II. Exposé historique du problème

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Ière polémique : Controverse entre Sismondi – Malthus et Say - Ricardo - Mac Culloch.[modifier le wikicode]

10. La théorie de la reproduction d'après Sismondi[modifier le wikicode]

Les premiers doutes quant au caractère divin de l'ordre capitaliste se sont élevés dans l'économie politique bourgeoise sous l'impression directe des premières crises en Angleterre dans les années 1815 et 1818-1819. Les circonstances qui avaient provo­qué ces crises étaient encore à proprement parler de nature extérieure et apparemment fortuite. En partie, c'était le blocus continental napoléonien qui avait, pour un temps, coupé l'Angleterre artificiellement de ses débouchés européens et avait favorisé ainsi, en peu de temps, un développement important de certaines branches de l'industrie dans leur propre territoire, dans les États continentaux ; en partie, c'était l'épuisement matériel du continent par la longue période de guerre qui, après l'arrêt du blocus continental, avait restreint les débouchés escomptés pour les produits anglais. Ces premières crises suffisaient cependant à révéler aux contemporains, dans toute leur atrocité, les sombres aspects de la meilleure de toutes les formes sociales. Les mar­chés encombrés, les magasins pleins de marchandises qui ne trouvaient pas d'ache­teurs, les faillites nombreuses et, d'autre part, la misère criante des masses ouvrières - tout cela éclate pour la première fois aux yeux des théoriciens, qui avaient jusqu'à présent vanté et proclamé sur tous les tons l'harmonie du laisser-faire bourgeois. Toutes les nouvelles commerciales contemporaines, toutes les revues, les récits des voyageurs faisaient part des pertes des marchands anglais. En Italie, en Allemagne, en Russie, au Brésil les Anglais liquidaient leurs marchandises avec une perte qui pouvait s'élever jusqu'au quart ou au tiers. En 1818, au Cap de Bonne-Espérance, on se plaignait que toutes les boutiques fussent remplies de marchandises européennes que l'on offrait à des prix plus bas qu'en Europe, sans pouvoir les vendre. A Calcutta, on pouvait entendre des plaintes semblables. Des cargaisons entières de marchandises revenaient de Nouvelle-Hollande en Angleterre. Aux États-Unis, d'après le récit de voyage d'un contemporain, il n'y avait « d'un bout à l'autre de ce continent immense et prospère aucune ville, aucun bourg, où la quantité des marchandises destinées à la vente ne dépassât de manière considérable les moyens des acheteurs, bien que les vendeurs s'efforçassent d'attirer les clients en leur offrant de longs crédits et toutes sortes de facilités de paiement, des paiements à terme et en acceptant des marchan­dises en guise de paiement ».

En même temps, en Angleterre, retentissait le cri de désespoir des ouvriers. L'Edinburgh Review de mai 1820 cite l'adresse des bonnetiers de Nottingham, dont voici un extrait :

« Pour un travail quotidien de quatorze à seize heures, nous ne gagnons que de quatre à sept shillings par semaine, avec lesquels nous devons nourrir nos femmes et nos enfants. Nous constatons en outre que, bien que nous soyons obligés de nous contenter de pain et d'eau ou de pommes de terre au sel au lieu d'une nourriture plus saine qui, autrefois, était toujours en abondance sur les tables anglaises, nous avons souvent été obligés, après le travail harassant d'une journée, d'envoyer nos enfants affamés au lit pour ne pas les entendre se plaindre et réclamer du pain. Nous déclarons solennellement que pendant les dix-huit derniers mois nous n'avons pratiquement jamais eu le sentiment de manger à notre faim[1]. »

Presque en même temps, Sismondi, en France, et Owen en Angleterre élevaient la voix pour accuser violemment la société capitaliste. Cependant, tandis qu'Owen, en Anglais pratique et en citoyen de la première nation industrielle, se faisait le porte-parole d'une vaste réforme sociale, le petit bourgeois suisse se répandait en plaintes contre les imperfections de l'ordre social régnant et contre l'économie classique. Ce­pen­dant par là même, Sismondi a donné beaucoup plus de fil à retordre à l'écono­mie politique bourgeoise qu'Owen, dont l'efficacité pratique s'adressait directement au prolétariat.

Sismondi expose lui-même, dans sa préface à la deuxième édition de ses Nouveaux principes d'économie politique, ou De la richesse dans ses rapports avec la population, que c'est l'Angleterre et, en particulier, la première crise anglaise, qui l'a incité à écrire sa première critique sociale (la première édition des Nouveaux Principes parut en 1819, la seconde huit ans plus tard).

« C'est en Angleterre que je me suis acquitté de cette tâche. L'Angleterre a donné naissance aux plus célèbres économistes. Leur science y est professée aujourd'hui même avec un redoublement d'ardeur.

« La concurrence universelle, ou l'effort pour produire toujours plus, et toujours à plus bas prix, est depuis longtemps le système de l’Angleterre, système que j'ai attaqué comme dangereux : ce système qui a fait faire à l'industrie anglaise des pas gigantesques, mais il a, à deux reprises, précipité les manufacturiers dans une détresse effrayante. C'est en présence de ces convulsions de la richesse, que j'ai cru devoir me placer pour revoir mes raisonnements, et les comparer avec les faits.

« L'étude que j'ai faite de l’Angleterre m'a confirmé dans mes Nouveaux Princi­pes. J'ai vu dans ce pays surprenant, qui semble subir une grande expérience pour l'instruction du reste du monde, ta production augmenter, tandis que les jouissances diminuent. La masse de la nation semble y oublier, aussi bien que les philosophes, que l'accroissement des richesses n'est pas le but de l'économie politique, mais le moyen dont elle dispose pour procurer le bonheur de tous. Je cherche ce bonheur dans toutes les classes, et je ne sais où le trouver. La haute aristocratie anglaise est en effet arrivée à un degré de richesse et de luxe qui surpasse tout ce qu'on voit chez toutes les autres nations. Cependant elle ne jouit point elle-même d'une opulence qu'elle semble avoir acquise aux dépens des autres classes; la sécurité lui manque, et dans chaque famille la privation se fait sentir plus encore que l'abondance.

« Au-dessous de cette aristocratie titrée et non titrée, je vois le commerce occuper un rang distingué, il embrasse le monde entier dans ces entreprises; ses agents bra­vent les glaces des deux pôles et les ardeurs de l'Équateur, tandis que chacun des chefs qui se rassemblent au palais du Change, peut disposer de millions. En même temps, dans toutes les rues de Londres, dans celles des grandes villes d’Angleterre, les magasins étalent des marchandises qui suffiraient à la consommation de l'univers. Mais la richesse a-t-elle assuré au commerçant anglais l'espèce de bonheur qu'elle est propre à garantir ? Non : dans aucun pays les faillites ne sont aussi fréquentes. Nulle part ces fortunes colossales qui suffiraient seules à remplir un emprunt public, à soutenir un empire ou une république, ne sont renversées avec tant de rapidité. Tous se plaignent que les affaires sont rares, difficiles, et peu lucratives. A peu d'années d'intervalle, deux crises terribles ont ruiné une partie des banquiers, et ont étendu la désolation sur toutes les manufactures anglaises; dans le même temps, une autre crise a ruiné les fermiers, et a fait sentir ses contrecoups au commerce de détail. D'autre part, ce commerce, malgré son immense étendue, a cessé d'appeler à lui les jeunes gens qui cherchent une carrière ; toutes les places sont occupées, et dans les rangs supérieurs de la société, comme les inférieurs, le plus grand nombre offre en vain son travail, sans pouvoir obtenir de salaire.

« Cette opulence nationale, dont les progrès matériels frappent tous les yeux, a-t-elle enfin tourné à l'avantage du pauvre ?Pas davantage. Le peuple, en Angleterre, est en même temps privé, et d'aisance dans le moment présent, et de sécurité pour l'avenir. Il n'y a plus de paysans dans les campagnes; on les a forcés de faire place aux journaliers; il n'y a presque plus d'artisans dans les villes, ou de chefs indépendants d'une petite industrie, mais seulement des manufacturiers. L'industriel (c'est-à-dire l'ouvrier salarié, R. L.), pour employer un mot que ce système même a mis à la mode, ne sait plus ce que c'est que d'avoir un état; il gagne seulement un salaire, et comme ce salaire ne saurait lui suffire également dans toutes les saisons, il est presque, chaque année, réduit à demander l'aumône à la bourse des pauvres.

« Cette nation si opulente a trouvé plus économique de vendre tout l'or et l'argent qu'elle possédait, de se passer de numéraire et de faire toute sa circulation avec du papier. Elle s'est ainsi volontairement privée du plus précieux entre les avantages du numéraire, la stabilité de son prix; les porteurs de billets de banques provinciales courent chaque jour le danger d'être ruinés par les faillites fréquentes, et en quelque sorte épidémiques, des banquiers et l'État entier est exposé à une convulsion dans toutes les fortunes, si une invasion ou une révolution ébranlait le crédit de la banque nationale.

« La nation anglaise a trouvé plus économique de renoncer aux cultures qui demandent beaucoup de main-d’œuvre, et elle a congédié la moitié des cultivateurs qui habitaient ses champs; elle a trouvé plus économique de remplacer par des machines à vapeur les manufacturiers, et elle a congédié, puis repris, puis congédié de nouveau les ouvriers des villes; et les tisserands taisant place au « power looms » (métiers mus par la vapeur), succombent aujourd'hui à la famine ; elle a trouvé plus économique de réduire les ouvriers au salaire le plus bas avec lequel ils puissent vivre, et les ouvriers, n'étant plus que des prolétaires, n'ont point craint de se plonger dans une misère plus profonde encore, en élevant des familles toujours plus nombreu­ses; elle a trouvé plus économique de ne nourrir les Irlandais que de pommes de terre, et de ne les habiller que de haillons, et aujourd'hui chaque « packet-boat » lui apporte des légions d'Irlandais, qui, travaillant à meilleur marché que les Anglais, chassent ceux-ci de tous les métiers. Quels sont donc les fruits de cette immense richesse accumulée ? N'ont-ils eu d'autre effet que de faire partager les soucis, les privations, le danger d'une ruine complète à toutes les classes ? L'Angleterre, en oubliant les hommes pour les choses, n'a-t-elle pas sacrifié la fin aux moyens ?[2] »

Il faut avouer que ce tableau de la société capitaliste d'il y a bientôt cent ans ne laisse rien à désirer en clarté et en intégralité. Sismondi met le doigt sur toutes les plaies de l'économie bourgeoise : la ruine de l'artisanat, le dépeuplement de la campa­gne, la prolétarisation des couches moyennes, la paupérisation des ouvriers, l'éviction des ouvriers par les machines, le chômage, les dangers du système de crédit, les contrastes sociaux, l'insécurité de l'existence, les crises, l'anarchie. Son scepticisme amer et pénétrant a fait l'effet d'une dissonance aiguë éclatant au milieu de l'optimis­me béat des bavardages lénifiants sur l'harmonie de l'économie vulgaire, qui régnait en Angleterre comme en France dans les personnes de Mac Culloch là-bas, de Jean-Baptiste Say ici, et qui dominait toute la science officielle. On peut facilement imagi­ner quelle impression de profond malaise devaient faire des déclarations comme celles que nous citons :

« Le luxe n'est possible que quand on l'achète avec le travail d'autrui; le travail assidu, sans relâche, n'est possible que lorsqu'il peut seul procurer, non les frivolités, mais les nécessités de la vie. »

« ... Quoique l'invention des machines, qui accroissent les pouvoirs de l'homme, soit un bienfait pour l'humanité, la distribution injuste que nous faisons de leurs bénéfices, les change en fléaux pour les pauvres. »

« Le bénéfice d'un entrepreneur de travaux n'est quelquefois autre chose qu'une spoliation de l'ouvrier qu'il emploie, il ne gagne pas, parce que son entreprise pro­duit beaucoup plus qu'elle ne coûte, mais parce qu'il ne paie pas tout ce qu'elle coûte, parce qu'il n'accorde pas à l'ouvrier une compensation suffisante pour son travail. Une telle industrie est un mal social, car elle réduit à la dernière misère ceux qui exécutent l'ouvrage, tandis qu'elle n'assure que le profit ordinaire des capitaux à celui qui le dirige. »

« Parmi ceux qui se partagent le revenu national, les uns y acquièrent chaque année un droit nouveau par un nouveau travail, les autres y ont acquis antérieure­ment un droit permanent par un travail primitif, qui a rendu le travail annuel plus avantageux. »

« Rien ne peut empêcher cependant que chaque découverte nouvelle dans les mécaniques appliquées, ne diminue d'autant la population manufacturière. C'est un danger auquel elle est constamment exposée, et contre lequel l'ordre civil ne présente pas de préservatif. »

« Le temps viendra sans doute où nos neveux ne nous jugeront pas moins barbares pour avoir laissé les classes travailleuses sans garantie, qu'ils jugeront, et que nous jugeons nous-mêmes barbares, les nations qui ont réduit ces mêmes classes en esclavage. »

Sismondi s'en prend donc dans sa critique à la totalité : il refuse toute idéalisation et tout faux-fuyant qui, par exemple, chercheraient à excuser les sombres aspects de l'enrichissement capitaliste qu'il a mis en évidence, en les présentant comme des inconvénients temporaires d'une période transitoire ; et il termine son étude par la remarque suivante, dirigée contre Say :

« Depuis sept ans j'ai signalé cette maladie du corps social, et depuis sept ans elle n'a cessé de s'accroître. Je ne puis voir dans une souffrance si prolongée « les froissements qui accompagnent toujours les transitions », et, en remontant à l'origine du revenu, je crois avoir démontré que les maux que nous éprouvons sont la conséquence nécessaire des vices de notre organisation, et qu'ils ne sont pas près de finir[3]. »

La source de tous les maux est, pour Sismondi, la disproportion entre la produc­tion capitaliste et la répartition du revenu, conditionné par celle-ci ; ici il s'attaque au problème de l'accumulation qui nous intéresse.

Le thème dominant de sa critique à l'égard de l'économie classique est le suivant : la production capitaliste est encouragée à une extension illimitée sans qu'il soit le moins du monde tenu compte de la consommation, mais celle-ci est limitée par le revenu.

« Tous les économistes modernes, en effet, ont reconnu que la fortune publique, n'étant que l'agrégation des fortunes privées, naissait, s'augmentait, se distribuait, se détruisait par les mêmes procédés que celle de chaque particulier. Tous savaient fort bien que dans une fortune privée, la partie la plus essentielle à considérer c'est le revenu; que, sur le revenu doit se régler la consommation ou la dépense, sous peine de détruire le capital. Cependant, comme dans la fortune publique le capital de l'un devient le revenu de l'autre, ils ont été embarrassés à décider ce qui était capital, ce qui était revenu, et ils ont trouvé plus simple de retrancher le dernier absolument de leurs calculs.

« En négligeant une quantité aussi essentielle à déterminer, MM. Say et Ricardo sont arrivés à croire que la consommation était une puissance illimitée, ou du moins qu'elle n'avait point d'autres bornes que celles de la production, tandis qu'elle est bornée par le revenu. Ils ont annoncé que toute richesse produite trouverait toujours des consommateurs, et ils ont encouragé les producteurs à causer cet engorgement des marchés, qui fait aujourd'hui la détresse du monde civilisé, tandis qu'ils auraient dû avertir les producteurs qu'ils ne devaient compter que sur les consommateurs ayant un revenu[4]. »

Sismondi fonde donc sa théorie sur une doctrine du revenu. Qu'est-ce qui est revenu et qu'est-ce qui est capital ? Il prête la plus grande attention à cette distinction et l'appelle « la question la plus délicate de l'économie politique ». Le quatrième cha­pi­tre du livre Il est consacré à cette question. Sismondi commence son analyse, com­me d'habitude, par une robinsonnade. Pour « le solitaire », la distinction entre capital et revenu « était encore confuse ». Ce n'est qu'en société qu'elle devint « essentielle ». (II, p. 83.) Mais même dans la société, cette distinction est très difficile, en particulier à cause de la fable que nous connaissons déjà, entretenue par l'économie bourgeoise et selon laquelle « ce qui est capital pour l'un devient pour l'autre revenu ». Et inversement. Sismondi reprend à son compte ce verbiage confus dont l'origine remon­te à Smith et que Say avait élevé au rang de dogme et de justification de la paresse intellectuelle et de la superficialité :

« La nature du capital et celle du revenu se confondent sans cesse dans notre imagination ; nous voyons ce qui est revenu pour l'un devenir capital pour l'autre, et le même objet, en passant de mains en mains, recevoir successivement différentes dénominations, tandis que sa valeur, qui se détache de l'objet consommé, semble une quantité métaphysique que l'un dépense et que l'attire échange, qui périt dans l'un avec l'objet lui-même, qui se renouvelle dans l'autre et dure autant que la circu­lation. » (I, p. 84.)

Après cette introduction prometteuse, il s'attaque au problème difficile et déclare : toute richesse est le produit du travail. Le revenu est une partie de la richesse, par conséquent il doit avoir la même origine. Il est cependant « usuel » de distinguer trois sortes de revenu, que l'on appelle rente, profit et salaire et qui proviennent de trois sources différentes : « de la terre, du capital accumulé et du travail ». En ce qui concerne la première thèse, elle est naturellement inexacte, on comprend sous le terme de richesse, dans le sens social, la somme des objets utiles, des valeurs d'usage, mais aussi de la nature qui leur fournit les matériaux, et qui par ses forces seconde le travail humain. Le revenu, en revanche, représente une notion de valeur, à savoir l'étendue du pouvoir de l'individu ou des individus de disposer d'une partie de la richesse ou du produit social global. Comme Sismondi déclare que le revenu social est une partie de la « richesse sociale », en pourrait supposer qu'il comprend sous le nom de revenu de la société son fonds réel de consommation annuelle. La partie res­tan­te non consommée de la richesse serait alors le capital social et nous nous appro­cherions ainsi, du moins dans une faible mesure, de la distinction recherchée entre capital et revenu sur une base sociale. Mais, dès le moment suivant, Sismondi accepte la distinction «usuelle » entre trois sortes de revenu dont l'une seulement provient du « capital accumulé », tandis que pour les autres, il y a à côté du capital, la « terre » et le « travail ». Et immédiatement la notion de capital s'estompe à nouveau dans les brumes. Suivons cependant Sismondi plus avant. Il s'efforce d'expliquer dans leur genèse les trois sortes de revenus qui révèlent une base sociale antagoniste. A juste titre il prend pour point de départ un certain niveau de la productivité du travail.

« En raison des progrès de l'industrie et de ceux de la science, qui ont soumis à l'homme toutes les forces de la nature, chaque ouvrier peut produire chaque jour plus et beaucoup plus qu'il n'a besoin de consommer. » (I, p. 85.)

Après avoir ainsi souligné à juste titre que la productivité du travail est la condi­tion inévitable et la base historique de l'exploitation, il donne pour la naissance effec­tive de l'exploitation une explication qui va typiquement dans le sens de l'économie bourgeoise :

« Mais en même temps que son travail (de l'ouvrier, R. L.) produit la richesse, la richesse, s'il était appelé à en jouir, le rendrait peu propre au travail; aussi la richesse ne demeure presque jamais en la possession de celui qui exerce ses bras pour vivre. » (I, p. 85.)

Ayant ainsi fait, en accord avec les disciples de Ricardo et de Malthus, de l'exploi­tation et de l'antagonisme de classe l'aiguillon indispensable de la production, il en arrive à la cause réelle de l'exploitation : la séparation de la force de travail des moyens de production :

« L'ouvrier n'a point, en général, pu garder la propriété de la terre; cependant la terre a une puissance productive que le travail humain s'est contenté de diriger vers les usages de l'homme. Le maître de la terre sur laquelle le travail s'exécute, se réserve, comme compensations des avantages obtenus à l'aide de cette puissance productive, une part dans les fruits du travail auquel sa terre a coopéré. » (I. p. 86.)

Il s'agit ici de la rente. Plus loin :

« L'ouvrier n'a pas davantage, dans notre état de civilisation, pu conserver la propriété d'un fonds suffisant d'objets propres à la consommation, pour pouvoir vivre pendant qu'il exécutera le travail qu'il a entrepris, jusqu'à ce qu'il ait trouvé un acheteur. Il n'a pas davantage en sa propriété les matières premières, souvent tirées de fort loin, sur lesquelles il doit exercer son industrie. Il a moins encore les machines compliquées, dispendieuses, par lesquelles son travail est facilité et rendu infiniment plus productif. Le riche, qui possède ces objets de consommation, ces matières premières et ces machines, peut se dispenser de travailler lui-même, car il est maître en quelque sorte du travail de l'ouvrier auquel il les fournit. Comme compensation des avantages qu'il a mis à sa portée, il prélève la part la plus importante des fruits de son travail. » (l. c., p. 78.)

Il s'agit là du profit capitaliste. Ce qui reste de la richesse après un double écré­mage, effectué d'une part par le propriétaire foncier et d'autre part par le capitaliste, est le salaire, le revenu de l'ouvrier ; et Sismondi ajoute : « Il petit le consommer sans reproduction » (p. 87). Sismondi désigne ici comme marque distinctive du salaire - ainsi que de la rente - le fait de ne pas se reproduire, à la différence du capital. Mais ceci n'est exact que pour la rente et la partie consommée du profit capitaliste ; en revanche la partie du produit social consommée sous forme de salaire se reproduit ; elle devient la force de travail de l'ouvrier - pour lui-même comme marchandise qu'il peut toujours offrir à nouveau sur le marché, et dont la vente lui permet de vivre ; et pour la société comme la forme matérielle et concrète du capital variable, qui doit toujours réapparaître dans la production totale annuelle si la reproduction ne doit pas connaître un déficit. Ces thèses sont admissibles jusqu'à présent. Nous n'avons appris que deux faits : la productivité du travail permet l'exploitation des travailleurs par des non-travailleurs, la séparation des travailleurs des moyens de production fait de l'exploi­tation des travailleurs la base effective de la répartition du revenu. Mais nous ignorons toujours ce qui est revenu et ce qui est capital ; Sismondi entreprend maintenant d'expliquer ce point. Comme il y a des gens qui ne peuvent danser qu'en partant du coin du feu, de même Sismondi doit toujours prendre son élan en partant de Robinson :

« Aux yeux du solitaire chez qui nous avons étudié d'abord la formation de la richesse, toute richesse n'était autre chose qu'une provision préparée d'avance pour le moment du besoin. Néanmoins il distinguait déjà deux choses dans cette provision : la partie que dans son économie il lui convenait de tenir en réserve pour son usage immédiat, ou à peu près immédiat, et celle dont il n'avait pas besoin avant le temps où il pourrait obtenir par elle une production nouvelle. Ainsi une partie de son blé devait le nourrir jusqu'aux futures moissons, une autre partie, mise en réserve pour la semence, devait fructifier dans l'année suivante. La formation de la société, et l'introduction des échanges, permit de multiplier presque indéfiniment cette semence, cette portion fructifiante de la richesse accumulée, et c'est celle qu'on a nommée le capital[5]. »

C'est plutôt ce qu'on pourrait nommer un galimatias. Par analogie avec la semen­ce, Sismondi confond ici les moyens de production et le capital, ce qui est une double erreur. Premièrement, les moyens de production sont du capital, non pas en soi, mais seulement dans des conditions historiques bien déterminées. Deuxièmement, la notion de capital dépasse les moyens de production. Dans la société capitaliste - en posant comme données toutes les conditions que Sismondi ignore - les moyens de production ne sont qu'une partie du capital, à savoir le capital constant.

Sismondi est manifestement troublé parce qu'il essaie de mettre en relation la notion de capital avec des points de vue objectifs de la reproduction sociale. Aussi longtemps qu'il envisageait, comme plus haut, le capitaliste individuel, il comptait au nombre des parties composantes du capital, à côté des moyens de production, égale­ment les moyens de subsistance de l'ouvrier, ce qui de nouveau est faux du point de vue objectif de la reproduction du capital individuel. Mais dès qu'il essaie de considé­rer les bases concrètes de la reproduction sociale et qu'il se met à juste titre à distin­guer entre moyens de consommation et moyens de production la notion de capital s'évanouit.

Sismondi sent lui-même qu'avec les moyens de production seuls ni la production, ni l'exploitation ne peuvent avoir lieu ; bien plus, il a l'intuition juste que le centre de gravité des rapports d'exploitation réside précisément dans l'échange avec la force de travail vivante. Après avoir réduit entièrement le capital au capital constant, il le ramène un instant après au capital variable :

« Le cultivateur, après avoir mis en réserve tout le blé dont il prévoyait qu'il aurait besoin jusqu'à la prochaine récolte, comprit qu'il lui convenait d'employer le surplus du blé qui lui restait, à nourrir d'autres hommes qui laboureraient pour lui la terre, et feraient naître de nouveau blé; qui fileraient et tisseraient ses chanvres et ses laines », etc. « En faisant cette opération, le cultivateur changeait une partie de son revenu en un capital; et c'est en effet toujours ainsi qu'un capitaliste nouveau se forme. Le blé qu'il avait récolté par delà celui qu'il devait manger pendant son propre travail, et par delà celui qu'il devait semer pour maintenir son exploitation au même point, était une richesse qu'il pouvait donner, dissiper, consommer dans l'oisi­veté, sans en devenir plus pauvre : c'était un revenu; mais une fois qu'il l'avait employé à nourrir des ouvriers productifs; une fois qu'il l'avait échangé contre le travail, ou contre les fruits à venir du travail de ses laboureurs, de ses tisserands, de ses mineurs, c'était une valeur permanente, multipliante, et qui ne périssait plus, c'était un capital. » (I, p. 88).

Il y a ici un mélange de confusion et d'exactitude. Pour maintenir la production à l'ancien niveau, c'est-à-dire dans le cas de la reproduction simple, le capital constant semble être nécessaire, bien que ce capital constant soit réduit singulièrement à un capital circulant (semence), la reproduction du capital fixe étant tout à fait négligée. Cependant pour élargir la reproduction en vue de l'accumulation, le capital circulant est apparemment superflu : toute la partie capitalisée de la plus-value est transformée en salaires pour de nouveaux ouvriers qui, semble-t-il, travaillent dans un espace vide sans aucun moyen de production. Sismondi formule la même opinion de manière encore plus claire à un autre passage :

« Le riche fait donc le bien du pauvre lorsqu'il épargne sur son revenu pour ajouter à son capital, car faisant lui-même le partage de la production annuelle, tout ce qu'il nomme revenu, il le garde pour le consommer lui-même; toute ce qu'il nomme capital, il le cède au pauvre, pour que celui-ci en fasse son revenu. » (I, pp. 108-109.)

Mais en même temps Sismondi souligne excellemment le mystère de cette aug­men­tation et l'acte de naissance du capital : la plus-value naît de l'échange du capital contre le travail, du capital variable, le capital naît de l'accumulation de la plus-value.

Avec tout cela cependant, nous n'avons pas beaucoup avancé dans la distinction entre le capital et le revenu. Sismondi essaie à présent de représenter les différents éléments de la production et du revenu dans les portions correspondantes du produit social global :

« L'entrepreneur de travaux, de même que le laboureur, n'emploie point en se­men­ces toute sa richesse productive; il en consacre une partie aux bâtiments, aux usines, aux outils qui rendent le travail plus facile et plus productif; comme une partie de la richesse du laboureur avait été consacrée aux travaux permanents qui rendent la terre plus fertile. Ainsi nous voyons naître et se séparer successivement les différentes espèces de richesses. Une partie de celles que la société a accumulées, est consacrée par chacun de ses détenteurs à rendre le travail plus profitable en se consommant lentement, et à faire exécuter par les forces aveugles de la nature un travail humain; on la nomme le capital fixe, et elle comprend les défrichements, les canaux d'arrosement, les usines, les outils des métiers, et les mécanismes de toute espèce. Une seconde partie de la richesse est destinée à se consommer rapidement pour se reproduire dans l'ouvrage qu'elle fait accomplir, à changer sans cesse de forme en gardant la même valeur; cette partie, qu'on nomme le capital circulant, comprend en soi les semences, les matières premières destinées à être ouvrées, et les salaires. Enfin une troisième partie de la richesse se détache de cette seconde ; c'est la valeur dont l'ouvrage achevé surpasse les avances qui l'ont fait taire - cette valeur, qu'on nomme le revenu des capitaux, est destinée à être consommée sans repro­duction. » (I, pp. 13-14.)

Après avoir ainsi établi à grand peine la classification du produit social global, d'après les catégories incommensurables de capital fixe, capital circulant et plus-value, Sismondi montre immédiatement ensuite qu'il veut dire capital constant lorsqu'il parle de capital fixe et que, lorsqu'il parle de capital circulant il pense au capi­tal variable car « tout ce qui est créé » est destiné à la consommation humaine, mais le capital fixe n'est consommé qu' « indirectement », en revanche le capital circulant « sert aux fonds qui sont destinés à nourrir les ouvriers sous forme de salaire ». Ainsi nous nous rapprocherions en quelque sorte de la division du produit total en capital constant (moyens de production), en capital variable (moyens de subsistance des ouvriers) et plus-value (moyens de subsistance des capitalistes). Toujours est-il que jusqu'à présent, les explications de Sismondi concernant ce sujet, considéré par lui-même comme fondamental, ne brillent pas par la clarté ; on ne constate dans ce désordre aucun progrès par rapport aux « blocs de pensée » de Smith.

Sismondi le ressent lui-même, et soupirant parce que ce mouvement de la richesse est tellement abstrait et demande une si grande force d'attention pour le bien saisir, il essaie à présent d'exposer le problème « dans la plus simple de toutes les opérations » (I, p. 95). Nous retournons donc au coin du feu, c'est-à-dire à Robinson avec cette seule différence que Robinson est maintenant un père de famille et pionnier de la politique coloniale.

« Un fermier solitaire dans une colonie éloignée, et à l'entrée des déserts, a récolté cent sacs de blé cette année ; il n'a point de marché où il puisse les porter ; ce blé, dans tous les cas, doit être consommé à peu près dans l'année; autrement il n'aurait point de valeur pour le fermier; mais celui-ci, avec sa famille, n'en mange que trente sacs; ce sera sa dépense, c'est l'échange de son revenu, ils ne se reproduisent pour personne. Il appellera ensuite des ouvriers, il leur fera abattre des bois, dessécher des marais dans son voisinage, et mettre en culture une partie du désert. Ces ouvriers mangeront trente autres sacs de blé; pour eux ce sera une dépense; ils se seront mis en état de la faire, au prix de leur revenu, savoir leur travail; pour le fermier ce sera un échange; il aura converti ces trente sacs en capital fixe. (Il veut dire : pour ces trente sacs qu'ils reçoivent comme salaire, les ouvriers produisent des moyens de production que le fermier pourra utiliser pour élargir son capital fixe. Ici, Sismondi va jusqu'à transformer le capital variable en capital fixe! R. L.) Enfin il lui reste quarante sacs; il les sèmera cette année, au lieu de vingt qu'il avait semés l'année précédente, ce sera son capital circulant qu'il aura doublé. Ainsi les cent sacs se trouveront consommés; mais sur ces cent il y en aura soixante-dix qui pour lui seront réellement placés, et qui reparaîtront avec un grand accroissement, les uns dès la récolte prochaine, les autres à toutes les récoltes subséquentes.

« L'isolement même du fermier que nous venons de supposer nous fait mieux sentir les bornes d'une telle opération. S'il n'a trouvé à faire manger cette année que soixante sacs sur les cent qu'il a récoltés, qui mangera l'année suivante les deux cents sacs produits par l'augmentation de ses semailles ? On répondra sa famille, qui se multipliera. Sans doute; mais les générations humaines ne croissent pas si vite que la subsistance. Si notre fermier avait des bras pour répéter chaque année l'opération supposée, sa récolte de blé doublerait toutes les années, et sa famille pourrait tout au plus doubler tous les vingt-cinq ans. » (I, p. 15-17.)

Malgré la puérilité de l'exemple, la question décisive est posée à la fin : où sont les débouchés pour la plus-value capitalisée ? L'accumulation du capital peut faire croître à l'infini la production de la société, mais qu'en est-il de la consommation de la société ? Celle-ci est déterminée par les différentes sortes de revenus. Sismondi traite de cet important sujet dans le cinquième chapitre du livre second : « Partage du revenu national entre les diverses classes de citoyens », où il s'efforce à nouveau de décrire les éléments du produit global de la société :

« Sous ce second point de vue, le revenu national se compose seulement de deux parties, l'une comprise dans la production annuelle, l'autre qui lui est étrangère ; la première est le profit qui naît de la richesse, la seconde est la puissance de travailler qui résulte de la vie. Sous le nom de richesse, nous comprenons cette fois la propriété territoriale aussi bien que les capitaux ; et sous le nom de profit, nous rangeons aussi bien le revenu net qui sera rendu aux propriétaires, que le bénéfice du capitaliste. » (I, p. 104-105.)

Donc tous les moyens de production sont éliminés du « revenu national en tant que richesse » ; mais le revenu national se divise en plus-value et en force de travail, ou plus exactement l'équivalent de celle-ci, le capital variable. Nous aurions donc ici, même si ce n'est pas suffisamment souligné, la division en capital constant, capital variable et plus-value. Tout de suite après, on voit cependant que Sismondi comprend par « revenu national » le produit social global annuel :

« De même la production annuelle, ou le résultat de tous les travaux faits dans l'année par la nation, se compose de deux parties : l'une est la même dont nous ve­nons de parler, le profit qui résulte de la richesse ; l'autre est la puissance de travail­ler, qui est supposée égale à la portion de richesse contre laquelle elle se donne en échange, ou à la substance de ceux qui travaillent. » (I, p. 105.)

Ici le produit global de la société est divisé selon sa valeur en deux parties : capital variable et plus-value, le capital constant disparaît et nous retrouvons le dogme de Smith selon lequel le prix de toute marchandise se résout en v + pl (ou se compose de v + pl), en d'autres termes, le produit total consiste uniquement en moyens de consommation (pour les ouvriers et pour les capitalistes).

Partant de là, Sismondi aborde la question de la réalisation du produit global. D'une part la somme des revenus dans la société se compose des salaires et des profits du capital ainsi que de la rente foncière, elle est donc représentée par v + pl; d'autre part le produit total de la société se divise également, en termes de valeur, en v + pl, si bien que « le revenu national et la production annuelle se balancent mutuellement » et doivent être égaux (en valeur) :

« Toute la production annuelle est consommée annuellement, mais en partie par des ouvriers qui, donnant en échange leur travail, la convertissent en capital, et la reproduisent, en partie par des capitalistes qui, donnant en échange leur revenu, l'anéantissent. » (I, p. 105.) « La totalité du revenu annuel est destinée à être donnée en échange contre la totalité de la production annuelle. » (I, p. 106.)

A partir de là Sismondi construit enfin, au sixième chapitre du livre second, inti­tulé : « Détermination réciproque de la production par la consommation et de la dépense par le revenu » la loi exacte de la reproduction, définie comme suit :

« C'est le revenu de l'année passée qui doit payer la production de cette année » (I, p. 120). Comment, à partir de telles prémisses l'accumulation capitaliste doit-elle se produire ? Si le produit total doit être consommé entièrement par les ouvriers et les capitalistes, manifestement nous ne sortons pas de la reproduction simple et le problème de l'accumulation devient insoluble. En effet, la théorie de Sismondi aboutit à nier la possibilité de l'accumulation. Car qui achèterait le produit excédentaire dans le cas d'une extension de la reproduction, puisque toute la demande sociale est repré­sen­tée par la somme des salaires des ouvriers et par la consommation personnelle des capitalistes ? Sismondi formule également l'impossibilité objective de l'accumulation dans la phrase suivante :

« On ne fait jamais, après tout, qu'échanger la totalité de la production de l'année (dans le cas de la reproduction élargie, R. L.) contre la totalité de la production de l'année précédente. Or, si la production croit graduellement, l'échange de chaque année doit causer une petite perte, en même temps qu'elle bonifie la condition future. » (I, p. 121.)

« En d'autres termes : l'accumulation doit, chaque année, au cours de la réalisa­tion du produit total, donner naissance à un excédent invendable ». Mais Sismondi recule devant la toute dernière conséquence et se retire aussitôt sur « une ligne moyen­ne ». « Si cette perte est légère et bien répartie, chacun la supporte sans se plaindre sur son revenu ; c'est en cela même que consiste l'économie nationale, et la série de ces petits sacrifices augmente le capital et la fortune publique. » (1, p. 121.)

Si par contre l'accumulation se poursuit sans frein, alors l'excédent invendable devient une calamité publique et nous avons la crise. Ainsi l'expédient petit-bourgeois du ralentissement de l'accumulation est la solution offerte par Sismondi. Il ne cesse de polémiquer contre l'école classique, qui préconisait un développement illimité des forces productives et l'extension de la production, et son œuvre entière est une mise en garde contre les conséquences fatales d'une poursuite effrénée de l'accumulation.

L'exposé de Sismondi prouve qu'il était incapable de comprendre le processus de la reproduction dans son ensemble. A part sa tentative manquée de séparer d'un point de vue social les catégories de capital et de revenu, sa théorie de la reproduction souffre d'une erreur fondamentale, qui remonte à Adam Smith, à savoir l'idée que la consommation individuelle absorbe entièrement le produit annuel global sans laisser la plus petite portion de valeur pour le renouvellement du capital constant de la socié­té, de même que l'accumulation ne consiste qu'en la transformation de la plus-value capitalisée en capital variable excédentaire. Cependant, si des critiques ulté­rieurs de Sismondi, comme par exemple le marxiste russe Ilyine (Lénine)[6], croyaient que cette bévue fondamentale dans l'analyse de la valeur du produit global justifiait le sourire triomphant avec lequel ils condamnaient la théorie sismondienne de l'accu­mulation comme caduque, comme un non-sens, ils démontraient seulement par là leur propre incapacité à voir le problème véritable traité par Sismondi. L'analyse de Marx, rele­vant le premier cette erreur grossière d'Adam Smith, est la preuve que le problème de l'accumulation est loin d'être résolu par la seule prise en considération de la partie de la valeur du produit global qui correspond au capital constant. Une preuve encore plus frappante en est le destin actuel de la théorie de Sismondi elle-même. Par sa concep­tion, Sismondi a été entraîné dans une controverse très vive avec les représen­tants et les épigones de l'école classique : Ricardo, Say et Mac Culloch. Les deux camps soute­­naient deux points de vue parfaitement opposés : Sismondi affirmait l'impossi­bilité de l'accumulation, tandis que Ricardo, Say et Mac Culloch procla­maient sa possibilité illimitée. Cependant, à l'égard de la bévue de Smith, les deux parties avaient la même position : comme Sismondi, ses adversaires faisaient abstraction du capital constant à propos de la reproduction; Say en particulier a perpétué le concept confus d'Adam Smith à propos de la division du produit global en v + pl, en faisant un dogme inébranlable.

Marx nous a appris que le produit social global doit contenir, outre les moyens de subsistance pour la consommation des ouvriers et des capitalistes (v + pl) des moyens de production (c) destinés à renouveler le capital usé, et que par conséquent l'accumu­lation ne consiste pas seulement dans l'accroissement du capital variable, mais aussi dans l'accroissement du capital constant ; mais cela ne suffit pas, comme l'a montré la suite amusante des événements, à résoudre le problème de l'accumulation. Nous ver­rons plus tard combien cette importance accordée à la part du capital constant dans le processus de la reproduction devait conduire à des erreurs nouvelles dans la théorie de l'accumulation. Il suffit ici de constater que l'erreur de Smith quant à la repro­duction du capital global n'est pas une faiblesse particulière à la position de Sismondi, mais bien plutôt le terrain commun où se débattait la première controverse à propos du problème de l'accumulation. La science, et non seulement dans ce domaine, suit souvent des chemins détournés ; elle s'attaque souvent aux étages supérieurs de l'édifice avant que les fondements ne soient achevés ; de même l'économie bourgeoise s'est attaquée au problème compliqué de l'accumulation, sans avoir résolu le problème élémentaire de la reproduction simple. Quoi qu'il en soit, Sismondi a donné, avec sa critique de l'accumulation, du fil à retordre à l'économie bourgeoise, puisque celle-ci, malgré les faiblesses et les maladresses évidentes de ses déductions, n'a pas réussi à en venir à bout.

11. Mac Culloch contre Sismondi[modifier le wikicode]

Les mises en garde de Sismondi contre l'extension brutale de la domination capi­taliste en Europe suscitèrent contre lui une violente opposition, venant de trois côtés : en Angleterre l'école de Ricardo, en France le plat épigone de Smith, Jean-Baptiste Say, et les saint-simoniens. Tandis qu'Owen, en Angleterre, en insistant sur les tares du système industriel et notamment sur la crise, rencontre souvent les idées de Sismondi, l'école de l'autre grand utopiste, Saint-Simon, qui mettait l'accent sur la con­ception universelle d'une vaste expansion industrielle, sur le développement illi­mité des forces productives du travail humain, était vivement troublée par le cri d'alarme de Sismondi. Mais ce qui nous intéresse ici, du point de vue théorique, c'est la controverse plus féconde entre Sismondi et les ricardiens. Au nom de ces derniers, et semble-t-il avec l'approbation de Ricardo lui-même, Marc Culloch le premier publiait en octobre 1819, donc tout de suite après la parution des Nouveaux Principes une polémique anonyme contre Sismondi dans l'Edinburgh Review[7].

Sismondi répliqua par un article paru en 1820 dans les Annales de Jurisprudence de Rossi sous le titre : « Examen de cette question : le pouvoir de consommer s'accroît-il toujours dans la société avec le pouvoir de produire ?[8]»

Sismondi lui-même constate dans sa réponse que sa polémique d'alors était fortement marquée par les ombres de la crise commerciale de l'époque :

« Cette vérité que nous cherchons tous deux (Sismondi ne savait du reste pas, à l'époque où il écrivait cette réponse, qui était l'auteur anonyme de l'Edinburgh Review) est de la plus grande importance dans la circonstance actuelle. Elle peut être considérée comme fondamentale en économie politique. Une détresse universelle se fait sentir dans le commerce, dans les manufactures et même dans l'agriculture, du moins dans celle de plusieurs pays. La souffrance est si prolongée, si extraordinaire, qu'après avoir porté le malheur dans des familles innombrables, l'inquiétude et le découragement dans toutes, elle compromet les bases elles-mêmes de l'ordre social... Deux explications opposées sont données de cette détresse publique qui cause tant d'effervescence. Vous en avez trop fait, disent les uns, vous n'en avez pas assez fait, disent les autres. L'équilibre ne se rétablira, disent les premiers, la paix et la prospérité ne renaîtront que lorsque vous aurez consommé tout ce surplus de marchandises qui reste invendu sur le marché et que vous aurez réglé à l'avenir votre production sur la demande des acheteurs; l'équilibre renaîtra, disent les autres, pourvu que vous redoubliez d'efforts pour accumuler tout comme pour produire. Vous vous trompez quand vous croyez que nos marchés sont encombrés; la moitié seulement de nos magasins est remplie, remplissons de même l'autre moitié : et ces nouvelles richesses en s'échangeant les unes contre les autres rendront la vie au commerce. » (l. c., p. 389.)

Ici Sismondi a souligné et formulé avec une clarté remarquable le véritable point crucial de la controverse.

En effet, toute la position de Mac Culloch repose sur l'affirmation que l'échange est en réalité un échange réciproque de marchandises. Selon lui, chaque marchandise ne représente pas seulement une offre, mais en même temps une demande. Le dialogue se présente de la manière suivante : Mac Culloch : « La demande et la pro­duc­tion sont des termes vraiment corrélatifs et convertibles. La production d'une espèce de bien, constitue la demande de l'autre. Ainsi il y a une demande pour une quantité donnée de produits agricoles quand une quantité de produits manufacturés, quand une quantité de produits agricoles qui ont occasionné la même dépense pour les produire est présentée comme son équivalent. » (l.c., p. 470.)

La feinte du disciple de Ricardo est visible : il lui plait de faire abstraction de la circulation monétaire et de raisonner comme si des marchandises étaient directement achetées et payées avec des marchandises.

