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Partie II. Économie Politique
I. Objet et méthode[modifier le wikicode]
L'économie politique, au sens le plus étendu, est la science des lois qui régissent la production et l'échange des moyens matériels de subsistance dans la société humaine. Production et échange sont deux fonctions différentes. La production peut avoir lieu sans échange; l'échange, - du fait même qu'il n'est par définition que l'échange de produits, - ne peut avoir lieu sans production. Chacune de ces deux fonctions sociales est sous l'influence d'actions extérieures qui lui sont, en majeure partie, spéciales, et elle a donc aussi en majeure partie ses lois propres et spéciales. Mais, d'autre part, elles se conditionnent l'une l'autre à chaque instant et agissent à tel point l'une sur l'autre qu'on pourrait les désigner comme l'abscisse et l'ordonnée de la courbe économique.
Les conditions dans lesquelles les hommes produisent et échangent varient de pays à pays et dans chaque pays de génération à génération. L'économie politique ne peut donc pas être la même pour tous les pays et pour toutes les époques historiques. Depuis l'arc et la flèche du sauvage, depuis son couteau de silex et ses relations d'échange intervenant à titre purement exceptionnel jusqu'à la machine à vapeur de mille chevaux, au métier à tisser mécanique, aux chemins de fer et à la Banque d'Angleterre, il y a une énorme distance. Les Fuégiens n'en sont pas arrivés à la production en masse et au commerce mondial, pas plus qu'à la cavalerie des effets de commerce ou à un krach en Bourse. Quiconque voudrait ramener aux mêmes lois l'économie politique de la Terre de Feu et celle de l'Angleterre actuelle ne mettrait évidemment au jour que le plus banal des lieux communs. L'économie politique est donc essentiellement une science historique. Elle traite une matière historique, c'est-à-dire constamment changeante; elle étudie d'abord les lois particulières à chaque degré d'évolution de la production et de l'échange, et ce n'est qu'à la fin de cette étude qu'elle pourra établir les quelques lois tout à fait générales qui sont valables en tout cas pour la production et l'échange. Il va d'ailleurs de soi que les lois valables pour des modes de production et des formes d'échange déterminés gardent leur validité pour toutes les périodes de l'histoire qui ont en commun ces modes de production et ces formes d'échange. Ainsi, par exemple, l'introduction de la monnaie métallique fait entrer en vigueur une série de lois qui restent valables pour tous les pays et tous les stades de l'histoire dans lesquels la monnaie métallique sert de moyen d'échange.
Le mode de production et d'échange d'une société historique déterminée et les conditions historiques de cette société impliquent simultanément le mode de répartition des produits. Dans la communauté de tribu ou de village où règne la propriété collective du sol, qui subsiste, ou dont les vestiges très reconnaissables subsistent, chez tous les peuples civilisés lors de leur entrée dans l'histoire, une répartition sensiblement égale des produits est tout à fait naturelle, là où intervient une inégalité plus grande de la répartition entre les membres, elle marque aussi le début de la dissolution de la communauté. La grande culture et aussi la petite admettent des formes de répartition très différentes selon les conditions historiques à partir desquelles elles ont évolué. Mais il est évident que la grande culture conditionne toujours une tout autre répartition que la petite; que la grande suppose ou produit une opposition de classes, - propriétaires d'esclaves et esclaves, seigneurs terriens et paysans corvéables, capitalistes et salariés, - tandis que la petite n'a nullement pour conséquence une différence de classe entre les individus occupés à la production agricole et qu'au contraire, la simple existence d'une telle différence marque le commencement du déclin de l'économie parcellaire. - L'introduction et la diffusion de la monnaie métallique dans un pays où jusqu'alors l'économie naturelle régnait exclusivement ou d'une façon prépondérante, sont toujours liées à un bouleversement plus ou moins rapide de la répartition antérieure, et cela de telle sorte que l'inégalité de la répartition entre les individus, donc l'opposition entre riche et pauvre, se renforce de plus en plus. L'artisanat corporatif et local du moyen âge rendait les grands capitalistes et les salariés à vie tout aussi impossibles qu'ils sont nécessairement engendrés par la grande industrie moderne, le développement actuel du crédit et la forme d'échange correspondant à l'évolution de l'une et de l'autre, la libre concurrence.
Mais avec les différences dans la répartition apparaissent aussi les différences de classes. La société se divise en classes privilégiées et en classes désavantagées, exploiteuses et exploitées, dominantes et dominées, et l'État auquel les groupes naturels de communautés d'une même tribu avaient abouti dans leur évolution, simplement, au début, afin de veiller à leurs intérêts communs (par exemple l'irrigation en Orient) et pour assurer leur défense contre l'extérieur, a désormais tout autant pour fin de maintenir par la violence les conditions de vie et de domination de la classe dominante contre la classe dominée.
La répartition n'est cependant pas un pur résultat passif de la production et de l'échange; elle réagit tout autant sur l'une et sur l'autre. Tout mode de production nouveau ou toute forme d'échange nouvelle sont entravés au début non seulement par les formes anciennes et les institutions politiques correspondantes, mais aussi par le mode ancien de répartition. Ils doivent d'abord dans une longue lutte conquérir la répartition qui leur correspond. Mais plus un mode donné de production et d'échange est mobile, plus il est susceptible de développement et d'évolution, plus vite aussi la répartition atteint un niveau où elle échappe aux conditions mêmes dont elle est issue et entre en conflit avec le mode antérieur de production et d'échange. Les vieilles communautés primitives dont il a déjà été question peuvent subsister des millénaires, comme aujourd'hui encore chez les Indiens et les Slaves, avant que le commerce avec le monde extérieur ne produise en leur sein les différences de fortune qui entraînent leur dissolution. Par contre, la production capitaliste moderne qui est à peine vieille de trois cents ans et qui n'a assuré sa domination que depuis l'introduction de la grande industrie, c'est-à-dire depuis cent ans, a produit dans ce court laps de temps des contradictions dans la répartition, - concentration des capitaux en quelques mains d'une part, concentration des masses non possédantes dans les grandes villes d'autre part, - qui la conduiront nécessairement à sa perte.
