le plus grand producteur de la Russie, qui est l'agriculture, a subi quatre fois des pertes considérables, ce qui l'a mise dans une situation extrêmement critique, et chaque fois la cause directe en était l'élévation énorme des tarifs douaniers. Inversement la période de trente-deux ans qui va de 1915 à 1877, pendant laquelle les tarifs étaient modérés, s'est écoulée sans heurt, mises à part les trois guerres et une guerre civile [l'auteur entend par là la révolte polonaise de 1863, R. L.], dont chacune provoqua des sacrifices financiers plus ou moins grands de la part de l'État. » (Memorandum der Kaiserlichen Freien Oekonomischen Gesellschaft in Sachen der Revision des russischen Zolltarifs, Petersburg, 1890, p. 148.)
    La preuve qu'en Russie, jusqu'à une époque très récente, les avocats du libre-échange ou du moins de l'abaissement des tarifs douaniers, ne peuvent être considérés comme les défenseurs des intérêts du capital industriel, c'est que l'organe scientifique du mouvement libre-échangiste, la Freie Oekonomische Gesellschaft, combattait le protectionnisme, dans les années 1890 encore, y voyant une méthode de « transplantation artificielle » de l'industrie capitaliste en Russie ; c'est dans l'esprit d'un « populisme réactionnaire » que la revue attaquait le capitalisme comme donnant naissance au prolétariat moderne, « ces masses de gens inaptes au service militaire, sans propriété et sans patrie, qui n'ont rien à perdre, et ont depuis longtemps une mauvaise réputation ». (Op. cit., p. 171.)
  70. Fr. Engels partageait cette opinion. Dans une lettre à Nikolai-on, il écrit le 18 juin 1892 : « Des écrivains anglais, aveuglés par les intérêts patriotiques, ne peuvent pas comprendre pourquoi le libre-échange, dont l'Angleterre a donné l'exemple, est refusé partout avec tant d'opiniâtreté et remplacé par le protectionnisme. Naturellement ils n'osent tout simplement pas admettre que ce système - aujourd'hui presque universel - du protectionnisme est une mesure de défense plus ou moins sensée (dans certains cas même parfaitement absurde) contre ce même libre-échange anglais, qui amena le monopole industriel anglais à son apogée. Dans le cas de l'Allemagne, qui est devenue un grand État Industriel grâce au libre-échange, cette réaction est stupide ; le protectionnisme s'y étend aujourd'hui aux produits agricoles et aux matières premières, ce qui augmente les prix de revient de la production industrielle ! Je regarde ce retour général au protectionnisme non comme un hasard, mais comme une réaction contre le monopole industriel de l'Angleterre, qui semble intolérable. Comme je l'ai déjà dit, la forme de cette réaction peut être fausse, inadéquate ou pire encore, mais la nécessité historique de cette réaction me semble claire et évidente. » (Briefe.... p. 71.)
  71. Cette hypothèse est formulée par le Dr Renner, qui en fait la base de son traité des impôts Il écrit : « Toute quantité de valeur créée en une année se répartit en quatre catégories. Les impôts d'une année ne peuvent être prélevés que sur ces quatre sources: le profit, l'intérêt, la rente et le salaire. » (Das arbeitende Volk und die Steuern, 1909, p. 9.)
    , ouvrier et propriétaire foncier, son entreprise lui rapporte à la fois un salaire, un profit et une rente. » C'est évidemment une abstraction pure que de répartir la paysannerie dans toutes les catégories de la production capitaliste, et de considérer le paysan comme réunissant dans sa personne un entrepreneur (le sien propre), un ouvrier salarié et un propriétaire foncier. Si l'on veut comme Renner envisager la paysannerie comme une catégorie unique, sans faire de distinction, sa spécificité économique réside précisément dans le fait qu'elle ne peut être rattachée ni à l'entreprise capitaliste, ni au prolétariat, et qu'elle représente une production marchande simple, et non pas capitaliste.
  72. Nous ne traiterons pas ici du problème des cartels et des trusts comme phénomènes spécifiques de la phase impérialiste, issus de la concurrence interne entre les différents groupes capitalistes pour la monopolisation des champs d'accumulation existants et pour la répartition du profit ; cela dépasserait les limites que nous nous sommes fixées.
  73. Nous traduisons l'expression « zahlungsfähige Nachfrage » par « demande effective » au sens classique du terme. (N. d. T.)
  74. Dans une réponse à Vorontsov, très appréciée des marxistes russes, le professeur Manuilov écrivait « Il faut faire ici une distinction très nette entre le groupe d'entrepreneurs qui produit des engins de guerre et l'ensemble de la classe capitaliste. Pour les fabricants de canons, de fusils et de tout autre matériel de guerre, l'existence de l'armée est sûrement avantageuse, probablement même indispensable. Il est tout à fait possible que la suppression du système de la paix armée signifierait la ruine pour Krupp; mais nous ne parlons pas d'un groupe particulier d'entrepreneurs, mais des capitalistes en tant que classe et de la production capitaliste dans son ensemble. » De ce dernier point de vue, il faut constater que « si le poids des impôts repose principalement sur la masse de la population ouvrière, chaque accroissement de ses charges diminue le pouvoir d'achat de la population et en même temps la demande de marchandises ». Ce fait prouve « que le militarisme considéré du point de vue de la production du matériel de guerre enrichit sans doute certains capitalistes, mais nuit aux autres, représente un gain d'un côté, mais une perte de l'autre » (Vesnik Pravda. Journal de jurisprudence, Saint-Pétersbourg, 1890, n° 1, Militarisme et Capital »).
  75. En fin de compte, la détérioration des conditions normales de renouvellement de la force de travail provoque une détérioration de la force de travail elle-même, la diminution du rendement et de la productivité moyenne du travail, menace donc les conditions de la production de la plus-value. Mais le capital ne ressentira ces résultats que bien plus tard, aussi n'en tient-il tout d'abord pas compte dans ses calculs économiques. Ces résultats se font seulement sentir dans le durcissement des réactions de défense des travailleurs.