Nous passons brusquement des conditions d'une production capitaliste hautement développée à l'époque du troc primitif tel qu'il prospère aujourd'hui encore à l'intérieur de l'Afrique. Il y a un grain de vérité dans cette mystification du fait que l'argent, dans la circulation simple de marchandises, joue uniquement le rôle d'intermédiaire. Mais c'est précisément l'intervention de cet intermédiaire qui a, dans la circulation M - A - M (marchandise - argent - marchandise) séparé les deux transac­tions : vente et achat, et les a rendues indépendantes l'une de l'autre dans le temps et dans l'espace. C'est pourquoi d'une part chaque vente n'est pas obligatoirement suivie aussitôt de l'achat, et en outre l'achat et la vente ne sont pas du tout liés aux mêmes personnes ; en fait ces deux transactions ne se passent que dans de rares cas excep­tionnels entre les mêmes acteurs. Mac Culloch fait précisément cette supposition absurde en mettant en présence, comme acheteur et vendeur, l'industrie d'une part et l'agriculture de l'autre. La généralité de ces catégories, qui sont présentées dans leur totalité comme parties de l'échange, masque l'éparpillement réel de cette division du travail social qui mène à d'innombrables actes individuels d'échange au cours desquels la coïncidence des achats et des ventes des marchandises respectives fait figure de cas tout à fait exceptionnel. La conception simpliste qu'a Mac Culloch de l'acte d'échange rend parfaitement incompréhensible la signification économique et l'entrée en scène historique de l'argent, mettant directement sur le même plan la marchandise et l'argent, en prêtant à la première une échangeabilité directe.

Cependant, la réponse de Sismondi est assez maladroite.

Pour démontrer que la description que donne Mac Culloch de l'échange de marchandises n'est pas valable pour la production capitaliste, il nous mène à la Foire du Livre de Leipzig :

« Dans le commerce de librairie à Leipzig, chaque libraire arrive de toutes les parties de l'Allemagne, à la foire, avec quatre ou cinq éditions de livre qu'il a imprimés, formant chacune quarante à cinquante douzaines d'exemplaires; il les échange contre des assortiments, et il remporte chez lui deux cents douzaines de volumes, comme il en avait apporté deux cents douzaines. Seulement il avait apporté quatre ouvrages différents, et il en emporte deux cents. Voilà la demande et la production qui, selon le disciple de M. Ricardo, sont corrélatives et convertibles; l'une achète l'autre, l'une paye l'autre, l'une est la conséquence de l'autre ; mais selon nous, selon le libraire et selon le public, la demande et la consommation n'ont pas encore commencé. Le mauvais livre, pour avoir été échangé à Leipzig, n'en demeure pas moins invendu (quelle erreur de la part de Sismondi ! R. L.), il n'en encombrera pas moins les boutiques des marchands, soit que personne n'en veuille, soit que chacun en soit déjà pourvu. Les livres échangés à Leipzig ne s'écouleront que lorsque les libraires trouveront des particuliers qui non seulement les désirent, mais qui veuillent faire un sacrifice pour les retirer de la circulation. Ceux-là seuls forment une demande effective. » (II, p. 381.)

Malgré sa naïveté, l'exemple montre clairement que Sismondi ne s'est pas laissé influencer par la ruse de son adversaire et qu'a sait ce dont il s'agit au fond[9].

Ensuite, Mac Culloch essaie de faire passer la réflexion du plan de l'échange abstrait de marchandises et l'oriente vers des rapports sociaux concrets :

« Supposons pour donner un exemple, qu'un cultivateur ait avancé la nourriture et des habillements à cent laboureurs, et que ceux-ci aient fait naître pour lui une nourriture suffisante pour deux cents, tandis qu'un maître manufacturier a de son côté avancé la nourriture et le vêtement de cent ouvriers, qui lui ont fabriqué des vêtements pour deux cents. Alors le fermier, après avoir remplacé la nourriture de ses propres laboureurs, aurait à sa disposition la nourriture de cent autres, tandis que le manufacturier, après avoir remplacé les vêtements de ses propres ouvriers, aurait aussi cent vêtements à porter sur le marché. Dans ce cas, les deux articles seront échangés l'un contre l'autre; la nourriture surabondante constituant la demande des vêtements, et les vêtements surabondants constituant de la nourriture. » (II, p. 382-383.)

On ne sait ce qu'il faut admirer le plus dans cette hypothèse : de l'ineptie de la construction qui dénature tous les rapports réels ou du sans-gêne avec lequel Mac Culloch pose a priori dans ses prémisses tout ce qui devait être prouvé, pour le déclarer ensuite comme « démontré ». En tout cas, la Foire du Livre de Leipzig appa­raît à côté de cela comme le modèle d'une pensée profonde et réaliste. Pour prouver qu'il est toujours possible de créer une demande illimitée pour toutes les catégories de marchandises, Mac Culloch choisit comme exemple deux produits qui sont parmi les plus urgents et les plus élémentaires besoins de l'homme : la nourriture et le vêtement. Pour prouver que les marchandises peuvent être échangées en n'importe quelle quantité voulue, sans tenir compte du besoin de la société, il choisit un exemple où deux quantités de produits sont adaptées a priori aux besoins, où donc il n'y a socia­lement aucun excédent. Cependant il qualifie cette quantité nécessaire à la société d'un « surplus » - par rapport aux besoins personnels qu'ont les producteurs de leurs propres produits ; il peut ainsi démontrer brillamment que n'importe quel « surplus » de marchandises peut être échangé contre un « surplus » correspondant d'autres mar­chan­dises. Pour prouver enfin qu'on peut procéder à l'échange entre deux marchan­dises produites selon un mode privé d'économie - bien que leur quantité, leur coût de production, leur importance pour la société soient nécessairement différents selon leur nature - il choisit arbitrairement pour exemple deux quantités parfaitement égales de marchandises qui nécessitent les mêmes frais de production et ont une utilité générale identique pour la société. Bref, pour prouver que dans l'économie capitaliste privée anarchique aucune crise n'est possible, il construit une production strictement planifiée où n'existe aucune surproduction.

Mais notre astucieux Mac Culloch pousse la plaisanterie plus loin. Il s'agit dans ce débat du problème de l'accumulation. Le problème qui tourmentait Sismondi et avec lequel il tourmentait Ricardo et ses épigones était le suivant : où trouver des acheteurs pour l'excédent de marchandises si une partie de la plus-value, au lieu d'être consom­mée à titre privé par les capitalistes, est capitalisée, c'est-à-dire utilisée à élargir la production au-delà du revenu de la société ? Que devient la plus-value capitaliste et qui achète les marchandises dans lesquelles elle est investie ? Telle était la question posée par Sismondi. Et le plus bel ornement de l'école de Ricardo, son représentant officiel à la chaire de l'université londonienne, l'autorité pour les ministres anglais actuels du parti libéral comme pour la Cité de Londres, Mac Culloch y répond en fabriquant un exemple où aucune plus-value n'est produite ! Ses « capi­talistes » ne se donnent la peine de cultiver la terre et de produire que pour l'amour de Dieu et de la production : tout le produit social, y compris le « surplus » suffit à peine aux besoins des ouvriers et aux salaires. tandis que le « fermier » et le « manufacturier » veillent a la production et à l'échange affamés et sans vêtements.

Sismondi s'écrie alors, avec une impatience justifiée :

« Au moment où nous cherchons ce que devient le surplus de la production des ouvriers sur leur consommation, il ne faut pas faire abstraction de ce surplus qui forme le bénéfice nécessaire du travail et la part nécessaire du maître. »

Le prophète vulgaire répond en multipliant par mille son ineptie. Il veut faire croire au lecteur qu'il y a « mille fermiers » et « mille manufacturiers » qui procèdent de la même manière géniale que chacun individuellement. Naturellement l'échange se passe de nouveau sans histoire, selon les vœux de tous. Enfin « supposons qu'en conséquence d'une application plus habile du travail et de l'introduction des machines », il double par hypothèse la productivité du travail, de telle manière que « chacun des mille fermiers, en avançant la nourriture et le vêtement de ses cent laboureurs, obtienne en retour de la nourriture ordinaire pour deux cents et de plus du sucre, du tabac et des raisins, égaux en valeur à cette nourriture, tandis que chaque maître manufacturier, en avançant la nourriture et le vêtement de cent ouvriers, obtiendra un retour consistant en vêtements ordinaires pour deux cents et en rubans, en dentelles et batistes » qui « coûteront une somme égale à produire et qui par conséquent auront une valeur échangeable égale à ces deux cents vêtements » (l. c., p. 391.)

Après avoir ainsi renversé la perspective historique, supposant d'abord la propriété capitaliste avec travail salarié, puis, à un stade ultérieur, ce haut niveau de produc­ti­vité du travail qui seul rend possible l'exploitation, il imagine à présent que ces progrès de la productivité du travail se poursuivent dans tous les domaines exacte­ment au même rythme et que le produit excédentaire de chaque branche de produc­tion représente exactement la même valeur, qu'il se répartit exactement parmi le même nombre de personnes, puis il fait s'échanger entre eux les différents surproduits -et voilà ! - tous les produits s'échangent sans difficulté et sans laisser de reste à la satisfaction générale. C'est encore une des nombreuses autres inepties de Mac Culloch, que de nourrir maintenant ses « capitalistes » - qui jusqu'ici vivaient de l'air du temps et exerçaient leur profession dans le plus simple appareil - uniquement de sucre, de tabac et de raisin, et de les vêtir de rubans, de dentelles et de batistes.

Cependant sa plus belle invention est la pirouette qui lui permet d'esquiver le problème proprement dit. La question était de savoir ce qu'il advient de la plus-value capitalisée, c'est-à-dire de la plus-value utilisée, non à la consommation personnelle des capitalistes, mais à l'extension de la production. Mac Culloch résout le problème d'une part en ignorant totalement la production de la plus-value, et d'autre part... en utilisant la plus-value tout entière à la production de luxe. Mais qui achète cette nouvelle production de luxe ? D'après l'exemple de Mac Culloch, ce sont manifeste­ment les capitalistes (ses fermiers, ses manufacturiers), puisque son exemple ne connaît en dehors d'eux que des ouvriers. Ainsi la plus-value entière est consommée pour la satisfaction personnelle des capitalistes, c'est-à-dire que nous avons là un exemple de reproduction simple. Mac Culloch répond donc à la question de la capitalisation de la plus-value soit en ignorant toute plus-value, soit en supposant, au moment même où il y a production de plus-value, une reproduction simple à la place de l'accumulation. Il se donne l'apparence de parler malgré tout de reproduction élargie - comme autrefois lorsqu'il prétendait traiter du « surplus » il usait d'une feinte en imaginant d'abord le cas impossible d'une production capitaliste sans plus-value, pour ensuite présenter au lecteur l'apparition du surproduit comme une extension de la production.

Sismondi n'était pas tout à fait à la hauteur de ces acrobaties du contorsionniste écossais. Lui, qui avait jusqu'alors repoussé pas à pas son adversaire et l'avait con­vaincu d' « ineptie manifeste », se trouble à présent au point décisif de la controverse. Il aurait dû déclarer froidement à son adversaire, à propos de la tirade citée plus haut : « Très honoré ami ! tout mon respect devant votre souplesse intellectuelle, mais vous cherchez à filer entre les doigts comme une anguille. Je pose tout le temps la question : qui achètera les produits excédentaires, si les capitalistes, au lieu de dissiper entièrement leur plus-value, l'emploient à des fins d'accumulation, c'est-à-dire à l'élar­gis­sement de la production ? Et vous me répondez : eh bien, ils élargiront la produc­tion en produisant des objets de luxe, qu'ils consommeront naturellement eux-mêmes. Mais c'est là un tour de passe-passe. Car, dans la mesure où les capitalistes dépensent la plus-value en achetant des objets de luxe pour eux-mêmes, ils la consomment et n'accumulent pas. Mais il s'agit justement de savoir si l'accumulation est possible, et non pas du luxe personnel des capitalistes ! Répondez donc clairement, si vous le pouvez, ou bien allez au diable avec votre raisin et votre tabac ! » Au lieu de con­fondre ainsi ce vulgarisateur, Sismondi devient tout à coup moralisateur, pathétique et social. Il s'écrie :

« Qui demandera ? Qui jouira ? les maîtres ou les ouvriers, soit aux champs, soit à la ville ? Dans sa nouvelle supposition (de Mac Culloch), nous avons un superflu de produit, un bénéfice du travail, à qui demeurera-t-il ? » (II, pp. 394-395.)

Et il répond par la tirade suivante :

« Mais nous savons bien, et l'histoire du monde commerçant ne nous l'apprend que trop, que ce n'est pas l'ouvrier qui profite de la multiplication des produits du travail; son salaire n'est point augmenté; M. Ricardo lui-même a dit d'ailleurs qu'il ne doit point l'être, si l'on veut que la richesse ne cesse pas de s'accroître. Une funeste expérience nous apprend au contraire qu'il est presque toujours diminué en raison même de cette multiplication. Mais alors, quel est l'effet, comme bonheur public, de l'accroissement des richesses ? Notre auteur a supposé mille fermiers qui jouissent, pendant que cent mille laboureurs travaillent, mille chefs d'ateliers qui s'enrichissent, tandis que cent mille artisans sont maintenus sous leurs ordres. Le bonheur quelconque qui peut résulter de l'accroissement des frivoles jouissances du luxe n'est donc ressenti que par un centième de la nation. Ce centième, appelé à consommer tout le superflu du produit de toute la classe qui travaille, pourra-t-il bien y suffire, si, par le progrès des machines et des capitaux, cette production s’accroît sans cesse ? Dans la supposition qu'a faite l'auteur, toutes les fois que le produit national double, le maître de ferme ou d'atelier doit centupler sa consommation ; si la richesse nationale est aujourd'hui, grâce à l'invention de tant de machines, centuple de ce qu'elle était quand elle ne faisait que couvrir les frais de production, chaque maître doit aujourd'hui consommer des produits qui suffiraient pour faire vivre dix mille ouvriers. » (Il, pp. 396-397.)

Et Sismondi croit avoir, une fois encore, saisi le point de départ des crises :

« Nous concevons, à la rigueur, qu'un homme riche peut consommer les produits manufacturés de dix mille ouvriers; c'est là ce que deviennent les rubans, les dentelles, les soieries dont l'auteur nous a indiqué l'origine. Mais un seul individu ne saurait consommer, dans la même proportion, les produits de l'agriculture; et les vins, les sucres, les épices que M. Ricardo a fait naître en échange, sont de trop pour la table d'un seul homme. (Sismondi, qui n'a identifié que plus tard l'auteur anonyme de la Edinburgh Review, soupçonnait tout d'abord Ricardo d'avoir écrit l'article, R.L.) Ils ne se vendront pas. ou plutôt la proportion entre les produits agricoles et manu­facturiers, qui semblent la base de tout soit système, ne pourra plus se main­tenir. » (II, pp. 397-398.)

Nous voyons donc comment Sismondi tombe dans le piège dressé par Mac Culloch : au lieu de refuser une réponse à la question de l'accumulation qui se réfère à la production de luxe il suit son adversaire sur ce terrain sans remarquer qu'il y a décalage, et ne trouve que deux choses à répondre. Tout d'abord il fait à Mac Culloch un reproche moral de faire profiter les capitalistes de la plus-value plutôt que la masse des travailleurs et il s'égare ainsi dans une polémique contre la répartition de l'écono­mie capitaliste. D'autre part, partant de ce chemin latéral, il retrouve de manière inattendue, la route qui mène au problème primitif, il pose dès lors la question de la manière suivante : les capitalistes consomment donc eux-mêmes dans le luxe toute la plus-value. Soit ! Mais un homme est-il en mesure d'augmenter sa consommation aussi rapidement et de manière aussi illimitée que les progrès de la productivité du travail accroissent le surproduit ? Ici, Sismondi abandonne son propre problème. Au lieu de voir la difficulté de l'accumulation capitaliste dans le fait qu'il n'y a pas d'au­tres consommateurs que les ouvriers et les capitalistes, il découvre un problème de la reproduction simple dans les limites physiques de la capacité de consommation des capitalistes eux-mêmes. Comme la capacité d'absorption des capitalistes pour les objets de luxe ne peut augmenter au même rythme que la productivité du travail, donc que la plus-value, il en résulte nécessairement une surproduction et une crise. Nous avons déjà rencontré ce raisonnement chez Sismondi dans les Nouveaux Principes, et nous avons ici la preuve que lui-même ne voyait pas toujours clairement son problè­me. Ce n'est pas étonnant : il n'est pas possible de comprendre le problème de l'accu­mu­lation dans toute son acuité que si l'on a résolu le problème de la reproduc­tion simple auquel, nous l'avons déjà vu, Sismondi se heurtait encore.

Malgré tout, Sismondi, dans cette première polémique avec les épigones de l'école classique, ne s'est absolument pas laissé vaincre. Au contraire, il a, en fin de compte, mis en déroute son adversaire. Tout en méconnaissant les bases les plus élémentaires de la reproduction sociale et en négligeant le capital constant, en accord sur ce point avec le dogme de Smith, Sismondi ne le cédait en rien ici à son adversaire : le capital constant n'existe pas non plus pour Mac Culloch, ses fermiers et ses manufacturiers se bornent à « avancer » la nourriture et les vêtements pour leurs ouvriers, et le produit social ne consiste qu'en nourriture et en vêtements. Si donc les deux adversaires commettent la même erreur élémentaire, Sismondi dépasse infiniment Mac Culloch par son intuition des contradictions du mode de production capitaliste. Quant au scepticisme de Sismondi à l'égard de la possibilité de réalisation de la plus-value, le disciple de Ricardo laisse finalement la question sans réponse. De même Sismondi lui est supérieur lorsqu'il oppose à la satisfaction béate du théoricien et de l'apologiste de l'harmonie pour qui « il n'y a pas d'excédent de la production au-delà de la demande, pas de resserrement du marché, pas de souffrances », le cri de détresse des prolétaires de Nottingham et lorsqu'il démontre que l'introduction des machines crée nécessaire­ment « une population en surnombre » et enfin notamment lorsqu'il souligne la ten­dance générale du marché mondial capitaliste avec ses contradictions. Mac Culloch conteste tout simplement la possibilité d'une surproduction générale, et il connaît un remède éprouvé pour chaque surproduction partielle :

« On peut objecter, continue le journaliste, que d'après le principe que la demande s’accroît toujours en raison de la production, on ne saurait expliquer les engorgements et la stagnation que produit un commerce désordonné. Nous répondrons très aisé­ment : Un engorgement est un accroissement dans la production d'une classe particu­lière de marchandises, qui n'est point accompagné par un accroissement correspon­dant des marchandises qui devaient lui servir d'équivalent. Tandis que nos mille fermiers et nos mille maîtres manufacturiers échangent leurs produits respectifs, et s'offrent réciproquement un marché les uns aux autres, si mille nouveaux capitalistes viennent se joindre à leur société, et emploient chacun cent ouvriers en labourage, ils causeront sans doute un engorgement immédiat dans les produits agricoles, parce qu'il n'y aura point eu d'accroissement contemporain dans la production des articles manufacturés qui doivent les acheter. Mais qu'une moitié de ces nouveaux capitalistes deviennent manufacturiers, ils créeront alors des objets manufacturés suffisants pour acheter les produits bruts de l'autre moitié. Alors l'équilibre sera rétabli, et quinze cents fermiers échangeront avec quinze cents manufacturiers leurs produits respectifs, avec justement tout autant de facilité que les mille fermiers et les mille manufac­turiers échangeaient auparavant les leurs. » (II, p. 318-391.)

A cette bouffonnerie qui se plait dans la confusion, Sismondi répond en attirant l'attention sur les transformations et les bouleversements réels du marché mondial qui se sont accomplis sous ses yeux :

« ... On a pu mettre en culture des pays barbares, et les révolutions politiques, le changement de système financier, la paix, ont tait arriver tout à la fois sur les ports des anciens pays agricoles, des cargaisons qui égalent presque toutes leurs récoltes. Les vastes provinces que la Russie a tout récemment civilisées sur la mer Noire, l'Égypte qui a changé de système de gouvernement, la Barbarie à qui la piraterie a été interdite, ont tout à coup vidé les greniers d'Odessa, d'Alexandrie et de Tunis, dans les ports de l'Italie, et ont amené sur les marchés une telle surabondance de blés, que, sur toute la longueur des côtes, l'industrie du fermier est devenue une industrie perdante. Le reste de l'Europe n'est pas à l'abri d'une révolution pareille, causée par l'immense étendue du pays nouveau qui a été tout à la fois mis en culture sur les rives du Mississipi, et qui exporte toits ses produits agricoles. L'influence même de la Nouvelle-Hollande pourra un jour être ruineuse pour l'industrie anglaise, si ce n'est quant au prix des denrées dont le transport est trop coûteux, du moins quant aux laines et aux autres produits agricoles plus faciles à transporter. » (II, p. 410.)

Quel était donc le conseil de Mac Culloch face à cette crise agraire dans le sud de l'Europe ? La moitié des nouveaux agriculteurs devaient devenir des fabricants ! A quoi Sismondi répond :

« Ce conseil ne peut pas s'appliquer sérieusement aux Tartares de la Crimée ou aux Fellahs d’Égypte. »

Et il ajoute :

« Le moment n'est même point encore venu d'éta­­blir de nouvelles manufactures dans les régions transatlantiques, ou la Nouvelle-Hollande. » (II, 401.)

On le voit, Sismondi a reconnu clairement que l'industrialisation des territoires d'outre-mer n'est qu'une question de temps. Mais il était aussi très conscient du fait que l'extension du marché mondial n'apporte pas de solution à la difficulté, mais ne fait que la reproduire à une échelle agrandie, provoquant nécessairement des crises encore plus puissantes. Il prévoyait les conséquences fâcheuses de la tendance à l'expansion du capitalisme : une exaspération de la concurrence, une anarchie encore plus grande de la production. Bien plus, il met le doigt sur la cause fondamentale des crises en formulant la tendance de la production capitaliste à dépasser toutes les limites du marché ; nous citons un passage très pénétrant :

« A plusieurs reprises, écrit-il à la fin de sa réplique à Mac Culloch, on a annoncé que l'équilibre se rétablissait, que le travail recommençait; mais une seule demande imprimait chaque fois un mouvement supérieur aux besoins réels du commerce, et celle activité nouvelle était bientôt suivie d'un plus pénible engorgement. » (II, 405-406.)

Devant ces éclairs de l'analyse de Sismondi, ces intuitions profondes des contra­dic­tions réelles du mouvement du capital, le cuistre de la chaire de l'Université de Londres, avec son verbiage sur les lois de l'harmonie et ses contredanses de mille fermiers enrubannés et de mille fabricants éméchés, est resté coi.

12. Ricardo contre Sismondi[modifier le wikicode]

Pour Ricardo, manifestement, l'affaire n'était pas réglée par la réponse de Mac Culloch aux objections théoriques de Sismondi. Cherchant la vérité, à la différence du « charlatan écossais », comme Marx appelle Mac Culloch, Ricardo avait gardé la modestie authentique d'un grand penseur[10]. Il avait été profondément impressionné par les attaques de Sismondi contre lui-même et contre son « disciple » - la preuve en est le changement radical de sa position dans la question de l'effet des machines. A Sismondi revient ici le mérite d'avoir, pour la première fois, montré les aspects dé­plai­sants du capitalisme aux tenants de la doctrine classique de l'harmonie. Les apolo­gistes de Ricardo avaient diffusé la thèse selon laquelle les machines pouvaient créer autant ou plus encore de possibilités de travail pour les salariés qu'elles ne leur en avaient pris en remplaçant le travail manuel. Cette théorie, dite de la compensa­tion, fut critiquée violemment par Sismondi dans le livre IV des Nouveaux Principes, au chapitre 7 « De la division du travail et des machines », ainsi que dans le livre VII, au chapitre 7 qui porte le titre significatif suivant : « De la population rendue superflue par l'invention des machines ». Ses Nouveaux Principes avaient paru en 1819, deux ans après l'œuvre maîtresse de Ricardo.

En 1821, donc après la polémique entre Mac Culloch et Sismondi, Ricardo intro­duisit un nouveau chapitre dans la troisième édition de ses Principes[11] où il reconnaît franchement son erreur et déclare, tout à fait dans le sens de Sismondi que « l'opinion des classes ouvrières sur les machines, qu'ellescroient fatales à leurs intérêts, ne repose pas sur l'erreur et les préjugés, mais sur les principes les plus fermes, les plus nets de l'économie politique ». En même temps il se voit obligé comme Sismondi de se défendre contre l'accusation d'être l'ennemi du progrès technique ; mais il se disculpe moins brutalement que Sismondi - en utilisant un subterfuge, et déclarant que le mal n'intervient que peu à peu : « Pour éclairer ce principe, j'ai supposé que le machinisme amélioré avait été découvert soudainement et employé dans toute son étendue. Mais en réalité ces découvertes n'interviennent que peu à peu et agissent davantage sur l'emploi du capital déjà épargné et accumulé que sur le retrait de capital des investissements déjà existants. »

Mais le problème des crises et de l'accumulation continuait à préoccuper Ricardo lui aussi. Au cours de la dernière année de sa vie, en 1823, il passa quelques jours à Genève pour débattre personnellement avec Sismondi de ce problème et comme fruit de ces conversations parut, en mai 1824, dans la Revue encyclopédique l'article de Sismondi : Sur la balance des consommations avec les productions[12].

Dans ses Principes, Ricardo avait complètement repris à son compte dans cette question décisive, la doctrine de l'harmonie des rapports entre la production et la consommation élaborée par Say. Au chapitre XXI, il écrit : « Cependant M. Say a prouvé de la manière la plus satisfaisante, qu'il n'y a point de capital, quelque consi­dérable qu'il soit, qui ne puisse être employé dans un pays, parce que la demande des produits n'est bornée que par la production. Personne ne produit que dans l'intention de consommer ou de vendre la chose produite, et on ne vend jamais que pour acheter quelque autre produit qui puisse être d'une utilité immédiate ou contribuer à la production future. Le producteur devient donc consommateur de ses propres produits, ou acheteur et consommateur des produits de quelque autre personne » (p. 89).

Dans les Nouveaux Principes déjà, Sismondi avait violemment attaqué cette con­cep­tion de Ricardo, et le débat oral tournait entièrement autour de ce problème. Ricardo ne pouvait nier le fait de la crise qui venait justement d'éclater en Angleterre et dans d'autres pays. Il s'agissait uniquement de l'expliquer.

Sismondi et Ricardo s'étaient mis d'accord, dès le début de la discussion, sur une formulation remarquablement claire et précise du problème, éliminant tous deux la question du commerce extérieur. Sismondi comprenait sans doute l'importance et la nécessité du commerce extérieur pour la production capitaliste et son besoin d'expan­sion. Sur ce point il ne le cédait en rien à l'école libre-échangiste de Ricardo. Bien plus il la surpassait considérablement par sa conception dialectique de cette tendance expansionniste du capital. Il disait ouvertement que l'industrie « est toujours plus ré­dui­te à chercher ses débouchés dans les marchés étrangers, où de plus grandes révolutions la menacent » (I, p. 361)[13]; il prédit, comme nous l'avons vu, la nais­san­ce d'une concurrence dangereuse pour l'industrie européenne dans les pays d'outre-mer ; c'était là, en 1820, un exploit méritoire qui révélait l'intuition profonde qu'avait Sismondi des relations économiques internationales du capitalisme. Néanmoins Sismondi était loin de concevoir le problème de la réalisation de la plus-value, le problème de l'accumulation comme lié au commerce extérieur, seul capable d'y apporter une solution, ainsi que des critiques ultérieurs ont cherché à le lui faire dire. Au contraire, Sismondi écrit lui-même expressément, dès le livre II, au chapitre 6 :

« Pour suivre ces formules avec plus de sûreté, et simplifier ces questions, nous faisons, jusqu'à présent complètement abstraction du commerce étranger, et nous supposons une nation isolée; la société humaine est elle-même cette nation isolée, et tout ce qui serait vrai d'une nation sans commerce, est également vrai du genre humain. » (I, p. 115.)

En d'autres termes : en considérant le marché mondial tout entier comme une so­ciété produisant exclusivement selon le mode capitaliste, Sismondi posait le problème sur les mêmes bases que plus tard Marx. Il se mit également d'accord sur cette hypothèse de départ avec Ricardo :

« Nous écartions l'un et l'autre de la question qui nous occupait le cas d'une nation qui vendrait plus aux étrangers qu'elle ne leur achèterait, qui, pour une production croissante au-dedans, trouverait un marché croissant au dehors. » (II, p. 412.) « ... Or la question n'est pas pour nous de déterminer si des chances de guerre ou de politique ne peuvent pas donner à une nation de nouveaux consommateurs : il faut prouver qu'elle se les crée à elle-même lorsqu'elle augmente sa production. » (II, p. 415.) Sismondi. formule ainsi le problème de la réalisation de la plus-value avec toute la précision possible tel qu'il se présente à nous pendant toute l'époque ultérieure dans l'économie politique. Ricardo affirme en effet - suivant sur ce point les traces de Say, comme nous l'avons vu et comme nous le verrons encore - que la production crée elle-même ses propres débouchés.

La thèse formulée par Ricardo dans la controverse avec Sismondi était la suivante :

« Supposons cent laboureurs produisant mille sacs de blé, et cent fabricants en laine, produisant mille aunes d'étoffe, faisons abstraction de tous les autres produits utiles à l'homme, de tous les intermédiaires entre eux, ne voyons qu'eux dans le monde : ils échangent leurs mille aunes contre leurs mille sacs; supposons par les progrès successifs de l'industrie, les pouvoirs productifs du travail accrus d'un dixième; les mêmes hommes échangent onze cents aunes contre onze cents sacs, et chacun d'eux se trouve mieux vêtu et mieux nourri; un nouveau progrès tait échanger douze cents aunes contre douze cents sacs, et ainsi de suite; l'accroissement du produit ne fait jamais qu'augmenter les jouissances de ceux qui produisent. » (II, p. 416.)

On est confus de devoir constater que les déductions du grand Ricardo se situent à un niveau encore plus bas que celles du « charlatan écossais » Mac Culloch. De nouveau nous sommes conviés à assister en spectateurs à une contredanse gracieuse et harmonieuse entre les « aunes » et les « sacs » ; et précisément ce qui était à dé­mon­trer, à savoir leur proportionnalité réciproque, est tout simplement supposé à l'avance. Il y a mieux encore : toutes les prémisses du problème dont il s'agissait sont simplement laissées de côté. Le problème, l'objet de la controverse - répétons-le une fois de plus - consistait en ceci : qui consommera et achètera l'excédent de produits qui surgit lorsque les capitalistes produisent des marchandises au-delà de la consom­mation de leurs ouvriers et de leur consommation personnelle, c'est-à-dire lorsqu'ils capitalisent une partie de la plus-value, l'utilisant à élargir la production, à agrandir le capital ? A cela Ricardo répond sans mentionner d'un seul mot l'augmentation de capital. Ce qu'il nous dépeint au cours des diverses étapes de la production est simplement une croissance progressive de la productivité du travail. D'après son hypo­thèse on produit, toujours avec le même nombre de travailleurs, tout d'abord mille sacs de blé et mille aunes d'étoffe, puis onze cents sacs et onze cents aunes, enfin douze cents sacs et douze cents aunes et ainsi de suite en un gracieux crescen­do. Sans compter que cette idée d'un mouvement uniforme de marche des deux côtés, à un rythme tout militaire, et de la conformité même du nombre d'objets à échanger, est ennuyeuse, il n'est pas question dans tout cet exemple d'un accroissement de capi­tal. Nous avons affaire ici non pas à une reproduction élargie, mais à une reproduc­tion simple accompagnée d'un accroissement de la masse des valeurs d'usage, mais non de la valeur du produit social global. Comme ce n'est pas le volume des valeurs d'usage mais simplement la grandeur de valeur qui entre en ligne de compte dans l'échange et que cette dernière, dans l'exemple, reste toujours identique, Ricardo n'avance pas d'un seul pas, même s'il semble analyser un élargissement continu de la production. Enfin chez Ricardo les catégories déterminantes de la reproduction n'existent pas. Mac Culloch fait d'abord produire ses capitalistes sans plus-value, et vivre de l'air du temps, mais du moins reconnaît-il l'existence des ouvriers et indique-t-il leur consommation. Chez Ricardo il n'est pas même question d'ouvriers et la distinction entre capital variable et plus-value n'existe pas. On ne s'étonnera donc pas que Ricardo, exactement comme son disciple, fasse complètement abstraction du capital constant : il prétend résoudre le problème de la réalisation de la plus-value et de l'extension du capital à partir de la seule hypothèse qu'une certaine quantité de marchandises sont échangées réciproquement.

Sismondi ne voit pas que la discussion a changé de terrain; il s'efforce honnête­ment de ramener sur terre les rêveries de son célèbre hôte et adversaire, dont les prémisses comme il dit en s'en plaignant, « font abstraction du temps et de l'espace comme le feraient les métaphysiciens allemands » (p. 424), et de les analyser dans leurs contradictions invisibles. Il greffe l'hypothèse de Ricardo sur « la société dans son organisation actuelle, avec des ouvriers sans propriété, dont le salaire est fixé par la concurrence et que leur maître peut congédier dès qu'il n'a plus besoin de leur travail », car, observe Sismondi aussi justement que modestement « c'est précisément sur cette organisation sociale que porte notre objection » (p. 417).

Et il dénonce les difficultés et conflits nombreux auxquels sont liés les progrès de la productivité du travail dans des conditions capitalistes. Il démontre que les trans­for­mations supposées par Ricardo dans la technique du travail ne peuvent conduire, sur le plan social, qu'à l'alternative suivante : ou bien un certain nombre d'ouvriers correspondant à la croissance de la productivité seront licenciés, et il y aura alors d'une part un excédent de produits, et d'autre part du chômage et de la misère - un reflet fidèle de la société actuelle ; ou bien le produit excédentaire sera utilisé pour maintenir le même nombre d'ouvriers mais dans une nouvelle branche de la produc­tion : la production de luxe. Arrivé à ce point, Sismondi se hisse à un niveau incon­tes­table de supériorité par rapport à Ricardo. Il se souvient brusquement de l'existence du capital constant et maintenant c'est lui qui prend violemment à partie le classique anglais :

« Pour fonder une nouvelle manufacture, une manufacture de luxe, il faut aussi un nouveau capital; il faut construire des machines, faire arriver des matières premiè­res, donner de l'activité à un commerce lointain, car les riches se contentent rare­ment des jouissances qui naissent sous leurs pas. Où trouverons-nous cependant ce capital nouveau, peut-être beaucoup plus considérable que celui que demande l'agriculture ?

« Nos ouvriers de luxe sont bien loin encore de manger le blé de nos laboureurs, de porter les habits de nos manufactures communes; ils ne sont pas formés, ils ne sont peut-être pas nés, leurs métiers n'existent pas, les matières sur lesquelles ils doivent travailler ne sont pas arrivées de l'Inde. Tous ceux à qui ils devaient distribuer leur pain l'attendent en vain. » (II, p. 425-426.)

Sismondi tient compte à présent du capital constant, non seulement dans la production de luxe, mais encore dans l'agriculture et il objecte à Ricardo :

« Il faut faire abstraction du temps, lorsqu'on suppose que l’ agriculteur qui, par une découverte mécanique ou d'industrie rurale, trouve moyen d'augmenter d'un tiers les pouvoirs productifs de ses ouvriers, trouvera aussi un capital suffisant pour aug­menter d'un tiers son exploitation, pour accroître d'un tiers ses instruments d'agricul­ture, ses équipages, son bétail, ses greniers, et le capital circulant qui doit lui servir à attendre ses rentrées. » (II, p. 429.)

Sismondi rompt ici avec la fable de l'école classique qui prétendait que dans le cas d'un élargissement du capital tout le capital additionnel serait dépensé en salaires ou capital variable ; il se sépare clairement sur ce point de la théorie de Ricardo - ce qui ne l'empêcha pas, soit dit en passant, de laisser passer telles quelles toutes les erreurs grossières découlant de cette même théorie trois ans plus tard, dans la deuxième édi­tion de ses Nouveaux Principes. Face à la doctrine de l'harmonie de Ricardo, Sismondi souligne donc deux points essentiels : d'une part les difficultés objectives de la reproduction élargie qui dans la réalité capitaliste ne se produit pas aussi aisé­ment que dans l'hypothèse confuse de Ricardo et, d'autre part, le fait que chaque pro­grès technique de la productivité du travail social est obtenu dans des conditions capitalistes aux dépens de la classe ouvrière au prix des souffrances de cette dernière. Enfin Sismondi démontre sa supériorité à l'égard de Ricardo sur un troisième point important : il représente les larges horizons historiques d'une conception dialectique en face de l'étroitesse bornée de Ricardo qui n'envisage aucune forme de société en dehors de l'économie bourgeoise ; il s'écrie :

« Nos yeux se sont tellement faits à cette organisation nouvelle de la société, à cette concurrence universelle qui dégénère en hostilité entre la classe riche et la classe travaillante, que nous ne concevons plus aucun autre mode d'existence, même ceux dont les débris nous entourent de toutes parts. On croit me répondre par l'absurde, en opposant les vices des systèmes précédents. Deux ou trois systèmes se sont succédé en effet, quant à l'organisation des classes inférieures de la société; mais, parce qu'ils ne sont pas regrettables, parce qu'après avoir fait d'abord un peu de bien, ils firent peser ensuite d'effroyables calamités sur l'espèce humaine, en peut-on conclure que nous soyons entrés aujourd'hui dans le vrai ? Que nous ne décou­vrirons pas le vice fondamental du système des journaliers, comme nous avons découvert celui de l'esclavage, du vasselage, des corps de métiers ? Lorsque ces trois systèmes étaient en vigueur, on ne concevait pas, de même, ce qui pourrait venir ensuite : la correction de l'ordre existant aurait paru, de même, ou impossible ou absurde. Le temps viendra sans doute où nos neveux ne nous jugeront pas moins barbares pour avoir laissé les classes travaillantes sans garantie, qu'ils jugeront, et que nous jugeons nous-mêmes barbares, les nations qui ont réduit ces mêmes classes en esclavage. » (II, p. 435-436.)

Sismondi montre son intuition profonde des rapports historiques dans cette formule, où il distinguait avec une acuité toute épigrammatique le rôle du prolétariat dans la société moderne du rôle du prolétariat dans la société romaine. Il ne montre pas moins de profondeur dans sa polémique contre Ricardo, en analysant les carac­tères économiques particuliers du système esclavagiste et de l'économie féodale ainsi que leur importance historique relative, enfin en constatant la tendance générale et prédominante de l'économie bourgeoise qui est de « séparer complètement toute espèce de propriété d'avec toute espèce de travail » (II, p. 434). Pas plus que la première, la seconde controverse de Sismondi avec l'école classique ne s'est donc terminée par la victoire de son adversaire[14].

13. Say contre Sismondi[modifier le wikicode]

L'article de Sismondi paru dans le cahier de mai 1824 de la Revue Encyclopé­dique et dirigé contre Ricardo attira enfin sur la scène publique le « prince de la science économique »[15] de l'époque, le prétendu représentant, héritier et vulgarisateur de l'école de Smith sur le continent, Jean-Baptiste Say. Au mois de juillet de la même année, Say, après avoir déjà polémiqué dans ses lettres à Malthus contre la doctrine de Sismondi, répliqua dans la Revue Encyclopédique par un article intitulé « Balance des consommations avec les productions », article auquel Sismondi répondit à son tour par une courte réplique. La succession des joutes polémiques était donc dans l'ordre inverse de la succession des dépendances théoriques ; c'était Say en effet qui, le premier, avait communiqué à Ricardo sa doctrine de l'équilibre voulu par Dieu entre la production et la consommation et, par l'intermédiaire de Ricardo, l'avait trans­mise à Mac Culloch. Dès 1803, Say écrivait, dans son Traité d'économie politi­que, livre I, chapitre 22 : « Des débouchés », la formule lapidaire suivante : « L'argent ne remplit qu'un office passager dans ce double échange. Les échanges terminés, il se trouve qu'on a payé des produits avec des produits. En conséquence, quand une nation a trop de produits dans un genre, le moyen de les écouler est d'en créer d'un autre genre[16]. » Nous trouvons dans cette phrase la formulation la plus connue de la mystification qui fut acceptée tant par l'école de Ricardo que par les économistes vulgaires comme la pierre angulaire de la doctrine de l'harmonie[17]. L’œuvre maîtresse de Sismondi constitue au fond une polémique continuelle contre cette phrase. A pré­sent, dans la Revue Encyclopédique, Say renverse la vapeur et accomplit un revire­ment déconcertant : « ... Que si l'on objectait que chaque société humaine, au moyen de l'intelligence de l'homme et du parti qu'il sait tirer des agents que lui fournissent la nature et les arts peut produire de toutes les choses propres à satisfaire ses besoins et à multiplier ses jouissances, une quantité supérieure à ce que la même société peut en consommer, je demanderais alors comment il arrive que nous ne connaissions aucune nation qui soit complètement approvisionnée, puisque, même chez celles qui passent pour florissantes, sept huitièmes de la population manquent d'une multitude de produits regardés comme nécessaires, je ne dirai pas dans une famille opulente mais dans un ménage modeste ? J’habite en ce moment un village situé dans un des cantons les plus riches de France. Cependant sur vingt maisons, il en contient dix-neuf où je n'aperçois en y entrant qu'une nourriture grossière et rien de ce qui sert de complé­ment au bien-être des familles, aucune de ces choses que les Anglais nomment confortables...[18] »

Il faut admirer l'effronterie de l'excellent Say. C'était lui qui affirmait qu'il ne peut y avoir aucune difficulté dans l'économie capitaliste, aucun excédent, aucune crise, aucune misère ; puisque les marchandises s'achètent les unes les autres, il suffit de produire toujours davantage pour tout résoudre pour le mieux. Grâce à lui ce principe est devenu le dogme de la doctrine de l'harmonie chère aux économistes vulgaires. Sismondi, par contre, avait élevé une protestation sévère contre cette affirmation et en avait montré l'inconsistance ; il avait souligné qu'il n'est pas possible d'écouler n'im­porte quelle quantité de marchandises, mais que la réalisation des marchandises trouve sa limite extrême à chaque instant dans le revenu de la société, c'est-à-dire v + pl. Or les salaires des ouvriers étant réduits au strict minimum vital et la capacité de consommation de la classe capitaliste ayant également ses limites naturelles, l'exten­sion de la production conduit, écrit Sismondi, à des engorgements du marché, à des crises et à la misère accrue dans les masses populaires. La réplique de Say est magistrale dans sa feinte naïveté : mais si vous affirmez qu'on peut produire trop de produits d'une façon générale, comment se fait-il qu'il y ait dans notre société tant d'indigents, tant d'affamés, tant de gens qui ne sont pas vêtus ? « Explique-moi, comte Oerindur, cette contradiction de la nature ? » La force de la position de Say réside dans le fait qu'il ignore la circulation monétaire et qu'il opère par un échange direct de marchandises ; il insinue maintenant que c'est son adversaire qui parlerait d'un sur­plus de produits, non pas par rapport aux moyens de paiement de la société, mais par rapport à ses besoins réels ! Or précisément sur ce point cardinal de ses déductions, Sismondi n'avait vraiment laissé aucune ambiguïté. Ne dit-il pas expressément au livre II, chapitre 6 de ses Nouveaux Principes :

« Alors même que la société compte un très grand nombre d'individus mal nourris, mal vêtus, mal logés, elle ne veut que ce qu'elle peut acheter, et elle ne peut acheter qu'avec son revenu. » (II, p. 460.)

Un peu plus loin Say l'admet lui-même, mais en même temps il impute une autre thèse à son adversaire :

« Ce ne sont donc point les consommateurs qui manquent dans une nation, mais les moyens d'acheter. M. de Sismondi croit que ces moyens seront plus étendus, quand les produits seront plus rares, conséquemment plus chers, et que leur production procurera un plus ample salaire aux travailleurs[19]. »

Voici comment Say essaie de dégrader, en l'adaptant à son propre système de pensée vulgaire ou plus exactement à son système de bavardage, la théorie de Sismondi qui attaquait les bases mêmes de l'organisation capitaliste, l'anarchie de la production et tout son mode de distribution : il travestit les Nouveaux Principes en un plaidoyer en faveur de la « rareté » des marchandises et de la cherté des prix. Par contre il entonne un hymne à la gloire de l'accumulation capitaliste ; si la production est plus animée, affirme-t-il, la main-d'œuvre plus nombreuse et la production élargie, « les nations seront mieux pourvues et plus généralement pourvues », il vante la situation des pays développés industriellement, les opposant à la misère du Moyen Age. Au contraire il estime les « maximes » de Sismondi très dangereuses pour la société bourgeoise.