Le lien dans chaque cas entre la répartition et les conditions matérielles d'existence d'une société est tellement dans la nature des choses qu'on en trouve régulièrement le reflet dans l'instinct populaire. Tant qu'un mode de production se trouve sur la branche ascendante de son évolution, il est acclamé même de ceux qui sont désavantagés par le mode de répartition correspondant. Ainsi des ouvriers anglais lors de l'apparition de la grande industrie. Aussi longtemps même que ce mode de production reste normal pour la société, dans l'ensemble on est satisfait de la répartition et les protestations qui s'élèvent à ce moment dans le sein de la classe dominante elle-même (Saint-Simon, Fourier, Owen) ne trouvent au début absolument aucun écho dans la masse exploitée. C'est seulement lorsque le mode de production en question a parcouru une bonne partie de sa branche descendante, qu'il s'est à demi survécu à lui-même, que les conditions de son existence ont en grande partie disparu et que son successeur frappe déjà à la porte, - c'est seulement alors que la répartition devenant de plus en plus inégale apparaît injuste, c'est seulement alors que des faits dépassés par la vie, on en appelle à la justice dite éternelle. Cet appel à la morale et au droit ne nous fait pas scientifiquement progresser d'un pouce; la science économique ne saurait voir dans l'indignation morale, si justifiée soit-elle, aucun argument, mais seulement un symptôme. Sa tâche est bien plutôt de montrer que les anomalies sociales qui viennent de se faire jour sont des conséquences nécessaires du mode de production existant, mais aussi, en même temps, des signes de sa désagrégation commençante, et de découvrir à l'intérieur de la forme de mouvement économique qui se désagrège les éléments de la nouvelle organisation future de la production et de l'échange qui éliminera ces anomalies. La colère qui fait le poète est tout à fait à sa place dans la description de ces anomalies ou dans l'attaque contre les chantres de l'harmonie au service de la classe dominante qui les nient ou les enjolivent; mais combien elle est peu probante dans chaque cas, cela ressort du simple fait que, à chaque époque de toute l'histoire passée, on trouve en suffisance de quoi l'alimenter.
L'économie politique en tant que science des conditions et des formes dans lesquelles les diverses sociétés humaines ont produit et échangé et dans lesquelles en conséquence les produits se sont chaque fois répartis, - l'économie politique avec cette extension reste pourtant à créer. Ce que nous possédons de science économique jusqu'ici, se limite presque exclusivement à la genèse et au développement du mode de production capitaliste : cela commence par la critique des restes des formes féodales de production et d'échange, démontre la nécessité de leur remplacement par des formes capitalistes, développe ensuite les lois du mode de production capitaliste et des formes d'échange correspondantes dans le sens positif, c'est-à-dire dans le sens où elles favorisent les fins générales de la société, et termine par la critique socialiste du mode de production capitaliste, c'est-à-dire par l'exposition de ses lois dans le sens négatif, par la démonstration que ce mode de production, par son évolution propre, tend vers le point où il se rend lui-même impossible. Cette critique démontre que les formes capitalistes de production et d'échange deviennent de plus en plus une insupportable entrave pour la production elle-même; que le mode de répartition conditionné nécessairement par ces formes a engendré une situation de classe de jour en jour plus intolérable, l'opposition chaque jour accentuée entre des capitalistes de moins en moins nombreux, mais de plus en plus riches, et des ouvriers salariés non possédants toujours plus nombreux et dont la situation, en gros, va de mal en pis; et enfin que les forces massives de production engendrées dans le cadre du mode de production capitaliste et que celui-ci né peut plus maîtriser, n'attendent que la prise de possession par une société organisée en vue d'une coopération planifiée, pour assurer à tous les membres de la société les moyens d'existence et de libre développement de leurs facultés, et cela dans une mesure toujours croissante.
Pour mener jusqu'au bout cette critique de l'économie bourgeoise, il ne suffisait pas de connaître la forme capitaliste de production, d'échange et de répartition. Les formes qui l'ont précédée ou qui existent encore à côté d'elle dans des pays moins évolués, devaient également être étudiées, tout au moins dans leurs traits essentiels, et servir de points de comparaison. Une étude et une comparaison de cette sorte n'ont été jusqu'ici faites dans l'ensemble que par Marx et c'est à ses recherches que nous devons donc presque exclusivement ce qui a été établi jusqu'ici de l'économie théorique d'avant l'ère bourgeoise.
Bien qu'elle soit née vers la fin du XVII° siècle dans des cerveaux de génie, l'économie politique est cependant, au sens restreint, dans les formules positives qu'en ont donné les physiocrates et Adam Smith, essentiellement la fille du XVIII° siècle et elle s'insère dans la lignée des conquêtes faites en ce temps par les grands philosophes français des lumières, avec tous les avantages et les défauts de cette période. Ce que nous avons dit des philosophes des lumières vaut aussi pour les économistes de ce temps. La nouvelle science était pour eux non l'expression des conditions et des besoins de leur époque, mais celle de la raison éternelle; les lois de la production et de l'échange qu'elle découvrait n'étaient pas les lois d'une forme historiquement déterminée de ces activités, mais des lois éternelles de la nature; on les déduisait de la nature de l'homme. Mais cet homme, à y regarder de près, était le bourgeois moyen d'alors en train de se transformer en grand bourgeois et sa nature consistait à fabriquer et à faire du commerce dans les conditions historiquement déterminées de l'époque.
Maintenant que dans le domaine de la philosophie, nous avons suffisamment fait connaissance avec notre “ fondateur critique ”, M. Dühring et sa méthode, nous pourrons prédire sans difficulté la manière dont il concevra l'économie politique. En philosophie, là où il ne se contentait pas de divaguer (comme dans la philosophie de la nature), sa façon de voir était une caricature de celle du XVIII° siècle. Il ne s'agissait pas de lois historiques d'évolution, mais de lois naturelles, de vérités éternelles. Des rapports sociaux comme la morale et le droit n'étaient pas décidés d'après les conditions historiques existantes dans chaque cas, mais par les deux fameux bonshommes, dont ]'un ou bien opprime l'autre, ou bien ne l'opprime pas, ce qui malheureusement ne s'est jamais produit jusqu'ici. Aussi ne nous tromperons-nous guère si nous en tirons la conclusion que M. Dühring ramènera également l'économie à des vérités définitives en dernière analyse, à des lois éternelles de la nature, à des axiomes tautologiques du vide le plus désolant, mais que, par contre, dans la mesure où il connaît tout le contenu positif de l'économie, il le réintroduira en fraude, par la porte de derrière; et qu'il ne tirera pas la répartition en tant qu'événement social de la production et de l'échange, mais qu'il la confiera pour solution définitive à son illustre duo. Et comme tout cela n'est que vieux artifices déjà bien connus, nous pouvons être d'autant plus bref sur ce chapitre.
En fait, M. Dühring nous déclare dès la page 2 que son économie se réfère à ce qui a été “ établi ” dans sa philosophie et que
“ sur quelques points essentiels, elle s'appuie sur des vérités prééminentes, déjà réglées dans un domaine de recherches plus élevé.”