« Pourquoi appelle-t-il l'examen sur les lois qui pourraient obliger le maître à garantir la subsistance de l'ouvrier qu'il emploie ? Un pareil examen paralyserait l'es­prit d'entreprise; la seule crainte que le pouvoir n'intervienne dans les conven­tions privées est un fléau et nuit à la prospérité d'une nation[20]. »

Sismondi, sans se laisser troubler par les discours bavards de Say à la gloire du capitalisme, ramène la discussion sur son terrain fondamental :

« Mais certes, le n'ai jamais nié que la France ait pu doubler sa population, et quadrupler sa consommation depuis le temps de Louis XIV, comme il me l'oppose; seulement j'ai prétendu que la multiplication des produits était un bien quand elle était demandée, payée, consommée; qu'elle était un mal au contraire, quand n'étant point demandée, tout espoir du producteur était d'enlever un consommateur aux produits d'une industrie rivale. J'ai cherché à faire voir que la marche naturelle des nations était l'augmentation progressive de leur prospérité, l'augmentation en consé­quence de leur demande de nouveaux produits, et de leur moyen de les payer. Mais que la conséquence de nos institutions, de notre législation, ayant été de dépouiller la classe travaillante de toute propriété et de toute garantie, l'avait en même temps poussée à un travail désordonné, qui n'était point en rapport avec la demande ni avec les moyens d'acheter, et qui aggravait en conséquence sa misère. » (II, p. 462-463.)

Et il conclut le débat en invitant le prophète de l'harmonie à réfléchir sur les conditions « ... que représentent les nations opulentes, où la misère publique ne cesse de s'accroître avec la richesse matérielle, et où la classe qui produit tout, est chaque jour plus près d'être réduite à ne jouir de rien. » (Il, p. 464.) C'est sur cette disso­nance aiguë à propos des contradictions capitalistes que s'achève la première polémique autour du problème de l'accumulation du capital.

Un aperçu sur le déroulement et les résultats de cette première controverse nous oblige à deux constatations :

  1. Malgré toute la confusion qui règne dans son analyse, la supériorité de Sismondi à l'égard de l'école de Ricardo comme à l'égard du prétendu chef de file de l'école de Smith est manifeste : Sismondi considère les choses du point de vue de la reproduction, il cherche à saisir les notions de valeur (capital et revenu) et les éléments concrets (moyens de production et moyens de consommation) pour autant qu'il le peut, dans leurs rapports réciproques, dans l'ensemble du processus social. Sur ce point, c'est d'Adam Smith qu'il est le plus proche, à la seule différence que les contradictions du processus global, qui chez Smith apparaissent comme théoriques et subjectives, sont délibérément présentées par Sismondi comme la clé de son analyse, et qu'il traite du problème de l'accumulation du capital comme en étant le point crucial et la difficulté principale. En ceci Sismondi marque un progrès incontestable par rapport à Smith, tandis que Ricardo et ses épigones, ainsi que J.-B. Say, s'en tiennent tout au long du débat aux notions de la circulation simple des marchandises ; ils ne connaissent que la formule M - À - M (marchandises - argent - marchandises), l'altérant encore en la réduisant à un échange direct de marchandises ; ils croient ainsi avoir épuisé, avec cette maigre sagesse, tous les problèmes du processus de reproduc­tion et de l'accumulation. C'est un recul par rapport à Smith et, en face de cette vision bornée, Sismondi marque un avantage décisif. Lui, le critique social, témoigne de bien plus de compréhension pour les catégories de l'économie bourgeoise que les avocats passionnés de celle-ci ; de même plus tard le socialiste Marx devait faire preuve d'une clairvoyance beaucoup plus aiguë, et jusque dans les détails, que tous les économistes bourgeois à l'égard de la différence spécifique du mécanisme écono­mique capitaliste. Lorsque Sismondi s'écrie (dans le livre VII, chapitre 7), à l'adresse de Ricardo : « Quoi, la richesse est tout et les hommes ne sont rien ? », ce n'est pas simplement le « moralisme » chatouilleux du petit bourgeois qui s'exprime ici, opposé à l'objectivité strictement classique de Ricardo, mais aussi la pénétration du critique rendue plus vive par une sensibilité aux corrélations sociales vivantes de l'économie donc à ses contradictions et à ses problèmes ; vision qui contraste avec l'étroitesse rigide de la conception abstraite de Ricardo et de son école. La contro­verse a seulement souligné le fait que ni Ricardo ni les épigones de Smith n'étaient capables de comprendre et encore moins de résoudre l'énigme de l'accumulation posée par Sismondi.
  2. L'énigme était de prime abord insoluble du fait que toute la discussion avait été placée sur une voie de garage et s'était concentrée autour du problème des crises. L'apparition de la première crise dominait tout naturellement le débat mais empêchait de la sorte les deux parties de comprendre que les crises ne constituent pas le véritable problème de l'accumulation, mais en sont simplement la ferme extérieure spécifique, un élément dans la figure cyclique de la reproduction capitaliste. En con­sé­quence le débat ne pouvait qu'aboutir à un double quiproquo : une partie déduisant des crises l'impossibilité de l'accumulation, l'autre déduisant de l'échange de mar­chandises l'impossibilité des crises. L'évolution ultérieure du capitalisme devait démontrer l'absurdité des deux conclusions.

Cependant la critique de Sismondi, première mise en garde théorique contre la do­mi­nation capitaliste, reste d'une importance historique extrême : c'est un symptôme de la décomposition de l'économie classique, incapable de résoudre les problèmes qu'elle avait elle-même posés. L'épouvante de Sismondi devant les conséquences de la domination capitaliste n'était certainement pas le ,fait d'un réactionnaire au sens où il rêverait par exemple de conditions précapitalistes, même s'il prêchait à l'occasion les avantages des formes de production patriarcales dans l'agriculture et l'industrie comparés à la domination capitaliste. Il proteste vigoureusement, à plusieurs reprises contre une telle assertion par exemple dans l'article paru dans la Revue Ency­clopédique :

« J'entends déjà qu'on se récrie que je me refuse au perfectionnement de l'agricul­ture, au perfectionnement des arts, à tous les progrès que l'homme peut faire ; que je préfère sans doute la barbarie à la civilisation, puisque la charrue est une machine, que la bêche est une machine plus ancienne encore ; et que, selon mon système, il aurait fallu sans doute que l'homme labourât la terre avec ses seules mains.

« Je n'ai jamais rien dit de semblable, et je demande la permission de protester, une fois pour toutes, contre toute conséquence qu'on suppose à mon système et que je n'ai point tirée moi-même. Je n'ai été compris ni de ceux qui m'attaquent ni de ceux qui me défendent, et j'ai eu plus d'une fois à rougir de mes alliés comme de mes adversaires.

« ... Je prie qu'on y fasse attention ; ce n'est point contre les machines, ce n'est point contre les découvertes, ce n'est point contre la civilisation que portent mes objec­tions, c'est contre l'organisation moderne de la société, organisation qui, en dépouillant l'homme qui travaille de toute autre propriété que celle de ses bras, ne lui donne aucune garantie contre une concurrence, contre une folle enchère dirigée à son préjudice, et dont il doit nécessairement être victime. » (II, p. 432-433.)

Il ne fait pas de doute que l'intérêt du prolétariat est à la base de la critique de Sismondi, et il n'a pas tort de définir sa tendance principale de la manière suivante :

« Je souhaite seulement chercher des moyens de garantir les fruits de leur travail à ceux qui accomplissent le travail, à faire obtenir le bénéfice de la machine à ceux qui font marcher la machine. » Pressé de décrire de plus près l'organisation sociale qu'il souhaite, il s'esquive cependant, et reconnaît son incapacité : « Mais ce qui reste à faire est une question d'une difficulté infinie que nous n'avons nullement l'intention de traiter aujourd'hui. Nous voudrions pouvoir convaincre les économistes aussi pleinement que nous sommes nous-mêmes convaincus que leur science suit désor­mais une fausse route. Mais nous n'avons point assez de confiance en nous pour leur indiquer quelle serait la véritable ; c'est un des plus grands efforts que nous puissions obtenir de notre esprit que de concevoir l'organisation actuelle de la société. Quel serait l'homme assez fort pour concevoir une organisation qui n'existe pas encore, pour voir l'avenir comme nous avons déjà tant de peine à voir le présent ? » (Il, p. 448.)

Il n'était certes pas honteux pour Sismondi, d'avouer publiquement son incapacité à envisager l'avenir au-delà du capitalisme, en 1820, à une époque où le règne du capitalisme, de la grande industrie venait seulement de passer le seuil historique et où l'idée du socialisme n'était possible que sous une forme utopique. Comme cependant Sismondi ne pouvait ni aller au-delà du capitalisme, ni revenir à un stade antérieur, la seule voie ouverte à sa critique était le compromis petit-bourgeois. Sceptique à l'égard de la possibilité du plein épanouissement du capitalisme, donc des forces productives, Sismondi se voyait obligé de souhaiter le ralentissement de l'accumulation, la modé­ra­tion de l'expansion impétueuse du capitalisme. Et c'est là l'aspect réactionnaire de sa critique[21].

14. Malthus[modifier le wikicode]

En même temps que Sismondi, Malthus s'élevait contre certaines thèses de l'école de Ricardo. Sismondi, dans la deuxième édition de son ouvrage ainsi que dans ses polémiques, invoque Malthus à plusieurs reprises comme témoin principal. Il formule ainsi les points communs de sa polémique avec celle de Malthus dans la Revue Encyclopédique :

« D'autre part, M. Malthus, en Angleterre, a soutenu (contre Ricardo et contre Say) comme j'ai essayé de le faire sur le continent, que la consommation n'est point la conséquence nécessaire de la production, que les besoins et les désirs de l'homme sont, il est vrai, sans bornes, mais que ces besoins et ces désirs ne sont satisfaits par la consommation qu'autant qu'ils sont unis à des moyens d'échange. Nous avions affirmé qu'il ne suffisait point de créer ces moyens d'échange pour les faire passer entre les mains de ceux qui avaient ces désirs ou ces besoins; qu'il arrivait même souvent que les moyens d'échange s'accroissaient dans la société, tandis que la demande de travail ou le salaire diminuait; qu'alors les désirs et les besoins d'une partie de la population ne pouvaient pas être satisfaits, et que la consommation diminuait aussi. Enfin nous avons prétendu que le signe non équivoque de la prospérité de la société, ce n'était pas la production croissante de richesses, mais la demande croissante de travail, ou l'offre croissante du salaire qui le récompense.

« MM. Ricardo et Say n'ont point nié que la demande croissante de travail ne soit un symptôme de prospérité, mais ils ont affirmé qu'elle résulte inévitablement de l'accroissement des productions.

« M. Malthus et moi, nous le nions; nous regardons ces deux accroissements com­me résultant de causes indépendantes, et qui quelquefois peuvent être opposées. Selon nous, lorsque la demande de travail n'a pas précédé et déterminé la produc­tion, le marché s'encombre, et alors une production nouvelle devient une cause de ruine, non de jouissance. » (II, p. 409-410.)

Ces propos donnent l'impression qu'il y a eu entre Sismondi et Malthus, du moins dans leur opposition contre Ricardo et son école, une large concordance et une fraternité d'armes. Marx considère que les Principles of Political Economy de Malthus parus en 1820 sont un plagiat formel des Nouveaux Principes publiés un an auparavant. Dans la question qui nous intéresse ici, il y a cependant entre les deux auteurs une opposition directe.

Sismondi critique la production capitaliste, il l'attaque violemment, il s'en fait l'ac­cu­sateur. Malthus en est l'apologiste. Non pas en ce sens qu'il en nierait les contra­dictions comme Mac Culloch ou Say, mais au contraire en érigeant brutalement en loi naturelle ces contradictions et en les proclamant absolument sacrées. Les principes conducteurs de Sismondi sont les intérêts des travailleurs, le but vers lequel il tend, même si ce n'est que sous une forme vague et générale, est la réforme profonde de la distribution au profit des prolétaires. Malthus prêche l'idéologie des intérêts de cette couche de parasites de l'exploitation capitaliste qui vivent de la rente foncière et se nourrissent aux mangeoires de l'État, et le but qu'il préconise est l'attribution d'une portion aussi grande que possible de plus-value à ces « consommateurs improduc­tifs ». La perspective générale de Sismondi est surtout éthique, c'est celle d'un réformateur de l'ordre social : il « corrige » les classiques en soulignant à leur adresse que « le but unique de l'accumulation est la consommation », il plaide pour le ralen­tis­se­ment de l'accumulation. Malthus par contre déclare brutalement que l'accumula­tion est le seul but de la production et il prêche une accumulation illimitée de la part des capitalistes ; celle-ci devra être complétée et garantie par la consommation illimi­tée de leurs parasites. Enfin, Sismondi partait, dans son examen critique, de l'analyse du processus de la reproduction, du rapport entre le capital et le revenu à l'échelle sociale.

Dans son opposition à Ricardo, Malthus part d'une théorie absurde de la valeur et d'une théorie vulgaire de la plus-value, dérivée de la première, et qui voudrait expli­quer le profit capitaliste par une majoration des prix sur la valeur des marchandises[22]. Malthus attaque le principe de l'identité entre l'offre et la demande en une critique très fouillée, au sixième chapitre de ses Definitions in Political Economy, parues en 1827 et dédiées à James Mill[23]. Mill demandait dans ses Elements of Political Economy : « Ce qu'on veut dire réellement quand on dit que l'offre et la demande sont toujours proportionnelles (accomodated to one another) ? Cela signifie, dit-il, que les mar­chan­dises produites au moyen d'une certaine quantité de travail s'échangent contre des marchandises produites avec la même somme de travail. Suivons ce principe et tout le reste devient clair. Ainsi, si une paire de souliers a nécessité le même travail qu'un chapeau, tant que le chapeau s'échangera contre une paire de souliers, l'on verra l'offre et la demande marcher d'accord. S'il arrivait que les souliers diminuas­sent de valeur comparativement aux chapeaux... il en faudrait conclure qu'on aurait amené sur le marché plus de souliers que de chapeaux. Les souliers seraient alors en excès. Pourquoi ? Parce que la somme de travail consacrée à les créer (les souliers) ne s'échangerait pas contre le produit d'une même somme de travail. Par la même raison, les chapeaux seraient en quantité insuffisante, parce que le travail consacré à les produire s'échangerait contre une plus grande somme de travail appliquée à produire des souliers. » (Cité par Malthus dans ses Définitions en économie politique, p. 434 et suiv.)

Contre ces plates tautologies, Malthus invoque deux sortes d'arguments. Tout d'abord il fait observer à Mill que sa construction est abstraite. En effet, la proportion d'échange entre chapeaux et chaussures peut rester inchangée, et les deux marchan­dises peuvent cependant se trouver en trop grande quantité par rapport à la demande, ce qui aboutira au fait qu'elles seront vendues à des prix inférieurs aux frais de production (auxquels devrait s'ajouter un profit convenable).

« Mais cela seul nous autorise-t-il à dire, demande-t-il, que l'offre des chapeaux et des souliers est proportionnelle à la demande, alors que ces objets sont tellement abondants qu'ils ne trouvent pas dans l'échange sur le marché les conditions indispensables pour assurer à l'avenir leur production et leur approvisionnement ? » (Définitions..., p. 436 et suiv.)

Malthus évoque donc, contre Mill, la possibilité d'une surproduction générale : « Si on les compare (les marchandises) aux frais de production, il est évident qu'elles peuvent toutes s'élever ou baisser de valeur en même temps » (p. 441).

Deuxièmement il proteste contre la méthode chère à Mill, à Ricardo et à leurs épigones, qui consiste à construire leurs thèses sur l'idée fallacieuse d'un échange direct de produits :

« Le cultivateur de houblon, dit-il, qui porte cent sacs de houblon à la foire de Weyhill ne songe pas plus à l'offre de chapeaux et de souliers qu'aux taches qui déparent le soleil. A quoi pense-t-il donc alors ? et contre quoi désire-t-il échanger son houblon ? M. Mill croit qu'on ferait preuve d'une grande ignorance en économie politique en disant que ce qu'il veut, c'est de l'argent. Je consens cepen­dant à donner cette triste preuve et je n'hésite pas à déclarer que ce que le cultivateur veut, c'est de l'argent. »

Car aussi bien la rente qu'il doit payer au propriétaire foncier, que les salaires qu'il doit verser aux ouvriers et enfin l'achat des matières premières et des outils dont il a besoin pour poursuivre ses plantations, ne peuvent être couverts que par de l'argent. Malthus insiste sur ce point avec une grande profusion de détails, il trouve véritable­ment « étonnant que des économistes renommés préfèrent avoir recours aux exemples les plus paradoxaux et les plus invraisemblables plutôt qu'à l'hypothèse de l'échange d'argent »[24].

Pour le reste Malthus se contente de décrire le mécanisme par lequel une offre trop élevée provoque spontanément, par la baisse des prix en-dessous des frais de production, une restriction de la production et inversement :

« Mais cette tendance vers un équilibre parfait ne prouve en aucune façon que la surabondance et la disette de marchandises soient choses inouïes, elle ne le prouve pas plus que la tendance mystérieuse et bienfaisante de la nature à guérir elle-même certaines maladies ne prouve que ces maladies n'ont jamais existé » (p. 44).

On le voit, Malthus, malgré son point de vue opposé dans la question des crises, suit exactement les mêmes voies que Ricardo, Mill, Say et Mac Culloch : pour lui aussi il n'existe que l'échange de marchandises. Il n'a pas tenu compte le moins du monde du processus social de la reproduction avec ses grandes catégories et ses corrélations qui captive l'attention de Sismondi.

Malgré les nombreuses contradictions dans la conception fondamentale, la criti­que de Sismondi et celle de Malthus ont quelques points communs :

  1. Tous deux refusent, à l'encontre des Ricardiens et de Say, le principe de l'équi­li­bre préétabli entre la consommation et la production.
  2. Tous deux soutiennent la possibilité de crises non seulement partielles, mais générales.

Ici s'arrêtent leurs concordances. Tandis que Sismondi cherche la cause des crises dans le bas niveau des salaires et dans la capacité limitée de consommation des capitalistes, Malthus, par contre, transforme le fait des bas salaires en une loi natu­relle du mouvement démographique ; mais pour la consommation limitée des capita­listes, il trouve un substitut dans la consommation des parasites de la plus-value, tels que la noblesse rurale et le clergé, dont la capacité de digérer richesse et luxe est illimitée. L'Église a bon estomac.

Tous les deux, Malthus comme Sismondi, cherchent une catégorie de consomma­teurs qui achètent sans vendre, pour sauver l'accumulation capitaliste et la tirer de sa situation précaire. Mais Sismondi a besoin de cette catégorie de consommateurs afin d'écouler l'excédent du produit social qui dépasse la consommation des ouvriers et des capitalistes, donc la partie capitalisée de la plus-value, tandis que Malthus les cherche pour créer le profit proprement dit. C'est un secret d'ailleurs bien gardé par Malthus que de savoir comment les rentiers et les prébendiers de l'État, qui eux-mêmes tiennent leur pouvoir d'achat de la main des capitalistes, peuvent aider ceux-ci à s'approprier le profit en achetant des marchandises à un prix majoré. Eu égard à des contradictions aussi profondes, on voit que la fraternité d'armes entre Malthus et Sismondi est de nature superficielle. Et si Malthus a travesti les Nouveaux Principes de Sismondi, comme Marx le dit en une caricature malthusienne, Sismondi à son tour, en soulignant les seuls points communs entre Malthus et lui-même et en le citant comme témoin principal, prête à la critique de Malthus contre Ricardo des traits sismondiens. A l'occasion il subit certes l'influence de Malthus : par exemple il reprend partiellement la thèse de celui-ci sur le gaspillage de l'État comme adjuvant à l'accumulation, thèse qui contredit directement son propre point de départ.

Dans l'ensemble Malthus n'a ni contribué personnellement à résoudre le problème de la reproduction, ni compris ce problème : dans sa controverse avec les Ricardiens, il opère essentiellement avec les concepts de la circulation simple de marchandises comme ceux-ci dans leur controverse avec Sismondi. Sa querelle avec l'école de Ricardo tournait autour de la consommation improductive des parasites de la plus-value ; c'était une querelle au sujet de la répartition de la plus-value et non pas au sujet des bases sociales de la reproduction capitaliste. La construction de Malthus s'écroule dès que l'on découvre ses erreurs absurdes dans la théorie du profit. La critique de Sismondi tient bon et son problème reste entier, même si nous acceptons la théorie de la valeur de Ricardo avec toutes ses conséquences.

IIe polémique : Controverse entre Rodbertus et von Kirchmann.[modifier le wikicode]

15. La théorie de la reproduction de von Kirchmann[modifier le wikicode]

La seconde polémique théorique autour du problème de l'accumulation a également reçu son impulsion d'événements actuels. Si la première crise anglaise et les souffrances qu'elle provoqua dans la classe ouvrière avaient suscité l'opposition de Sismondi à l'école classique, vingt-cinq ans plus tard, ce fut le mouvement ouvrier révolutionnaire, né entre-temps, qui inspira Rodbertus dans sa critique de la produc­tion capitaliste. Les révoltes des canuts de Lyon, le mouvement chartiste en Angle­terre faisaient retentir aux oreilles de la bourgeoisie, à l'égard de la plus magnifique des formes sociales possibles, une critique autrement vigoureuse que les fantômes incertains évoqués par la première crise. Le premier écrit social d'économie politique de Rodbertus, qui date probablement de la fin des années trente et qui avait été rédigé pour l'Augsburger Allgemeine Zeitung mais avait été refusé par ce journal, porte le titre significatif suivant : Die Forderungen der arbeitenden Klassen (les revendica­tions des classes laborieuses) et commence par ces mots : « Que veulent les classes laborieuses ? Les autres classes pourront-elles le leur refuser ? Ce qu'elles veulent sera-t-il le tombeau de la civilisation moderne ? Ceux qui réfléchissent savaient depuis longtemps que l'histoire poserait un jour ces questions avec insistance, et l'homme moyen l'a également ap­pris par les réunions de chartistes et les scènes de Birmingham. » Bientôt, en France, dans les années quarante, le ferment vigoureux des idées révolutionnaires devait bouillonner dans les sociétés secrètes les plus diver­ses et dans les écoles socialistes - des proudhonistes, des blanquistes, des partisans de Cabet, de Louis Blanc, etc. La révolution de février et la proclamation du « droit au travail », dans les jours de juin, devaient provoquer, au cours d'une première bataille générale entre les deux camps de la société capitaliste, une explosion historique des contradictions contenues en son sein. En ce qui concerne l'autre forme visible de ces contradictions, les crises, on dispose à l'époque de la deuxième controverse d'un matériel d'observations incomparablement plus riche qu'au début des années vingt. La discussion entre Rodbertus et von Kirchmann se déroula sous l'impression immédiate des crises de 1837, 1839, 1847, voire de la première crise mondiale de 1857 (l'intéressant écrit de Rodbertus Die Handelskrisen und die Hypothekennot date de l'année 1858). Les contradictions internes de l'économie capitaliste qui s'offraient aux regards de Rodbertus démentaient bien plus vigoureusement encore les doctrines de l'harmonie des classiques anglais et de leurs plats épigones en Angleterre et sur le continent qu'à l'époque où Sismondi élevait la voix.

Un passage de Sismondi, cité par Rodbertus dans un de ses écrits les plus anciens, prouve l'influence directe de Sismondi sur ce dernier. Rodbertus était donc familier de la littérature française contemporaine d'opposition contre l'école classique, mais peut-être moins de la littérature anglaise beaucoup plus abondante, circonstance qui justifie - faiblement - la légende accréditée par le monde professoral allemand sur la prétendue « priorité » de Rodbertus par rapport à Marx dans la « fondation du socialisme ». Ainsi, le professeur Diehl écrit dans son esquisse sur Rodbertus publiée dans le Handwörterbuch der Staatswissenschaften (Lexique des sciences politiques) : « Rodbertus doit être considéré comme le fondateur véritable du socialisme scientifi­que en Allemagne, car, dès avant Marx et Lassalle, il avait, dans ses écrits des années 1839 et 1842 fourni un système socialiste complet, une critique du système de Smith, une nouvelle base théorique et des propositions de réformes sociales. » Et ceci en toute bonne foi, en l'an de grâce 1901 (2e édition), après tout et malgré tout ce qu'Engels, Kautsky et Mehring avaient écrit pour détruire cette légende professorale Il va d'ailleurs de soi que Rodbertus, le « socialiste » aux idées monarchistes, natio­nales et prussiennes, qui croyait au communisme pour un avenir éloigné de 500 ans, mais qui était partisan pour le présent d'un taux d'exploitation fixe de 200 %, devait nécessairement et une fois pour toutes obtenir aux yeux de tous les doctes professeurs allemands d'économie politique la palme de la « priorité » par rapport au « révolu­tion­naire » international Marx, sans que cette mystification pût être ébranlée par les preuves les plus pertinentes. Cependant, ce qui nous intéresse ici, c'est un autre aspect de l'analyse de Rodbertus. Le même Diehl poursuit son panégyrique de la manière suivante : « Cependant Rodbertus n'a pas fait œuvre de pionnier pour le seul socia­lis­me, mais il a stimulé et fait avancer l'économie politique dans son ensemble, et en particulier l'économie politique théorique, par sa critique des économistes classi­ques, par la nouvelle théorie de la répartition du revenu, par la distinction des catégories logiques et historiques de capital, etc. »

Nous examinerons ici ces derniers exploits de Rodbertus et en particulier les « etc. ».

Le traité fondamental de Rodbertus : Zur Erkenntnis unserer Staatswirtschaft­lichen Zustände, qui date de 1842, fut le point de départ de la controverse avec von Kirchmann, qui y répondit dans les Demokratische Blätter par deux articles : Ueber die Grundente in sozialer Beziehung (Sur la rente foncière dans sa nature sociale) et Die Tauschgesellschaft (La société d'échanges). Rodbertus répliqua à ces articles en 1850 et en 1851 par les Soziale Briefe (Lettres sociales). Ainsi la discussion fut portée sur le même terrain théorique où se débattait, trente ans plus tôt, la polémique entre Malthus-Sismondi et Say-Ricardo-Mac Culloch. Rodbertus avait déjà exprimé dans son écrit le plus ancien l'idée que dans la société actuelle, en raison de la productivité croissante du travail, le salaire est réduit à une quote-part toujours plus petite du pro­duit national - idée dont il « réclamait » la paternité, mais que du reste il ne sut que répéter avec des variantes jusqu'à sa mort, donc pendant trois décennies. Rodbertus voit dans cette quote-part toujours plus réduite du salaire la racine commune de tous les maux de l'économie actuelle, en particulier du paupérisme et des crises qu'il définit dans leur ensemble comme « LA question sociale du temps présent ».

Von Kirchmann n'est pas d'accord avec cette explication. Il ramène le paupérisme aux effets de la rente foncière croissante et les crises par ailleurs au manque de débouchés. De celles-ci il affirme notamment que « la plus grande part des maux sociaux ne réside pas dans la production insuffisante mais dans la vente insuffisante des produits; qu'un pays, plus il peut produire, plus il a les moyens de satisfaire tous les besoins et plus il est exposé à la menace de la misère et de la pénurie ».

Il inclut ici également la question ouvrière car « le fameux droit au travail se réduit en fin de compte à la question des débouchés ». « On voit - conclut von Kirchmann - que la question sociale est presque identique à la question des débouchés. Même les maux de la concurrence tant décriée disparaîtront avec des débouchés assurés; il ne restera d'elle que des avantages; il restera l'esprit d'émulation, désireux de fournir des marchandises de bonne qualité et à bon marché, mais ce qui disparaîtra c'est la lutte à mort qui a sa cause uniquement dans les débouchés insuffisants pour tous[25]. »

La différence entre le point de vue de Rodbertus et celui de von Kirchmann saute aux yeux. Rodbertus voit la racine du mal dans une mauvaise répartition du produit national, von Kirchmann - dans les limites du marché de la production capitaliste. Malgré toute la confusion dans les développements de von Kirchmann, en particulier dans l'idée idyllique qu'il se fait d'une concurrence capitaliste réduite à une émulation louable en vue de fournir la marchandise la meilleure au prix le plus bas comme dans la réduction du fameux « droit au travail » à la question des débouchés, il fait cepen­dant, dans une certaine mesure, preuve de plus de compréhension que Rodbertus pour le point sensible de la production capitaliste : les limites du marché, tandis que Rodbertus, lui, s'arrête à la question de la distribution. C'est donc von Kirchmann qui reprend cette fois le problème posé et mis à l'ordre du jour autrefois par Sismondi. Cependant von Kirchmann n'est absolument pas d'accord avec l'éclairage et la solution donnés au problème par Sismondi, il est plutôt du côté des adversaires de Sismondi. Il accepte non seulement la théorie de Ricardo sur la rente foncière, ainsi que le dogme de Smith selon lequel « les prix des marchandises se composent uni­que­ment de deux parties, à savoir de l'intérêt du capital et du salaire » (von Kirch­mann transforme la plus-value en « intérêt du capital »), mais également la thèse de Say et de Ricardo selon laquelle on n'achète les produits qu'avec d'autres produits ou encore la production crée son propre marché, de telle sorte que s'il semble qu'on produise trop d'un côté, cela signifie seulement qu'on produit trop peu de l'autre. On le voit, von Kirchmann suit les traces des classiques mais en donnant une « version allemande » avec tous les si et les mais possibles. Ainsi, von Kirchmann constate d'abord que la loi de l'équilibre naturel entre la production et la demande établie par Say « ne donne pas encore une image exhaustive de la réalité » et il ajoute : « D'autres lois sont encore cachées dans la circulation, qui empêchent la réalisation de ces thèses et seule leur découverte pourra expliquer l'encombrement actuel des marchés; mais leur découverte permettra peut-être également de trouver la voie pour éviter ce grand mal. Nous croyons que ce sont trois rapports dans le système actuel de la société qui provoquent les contradictions entre cette loi indubitable de Say et la réalité. » Ces rapports sont : la « répartition par trop inégale des produits » - ici von Kirchmann, comme nous le voyons, se rapproche dans une certaine mesure du point de vue de Sismondi -, les obstacles que la nature pose au travail humain dans la production de matières premières et enfin les insuffisances du commerce comme opération intermédiaire entre la production et la consommation. Sans considérer de plus près les deux derniers « obstacles » à la loi de Say considérons l'argumentation de von Kirchmann en relation avec le premier point :

« Le premier rapport - explique-t-il - peut être exprimé plus brièvement en disant que : « le salaire est trop bas », ce qui provoque un ralentissement de la vente. Pour celui qui sait que les prix des marchandises se composent seulement de deux parties : l'intérêt du capital et le salaire, cette thèse peut paraître surprenante; si le salaire est bas, alors les prix des marchandises sont bas également, et si le salaire est élevé alors les prix le sont également (on le voit, von Kirchmann accepte le dogme de Smith, même dans sa version la plus absurde : le prix ne se résout pas en salaire + plus-value, mais il se compose de ces deux éléments qui s'additionnent simplement, version dans laquelle Smith s'est éloigné au maximum de sa théorie de la valeur-travail). Salaires et prix sont donc en proportion directe et se balancent mutuelle­ment. L'Angleterre n'a supprimé les droits de douane sur le blé et sur la viande et autres denrées alimentaires que pour faire baisser les salaires et mettre ainsi le fabricant en mesure de supplanter tout autre concurrent sur les marchés mondiaux en offrant une marchandise encore meilleur marché. Mais ceci n'est que partielle­ment exact et ne touche pas aux proportions dans lesquelles se distribue le produit entre le capital et l'ouvrier. La répartition par trop inégale entre les deux classes est la première cause, et la plus importante, pour laquelle la loi de Say ne se vérifie pas dans la réalité et pour laquelle, malgré la production dans toutes les branches, tous les marchés souffrent d'engorgement ». Von Kirchmann illustre cette affirmation par un exemple exposé de manière détaillée. A l'instar de l'école classique nous sommes naturellement transportés dans une société imaginaire isolée, un objet sans résistance bien qu'ingrat pour les expériences de l'économie politique.

Que l'on imagine un endroit - nous suggère von Kirchmann comprenant tout juste 903 habitants, à savoir 3 entrepreneurs occupant chacun 300 ouvriers. Cet endroit subvient à tous les besoins de ses habitants par sa propre production et ceci dans trois entreprises dont l'une pourvoit à l'habillement, la seconde à la nourriture, à l'éclairage, au chauffage et aux matières premières, et la troisième au logement, à l'ameublement et à l'outillage. Dans chacune de ces trois sections l'entrepreneur fournit le « capital ainsi que les matières premières ». La rémunération des travailleurs est faite, dans chacune de ces trois entreprises, de telle façon que les ouvriers reçoivent la moitié du produit annuel sous forme de salaire et l'entrepreneur l'autre moitié « comme intérêt de son capital et comme profit d'entreprise ». La quantité de produits fournie par chaque entreprise suffit exactement à couvrir tous les besoins des 903 habitants. Ainsi cet endroit a « toutes les conditions d'un bien-être général » pour tous ses habitants, tout le monde se met donc joyeusement au travail. Mais, après quelques jours, l'élan et le plaisir font place à des lamentations générales : il se produit, en effet, dans l'île des bienheureux de von Kirchmann quelque chose d'aussi inattendu que l'effondre­ment du ciel : une véritable crise industrielle et commerciale moderne éclate ! Les 900 ouvriers n'ont que les vêtements, la nourriture, le logement les plus indispensa­bles, mais les trois entrepreneurs ont leurs dépôts pleins de vêtements et de matières premières, il leur reste des logements vides ; ils se plaignent de ne pouvoir vendre tandis que les ouvriers, inversement, se plaignent de ne pouvoir satisfaire leurs besoins. Quelle est la cause de ces plaintes ? Peut-être, comme le supposaient Say et Ricardo, produit-on trop de certaines catégories de produits et trop peu des autres ? Absolument pas, répond von Kirchmann ; dans cet « endroit » il y a une quantité bien proportionnée de toutes choses qui suffiraient à satisfaire tous les besoins de la société. D'où vient donc « l'obstacle », la crise ? L'obstacle se trouve uniquement dans la répartition. Mais il faut savourer les explications de von Kirchmann dans ses termes propres : « l'obstacle qui fait que cet échange sans heurts ne se produit pas, réside uniquement dans la répartition de ces produits; ils ne sont pas répartis également entre tous, mais les entrepreneurs gardent pour eux sous forme d'intérêt et de profit une moitié et ne donnent que l'autre moitié à leurs ouvriers. Il est clair que l'ouvrier de la branche de la confection ne peut troquer contre la moitié de son produit que la moitié des produits de nourriture et de logement, etc.; il est clair que les entrepreneurs ne peuvent vendre l'autre moitié parce qu'aucun ouvrier ne possède encore de produit à échanger avec eux. Les entrepreneurs ne savent que faire de leurs réserves, les ouvriers ne savent comment parer à leur faim et à leur nudité ». Et les lecteurs - ajoutons-nous - n'ont que faire des constructions de M. von Kirchmann. La puérilité de son exemple nous précipite en effet d'une énigme dans l'autre. Tout d'abord on ne comprend pas pourquoi et à quelle fin von Kirchmann imagine la division tripartie de la production. Si dans les exemples analogues de Ricardo et de Mac Culloch, les fermiers sont généralement opposés aux fabricants, c'est dû, à notre avis, à la conception archaïque de la reproduction sociale imaginée par les physio­crates et reprise par Ricardo, mais dépouillée de tout sens par sa théorie de la valeur qui s'oppose à celle des physiocrates et périmée depuis que Smith avait montré déjà qu'il tenait compte des bases concrètes réelles du processus social de la reproduction.

Nous avons vu que la distinction des physiocrates entre l'agriculture et l'industrie comme base de la reproduction s'était maintenue traditionnellement dans l'économie politique théorique, jusqu'à ce que Marx ait établi la distinction fondamentale entre les deux sections sociales : production de moyens de production et production de moyens de consommation. Les trois sections de von Kirchmann en revanche n'ont aucun sens. Manifestement les points de vue concrets de la reproduction ne peuvent avoir joué aucun rôle dans ce classement purement arbitraire, où les outils sont confondus avec les meubles, les matières premières avec les moyens de subsistance, où les vêtements constituent une section à part. Il pourrait y avoir aussi bien une section pour les moyens de subsistance, les vêtements et les édifices, une autre pour les produits pharmaceutiques et une troisième pour les brosses à dents. Il ne s'agissait visiblement pour von Kirchmann que d'indiquer les grandes lignes de la division sociale du travail, en supposant pour l'échange des volumes de produits autant que possible « identiques ». Seulement l'échange dont il est question dans toute l'argumentation ne joue aucun rôle dans l'exemple de von Kirchmann puisque ce n'est pas la valeur qui est distribuée mais la quantité de produits, la masse des valeurs d'usage, en tant que telle. D'autre part, dans cet intéressant « endroit » né de l'imagi­nation de von Kirchmann, la répartition des produits a lieu en premier et c'est seulement plus tard, une fois la distribution accomplie, que se produira l'échange général tandis que dans ce bas monde de la production capitaliste c'est, comme on le sait, l'échange qui, inversement, introduit et sert d'intermédiaire à la distribution du produit. En outre les choses les plus étranges se passent dans le système de distri­bution de von Kirchmann : « comme on le sait », le prix des produits, donc également celui du produit social global, consiste seulement en « salaire et en intérêt du capital », c'est-à-dire en v + pl, si bien que le produit total doit être entièrement distribué individuellement entre les ouvriers et les entrepreneurs ; seulement von Kirchmann se souvient vaguement, pour son malheur, que la production nécessite certaines choses telles que des outils et des matières premières. Son « endroit » se trouve approvi­sionné de matières premières introduites furtivement parmi les moyens de subsistance et d'outils introduits parmi les meubles. Il se demande alors à qui échouent dans la distribution générale ces objets indigestes : aux ouvriers en tant que salaire, ou aux capitalistes en tant que profit d'entreprise ? Il est probable que les deux parties manifesteraient un enthousiasme très modéré. Et c'est sur des données aussi faibles que se déroulera l'acte principal de la représentation : l'échange entre les ouvriers et les capitalistes. La transaction fondamentale de la production capitaliste : l'acte d'échange qui se produit entre les ouvriers et les capitalistes, est dénaturé par von Kirchmann, d'échange entre le travail vivant et le capital il devient un échange de produits ! Ce n'est pas la première opération : l'échange entre la force de travail et le capital variable, mais la seconde : la réalisation du salaire obtenu du capital variable qui est mise au centre du mécanisme et, inversement, tout l'échange de marchandises de la société capitaliste est réduit à cette réalisation du salaire ! Et pour couronner le tout, cet échange entre les ouvriers et les entrepreneurs, se réduit à néant si on l'exa­mine de plus près, il ne se produit pas du tout. Car, dès que tous les ouvriers auront reçu leurs salaires en nature, et ceci pour la moitié de leurs propres produits, seul un échange entre les ouvriers eux-mêmes sera possible ; chacun gardera un tiers de son salaire, consistant pour les uns exclusivement en moyens de subsistance, pour les autres en vêtements, pour les troisièmes en meubles, et réalisera le reste pour deux parts égales dans les deux autres départements de la production. Les entrepreneurs n'ont plus rien à faire avec cet échange. De leur côté ils ont sur les bras leur plus-value qui consiste en la moitié de tous les vêtements, moyens de subsistance et meu­bles produits par la société, et ces trois hommes assurément ne savent « où se débar­rasser » de leur bric-à-brac. Même une répartition du produit, aussi généreuse qu'elle soit, ne remédierait pas à cette calamité qui est l'œuvre de von Kirchmann. Au con­trai­re, plus considérable serait cette quote-part du produit social allouée aux ouvriers, moins ils auraient affaire aux entrepreneurs dans leur échange : seul l'échange des ouvriers entre eux augmenterait de volume. Sans doute le monceau de surproduit qui embarrasse les entrepreneurs diminuerait-il en proportion, non pas cependant parce que de cette manière l'échange en serait facilité, mais seulement parce que la plus-value elle-même diminuerait. Mais pas plus qu'auparavant, il ne pourrait être question d'un échange du surproduit entre ouvriers et entrepreneurs. Il faut avouer que le nombre d'enfantillages et d'absurdités économiques accumulés dans un espace relati­ve­ment petit dépasse même la mesure permise à un procureur allemand - comme on le sait von Kirchmann était procureur et il subit comme tel - ce qui est tout à son honneur - par deux fois des blâmes disciplinaires. Cependant, après ces préliminaires peu prometteurs. von Kirchmann aborde directement l'objet de son étude. Il reconnaît que son hypothèse d'une plus-value incarnée sous la forme concrète du surproduit est la raison pour laquelle cette plus-value est inutilisable. Pour y remédier il fait alors produire aux entrepreneurs avec une quantité de travail social correspondant à la moitié de la plus-value, non pas des « marchandises ordinaires » pour les ouvriers, mais des marchandises de luxe. Comme « l'essence des produits de luxe est de permettre au consommateur d'employer plus de capital et de main-d'œuvre que ce n'est le cas pour les marchandises ordinaires », les trois entrepreneurs réussissent à eux seuls à consommer sous forme de dentelles, de fiacres élégants et autres choses semblables, toute la moitié de la quantité de travail produite dans la société. Ils n'ont plus d'excédent invendable, la crise est écartée de la façon la plus heureuse, la surpro­duction est rendue impossible une fois pour toutes, les capitalistes comme les ouvriers sont dans une situation sûre et la cure de von Kirchmann, qui a provoqué tous ces bienfaits et a rétabli l'équilibre entre la production et la consommation, a nom : le luxe ! Autrement dit, le conseil que ce brave homme donne aux capitalistes em­bar­rassés de leur plus-value irréalisable est celui-ci : qu'ils la consomment eux-mêmes. Il est vrai que dans la société capitaliste le luxe est une invention connue depuis bien longtemps, et pourtant les crises IL rage comment cela se fait-il ? « La réponse ne peut être que celle-ci nous enseigne von Kirchmann : les difficultés d'écoulement dans le monde réel viennent uniquement du fait qu'il y a encore trop peu de luxe, ou, en d'autres termes : que les capitalistes, c'est-à-dire ceux qui ont les moyens de consommer, consomment encore trop peu. » Cette austérité déplacée des capitalistes vient d'un défaut que l'économie politique encourage indûment : de la ten­dance à l'épargne aux fins de la « consommation productive ». En d'autres termes : les crises proviennent de l'accumulation - c'est là la thèse principale de von Kirch­mann. Il la démontre encore à l'aide d'un exemple d'une naïveté touchante. Que l'on imagine, dit-il, « le cas considéré par les économistes comme le plus favorable », celui où les entrepreneurs déclarent : nous ne voulons pas consommer nos revenus jusqu'au dernier sou dans le luxe et la somptuosité mais nous voulons les investir d'une manière productive. Qu'est-ce que cela signifie ? Rien d'autre que fonder de nouvelles entreprises productives de toutes sortes à l'aide desquelles on obtient de nouveaux produits, par la vente desquels on obtient des intérêts (von Kirchmann entend par là : le profit) pour ce capital qui a été épargné et investi à partir des reve­nus non consommés des trois entrepreneurs. Les trois entrepreneurs décident donc de ne consommer que le produit de 100 ouvriers, c'est-à-dire de restreindre considérable­ment leur luxe et d'utiliser la force de travail des 350 ouvriers restants ainsi que le capital employé par ceux-ci à des investissements dans de nouvelles entreprises de production. Ici la question se pose de savoir dans quelle branche de production ces fonds doivent être utilisés ?

« Les trois entrepreneurs ont seulement le choix entre la création d'entreprises de production de marchandises ordinaires, ou celle d'entreprises de production de marchandises de luxe » - car, d'après l'hypothèse de von Kirchmann, le capital cons­tant n'est pas reproduit et tout le produit social consiste exclusivement en moyens de consommation. Mais ainsi les entrepreneurs se trouvent placés devant le dilemme que nous connaissons déjà : s'ils produisent des « marchandises ordinaires » une crise naît, car les ouvriers n'ont pas de moyens de paiement pour acheter ces moyens de subsistance supplémentaires puisqu'ils sont déjà indemnisés avec la moitié de la valeur des produits, mais s'ils produisent des marchandises de luxe ils doivent les consommer également eux-mêmes. Il n'y a pas de troisième éventualité. Le com­merce extérieur, lui non plus, ne change rien à ce dilemme car l'effet du commerce ne consiste qu'à « augmenter la diversité des marchandises du marché intérieur » ou à accroître la productivité. « Ou bien ces marchandises étrangères sont des marchan­dises ordinaires, et alors le capitaliste n'a pas envie de les acheter et l'ouvrier ne peut pas les acheter parce qu'il n'en a pas les moyens, ou bien ce sont des marchan­dises de luxe alors l'ouvrier ne peut pas les acheter et le capitaliste ne le veut pas à cause de sa tendance à l'épargne. » Quelque primitive que soit l'argumentation, l'idée fondamentale de von Kirchmann et le cauchemar de l'économie politique théorique s'y expriment bel et bien : dans une société composée uniquement d'ouvriers et de capitalistes l'accumulation apparaît comme une impossibilité. Von Kirchmann en tire la conséquence en combattant l'accumulation, « l'épargne », la « consommation pro­duc­tive » de la plus-value. Il attaque violemment l'économie politique classique qui préconise ces erreurs et il prêche le luxe, croissant concurremment avec la produc­tivité du travail, comme remède aux crises. On le voit, si von Kirchmann présentait dans ses prémisses théoriques une caricature des thèses de Ricardo et de Say, dans ses conclusions il présente une caricature de Sismondi. Il était cependant nécessaire de cerner de très près la position de von Kirchmann pour pouvoir estimer à sa juste valeur la réponse de Rodbertus et l'issue de la controverse.

16. Rodbertus et sa critique de l'école classique[modifier le wikicode]

L'analyse de Rodbertus est plus fouillée que celle de von Kirchmann. Il cherche les racines du mal dans les fondements mêmes de l'organisation sociale et déclare une guerre impitoyable à la toute-puissante école libre-échangiste. Sans doute n'attaque-t-il pas le système de la libre circulation des marchandises ni la liberté de l'industrie, qu'il accepte entièrement ; mais il s'en prend à la doctrine manchestérienne du laisser-faire[26] dans les rapports sociaux internes de l'économie. La période du Sturm und Drang de l'économie classique avait déjà cédé la place à un système d'apologie éhontée, dont la plus fidèle expression était la doctrine des « harmonies » de M. Frédéric Bastiat, ce plat vulgarisateur, cette idole de la petite bourgeoisie ; bientôt après venait le règne des divers Schulze, pâles imitations petites-bourgeoises alle­man­des du prophète français de l'harmonie. C'est contre ces « commis-voyageurs du libre-échange » que la critique de Rodbertus était dirigée. « Du fait de leurs bas salai­res, cinq sixièmes de la nation - s'écrie-t-il dans sa Première Lettre Sociale - sont non seulement exclus jusqu'à présent de la plupart des bienfaits de la civilisation, mais encore constamment menacés par les ravages les plus terribles de la misère, à laquelle ils succombent parfois. Pourtant ils sont les créateurs de toute la richesse sociale. Leur travail commence avec le jour, se termine au soleil cou­chant, se poursuit jusque dans la nuit, mais leurs efforts ne peuvent jamais améliorer leur sort. lis ne peuvent augmenter leur revenu et perdent encore le peu de temps qui aurait dû leur rester pour former leur esprit. Admettons que jusqu'à présent tant de souffrance ait été nécessaire au progrès de la civilisation. Cependant, grâce à une série de merveilleuses inventions, qui multiplient la force de travail humaine par plus de cent, des perspectives de changer cette cruelle nécessité apparaissent brusque­ment. De ce fait, la richesse nationale - le revenu national par rapport à la popula­tion - croît en progression constante. Je le demande : peut-on imaginer conséquence plus naturelle, exigence plus légitime que de réclamer quelque avantage de cette croissance pour les créateurs de la nouvelle et de l'ancienne richesse ? Ne serait-il pas juste que leur revenu s'accroisse également ou que leur temps de travail diminue, ou encore qu'ils rejoignent de plus en plus nombreux les rangs des heureux qui ont le privilège de jouir des fruits du travail ? Mais l'économie de l'État, ou plutôt l'économie politique, n'a fait qu'obtenir le résultat contraire. L'accroissement de la richesse nationale va de pair avec l'accroissement de la pauvreté ; des lois spéciales vont entrer en vigueur en vue de prolonger le temps de travail; enfin les classes laborieuses s'accroissent en nombre dans une proportion beaucoup plus considérable que les autres classes. Il y a mieux ! Cette force de travail multipliée par cent non seulement est incapable d’ap­por­ter un soulagement aux cinq sixièmes de la nation, mais encore devient périodi­quement un sujet de terreur pour le dernier sixième, donc pour la société entière ». « Quelles contradictions, dans le domaine économique en particulier ! Et quelles contradictions dans le domaine social en général ! La richesse sociale s'accroît et cet accroissement s'accompagne d'un accroissement de la pauvreté. La puissance créatrice des moyens de production augmente, et la conséquence en est leur arrêt. L'état social exige l'élévation de la condition matérielle des classes laborieuses en même temps que l'introduction de leurs droits politiques, et l'état économique provoque, en guise de réponse, une dépression plus grande. La société a besoin d'un développement illimité de ses richesses, et les dirigeants actuels de la production doivent le freiner pour ne pas accroître la pauvreté. L'harmonie règne dans un seul domaine ! A cette situation générale insensée correspond l'attitude insensée de la couche dominante de la société, qui a tendance à chercher les racines du mal là où elles ne sont pas. Cet égoïsme qui se drape si souvent sous les apparences de la morale, accuse les vices des ouvriers comme étant la cause du paupérisme. Les crimes commis contre eux par des faits tout-puissants sont attribués à leur intem­pérance et au désordre de leur gestion; et là où cet égoïsme ne peut ignorer leur innocence, il élabore une théorie de la « nécessité de la pauvreté ». Sans relâche, il exhorte les ouvriers au travail et à la prière, leur prêche les vertus de l'abstinence et de l'épargne, et porte même atteinte à leurs droits en créant des insti­tutions d'épargne forcée, qui ne font qu'ajouter à la misère des ouvriers. Il ne voit pas que la force aveugle du commerce a transformé la prière avant le travail en malédiction du chômage forcé, que l'épargne est une impossibilité ou une cruauté, et qu'enfin la morale est toujours restée sans effet dans la bouche de ceux dont le poète sait qu' « ils boivent du vin en cachette et prêchent l'eau en public »[27].

Trente ans après Sismondi et Owen, vingt ans après les attaques des socialistes anglais disciples de Ricardo, enfin après le mouvement chartiste, après la bataille de juillet et - last but not least - après la parution du Manifeste communiste, de telles paroles, courageuses en elles-mêmes, ne pouvaient prétendre ouvrir des voies nouvelles. Mais ce qui importait à présent, c'était le fondement scientifique de ces attaques. Rodbertus propose ici un système complet, qui peut être résumé dans les courts principes que nous exposons :

Sous l'empire des lois d'un « commerce livré à ses seules volontés », le haut degré historique de la productivité du travail, ainsi que les « institutions du droit positif », c'est-à-dire la propriété privée, ont provoqué toute une série de phénomènes absurdes et immoraux.

Au lieu de la « valeur normale », « constituée », nous avons la valeur d'échan­ge, donc la monnaie-métal à la place d'une « monnaie-papier » ou « argent de travail » « qui correspondrait à l'idée même de monnaie. La première (vérité) est que tous les biens économiques sont produits du travail ou, comme on disait autrefois, que seul le travail est productif. Mais ce principe ne signifie pas que la valeur du produit est toujours égale au coût du travail, ou, en d'autres termes, que le travail pourrait donner dès aujourd'hui une mesure de la valeur ». La vérité est bien plutôt « que ceci n'est pas encore un fait, mais simplement une idée d'économie politique » (ibid., Vol. II, p. 104-105).

« Si la valeur pouvait être constituée selon le travail nécessité par le produit, on pourrait imaginer une forme de monnaie qui consisterait par exemple dans les feuillets détachés du livre de comptes universel, en une quittance rédigée sur la matière la plus vile, sur des haillons, que chacun recevrait en échange de la valeur créée et qu'il réaliserait comme le symbole d'une partie équivalente du produit national soumis à la distribution. Cependant si, pour une raison quelconque, il n'est pas possible, ou pas encore possible de constituer la valeur, alors la monnaie doit porter en elle la valeur qu'elle désigne et la liquider, sous forme d'un bien précieux par lui-même, par exemple l'or ou l'argent, dont elle représente le gage ou l'équi­valent » (ibid., Vol. I, p. 99).

Cependant dès que la production marchande capitaliste existe, la situation est renversée :

« Il ne peut plus y avoir de constitution de la valeur, parce que la valeur peut servir encore de valeur d'échange » (ibid., Vol. 1, p. 175).

Et :

« parce que la valeur ne pouvait être constituée, la monnaie ne peut être simplement de la monnaie et ne peut correspondre entièrement à son idée » (ibid., Vol. 1, p. 176).

« Dans un échange équitable, la valeur d'échange des produits devrait être égale à la quantité de travail qu'ils ont coûtée, et l'échange de produits devrait signifier l'échange de quantités de travail égales ».

Mais même en supposant que chacun produise précisément les valeurs d'usage dont un autre a besoin, « il devrait y avoir, puisqu'il s'agit d'une connaissance et d'une volonté humaines un calcul exact, un ajus­te­ment et une fixation des quantités de travail contenues dans les produits à échan­ger, il devrait exister une loi à laquelle se soumettraient les parties qui échangent » (ibid., Vol. II, p. 65).

Rodbertus insiste sur le fait qu'il a découvert avant Proudhon la «valeur consti­tuée », priorité qu'on peut bien lui accorder. Marx, dans la Misère de la Philosophie et Engels dans sa préface à cet ouvrage, ont montré suffisamment que ce concept est un pur fantôme, employé dans la théorie et pratiquement enterré en Angleterre bien avant l'époque de Rodbertus, et qu'il s'agit là d'une déviation utopique de la théorie ricardienne de la valeur. Il est donc inutile d'insister sur cette « musique futuriste jouée sur une trompette d'enfant ».

L' « économie de l'échange » aboutit à la « dégradation » du travail en marchandise, le salaire étant déterminé par la « valeur du coût du travail » au lieu de représenter une quote-part fixe du produit total. Par un saut historique audacieux, Rodbertus fait dériver sa loi du salaire de l'esclavage, considérant comme illusoires les caractères spécifiques imposés à l'exploitation par la production capitaliste de marchandises et en les condamnant catégoriquement du point de vue moral. « Tant que les producteurs étaient eux-mêmes encore la propriété des non-producteurs, tant que subsistait l'esclavage, c'était uniquement l'avantage individuel des « maîtres » qui déterminait unilatéralement la grandeur de la quote-part (des travailleurs) au produit. Depuis que les producteurs ont obtenu la liberté totale de leur personne, mais rien d'autre, les deux parties conviennent d'un salaire à l'avance, le salaire est comme on dit aujourd'hui l'objet d'un « contrat libre », c'est-à-dire de la concur­rence. Par là naturellement le travail est soumis aux mêmes lois de la valeur d'échan­ge que les produits; le travail a lui-même une valeur d'échange; la grandeur de son salaire dépend des effets de l'offre et de la demande. » Après avoir ainsi renversé l'ordre des choses et déduit la valeur d'échange du travail de la concurrence, il déduit ensuite la valeur du travail de sa valeur d'échange : « Sous l'empire des lois de la valeur d'échange, le travail a, ainsi que les produits, une sorte de « valeur de coût » qui exerce une force magnétique sur sa valeur d'échange, le montant du salaire. Il s'agit de la somme nécessaire pour « maintenir en état » la force de travail, c'est-à-dire pour lui permettre de continuer, même dans la personne des descendants; c'est ce qu'on appelle le minimum d'entretien nécessaire. » Pour Rodbertus cependant, il ne s'agit pas de la constatation de lois économiques objectives, mais simplement de l'objet d'une indignation morale. Rodbertus rappelle la thèse de l'école classique selon laquelle « le travail n'a pas de valeur supérieure au salaire qu'il reçoit » un principe « cynique », et il est résolu à dénoncer la « série d'erreurs » qui ont conduit à cette conclusion « brutale et immorale » (ibid., Vol. I, p. 182-184). «C'était une idée indigne qui faisait estimer le salaire d'après l'entretien nécessaire, comme s'il s'agissait d'une réparation de machine; le travail, source de toutes les richesses, est devenu lui-même une marchandise à échanger, on a eu l'idée dégradante d'un « prix naturel », ou d'un « coût » du travail, comme s'il s'agissait des produits de ce travail, et on a inclus ce coût du travail dans la somme des biens nécessaires pour assurer toujours le travail au marché. » Ce caractère de marchandise du travail et la détermi­nation correspondante de sa valeur ne sont cependant rien d'autre qu'une interpré­tation erronée des théories libre-échangistes ; en bon Prussien, Rodbertus accuse la production marchande capitaliste dans son ensemble de violer les lois constitution­nelles, au lieu de montrer la contradiction inhérente au système, l'opposition entre la détermination de la valeur du travail et la détermination de la valeur créée par le travail, comme l'avaient fait les disciples anglais de Ricardo. « Quelle contradiction absurde et incroyable dans la conception des économistes, écrit-il, qui prétendent faire participer les ouvriers, selon leur position juridique, au sort de la société, et qui, en même temps, sur le plan économique, les traitent comme des marchandises ! » (ibid., Vol. II, p. 72).

Il reste à savoir pourquoi les ouvriers supportent une injustice aussi absurde et aussi criante ? Objection qui fut soulevée par exemple par Hermann contre la théorie ricardienne de la valeur. Rodbertus n'est pas embarrassé pour répondre : « Qu'au­raient dû faire les travailleurs s'ils avaient refusé de je laisser prescrire quoi que ce soit après leur émancipation ? Imaginez-vous leur situation ! Les ouvriers sont libres, mais ils vont nus ou en haillons, ils ne possèdent que leur force de travail. Avec l'abolition de l'esclavage et du servage, était supprimée également l'obligation morale ou juridique du seigneur de les nourrir ou de pourvoir à leur entretien. Leurs besoins étaient restés les mêmes; il fallait vivre. Comment satisfaire leurs besoins vitaux à l'aide de leur force de travail ? Prendre une partie du capital existant pour produire ce dont ils avaient besoin dans la société ? Mais le capital de la société appartenait déjà à d'autres, et les organes du « droit » ne l'auraient pas souffert. » Que pouvaient faire les ouvriers ? « Il ne leur restait qu'une alternative : ou bien renverser les structures légales de la société ou bien revenir à peu près à la situation économique d'antan, quoique dans une position juridique différente, retrouver leurs maîtres d'autrefois, les propriétaires du sol et du capital et recevoir sous forme de salaire ce qu'ils avaient reçu jusqu'alors sous forme de vivres ! »

Heureusement pour l'humanité et l'État constitutionnel prussien les ouvriers étaient assez « sages » pour ne pas renverser la civilisation et préférer se soumettre héroïquement aux exigences infamantes de leurs « maîtres d'autrefois ». Ainsi naquit le système capitaliste du salaire et la loi du salaire, qui est « une sorte d'esclavage », résultant d'un abus de pouvoir de la part des capitalistes et de la situation précaire ainsi que de la soumission docile des prolétaires - si l'on doit en croire les expli­cations théoriques, d'une nouveauté révolutionnaire, de ce même Rodbertus qui, comme on le sait, a été « pillé » par Marx. En ce qui concerne cette théorie du salaire en tout cas, la « priorité » de Rodbertus est incontestée - car les socialistes anglais et d'autres critiques sociaux avaient donné du système du salaire une analyse moins grossière et moins primitive. Ce qui est original dans cette théorie, c'est que toutes les protestations d'indignation morale à l'égard de l'origine et des lois économiques du système des salaires n'amènent pas Rodbertus à réclamer l'abolition de cette injustice effroyable, de cette « contradiction absurde et indescriptible ». Dieu l'en garde ! Il rassure à plusieurs reprises ses contemporains, déclarant qu'il ne faut pas trop prendre au tragique ses rugissements contre l'exploitation : il n'est pas un lion, mais simple­ment un bourru bienfaisant[28]. Cependant une théorie morale de la loi des salaires est nécessaire seulement pour aboutir à la loi suivante :

Puisque le salaire est déterminé par les « lois de la valeur d'échange », le pro­grès de la productivité du travail entraîne nécessairement une diminution de la quote-part des salaires ouvriers par rapport au produit. C'est là la découverte d’Archimède du « système » de Rodbertus. La « quote-part décroissante des salaires » est l'idée « originale » la plus importante qu'il ne cesse de répéter depuis son premier écrit social (qui date probablement de 1839) jusqu'à sa mort et dont il « revendique » la paternité. Cette « idée » certes, était une simple déduction de la théorie de la valeur de Ricardo, elle est implicitement contenue dans la théorie du fonds des salaires qui dominait l'économie politique bourgeoise depuis les classiques, jusqu'à la parution du Capital de Marx. Cependant Rodbertus croit que cette « découverte » a fait de lui le Galilée de l'économie politique et il se réfère à sa « quote-part décroissante des salaires » pour expliquer tous les maux et toutes les contradictions de l'économie capitaliste. Surtout, il fait dériver de la quote-part décroissante des salaires le paupérisme qui constitue dans son opinion, avec les crises, « LA question sociale ». Il serait bon de recommander à l'attention de nos contemporains qui sont adversaires de Marx le fait que ce n'est pas Marx, mais Rodbertus, un homme selon leur cœur, qui a construit une véritable théorie de la paupérisation, sous une forme des plus grossières certes, et qui, en a fait, à la différence de Marx, non pas un phénomène annexe mais le point crucial de la « question sociale ». Voyez par exemple son argumentation pour prouver la paupérisation absolue de la classe ouvrière dans sa Première Lettre Sociale à von Kirchmann. En outre, la « quote-part décroissante des salaires » doit suffire à expliquer l'autre phénomène fondamental de la « question sociale » : les crises. Ici Rodbertus aborde le problème de l'équilibre entre la consommation et la production et attaque tout l'ensemble des questions qui s'y rattachent et qui avaient déjà été débattues par Sismondi et l'école de Ricardo.

La connaissance des crises se fondait naturellement chez Rodbertus sur un maté­riel d'observation bien plus riche que chez Sismondi. Dans sa Première Lettre Sociale, il donne déjà une description très fouillée des quatre crises : 1818-19, 1825, 1837-39 et 1847. Comme ses observations s'étendent sur une période plus longue, Rodbertus a pu avoir des vues plus profondes sur l'essence des crises qu'il n'était donné à su prédécesseurs. Ainsi, il a formulé dès 1850 le caractère périodique des crises qui se produisent à des intervalles toujours plus brefs, et en même temps avec une violence toujours accrue :

« Chaque fois, le caractère destructeur de ces crises s'est accentué par rapport à l'augmentation de la richesse, les victimes qu'elles engloutissent sont plus nombreu­ses. La crise de 1818-1819, malgré la panique qu'elle provoqua dans le commerce et les problèmes difficiles qu'elle posa à la science, était relativement insignifiante comparée à celle de 1825-1826. Celle-ci porta de tels coups au capital anglais et à sa richesse, que les économistes les plus illustres doutèrent de sa guérison. Cependant elle fut encore dépassée par la crise de 1836-1837. Les crises de 1839-1840 et de 1846-1847 causèrent des ravages encore beaucoup plus considérables que les précédentes.

« Cependant, d'après l'expérience que nous avons acquise jusqu'à aujourd'hui, les crises se produisent à des intervalles toujours plus brefs. Dix-huit ans se passèrent entre la première et la seconde, quatorze ans entre la seconde et la troisième, douze ans entre la troisième et la quatrième. Déjà s'amoncellent les symptômes d'un nou­veau péril, bien que l'année 1848 ait sans doute empêché l'explosion » (ibid., Vol. III, pp. 110-111).

Plus loin, Rodbertus fait observer qu'un essor extraordinaire de la production et de grands progrès techniques de la production semblent être les signes précurseurs des crises : « Chacune de ces crises a succédé à une période remarquable de prospérité industrielle » (ibid., Vol. Ill, p. 108). Ilmontre d'après l'histoire des crises que « celles-ci ne se produisent qu'après un accroissement considérable de la productivité » (ibid., Vol. 1, p. 62). Rodbertus attaque la conception vulgaire qui prétend faire des crises de simples troubles du système monétaire et du système du crédit, il critique toute la législation de la monnaie de Peel, qu'il estime défectueuse ; il justifie en détail son opinion dans un article paru en 1858 et intitulé : Die Handelskrisen und die Hypothekennot, où il écrit entre autres : « On se trompe donc également en considé­rant les crises commerciales uniquement comme des crises monétaires, boursières ou du crédit. Ce n'est qu'au début qu'elles apparaissent extérieurement ainsi »(ibid., Vol. IV, p. 226). Rodbertus fait preuve d'une pénétration remarquable du rôle joué par le commerce extérieur dans le problème des crises. Comme Sismondi il constate la nécessité de l'expansion pour la production capitaliste, mais en même temps il souli­gne le fait que les crises périodiques augmentent ainsi nécessairement de dimensions. Il écrit dans Zur Beleuchtung der Sozialen Frage, 2° partie. 1° cahier . « Le com­merce extérieur n'influe pas davantage sur les crises commerciales que la bienfai­sance sur le paupérisme : en fin de compte, les deux phénomènes ne font que s'inten­si­fier en même temps » (ibid., Vol. III, p. 186). Et dans l'article déjà cité, Handelskri­sen und Hypothekennot : « Le seul moyen d'éviter à l'avenir l'explosion de « crises » est l’arme à double tranchant de l'élargissement du marché extérieur. La ruée violente vers un tel élargissement n'est pas autre chose que la réaction morbide d'un organe souffrant. Lorsque sur le marché intérieur l'un des facteurs, la productivité, ne cesse d'augmenter tandis que l'autre, le pouvoir d'achat, reste stagnant pour la plus grande partie de la nation, le commerce cherchera à remédier à ce déséquilibre par la création de marchés extérieurs. L'apaisement de cette fièvre retarde du moins la nouvelle poussée du mal. La création de chaque nouveau marché extérieur revient aussi à écarter la question sociale. Il en est de même de la création de colonies dans les pays non cultivés. L'Europe se constitue même un marché là où il n'y en avait pas. Mais ce moyen ne tait au tond que tromper le mal. Lorsque les nouveaux marchés sont couverts - la question n'a fait que revenir à son point de départ, qui est la capacité limitée du pouvoir d'achat comparée à l'accroissement illimité de la productivité. La nouvelle explosion a été seulement transférée du marché plus petit au marché plus grand, ses dimensions sont devenues encore plus vastes et ses secousses encore plus violentes. Et comme la terre est limitée et que la conquête de nouveaux marchés devra cesser un jour, cette mise à l'écart de la question ne peut être définitive. Il faudra la résoudre une fois définitivement » (ibid., Vol. IV, p. 223)[29].

Il reconnaît également que l'anarchie de la production capitaliste privée est un facteur de crises, mais seulement un facteur parmi d'autres, y voyant la source d'une variété particulière de crises et non pas la cause véritable des crises en général. Il écrit ainsi à propos du déclenchement de la crise dans « l'endroit » fameux de von Kirchmann : « Je ne prétends pas maintenant que cette sorte de difficultés d'écoule­ment ne se produirait pas dans la réalité. Le marché est actuellement vaste, les besoins et les branches de production sont nombreux, la productivité importante, l'expression des désirs confuse et trompeuse, les entrepreneurs ne connaissent pas mutuellement l'ampleur de la production - il peut donc aisément advenir que ceux-ci se trompent dans l'estimation de certains besoins de marchandises et engorgent ainsi le marché ». Rodbertus affirme expressément et ouvertement que seule une organisa­tion planifiée de l'économie, un « renversement total » des rapports actuels de propriété, la concentration de tous les moyens de production « dans les mains d'une autorité sociale unique » pourraient remédier à ces crises. Sans doute se hâte-t-il d'ajouter, pour rassurer les esprits, qu'il réserve son opinion quant à la question de savoir si un tel état de choses est possible, « mais il y aurait là en tout cas le seul moyen d'empêcher CETTE sorte de crise ». Il affirme donc avec insistance qu'il considère l'anarchie de la production actuelle comme étant seule responsable d'une forme partielle déterminée des crises.

Rodbertus rejette avec ironie le principe de Say et de Ricardo de l'équilibre natu­rel entre la consommation et la production ; comme Sismondi, il met l'accent sur le pouvoir d'achat de la société et, comme lui, il fait dépendre celui-ci de la répartition du revenu. Cependant il n'accepte absolument la théorie des crises de Sismondi, ni surtout les conclusions de cette théorie qu'il condamne violemment. En effet, tandis que Sismondi voyait la source de tous les maux dans l'expansion illimitée de la production sans égard aux limites du revenu et qu'il prêchait en conséquence la restriction de la production,

Rodbertus au contraire se fait l'avocat de l'expansion vigoureuse et illimitée de la production, de la richesse, des forces productives. La société, dit-il, a besoin d'un accroissement sans entraves de ses richesses. Quiconque condamne la richesse de la société, condamne en même temps sa puissance, son progrès et avec celui-ci sa vertu; quiconque met des obstacles à son accroissement met des obstacles au progrès en général. Tout progrès de la science, de la volonté et du pouvoir de la société est lié à un accroissement de la richesse[30]. De point de vue Rodbertus se déclarait très favora­ble au système des banques d'émission monétaire d'État qu'il considérait comme la base indispensable de l'expansion rapide et illimitée des sociétés de fondation. Son article paru en 1858 et intitulé Die Hypothennot, ainsi que son ouvrage sur la Crise monétaire en Prusse de 1845 sont consacrés à cette argumentation. Il attaque même directement les mises en garde prophétiques à la manière de Sismondi, abordant le problème, comme il le fait toujours, dans un esprit moralisateur et utopique. « Les entrepreneurs - déclare-t-il - ne sont au fond rien d'autre que des fonctionnaires de l'économie; en faisant travailler au mieux le moyens de production nationaux que leur a confiés l'institution de la propriété privée, ils ne font que leur devoir. Car le capital n'existe, je le répète, que pour la reproduction. » Plus loin, il écrit concrè­tement : « Doivent-ils peut-être (les entrepreneurs) rendre chroniques ces poussées maladives en travaillant dès le début et continuellement avec des forces réduites, intérieures à celles qu'ils possèdent réellement, compensant ainsi une intensité moindre du mal par sa durée infinie ? Même si l'on était assez absurde pour leur donner un tel conseil, ils seraient incapables de le suivre. Comment ces producteurs mondiaux pourraient-ils reconnaître le seuil pathologique de la saturation du marché ? Ils produisent tous en s'ignorant les uns les autres, aux endroits les plus divers du globe, pour un marché éloigné de centaines de lieues, avec des forces productives si considérables que la production d'un mois suffirait à dépasser ce seuil - comment concevoir qu'une production aussi dispersée et pourtant aussi puissante réussisse à reconnaître à temps la saturation ? Où sont les institutions, les bureaux statistiques par exemple, qui recevraient des informations en vue de les aider ? Mais il y a pire : la seule antenne capable de sonder le marché est le prix, ses hausses et ses baisses. Mais le prix n'est pas un baromètre qui prévoit la température du marché, c'est un thermomètre qui ne fait que la mesurer. Si le prix baisse, le seuil est déjà franchi et le mal est déjà là » (ibid., IV, p. 231).

Cette polémique, dirigée manifestement contre Sismondi, révèle les différences essentielles qui séparent les deux auteurs dans la conception des crises. C'est pourquoi, lorsqu'Engels écrit dans l'Anti-Dühring que l'explication des crises par la sous-consommation re­monte à Sismondi et a été empruntée par Rodbertus à ce der­nier, ce n'est pas rigoureusement exact. Tout ce que Rodbertus et Sismondi ont en commun, c'est l'opposition contre l'école classique ainsi que l'explication générale des crises par la répartition du revenu. Mais même sur ce point, Rodbertus enfourche son dada personnel : les surproductions ne sont pas provoquées, à son avis, par le bas niveau du revenu des masses ouvrières, mais seulement par le fait qu'avec la productivité croissante du travail le revenu des ouvriers représente une quote-part toujours plus minime de la valeur du produit. Rodbertus essaie de convaincre son adversaire que les crises ne proviennent pas de la part réduite du produit constituée par le revenu des classes laborieuses : « Imaginez-vous, dit-il à von Kirchmann, des parts si minimes que ceux qui les reçoivent n'ont que le minimum nécessaire pour vivre, mais fixez seulement les parts selon la fraction du produit national qu'elles représentent et faites accroître la productivité; vous aurez alors un réceptacle de valeur capable de recevoir un contenu toujours croissant. Vous aurez ainsi une prospérité toujours croissante, qui atteindra également les classes laborieuses. Inversement si l'on imagine des parts quelque importantes qu'elles soient mais qui diminuent sous l'influence de la productivité croissante du travail jusqu'à devenir une quote-part toujours plus minime du produit national, ces parts se réduiront jusqu'à leur point minimum actuel, et l'insatisfaction croîtra jusqu'au moment où éclateront les crises commerciales dont la responsabilité incombe aux capitalistes parce que les capitalistes sont responsables de l'organisation de la production et de son ampleur, d'après la grandeur donnée des parts » (ibid., Vol. I, p. 59).

C'est donc la « quote-part décroissante » du salaire qui est la cause véritable des crises ; et le seul moyen efficace de lutter est de déterminer par la loi une quote-part invariable et fixe des travailleurs au produit national. Il faut bien comprendre cette idée grotesque pour rendre hommage à son contenu économique comme il se doit.

17. L'analyse de la reproduction par Rodbertus[modifier le wikicode]

Tout d'abord, que veut dire Rodbertus lorsqu'il affirme que la diminution de la quote-part ouvrière entraîne nécessairement et «immédiatement » la surproduction et les crises commerciales ? Cette idée n'est compréhensible que si l'on admet que Rodbertus imagine le « produit national » comme étant composé de deux parties, à savoir la quote-part des ouvriers et celle des capitalistes, ou encore v + pl, ces deux parties étant échangeables entre elles. Or à certains passages c'est bien ce qu'il semble dire, ainsi dans la Première Lettre Sociale : « La pauvreté des classes laborieuses empê­che toujours que leur revenu ne donne une base à la croissance de la pro­duction. L'excédent de produit, qui, s'il était entre les mains des ouvriers, non seulement améliorerait leur sort mais fournirait en même temps un contrepoids permettant de faire monter la valeur de l'excédent invendu et donnerait aux entrepreneurs la possibilité de poursuivre la production à l'échelle précédente, fait baisser, en restant aux mains des entrepreneurs, la valeur du produit total à tel point que la poursuite de la production sur une même base devient impossible et laisse dans le meilleur des cas les ouvriers dans leur indigence habituelle[31]. » Le « contre­poids » qui,dans les mains des ouvriers, fait monter la « valeur » de l' « excédent invendu » des entrepreneurs ne peut signifier que la demande. Nous retrouvons là le fameux « endroit » de von Kirchmann, où les ouvriers échangent avec les capitalistes leur salaire contre le surproduit, et où les crises proviennent du fait que le capital variable est trop petit et la plus-value trop grande. Cette idée étrange a déjà été discutée plus haut. A d'autres passages cependant, Rodbertus expose une conception un peu différente. Dans la Quatrième Lettre Sociale, sa théorie doit être interprétée de la manière suivante :

Le décalage constant dans le rapport entre la demande correspondant à la quote-part de la classe ouvrière et celle correspondant à la quote-part de la classe capitaliste provoque nécessairement une disproportion chronique entre la production et la consommation : « Mais comment ! Si à présent, bien que les entrepreneurs essaient de maintenir la production dans les limites fixées par ces parts, celles-ci diminuaient peu à peu pour la grande majorité de la société, pour les ouvriers, d'un mouvement insensible mais irrésistible ? Si elles diminuaient dans ces classes dans la mesure même où la productivité s'accroît ? » « Ne peut-on penser que les capitalistes, tout en organisant - et en étant obligés d'organiser - la production sur la base de la grandeur actuelle de ces parts, pour rendre la richesse générale, ne cessent cependant de produire au-delà des limites fixées jusqu'à présent par ces parts et provoquent ainsi une insatisfaction permanente qui va jusqu'à entraîner des difficultés d'écoule­ment ? » (ibid., Vol. I, p. 53, 57).

D'après ce passage les crises s'expliquent donc de la manière suivante : le produit national se compose d'un certain nombre de «marchandises ordinaires » pour les ouvriers, selon l'expression de von Kirchmann, et de marchandises plus luxueuses pour les capitalistes. La quantité des premières est représentée par l'ensemble des salaires, la quantité des secondes par la plus-value globale. Si les capitalistes orga­nisent leur production sur cette base et si la productivité continue à augmenter, il s'ensuivra immédiatement une disproportion. Car la quote-part des ouvriers d'aujour­d'hui, n'est plus la même qu'hier, elle a diminué; si hier la demande de « marchan­dises ordinaires » constituait les 6/7° du produit national, aujourd'hui elle n'en constitue plus que les 5/7° et les entrepreneurs qui avaient compté avec ces 6/7° de « mar­chandises ordinaires » constateront avec une surprise douloureuse qu'ils ont produit 1/7° de trop. Mais si, instruits par cette expérience, ils veulent organiser leur production, demain, de telle façon qu'ils ne produisent plus que les 5/7° de la valeur totale du produit national en marchandises ordinaires, ils vont au devant d'une nouvelle déception car, après-demain, la quote-part des salaires par rapport au produit national ne représentera certainement plus que quatre septièmes, etc.

Cette théorie originale éveille aussitôt quelques doutes polis. S'il est vrai que nos crises commerciales sont exclusivement dues au fait que la «quote-part des salai­res  » de la classe ouvrière, le capital variable, constitue une fraction toujours décrois­sante de la valeur globale du produit national, alors cette loi fatale recèle en elle-même le remède au mal qu'elle a provoqué, puisque la surproduction ne touche qu'une portion toujours plus minime du produit total. Rodbertus se sert volontiers d'expressions telles que « l'immense majorité » des consommateurs, la « grande masse populaire » des consommateurs, dont la quote-part ne cesse de diminuer ; cepen­dant dans la demande, ce n'est pas le nombre de têtes qui compte, mais la valeur qu'elles représentent. Et cette valeur constitue, d'après Rodbertus lui-même, une portion toujours plus petite du produit global. La base économique des crises devient ainsi toujours étroite ; on se demande alors comment il se fait que les crises, comme le constate Rodbertus, sont d'une part toujours générales et d'autre part toujours plus violentes. Si par ailleurs la « quote-part des salaires », constitue une partie du produit national, la plus-value, d'après Rodbertus, en constitue l'autre partie. Le pouvoir d'achat perdu par la classe ouvrière est gagné par la classe capitaliste : si v décroît sans cesse, pl augmente sans cesse en compensation. Dans ce schéma simpliste, le pouvoir d'achat de la société, dans son ensemble, ne peut changer. Il écrit en propres termes : « Je sais bien qu'en fin de compte ce qui est retiré à la part des ouvriers passe à la part des rentiers (chez Rodbertus la « rente » est identique à la plus-value), et que donc à la longue et dans l'ensemble, le pouvoir d'achat reste identique. Mais par rapport à la masse des produits jetés sur le marché, la crise s'est toujours produite avant que cet accroissement n'ait pu entrer en vigueur » (ibid., Vol. I, p. 206). La seule chose qui puisse advenir c'est qu'il y ait constamment « trop » de « marchandises ordinaires », tandis qu'il y aurait toujours « trop peu » de marchandises de luxe pour les capitalistes. Sans s'en douter Rodbertus rejoint par des chemins détournés la théorie de Say et de Ricardo qu'il a tellement attaquée : à savoir que la surproduction d'un côté s'accompagnerait toujours d'une sous-production dans un autre domaine. Comme la quote-part en valeur de la classe ouvrière diminue cons­tam­ment par rapport à celle des capitalistes, nos crises commerciales prendraient dans l'ensemble toujours plus le caractère d'une sous-production périodique, ou lieu d'une surproduction !

Cependant laissons là ces énigmes. Ce qui ressort de ces textes, c'est que Rodbertus conçoit le produit national, considéré d'après sa valeur, comme étant com­posé exclusivement de deux parties, v et pl; il se rallie ainsi à la théorie et à la tradition de l'école classique qu'il combat avec un tel acharnement par ailleurs, en y ajoutant l'idée que la plus-value tout entière est consommée par les capitalistes. Cette conception est exprimée explicitement à plusieurs endroits, ainsi dans la Quatrième Lettre Sociale : « Par conséquent, pour découvrir tout d'abord le principe de la rente en général (de la plus-value), le principe du partage du produit du travail en salaire et en rente, il faut précisément faire abstraction des causes de la séparation de la rente en rente foncière et rente de capital » (ibid., Vol. I, p. 19). Et dans la Troisième Lettre : « La rente foncière, le profit du capital et le salaire, je le répète, sont des revenus. Les propriétaires fonciers, les capitalistes et les ouvriers veulent en vivre, c'est-à-dire satisfaire leurs besoins humains immédiats. Les biens que l'on obtient par le revenu doivent être donc utilisables » (ibid., Vol. II, p. 110). Jamais on n'exprima plus clairement cette fausse interprétation d'une économie capitaliste qui serait une production exclusivement destinée aux fins de la consommation directe.

Ici Rodbertus remporte, sans aucun doute, la palme de la « priorité » - non seule­ment par rapport à Marx, mais par rapport à tous les économistes vulgaires. Pour ne laisser aucun doute aux lecteurs quant à la confusion de son esprit, il compare, dans la même lettre, un peu plus loin, la plus-value capitaliste comme catégorie économique, avec le revenu du maître d'esclaves antique en la mettant exactement sur le même plan : « L'économie naturelle la plus simple est liée avec la première condition (de l'esclavage) ; la portion du produit du travail qui est retirée au revenu des ouvriers ou esclaves et qui constitue la propriété du maître ou du propriétaire échouera sans partage, sous forme de rente, à un propriétaire foncier, à un maître d'ouvriers ou au propriétaire du produit du travail, on ne pourra même pas distinguer conceptuelle­ment la rente foncière et le profit capitaliste. A la seconde condition est liée l'écono­mie monétaire la plus compliquée, la portion du produit du travail qui est maintenant retirée au revenu de l'ouvrier libre et qui revient à la propriété foncière ou capitaliste sera distribuée encore entre les propriétaires du produit brut et les propriétaires du produit fabriqué, enfin, la rente de la première condition se divisera en rente foncière et en profit capitaliste, il conviendra de les distinguer » (ibid., Vol. II, p. 144). Rodbertus considère la division de la plus-value « retirée au revenu » des ouvriers en rente foncière et profit capitaliste comme la différence la plus marquante entre le système d'exploitation esclavagiste et l'exploitation capitaliste moderne. Ce n'est pas dans la forme historique spécifique du partage de la valeur nouvellement créée entre le capital et le travail, mais dans la distribution de la plus-value entre les différents bénéficiaires qu'il voit le fait spécifique du mode de production capitaliste, distribu­tion qui en réalité importe peu pour le processus de production ! Par ailleurs la plus-value capitaliste garde la même fonction que la « rente » du propriétaire d'esclaves : c'est un fonds de consommation privé de l'exploiteur !

Il est vrai que Rodbertus se contredit à d'autres passages, se souvenant soudain du capital constant ainsi que de la nécessité de le renouveler au cours du processus de reproduction. Au lieu de diviser le produit total en v + pl, il suppose une division tripartie en c + v + pl. Il expose dans sa Troisième Lettre les formes de reproduction de l'économie esclavagiste :

« De même que le maître est soucieux de ce qu'une partie du travail des esclaves soit utilisée à maintenir en état les champs, les troupeaux et les instruments agricoles ou les outils de fabrication, ou encore à les améliorer, ce qui est aujourd'hui appelé « remplacement de capital » se fera de telle manière qu'une partie du produit national sera utilisée directement, sans l'intermédiaire de l'échange, ni même de la valeur d'échange, pour maintenir en état la fortune » (ibid., Vol. III, p. 146).

Puis passant à la reproduction capitaliste : « A présent une partie en valeur du produit du travail sera utilisée ou calculée pour maintenir en état la fortune, ou pourvoir au « remplacement du capital » ; une partie en valeur du produit du travail sera utilisée dans le salaire des ouvriers pour l'entretien de ceux-ci et il reste enfin une partie en valeur de ce même produit dans les mains des propriétaires fonciers, des capitalistes et des propriétaires du produit du travail sous forme de revenu ou de rente » (ibid., Vol. II, p. 155).

Rodbertus formule expressément ici la division tripartie du capital en capital constant, capital variable et plus-value. Il souligne une fois encore dans sa Troisième Lettre l'originalité de sa « nouvelle » théorie : « Une fois accomplie, selon cette théorie, la répartition de la partie de la valeur du produit restant après remplace­ment du capital, pourvu qu'il y ait production suffisante, entre les ouvriers et les propriétaires, sous forme de salaire et de rente... etc. » (ibid., Vol. II, p. 223).

Il semble que Rodbertus ait dépassé l'école classique dans l'analyse de la valeur du produit global. Un peu plus loin, il va même jusqu'à attaquer ouvertement le « dogme » de Smith, et il est surprenant que les doctes admirateurs de Rodbertus : Wagner, Dietzel, Diehl, etc... aient négligé de revendiquer la « priorité » de leur idole par rapport à Marx sur un point aussi important de la théorie économique. En réalité cette priorité est aussi contestable que dans la théorie générale de la valeur. Même lorsqu'il peut sembler que Rodbertus ait des idées justes, on s'aperçoit que c'est un malentendu ou du moins un à peu près. Sa critique du dogme de Smith montre précisément son incapacité à se servir du concept de la division tripartie du produit national, concept qu'il avait découvert à tâtons :

« Vous savez que tous les économistes, depuis Adam Smith, divisent la valeur du produit en salaire, rente foncière et profit capitaliste, et que donc l'idée de fonder le revenu des différentes classes et en particulier les parties de rente sur une division du produit n'est pas nouvelle. Cependant les économistes se perdent immédiatement dans des déviations. Tous - sans excepter même l’école de Ricardo - commettent premièrement la faute de considérer le produit tout entier, le bien achevé, le produit national total non pas comme une unité à laquelle participent les ouvriers, les propriétaires fonciers et les capitalistes, mais de regarder la division du produit brut comme une division particulière à laquelle n'ont part que deux participants. Ainsi ces systèmes considèrent déjà le produit brut seul et le produit fabriqué seul chacun à part comme un revenu particulier. Deuxièmement ils commettent l'erreur - à l'exception cependant de Ricardo et de Smith - de prendre ce fait naturel social que dans le cas de la division du travail le capital, au sens moderne du mot, remplit cette fonction, comme un fait originel. lis en veulent alors un rapport économique fonda­mental, auquel ils ramènent également, lorsqu'il y a division sociale de la propriété du sol, du capital et du travail, les parts des différents propriétaires : ainsi la rente foncière correspondrait à la participation productive du sol mis à la disposition par le propriétaire foncier, le profit capitaliste correspondrait à la participation productive du capital employé par le capitaliste à la production, et enfin le salaire à la participation du travail à la production. L'école de Say, qui a développé cette erreur avec le plus de persistance, a même créé la notion d'une contribution produc­tive du sol, du capital et du travail correspondant aux quotes-parts du produit qui reviennent aux différents propriétaires, pour expliquer à son tour la quote-part du produit par la contribution productive. A cette conception se rattache l'absurdité qui, alors que le salaire et les parts de rentes sont dérivés de la valeur du produit, prétend faire dériver à son tour la valeur du produit du salaire et des parts de rentes, et fonder ainsi alternativement ces deux catégories l'une sur l'autre. Chez maints auteurs cette absurdité se manifeste par le fait qu'ils étudient, dans deux chapitres successifs, « l'influence des rentes sur les prix de production », puis « l'influence des prix de production sur les rentes » (ibid., Vol. II, p. 226).

A côté de ces excellentes remarques critiques, dont la dernière, particulièrement pénétrante, anticipe en quelque sorte la critique du deuxième volume du Capital de Marx, Rodbertus tombe sans broncher dans l'erreur fondamentale de l'école classique et de ses épigones vulgaires, qui consiste à ignorer la partie de la valeur du produit global nécessaire à la société pour renouveler le capital constant. C'était cette même confusion qui le faisait s'entêter dans sa polémique bizarre contre la « quote-part décroissante du salaire ».