Partout, la même indiscrétion dans la louange de soi. Partout, le triomphe de M. Dühring a raison de ce que M. Dühring a établi et réglé. Réglé en effet, nous l'avons vu en long et en large- -mais dans le seins où on dit : “ Son compte est réglé ! ” Aussitôt après, nous avons “ Ies lois naturelles les plus générales de toute économie ”. - Donc nous avions deviné juste. Mais ces lois naturelles ne permettent une intelligence correcte de l'histoire révolue que si on
“ les étudie dans cette détermination plus exacte qu'ont fait subir à leurs résultats les formes politiques de sujétion et de groupement. Des institutions comme l'esclavage ou la dépendance salariée, auxquels s'ajoute leur sœur jumelle la propriété fondée sur la violence, doivent être considérées comme des formes constitutives de l'économie sociale ayant une nature authentiquement politique, et elles représentent dans le monde tel qu'il existe jusqu'ici le seul cadre à l'intérieur duquel ont pu se manifester les effets des lois naturelles de l'économie.”
Cette proposition est la fanfare qui, tel un leitmotiv wagnérien, nous annonce l'approche du fameux duo. Mais elle est plus encore, elle est le thème fondamental de tout le livre de Dühring. A propos du droit, M. Dühring ne savait rien nous offrir d'autre qu'une mauvaise transposition sur le plan socialiste de la théorie égalitaire de Rousseau, comme depuis des années on peut en entendre de bien meilleures dans tout estaminet ouvrier de Paris. Ici, il nous donne une transposition socialiste, qui n'est pas meilleure, des doléances des économistes sur la falsification des lois naturelles et éternelles de l'économie et de leurs effets par l'ingérence de l'État, de la violence. Ce faisant, il se trouve, - et c'est justice, - tout seul parmi les socialistes. Tout ouvrier socialiste, quelle que soit sa nationalité, sait fort bien que la violence protège seulement l'exploitation, mais qu'elle n'en est pas la cause; que le rapport entre capital et travail salarié est la cause de son exploitation et que ce rapport est né de façon purement économique et non pas par voie de violence.
De plus, nous apprenons maintenant que dans toutes les questions économiques, “ on pourra distinguer deux processus, celui de la production et celui de la répartition ”. En outre, cette célébrité superficielle de J.-B. Say y aurait ajouté un troisième processus, celui de l'utilisation, de la consommation, mais il n'aurait rien su en dire de judicieux, pas plus que ses successeurs. Quant à l'échange ou à la circulation, ce ne serait qu'une subdivision de la production, dans laquelle rentre l'ensemble de ce qui doit se passer pour que les produits parviennent au dernier consommateur, au consommateur proprement dit. - Si M. Dühring mélange les deux processus essentiellement différents, bien qu'ils se conditionnent réciproquement, de la production et de la circulation et s'il affirme sans se gêner qu'en évitant cette confusion “ on ne fait que produire de la confusion”, cela prouve simplement que, ou bien il ne connaît pas, ou bien il ne comprend pas le développement colossal qu'a pris justement la circulation depuis cinquante ans; ce que d'ailleurs son livre confirme dans la suite. Mais ce n'est pas tout. Après avoir tout bonnement fondu la production et l'échange en une seule chose, la production tout court, il place la répartition à côté de la production comme un second processus tout à fait extérieur, qui n'a absolument rien à faire avec le premier. Or, nous avons vu que, dans ses traits décisifs, la répartition est dans chaque cas le résultat nécessaire des rapports de production et d'échange d'une société déterminée, ainsi que des antécédents historiques de cette société, et cela en telle manière qu'une fois que nous connaissons ces derniers, nous pouvons avec certitude en déduire le mode de répartition dominant dans cette société. Mais nous voyons aussi que si M. Dühring ne veut pas devenir infidèle aux principes “établis” dans sa conception de la morale, du droit et de l'histoire, il faut qu'il nie ce fait économique élémentaire, et il le faut surtout quand il s'agit d'introduire en fraude dans l'économie son indispensable duo. C'est seulement quand il a heureusement débarrassé la répartition de tout lien avec la production et l'échange que ce grand événement peut se produire.
Cependant rappelons-nous d'abord comment la chose s'est déroulée pour la morale et le droit. Là, M. Dühring a commencé à l'origine avec un seul homme; il disait :
“ Dans la mesure où un homme est pensé comme unique, ou, ce qui revient au même, comme hors de toute connexion avec autrui, il ne peut avoir de devoirs. Pour lui, il n'y a pas d'obligation, mais seulement un vouloir. ”
Cet homme sans devoirs, pensé comme unique, qu'est-il d'autre que ce fatal “ Juif primitif Adam ” dans le paradis, où il est sans péché, parce qu'il ne peut justement en commettre aucun ? Mais même pour cet Adam philosophe du réel, un péché originel est imminent. A côté de cet Adam intervient brusquement, - non certes une Ève aux boucles ondoyantes, mais un deuxième Adam. Et, aussitôt, Adam a des devoirs, et ... il les viole. Au lieu de serrer son frère sur son cœur comme son égal en droit, il le soumet à sa domination, il l'asservit, - et c'est des suites de ce premier péché, du péché originel d'asservissement, que toute l'histoire universelle souffre jusqu'à ce jour, raison pour laquelle, selon M. Dühring, elle ne vaut pas trois liards.
Si donc, soit dit en passant, M. Dühring croyait livrer suffisamment au mépris la “négation de la négation” en la caractérisant comme une mauvaise copie de la vieille histoire de la chute et de la rédemption, que devons-nous dire dans ce cas de sa dernière édition à lui de la même histoire ? (Car nous “ marcherons ” aussi à la rédemption avec le temps, comme dit la presse gouvernementale). En tout cas, nous préférons la vieille légende tribale des sémites, dans laquelle, pour le petit bonhomme et la petite bonne femme, il valait tout de même la peine de sortir de l'état d'innocence; M. Dühring gardera la gloire sans concurrence d'avoir construit son péché originel avec ... deux hommes.
Voyons maintenant la transposition du péché originel dans l'économie.
“ Pour l'idée de production, la représentation d'un Robinson qui se trouve isolé avec ses forces en face de la nature et qui n'a rien à partager avec personne, peut en tout cas donner un schéma mental approprié ... Pour rendre sensible ce qu'il y a de plus essentiel dans l'idée de répartition, il sera tout aussi opportun d'utiliser le schéma mental de deux personnes dont les forces économiques se combinent et qui, manifestement, sont obligées de discuter mutuellement sous une forme ou une autre de leur quote-part. En fait, il ne faut rien de plus que ce simple dualisme pour exposer en toute rigueur quelques-unes des relations de répartition les plus importantes et pour en étudier les lois au stade embryonnaire dans leur nécessité logique ... La coopération sur pied d'égalité est tout aussi concevable ici que la combinaison des forces par la sujétion complète d'une des parties, qui est alors enrôlée de force dans le service économique comme esclave ou comme simple instrument et n'est d'ailleurs entretenue que comme instrument... Entre l'état d'égalité et celui de nullité d'une part, d'omnipotence et de simple activité d'exécution d'autre part, se trouve une série de degrés, auxquels les phénomènes de l'histoire universelle se sont chargés de pourvoir avec une extrême diversité. Une vue universelle embrassant les institutions de justice et d'injustice de l'histoire est ici la condition préalable essentielle ... ”
Et, en fin de compte, toute la répartition se transforme en un “ droit économique de répartition ”. Voici qu'enfin M. Dühring retrouve la terre ferme sous ses pieds. Bras dessus, bras dessous, avec ses deux hommes, il peut lancer un défi à son siècle. Mais derrière ce trio, il y a encore quelqu'un dont on tait le nom.
“ Le capital n'a point inventé le surtravail. Partout où une partie de la société possède le monopole des moyens de production, le travailleur, libre ou non, est forcé d'ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production. Que ce propriétaire soit kalos kagathos athénien, théocrate étrusque, civis romanus (citoyen romain), baron normand, maître d'esclaves américain, boyard valaque, seigneur foncier ou capitaliste moderne peu importe ! ” (Marx : Le Capital, I, deuxième édition page 227[1].)
Une fois que, de cette manière, M. Dühring avait appris ce qu'est la forme fondamentale d'exploitation commune à toutes les formes de production antérieures, dans la mesure où elles évoluent dans des contradictions de classe, il n'avait plus qu'à y appliquer son duo, et le fondement radical de l'économie du réel était prêt. Il n'a pas hésité une minute à mettre à exécution cette “ pensée génératrice de système ”. Travail sans contrepartie, au-delà du temps de travail nécessaire à la subsistance de l'ouvrier, voilà le point. L'Adam, qui s'appelle ici Robinson, fait donc trimer son second Adam, Vendredi. Mais pourquoi Vendredi trime-t-il plus qu'il ne lui est nécessaire pour son entretien ? A cette question aussi, Marx répond en partie. Mais pour nos deux gaillards, sa réponse est beaucoup trop compliquée. La chose est réglée en un tournemain. Robinson “opprime” Vendredi, l'enrôle de force dans le service économique “ en tant qu'esclave ou qu'instrument ” et ne l'entretient “ que comme instrument ”. Avec cette “ tournure créatrice ” des plus neuves, M. Dühring fait d'une pierre deux coups. D'une part, il s'épargne la peine d'expliquer les diverses formes de répartition jusqu'à ce jour, leurs différences et leurs causes : toutes ensemble, elles ne valent tout simplement rien, elles reposent sur l'oppression, la violence. Nous aurons bientôt à y revenir. Et deuxièmement, il transpose par là toute la théorie de la répartition du plan économique sur celui de la morale et du droit, c'est-à-dire du plan de faits matériels établis au plan d'opinions et de sentiments plus ou Moins chancelants. Il n'a donc plus besoin d'étudier ou de prouver, il ne lui reste qu'à poursuivre allégrement ses déclamations et il peut exiger que la répartition des produits du travail se règle non d'après ses causes réelles, mais d'après ce qui lui paraît à lui, M. Dühring, moral et juste. Toutefois ce qui paraît juste à M. Dühring n'est nullement immuable, c'est donc loin d'être une vérité authentique. Car les vérités authentiques sont, d'après M. Dühring lui-même, “absolument immuables”. En 1868, M. Dühring (Die Schicksale meiner sozialen Denkschrift, etc.) prétendait
“ qu'il est dans la tendance de toute civilisation supérieure de marquer la propriété d'une empreinte de plus en plus nette; c'est là, et non dans une confusion des droits et des sphères de souveraineté, que résident l'essence et l'avenir de l'évolution moderne. ”
Et plus loin, disait-il, il ne pouvait absolument pas prévoir
“ comment une transformation du travail salarié en une autre sorte de gagne-pain pourrait jamais être compatible avec les lois de la nature humaine et avec la hiérarchie imposée par la nature au corps social.
Donc, en 1868 : la propriété privée et le travail salarié sont des nécessités de nature, en conséquence justes; en 1876 : tous deux sont des émanations de la violence et du “ vol ”, donc injustes[2]. Et il nous est impossible de savoir ce qui, à un génie qu'emporte une telle impétuosité, pourra bien paraître moral et juste dans quelques années; nous ferons donc mieux en tout cas, dans notre étude de la répartition des richesses, de nous en tenir aux lois économiques réelles, objectives, et non à l'idée momentanée, changeante et subjective qu'a M. Dühring du juste et de l'injuste.
Si, pour croire au bouleversement en marche du mode actuel de répartition des produits du travail, avec ses contradictions criantes de misère et d'opulence, de famine et de ripailles, nous n'avions pas de certitude meilleure que la conscience de l'injustice de ce mode de répartition et que la conviction de la victoire finale du droit, nous serions bien mal en point et nous pourrions attendre longtemps. Les mystiques du moyen âge qui rêvaient de l'approche du règne millénaire, avaient déjà la conscience de l'injustice des oppositions de classe. Au seuil de l'histoire moderne, il y a trois ceint cinquante ans, Thomas Münzer la proclame très haut dans le monde. Dans la révolution bourgeoise d'Angleterre, dans celle de France, le même cri retentit ... et s'éteint. Et si maintenant le même cri d'abolition des oppositions et des différences de classes, qui jusqu'en 1830 laissait froides les classes laborieuses et souffrantes, éveille un écho qui se répète des millions de fois, s'il gagne un pays après l'autre, et cela dans l'ordre même et avec la même intensité selon lesquels la grande industrie se développe dans les divers pays; si, en une génération, il a conquis une puissance qui peut défier toutes les puissances liguées contre lui et être sûr de la victoire dans un proche avenir, - d'où cela vient-il ? Du fait, que, d'une part, la grande industrie moderne a créé un prolétariat, une classe qui, pour la première fois dans l'histoire, peut revendiquer l'abolition non pas de telle ou telle organisation de classe particulière ou de tel ou tel privilège de classe particulier, mais des classes en général et qui est placée devant l'obligation de réaliser cette revendication sous peine de tomber dans la condition du coolie chinois. Et du fait que, d'autre part, la même grande industrie a créé dans la bourgeoisie une classe qui a le monopole de tous les instruments de production et moyens de subsistance, mais qui, dans toute période de fièvre de la production et dans toute banqueroute consécutive à cette période, prouve qu'elle est devenue incapable de continuer à régner sur les forces productives qui échappent à sa puissance; classe sous la conduite de laquelle la société court à sa ruine, comme une locomotive dont le mécanicien n'a pas assez de force pour ouvrir la soupape de sûreté bloquée. En d'autres termes : cela vient du fait que les forces productives engendrées par le mode de production capitaliste moderne, ainsi que le système de répartition des biens qu'il a créé, sont entrés en contradiction flagrante avec ce mode de production lui-même, et cela à un degré tel que devient nécessaire un bouleversement du mode de production et de répartition éliminant toutes les différences de classes, si l'on ne veut pas voir toute la société moderne périr. C'est sur ce fait matériel palpable qui, avec une nécessité irrésistible, s'impose sous une forme plus ou moins claire aux cerveaux des prolétaires exploités, - c'est sur ce fait, et non dans les idées de tel ou tel théoricien en chambre sur le juste et l'injuste que se fonde la certitude de victoire du socialisme moderne.