Dans le mode de production capitaliste, la valeur du produit social total se divise en trois parties dont l'une correspond à la valeur du capital constant, l'autre à la somme des salaires, c'est-à-dire au capital variable et la troisième à la plus-value totale de la classe capitaliste. Or, à l'intérieur de cette composition de la valeur, la partie de la valeur correspondant au capital variable décroît relativement sans cesse et ceci pour deux raisons. Premièrement, le rapport de c à (v + pl), c'est-à-dire du capital constant à la nouvelle valeur, change à l'intérieur de c + v + pl, en ce sens que c ne cesse de s'accroître relativement tandis que (v + pl) ne cesse de décroître. C'est une expression simple de la loi de la productivité croissante du travail humain, valable absolument pour toutes les sociétés qui progressent économiquement, indépendam­ment de leurs formes historiques; elle signifie seulement que le travail vivant est capable de transformer toujours plus de moyens de production en objets de consom­mation, et dans un temps toujours plus bref. Comme (v + pl) diminue par rapport à la valeur globale du produit, v qui est également une partie de la valeur du produit global, diminue en même temps. Regimber contre ce fait, vouloir mettre obstacle à cette baisse revient à s'opposer au progrès de la productivité du travail dans ses effets généraux. En outre il se produit à l'intérieur de (v + pl) une transformation dans le sens d'une diminution relative de v et d'une augmentation relative de pl, autrement dit une portion toujours plus petite de la valeur nouvellement créée est allouée aux salaires, tandis qu'une portion toujours plus grande est prélevée comme plus-value. C'est là l'expression spécifiquement capitaliste de la productivité croissante du travail, phénomène qui est à l'intérieur des conditions capitalistes de production d'une validité aussi absolue que cette première loi. User de l'autorité de l'État pour prévenir la diminution de v par rapport à pl reviendrait à vouloir soustraire cette marchandise fondamentale qu'est la force de travail à la loi de la productivité croissante qui dimi­nue les frais de production de toutes les marchandises ; cela reviendrait à exempter cette seule marchandise des effets économiques du progrès technique. Bien plus : la « baisse de la quote-part des salaires » n'est qu'une autre expression du taux croissant de la plus-value, qui constitue le moyen le plus puissant et le plus efficace de freiner la baisse du taux de profit et représente, par-là même, le but de la production capitaliste en général, ainsi que du progrès technique à l'intérieur de cette production.

Supprimer la « baisse de la quote-part des salaires » par le moyen de la légis­lation signifierait à peu près : priver l'économie capitaliste de sa raison d'être, vouloir empêcher son principe vital. Mais représentons-nous les choses concrètement. Le capitaliste individuel, comme la société capitaliste dans son ensemble, ignore que la valeur des produits est la somme du travail social nécessaire et il est incapable de le comprendre. Le capitaliste ne connaît la valeur que sous la forme dérivée et inversée par la concurrence des frais de production. Tandis qu'en réalité la valeur du produit se décompose en ses parties de valeur, c + v + pl, inversement les frais de production se composent dans la conscience du capitaliste de c + v + pl. Il se les représente sous une forme modifiée et dérivée, 1) comme le renouvellement du capital fixe usé, 2) comme les sommes avancées sur le capital circulant, y compris les salaires des ouvriers, 3) comme taux de profit « usuel », c'est-à-dire moyen par rapport à son capital total. Comment alors obliger le capitaliste par une loi, comme le voudrait Rodbertus, à respecter une « quote-part de salaire fixe » par rapport à son capital total ? Cette idée est à peu près aussi sensée que de vouloir prescrire par une loi que les matières premières ne doivent entrer que pour un tiers dans le prix global d'une marchandise donnée. Manifestement, l'idée fondamentale de Rodbertus, dont il était fier, sur laquelle il fondait son système comme s'il s'agissait d'une nouvelle décou­verte d’Archimède, à l'aide de laquelle il voulait radicalement guérir de la production tous ses maux n'est qu'une énorme absurdité de tous les points de vue du mode de production capitaliste. Elle ne pouvait résulter que de cette confusion à propos de la théorie de la valeur, qui atteint son point culminant dans ce passage incomparable de Rodbertus : « Le produit devrait maintenant (dans la société capitaliste) avoir une valeur d'échange comme il devait avoir dans l'économie antique une valeur d'usage » (ibid., Vol. II, p. 156). Dans la société antique, il fallait manger du pain et de la viande pour vivre, mais aujourd'hui on est déjà rassasié lorsqu'on sait le prix de la viande et du pain ! Mais la conséquence la plus manifeste de cette idée fixe d'une « quote-part invariable du salaire » chez Rodbertus est son incapacité totale à comprendre l'accumulation capitaliste. Les citations précédentes ont déjà montré que Rodbertus envisage uniquement la reproduction simple, ce qui concorde avec son idée fausse que le but de la production capitaliste est la production d'objets de con­som­mation pour satisfaire « les besoins humains ». Il parle toujours seulement de « rem­placement du capital » et de la nécessité de permettre aux capitalistes de « poursuivre leur entreprise à la même échelle ». Son argument principal se dirige donc directement contre l'accumulation du capital. Fixer le taux de plus-value, empêcher sa croissance, signifie paralyser l'accumulation capitaliste. En fait, pour Sismondi comme pour von Kirchmann, la question de l'équilibre entre la production et la consommation est une question d'accumulation, c'est-à-dire de reproduction capita­liste élargie. Tous deux rendaient l'accumulation responsable des troubles de l'équi­libre de la reproduction, tous deux en niaient la possibilité, avec cette seule différence que le premier conseillait, en guise de remède, le ralentissement des forces produc­tives en général, tandis que le second recommandait leur emploi croissant dans la production de luxe et la consommation totale de la plus-value. Rodbertus, là encore, suit sa propre voie. Tandis que les deux premiers auteurs cherchaient à comprendre avec plus ou moins de succès le phénomène de l'accumulation capitaliste, Rodbertus en attaque le concept même.

« Les économistes se sont copiés les uns les autres depuis Adam Smith, ils ont établi comme vérité générale et absolue que le capital ne peut naître que de l'épargne et de l'accumulation » (ibid., Vol. I, p. 240).

Rodbertus part en guerre contre cette « erreur » et il démontre tout au long de 60 pages que le capital n'a pas son origine dans l'épargne mais dans le travail et que « l'erreur » des économistes au sujet de « l'épargne » vient de cette idée aberrante que la productivité est inséparable du capital, et enfin que cette erreur est due à une autre méprise : à savoir que le capital est du capital.

Pour sa part, von Kirchmann comprenait très bien ce qui est à la base de « l'épar­gne » capitaliste. Il explique très bien : « L'accumulation de capital ne consiste pas, on le sait, dans un amoncellement de provisions, ou dans la thésaurisation de réserves d'argent ou de métal qui s'entassent inutilisées dans les caves du propri­étaire; mais celui qui épargne le fait pour employer lui-même ou par l'intermédiaire d'autres personnes, les sommes épargnées comme capital et en tirer des revenus. Ces revenus ne sont possibles que si les capitaux sont utilisés à de nouvelles entreprises capables de fournir, grâce à leur production, les intérêts souhaités. L'un construit un navire, l'autre une grange, le troisième cultive une lande en friche, le quatrième fait venir une nouvelle machine à tisser, le cinquième achète plus de cuir et emploie plus d'ouvriers pour élargir sa production de chaussures, etc. C'est seulement dans ces investissements que le capital épargné peut porter des intérêts (c'est-à-dire du profit) ce qui est le but final de toute épargne » (ibid., Vol. II, p. 25).

Ce que von Kirchmann décrit ici en termes maladroits mais d'une manière très juste pour le fond, n'est rien d'autre que le processus de la capitalisation de la plus-value, de l'accumulation capitaliste qui constitue le sens de l' « épargne » prêchée par l'économie classique « depuis Adam Smith » avec une instinct très sûr. Déclarer la guerre à l'accumulation, à l' « épargne », est, du point de vue de von Kirchmann, consé­quent, puisqu'il voyait la cause des crises - comme Sismondi - dans l'accumu­lation. Ici encore, Rodbertus se montre plus « radical ». Il a, pour son malheur, com­pris d'après la théorie de la valeur de Ricardo que le travail est la seule source de la valeur, donc également du capital. Et cette sagesse élémentaire lui suffit parfaitement et le rend complètement aveugle à tous les rapports compliqués de la production capitaliste et des mouvements de capitaux. Si le capital naît du travail, l'accumulation du capital, c'est-à-dire I'« épargne », la capitalisation de la plus-value est une pure absurdité.

Pour débrouiller l'écheveau compliqué d'erreurs commises par « les économistes depuis Adam Smith », il prend l'exemple, comme on pouvait s'y attendre, d'un « entrepreneur isolé » et prouve tout ce qu'il entend prouver par une longue vivi­section de cette malheu­reuse créature. Ainsi il découvre déjà le « capital » c'est-à-dire natu­rellement le célèbre « premier bâton » avec lequel l' « économie po­litique depuis Adam Smith » secoue les fruits de sa théorie du capital de l'arbre de la connais­sance. Est-ce que ce « bâton » vientde l'épar­gne ? demande Rodbertus. Et comme chaque individu normal com­prend que l' « épargne » ne peut créer aucun bâton, mais que Robin­son doit fabriquer ce bâton en bois, il prouve par là même déjà que la « théorie de l'épargne » est tout à fait fausse. Plus loin : « l'entre­preneur isolé » avait abattu avec un bâton un fruit de l'arbre, ce fruit est son « revenu ». « Si le capital était la source du revenu, ce rapport devrait se manifester déjà dans ce processus originel et très simple. Mais peut-on sans faire violence aux choses et aux concepts, nommer le bâton la source du revenu ou d'une partie du revenu, qui consiste dans le fruit abattu, ramener ce revenu en entier ou en partie au bâton comme à sa cause et le considérer entièrement ou en partie comme le produit du bâton ? » (ibid., Vol. I, p. 250). Certainement pas. Et comme le fruit est le produit, non pas « du bâton » avec lequel on l'a abattu mais de l'arbre où il a poussé, Rodbertus a déjà prouvé que tous les « économistes depuis Adam Smith » se sont trompés grossièrement en affirmant que le revenu provenait du capital. Après avoir exposé les concepts fondamentaux de l'économie politique en partant de l' « économie » de Robinson, Rodbertus transfère la science ainsi acquise tout d'abord à une société imaginaire « sans propriété foncière ni capitaliste », c'est-à-dire à un mode de propriété communiste, puis à une société « à propriété foncière et capitaliste », c'est-à-dire à la société actuelle - et voilà que toutes les lois de l'économie de Robinson se vérifient point par point, même dans cette forme de société. Ici Rodbertus construit une théorie du capital et du revenu qui est la plus belle création de son imagination riche en utopies. Ayant découvert que chez Robinson le « capital », c'est tout simplement les moyens de production, il identifie dans le cas de l'économie capitaliste également, le capital avec les moyens de production - puis, ayant réduit ainsi en un tournemain le capital en capital constant, il proteste au nom de la justice et de la morale, contre le fait que les moyens d'existence des ouvriers, leurs salaires, sont considérés également comme du capital. Il s'en prend violemment au concept de capital variable, car ce concept est responsable de tous les maux ! « Que tous les économistes - supplie-t-il - me prêtent attention et examinent sans préjugé qui, d'eux ou de moi, a raison ! Ici se trouve la racine de toutes les erreurs du système actuel sur le capital, ici est la cause dernière de l'injustice théorique et pratique à l'égard des classes laborieuses » (ibid., Vol. I, p. 295)[32]. La « justice » exige en effet que l'on considère les « biens constituant les salaires réels  »,des ouvriers non pas comme une partie du capital mais qu'on les classe dans la catégorie du revenu. Rodbertus n'ignore pourtant pas que les salaires « avancés » par le capitaliste constituent une partie de son capital, exactement comme l'autre partie avancée dans les moyens de production figés, mais à son avis, cela ne s'applique qu'au capital individuel. Dès qu'il est question du produit social global et de la reproduction globale, il qualifie les catégories capitalistes de la production d'illu­sion, de mensonge malveillant et d' « injustice ». « C'est quelque chose de tout différent que le capital en soi, les objets de capital, le capital du point de vue de la nation et le capital privé, la fortune capitaliste, la propriété capitaliste, bref ce que l'on entend aujourd'hui généralement par « capital » (ibid., Vol. I, p. 304)[33]. Les capita­listes individuels produisent selon des méthodes capitalistes mais la société dans son ensemble produit comme Robinson, c'est-à-dire comme un propriétaire collectif, selon des méthodes communistes. « Qu'aujourd'hui le produit national tout entier, à tous les échelons de la production, appartienne en propre, pour des parts plus ou moins grandes, à des personnes privées qui ne doivent pas être comptées au nombre des producteurs proprement dits, tandis que les producteurs proprement dits, ne créent tout ce produit national qu'au service de ces quelques propriétaires sans être propriétaires eux-mêmes de leurs propres produits, cela ne fait, de ce point de vue général et national, aucune différence. »

Il résulte de ceci des particularités dans les relations même à l'intérieur de la société dans son ensemble, entre autres, 1) l'institution de l' « échange » comme intermédiaire et, 2) l'inégalité de la répartition du produit. « Cependant, pas plus que ces conséquences n'empêchent le mouvement de la production nationale et la constitution du produit national de rester les mêmes en général (comme sous le règne du communisme), ils n'altèrent pas non plus du point de vue national l'opposition établie précédemment entre capital et revenu. » Sismondi s'était efforcé à la sueur de son front, comme Smith et bien d'autres, de débarrasser les notions de capital et de revenu des contradictions de la production capitaliste ; Rodbertus se rend la tâche plus facile : il fait simplement abstraction des formes spécifiques de la production capitaliste pour la société prise dans son ensemble et nomme « capital » les moyens de production et « revenu » les moyens de consommation - un point c'est tout ! « La propriété foncière, la propriété capitaliste n'ont d'influence importante que par rapport aux individus. Si donc on considère la nation comme une unité, alors ses effets sur les indi­vidus disparaissent » (ibid., p. 292). On le voit, dès que Rodbertus aborde le problème proprement dit, le produit capitaliste global et son mouvement, il manifeste la négligence typique de l'utopiste pour les particularités historiques de la production. La remarque de Marx à propos de Proudhon, que « dès que celui-ci parle de la société dans son ensemble, il fait comme si elle cessait d'être capitaliste », s'applique comme un gant à Rodbertus. L'exemple de Rodbertus montre une fois encore combien toute l'économie politique avant Marx tâtonnait dans ses efforts pour mettre en accord les aspects concrets du processus de travail avec le point de vue de la valeur qui détermine la production capitaliste, les formes du mouvement du capital individuel avec celles du capital social global. Ces efforts oscillent généralement entre deux pôles extrêmes : la conception vulgaire à la Say, à la Mac Culloch qui n'envisageaient que les points de vue du capital individuel, et la conception utopique à la Proudhon, à la Rodbertus pour qui n'existent que les points de vue du processus de travail. Dans ce contexte on rend hommage à la pénétration de Marx. Son schéma de la reproduc­tion simple éclaire tout le problème, résumant tous ces points de vue dans leurs concordances comme dans leurs contradictions et résout les obscurités de volumes innombrables en deux séries de chiffres d'une simplicité surprenante.

Selon de telles conceptions du capital et du revenu, l'appropriation capitaliste devient évidemment inexplicable. Pour Rodbertus elle équivaut tout simplement au « pillage », et il la dénonce devant le forum du droit de propriété, dont elle constitue une violation. « Tandis que cette liberté individuelle (des ouvriers) qui, juridi­que­ment, comprend la propriété de la valeur du produit du travail, conduit dans la pratique, par suite de la contrainte exercée sur les ouvriers par la propriété foncière et la propriété capitaliste, à l'abolition de ce droit de propriété - on a l'impression qu'une crainte instinctive que l'histoire ne tire de ce fait ses conclusions impitoyables empêche les propriétaires d'avouer cette injustice immense » (ibid., vol. II, p. 136). « C'est pourquoi cette théorie (de Rodbertus) prouve dans tous ses détails que ces défenseurs des rapports de propriété actuels, qui pourtant ne peuvent faire autrement que de fonder la propriété sur le travail, sont en contradiction parfaite avec leurs propres principes. Elle prouve que les rapports actuels de propriété reposent préci­sément sur une atteinte générale à ce principe et que les grandes fortunes indivi­duelles qui s'accumulent aujourd'hui dans la société, accroissent avec chaque ouvrier qui naît le pillage qui se poursuit dans la société déjà depuis des siècles » (ibid., vol. II, p. 225).

Si la plus-value a été qualifiée de « pillage », le taux croissant de la plus-value apparaît comme « une faute surprenante dans l'organisation actuelle de l'économie » (ibid., vol, I, p. 61).

Le paradoxe brutal et apparemment révolutionnaire de Brissot la propriété, c'est le vol, était le point de départ du premier pamphlet de Proudhon ; Rodbertus, lui, démontre que le capital est un vol de la propriété. Il suffit de comparer avec le chapitre du premier volume du Capital, sur la transformation des lois de propriété en lois d'appropriation capitaliste - chef-d’œuvre de dialectique historique - et on consta­tera, une fois encore, la « priorité » de Rodbertus. En protestant contre l'appropriation capitaliste du point de vue du « droit de propriété », Rodbertus se condamne à ne pas comprendre le capital comme source de la plus-value, de même qu'autrefois, en déclarant la guerre à l' « épargne », il s'interdisait de voir que la plus-value est source de capital. Ainsi Rodbertus n'a plus aucune base sur laquelle fonder l'accumulation capitaliste et il se trouve sur ce point en plus mauvaise posture que von Kirchmann.

En somme : Rodbertus veut un élargissement illimité de la production mais sans « épargne », c'est-à-dire sans accumulation capitaliste ! Il veut un accroissement illimité des forces productives -mais un taux de plus-value invariable, fixé par la loi ! Bref, il fait preuve d'une incompréhension totale pour les fondements réels de la production capitaliste qu'il prétend réformer, ainsi que pour les résultats les plus importants de l'économie classique qu'il critique si âprement.

Il n'est pas étonnant que le professeur Diehl qualifie Rodbertus de pionnier de l'économie politique théorique à cause de sa « nouvelle théorie du revenu » et de sa distinction entre les catégories logiques et historiques du capital (le fameux « capital en soi » opposé au « capital individuel ») et que le professeur Adolphe Wagner le nomme « le Ricardo du socialisme économique », manifestant ainsi sa propre ignorance à la fois de Ricardo, de Rodbertus et du socialisme. Lexis lui-même estime que Rodbertus égale « son rival anglais » par la force de sa pensée théorique et le dépasse par la « virtuosité à découvrir les corrélations profondes des phénomènes », par la « vitalité de l'imagination » et surtout - par son « attitude éthique à l'égard de la vie économique ». Mais, en revanche, les véritables mérites de Rodbertus, ce qu'il a apporté à l'économie théorique, sans parler de sa critique de la rente foncière de Ricardo : sa distinction parfois très claire entre la plus-value et le profit, sa manière de traiter la plus-value comme un tout en l'opposant délibérément à ses phénomènes partiels, sa critique parfois excellente du dogme de Smith concernant la composition en valeur des marchandises, sa formulation précise de la périodicité des crises et l'analyse de ses phénomènes concrets - toutes ces tentatives méritoires pour dépasser l'analyse de Smith et de Ricardo, mais condamnées à échouer à cause de la confusion dans les concepts de base, tout cela est passé par-dessus la tête des admi­rateurs offi­ciels de Rodbertus. Franz Mehring a déjà souligné la fortune étrange de Rodbertus, porté au pinacle pour ses prétendus hauts faits d'économiste, mais traité d' « im­bé­cile » par ceux mêmes qui le louaient à cause de ses mérites réels en politique. Nous n'avons pas ici à nous occuper du contraste entre ses mérites économiques et ses mérites politiques : dans le domaine de l'économie théorique, même ses admirateurs lui ont élevé un grand monument sur du sable, à l'endroit où il avait creusé avec le zèle désespéré d'un utopiste, tandis que les quelques plates-bandes modestes semées de plantes vivaces étaient envahies par les herbes et tombées dans l'oubli[34]. On ne peut pas dire que le traitement prussien-poméranien ait beaucoup fait avancer le problème de l'accumulation depuis la première controverse. Si entre-temps la doctrine économique de l'harmonie s'était dégradée en passant de Ricardo à Bastiat-Schulze, la critique sociale a dégringolé également de Sismondi à Rodbertus. La critique de Sismondi en 1819 était un événement historique, tandis que les idées réformistes de Rodbertus, dès leur première apparition, constituent une régression, et encore plus sous les formes où elles furent reprises par la suite. Dans la polémique entre Sismondi d'une part, Say et Ricardo d'autre part, l'un des camps démontrait que les crises rendent l'accumulation impossible et mettait en garde contre le plein développement des forces productives. L'autre camp prouvait l'impossibilité des crises et prêchait le développement illimité de l'accumulation. Chaque partie était conséquente à sa manière, malgré la fausseté du point de départ. Von Kirchmann et Rodbertus partent tous les deux du phénomène des crises, comme ils étaient obligés de le faire. On identifiait alors complètement le problème de la reproduction élargie du capital social, le problème de l'accumulation au problème des crises et par là même en aboutissait à une impasse en cherchant un remède aux crises, bien que l'expérience d'un demi-siècle eût montré clairement que les crises, précisément à cause de leur caractère périodique, sont des phases nécessaires de la reproduction du capital. Mais une partie voit le remède dans la consommation totale de la plus-value par les capitalistes, c'est-à-dire dans le renoncement à l'accumulation, tandis que l'autre partie le voit dans la stabilisation du taux de la plus-value par des mesures légales, c'est-à-dire également dans le renoncement à l'accumulation. L'originalité de Rodbertus, sa manie, est de vouloir et de préconiser une augmentation capitaliste illimitée des forces productives et de la richesse, tout en refusant l'accumulation capitaliste. A une époque où le degré de maturité de la production capitaliste devait bientôt permettre à Marx d'en faire une analyse fondamentale, la dernière tentative de l'économie bourgeoise pour résoudre le problème de la reproduction dégénérait en une utopie puérile et absurde.

IIIe polémique : Struve-Boulgakov - Tougan-Baranowsky, contre Vorontsov-Nicolai-on.[modifier le wikicode]

18. Nouvelle version du problème[modifier le wikicode]

La troisième controverse autour de la question de l'accumulation capitaliste se déroula dans un tout autre cadre historique que les deux premières. Elle avait pour théâtre la Russie au cours des deux dernières décennies du XIX° siècle. En Europe occidentale, l'évolution capitaliste avait déjà atteint sa maturité. Les vues optimistes des économistes classiques, Smith et Ricardo, qui étaient caractéristiques d'une société bourgeoise en plein essor, s'étaient depuis longtemps évanouies. De même l'optimisme intéressé de la doctrine de I'harmonie prêchée par l'école vulgaire de Manchester avait sombré sous l'impression écrasante du krach mondial des années 70 et sous les coups violents de la lutte des classes qui se déchaînait depuis les années 60 dans tous les pays capitalistes. Même les théories de l'harmonie agrémentées de réformisme social qui avaient sévi au début des années 80, notamment en Allemagne, avaient fini. dans la désillusion. Les douze années d'épreuve de la loi d'exception contre la social-démocratie avaient dégrisé les esprits, dissipé toutes les illusions d'harmonie sociale et dévoilé les réalités cruelles des contradictions capitalistes dans toute leur brutalité. Depuis lors, l'optimisme n'était plus possible que dans le camp de la classe ouvrière ascendante et des théoriciens qui parlaient en son nom. Il ne s'agissait certes pas d'un optimisme qui se fonderait sur un équilibre naturel interne ou artificiellement établi de l'économie capitaliste, ou sur sa durée éternelle, mais de la conviction que le capitalisme, en accélérant puissamment le développement des forces productives et par le jeu même de ses contradictions internes, offre un excel­lent terrain historique pour l'évolution progressiste de la société vers des formes économiques et sociales nouvelles. La tendance négative, déprimante de la première période du capitalisme, comprise à l'époque par le seul Sismondi et observée encore par Rodbertus dans les années 40 et 50, était désormais compensée par une tendance ascendante : l'élan plein d'espoir et triomphant de la classe ouvrière dans son action syndicale et politique.

Telle était l'atmosphère en Europe occidentale. En Russie, il est vrai, à la même époque, la situation était toute différente. Les années 70 et 80 représentent à tous égards une période de transition, une période de crise intérieure avec tous les maux que cela comporte. La grande industrie venait seulement d'être introduite, sous l'influence du protectionnisme. En 1877, l'établissement d'une taxe douanière sur l'or à la frontière occidentale marqua une étape dans la politique de développement à outrance du capitalisme qui était depuis peu celle du gouvernement absolutiste. L'« accumulation primitive » du capital prospérait en Russie, encouragée par toutes sortes de subventions de l'État, garanties, primes et commandes du gouvernement. Le capital récoltait des profits d'une ampleur qui paraissait à cette époque fabuleuse en Occident. La situation intérieure de la Russie présentait une image rien moins que plaisante. A la campagne, le déclin et la désagrégation de l'économie paysanne sous la pression des exactions fiscales et du système monétaire entraînaient une misère atroce, des famines et des troubles périodiques parmi les paysans. D'autre part, dans les villes, le prolétariat des usines ne s'était pas encore consolidé socialement et intellectuellement en une classe ouvrière moderne. En grande partie il était encore lié à l'agriculture et restait à demi paysan, notamment dans la plus grande région indus­trielle centrale, celle de Moscou-Vladimir, la plus grande agglomération de l'industrie textile russe. Ce n'est qu'au début des années 80 que les premiers tumultes spontanés dans les usines du district de Moscou, au cours desquels des machines furent brisées, devaient être à l'origine des premières ébauches d'une législation ouvrière dans l'em­pire tsariste. Les dissonances de la vie économique russe, caracté­ristiques d'une épo­que transitoire, s'accompagnaient d'une crise de la vie intellectuelle. Le socialisme autoch­tone russe « populiste », fondé théoriquement sur les particularités de la consti­tution agraire russe, était politiquement en faillite depuis l'échec de son expres­sion révolutionnaire la plus extrême, le parti terroriste de la Narodnaia Volia.

Les premiers écrits de Georges Plekhanov, qui devaient introduire en Russie les idées marxistes, parurent en 1883 et 1885, et pendant une décennie n'exercèrent, semble-t-il, qu'une faible influence. Au cours des années 80 et au début des années 90, la vie spirituelle de l'intelligentsia russe, notamment des intellectuels opposition­nels socialistes, était ainsi sous l'emprise d'un mélange bizarre de survivances « autoch­tones » populistes et d'éléments hétéroclites em­pruntés à la théorie marxiste, dont le trait prédominant était le scepticisme quant aux possibilités de développement du capitalisme en Russie.

La question de savoir si la Russie devait passer par toutes les phases du capita­lisme d'après le modèle de l'Europe occidentale, préoccupa de bonne heure les intel­lec­tuels russes. Ceux-ci ne virent d'abord en Europe que les aspects les plus sombres du capitalisme, l'effet destructeur qu'il exerçait sur les formes patriarcales tradi­tionnelles de la production, sur le bien-être et la sécurité de l'existence de larges couches de la population. D'autre part la propriété paysanne collective de la terre, la fameuse obchtchina, semblait pouvoir constituer le point de départ d'un développe­ment social supérieur conduisant plus rapidement la Russie à la terre promise du socialisme, en évitant les épreuves par lesquelles passaient les pays occidentaux. Fallait-il donc gâcher les chances qu'offrait cette situation privilégiée, cette condition historique exceptionnelle, en transplantant artificiellement la production capitaliste en Russie, en détruisant avec l'appui de l'État les formes de propriété et de production paysannes, en ouvrant la porte à la prolétarisation, à la misère et à l'insécurité des masses laborieuses ?

Ce problème capital dominait la vie intellectuelle de l'intelligentsia russe depuis la réforme agraire et même auparavant, depuis Herzen et surtout Tschernychewski ; il constituait l'axe central autour duquel s'était constituée une vision du monde assez étrange, le « populisme ». Ce mouvement idéologique qui connaissait plusieurs vari­an­tes et tendances - depuis les thèses franchement réactionnaires du slavophilisme jusqu'à la théorie révolutionnaire du parti terroriste - a suscité en Russie une litté­rature immense. D'une part il donna naissance à de nombreuses monographies très documentées sur les formes économiques de la vie russe, notamment sur la « production populaire » et ses formes particulières, sur l'agriculture de la communauté paysanne, sur l'artisanat rural ou « artel », ainsi que sur la vie spirituelle de la paysan­nerie, le phénomène des sectes, etc. D'autre part, une littérature curieuse se dévelop­pa, reflet artistique de la situation sociale contradictoire, de la lutte entre la tradition et les formes nouvelles, qui posait à chaque instant à l'esprit des problèmes difficiles.

Enfin le populisme, dans les années 70 et 80, fut à l'origine d'une philosophie de l'histoire originale, simpliste, la « méthode subjective en sociologie », qui prétendait faire de l' « esprit critique » le facteur décisif de l'évolution sociale et, plus précisé­ment, qui voulut faire de l'intelligentsia déclassée le porteur du progrès historique, philosophie qui eut ses représentants dans les personnes de Peter Lavroff, Nicolaï Michailowski, le professeur Karejew et V. Vorontsov.

De tout ce domaine étendu et très ramifié de la littérature « populiste », seul un aspect nous intéresse ici : les controverses autour des perspectives de l'évolution capitaliste en Russie, et encore seulement dans la mesure où elles s'appuyaient sur des considérations générales concernant les conditions sociales de la forme de production capitaliste. Car ces considérations devaient jouer un grand rôle également dans la littérature polémique russe des années 80 et 90.

Le point de départ de la discussion était le capitalisme russe et ses perspectives d'avenir, mais le débat s'étendit par la suite naturellement aux problèmes généraux de l'évolution du capitalisme, l'exemple et les expériences de l'Occident jouant un rôle éminent dans l'argumentation. Un fait était d'une importance décisive pour le contenu théorique de la discussion qui suivit : non seulement l'analyse de la production capitaliste par Marx telle qu'elle est exposée dans le premier livre du Capital était déjà un bien commun des milieux cultivés de la Russie, mais le livre deuxième, avec l'analyse de la reproduction du capital total, avait été publié également en 1885. Le caractère de la discussion s'en trouva profondément transformé. Le problème des crises ne masquait plus comme autrefois le cœur du débat. Pour la première fois, le problème de la reproduction du capital total, de l'accumulation, apparaissait dans sa pureté, au centre de la controverse. En même temps l'analyse ne tâtonnait plus maladroitement autour des notions de revenu et de capital, de capital individuel et de capital total. A présent, le schéma marxien de la reproduction sociale offrait une base solide. Enfin, il ne s'agit plus cette fois d'une explication entre manchestérisme et réforme sociale, mais entre deux variantes du socialisme. Le scepticisme à l'égard de la possibilité de l'évolution capitaliste, dans l'esprit de Sismondi et en partie de Rodbertus, est représenté par la variante russe du socialisme, petite-bourgeoise, « populiste » et confuse, qui se réclame elle-même à maints égards de Marx, tandis que l'optimisme est représenté par l'école marxiste russe. C'était donc un changement total de décor.

Des deux porte-parole principaux de la tendance « populiste », l'un, Vorontsov, connu en Russie surtout sous son pseudonyme « V. V. » (ses initiales) était un original qui possédait des notions très confuses d'économie politique et comme théoricien manquait de sérieux. L'autre, par contre, Nicolai-on (Danielson), était un homme d'une culture étendue, un profond connaisseur du marxisme, éditeur de la traduction russe du premier livre du Capital, ami personnel et correspondant de Marx et d'Engels - leur correspondance a paru en 1908 en russe. Mais Vorontsov en particulier avait exercé dans les années 80 une grande influence sur l'opinion publique de l'intelligentsia russe et c'est contre lui que le marxisme en Russie eut à lutter en premier lieu. Dans la question qui nous intéresse ici, celle des possibilités générales du développement du capitalisme, les deux porte-parole du scepticisme déjà cités eurent à faire face, dans les années 90, à toute une série d'adversaires, une nouvelle génération des marxistes russes qui, nantis de l'expérience historique et nourris de la science occidentale, entrèrent en lice aux côtés de Georges Plekhanov : le professeur Kablukow. le professeur Manuilov, le professeur Issaiev, le professeur Skoworzov. Vladimir Ilivne (Lénine), Pierre de Struve, Boulgakov, le professeur Tougan-Baranowsky et d'autres encore. Nous nous limiterons, dans ce qui suit, principalement aux trois derniers, car chacun d'eux a donné une critique plus ou moins complète de cette théorie dans le domaine qui nous occupe ici. Ce tournoi souvent brillant, qui passionnait les intellectuels socialistes russes dans les années 90 et se termina par un triomphe incontesté de l'école marxiste, a inauguré officiellement l'entrée en scène du marxisme en tant que théorie historique et économique dans la science russe. Le marxisme « légal » prit officiellement possession des chaires d'université, des revues et du marché du livre économique en Russie. Lorsque dix ans plus tard le soulèvement révolutionnaire du prolétariat fit apparaître le revers de cet optimisme quant aux possibilités de soulèvement révolutionnaire du prolétariat, pas un seul membre de cette pléiade d'optimistes marxistes - à l'exception d'un seul - ne se retrouvait dans le camp du prolétariat.

19. Vorontsov et son « excédent »[modifier le wikicode]

Les représentants russes de la théorie « populiste » étaient convaincus que le capitalisme n'avait pas d'avenir en Russie à cause du manque de débouchés et cette conviction les amena à s'intéresser au problème de la reproduction capitaliste. Vorontsov avait exposé sa théorie sur ce point dans une série d'articles parus dans la revue Mémoires patriotiques et dans d'autres revues, articles qui furent réunis en un volume, publié en 1882 sous le titre Destinées du capitalisme en Russie; il écrivit également un essai paru dans le numéro de mai 1883 de la même revue sous le titre : L'excédent de marchandises dans l'approvisionnement du marché, un article sur le « Militarisme et capitalisme » paru dans le numéro de septembre 1883 de la revue Pensée russe, un livre intitulé Nos tendances, en 1883, et enfin un ouvrage paru en 1895 sous le titre Esquisse d'une théorie de l'économie politique [35]. Il n'est pas facile de déterminer la position de Vorontsov à l'égard du développement du capitalisme en Russie. Ses thèses diffèrent à la fois des théories purement slavophiles qui estimaient le capitalisme pernicieux et absurde pour la Russie, à cause de sa structure économi­que et de son « esprit national », et de celles des marxistes pour qui l'évolution capi­taliste constituait une étape historique inévitable, seule capable, pour la société russe également, d'ouvrir la voie au progrès social. Pour sa part, Vorontsov affirmait que le capitalisme était tout simplement impossible en Russie, où il n'avait ni racines ni avenir. Il estimait également absurde de le maudire et de l'appeler de ses vœux, puisqu'en Russie les conditions premières d'un déve­loppement capitaliste faisaient défaut ; il était donc vain de vouloir l'imposer artificiellement, et les efforts de l'État en ce sens, avec tous les sacrifices qui y étaient liés, étaient voués à l'échec. Mais si l'on regarde les choses de plus près, Vorontsov apporte par la suite des restrictions considérables à cette affirmation initiale. Si l'on considère que le capitalisme ne signifie pas seulement l'accumulation de la richesse capitaliste, mais la prolétarisation des petits producteurs, l'insécurité de l'existence des ouvriers, les crises périodiques, alors Vorontsov ne nie absolument pas que ces phénomènes se produisent en Russie. Au contraire, il écrit expressément dans la préface à son livre Destinées du capitalisme en Russie : « En contestant la possibilité de la domination du capitalisme en Russie en tant que forme de production, je ne veux rien affirmer quant à son avenir comme forme d'exploitation et degré d'exploitation du peuple. » Vorontsov juge donc que le capitalisme en Russie ne pourra pas atteindre le même degré de maturité qu'en Occident, mais il estime très probable le fait de la séparation des producteurs immédiats des moyens de production, dans les conditions russes. Il va même plus loin. Il ne conteste pas la possibilité du développement des formes de production capitalistes dans certaines branches déterminées de l'industrie russe, permettant même l'exportation capitaliste de Russie vers les marchés extérieurs. N'écrit-il pas dans son article « L'excédent dans l'approvisionnement du marché » : « La production capitaliste se développe dans certaines branches de l'industrie très rapidement (ceci bien entendu dans l'acception russe du terme)[36]». « Il est très probable que la Russie, comme d'autres pays, a certains avantages naturels, par suite desquels elle peut figurer sur les marchés étrangers comme fournisseur de certaines catégories de marchandises ; il est très possible que le capital en tire avantage et prenne en main les branches de production correspondantes - c'est-à-dire que la division nationale du travail permettra à notre capitalisme de prendre pied dans certaines branches de la production. Mais ce n'est pas de cela que nous nous occupons. Nous ne parlons pas ici de la participation fortuite du capital à l'organisation industrielle du pays, mais nous nous demandons s'il est probable que la production globale de la Russie puisse être organisée sur une base capitaliste » (ibid., p. 10).

Sous cette forme le scepticisme de Vorontsov apparaît évidemment comme très différent de ce que l'on avait d'abord supposé. Il doute que la forme de production capitaliste puisse jamais s'emparer de toute la production en Russie ; mais ce miracle ne s'est produit jusqu'ici dans aucun pays du monde, même pas en Angleterre. Un tel scepticisme à l'égard de l'avenir du capitalisme russe devrait donc tout d'abord être compris à une échelle internationale. Et en effet, la théorie de Vorontsov aboutit ici à des considérations très générales sur la nature et les conditions d'existence du capita­lisme, elle s'appuie sur des vues théoriques générales sur le processus de reproduction du capital social total. Vorontsov formule de la manière la plus claire les rapports particuliers entre la forme de production capitaliste et le problème des débouchés dans le passage que voici : « La division nationale du travail, la répartition de toutes les branches de l'industrie entre les pays participant au commerce mondial, n'a rien à faire avec le capitalisme. Le marché qui se constitue de cette manière, la demande de produits de différents pays qui résulte d'une telle division du travail entre les peuples, n'a rien de commun quant à son caractère avec le marché dont a besoin le mode de production capitaliste. Les produits de l'industrie capitaliste sont lancés sur le marché à d'autres fins : ils ne touchent en rien la question de savoir si tous les besoins du pays sont satisfaits; il n'est absolument pas nécessaire de fournir à l'entrepreneur en échange de ces produits un autre produit matériel qui serve à la consommation. Leur but principal est de réaliser la plus-value qu'ils recèlent. Mais qu'est-ce que cette plus-value qui intéresse les capitalistes pour elle-même ? Du point de vue dont nous considérons la question, cette plus-value est l'excédent de la production par rapport à la consommation à l'intérieur du pays. Chaque ouvrier produit plus qu'il ne consomme lui-même, et tous ces excédents s'accumulent en un petit nombre de mains; les propriétaires de ces excédents les consomment eux-mêmes, en vue de quoi ils les échangent à l'intérieur du pays aussi bien qu'à l'étranger contre différents moyens de consommation et les objets de luxe les plus variés; mais même s'ils mangent, boivent et dansent tout leur soûl, ils ne parviendront pas à gaspiller toute la plus-value, il reste encore un surplus important, qu'ils n'échangent pas contre un autre produit, mais dont ils doivent se débarrasser, qu'ils doivent réaliser en argent, sinon il se gâtera de toute façon. Comme il n'y a personne dans le pays même qui puisse les débarrasser de cet excédent, celui-ci doit être exporté à l'étranger, et voilà la raison pour laquelle des pays en voie de capitalisation, ne peuvent se passer de débouchés extérieurs » (ibid., p. 14).

Nous avons traduit littéralement ce passage, en respectant les particularités du style de Vorontsov. Le lecteur peut donc se faire une idée de ce brillant théoricien russe, dont la lecture procure des moments délicieux.

Vorontsov a résumé par la suite, en 1895, les mêmes idées dans son ouvrage Esquisse d'une théorie de l'économie politique, que nous citerons ici. Il s'attaque aux opinions de Say et de Ricardo, et notamment aussi de John Stuart Mill, qui contes­taient la possibilité d'une surproduction générale. Ce faisant il découvre ce que tout le monde ignorait avant lui : il a trouvé la source de toutes les erreurs de l'école classi­que à l'égard du problème des crises. Ces erreurs sont dues, selon lui, à la théorie fallacieuse des frais de production, à laquelle toute l'économie politique bourgeoise est attachée. Du point de vue des frais de production (qui d'après la thèse également inouïe de Vorontsov, ne comprennent pas le profit), les crises aussi bien que le profit sont inconcevables et inexplicables. Mais il faut savourer la pensée de ce théoricien original dans ses propres termes : « D'après la doctrine de l'économie politique bour­geoise, la valeur du produit est déterminée par le travail nécessaire à sa fabrication. Mais après avoir donné cette définition de la valeur, elle l'oublie aussitôt, et pour expliquer ensuite les phénomènes de l'échange, elle s'appuie sur une autre théorie, dans laquelle le travail est remplacé par les frais de production. Ainsi deux produits sont échangés l'un contre l'autre dans des quantités telles que, des deux côtés, on trouve les mêmes frais de production. Dans une telle conception de l'échange il n'y a effectivement pas de place pour un excédent de marchandises dans le pays. Un produit quelconque du travail annuel d'un ouvrier apparaît de ce point de vite comme représentant une certaine quantité de matière dont il est fait, d'outils qui ont été usés à sa fabrication, et de produits qui ont servi à la subsistance de l'ouvrier pendant la période de production. Quand il apparaît sur le marché, il a (sans doute « le produit » R. L.) pour fin de changer sa forme d'usage, de se transformer à nouveau, en matière, en produits pour l'ouvrier et en valeur nécessaire pour renouveler les outils; après ce processus où il s'est décomposé en ces éléments s'amorce le processus de leur réunification, le processus de production, au cours duquel toutes les valeurs énumérées seront consommées, tandis qu'en échange un nouveau produit naîtra, qui représente un lien entre la consommation passée et la consommation future. » De cette tentative tout à fait originale de présenter à la lumière de la théorie des frais de production la reproduction sociale comme un processus ininterrompu, il tire brus­que­ment la conclusion suivante : « Si nous considérons ainsi la masse totale des produits d'un pays, nous ne trouverons pas de marchandises superflues excédant les besoins de la société; le surplus invendable est par conséquent impossible du point de vue de la théorie de la valeur de l'économie politique bourgeoise. »

Après avoir ainsi éliminé le profit capitaliste des frais de production, en faisant violence à la théorie bourgeoise de la valeur, Vorontsov présente son omission com­me une magnifique découverte : « Mais l'analyse que nous avons exposée met à nu encore un autre élément dans la théorie de la valeur admise jusqu'à présent : on s'aperçoit que sur la base de cette théorie il n'y pas de place pour le profit capi­taliste.  » Suit une argumentation surprenante par sa brièveté et sa simplicité : « En effet, si mon produit, dont j'exprime les frais de production par 5 roubles, est échangé contre un autre produit de même valeur, ce que j'aurai reçu suffira seulement à couvrir mes frais, mais je ne toucherai rien pour ma subsistance. » (Sic ! R. L.). Et voici que Vorontsov s'attaque à la racine du problème : « Il s'avère ainsi qu'en suivant un développement rigoureusement logique des idées de l'économie politique bourgeoise, le sort de l'excédent de marchandises sur le marché et le sort du profit capitaliste sont identiques. Cet état de choses nous autorise à conclure que les deux phénomènes se trouvent en dépendance réciproque, que la possibilité de l'un est conditionnée par la présence de l'autre. Et en effet : aussi longtemps qu'il n'y a pas de profit, il n'y a pas non plus d'excédent de marchandises. Il en va tout autrement s'il y a formation de profit dans le pays. Celui-ci ne se trouve dans aucun rapport orga­nique avec la production, c'est un phénomène qui n'est pas lié avec cette dernière par des conditions techniques ou naturelles, mais par sa forme extérieure, sociale. Pour se poursuivre, la production a besoin seulement de matières premières, d'outils, de vivres pour les ouvriers et consomme donc elle-même seulement la partie correspon­dante des produits; mais l'excédent, qui constitue le profit et qui ne trouve pas de place dans l'élément permanent de la vie industrielle - la production - doit trouver d'autres consommateurs qui ne sont pas liés organiquement à la production, des consommateurs de caractère fortuit dans une certaine mesure. Il (l'excédent) peut trouver de tels consommateurs, mais il se peut aussi qu'il ne les trouve pas en quan­tité nécessaire, en ce cas nous aurons un excédent de marchandises sur le marché [37] ».