II. Théorie de la violence[modifier le wikicode]
“ Le rapport de la politique générale aux formes du droit économique est déterminé dans mon système de façon si décisive et, en même temps, si originale, qu'il ne serait pas superflu d'y renvoyer spécialement pour en faciliter l'étude. La forme des rapports politiques est l'élément historique fondamental et les dépendances économiques ne sont qu'un effet ou un cas particulier, elles sont donc toujours des faits de second ordre. Quelques-uns des systèmes socialistes récents prennent pour principe directeur le faux semblant d'un rapport entièrement inverse tel qu'il saute aux yeux, en faisant pour ainsi dire sortir des situations économiques les infrastructures politiques. Or, ces effets du second ordre existent certes en tant que tels, et ce sont eux qui dans le temps présent sont le plus sensibles; mais il faut chercher l'élément primordial dans la violence politique immédiate et non pas seulement dans une puissance économique indirecte. ”
De même, à un autre endroit, M. Dühring
“ part de la thèse que les situations politiques sont la cause décisive de l'état économique et que la relation inverse ne représente qu'une réaction de second ordre ... Tant que l'on ne prend pas le groupement politique pour lui-même comme point de départ, mais qu'on le traite exclusivement comme un moyen pour des fins alimentaires, on garde quand même en soi, si belle figure de socialiste radical et de révolutionnaire qu'on prenne, une dose larvée de réaction. ”
Telle est la théorie de M. Dühring. Ici, et en beaucoup d'autres passages, elle est tout simplement posée, on pourrait dire décrétée. Nulle part dans les trois épais volumes, il n'est question, fût-ce du moindre semblant de preuve ou de réfutation de l'opinion adverse. Et les arguments pourraient être aussi bon marché que les mûres, que M. Dühring ne nous en donnerait pas. La chose est déjà prouvée par la fameuse chute originelle, où Robinson a asservi Vendredi. C'était un acte de violence, donc un acte politique. Et comme cet asservissement forme le point de départ et le fait fondamental de toute l'histoire révolue et qu'il lui inocule le péché originel d'injustice, et cela à un point tel que dans les périodes ultérieures celui-ci n'a été qu'atténué et “ métamorphosé en formes économiques de dépendance plus indirectes ”; comme, d'autre part, toute la “ propriété fondée sur la violence ”, encore aujourd'hui en vigueur, repose sur cet asservissement primitif, il est clair que tous les phénomènes économiques s'expliquent par des causes politiques, à savoir par la violence. Et celui à qui cela ne suffit pas, c'est qu'il est un réactionnaire larvé.
Remarquons tout d'abord qu'il ne faut pas être moins amoureux de soi-même que l'est M. Dühring, pour tenir pour tellement “ originale ” cette opinion qui ne l'est nullement. L'idée que les actions politiques de premier plan sont le facteur décisif en histoire est aussi vieille que l'historiographie elle-même, et c'est la raison principale qui fait que si peu de chose nous a été conservé de l'évolution des peuples qui s'accomplit silencieusement à l'arrière-plan de ces scènes bruyantes et pousse réellement les choses de l'avant. Cette idée a dominé toute la conception de l'histoire dans le passé et n'a été ébranlée que grâce aux historiens bourgeois français de l'époque de la Restauration; le seul point “ original ” là-dedans, c'est qu'encore une fois, M. Dühring ne sait rien de tout cela.
En outre, admettons pour un instant que M. Dühring ait raison de dire que toute l'histoire jusqu'à ce jour peut se ramener à l'asservissement de l'homme par l'homme; nous sommes encore loin pour autant d'avoir touché au fond du problème. Car on demande de prime abord : comment Robinson a-t-il pu en arriver à asservir Vendredi ? Pour son simple plaisir ? Absolument Pas. Nous voyons au contraire que Vendredi
“ est enrôlé de force dans le service économique comme esclave ou simple instrument et qu'il n'est d'ailleurs entretenu que comme instrument. ”
Robinson a seulement asservi Vendredi pour que Vendredi travaille au profit de Robinson. Et comment Robinson peut-il tirer profit pour lui-même du travail de Vendredi ? Uniquement du fait que Vendredi produit par son travail plus de moyens de subsistance que Robinson n'est forcé de lui en donner pour qu'il reste capable de travailler. Donc, contrairement aux instructions expresses de M. Dühring, Robinson n' “ a pas pris le groupement politique ” qu'établissait l'asservissernent de Vendredi “ en lui-même comme point de départ, mais l'a traité exclusivement comme un moyen pour des fins alimentaires ”. - A lui maintenant de s'arranger avec son maître et seigneur M. Dühring.
Ainsi l'exemple puéril que M. Dühring a inventé de son propre fonds pour prouver que la violence est “ élément historique fondamental ”, prouve que la violence n'est que le moyen, tandis que l'avantage économique est le but. Et dans la mesure où le but est “ plus fondamental ” que le moyen employé pour y parvenir, dans la même mesure le côté économique du rapport est plus fondamental dans l'histoire que le côté politique. L'exemple prouve donc exactement le contraire de ce qu'il doit prouver. Et ce qui se passe pour Robinson et Vendredi, se passe de même pour tous les cas de domination et de servitude qui se sont produits jusqu'ici. L'oppression a toujours été, pour employer l'élégante expression de M. Dühring, “ un moyen pour des fins alimentaires ” (ces fins alimentaires étant prises dans le sens le plus large), mais jamais ni nulle part un groupement politique introduit “ pour lui-même ”. Il faut être M. Dühring pour pouvoir s'imaginer que les impôts ne sont dans l'État que “ des effets de second ordre ” ou que le groupement politique d'aujourd'hui en bourgeoisie dominante et en prolétariat dominé existe “ pour lui-même ”, et non pour “ les fins alimentaires ” des bourgeois régnants, c'est-à-dire pour le profit et l'accumulation du capital.
Cependant, retournons à nos deux bonshommes. Robinson, “l'épée à la main”, fait de Vendredi son esclave. Mais pour y parvenir, Robinson a besoin d'autre chose encore que de l'épée. Un esclave ne fait pas l'affaire de tout le monde. Pour pouvoir en utiliser un, il faut disposer de deux choses : d'abord des outils et des objets nécessaires au travail de l'esclave et, deuxièmement, des moyens de l'entretenir petitement. Donc, avant que l'esclavage soit possible, il faut déjà qu'un certain niveau dans la production ait été atteint et qu'un certain degré d'inégalité soit intervenu dans la répartition. Et pour que le travail servile devienne le mode de production dominant de toute une société, on a besoin d'un accroissement bien plus considérable encore de la production, du commerce et de l'accumulation de richesse. Dans les antiques communautés naturelles à propriété collective du sol, ou bien l'esclavage ne se présente pas, ou bien il ne joue qu'un rôle très subordonné. De même, dans la Rome primitive, cité paysanne; par contre, lorsque Rome devint “ cité universelle ” et que la propriété foncière italique passa de plus en plus aux mains d'une classe peu nombreuse de propriétaires extrêmement riches, la population paysanne fut évincée par une population d'esclaves. Si à l'époque des guerres médiques, le nombre des esclaves s'élevait à Corinthe à 460.000 et à Egine à 470.000, et si leur proportion était de dix par tête d'habitant libre[3], il fallait pour cela quelque chose de plus que de la “ violence ”, à savoir une industrie d'art et un artisanat très développés et un commerce étendu. L'esclavage aux États-Unis d'Amérique reposait beaucoup moins sur la violence que sur l'industrie anglaise du coton; dans les régions où ne poussait pas de coton ou qui ne pratiquaient pas, comme les États limitrophes, l'élevage des esclaves pour les États cotonniers, il s'est éteint de lui-même, sans qu'on eût à utiliser la violence, simplement parce qu'il ne payait pas.
Si donc M. Dühring appelle la propriété actuelle une propriété fondée sur la violence et qu'il la qualifie de “ forme de domination qui n'a peut-être pas seulement pour base l'exclusion du prochain de l'usage des moyens naturels d'existence, mais aussi, ce qui veut dire encore beaucoup plus, l'assujettissement de l'homme à un service d'esclave”, - il fait tenir tout le rapport sur la tête. L'assujettissement de l'homme à un service d'esclave, sous toutes ses formes, suppose, chez celui qui assujettit, la disposition des moyens de travail sans lesquels il ne pourrait pas utiliser l'homme asservi, et en outre, dans l'esclavage, la disposition des moyens de subsistance sans lesquels il ne pourrait pas conserver l'esclave en vie, Déjà, par conséquent, dans tous les cas, la possession d'une certaine fortune dépassant la moyenne. Comment celle-ci est-elle née ? En toute hypothèse, il est clair qu'elle peut avoir été volée, c'est-à-dire reposer sur la violence, mais que ce n'est nullement nécessaire. Elle peut être gagnée par le travail, par le vol, par le commerce, par l'escroquerie. Il faut même qu'elle ait été gagnée par le travail avant de pouvoir être volée.
En général, la propriété privée n'apparaît en aucune façon dans l'histoire comme résultat du vol et de la violence. Au contraire. Elle existe déjà, limitée toutefois à certains objets, dans l'antique communauté naturelle de tous les peuples civilisés. A l'intérieur même de cette communauté, elle évolue d'abord dans l'échange avec des étrangers, jusqu'à prendre la forme de marchandise. Plus les produits de la communauté prennent forme de marchandise, c'est-à-dire moins il en est produit pour l'usage propre du producteur et plus ils sont produits dans un but d'échange, plus l'échange, même à l'intérieur de la communauté, supplante la division naturelle primitive du travail, plus l'état de fortune des divers membres de la communauté devient inégal, plus la vieille communauté de la propriété foncière est profondément minée, plus la communauté s'achemine rapidement à sa dissolution en un village de paysans parcellaires. Le despotisme oriental et la changeante domination de peuples nomades conquérants n'ont pu pendant des millénaires entamer ces vieilles communautés; c'est la destruction progressive de leur industrie domestique naturelle par la concurrence des produits de la grande industrie qui cause de plus en plus leur dissolution. Pas plus question de violence ici que dans le lotissement encore en cours de la propriété agraire collective des “ communautés rurales ” des bords de la Moselle et du Hochwald[4]; ce sont les paysans qui trouvent de leur intérêt que la propriété privée des champs remplace la propriété collective. Même la formation d'une aristocratie primitive, telle qu'elle se produit chez les Celtes, les Germains et au Pendjab, sur la base de la propriété en commun du sol, ne repose au premier abord nullement sur la violence, mais sur le libre consentement et la coutume. Partout où la propriété privée se constitue, c'est la conséquence de rapports de production et d'échange modifiés, et cela sert l'accroissement de la production et le développement du commerce, - cela a donc des causes économiques. La violence ne joue en cela absolument aucun rôle. Il est pourtant évident que l'institution de la propriété privée doit d'abord exister, avant que le voleur puisse s'approprier le bien d'autrui, donc que la violence peut certes déplacer la possession, mais ne peut pas engendrer la propriété privée en tant que telle !
Mais même pour expliquer “ l'assujettissement de l'homme au service d'esclave ” sous sa forme la plus moderne, le travail salarié, nous ne pouvons faire intervenir ni la violence, ni la propriété fondée sur la violence. Nous avons déjà mentionné le rôle que joue, dans la dissolution de la communauté antique, donc dans la généralisation directe ou indirecte de la propriété privée, la transformation des produits du travail en marchandises, leur production non pour la consommation personnelle, mais pour l'échange. Or, Marx a prouvé lumineusement dans Le Capital, - et M. Dühring se garde bien d'en souffler le moindre mot, - qu'à un certain niveau de développement, la production marchande se transforme en production capitaliste et qu'à ce degré,
“ la loi de l'appropriation qui repose sur la production et la circulation des marchandises, ou loi de la propriété privée, se convertit par l'effet inévitable de sa propre dialectique interne en son contraire : l'échange d'équivalents; celui-ci, qui apparaissait comme l'opération primitive, a tourné de telle sorte qu'on n'échange plus qu'en apparence, du fait que, premièrement, la portion du capital échangée contre de la force de travail n'est elle-même qu'une partie de l'appropriation sans équivalent du produit du travail d'autrui et que, deuxièmement, elle ne doit pas seulement être remplacée par son producteur, l'ouvrier, niais doit être remplacée avec un nouveau surplus [excédent] ... Primitivement, la propriété nous apparaissait fondée sur le travail personnel ... La propriété apparaît maintenant [à la fin du développement de Marx] du côté du capitaliste comme le droit de s'approprier le travail d'autrui sans le payer, du côté de l'ouvrier comme l'impossibilité de s'approprier son propre produit. La séparation entre la propriété et le travail devient la conséquence nécessaire d'une loi qui, apparemment, partait de leur identité. ”
En d'autres termes : même en excluant toute possibilité de vol, de violence et de do], en admettant que toute propriété privée repose à l'origine sur le travail personnel du possesseur et que, dans tout le cours ultérieur des choses, on n'échange que des valeurs égales contre des valeurs égales, nous obtenons tout de même nécessairement, dans la suite du développement de la production et de l'échange, le mode actuel de production capitaliste, la monopolisation des moyens de production et de subsistance entre les mains d'une seule classe peu nombreuse, l'abaissement de l'autre classe, qui forme l'immense majorité, au niveau de prolétaires non possédants, l'alternance périodique de production vertigineuse et de crise commerciale, et toute l'anarchie actuelle de la production. Tout le processus s'explique par des causes purement économiques sans qu'il ait été besoin d'avoir recours une seule fois au vol, à la violence, à l'État ou à quelque ingérence politique. La “propriété fondée sur la violence ” ne s'avère, ici encore, que comme une rodomontade destinée à cacher l'incompréhension du cours réel des choses.