Très satisfait de cette explication « simple », par laquelle il a transformé le produit excédentaire en une invention du capital, et le capitaliste en un consommateur « fortuit », non lié « organiquement » à la production capitaliste, Vorontsov s'attaque aux crises. Sur la base de la théorie « conséquente » de la valeur-travail d'après Marx, qu'il a, dit-il, « utilisée » par la suite, il expose une théorie selon laquelle les crises découlent directement de la plus-value : « Si ce qui entre dans les frais de production sous forme de salaire est consommé par la partie laborieuse de la population, alors la plus-value. excepté la part qui est destinée à l'élargissement de la production exigée par le marché, doit être anéantie par les capitalistes eux-mêmes (sic ! R. L.), S'ils sont en mesure de le faire et s'ils le font effectivement, alors il n'y a pas d'excédent de marchandises, sinon alors il y a surproduction, crise industrielle, mise à pied des ouvriers et autres maux. » Mais le coupable de tous ces maux, c'est finalement pour M. Vorontsov, «l'élasticité insuffisante de l'organisme humain, qui ne parvient pas à élargir sa capacité de consommation avec la même rapidité que s’accroît la plus-value  ». A plusieurs reprises il formule cette idée géniale dans les termes suivants : « Ainsi le talon d’Achille de l'organisation capitaliste de l'industrie c'est l'incapacité des capitalistes à consommer l'intégralité de leurs revenus. »

Ici, Vorontsov, après avoir « utilisé » la théorie ricardienne de la valeur dans la version « conséquente » de Marx, aboutit à la théorie sismondienne des crises, qu'il s'approprie sous une forme extrêmement grossière et simpliste. Mais en reproduisant les idées de Sismondi, il croit bien entendu accepter celles de Rodbertus. « La méthode de recherche inductive a conduit à la même théorie des crises et du paupé­risme qui avait été fondée objectivement par Rodbertus[38] », déclare-t-il triomphale­ment. Ce que Vorontsov entend par « méthode de recherche inductive », qu'il oppose à la méthode « objective » n'est à vrai dire pas très clair, mais comme chez Vorontsov tout est possible, il se peut qu'il entende par là la théorie de Marx. Quant à Rodbertus, il devait immanquablement lui aussi être revu et corrigé par l'original penseur russe. Vorontsov apporte un seul correctif à la théorie de Rodbertus : il en élimine ce qui constituait l'axe central du système : la stabilisation de la quote-part des salaires, fixée selon la valeur du produit total. Mais d'après Vorontsov, cette mesure même ne serait qu'un faible remède aux crises car « la cause directe des phénomènes évoqués (sur­pro­duction, chômage, etc.) ne réside pas dans le fait que la participation des classes laborieuses au revenu national est trop petite, mais dans le fait que la classe capitaliste n'est pas en mesure de consommer chaque année la masse des produits qui lui revient »[39]. Mais après avoir ainsi rejeté la réforme de Rodbertus relative à la distribution du revenu, Vorontsov conclut, avec la « conséquence rigoureusement logique » qui lui est propre, par la prévision suivante quant à l'avenir du capitalisme : « Si, malgré tout, il restait des chances pour que l'organisation industrielle qui règne en Europe occidentale continue à être florissante et à prospérer, ce ne serait qu'à la condition que l'on trouve le moyen d'anéantir (sic ! R. L.) la partie du revenu national qui excède la capacité de consommation de la classe capitaliste et néanmoins par­vient en ses mains. La solution la plus simple de ce problème serait une répartition différente du revenu national parmi les participants à la production. Le régime capitaliste serait assuré de vivre longtemps, si les capitalistes ne se réservaient de chaque accroissement du revenu national que la partie qui servirait à la satisfaction de tous leurs désirs et caprices, en abandonnant le reste à la classe ouvrière, c'est-à-dire à la masse de la population [40] ».

A ce salmigondis de Ricardo, Marx, Sismondi et Rodbertus, s'ajoute la découverte que la production capitaliste pourrait être radicalement guérie de la surproduction et serait « florissante et prospère » en toute éternité, si les capitalistes renonçaient à capitaliser la plus-value et faisaient cadeau aux ouvriers de la partie correspondante de la plus-value. En attendant le moment où les capitalistes seront assez sages pour écouter le bon conseil de Vorontsov, ils connaissent d'autres moyens pour « anéantir » chaque année une partie de leur plus-value ; le militarisme moderne fait partie, entre autres, de ces méthodes éprouvées, et ceci dans la mesure où les frais en sont supportés, non par les masses laborieuses, mais par le revenu des capitalistes - on voit que Vorontsov a l'art de renverser les choses. Mais en premier lieu, le salut du capitalisme, c'est le commerce extérieur. Et c'est là précisément le « talon d'Achille » du capitalisme russe. Dernier arrivé au festin du marché mondial, il ne peut avoir que le dessous dans la concurrence avec les pays occidentaux capitalistes plus anciens et ainsi, le capitalisme russe est privé, avec les perspectives de débouchés extérieurs, de la condition la plus importante de sa survie. La Russie reste l'« empire des paysans » et de la « production populaire ».

« Si tout ceci est exact - conclut Vorontsov dans son essai L'excédent dans l'approvisionnement du marché en marchandises - « alors les limites à la domination du capitalisme en Russie en résultent également : l'agriculture doit être soustraite à sa direction ; mais dans le domaine de l'industrie également, son développement ne doit pas exercer des effets trop désastreux sur l'artisanat, qui est indispensable, dans nos conditions climatiques (!), au bien-être d'une grande partie de la population. Si le lecteur objecte, ici, que le capitalisme ne se résoudra pas à de tels compromis, alors nous répondrons : tant pis pour lui. » Ainsi M. Vorontsov à la fin se lave les mains et rejette quant à lui toute responsabilité pour les destinées futures du développement économique en Russie.

20. Nikolai-on[modifier le wikicode]

Le deuxième théoricien du « populisme », Nikolai-on, possède une formation économique et une compétence tout autres. Il est un des meilleurs connaisseurs de l'économie russe et, dès 1880, son traité sur la capitalisation des revenus agricoles (paru dans la revue Slovo) avait fait sensation. Treize ans plus tard, sous l'influence de la grande famine de 1891, il publia un livre intitulé Esquisse de notre économie sociale depuis la réforme, où il développe ses premières recherches et où il cherche à démontrer, à l'aide d'un vaste tableau du développement du capitalisme en Russie, fondé sur un abondant matériel de faits et de chiffres, que ce développement est devenu la source de tous les maux du peuple russe et aussi la cause de la famine. Nikolai-on fonde ses opinions sur les destinées du capitalisme russe sur une certaine théorie des conditions de développement de la production capitaliste en général, et c'est cette théorie qui nous intéresse.

Pour l'économie capitaliste, les débouchés sont d'une importance fondamentale. Chaque nation capitaliste cherche pour cette raison à s'assurer un marché aussi vaste que possible. Naturellement elle a tout d'abord recours à son propre marché intérieur. Mais arrivée à un certain degré de développement, une nation capitaliste ne peut plus se contenter du marché intérieur, et ceci pour les raisons suivantes : tout le nouveau produit annuel du travail social peut être divisé en deux portions, une part qui est allouée aux ouvriers sous forme de salaire, et l'autre part que les capitalistes s'appro­prient. La première part ne peut retirer de la circulation qu'une quantité de moyens de subsistances correspondant en valeur à la somme des salaires payés dans le pays. Mais l'économie capitaliste a une tendance prononcée à comprimer toujours davan­tage cette part. Les méthodes dont elle se sert à cette fin sont : l'allongement du temps de travail, l'augmentation de l'intensité du travail, l'accroissement de sa productivité au moyen de perfectionnements techniques qui permettent d'employer des femmes et des enfants à la place des travailleurs masculins adultes. Même si les salaires des ouvriers encore employés augmentent, cette augmentation ne peut jamais égaler le montant des économies réalisées par les capitalistes grâce à ces déplacements dans l'emploi. Il résulte de tout cela que la classe ouvrière joue un rôle de moins en moins important comme acheteur sur le marché intérieur. En même temps, un autre changement s'accomplit : la production capitaliste s'empare peu à peu des métiers arti­sa­naux qui constituaient une occupation annexe pour la population agricole, elle dépouille ainsi les paysans d'une source de revenus après l'autre, si bien que le pouvoir d'achat de la population rurale pour les produits de l'industrie diminue de plus en plus, et que le marché intérieur de ce côté également se rétrécit de plus en plus. Quant à la classe capitaliste, sa part ne suffit pas non plus à réaliser tout le produit nouvellement créé, quoique pour des raisons opposées. Quels que soient les besoins de consommation de cette classe, elle ne peut consommer personnellement tout le produit excédentaire annuel : premièrement parce qu'une partie doit en être consacrée à l'extension de la production et à des perfectionnements techniques, qui sont une condition vitale pour chaque capitaliste dans une société dominée par la concurrence. Deuxièmement parce que l'accroissement de la production entraîne aussi celui des branches industrielles qui produisent des moyens de production, telles que les mines, l'industrie des constructions mécaniques, etc., et dont le produit excluant a priori par la forme de son usage la consommation personnelle fait néces­sairement fonction de capital. Et enfin troisièmement parce que la productivité accrue du travail et l'économie de capital qui peuvent être obtenus par la production massive de denrées à bon marché orientent de plus en plus la production sociale vers des produits de masse qui ne peuvent être consommés par une poignée de capitalistes.

Bien qu'un capitaliste puisse réaliser sa plus-value dans le surproduit d'autres capitalistes et inversement, cela n'est vrai que pour les produits d'une branche déter­minée, celle des moyens de consommation. Mais le mobile principal de la production capitaliste n'est pas la satisfaction des besoins personnels de consommation ; on en voit la preuve dans le fait que la production de moyens de consommation dans l'en­sem­ble régresse de plus en plus par rapport à la production de moyens de production. « De cette manière, nous voyons que, de même que le produit de chaque fabrique dépasse de loin les besoins des ouvriers qui y sont employés et de l'entrepreneur, de même le produit total d'une nation capitaliste dépasse de loin les besoins de l'ensemble de la population industrielle active et il les dépasse précisément parce que la nation est une nation capitaliste, parce que la répartition de ses forces sociales n'est pas orientée vers la satisfaction des besoins réels de la population, mais seulement vers la satisfaction de la demande effective. De même qu'un fabricant individuel ne pourrait pas subsister un seul jour comme capitaliste si ses débouchés étaient limités aux besoins de ses ouvriers et à ses besoins personnels, de même une nation capitaliste évoluée ne peut se contenter de son propre marché intérieur. »

Ainsi le capitalisme a tendance, quand il est parvenu à un certain degré de déve­lop­pement, à se créer à lui-même des entraves. Ces entraves proviennent, en dernier ressort, du fait que la productivité croissante du travail, face à la séparation des producteurs immédiats des moyens de production, ne profite pas à la société tout entière, mais seulement à des entrepreneurs isolés tandis qu'une quantité de main-d’œuvre et de temps de travail est « libérée » par ce processus, devient superflue et non seulement est perdue pour la société mais lui est même à charge. Les besoins réels de la masse du peuple ne peuvent être satisfaits que dans la mesure où une production « populaire », fondée sur la liaison du producteur avec les moyens de production, prend le dessus. Mais ce capitalisme s'efforce de s'emparer précisément de ces sphères de production et d'anéantir ainsi le facteur principal de sa propre prospérité. C'est ainsi par exemple que les famines périodiques en Inde, qui se produisaient tous les dix ou onze ans, étaient l'une des causes de la périodicité des crises industrielles en Angleterre. Cette contradiction atteint tôt ou tard toute nation qui est entrée dans la voie du développement capitaliste, car elle est inhérente à ce mode de production même. Mais plus une nation entre tard dans la voie du capita­lisme, plus cette contradiction se fait aiguë, car après la saturation du marché inté­rieur, elle ne peut trouver de substitut sur le marché extérieur, puisque celui-ci est déjà conquis par les pays dont la concurrence est plus ancienne.

De tout ceci il ressort que les limites du capitalisme sont données par la pauvreté croissante issue de son propre développement, par le nombre croissant d'ouvriers en surnombre privés de tout pouvoir d'achat. La productivité croissante du travail qui est en mesure de satisfaire très rapidement toute demande effective de la société, correspond à l'incapacité croissante de masses de plus en plus nombreuses de satis­faire leurs besoins les plus urgents ; l'excédent de marchandises invendables s'accom­pagne de l'indigence de larges couches de la population qui manquent des objets de première nécessité.

Telles sont les vues générales de Nicolai-on[41]. On le voit : Ni­colai-on connaît son Marx et a su utiliser à son profit les deux premiers volumes du Capital. Et pourtant tout son raisonnement est empreint d'un esprit authentiquement sismondien : le capi­ta­lisme restreint lui-même le marché intérieur par la paupérisation des masses, tous les maux de la société moderne viennent de la destruction de la production « populaire », c'est-à-dire de la petite production artisanale - tels sont ses thèmes de prédilection. L'éloge de la petite production artisanale seule porteuse de salut est chez Nicolai-on la note dominante de toute sa critique et s'exprime plus clairement et plus ouvertement que chez Sismondi[42]. Il conclut qu'il est impossible de réaliser le produit capitaliste total à l'intérieur de la société et qu'on ne peut y parvenir qu'à l'aide de marchés extérieurs. Tout en partant de prémisses théoriques différentes de celles de Vorontsov, Nicolai-on aboutit à la même conclusion que celui-ci : à un scepticisme fondé sur des arguments économiques quant au développement du capitalisme en Russie. En Russie, le capitalisme, privé dès le départ de marchés extérieurs, n'a montré que ses plus sombres aspects en provoquant uniquement la paupérisation des masses populaires ; c'est pourquoi encourager le développement du capitalisme était une « erreur » fatale.

Arrivé à ce point de sa thèse, Nicolai-on fulmine comme un prophète de l’Ancien Testament : « Au lieu de nous en tenir aux traditions séculaires, au lieu de développer le principe, dont nous avons hérité, de la liaison solide du producteur immédiat avec les moyens de production, au lieu d'utiliser les conquêtes de la science occidentale pour l'appliquer aux formes de production qui sont fondées sur la propriété des moyens de production par les paysans, au lieu d'augmenter la productivité de leur travail par la concentration entre leurs mains des moyens de production, au lieu de nous approprier non pas la forme occidentale de la production mais son organisation, sa puissante coopération, sa division du travail, ses machines, etc., au lieu de développer le principe qui est à la base de la propriété paysanne et de l'appliquer à la culture du sol par les paysans, ail lieu d'ouvrir tout grand, dans ce but, l'accès de la science et son application aux paysans : ait lieu de tout cela nous avons pris une voie directement opposée. Non seulement nous n'avons pas empêché le développement de formes de la production capitaliste, bien qu'elles se fondent sur l'expropriation de la paysannerie, mais nous avons, au contraire, travaillé de toutes nos forces au bouleversement de toute notre vie économique, ce qui a conduit à la famine de l'année 1891. » Selon Nicolai-on, le mal a fait des ravages énormes. mais il n'est pas encore trop tard pour renverser la vapeur. Au contraire, une réforme complète de la politique économique est, pour la Russie, face à la prolétarisation et à la décadence menaçantes, une nécessité aussi pressante qu'autrefois les réformes alexandrines après la guerre de Crimée. La réforme sociale préconisée par Nicolai-on est cependant tout à fait utopique et fait apparaître encore plus grossièrement que chez Sismondi l'aspect petit-bourgeois et réactionnaire de sa conception, d'autant plus que le « populiste » russe s'exprime soixante-dix ans après le premier. Selon lui la seule planche de salut de la Russie, qui puisse la sauver du raz de marée capitaliste, est la communauté agraire collective, l'ancienne « obchtchina ». Si l'on y greffe - par des mesures qui restent le secret de Nicolai-on - les méthodes de la grande industrie, de la technique scientifique modernes, cette communauté pourra servir de base à une forme de production supérieure « socialisée ». La Russie n'a pas d'autre choix que cette alternative : ou bien se détourner du développement capitaliste ou bien sombrer dans la décadence et la mort[43].

Nicolai-on, après s'être livré à une critique impitoyable du capitalisme, a recours à la même vieille panacée du « populisme » qui dans les années 50 déjà, bien qu'alors à plus juste titre, avait été vantée comme le gage « spécifiquement russe » du dévelop­pe­ment social supérieur, mais dont Engels avait dès 1875 dénoncé le caractère réactionnaire dans l'article « Littérature d'émigrés » paru dans le « Volksstaat », y voyant une survivance condamnée à mort d'institutions très anciennes. « Le dévelop­pement continu de la Russie dans une voie bourgeoise, écrivait alors Engels, détruira ici aussi peu à peu la propriété communale sans que le gouvernement russe ait besoin d'intervenir avec « la baïonnette et le knout » - comme les populistes révolutionnaires se l'imaginaient (R. L.). Sous la pression des impôts et de l'usure, la propriété communale de la terre n'est plus un bienfait, mais devient une entrave. Les paysans s'en échappent souvent, avec ou sans leur famille, pour gagner leur vie comme ouvriers ambulants et abandonnent leur terre derrière eux. On le voit, la propriété communale en Russie a dépassé depuis longtemps son âge de prospérité et va selon toute apparence vers la dissolution. » Engels avait, dix-huit ans avant l'ouvrage principal de Nicolai-on, mis le doigt dans ce passage sur l'aspect essentiel de la question de l'obchtchina. Lorsque plus tard Nicolai-on évoquait encore une fois d'un cœur joyeux le même fantôme de l'obchtchina, ce fut un grave anachronisme historique, car environ dix ans plus tard eut lieu l'enterrement officiel de l'obchtchina par l'État. Le gouvernement absolu qui pendant un demi-siècle avait essayé de maintenir artificiellement par la force l'appareil de la communauté agraire dans des buts fiscaux, se vit obligé de renoncer lui-même à ce travail de Sisyphe. La question agraire en tant que facteur le plus puissant de la révolution russe contribua bientôt à mettre en évidence combien la vieille illusion des « populistes » avait été distancée au cours de l'évolution économique réelle, et combien au contraire le capitalisme en Russie, qu'ils avaient considéré comme mort-né et maudit, avait réussi à révéler sa vitalité et sa fécondité malgré de violents orages.

Le cours des événements devait permettre de constater encore et pour la dernière fois, dans un milieu historique tout à fait transformé, qu'une critique sociale du capitalisme qui se fonde théoriquement sur le scepticisme quant à la possibilité de son développement, aboutit avec une logique fatale à une utopie réactionnaire - aussi bien en 1819 en France qu'en 1842 en Allemagne et en 1893 en Russie[44].

21. Les « tierces personnes » et les trois empires mondiaux de Struve[modifier le wikicode]

Nous traiterons maintenant de la critique des conceptions exposées ci-dessus, telle qu'elle a été formulée par les marxistes russes. Pierre de Struve, qui avait donné en 1894, dans le Sozialpolitisches Zentralblatt (3° année, n° 1), sous le titre « De l'appréciation du développement capitaliste en Russie » un compte rendu détaillé du livre de Nicolai-on, publia en 1894, en langue russe, un ouvrage intitulé Remarques critiques sur le problème du développement économique de la Russie, où il soumet les théories « populistes » à une critique fouillée. Mais dans la question qui nous occupe ici, Struve se borne, aussi bien dans sa critique de Vorontsov que dans sa critique de Nicolai-on, à démontrer que le capitalisme ne rétrécit pas son marché intérieur mais au contraire l'élargit. L'erreur de Nicolai-on est en effet évidente. C'est la même que celle de Sismondi. Tous deux n'ont décrit qu'un seul aspect du processus de la destruction par le capitalisme des formes de production traditionnelles de la petite entreprise artisanale. Ils n'ont vu que le déclin de la prospérité qui en résulte, l'appauvrissement de larges couches de la population. Ils ne s'aperçurent pas de la signification de l'autre aspect économique de ce processus : l'abolition de l'économie naturelle et sa substitution par l'économie marchande dans les campagnes. Or cela veut dire que le capitalisme, en absorbant dans sa sphère des couches toujours plus larges d'anciens producteurs indépendants et isolés transforme à chaque instant ces couches nouvelles en acheteurs de ses marchandises, ce qu'elles n'étaient pas autre­fois. Le cours du développement capitaliste est donc à l'opposé de ce que le décri­vaient les « populistes », à l'instar de Sismondi : le capitalisme, loin d'anéantir son marché intérieur, le crée au contraire tout d'abord par l'extension de l'économie marchande, de la circulation monétaire.

Struve réfute tout spécialement la théorie de Vorontsov selon laquelle la plus-value ne pourrait être réalisée sur le marché intérieur. A la base de cette théorie, il y a l'hypothèse qu'une société capitaliste évoluée n'est composée que d'employeurs et de salariés. Nicolai-on lui aussi opère tout le temps à partir de ce postulat. De ce point de vue, il est certain qu'on ne peut comprendre la réalisation du produit total capitaliste. La théorie de Vorontsov est également juste dans la mesure où elle constate le fait que la plus-value ne peut être réalisée « ni par la consommation des capitalistes ni par celle des ouvriers, mais implique la consommation de tierces personnes » (Remarques critiques, p. 251). On peut répliquer à cela - selon Struve - qu'il existe bien des « tierces personnes » dans toute société capitaliste. L'idée de Vorontsov et de Nicolai-on n'est qu'une pure fiction «qui ne peut nous faire avancer d'un pas dans la compréhension d'un processus historique quel qu'il soit » (ibid., p. 255). Il n'existe pas de société capitaliste, aussi avancée qu'elle soit, qui se compose uniquement d'employeurs et de salariés. « Même en Angleterre, y compris le pays de Galles, sur 1000 habitants actifs, 545 sont employés dans l'industrie, 172 s'adonnent au commer­ce, 140 à l'agriculture, 81 ont des emplois salariés indéterminés et non fixes et 62 sont au service de l'État ou exercent des professions libérales, etc. » Donc, même en Angleterre, il y a un nombre considérable de « tierces personnes » et ce sont elles précisément qui contribuent à réaliser la plus-value par leur consommation, dans la mesure où ce ne sont pas les capitalistes qui la consomment. Struve laisse en suspens la question de savoir si la consommation des « tierces personnes » suffit à réaliser toute la plus-value, en tout cas « le contraire reste encore à démontrer » (ibid., p. 252). Il serait impossible de le démontrer pour la Russie, ce grand pays à la popu­lation énorme. La Russie a justement la chance de pouvoir se passer de marchés extérieurs, partageant ce privilège du sort - ici Struve fait un emprunt aux idées des professeurs Wagner, Schäffle et Schmoller - avec les États-Unis d'Amérique. « Si l'exemple de l'Amérique du Nord prouve quelque chose, c'est bien que dans certaines conditions l'industrie capitaliste peut atteindre un niveau de développement très élevé en s'appuyant presque exclusivement sur le marché intérieur » (ibid., p. 260)[45]. Struve illustre cette phrase par l'exemple de l'exportation industrielle minime des États-Unis en 1882. Struve pose le principe général suivant : « Plus le territoire d'un pays est étendu et plus sa population est nombreuse, moins il a besoin de marchés extérieurs pour son développement capitaliste. » A partir de ce point de vue il prévoit pour le capitalisme en Russie - à l'encontre des « populistes » - un avenir plus brillant que dans les autres pays. « Le progrès de l'agriculture sur la base de la production marchande doit créer un marché sur lequel le capitalisme industriel russe s'appuiera au cours de son développement. Ce marché peut s'agrandir indéfiniment dans la mesure où le développement économique et culturel du pays progressera et en même temps l'éviction de l'économie naturelle se poursuivra. À cet égard, le capitalisme jouit en Russie d'une situation plus favorable que dans d'autres pays. » Et Struve décrit en détail un magnifique tableau, riche en couleurs, de l'ouverture de nouveaux débouchés en Russie, grâce aux chemins de fer transsibérien en Sibérie, en Asie centrale, en Asie Mineure, en Perse, dans les Balkans. Struve n'a pas remarqué que dans l'élan de ses prophéties il est passé d'un bond du marché intérieur « s'agran­dissant indéfiniment » à des débouchés extérieurs bien précis. Quelques années plus tard il se trouvait, politiquement aussi, dans le camp de ce capitalisme russe plein d'avenir, dont il avait déjà, quand il était encore « marxiste », justifié théoriquement le programme libéral d'expansion impérialiste.

L'argumentation de Struve n'exprime en réalité qu'un puissant optimisme à l'égard de la capacité illimitée de développement de la production capitaliste. En revanche la justification économique de cet optimisme est assez faible. Les piliers principaux sur lesquels repose, selon Struve, l'accumulation de la plus-value, sont les « tierces personnes ». Il n'a pas précisé suffisamment ce qu'il entend par là, cependant ses références à la statistique anglaise des professions montrent qu'il comprend sous ce terme les différents employés privés et de l'État, les professions libérales, bref le fameux « grand public[46] », auquel renvoient d'un geste vague les écono­mistes vulgai­res, lorsqu'ils ne savent plus de quel côté se tourner, et dont Marx a dit qu'il rend à l'économiste « le service » d'expliquer les choses auxquelles il ne trouve pas d'autre explication. Il est clair que, lorsque l'on parle de la consommation des capitalistes et des salariés comme catégories, on ne pense pas aux capitalistes en tant qu'individus mais à la classe capitaliste dans son ensemble avec son cortège d'employés, de fonctionnaires d'état, de professions libérales, etc. Toutes ces « tierces personnes », qui certes ne sont absentes d'aucune société capitaliste, sont économiquement des parasites de la plus-value, dans la mesure où elles ne sont pas des parasites du salaire. Ces couches ne peuvent recevoir leurs moyens d'achat que d'une manière dérivée, du salaire du prolétariat ou de la plus-value, et elles le tirent autant qu'il est possible de ces deux sources ; mais tout compte fait on doit les considérer dans l'ensemble com­me des consommateurs parasitaires de la plus-value. Leur consommation est ainsi incluse dans la consommation de la classe capitaliste, et lorsque Struve les fait tout à coup entrer en scène par une porte dérobée et les présente aux capitalistes comme des « tierces personnes » pour le tirer d'embarras et l'aider à résoudre la question de la réalisation de la plus-value, le capitaliste rusé, faiseur de gros profits, reconnaîtra du premier coup d’œil dans ce « grand public » son escorte de parasites qui commencent par lui soutirer de l'argent pour acheter ensuite, avec ce même argent, ses marchan­dises. Les « tierces personnes » de Struve ne résolvent donc rien.

Sa théorie du marché extérieur et de l'importance de celui-ci pour la production capitaliste est également insoutenable. Struve reprend ici la conception mécaniste des « populistes » selon laquelle un pays capitaliste, d'après le schéma d'un manuel scolaire, commence par exploiter à fond le marché intérieur avant de chercher, lorsque celui-ci est tout à fait épuisé ou presque, des marchés extérieurs. A partir de cette hypothèse, Struve, suivant les traces de Wagner, de Schäffle et de Schmoller, formule cette idée absurde qu'un pays « à vaste territoire et à population nom­breuse  » peutconstituer dans sa production capitaliste un « ensemble clos » et se con­ten­ter « pour un temps indéfini » de son marché intérieur[47]. En réalité la production capitaliste est d'emblée une production mondiale et, à l'encontre des préceptes pé­dants des professeurs allemands, elle commence dès sa première phase à produire pour le marché mondial. Les différentes branches de pointe en Angleterre, comme l'industrie textile, l'industrie métallurgique et charbonnière ont cherché des débouchés dans tous les pays et dans toutes les parties du monde, tandis qu'à l'intérieur du pays le processus de destruction de la propriété paysanne, la ruine de l'artisanat et de la vieille production à domicile étaient loin d'être achevés.

Peut-on conseiller à l'industrie chimique ou à l'électro-technique allemande de se limiter d'abord au marché intérieur allemand au lieu de fournir les cinq parties du monde comme elles l'ont fait depuis leurs débuts, puisque le marché intérieur allemand n'est absolument pas saturé par les produits de l'industrie nationale, dans ces branches et dans beaucoup d'autres également, d'autant plus qu'il est envahi par une masse de produits étrangers ? Peut-on expliquer à l'industrie des constructions méca­ni­ques allemande qu'elle ne doit pas encore se précipiter sur les marchés extérieurs puisque, comme le prouve noir sur blanc la statistique en produits des importations allemandes, une grande partie des besoins de l'Allemagne en produits de cette bran­che sont couverts par des livraisons étrangères ? Non, ce schéma du « commerce extérieur » ne peut expliquer la complexité du marché mondial avec ses mille ramifi­ca­tions et nuances de la division du travail. Le développement industriel des États-Unis, qui sont actuellement devenus un concurrent redoutable de l'Angleterre sur le marché mondial, voire en Angleterre même, comme ils battent la concurrence alle­man­de dans le domaine électro-technique sur le marché mondial et en Allemagne même, a complètement démenti les déductions de Struve qui étaient du reste déjà suran­nées au moment où il les écrivait.

Struve partage également la conception simpliste des populistes russes, qui rédui­sent le réseau de relations internationales de l'économie mondiale capitaliste avec sa tendance historique à la consti­tution d'un organisme vivant et unique fonctionnant grâce à une division du travail sociale basée sur la variété des richesses naturelles et des conditions de production sur la surface du globe, au souci vulgaire du marchand pour son « marché ». Il accepte en outre la fiction des trois empires, inventée par Wagner et Schmoller (trois empires se suffisant à eux-mêmes : l'Angleterre avec ses colonies, la Russie et les États-Unis) ; cette théorie ignore ou minimise artificielle­ment le rôle fondamental joué par un approvisionnement illimité en moyens de sub­sis­tance, en matières premières ou auxiliaires et en main-d'œuvre qui sont aussi nécessaires à l'industrie et calculées à l'échelle mondiale que la vente de produits finis. L'histoire de l'industrie cotonnière anglaise, qui reflète à elle seule l'histoire du capita­lisme en général, et qui avait tout au long du XIX° siècle les cinq continents pour théâtre, inflige à chaque instant un démenti cinglant à l'idée puérile de ces pro­fes­seurs, idée dont la seule signification réelle est de fournir une justification théori­que tortueuse au protectionnisme.

22. Boulgakov et son complément à l'analyse de Marx[modifier le wikicode]

Le deuxième critique du scepticisme « populiste », S. Boulgakov, rejette d'emblée les « tierces personnes » de Struve et nie qu'elles puissent constituer l'ancre de salut de l'accumulation capitaliste. Il n'a pour elles qu'un haussement d'épaules. La majorité des économistes avant Marx, écrit-il, ont résolu la question en déclarant que des «  tierces personnes » quelconques étaient nécessaires pour jouer le rôle d'un deus ex machina et trancher le nœud gordien, c'est-à-dire consommer la plus-value. Ce rôle est joué tantôt par des propriétaires terriens vivant dans le luxe (comme chez Malthus), tantôt par des capitalistes vivant dans le luxe, tantôt par le militarisme, et ainsi de suite. Il ne peut y avoir de réalisation de la plus-value sans de tels moyens extraordinaires, faute desquels celle-ci se trouve immobilisée sur le marché et provo­que la surproduction et les crises[48].

« Ainsi M. Struve suppose que la production capitaliste peut s'appuyer dans son développement sur la consommation de fantastiques « tierces personnes ». Mais où se trouve alors la source du pouvoir d'achat de ce « grand public », dont la vocation spécifique consiste à consommer la plus-value ? » (ibid., p. 32, note).

Boulgakov quant à lui, fait partît le problème, de prime abord, de l'analyse du produit social global et de sa reproduction, telle que l'a donnée Marx dans le 2° livre du Capital. Il voit parfai­tement que, pour résoudre le problème de l'accumulation, il faut partir de la reproduction simple et se représenter son mécanisme de façon tout à fait claire. Il est particulièrement important à cet égard, de bien comprendre d'une part la consomma­tion de la plus-value et des salaires dans les branches de production qui fabriquent des produits non-consommables, et d'autre part la circulation de la partie du produit social global correspondant au capital constant usé. C'est une tâche entièrement neuve dont les économistes n'avaient même pas conscience et qui a été posée pour la première fois par Marx.

« Pour résoudre cette tâche, Marx divise toutes les marchan­dises produites selon le mode capitaliste en deux grandes catégories fondamentale­ment différentes l'une de l'autre : la production de moyens de production et la pro­duc­tion de moyens de consommation. Cette division, à elle seule, recèle plus de signification théorique que toutes les joutes oratoires précédentes sur la théorie des débouchés. » (ibid., p. 27).

On le voit, Boulgakov est un partisan résolu et enthousiaste de la théorie de Marx. Il prend pour objet de son étude l'examen théorique de la thèse selon laquelle le capitalisme ne saurait exister sans marché extérieur. « A cette fin l'auteur a utilisé l'analyse très précieuse de la reproduction sociale que Karl Marx donne dans la deuxième partie du 2° livre du Capital, analyse qui n'a été que très peu mise à profit dans la littérature scientifique, on ne sait pourquoi. Bien que cette analyse ne puisse être considérée comme achevée, elle offre à notre avis, même dans sa rédaction présente, peu élaborée, une base suffisante pour une autre solution du problème des débouchés que celle que MM. Nicolai-on, V. Vorontsov et autres ont adoptée, tout en l'attribuant à Marx » (ibid., p. 2-3). Boulgakov formule la conclusion qu'il a tirée de l'analyse de Marx de la manière suivante : « Le capitalisme peut parfois se suffire du marché intérieur; il n'y a pas de nécessité inhérente, particulière à la production capitaliste, que seul le marché extérieur puisse absorber l'excédent de la production capitaliste. C'est la conclusion à laquelle est parvenu l'auteur en étudiant l'analyse mentionnée de la reproduction sociale. »

Et maintenant nous attendons avec impatience l'argumentation de Boulgakov en faveur de la thèse qu'il présente.

Cette argumentation est d'une simplicité surprenante. Boulgakov reprend fidèle­ment le schéma marxien bien connu de la reproduction simple, en l'accompagnant de commentaires qui honorent son intelligence. Puis il présente le schéma marxien, que nous connaissons également, de la reproduction élargie - et il estime ainsi avoir fourni la preuve de ce qu'il avance. « En raison de ce qui a été dit, il n'y a pas de difficulté à déterminer en quoi consistera l'accumulation : I (section des moyens de production) doit produire les moyens de production supplémentaires nécessaires à l'élargissement de la production aussi bien pour elle-même que pour Il (section des moyens de consommation), tandis qu'à son tour Il devra fournir les moyens de consommation pour l'élargissement du capital variable de I et de II. Si l'on fait abstraction de la circulation monétaire, l'élargissement de la production se réduit à l'échange des produits supplémentaires de I dont il a besoin, et des produits supplémentaires de II, dont I a besoin. » Boulgakov suit donc fidèlement les analyses de Marx et ne remarque pas jusqu'ici que sa thèse reste sur le papier. Il croit avoir résolu le problème de l'accumulation à l'aide de ces formules mathématiques. Sans doute peut-on très bien accepter les proportions qu'il copie chez Marx, et il est également certain que, si l'élargissement de la production doit avoir lieu, il s'expri­mera par ces formules. Mais Boulgakov omet de poser la question principale : pour qui se produit l'élargissement dont il analyse le mécanisme ? Puisque l'accumulation peut être représentée sur le papier sous forme de rapports mathématiques, elle est donc pour lui chose faite. Pourtant Boulgakov, après avoir déclaré le problème résolu, se heurte immédiatement après, en essayant d'introduire dans son analyse la circula­tion monétaire, à la question suivante : d'où provient dans I et II l'argent nécessaire pour acheter les produits supplémentaires ? Nous avons vu chez Marx que le côté faible de son analyse, la question des consommateurs de la production élargie, surgit toujours sous la forme erronée de la question des sources d'argent supplé­mentaires. Boulgakov suit servilement Marx sur ce point, adopte sa formulation ambiguë du problème, sans remarquer le décalage qu'elle implique. Il constate, il est vrai, que « Marx lui-même n'a pas donné de réponse à cette question dans les cahiers de brouillon d'après lesquels a été rédigé le deuxième livre du Capital. » La réponse que le disciple russe de Marx essaie de dégager de son propre chef devrait être d'autant plus intéressante.

«La solution suivante nous semble correspondre le mieux à l'ensemble de la doctrine de Marx. » Le capital variable sous forme d'argent, que fournit la section Il pour I comme pour elle-même trouve son équivalent de marchandises dans la plus-value de II. Nous avons déjà vu en étudiant la reproduction simple que les capitalistes doivent eux-mêmes mettre en circulation l'argent destiné à la réalisation de leur plus-value et que cet argent retourne finalement dans la poche du capitaliste d'où il était sorti. La quantité d'argent nécessaire à la circulation de la plus-value est déterminée, d'après la loi générale de la circulation des marchandises, par la valeur des marchan­dises où il est renfermé, divisée par le nombre moyen des rotations accomplies par l'argent. Cette même loi s'applique également ici. Les capitalistes de II doivent disposer d'une certaine somme d'argent pour la circulation de leur plus-value, ils doivent donc posséder une certaine réserve d'argent. Cette réserve doit être assez considérable pour suffire aussi bien à la circulation de la partie de la plus-value représentant le fonds de consommation qu'à celle destinée à la capitalisation. Plus loin Boulgakov émet l'idée qu'il importe peu dans la question de savoir combien d'argent est nécessaire à la circulation d'une quantité déterminée de marchandises dans le pays qu'une partie de ces marchandises représente ou non de la plus-value. « Mais la question générale de savoir d'où vient au fond l'argent qui existe dans le pays, est résolue en ce sens que cet argent est fourni par le producteur d'or. » Siun pays a besoin de plus d'argent par suite d'un élargissement de la production, la production de l'or est également élargie en conséquence (ibid., p. 50-55). On en revient donc finalement au producteur d'or qui joue déjà chez Marx le rôle de deus ex machina.

Il faut avouer que Boulgakov nous a cruellement déçu dans notre espoir de voir apparaître une nouvelle solution du problème. « Sa » solution n'a pas dépassé d'un iota celle qu'avait fournie d'analyse de Marx. Elle se réduit aux trois phrases extrêmement simples que voici : 1) Question : - combien d'argent est nécessaire pour réaliser la plus-value capitalisée ? Réponse : - autant que l'exige la loi générale de la circulation des marchandises. 2) Question : d'où les capitalistes prennent-ils cet argent pour réaliser la plus-value capitalisée ? Réponse : - il faut bien qu'ils le possè­dent. 3) Question : - d'où vient en général l'argent dans le pays ? Réponse : - du producteur d'or. Cette explication, dans sa simplicité étonnante, est plutôt suspecte que captivante. Mais il est inutile que nous réfutions cette théorie du producteur d'or deus ex machina de l'accumulation capitaliste. Boulgakov lui-même l'a très bien fait. 80 pages plus loin, il en revient au producteur d'or, dans un tout autre contexte à partir de la théorie du fonds de salaires, à laquelle il s'est attaqué sans raison évidente. Et ici il émet tout à coup ce jugement pertinent :

« Nous savons déjà qu'il existe entre autres producteurs le producteur d'or. Celui-ci, même dans le cas de la reproduction simple, accroît d'une part la quantité absolue d'argent circulant dans le pays et, d'autre part, il achète des moyens de production et de consommation sans vendre de son côté des marchandises, en payant pour les marchandises achetées directement avec l'équivalent d'échange général qui est son propre produit. Or le producteur d'or ne pourrait-il, par exemple, rendre le service d'acheter à la section Il toute la plus-value accumulée et de la payer avec de l'or que la section Il utilisera alors à acheter des moyens de production à la section I et à élargir le capital variable c'est-à-dire à acheter la force de travail supplémentaire ? Ainsi le producteur d'or apparaît comme le véritable débouché extérieur.

« Cependant cette hypothèse est parfaitement absurde. L'accepter revient à faire dépendre l'élargissement de la production de l'élargissement de la production de l'or (bravo !). A son tour cette hypothèse implique un accroissement de la production de l'or qui ne correspond pas du tout à la réalité. Si l'on veut obliger le producteur d'or à acheter à la section Il, par l'intermédiaire de ses ouvriers, toute la plus-value accumulée, cela signifie que son capital variable doit s'accroître tous les jours, à toutes les heures. Mais en même temps le capital constant doit s'accroître dans la même mesure ainsi que la plus-value, par conséquent toute la production d'or doit prendre des dimensions véritablement monstrueuses (bravo !). Au lieu d'essayer de vérifier par la statistique cette hypothèse puérile, (ce qui ne serait du reste guère possible) il suffit de renvoyer à un fait qui, à lui seul, la détruit. Ce tait est le développement du crédit qui accompagne le développement de l'économie capitaliste (bravo !). Le crédit a tendance à diminuer (relativement bien entendu, et non pas absolument) la quantité d'argent en circulation et apparaît comme le complément nécessaire au développement de l'économie d'échange qui autrement se heurterait rapidement à ses limites à cause du manque de monnaie-métal. Il me semble superflu de démontrer, chiffres à l'appui, combien est réduit aujourd'hui le rôle de la monnaie-métal dans les transactions d'échange. L'hypothèse émise se trouve ainsi en contradiction directe et indirecte avec les faits, il faut la rejeter » (ibid., p. 132 et suiv.).

Bravissimo ! Très bien ! Mais de ce fait Boulgakov « rejette » également lui-même la seule explication qu'il ait fournie jusqu'ici à la question de savoir comment et par qui la plus-value capitalisée est réalisée. D'ailleurs il n'a fait, en se réfutant lui-même, que développer ce que Marx avait déjà dit en un seul mot, lorsqu'il avait qualifié d' « absurde » l'hypothèse du producteur d'or engloutissant toute la plus-value sociale. Sans doute la solution véritable de Boulgakov et celle des marxistes russes qui ont étudié la question se trouve-t-elle tout à fait ailleurs. Boulgakov ainsi que Tougan-Baranowsky et Ilyine (Lénine) soulignent le fait que les adversaires - les sceptiques - commettent, en ce qui concerne la possibilité de l'accumulation, une erreur capitale dans l'analyse de là valeur du produit global. Ceux-ci - notamment Vorontsov - supposaient que le produit social global se composait de moyens de consommation et ils partaient de l'hypothèse erronée que la consommation était en général le but de la production capitaliste. C'est ce point - expliquaient à présent les marxistes - qui est la source de tout le malentendu, et de là découlaient les difficultés imaginaires quant à la réalisation de la plus-value, à propos de laquelle les sceptiques se cassaient la tête. « Du fait de cette hypothèse erronée cette école s'est créé à elle-même des difficultés inexistantes : comme les conditions normales de la production capitaliste supposent que le fonds de consommation des capitalistes ne constitue qu'une partie de la plus-value, et une partie minime, la majeure partie étant réservée à l'élargissement de la production, il est évident que les difficultés imaginées par cette école (les populistes) n'existent pas en réalité » (ibid., p. 20). L'aisance avec laquelle Boulgakov ignore le problème est stupéfiante. Il ne semble même pas soupçonner la question des bénéficiaires, qui, très accessoire dans l'hypothèse de la consommation personnelle de la plus-value tout entière, devient impérieuse dans l'hypothèse de la reproduction élargie,

Toutes ces « difficultés imaginaires » s'évanouissent grâce à deux découvertes de Marx que ses disciples russes ne cessent d'opposer à leurs adversaires. Premièrement le fait que la composition de la valeur du produit social n'est pas v + pl, mais c + v + pl, et deuxièmement le fait qu'avec les progrès de la production capitaliste, dans cette composition l'élément c s’accroît toujours davantage par rapport à v, tandis que simultanément, dans la plus-value, la partie capitalisée grandit toujours par rapport à la partie consommée. A partir de là, Boulgakov construit toute une théorie sur le rapport de la production à la consommation dans la société capitaliste. Cette théorie joue un rôle si important chez les marxistes russes et en particulier chez Boulgakov qu'il est nécessaire de l'exposer in extenso.