Ce cours des choses, exprimé historiquement, est l'histoire du développement de la bourgeoisie. Si “ les situations politiques sont la cause déterminante de l'état économique ”, la bourgeoisie moderne ne doit pas s’être développée dans la lutte contre le féodalisme, mais être son enfant gâté mis au monde de plein gré. Chacun sait que c'est le contraire qui a eu lieu. Ordre opprimé, à l'origine tributaire de la noblesse féodale régnante, recruté parmi des corvéables et des serfs de toute catégorie, c'est dans une lutte sans répit avec la noblesse que la bourgeoisie a conquis un poste du pouvoir après l'autre et, finalement, a pris possession du pouvoir à sa place dans les pays dans les pays les plus évolués; en France en renversant directement la noblesse; en Angleterre, en l'embourgeoisant de plus en plus et en se l'incorporant pour en faire son couronnement décoratif. Et comment y est-elle parvenue ? Simplement par une transformation de l' “ état économique”, que suivit tôt ou tard, de bon gré ou par la lutte, une transformation des situations politiqués. La lutte de la bourgeoisie contre la noblesse féodale est la lutte de la ville contre la campagne, de l'industrie contre la propriété foncière, de l'économie monétaire contre l'économie naturelle, et les armes décisives des bourgeois dans cette lutte furent leurs moyens de puissance économique accrus sans arrêt par le développement de l'industrie, d'abord artisanale, puis progressant jusqu'à la manufacture, et par l'extension du commerce. Pendant toute cette lutte, la puissance politique était du côté de la noblesse, à l'exception d'une période où le pouvoir royal utilisa la bourgeoisie contre la noblesse pour tenir un ordre en échec par l'autre. Mais dès l'instant où la bourgeoisie, politiquement encore impuissante, commença, grâce à l'accroissement de sa puissance économique, à devenir dangereuse, la royauté s'allia de nouveau à la noblesse et par là provoqua, en Angleterre d'abord, en France ensuite, la révolution de la bourgeoisie. En France, les conditions politiques étaient restées sans changement, tandis que l'état économique était devenu trop avancé pour elles. Au point de vue politique, la noblesse était tout, la bourgeoisie rien; au point de vue social, le bourgeois était maintenant la classe la plus importante dans l'État, tandis que la noblesse avait vu toutes ses fonctions sociales lui échapper et qu'elle ne faisait plus qu'encaisser sous la forme de ses revenus la rémunération de ces fonctions disparues. Ce n'est pas tout : dans toute sa production, la bourgeoisie était restée prisonnière des formes politiques féodales du moyen âge, pour lesquelles cette production, - non seulement la manufacture, mais même l'artisanat, - était depuis longtemps devenue trop grande : prisonnière des mille privilèges corporatifs et des barrières douanières locales et provinciales, transformés en simples brimades et entraves de la production. La révolution de la bourgeoisie y mit fin. Mais non pas en adaptant, selon le principe de M. Dühring, l'état économique aux conditions politiques, - c'est précisément ce que la noblesse et la royauté avaient tenté en vain pendant des années, - mais à l'inverse en jetant de côté le vieux bric-à-brac politique pourri et en créant des conditions politiques dans lesquelles le nouvel “ état économique ” pouvait subsister et se développer. Et dans cette atmosphère politique et juridique faite pour elle, la bourgeoisie s'est brillamment développée, si brillamment que d'ores et déjà, elle n'est plus loin de la position qu'occupait la noblesse en 1789 : elle devient de plus en plus non seulement une superfétation sociale, mais encore un obstacle social; elle s'élimine de plus en plus de l'activité productrice et devient de plus en plus, comme en son temps la noblesse, une classe qui ne fait qu'encaisser des revenus; et c'est sans la moindre simagrée de violence, d'une manière purement économique qu'elle a réalisé ce bouleversement de sa propre position et la création d'une classe nouvelle, le prolétariat. Plus encore. Elle n'a nullement voulu ce résultat de ses propres agissements; au contraire, il s'est imposé avec une puissance irrésistible contre sa volonté, contre son intention; ses propres forces de production sont devenues trop puissantes pour obéir à sa direction et poussent, comme sous l'effet d'une nécessité naturelle, toute la société bourgeoise au-devant de la ruine ou de la révolution. Et si les bourgeois en appellent maintenant à la violence pour sauver de la catastrophe l' “ état économique” qui s'écroule, ils prouvent seulement par là qu'ils sont victimes de l'illusion de M. Dühring, selon laquelle “ les conditions politiques sont la cause déterminante de l'état économique ”; qu'ils se figurent, tout comme M. Dühring, capables de transformer, avec les “ moyens primitifs ”, avec la “ violence politique immédiate ”, ces “ faits de second ordre ”, l'état économique et son évolution inéluctable, et donc de débarrasser le monde, grâce au feu des canons Krupp et des fusils Mauser, des effets économiques de la machine à vapeur et du machinisme moderne mis par elle en mouvement, du commerce mondial et du développement actuel de la banque et du crédit.