« La consommation, dit Boulgakov, la satisfaction des besoins sociaux, ne cons­titue qu'un facteur accessoire de la circulation du capital. Le volume de la produc­tion est déterminé par la grandeur du capital et non par l'étendue des besoins sociaux. Le développement de la production non seulement ne s'accompagne pas de l'accroissement de la consommation mais au contraire il y a même un antagonisme entre ces deux facteurs. La production capitaliste ne connaît pas d'autre consomma­tion que la consommation solvable, mais les consommateurs solvables ne peuvent être que ceux qui perçoivent un salaire ou une plus-value et leur pouvoir d'achat corres­pond exactement au montant de ces revenus. Mais nous avons vu que la ten­dance fondamentale du développement de la production capitaliste est une diminution relative du capital variable ainsi que du fonds de consommation du capitaliste (bien qu'il y ait croissance en valeur absolue). On peut donc dire que le développement de la production diminue la consommation[49]. Les conditions de la production et celles de la consommation se trouvent ainsi en contradiction. La production ne peut S'élargir pour le compte de la consommation. L'expansion est cependant une loi interne fonda­mentale de la production capitaliste qui prend à l'égard de chaque capitaliste en particulier la forme de la loi sévère de la concurrence. Cette contradiction interne trouve une solution dans le fait que la production en expansion constitue elle-même le marché pour les produits additionnels. « La contradiction interne est résolue par l'élargissement du champ extérieur de la production » (Capital, livre III, p. 189). (Boulgakov cite ici une phrase de Marx en en faussant tout à fait le sens, nous y reviendrons plus tard). Nous venons de montrer comment c'est possible (Boulgakov entend par là l'analyse du schéma de la reproduction élargie). La plus grande part de cette expansion de la production revient manifestement à la section I, c'est-à-dire à la production du capital constant et la part la plus petite (relativement) à la section II, qui produit des biens de consommation immédiate. Ce décalage dans les rapports entre les sections I et Il exprime de façon suffisamment claire le rôle joué par la consommation dans la société capitaliste et indique où l'on doit chercher le débouché principal des marchandises capitalistes » (ibid., p. 161). « ... Même dans ces limites étroites (du mobile du profit et des crises) même sur ce chemin hérissé d'épines, la production capitaliste peut s'élargir indéfiniment, même si l'on ne tient pas compte ou en dépit de la diminution de la consommation. Dans la littérature russe il est fait état à plusieurs reprises du fait que la diminution de la consommation empêche toute augmentation importante de la production capitaliste s'il n'y a pas de marchés extérieurs. On ne voit pas que la consommation n'est pas du tout le but-ultime de la production capitaliste, que cette dernière n'existe pas en vertu de l'accroissement de la consommation, mais grâce à l'élargissement du champ extérieur de la production qui constitue précisément le marché pour les produits fabriqués selon le mode capitaliste. Toute une série de savants disciples de Malthus, insatisfaits de la doctrine superficielle de l'harmonie prêchée par l'école de Ricardo-Say, s'efforcent de donner une solution à ce problème insoluble : trouver les moyens d'élargir la consommation que le mode de production capitaliste cherche à restrein­dre. Marx fui le seul à analyser les relations véritables : il a démontré que l'accrois­se­ment de la consommation est fatalement plus lent que celui de la production, quelles que soient les « tierces personnes » que l'on puisse inventer. C'est pourquoi la consommation et son volume ne peuvent en aucune manière être considérés comme constituant la limite directe de l'élargissement de la production. Lorsqu'elle s'éloigne du but véritable de la production, la production capitaliste l'expie par des crises, mais elle est indépendante de la consommation. L'élargissement de la production trouve ses limites seulement dans le volume du capital et ne dépend que de ce dernier » (ibid., p. 167).

La théorie de Boulgakov et de Tougan-Baranowsky est ici directement imputée à Marx, tant elle semblait, aux yeux des marxistes russes, découler de la doctrine marxien­ne et se fondre organiquement en elle. Boulgakov la définit dans un autre pas­sa­ge encore plus clairement comme étant l'interprétation fidèle du schéma marxien de la reproduction élargie. Lorsque le mode de production capitaliste s'est établi dans un pays, son dynamisme interne commence à se développer d'après le modè­le suivant : « La production du capital constant constitue la section I de la production sociale, qui déjà fait naître une demande autonome de moyens de consommation de l'ordre du volume du capital variable propre à la section I ainsi que du fonds de consommation de ses capitalistes. La section Il de son côté fait naître la demande de produits de I. De cette manière se constitue dès le début de la produc­tion capitaliste un circuit fermé où la production capitaliste ne dépend d'aucun marché étranger, mais se suffit à elle-même et peut s'accroître pour ainsi dire automatiquement grâce à l'accumulation » (ibid., p. 210)[50]. Dans un autre passage il va jusqu'à donner à sa théorie la formulation audacieuse que voici : « Le seul débouché pour les produits de la production est cette production elle-même  » (ibid., p. 238).

Entre les mains des marxistes russes, cette théorie devint l'arme essentielle par laquelle ils ont vaincu leurs adversaires, les sceptiques « populistes » dans la question des débouchés. On ne peut en apprécier l'audace que si l'on se représente la contra­diction étonnante où se trouve cette théorie avec la pratique quotidienne, avec tous les faits connus de la réalité capitaliste. Mieux : il faut admirer encore davantage cette théorie, qui fut proclamée triomphalement comme la vérité marxiste la plus pure, si l'on songe qu'elle repose sur un quiproquo fondamental. Mais nous reviendrons sur les détails de cette question à propos de notre critique de Tougan-Baranowsky.

Boulgakov bâtit une théorie tout à fait erronée du commerce extérieur sur une conception fausse des rapports entre la consommation et la production dans la société capitaliste. La thèse de la reproduction exposée ci-dessus ne laisse en effet aucune place au commerce extérieur. Si le capitalisme forme dans chaque pays, dès le début de son développement, ce fameux « circuit fermé », si, tournant en rond comme un chat autour de sa queue, il se « suffit à lui-même », se crée à lui-même un marché illimité et se donne lui-même l'impulsion de son propre élargissement, alors tout pays capitaliste est à son tour, économiquement parlant, un tout fermé « se suffisant à lui-même ». Dans un seul cas, le commerce extérieur serait concevable : comme moyen de compenser par l'importation le manque naturel, dû au sol et au climat, de certains produits, autrement dit l'importation de matières premières ou de vivres de première nécessité. Et en effet Boulgakov, renversant la thèse des populistes, construit une théorie du commerce international des États capitalistes où l'importation de produits agricoles représente l'élément actif fondamental, tandis que l'exportation de produits industriels ne fait que fournir les fonds nécessaires à cette importation. La circulation internationale des marchandises apparaît ici, non pas comme fondée dans le mode de production, mais dans les conditions naturelles des différents pays, théorie emprun­tée, cette fois encore, non pas à Marx, mais à des savants allemands d'économie politique bourgeoise. De même que Struve a emprunté à Wagner et à Schäffle son schéma des trois empires mondiaux, de même Boulgakov a emprunté à feu List la classification des pays en catégories selon l'« état de l'agriculture » et l'« état de l'agriculture-manufacture », qu'il a modifiée par la suite, tenant compte des progrès de l'époque en « état de manufacture » et « état de l'agriculture-manufacture ». La première catégorie est désavantagée par la nature par un manque de matières pre­mières et de vivres et de ce fait est obligée de recourir au commerce extérieur ; la deuxième catégorie est pourvue de tout par la nature et peut se dispenser du commer­ce extérieur. Le prototype de la première catégorie est l'Angleterre, celui de la seconde, les États-Unis. Pour l'Angleterre la suppression du commerce extérieur signifie­rait l'agonie et la mort économique, pour les États-Unis elle entraînerait seulement une crise passagère, après quoi une guérison complète serait assurée : « Ici la production peut s'élargir à l'infini sur la base du marché intérieur » (ibid., p. 199). Cette théorie, héritage de l'économie politique allemande, où elle est aujourd'hui encore vivace, n'a manifestement aucune idée des corrélations de l'économie capi­taliste mondiale. Elle ramène le commerce mondial actuel à peu près à la situation du temps des Phéniciens. Ainsi le professeur Bûcher nous dit : « La plus grande facilité, due à l'ère libérale, du commerce international ne doit pas nous faire conclure que la période de l'économie nationale s'approche de sa fin, cédant la place à une ère d'économie mondiale. Sans doute voyons-nous aujourd'hui en Europe un certain nombre d'États privés d'indépendance nationale quant à leur approvision­nement en biens obligés de faire venir de l'étranger de grandes quantités de vivres et de biens de consommation, tandis que leur production industrielle dépasse de loin les besoins nationaux et fournit constamment des excédents qui doivent être réalisés dans des territoires de consommation étrangers. Mais bien que les pays industriels et des pays producteurs de matières premières coexistent, et dépendent les uns des autres, cette « division internationale du travail » ne doit pas être considérée comme un signe que l'humanité est sur le point d'atteindre un nouveau stade de son évolution qui, sous le nom d'économie mondiale, serait opposé aux stades précédents. Car d'une part, aucun stade économique n'a jamais garanti à la longue une souveraineté parfaite de la satisfaction des besoins; chacun a laissé subsister... certaines lacunes qui devaient être comblées d'une manière ou d'une autre. D'autre part, cette préten­due économie mondiale n'a pas jusqu'à présent fait surgir des phénomènes qui s'écartent essentiellement de ceux de l'économie nationale et on peut fortement douter qu'il en surgisse dans un avenir prévisible[51] ». Chez Boulgakov cette concep­tion aboutit à une conclusion inattendue : sa théorie de la capacité illimitée de déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme ne s'applique pas à certains pays jouissant d'une situation naturelle privilé­giée. En Angleterre le capitalisme doit périr dans un avenir plus ou moins proche par l'épuisement du marché mondial, aux États-Unis, en Inde et en Russie, il aura un développement illimité, parce que ces pays se « suffisent à eux-mêmes ».

Mais abstraction faite de ces bizarreries qui sautent aux yeux, l'argumentation de Boulgakov recèle encore un malentendu fondamental quant au commerce extérieur. L'argument principal de Boulgakov contre les sceptiques, qui de Sismondi à Nicolai-on, croyaient devoir recourir à un marché extérieur pour réaliser la plus-value capitaliste, est le suivant : ces théoriciens considéraient manifestement tout commerce extérieur comme un « abîme sans fond » où l'excédent de la production capitaliste, invendable à l'intérieur, disparaîtrait à jamais. A cela Boulgakov répond triomphale­ment que le commerce extérieur n'est absolument pas un « abîme », encore moins un abîme « sans fond », mais une arme à double tranchant et que l'exportation doit toujours être accompagnée d'importation, celles-ci s'équilibrant généralement à peu près mutuellement. Ce qui quitte le pays par une frontière y revient par une autre sous une ferme d'usage différente. « Il faut trouver une place pour les marchandises importées qui représentent l'équivalent des marchandises exportées, à l'intérieur des limites du marché, mais si c'est impossible, le fait de recourir à un marché extérieur ne fait qu'entraîner de nouvelles difficultés » (ibid., p. 132). A un autre passage, il dit que la méthode proposée par les populistes russes pour réaliser la plus-value, le marché extérieur, était « beaucoup moins heureuse que la solution trouvée par Malthus, von Kirchmann et Vorontsov lui-même dans son essai sur le militarisme et le capitalisme » (ibid., p. 236)[52].

Bien que Boulgakov ait reproduit avec enthousiasme les schémas marxiens de la reproduction, il montre ici qu'il n'a pas du tout compris le problème véritable qui est l'objet des recherches tâtonnantes des sceptiques depuis Sismondi jusqu'à Nicolai-on : il dénie au commerce extérieur le pouvoir de résoudre la difficulté, parce que celui-ci réintroduit dans le pays la plus-value écoulée «bien que sous une forme modifiée ». En accord avec la conception fruste de von Kirchmann et de Vorontsov, Boulgakov croit donc qu'il s'agit d'anéantir une certaine quantité de plus-value, de l'effacer du sol, il ne se doute pas qu'il s'agit de sa réalisation, de la métamorphose de la marchan­dise, donc précisément de la « forme modifiée » de la plus-value.

Ainsi Boulgakov en arrive à la même conclusion que Struve, bien que par une autre voie : il prêche une accumulation capitaliste se suffisant à elle-même, qui dévo­re ses propres produits comme Chronos ses enfants, et qui renaît d'elle-même, tou­jours plus puissante. De là il n'y avait plus qu'un pas pour abandonner le marxisme et revenir à l'économie bourgeoise. Ce pas a été allégrement franchi par Tougan-Baranowsky.

23. La « disproportionnalité » de Tougan-Baranowsky[modifier le wikicode]

Nous abordons ce théoricien à la fin - bien qu'il ait formulé sa théorie en langue russe dès 1894, avant Struve et Boulgakov -, d'une part parce qu'il n'a publié que plus tard, sous une forme plus mûre, sa théorie en langue allemande dans les Studien zur Theorie und Geschichte der Handelskrisen in England, en 1901, et dans les Theoretische Grundlagen des Marxismus en 1905 ; d'autre part parce que, de tous les critiques marxistes cités, il est celui qui a tiré des prémisses communes les consé­quences les plus étendues.

Comme Boulgakov, Tougan-Baranowsky part de l'analyse marxienne de la reproduction sociale, qui seule lui a donné le fil conducteur lui permettant de se re­trou­ver dans ce labyrinthe confus des problèmes. Mais tandis que Boulgakov, adepte fervent de la doctrine de Marx, prétend seulement la suivre fidèlement et impute simple­ment au maître ses propres conclusions, Tougan-Baranowsky au contraire donne des leçons à Marx qui, d'après lui, n'aurait pas su exploiter sa propre analyse brillante du processus de reproduction. La conclusion générale la plus importante que Tougan tire des principes de Marx, la charnière de toute sa théorie est que l'accumu­lation capitaliste - à l'encontre de l'hypothèse des sceptiques - n'est pas seulement possible dans les formes capitalistes du revenu et de la consommation mais qu'elle est en fait indépendante de ces deux éléments. Ce n'est pas la consommation - mais la production qui est à elle-même son meilleur débouché. C'est pourquoi production et débouchés sont identiques, et, comme l'élargissement de la production est en lui-même illimité, la capacité d'absorption pour ses produits, le marché, n'a pas non plus de limites. « Les schémas cités, dit-il, devaient prouver jusqu'à l'évidence un principe qui, bien que très simple par lui-même, peut facilement soulever des objections si l'on ne comprend pas bien le processus de la reproduction du capital social : à savoir que la production capitaliste se crée à elle-même son marché. Pourvu qu'il soit possible d'élargir la production sociale, pourvu que les forces productives le permettent, la division proportionnelle de la production sociale entraînera un élargissement corres­pondant de la demande, car dans ces conditions toute marchandise nouvellement produite représente un pouvoir d'achat nouveau permettant d'acquérir d'autres mar­chandises. En comparant la reproduction simple du capital social avec sa repro­duction à une échelle élargie, nous aboutissons à une conclusion importante, à savoir que dans l'économie capitaliste la demande de marchandises est en un certain sens indépendante du volume total de la consommation sociale.

« Aussi absurde que cela puisse paraître du point de vue du « bon sens », le volume total de la consommation sociale peut diminuer, tandis que simultanément la demande sociale globale de marchandises peut s'accroître[53] ».

Plus loin encore : « Comme résultat de notre analyse abstraite du processus de la reproduction du capital social, nous avons abouti à la conclusion qu'il ne peut y avoir aucun produit social excédentaire dans le cas d'une division proportionnelle de la production sociale » (ibid., p. 34). A partir de là, Tougan révise la théorie marxien­ne des crises qui, selon lui, repose sur l'idée sismondienne de la « sous-consommation » : «L'opinion répandue, et adoptée jusqu'à un certain point par Marx, que la misère des ouvriers qui constituent la grande majorité de la population, rend impossible la réalisation des produits de la production capitaliste toujours en extension, à cause d'une demande insuffisante - cette opinion doit être considérée comme fausse. Nous avons vu que la production capitaliste crée pour elle-même un marché - la consom­mation n'est qu'un des facteurs de la production capitaliste. Si la production sociale était organisée de manière planifiée, si les dirigeants de la production avaient une connaissance parfaite de la demande et le pouvoir de transférer librement le travail et le capital d'une branche de la production dans une autre, alors, aussi réduite que puisse être la consommation sociale, l'offre des marchandises ne pourrait pas dépasser la demande » (ibid., p. 33). La seule circonstance qui produise périodi­que­ment un encombrement du marché est le manque de proportionnalité dans l'extension de la production. Tougan décrit ainsi la marche de l'accumulation capitaliste dans ces conditions : « Que produiraient les ouvriers... si la production était organisée de manière proportionnelle ? Évidemment des vivres, pour leur propre consommation et des moyens de production. Mais à quoi ceux-ci serviraient-ils ? A l'élargissement de la production l'année suivante. De la production de quels produits ? A nouveau de moyens de production et des vivres pour les ouvriers - et ainsi ad infinitum » (ibid., p. 191). Ce jeu de questions et de réponses n'est pas, remarquons-le bien, une manière de persiflage ironique vis-à-vis de soi-même, il est tout à fait sérieux. Et ainsi s'ouvrent des perspectives infinies à l'accumulation capitaliste : « Si... l'élargissement de la production est pratiquement illimité, alors nous devons également supposer que l'élargissement du marché est également illimité car il n'existe dans des conditions d'augmentation proportionnelle de la production sociale pas d'autre limite à l'élargissement du marché que celles des forces de production dont dispose la société » (ibid., p. 231)[54]. Comme de cette manière la production crée elle-même ses débouchés, le commerce extérieur des États capitalistes se voit attribuer le même curieux rôle mécanique qui lui était déjà dévolu par Boulgakov. Le marché extérieur est par exemple absolument nécessaire à l'Angleterre. « Cela ne prouve-t-il pas que la production capitaliste crée un produit excédentaire pour lequel il n'y a pas de place sur le marché intérieur ? Pourquoi l’Angleterre a-t-elle besoin d'un marché exté­rieur, en somme ? La réponse n'est pas difficile. C'est parce qu'une grande partie du pouvoir d'achat de l'Angleterre est utilisée à l'achat de marchandises étrangères. L'importation de marchandises étrangères pour le marché intérieur de l'Angleterre rend en contrepartie absolument nécessaire l'exportation de marchandises anglaises en destination du marché extérieur comme l’Angleterre ne peut subsister sans importation de produits étrangers, J'exportation est également une condition vitale pour ce pays, sans quoi il n'aurait rien pour payer ses importations » (ibid. p. 35). De nouveau c'est l'importation de produits agricoles qui est désignée comme le facteur stimulant et décisif ; et nous retrouvons ainsi les deux catégories de pays, « ceux de type agricole et ceux de type industriel » qui, par nature, sont voués à l'échange réciproque - schéma tout à fait conforme à celui des professeurs allemands.

Par quelle argumentation Tougan-Baranowsky démontre-t-il donc sa solution audacieuse du problème de l'accumulation, qui lui sert également à éclairer le problème des crises et tout une série d'autres problèmes ? C'est à peine croyable, mais il faut le constater : son argumentation consiste uniquement dans le schéma marxien de la reproduction élargie. Ni plus ni moins[55]. Tougan-Baranowsky, il est vrai, parle à plusieurs reprises avec quelque grandiloquence de son « analyse abstraite du pro­cessus de la reproduction du capital social », « de la logique rigoureuse » de son analyse, mais toute cette « analyse » se réduit à une transcription littérale du schéma marxien de la reproduction élargie, à cela près que les chiffres choisis sont autres. Dans toute l'étude de Tougan on ne trouvera pas trace d'une autre démonstration. En effet, dans le schéma marxien l'accumulation, la production, la réalisation, l'échange, la reproduction s'effectuent sans difficulté. Et ensuite on peut effectivement pour­suivre cette « accumulation » « ad infinitum », aussi longtemps qu'il y a de l'encre et du papier. Et cet exercice inoffensif, qui consiste à aligner des équations arithméti­ques sur le papier, Tougan-Baranowsky veut très sérieusement le faire passer pour une preuve que les choses se produisent ainsi dans la réalité. « Les schémas cités ont prouvé jusqu'à l'évidence »... A un autre endroit il réfute Hobson qui est convaincu de l'impossibilité de l'accumulation en lui objectant ceci : « Le schéma n° 2 de la reproduction du capital social à une échelle élargie correspond au cas choisi par Hobson de l'accumulation capitaliste. Mais voyons-nous dans ce schéma naître un produit excédentaire ? En aucune façon ! » (ibid., p. 191).

Donc, parce que « dans le schéma » il n'y a pas de produit excédentaire voilà Hobson réfuté et la question réglée.

Sans doute Tougan-Baranowsky sait-il fort bien que dans l'implacable réalité les choses ne se passent pas aussi facilement. Il y a des fluctuations constantes dans l'échange ainsi que des crises périodiques. Mais les crises ne se produisent que parce qu'on ne respecte pas la proportionnalité dans l'élargissement de la production, autrement dit parce que l'on ne s'en tient pas à l'avance aux proportions du « schéma n° 2 ». Si on les respectait, il n'y aurait pas de crises et tout se passerait dans la production capitaliste aussi bien que sur le papier. Mais Tougan devra admettre qu'on peut opportunément faire abstraction des crises du moment qu'on considère le processus de reproduction dans son ensemble comme un processus continu. Peu importe que la « proportionnalité » se disloque à chaque instant, dans la moyenne des conjonctures grâce aux déviations, aux fluctuations quotidiennes des prix et aux crises périodiques, la « proportionnalité » se trouve toujours rétablie à nouveau. Ce qui prouve qu'elle est dans l'ensemble plus ou moins respectée, c'est le fait que l'économie capitaliste continue à exister et à se développer, sinon nous aurions depuis longtemps connu le chaos et l'effondrement. Sur une longue période, si l'on considère le résultat final, la proportionnalité chère à Tougan est respectée, ce qui permet de conclure que la réalité est conforme au « schéma n° 2 ». Et parce que ce schéma peut être poursuivi indéfiniment, l'accumulation capitaliste peut, elle aussi, continuer « ad infinitum ».

Ce qui frappe dans tout cela, ce n'est pas la conclusion à laquelle aboutit Tougan-Baranowsky, à savoir que le schéma corres­pond réellement au cours des choses - nous avons vu que Boulgakov partageait cette opinion ; mais ce qui étonne, c'est que Tougan n'estime même pas nécessaire de se demander si le « schéma » est valable, et qu'au lieu d'en démontrer le bien-fondé, il considère inversement le schéma lui-même, l'exercice arithmétique sur le papier comme une preuve de la conformité de la réalité. Boulgakov s'efforçait honnêtement d'appliquer le schéma de Marx à la situa­tion concrète de l'économie capitaliste et des échanges capitalistes. Il essayait, sans succès il est vrai, de venir à bout des difficultés qui en découlaient, se trouvant empêtré dans l'analyse de Marx qu'il considérait avec clairvoyance et à juste titre comme inachevée et discontinue. Tougan-Baranowsky n'a besoin d'aucune preuve, il ne s'embarrasse pas de cela : comme les opérations arithmétiques se résolvent à loisir et peuvent être poursuivies indéfiniment, il considère ce fait comme une preuve que l'accumulation capitaliste peut se poursuivre à l'infini - sous réserve de la « propor­tionnalité » en question, qu'il est facile cependant, et Tougan lui-même ne le contestera pas, d'établir d'une manière ou d'une autre.

Tougan-Baranowsky a cependant une preuve indirecte que le schéma avec ses résultats étranges, correspond à la réalité et constitue son reflet fidèle. C'est le fait que la société capitaliste, conformément au schéma, met au premier rang la production et derrière elle la consommation, la première étant la fin et la seconde le moyen, de même que le travail humain est mis sur le même pied que le « travail » de la machine : « Le progrès technique s'exprime par le fait que l'importance des instruments de travail, de la machine augmente sans cesse par rapport à celle du travail vivant, par rapport à l'ouvrier lui-même. Les moyens de production jouent un rôle toujours plus grand dans le processus de production et sur le marché des marchandises. L'ouvrier est refoulé par la machine, et en même temps la demande engendrée par la consommation du travailleur diminue par rapport à la demande qui provient de la consommation productive des moyens de production. Les rouages de l'économie capitaliste acquièrent le caractère d'un mécanisme qui existerait pour ainsi dire pour lui-même et dans lequel la consommation des hommes apparaît comme un simple facteur du processus de la reproduction et de la circulation du capital » (ibid., p. 27). Tougan-Baranowsky considère cette découverte comme la loi fondamentale de l'éco­no­mie capitaliste, et il en voit la confirmation dans un phénomène très concret : avec la poursuite du développement capitaliste la section I - celle des moyens de produc­tion - est en croissance constante par rapport à la section des moyens de consomma­tion et aux dépens de cette dernière. C'est précisément Marx qui, comme on le sait, a lui-même énoncé cette loi et sa représentation mathématique de la reproduction repose sur cette loi bien que Marx, pour simplifier, n'ait pas tenu compte numérique­ment des décalages provoqués par ce phénomène, dans le développement ultérieur de son schéma. C'est donc ici, dans la croissance automatique de la section des moyens de production par rapport à la section des moyens de consommation que Tougan a trouvé la seule preuve objective exacte de sa théorie, à savoir que dans la société capitaliste la consommation humaine devient de moins en moins importante, et la production de plus en plus un but absolu. Il fait de cette idée la pierre angulaire de tout son édifice théorique. « Dans tous les États industriels - proclame-t-il - nous rencontrons le même phénomène, partout le développement de l'économie nationale suit la même loi fondamentale. L'industrie extractive qui crée les moyens de pro­duction pour l'industrie moderne prend une place de plus en plus importante. Ainsi la diminution relative de l'exportation des produits fabriqués anglais qui servent directement à la consommation est une expression de cette loi fondamentale du développement capitaliste : plus la technique progresse, plus les moyens de consom­ma­tion sont refoulés par les moyens de production. La consommation humaine joue un rôle de moins en moins important par rapport à la consommation productive des moyens de production » (ibid., p. 58).

Bien que Tougan ait emprunté directement à Marx cette « loi fondamentale » toute élaborée, comme d'ailleurs toutes ses idées « fondamentales », dans la mesure où elle représentent quelque chose de concret et d'exact, il n'en est pas satisfait une fois de plus, et se hâte de critiquer Marx en le citant contre lui-même. Selon Tougan, Marx aurait trouvé une perle au hasard, et ne saurait qu'en faire. C'est lui, Tougan, le premier, qui a su faire fructifier la découverte « fondamentale » pour la science ; sous sa plume, la loi ainsi découverte éclaire soudain tout le mécanisme de l'économie capitaliste : cette loi de l'accroissement de la section des moyens de production aux dépens de la section des moyens de consommation révèle clairement, distinctement, de manière exacte et en termes mesurables le fait que la société capitaliste attache de moins en moins d'importance à la consommation humaine, qu'elle place l'homme au niveau du moyen de production, que Marx se trompait donc radicalement en suppo­sant que seul l'homme crée la plus-value et non pas la machine, que la consommation humaine constitue une limite pour la production capitaliste entraînant aujourd'hui nécessairement des crises périodiques et demain l'effondrement et la fin dans la terreur de l'économie capitaliste. Bref, la « loi fondamentale » de l'accroissement des moyens de production aux dépens des moyens de consommation reflète le caractère spécifique de la société capitaliste dans son ensemble, que Marx n'a pas compris et qu'il a enfin été donné à Tougan-Baranowsky de déchiffrer.

Nous avons déjà vu auparavant le rôle décisif joué par la fameuse « loi fonda­mentale » capitaliste dans la controverse des marxistes russes avec les sceptiques. Nous connaissons les propos de Boulgakov. C'est exactement de la même manière que s'exprime un autre marxiste dans sa polémique contre les « populistes », V. Ilyine (Lénine) :

« Comme on le sait, la loi de la production capitaliste consiste dans le fait que le capital constant s’accroît plus rapidement que le capital variable, c'est-à-dire qu'une partie toujours plus grande de capitaux nouveaux se tournent vers la section de la production sociale qui crée des moyens de production. Par conséquent cette section doit nécessairement s'accroître plus vite que la section qui produit des moyens de consommation, c'est-à-dire qu'il se produit précisément ce que Sismondi déclarait « impossible », « dangereux », etc. Par conséquent les moyens de consommation pren­nent toujours moins d'importance dans la masse totale de la production capita­liste. Et cela correspond parfaitement à la « mission » historique du capitalisme et à sa structure sociale spécifique : la première consiste en effet dans le dévelop­pement des forces productives de la société (production pour l'amour de la produc­tion) ; la seconde exclut l'utilisation de cette production par la masse de la population[56]. »

Ici encore, Tougan-Baranowsky va naturellement plus loin que les autres. Son amour du paradoxe le pousse à fournir la preuve mathématique que l'accumulation du capital et l'élargissement de la production sont possibles, même quand il y a dimi­nution absolue de la consommation, ce qui est une plaisanterie. Ici, comme le montre Kautsky, il se livre à une manœuvre scientifiquement peu honnête : il tire en effet sa déduction audacieuse d'un moment spécifique : celui du passage de la reproduction simple à la reproduction élargie, moment qui même en théorie ne peut être qu'excep­tionnel, et dans la pratique n'entre absolument pas en ligne de compte[57].

Quant à la « loi fondamentale » de Tougan, Kautsky déclare qu'elle est une pure illusion due au fait que Tougan-Baranowsky n'envisage que la situation de la production dans les vieux pays de grande industrie capitaliste : « Il est exact, écrit Kautsky, que le nombre des lieux de production où les produits sont directement fabriqués pour la consommation personnelle, diminue, avec la division progressive du travail, relativement toujours par rapport aux autres lieux de production qui fournissent à ceux-ci et les uns aux autres les outils, les machines, les matières premières, les moyens de transport, etc. Tandis que dans l'économie paysanne primitive le lin était travaillé par l'entreprise qui le récoltait avec ses propres outils et transformé en vue de la consommation humaine à cet endroit même, aujourd'hui ce sont peut-être des centaines d'entreprises qui participent à la fabrication d'une chemise, à la fabrication du coton brut, à la production des rails de chemin de fer, de locomotives, de wagons qui l'amènent au port, etc. »

« Du fait de la division internationale du travail, on en arrive à ce que certains pays - les vieux pays industriels - ne peuvent augmenter que lentement leur produc­tion destinée à la consommation personnelle tandis que la production des moyens de production y fait encore de rapides progrès et qu'elle devient beaucoup plus déterminante pour le cours de la vie économique que la production de moyens de consommation. Quiconque ne considère la chose que du point de vue de la nation en question en arrive facilement à l'opinion que la production de moyens de production peut, d'une manière permanente, se développer beaucoup plus rapidement que celle des moyens de consommation et qu'elle n'est pas liée à cette dernière. »

Ce dernier point, c'est-à-dire l'idée que la production de moyens de production est indépendante de la production de moyens de consommation, est naturellement un mirage engendré par la théorie économique vulgaire de Tougan-Baranowsky. Il en est autrement du fait sur lequel il veut fonder son sophisme : la croissance plus rapide de la section des moyens de production par rapport à celle des moyens de consomma­tion. Ce fait ne peut être contesté, et ceci non seulement en ce qui concerne les vieux pays industriels, mais encore partout où le progrès technique domine la production. C'est sur ce fait que repose également la loi fondamentale de Marx de la baisse tendancielle du taux de profit. Mais malgré cela, ou précisément à cause de cela. Boulgakov, Ilyine et Tougan-Baranowsky commettent une erreur lorsqu'ils croient avoir dévoilé dans cette loi l'essence spécifique de l'économie capitaliste en tant qu'économie où la production est le but primordial et où la consommation humaine n'est qu'accessoire.

La croissance du capital constant aux dépens du capital variable n'est que l'expres­sion capitaliste des effets généraux de la productivité croissante du travail. La formule c > v traduite de la langue capitaliste dans la langue du processus du travail social, veut dire simplement : plus la productivité du travail humain est grande, plus court est le temps pendant lequel elle transforme une quantité donnée de moyens de production en produits finis[58]. C'est une loi générale du travail humain - elle fut valable dans toutes les formes de production précapitalistes, et sera valable à l'avenir dans l'ordre socialiste. Exprimée dans la forme d'usage concrète du produit social global, cette loi doit s'exprimer dans un emploi toujours plus grand du temps de travail social à la production de moyens de production par rapport à la production de moyens de consommation. Plus encore, cette transformation devrait avoir lieu encore plus vite dans un pays à économie socialiste et planifiée que dans l'économie capita­liste actuelle. Premièrement l'usage d'une technique scientifique rationnelle à une grande échelle dans l'agriculture ne sera possible que lorsque les barrières de la propriété foncière privée seront abattues. Il s'ensuivra un bouleversement prodigieux dans un grand secteur de la production, qui aboutira généralement à la substitution du travail humain par le travail mécanique et qui permettra d'entreprendre des tâches techniques sur une échelle inconcevable dans les conditions actuelles. Deuxièmement l'application de la mécanique en général dans le processus de production se fera sur une base économique nouvelle. A l'heure actuelle la machine n'entre pas en concurrence avec le travail humain, mais seulement avec la partie payée du travail humain. La limite inférieure de l'unité pratique de la machine dans la production capitaliste est donnée par le coût de la force de travail à laquelle elle se substitue. Ceci veut dire : pour le capitaliste une machine entre en considération seulement lorsque ses frais de production - compte tenu du même rendement - sont moindres que les salaires auxquels elle se substitue. Du point de vue du processus social de travail qui seul doit être déterminant dans la société socialiste, la machine ne doit pas entrer en concurrence avec le travail nécessaire à la subsistance des ouvriers, mais avec le travail effectué par eux. Cela veut dire que dans une société qui n'est pas gouvernée par le profit mais qui a en vue l'économie du travail humain, l'emploi de la machine serait déjà indiqué économiquement lorsque sa fabrication coûte moins de travail qu'elle n'économise de travail humain, sans parler des cas où, pour des raisons concernant la santé des ouvriers ou toute autre considération ayant en vue l'intérêt des ouvriers, l'utilisation de la machine peut être envisagée même si elle n'atteint pas cette limite économique minimum. En tout cas la marge entre l'utilité économique des machines dans la société capitaliste et dans la société socialiste est égale à la diffé­rence entre le travail humain et sa partie payée, c'est-à-dire elle peut être mesurée très exactement par la plus-value capitaliste. Par conséquent, lorsque les mobiles du profit capitaliste seront abolis, et l'organisation sociale du travail instituée, le seuil de l'utilisation des machines sera soudainement repoussé de toute la grandeur de la plus-value capitaliste et un champ immense s'ouvrira à l'expansion triomphale de la machi­ne. C'est la preuve évidente que le mode de production capitaliste, dont on prétend qu'il est l'aiguillon du développement de la technique, en fait dresse lui-même des limites sociales très élevées au progrès technique, sous la forme du profit qui est à sa base. Dès que ces limites seront abolies on verra les progrès techniques se développer avec une puissance en face de laquelle les merveilles techniques de la production capitaliste apparaîtront comme un jeu d'enfants.

Traduite dans la composition du produit social, cette révolution technique ne peut signifier qu'une chose : la production des moyens de production dans la société socia­liste - mesurée en temps de travail - doit augmenter encore incomparablement plus vite qu'aujourd'hui, par rapport à la production des moyens de consommation. Ainsi le rapport entre les deux sections de la production sociale, où les marxistes russes avaient cru saisir l'expression spécifique de la dépravation capitaliste, l'expression du mépris pour les besoins de consommation humains, témoigne bien plutôt de la domination croissante de la nature par le travail social, qui se manifestera d'une manière frappante le jour où les besoins humains deviendront le seul point de vue déterminant de la production. La seule preuve objective de la « loi fondamentale » de Tougan-Baranowsky s'écroule ainsi, se révélant comme quiproquo « fondamental ». Sa construction tout entière, y compris la « nouvelle théorie des crises » ainsi que sa « dis­pro­portionnalité » est réduite à son fondement qui n'existe que sur le papier : le schéma de la reproduction élargie, qu'il a servilement emprunté à Marx.

24. La fin du marxisme russe « légal »[modifier le wikicode]

C'est un mérite des marxistes russes « légaux » et en particulier de Tougan-Baranowsky que d'avoir, dans leur polémique contre les sceptiques de l'accumulation capitaliste, enrichi la science en appliquant l'analyse du processus social de repro­duction et son exposé schématique dans le deuxième livre du Capital. Mais du fait que Tougan-Baranowsky a considéré cet exposé schématique comme la solution du problème au lieu de le regarder comme une formulation, ses conclusions devaient fatalement renverser les bases mêmes de la doctrine de Marx.

La conception de Tougan selon laquelle la production capitaliste peut constituer pour elle-même un marché sans limites et qu'elle est indépendante de la consomma­tion l'amène en droite ligne à la théorie de Say et de Ricardo de l'équilibre naturel entre la production et la consommation, entre la demande et l'offre. La seule diffé­rence est que Say et Ricardo s'en tenaient exclusivement à la circulation simple des marchandises, tandis que Tougan transpose tout simplement leur conception à la circulation du capital. Sa théorie des crises résultant d'une « disproportionnalité » n'est au fond rien d'autre qu'une paraphrase de l'habituel lieu commun de Say : lorsqu'on a trop produit d'une certaine catégorie de marchandises, cela prouve tout simplement que l'on a produit trop peu d'une autre catégorie, à cette seule différence près que Tougan expose ce lieu commun dans la langue de l'analyse marxienne du processus de la reproduction. Et bien qu'à l'encontre de Say il déclare possible une surproduction générale, en se référant à la circulation moné­taire que Say avait tout à fait négligée, en fait cette même omission de la circulation monétaire dont s'étaient rendus coupables Ricardo et Say dans le problème des crises, lui permet seule de mener à bien ses merveilleuses opérations sur le schéma de Marx : le schéma n° 2 est hérissé d'épines et de difficultés dès qu'on commence à le transposer à la circulation monétaire. Boulgakov avait été arrêté par ces difficultés lorsqu'il avait tenté de poursuivre jusqu'au bout l'analyse inachevée de Marx. C'est cette union, ce mélange des formes de pensées empruntées à Marx avec le contenu des thèses de Say et de Ricardo que Tougan-Baranowsky a baptisés modestement « essai de synthèse de la théorie de Marx avec l'économie politique classique ».

Ainsi, presque un siècle plus tard, la théorie optimiste qui affirmait contre le scepticisme petit-bourgeois la possibilité et la capacité de développement de la production capitaliste, revenait, par le détour de la doctrine de Marx exprimée par ses porte-parole « légaux », au point de départ, c'est-à-dire à Ricardo. Les trois « marxis­tes » rejoignent ainsi le camp des avocats bourgeois de l'harmonie sociale du bon vieux temps d'avant le péché originel, avant que les économistes bourgeois ne fussent chassés du jardin d'Eden, du Paradis de l'innocence. La boucle est bouclée.

Sans aucun doute, les marxistes russes « légaux » ont triomphé de leurs adver­saires, les « populistes », mais ils ont trop triomphé. Tous les trois, Struve, Boulga­kov, Tougan-Baranowsky, ont, dans l'ardeur du combat, prouvé plus qu'il ne fallait. Il s'agissait de savoir si le capitalisme en général et le capitalisme russe en particulier étaient susceptibles de se développer et les trois marxistes cités ont si bien démontré cette capacité qu'ils ont même prouvé par leurs théories la possibilité de la durée éternelle du capitalisme. Il est clair qu'en admettant l'accumulation illimitée du capital, on démontre en même temps la vitalité infinie du capital. L'accumulation est la méthode spécifiquement capitaliste de l'élargissement de la production, de l'accroissement de la productivité du travail, du développement des forces producti­ves, du progrès économique. Si la production capitaliste est en mesure d'assurer l'accroissement illimité des forces productives et le progrès économique, elle est alors invincible. Le pilier objectif le plus important de la théorie socialiste scientifique s'écroule, l'action politique du socialisme, le contenu idéologique de la lutte de classe prolétarienne cesse d'être un reflet des processus économiques, le socialisme cesse d'être une nécessité historique. L'argumentation, partie de la possibilité du capitalis­me, aboutit à l'impossibilité du socialisme. Les trois marxistes russes étaient bien conscients d'avoir changé de terrain au cours même de la bataille. Sans doute Struve ne s’est-il pas affligé outre mesure de la perte de ce fondement précieux, s'extasiant plein d'allégresse devant la mission civilisatrice du capitalisme[59]. Boulgakov a cher­ché sans succès à colmater la brèche faite à la théorie socialiste avec d'autres lam­beaux de cette théorie : il espérait que l'économie capitaliste, malgré l'équilibre imma­nent entre la production et la consommation, périrait, à cause de la baisse du taux de profit. Mais finalement cette consolation quelque peu fumeuse est réduite à néant par Boulgakov lui-même lorsque, oubliant cette dernière planche de salut qu'il avait tendue au socialisme, soudain à se tourne vers Tougan-Baranowsky, à qui il apprend que la baisse relative du taux de profit est compensée en ce qui concerne les fonds importants, par la croissance absolue du capital[60].

Enfin Tougan-Baranowsky, le plus conséquent de tous, démolit avec la joie rude d'un barbare, tous les piliers économiques objectifs de la théorie socialiste et reconstruit en esprit le monde « plus beau qu'il n'était » sur le fondement de l' «  éthi­que ». « L'individu proteste contre un ordre social qui transforme le but (l'homme) en un moyen et le moyen (la production) en un but[61]. »

Nos trois marxistes ont démontré dans leur personne combien les nouveaux fon­de­ments du socialisme étaient fragiles et minces. A peine avaient-ils établi le socialisme sur de nouvelles bases qu'ils lui tournaient le dos. Tandis que les masses en Russie luttaient au péril de leur vie pour l'idéal d'un ordre social qui devait mettre le but (l’homme) au-dessus du moyen (la production), « l'individu » s'esquive tout simplement et cherche chez Kant un apaisement philosophique et éthique. Les marxistes russes légaux ont pratiquement abouti là où leur position théorique les amenait : dans le camp des « harmonies sociales ».

  1. L'extrait du document intéressant se trouve dans un compte rendu de l'écrit : Observations on the Injurious Consequences of the Restrictions upon Foreign Commerce. By a member of the Late Parliament, Londres, 1820.
    Cet essai libre-échangiste dépeint la situation des ouvriers en Angleterre sous les couleurs les plus sombres. Il cite en particulier les faits suivants : « ... The manufacturing classes in Great Britain have been suddenly reduced from affluence and prosperty to the extreme of poverty and misery. In one of the debates in the late Session of Parliament, it was stated that the wages of meavers of Glasgow and its vicinity, which, when highest, had averaged about 25 s. or 27 s. a week, had been reduced in 1816 to 10 s. ; and in 1819 to the wretched pittance of 5 s. 6 d. or 6 s. They have not since been materially augmented. »
    Dans le Lancashire, les salaires hebdomadaires des tisserands variaient, d'après le même témoignage, de 6 à 12 shillings pour un travail de quinze heures par jour tandis que « des enfants à demi morts de faim » travaillaient chaque jour de douze à seize heures pour un salaire de 2 ou 3 shillings par semaine. La misère dans le Yorkshire était encore plus grande s'il est possible. A l'égard de l'adresse des bonnetiers de Nottingham l'auteur écrit qu'il a examiné lui-même la situation et qu'il est parvenu à la conclusion que les déclarations des ouvriers n'étaient absolument pas exagérées. (The Edinburgh Review, mai 1820, NLXVI, p. 331 et suiv.).
  2. J.-L. L. Simonde De Sismondi, Nouveaux principes de l'économie politique ou De la richesse dans ses rapports avec la population, 2° édition, Paris, Delaunay, 1827, 2 vol. Livre I°, p. 111 et suiv.
  3. Op. cit. II, p. 463.
  4. Op. cit. I. pp. 12-13.
  5. Op. cit. I, p. 88.
  6. Vladimir Ilyine (Lénine), Études et articles économiques, Saint-Pétersbourg, 1899 (en langue russe).
  7. L'article de l'Edinburgh Review était en réalité dirigé contre Owen. Sur 24 pages imprimées il s'attaque aux quatre écrits : A New View of Society, or Essays on the Formation of Human Character, Observations on the Ettects of the Manufacturing System, Two Memorials on Behalf of the Working Classes, presented to the Governments of America and Europe ; et enfin, Three Frocts, and an Account of Public Proceedings relative to the Employment of the Poor.L'auteur anonyme essaie de démontrer à Owen que ses idées de réforme n'attaquent pas le moins du monde les causes réelles de la misère du prolétariat anglais car ces causes réelles sont : l'époque transitoire du défrichement de terrains déserts (théorie de la rente foncière de Ricardo !), les droits de douane sur les blés et les Impôts élevés qui oppressent le fermier comme le fabricant. Donc libre-échange et laisser-faire - c'est l'alpha et l'omega. Dans le cas d'une accumulation sans entraves, chaque accroissement de la production créera pour lui-même un accroissement de la demande. Ici Owen est accusé d'une « ignorance totale » (on le renvoie à Say et à James Mill) : « In his reasonings, as well as in his places, Mr Owen shows himself profoundly ignorant of all the laws which regulale the production and distribution of wealth. »
    Et l'auteur passe d'Owen à Sismondi, formulant alors la controverse de la manière suivante : « ... He (Owen) conceives that when competition is unchecked by any artificial regulations, and industry permitted to flow in its natural channels, the use of machinery may increase the supply of the several articles of wealth beyond the demand of them, and by creating an excess of all commodities, throw the working classes out of employment. This is the position which we hold to be fundamentally erroneous ; and as it Is strongly insisted on by the celebrated M. de Sismondi in his Nouveaux principes d'économle politique, we must entreat the indulgence of our readers while we undeavour to point out its fallacy, and to demonstrate, that the power of consuming necessarly increases with very Increase in the power of producing. » (Edinburgh Review, octobre 1819, p. 470.)
  8. Il nous a été Impossible d'obtenir les annales de Rossi. L'article cependant est repris par Sismondi dans sa deuxième édition des Nouveaux Principes (R. L.).
  9. La Foire du Livre de Leipzig, citée par Sismondi en guise de microcosme du marché mondial capitaliste, a du reste, après cinquante-cinq ans, fêté une résurrection joyeuse dans le « système scientifique » d’Eugène Dühring. Engels, en fustigeant le malheureux génie universel, explique cette Idée par le fait que Dühring se révèle en la circonstance « un authentique littérateur allemand », en se représentant les crises industrielles réelles d'après des crises Imaginaires à la Foire du Livre de Leipzig, et en, expliquant la tempête sur la mer par la tempête dans un verre d'eau; or le « grand penseur » a fait, ici encore comme dans bien d'autres cas dénoncés par Engels, un triste emprunt à un autre auteur.
  10. Il est caractéristique, que lors de son élection au Parlement en 1819, et alors qu'il jouissait déjà de la plus grande considération à cause de ses écrits économiques, Ricardo ait écrit à un ami : « Vous saurez que je siège à la Chambres des Communes. Je craint de n'y être pas de grande utilité. Par deux fois j'ai essayé de prendre la parole, mais j'ai parlé avec beaucoup d'angoisse et je désespère de jamais pouvoir surmonter la peur qui m'étreint lorsque j'entends le son de ma voix. » (Lettres de Ricardo à Mac Culloch.) Des « angoisses » de cet ordre étaient parfaitement inconnues à ce bavard de Mac Culloch.
  11. 31° chapitre de l'édition française des Principes d'Économie Politique et de l'impôt, traduit de l'anglais par C. Debyser, Paris, Costes 1934, 2 volumes, p. 217.
  12. Sismondi raconte à propos de cette discussion : « M. Ricardo, dont la mort récente a profondément affligé non seulement sa famille et ses amis, mais tous ceux qu'il a éclairés par ses lumières, tous ceux qu'il a échauffés par se nobles sentiments, s'arrêta quelques jours à Genève dans la dernière année de sa vie. Nous discutâmes ensemble, à deux ou trois reprises, cette question fondamentale sur laquelle nous étions en opposition. Il apporta à son examen l'urbanité, la bonne foi, l'amour de la vérité qui le distinguaient et une clarté à laquelle ses disciples eux-mêmes ne se seraient pas attendus, accoutumés qu'ils étaient aux efforts d'abstraction qu'il exigeait d'eux dans le cabinet. »
    L'article « Sur la balance » est reproduit dans la deuxième édition des Nouveaux Principes, tome II, p. 408 et suiv.
  13. Livre IV, chap. 4, « Comment la richesse commerciale sait l'accroissement du revenu ».
  14. C'est pourquoi, lorsque Tougan-Baranowsky, défendant les vues de Say et de Ricardo, soutient, au sujet de la controverse entre Sismondi et Ricardo que Sismondi était obligé de « reconnaître la justesse de la doctrine qu'il combattait et de faire toutes les concessions nécessaires à son adversaire » et que Sismondi avait « abandonné sa propre théorie qui jusqu'à aujourd'hui a tant de partisans », et enfin que « la victoire dans cette controverse se trouvait du côté de Ricardo » (Studien zur Theorie and Geschichte der Handelskrisen in England, 1901, p. 176). il fait preuve d'une légèreté de jugement telle que - pour employer un terme indulgent - nous n'en connaissons que peu d'exemples dans un ouvrage scientifique sérieux.
  15. En français dans le texte.
  16. J.-B. Say. Traité d'économie politique, Paris, 1803, tome I, p. 154.
  17. En réalité le seul mérite de Say est d'avoir formulé de manière prétentieuse et dogmatique une idée émise par un autre. Comme le fait observer Bergmann dans son Histoire des théories des crises (Stuttgart, 1895), on trouve déjà des idées analogues sur l'identité de l'offre et de la demande ainsi que sur l'équilibre naturel des deux facteurs chez Josiah Tucker (1752), chez Turgot dans ses notes, dans l'édition française du pamphlet de Tucker, chez Quesnay, Dupont de Nemours et d'autres encore. Malgré cela, ce « pleurnichard » de Say - comme Marx l'appelle une fois - réclame pour lui, le théoricien de l'harmonie, l'honneur d'avoir découvert la « Théorie des débouchés » et il compare modestement son oeuvre avec la découverte de la théorie de la chaleur, du levier et des pIans inclinés ! (Voir son Introduction et sa table des matières pour la 6° édition de son Traité en1841 : « C'est la théorie des échanges et des débouchés - telle qu'elle est développée dans cet ouvrage - qui changera la politique du monde. » pp. 51 et 626.) James Mill développe les mêmes points de vue dans son Commerce defended, paru en 1808. Marx l'appelle le véritable père de la théorie de l'équilibre naturel entre production et débouchés.
  18. Revue Encyclopédique, tome 23, juillet 1824, p. 20.
  19. Revue Encyclopédique, ibid., p. 21.
  20. Revue Encyclopédique, ibid., p. 29. Say accuse Sismondi d'être l'ennemi juré de la société bourgeoise dans la péroraison pathétique que voici : « C'est contre l'organisation moderne de la société, organisation qui, en dépouillant l'homme qui travaille de toute propriété que celle de ses bras, ne lui donne aucune garantie contre une concurrence dirigée à son préjudice. Quoi, parce que la société garantit à toute espèce d'entrepreneur la libre disposition de ses capitaux, c'est-à-dire de sa propriété, elle dépouille l'homme qui travaille ! Je le répète : rien de plus dangereux que des vues qui conduisent à régler l'usage des propriétés. » Car « les bras et les facultés » « sont aussi des propriétés ! »
  21. Marx ne fait que très brièvement allusion à Sismondi dans son histoire de l'opposition à l'école de Ricardo et de sa désagrégation. Il écrit : « Je n'étudie pas Sismondi dans cet exposé historique, parce que la critique de ses opinions rentre dans une partie que je n'étudierai que plus tard : la concurrence et le crédit. » (Histoire des doctrines économiques, VI, p. 82.)
    Un plus loin cependant, Marx consacre un bref passage à Sismondi parallèlement à Malthus, mais sans épuiser aucunement le sujet : « Sismondi a le sentiment intime que la production capitaliste est en contradiction avec elle-même ; que par ses formes et ses conditions elle pousse au développement effréné de la force productive et de la richesse ; ces conditions sont d'ailleurs conventionnelles ; que les contradictions entre valeur d'usage et valeur d'échange, marchandise et argent, achat et vente, production et consommation, capital et travail salarié, etc., ne font que s'accentuer à mesure que la force productive se développe. Il sent notamment la contradiction fondamentale : d'une part le développement effréné de la force productive et l'accroissement de la richesse qui, formée de marchandises, doit dire transformée en argent, d'autre part comme fondement, la limitation de la masse des producteurs aux subsistances nécessaires. C'est pourquoi les crises ne sont pas pour lui, comme pour Ricardo, de simples accidents, mais des explosions essentielles, des contradictions immanentes se produisant sur une grande échelle et à des périodes déterminées. Il hésite constamment : faut-il que l'État entrave les fortes productives afin de les rendre adéquates aux conditions de production ? ou faut-il que l'État entrave les conditions de production afin de les rendre adéquates aux forces productives ? Il se réfugie bien des fois dans le passé, se fait laudator tempori acti et voudrait par une autre réglementation du revenu par rapport au capital ou de la distribution par rapport à la production, faire disparaître les contradictions, ne se rendant pas compte que les conditions de distribution ne sont qu'un autre aspect des conditions de production.
    Il juge fort bien les contradictions de la production bourgeoise mais il ne les comprend pas et ne peut donc comprendre le processus de leur solution. (Comment aurait-il pu le faire puisque cette production était seulement au stade de sa formation ? R. L.). Mais il soupçonne qu'aux forces productives développées au sein de la société capitaliste, aux conditions matérielles et sociales de la création de la richesse doivent correspondre des formes nouvelles d'appropriation de cette richesse ; que les formes bourgeoises d'appropriation de cette richesse ne sont que des formes transitoires et contradictoires où la richesse n'a toujours qu'une existence contradictoire et se présente partout comme sa propre antithèse. C'est de la richesse qui s'oppose toujours à la pauvreté, et elle ne se développe qu'en développant celle-ci. » (Op. cit., tome VI, pp. 86-87.)
    Dans la Misère de la Philosophie, Marx cite à plusieurs passages Sismondi pour en arguer contre Proudhon, mais il ne s'exprime au sujet de Sismondi lui-même que dans la courte phrase suivante : « Ceux qui, comme Sismondi, veulent retourner à la juste proportionnalité de la production, tout en voulant maintenir les bases actuelles de la société, sont réactionnaires puisque, pour être conséquents, ils doivent aussi tendre au rétablissement de toutes les autres conditions de l'industrie existant au temps jadis. »
    Dans la Critique de l'économie politique, Sismondi est deux fois mentionné brièvement : une première fois Il est mis en parallèle, comme dernier classique de l'économie politique bourgeoise en France, avec Ricardo en Angleterre ; dans un autre passage Marx constate que Sismondi a insisté, contre Ricardo, sur le caractère spécifiquement social du travail qui crée des valeurs. Dans le Manifeste communiste, enfin, Sismondi est nommé comme le chef de file du socialisme petit-bourgeois.
  22. Cf. Marx, Histoire des Doctrines Économiques, vol. VIII, pp. 11 à 29, où la théorie de la valeur et du profit selon Malthus est analysée en détail.
  23. Malthus, Des définitions d'économie politique. (Principes d'économie politique considérés sous le rapport de leur application pratique, 2° édition, suivis des Définitions en économie politique, par Malthus, Paris, 1846.)
  24. « I suppose they are afraid of the importation of thinking that wealth consists in money. But though It is certainly true that wealth does not consist in money, it is equally true that money is a most powerful agent in the distribution of wealth, and those who, In a country where all exchanges are practically affected by money, continue the attempt to explain the principles of demand and supply, and the variations of wages and profits, by referring chiefly to hats, shoes, corn, suits of clothings. etc., must of necessity fail. » (Definitions, p. 60, note.)
  25. On trouve chez Rodbertus de larges extraits textuels de l'argumentation de von Kirchmann. D'après ce qu'assurent les éditeurs de Rodbertus, il est impossible d'obtenir un exemplaire complet des Demokratische Blätter contenant l'article original.
  26. En français dans le texte.
  27. Dr Karl Rodbertus-Jagetzow, Schriften, Berlin, 1899, vol. III., pp. 172-174 et 184.
  28. Cf. Schriften, vol. IV, p. 225.
  29. Dans sa Deuxième lettre sociale, en 1850, Rodbertus pensait sans doute que si la société devait manquer de la « force morale » pour résoudre la question sociale c'est-à-dire pour changer la répartition de la richesse alors l'histoire « devrait de nouveau brandir le fouet de la révolution » (Schriften, vol. II, p. 83). Huit années plus tard, il préfère en bon Prussien brandir le fouet de la colonisation chrétienne et éthique sur les indigènes coloniaux. Il n'est que logique que « le fondateur proprement dit du socialisme scientifique en Allemagne » fût également un partisan très chaud du militarisme et sa phrase de la « réduction des armées » ne doit être prise que comme une licence poétique dans son flot d'éloquence. Dans son article Zur Beleuchtung der sozialen Frage, 2° partie, 1° cahier, il explique que « tout le poids national des impôts pèse vers le bas, tantôt dans l'augmentation des prix des biens de salaires, tantôt dans le poids qui pèse sur le salaire en argent » considérant également le service militaire obligatoire « mis sous le point de vue d'une charge de l'État chez les classes laborieuses non pas comme un impôt mais comme une confiscation de tout le revenu de plusieurs années ». Il s'empresse d'ajouter : « Pour ne pas provoquer de malentendu, je remarque que je suis un partisan résolu de notre constitution militaire actuelle (donc de la constitution militaire prussienne de la contre-révolution) quelque pesante qu'elle soit pour les classes ouvrières et quelques immenses que semblent être les sacrifices financiers que les classes possédantes donnent pour cela. » (ibid., vol. 3, p. 34). Il n'est certainement pas un lion !
  30. Cf. Schriften, vol. 3, p. 182.
  31. Schriften, vol. III, p. 176.
  32. Ici aussi Rodbertus ne fit que répéter pendant toute sa vie les idées qu'il avait exprimées en 1842 dans son article Intitulé Zur Erkenntnis : « Cependant pour les conditions actuelles on est allé jusqu'à comprendre non seulement le salaire mais encore les rentes et le profit dans les frais de production de la marchandise. C'est pourquoi cette opinion mérite d'être réfutée en détail. A la base de cela, il y a deux erreurs :
    a) Une fausse représentation du capital par laquelle on inclut le salaire dans le capital au même titre que le matériel et les outils, tandis qu'en réalité le salaire doit être mis sur le même plan que la rente et le profit;
    b) Une confusion entre frais de production de la marchandise avec les dépenses de l'entrepreneur ou des coûts de l'entreprise. » (Zur Erkenntnis, Neubrandenburg et Friedland, G. Barneuitz 1842, p. 14.)
  33. De même on peut lire déjà dans Zur Erkenntnis : « Il faut distinguer le capital au sens étroit, au sens propre du terme, et le capital au sens large, ou fonds d'entreprise. Le premier comprend les réserves réelles d'outils et de matériel, le second le fonds nécessaire d'après la situation actuelle de la division dutravail pour l'entreprise. Le premier est le capital absolument nécessaire à la production, le second n'a qu'une nécessité relative à cause de la situation actuelle. La première partie est, de ce fait, le capital au sens propre, au sens étroit du terme et c'est seulement avec lui que coïncide la concept de capital national. » (pp. 23-24.)
  34. Au reste, le pire lui a été élevé par ses éditeurs posthumes. Ces doctes savants, le professeur Wagner, le docteur Kozak, Moritz-Wirth, et compagnie, se disputent dans les préfaces aux volumes posthumes comme une foule de serviteurs Insolents dans le vestibule, débattant leurs querelles personnelles, étalant leur jalousie et s'insultant mutuellement en public. Ils n'ont pas même pris la peine ni eu la piété élémentaire d'établir les dates des manuscrits divers de Rodbertus. Ainsi il a fallu que Mehring les convainque que le manuscrit le plus ancien de Rodbertus datait, non pas de 1837, comme l'avait décidé le professeur Wagner mais au plus tôt de 1839, d'autant plus que dès les premières lignes, il est question d'événements historiques en rapport avec le mouvement chartiste advenus en 1839, ce qu'un professeur d'économie politique aurait dû savoir. Nous jugeons insupportable l'arrogance et la pédanterie du professeur Wagner qui, dans ses préfaces aux œuvres de Rodbertus, évoque sans cesse ses « occupations astreignantes » ; et qui, parlant pour ainsi dire par-dessus la tète du publie en s'adressant uniquement à ses Collègues, a réagi par le silence à la leçon de Mehring devant tous ses collègues rassemblés. Le professeur Diehl a tout simplement corrigé discrètement dans le Handwörterbuch der Staatswissenschaften la date de 1837 et l'a remplacée par celle de 1839, sans révéler aux lecteurs d'où ni de qui lui venait cette illumination subite.
    Mais ce qui couronne le tout, c'est l'« édition nouvelle et bon marché », « populaire », de Puttkammer et Mühlbrecht, parue en 1899, qui réunit pacifiquement quelques-uns des préfaciers de l’œuvre, tout en reproduisant leurs querelles dans les préfaces ; le second volume de l'édition de Wagner y est devenu le premier volume, cependant Wagner continue à se référer au volume II dans sa préface au volume I ; la Première lettre sociale est placée dans le volume III, la seconde et la troisième dans le volume Il, la quatrième dans le volume I ; la succession des Lettres sociales, des controverses, des parties Zur Beleuchtung etdes volumes, des séquences chronologiques et logiques la date de parution et la date où furent écrits les textes présentent un chaos plus impénétrable que les couches de la terre après une éruption volcanique ; dans cette édition qui date de 1899, on a maintenu - sans doute par piété pour le professeur Wagner - la date de 1837 pour l'écrit le plus ancien de Rodbertus, bien que la rectification de Mehring ait été faite en 1894 ! Si l'on compare avec cela l'édition des écrits posthumes de Marx par Mehring et Kautsky, parue chez Dietz, on verra comment des détails apparemment aussi superficiels révèlent des états de choses plus profonds : avec quel soin ne traite-t-on pas l'héritage scientifique des maîtres du prolétariat conscient - et avec quelle négligence les savants officiels de bourgeoisie ne dilapident-ils pas l'héritage d'un homme qui, d'après la mystification qu'eux-mêmes s'empressent de diffuser, était un génie de premier rang ! Suum cuique - n'était-ce pas là la sentence favorite de Rodbertus ?
  35. *Ces essais sont cités en allemand par Rosa Luxemburg, qui en a traduit titres et extraits du russe. (N. d. T.)
  36. Mémoires patriotiques, 1883, V, revue contemporaine, p. 4 (en langue russe).
  37. Esquisse d'une théorie de l'économie politique, Saint-Pétersbourg, 1895, p. 15 (en langue russe).
  38. Militarisme et Capitalisme In Pensée russe, 1889, vol. IX, p. 78 (en langue russe).
  39. Militarisme et Capitalisme, ibid., p. 80
  40. Militarisme et capitalisme, ibid., p. 83. Cf. Esquisse d'une théorie.... p. 196.
  41. Cf. Esquisse de notre économie sociale (en langue russe), notamment pp. 202-205, 338-341.
  42. La ressemblance frappante qui existe entre la position des « populistes » russes et celle de Sismondi fut soulignée en particulier par Vladimir Ilyine (Lénine) en 1897, dans un article intitulé De la caractéristique du romantisme économique (qui a paru en traduction française, en annexe au Tome 5 du Capital, Éditions Sociales, pp. 171-182. N. d. T.)
  43. Esquisse de notre économie sociale, p. 322 et suiv. Fr. Engels jugeait différemment la situation en Russie. Il chercha à expliquer à Nicolai-on à plusieurs reprises que le développement de la grande industrie était inévitable pour la Russie, et que les malheurs de la Russie n'étaient que les contradictions typiques du capitalisme. C'est ainsi qu'il écrit dans une lettre du 22 sept. 1892 : « Je soutiens donc maintenant, que la production industrielle signifie aujourd'hui absolument la grande industrie, et implique l'emploi de machines à vapeur, d'électricité, de métiers à filer et à tisser mécaniques, et enfin la fabrication mécanique des machines elles-mêmes. À partir du moment où la Russie a introduit les chemins de fer, l'introduction de tous les moyens modernes de production est devenue pour elle inévitable. Vous devez être en mesure de réparer vos propres locomotives, wagons, chemins de fer, etc., mais pour pouvoir le faire à bon marché, vous devez être en mesure de construire chez vous tous ces objets que vous avez à réparer. À partir du moment où la technique de la guerre est devenue l'une des branches de la grande industrie (cuirassés, artillerie moderne, fusils à tir rapide et à répétition, balles à enveloppe d'acier, poudre sans fumée, etc.) la grande industrie, sans laquelle toutes ces choses ne peuvent être fabriquées est devenue pour vous également une nécessité politique. Toutes ces choses ne peuvent être fabriquées sans une industrie métallurgique très développée, mais celle-ci à son tour ne peut se développer sans un développement correspondant de toutes les autres branches de l'industrie, en particulier de l'industrie textile. »
    Plus loin, dans la même lettre, Engels ajoute : « Aussi longtemps que l'industrie russe en est réduite à son marché intérieur, ses produits ne peuvent couvrir que les besoins intérieurs. Mais ceux-et ne peuvent croître que lentement, et il me semble même qu'étant donné les conditions actuelles de la vie en Russie, ils vont plutôt en décroissant. Car l'une des conséquences inévitables du développement de la grande Industrie est justement qu'elle détruit son propre marché intérieur par le même processus par lequel elle l'a créé. Elle le crée en détruisant la base de l'industrie paysanne à domicile. Mais sans l'industrie à domicile les paysans ne peuvent pas vivre. Les paysans sont ruinés en tant que paysans : leur pouvoir d'achat est réduit au minimum et jusqu'à ce qu'ils aient pris racine dans de nouvelles conditions de vie, comme prolétaires, ils ne constituent qu'un marché extrêmement réduit pour les nouvelles fabriques et entreprises.
    La production capitaliste est une phase transitoire pleine de contradictions internes, qui ne se développent et ne deviennent visibles qu'avec le développement du capitalisme. Une de ces contradictions est justement cette tendance à créer son propre marché et à l'anéantir en même temps. Une autre de ces contradictions est la « situation sans issue » qu'elle provoque et qui se produit plus tôt dans un pays sans marché extérieur comme la Russie que dans les pays plus ou moins aptes à la concurrence sur le marché mondial ouvert. Cette situation apparemment désespérée se crée cependant une issue dans ces pays, grâce aux moyens héroïques de la politique commerciale c'est-à-dire grâce à l'ouverture, par la force, de nouveaux marchés. Le marché le plus récent qui s'est ainsi ouvert au commerce anglais et qui s'est révélé apte à ranimer pour un temps la prospérité est la Chine. C'est pourquoi le capital anglais tient tellement à la construction de chemins de fer en Chine. Mais les chemins de fer chinois signifient la destruction de toute la base de la petite production agricole et de la petite industrie à domicile chinoise ; et ce malheur n'est même pas compensé, dans une certaine mesure, par le développement d'une grande industrie indigène, c'est pourquoi des centaines de millions de gens sont livrés à une misère absolue. Il en résultera une émigration massive telle que le monde n'en a jamais connue et qui inondera l'Amérique, l'Asie et l'Europe de ces Chinois détestés. Ce nouveau concurrent sur le marché du travail fera concurrence au travail américain, australien et européen, se contentant d'un niveau de vie satisfaisant du point de vue chinois, et le niveau de vie chinois est, comme on sait, le plus bas du monde entier. Eh bien, si tout le système de production européen n'est pas bouleversé d'ici là, il sera alors nécessaire d'amorcer ce bouleversement. » (Lettres de Kart Marx et de Friedrich Engels à Nicolai-on. Traduites en russe par G. Lopatin, Saint-Pétersbourg, 1908. p. 79.)
    Bien qu'Engels ait ainsi suivi attentivement l'évolution de la situation en Russie et ait montré le plus grand intérêt à ce sujet, il refusait pour sa part d'intervenir dons la querelle russe. Il écrivit à ce propos dans une lettre du 24 novembre 1894, donc peu avant sa mort : « Mes amis russes me supplient presque chaque semaine, chaque jour, de présenter mes objections contre des revues et des livres russes dans lesquels les paroles de notre auteur (ainsi était nommé Marx dans la correspondance. R. L.) non seulement sont mal interprétées, mais encore rendues d'une manière inexacte : ces amis assurent en même temps que mon intervention suffirait à mettre les choses en ordre. Mais je refuse sans relâche et définitivement de telles positions, car je ne perce - sans abandonner le travail véritable et sérieux - me laisser entraîner dans une polémique qui a lieu dans un pays éloigné, est menée dans une langue que je ne puis encore lire aussi facilement que les langues occidentales que je possède mieux, et dans des textes dont je ne vois au mieux que quelques fragments choisis au hasard sans être en mesure de suivre la discussion d'une manière même approximativement systématique et dans toutes ses phases et détails. Partout il y a des gens qui, lorsqu'ils ont pris une fois une position déterminée, n'ont absolument aucun scrupule à avoir recours : pour se défendre à la déformation des pensées d'autrui ni à manipuler les textes de manière peu honnête, et si ceci a été pratiqué à l'égard de notre auteur, je crains que l'on n'agisse pas plus convenablement avec moi et que l'on ne me force finalement à intervenir dans un débat d'abord pour prendre la défense d'autrui et enfin pour me défendre moi-même. » (Ibid., p. 90.)
  44. Du reste, les avocats survivants du pessimisme populiste, en particulier M. V. Vorontsov, sont restés jusqu'à aujourd'hui fidèles à leurs idées, malgré tout ce qui s'est passé en Russie entre temps - c'est un fait qui honore plus leur caractère que leur esprit. En 1902, M. V. V. écrivait, en se référant à la crise des années 1900-1902 : « La doctrine dogmatique du néo-marxisme perd rapidement son emprise sur les esprits, et le manque de racines des derniers succès de l'individualisme est manifestement devenu clair même pour ses apologistes officiels... Dans la première décennie du XX° siècle nous revenons ainsi à la même conception du développement économique de la Russie que celle que la génération des années 70 avait léguée à ses héritiers. » (Cf. la revue Die Volkswirtschaft, oct. 1902. Cité in A. Finn-Ienotaiewsky, Économie actuelle de la Russie (1899 à 1910), Saint-Pétersbourg, 1911, p. 2). Au lieu de conclure au « manque de racines » de leurs propres théories, les derniers Mohicans du populisme concluent encore aujourd'hui au « manque de racines »... de la réalité économique, contredisant ainsi le mot de Barrère : « Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas ».
  45. « Struve a décidément tort lorsqu'il compare la situation en Russie avec celle des États-Unis dans le but de réfuter ce qu'il appelle votre conception pessimiste de l'avenir. Il dit que les conséquences malheureuses du dévelop­pement capitaliste russe récent seront surmontées avec autant de facilité qu'aux États-Unis. Mais il oublie complètement que les États-Unis représentent depuis le début un État bourgeois nouveau, qu'ils ont été fondés par des petits-bourgeois et par des paysans qui fuyaient le féodalisme européen pour constituer une société bourgeoise pure. En Russie, par contre, nous avons une structure de base de type communiste primitif, une société de gentils précédant pour ainsi dire la civilisation - qui, il est vrai, tombe à présent en ruines, mais constitue toujours la base sur laquelle la révolution capitaliste opère et agit (car ceci est effectivement une révolution sociale). En Amérique, l'économie monétaire s'est stabilisée il y a plus d'un siècle, tandis qu'en Russie l'économie naturelle était, il y a peu de temps encore, une règle générale ne souffrant presque aucune exception. C'est pourquoi chacun devrait comprendre que le bouleversement dont nous parlons à propos de la Russie doit avoir un caractère beaucoup plus violent et âpre, et s'accompagner de souffrances incomparablement plus grandes qu'en Amérique. » Lettre d'Engels à Nicolai-on du 17 oct. 1893, in Lettres, p. 85.)
  46. En français dans le texte.
  47. L'aspect réactionnaire de la théorie professorale allemande des « trois empires mondiaux », la Grande-Bretagne, la Russie et les États-Unis, apparaît clairement, entre autres, chez le professeur Schmoller, dans ses considérations sur la politique commerciale du siècle, où il hoche avec mélancolie sa docte tête grise en évoquant les convoitises « néo-mercantilistes », c'est-à-dire impérialistes, des trois principaux scélérats et où il exige, pour défendre « les buts de toute civilisation hautement développée dans les domaines spirituel, moral et esthétique » ainsi que « le progrès social » - une forte flotte allemande et une Union douanière européenne capable de tenir tête à l'Angleterre et à l'Amérique :
    « Le premier devoir de l'Allemagne résulte de cette tension économique mondiale, c'est la création d'une flotte puissante, afin que, tout en étant prête au combat le cas échéant, elle soit recherchée comme alliée par les puissances mondiales. Elle ne peut ni ne doit pratiquer une politi­que de conquête à l'instar des trois puissances mondiales (auxquelles cependant M. Schmoller - comme il le dit ailleurs - ne veut pas « faire des reproches », pour avoir « de nouveau pris le chemin de la conquête coloniale à une échelle immense »). Mais l'Allemagne doit être en état de pouvoir éventuellement briser un blocus étranger de la mer du Nord, de protéger ses colonies et son commerce lointain et d'offrir la même sécurité aux États qui s'allient avec elle. L'Allemagne, réunie à l'Autriche-Hongrie et à l'Italie dans la Triplice, partage avec la France le devoir d'imposer à la politique par trop agressive des trois puissances mondiales qui constitue une menace pour tous les États moyens, la modération qui est souhaitable dans l'intérêt de l'équilibre politique, dans l'intérêt de la conservation de tous les autres États : à savoir la modération dans la conquête, dans l'acquisition de colonies, dans la politique protectionniste unilatérale et pratiquée à outrance, dans l'exploitation et dans le mauvais traitement infligé à tous ceux qui sont plus faibles... De même les buts de toute civilisation hautement développée dans les domaines spirituel, moral et esthétique, tout progrès social, sont soumis à la condition qu'au XX° siècle le monde entier ne soit pas partagé entre les trois empires mondiaux, et que ceux-ci ne jettent pas les bases d'un néo-mercantilisme brutal. » (« Die Wandlungen in der Europäischen Handelspolitik des 19. Jahrhunderts », Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwallung und Volkswirtschaft, XXIV, p. 381.
  48. Boulgakov, Ueber die Absatzmärkte der kapitalistischen Produktion, eine theoretische Studie, Moscou, 1897, p. 15.
  49. Souligné par Boulgakov.
  50. Souligné par nous (R. L.).
  51. K. Bücher, Entstehung der Volkswirtschaft, 5° éd., p. 147. La dernière performance en ce domaine est la théorie du professeur Sombart selon laquelle nous ne nous approchons pas peu à peu de l'économie mondiale, mais au contraire nous nous en éloignons toujours plus : « Les peuples civilisés, c'est ce que j'affirme plutôt, sont aujourd'hui, par rapport à l'ensemble de leur économie, non pas plus mais moins liés les uns aux autres par des relations commerciales. L'économie nationale particulière est aujourd'hui non pas plus mais plutôt moins dépendante du marché mondial qu'il y a cent ans ou cinquante ans. Du moins est-il faux de supposer que les relations commerciales internationales prennent une importance relativement croissante pour l'économie nationale moderne. C'est le contraire qui est vrai. » Sombart rejette, en la raillant, l'idée d'une division internationale du travail croissante, d'un besoin croissant de débouchés extérieurs tant que le marché intérieur n'est pas capable d'extension ; pour sa part, il est convaincu que « les différentes économies nationales deviennent chacune des microcosmes toujours plus parfaits et que le marché intérieur s'affirme dans toutes les branches comme plus important que le marché mondial. » (Die deutsche Volkswirtschaft lm 19. Jahrhundert, 2° éd., 1909, pp. 399-420.) Cette découverte bouleversante implique sans doute que l'on admette le schéma bizarre inventé par le professeur, selon lequel seul vient en ligne de compte comme pays d'exportation - on ne sait pas pourquoi - le pays qui paye son importation avec l'excédent de produits agricoles dépassant ses besoins propres, « avec le sol ». D'après ce schéma, la Russie, la Roumanie, les États-Unis, l'Argentine sont des « pays exportateurs », tandis que l'Allemagne, l'Angleterre et la Belgique ne le sont pas. Comme dans un avenir plus ou moins rapproché le développement capitaliste fera également utiliser pour les besoins intérieurs l'excédent de produits agraires aux États-Unis et en Russie, il est clair qu'il y a dans le monde de moins en moins de « pays exportateurs », donc que l'économie mondiale est en train de disparaître. Une autre découverte de Sombart consiste en ce que les grands pays capitalistes qui ne sont donc pas des « pays exportateurs » obtiennent de plus en plus leur importation « pour rien » - autrement dit comme intérêts des capitaux exportés. Mais pour le professeur Sombart l'exportation de capitaux ne compte absolument pas, pas plus que l'exportation de marchandises industrielles : « Avec le temps nous en viendrons à importer sans exporter. » (Ibid., p. 422.) Voilà qui est moderne, sensationnel et « fashionable ».
  52. V. Ilyine (Lénine) formule cette idée de manière plus frappante encore : « Le romantique (c'est ainsi qu'il nomme les sceptiques) dit : les capitalistes ne peuvent consommer la plus-value, et par conséquent ils doivent l'écouler à l'étranger. On se demande si les capitalistes ne donnent pas gratuitement leurs produits à l'étranger ou s'ils ne les jettent pas à la mer. Ils les vendent, c'est-à-dire qu'ils reçoivent un équivalent ; ils exportent des produits, c'est-à-dire qu'ils en importent d'autres. » (De la caractéristique du romantisme économique, trad. française en annexe du Capital, tome 5, p. 172.) Au reste Ilyine donne une explication beaucoup plus juste du rôle du commerce extérieur dans la production capitaliste que Struve et Boulgakov.
  53. Studien zur Theorie und Geschichte der Handelskrisen in England, Iéna. 1901, p. 25.
    Une traduction française de l'ouvrage, intitulée Les crises industrielles en Angleterre, par Joseph Schapiro, a bien paru en 1913. Mais l'auteur explique dans sa préface que cette édition a été revue et complétée par lui, et il nous a été impossible de trouver les passages cités dans l'édition allemande. (N. d. T.)
  54. Souligné dans l'original.
  55. En français dans le texte.
  56. Vladimir Ilyine (Lénine), Oekonomische Studien and Artikel. Zur Charakteristik des ökonomischen Romantizismus (De la caractéristique du romantisme économique. St-Petersbourg, 1899. Ce passage ne se trouve pas dans la traduction citée en annexe au Capital. N. d. T.). L'affirmation que la production élargie ne fait que commencer avec le capitalisme est d'ailleurs également le fait de cet auteur. Il a échappé à Ilyine, qu'avec la reproduction simple, qu'il suppose être une loi de tous les modes de production précapitalistes, nous n'aurions probablement pas dépassé jusqu'à non jours le stade du polisseur de pierres paléolithique.
  57. Kautsky, Krisentheorien, in Die Neue Zeit, 20° année, 2° vol., p. 116. Lorsque Kautsky prouve, chiffres en main à Tougan-Baranowsky, en poursuivant le schéma de la reproduction élargie, que la consommation doit croître absolument et ceci « exactement dans le même rapport que la grandeur de valeur des moyens de production », il y a deux remarques à faire. Premièrement Kautsky, pas plus que Marx dans son schéma, ne tient compte du progrès de la productivité du travail, si bien que la consommation paraît relativement plus grande qu'elle ne l'est en réalité. Deuxièmement l'accroissement de la consommation auquel Kautsky renvoie est lui-même une conséquence, un résultat de la reproduction élargie et non pas sa base ni son but, : il résulte principalement de l'accroissement du capital variable, de l'emploi croissant de nouveaux ouvriers. Mais assurer la subsistance de ces ouvriers ne peut être considéré comme le but ni la tâche de l'élargissement de la production, pas plus du reste que la consommation personnelle croissante de la classe capitaliste. La remarque de Kautsky terrasse donc bien l'idée aberrante de Tougan, qui imagine une reproduction élargie accompagnée d'une diminution absolue de la consommation ; mais elle ne pose pas la question fondamentale du rapport entre la production et la consommation du point de vue du processus de la reproduction. Sans doute lisons-nous dans un autre passage. du même article : « Les capitalistes et les ouvriers qu'ils exploitent constituent un marché qui s'élargit sans cesse avec l'augmentation de la richesse des premiers et le nombre des seconds, mais ce marché ne s'agrandit pas aussi vite cependant que l'accumulation du capital ni la productivité du travail, et ne suffit pas à lui seul pour absorber les moyens de consommation produits par la grande industrie capitaliste. Celle-ci doit chercher des débouchés supplémentaires à l'extérieur de sa sphère, dans les professions et nations qui ne produisent pas encore selon le mode capitaliste. Elle les trouve et les élargit toujours davantage, quoique trop lentement. Car ces débouchés supplémen­taires ne possèdent pas, et de loin, l'élasticité et la capacité d'extension du processus de production capitaliste. Dés que la production capitaliste s'est développée en grande industrie, comme cela a été le cas en Angleterre dès le premier quart du XIXe siècle, elle a acquis une telle faculté d'expan­sion rapide par grands bonds qu'au bout de peu de temps elle rattrape n'importe quel élargissement du marché. C'est ainsi que chaque période de prospérité consécutive à toute extension brusque du marché est condamnée de prime abord à une vie brève, dont le terme inévitable est la crise. Telle est, en quelques mots, la théorie des crises adoptée généralement, pour autant que nous le sachions, par les marxistes orthodoxes et fondée par Marx » (loc. cit., p. 180). Mais Kautsky ne cherche pas à mettre en accord la conception de la réalisation du produit global avec le schéma marxien de la reproduction élargie, peut-être parce qu'il traite, comme le montre la citation, le problème exclusivement sous l'angle des crises, c'est-à-dire du point de vue du produit social en tant que masse de marchandises indifférenciée et non pas sous l'angle de son articulation dans le processus de production.
    Ce dernier problème est abordé plus en détail, semble-t-il, par L. Boudin qui, dans une critique brillante du même Tougan-Baranowsky, donne la définition suivante : « Le surproduit créé dans les pays capitalistes n'a pas entravé - à quelques exceptions près que nous mentionnerons plus tard - le cours de la production parce que la production a été répartie de façon plus habile dans les différentes sphères ou bien parce que la production de cotonnades a cédé la place à une production de machines, mais parce que à cause du fait que quelques pays se sont transformés plus tôt que d'autres en pays capitalistes, et qu'aujourd'hui encore il reste quelques pays sous-développés du point de vue capitaliste, les pays capitalistes ont à leur disposition un monde véritablement extérieur où ils ont pu exporter les produits qui ne peuvent être consommés par eux-mêmes, que ces produits soient des cotonnades ou des produits sidérurgiques. Ce qui ne veut absolument pas dire que le remplacement des cotonnades par les produits de l'industrie sidérurgique en tant que produits essentiels des pays capitalistes les plus importants serait dénué de signification. Au contraire il est de la plus grande importance, mais sa signification est tout autre que celle que lui prête Tougan-Baranowsky. Elle annonce le début de la fin du capitalisme. Aussi longtemps que les pays capitalistes ont exporté des marchandises pour Ia consommation, il y avait encore de l'espoir pour le capitalisme de ces pays. Il n'était pas encore question de savoir quelle était la capacité d'absorption du monde extérieur non capitaliste pour les marchandises produites dans les pays capitalistes et combien de temps elle persisterait encore. L'accroissement de la fabrication de machines dans l'exportation des principaux pays capitalistes aux dépens des biens de consommation indique que les territoires qui autrefois se trouvaient à l'écart du capitalisme et pour cette raison servaient de lieu de décharge pour ses surproduits, sont aujourd'hui entraînés dans l'engrenage du capitalisme et montre encore que leur propre capitalisme se développe et qu'ils produisent eux-mêmes leurs biens de consommation. Aujourd'hui, au stade initial de leur développement capitaliste, ils ont encore besoin de machines produites d'après le mode capitaliste. Mais plus tôt qu'on ne le pense, ils n'en auront plus besoin. Ils produiront eux-mêmes leurs produits sidérurgiques, de même qu'ils produisent dès maintenant leurs cotonnades et leurs principaux biens de consommation. Alors Ils cesseront non seulement d'être un lieu d'absorption pour le surproduit des pays capitalistes proprement dits, mais encore ils auront eux-mêmes un surproduit qu'à leur tour ils ne pourront placer que difficilement. » (Die Neue Zeit, 25° année, 1° vol., Mathematische Formeln gegen Kart Marx, p. 604.) Boudin évoque tel des perspectives très importantes quant aux grands enchaînnements du développement du capitalisme international. Plus loin dans le même contexte, il en arrive logiquement à la question de l'impérialisme. Malheureusement son analyse perspicace dévie finalement du mauvais côté, en réduisant toute la production militariste et le système de l'exportation internationale de capitaux vers des pays non capitalistes à la notion de « gaspillage ». Il faut du reste constater que Boudin, de même que Kautsky, estime que la loi de la croissance plus rapide de la section des moyens de production par rapport à la section des moyens de subsistance est une erreur de Tougan-Baranowsky.
  58. « Abstraction faite des conditions naturelles, telles que la fécondité du sol, etc., et de l'habileté des producteurs indépendants et isolés, celle-ci se traduisant du reste plutôt par la qualité des produits que quantitativement par l'augmentation de leur masse, le degré de productivité sociale du travail s'exprime par la quantité relative des moyens de production qu'un ouvrier transforme en produit en un temps donné avec la même intensité de force de travail. La masse des moyens de production avec lesquels il à s'accroît avec la productivité de son travail. Ces moyens de production ont une double fonction. L'augmentation des uns est la conséquence, l'augmentation des autres la condition de la productivité croissante du travail. Ainsi, grâce à la division du travail dans la manufacture et l'emploi des machines, dans le même temps une plus grande quantité de matières premières est élaborée, donc une masse croissante de matières premières et auxiliaires est entraînée dans le processus de travail. C'est là un effet de la productivité croissante du travail. D'autre part l'utilisation d'une masse de machines, de bêtes de somme, d'engrais minéraux, de tuyaux de drainage, etc, est la condition de la productivité croissante du travail. De même, la masse de moyens de production concentrés sous forme de bâtiments, journaux, moyens de transport, etc. Mais, effet ou condition de la productivité croissante du travail, celle-ci s'exprime par la quantité croissante des moyens de production par rapport à la force de travail qui y est incorporée. L'accroissement de la productivité se manifeste donc dans la diminution de la somme de travail par rapport à la quantité de moyens de production en œuvre par celui-ci, ou encore dans la réduction du facteur subjectif du processus de travail var rapport aux facteurs objectifs. » (Capital I, p. 586. La traduction française des Éditions Sociales s'appuie sur un texte d'une édition antérieure de Marx, assez différent. Cf. tome 3, pp. 63-65). A un autre passage encore, Marx écrit :
    « On a vu plus haut qu'avec le développement de la productivité du travail, donc avec le développement du mode de production capitaliste - qui développe la productivité sociale du travail plus que tous les modes de production antérieurs - la masse des moyens de production (bâtiments, machines, etc.) incorporés au procès une fois pour toutes sous forme de moyens de travail et y fonctionnant sans cesse de nouveau, pendant des périodes plus ou moins longues, augmente continuellement, et que son augmentation est aussi bien la condition que l'effet du développement de la productivité sociale du travail. C'est la croissance non seulement absolue, mais relative de la richesse sous cette forme (Cf. Livre I°, chap. XXV. 2) qui caractérise avant tout le mode de production capitaliste. Mats les armes matérielles d'existence du capital constant, les moyens de produc­tion, ne comprennent pas seulement les moyens de travail de ce genre ; elles comprennent aussi les matériaux aux stades les plus divers de la fabrication et les matières auxiliaires. Avec l'échelle de la production et l'augmentation de la productivité du travail grâce à la coopération, à la division, au machinisme, etc., on voit s'accroître la masse des matières premières, des matières auxiliaires, etc., qui entrent dans le procès de reproduction quotidien» (Capital, Livre Il, p. 112. Trad. française Éd. Sociales, tome 4, p. 130).
  59. Dans l'introduction d'un recueil de ses articles russes paru en 1901 Struve écrit : « En 1894, lorsque l'auteur a publié ses observations critiques sur la question du développement économique de la Russie, il était en philosophie un positiviste critique, en sociologie et en économie politique un marxiste sinon orthodoxe, du moins convaincu. Depuis, aussi bien le positivisme que le marxisme qui s'y appuyait (sur ce positivisme !) ont cessé d'être pour l'auteur toute la vérité, ont cessé de déterminer entièrement sa conception du monde. Il s'est vu obligé de chercher et d'élaborer de son propre chef un nouveau système de pensée. Le dogmatisme malveillant qui ne se contente pas de réfuter les arguments de ceux qui pensent autrement que lui, mais encore les espionne moralement et psychologiquement voit dans un tel travail uniquement « une inconstance épicurienne de l'intelligence ». Il n'est pas capable de comprendre que le droit de la critique est en soi un des droits les plus sacrés de l'individu vivant et pensant. L'auteur ne songe pas un instant à renoncer à ce droit, dût-il risquer continuellement l'accusation d'inconstance. » (À propos de différents thèmes, Saint-Pétersbourg, 1901, en langue russe.)
  60. Boulgakov, op. cit., p. 252.
  61. Tougan-Baranowsky, Studien, p. 229.