III. Théorie de la violence (suite)[modifier le wikicode]
Considérons cependant d'un peu plus près cette “ violence ” toute-puissante de M. Dühring. Robinson asservit Vendredi “ l'épée à la main ”. Où a-t-il pris l'épée ? Même dans les îles imaginaires des robinsonnades, les épées, jusqu'ici, ne poussent pas sur les arbres et M. Dühring laisse cette question sans réponse. De même que Robinson a pu se procurer une épée, nous pouvons tout aussi bien admettre que Vendredi apparaît un beau matin avec un revolver chargé à la main, et alors tout le rapport de “ violence ” se renverse : Vendredi commande et Robinson est forcé de trimer. Nous nous excusons auprès du lecteur de revenir avec tant de suite dans les idées sur l'histoire de Robinson et de Vendredi qui, à vrai dire, est du ressort du jardin d'enfants et non de la science, mais qu'y pouvons-nous ? Nous sommes obligés d'appliquer en conscience la méthode axiomatique de M. Dühring et ce n'est pas notre faute si, de ce fait, nous évoluons continuellement dans le domaine de la puérilité pure. Donc, le revolver triomphe de l'épée et même l'amateur d'axiomes le plus puéril concevra sans doute que la violence n'est pas un simple acte de volonté, mais exige pour sa mise en oeuvre des conditions préalables très réelles, notamment des instruments, dont le plus parfait l'emporte sur le moins parfait; qu'en outre ces instruments doivent être produits, ce qui signifie aussi que le producteur d'instruments de violence plus parfaits, grossièrement parlant des armes, l'emporte sur le producteur des moins parfaits et qu'en un mot la victoire de la violence repose sur la production d'armes, et celle-ci à son tour sur la production en général, donc ... sur la “puissance économique”, sur l' “ état économique ”, sur les moyens matériels qui sont à la disposition de la violence.
La violence, ce sont aujourd'hui l'armée et la flotte de guerre, et toutes deux coûtent, comme nous le savons tous à nos dépens, “ un argent fou ”. Mais la violence ne peut pas faire de l'argent, elle peut tout au plus rafler celui qui est déjà fait et cela ne sert pas non plus à grand-chose, comme nous l'avons également appris à nos dépens avec les milliards de la France[5]. L'argent doit donc, en fin de compte, être fourni par le moyen de la production économique; la violence est donc une fois de plus déterminée par l'état économique, qui lui procure les moyens de s'armer et de conserver ses engins. Mais cela ne suffit pas. Rien ne dépend plus de conditions économiques préalables que justement l'armée et la flotte. Armement, composition, organisation, tactique et stratégie dépendent avant tout du niveau atteint par la production dans chaque cas, ainsi que des communications. Ce ne sont pas les “ libres créations de l'intelligence ” des capitaines de génie qui ont eu en cette matière un effet de bouleversement, c'est l'invention d'armes meilleures et la modification du matériel humain, le soldat; dans le meilleur des cas, l'influence des capitaines de génie se borne à adapter la méthode de combat aux armes et aux combattants nouveaux.
Au début du XlV° siècle, la poudre à canon est passée des Arabes aux Européens occidentaux et a bouleversé, comme nul ne l'ignore, toute la conduite de la guerre. Mais l'introduction de la poudre à canon et des armes à feu n'était nullement un acte de violence, c'était un progrès industriel, donc économique. L'industrie reste l'industrie, qu'elle s'oriente vers la production ou la destruction d'objets. Et l'introduction des armes à feu a eu un effet de bouleversement non seulement sur la conduite même de la guerre, mais aussi sur les rapports politiques, rapports de domination et de sujétion. Pour obtenir de la poudre et des armes à feu, il fallait l'industrie et l'argent, et tous deux appartenaient aux bourgeois des villes. C'est pourquoi les armes à feu furent dès le début les armes des villes et de la monarchie montante, appuyée sur les villes, contre la noblesse féodale. Les murailles jusque-là imprenables des châteaux forts des nobles tombèrent sous les coups des canons des bourgeois, les balles des arquebuses bourgeoises traversèrent les cuirasses des chevaliers. Avec la cavalerie cuirassée de la noblesse, s'effondra aussi la domination de la noblesse; avec le développement de la bourgeoisie, l'infanterie et l'artillerie devinrent de plus en plus les armes décisives; sous la contrainte de l'artillerie, le métier de la guerre dut s'annexer une nouvelle subdivision tout à fait industrielle : le corps des ingénieurs.
Le développement des armes à feu se fit très lentement. Le canon restait lourd, l'arquebuse grossière, malgré de nombreuses inventions de détail. Il fallut plus de trois cents ans pour mettre au point une arme valable pour équiper toute l'infanterie. Ce n'est qu'au début du XVIII° siècle que le fusil à pierre avec baïonnette supplante définitivement la pique dans l'armement de l'infanterie. L'infanterie d'alors se composait de mercenaires au service des princes, qui avaient belle tenue à l'exercice, mais qui étaient très peu sûrs et dont la bastonnade était l'unique moyen de cohésion; elle était recrutée parmi les éléments les plus dépravés de la société et, souvent, parmi les prisonniers de guerre ennemis enrôlés de force, et la seule forme de combat dans laquelle ces soldats pussent utiliser le nouveau fusil était la tactique linéaire, qui atteignit son achèvement suprême sous Frédéric II. Toute l'infanterie d'une armée était disposée sur trois rangs en un très long quadrilatère creux, et en ordre de bataille elle ne se mouvait qu'en bloc; tout au plus autorisait-on l'une des deux ailes à avancer ou à reculer un peu. Cette masse maladroite ne pouvait se mouvoir en ordre que sur un terrain tout à fait plat et là encore à cadence lente (75 pas à la minute); il était impossible de changer l'ordre de bataille au cours de l'action et une fois l'infanterie au feu, la victoire ou la défaite se décidaient très rapidement, d'un seul coup.
Ces lignes peu maniables se heurtèrent dans la guerre d'indépendance américaine à des bandes de rebelles qui, certes, ne savaient pas faire l'exercice, mais n'en tiraient que mieux avec leurs carabines rayées; ils combattaient pour leurs intérêts à eux, donc ne désertaient pas comme les troupes mercenaires et ils n'avaient pas l'obligeance d'affronter les Anglais en se disposant comme eux en ligne et en terrain découvert, mais se présentaient en groupes de tirailleurs dispersés et rapidement mobiles, sous le couvert des forêts. La ligne était impuissante ici et succombait aux adversaires invisibles et insaisissables. On redécouvrait la disposition en tirailleurs : méthode de combat nouvelle due à un matériel humain modifié.
Ce qu'avait commencé la révolution américaine, la Révolution française l'acheva, également sur le terrain militaire. Aux armées mercenaires de la coalition si bien entraînées, elle n'avait, elle aussi, à opposer que des masses mal exercées, mais nombreuses, la levée en masse de toute la nation. Mais avec ces masses il fallait protéger Paris, donc couvrir une zone déterminée et cela ne pouvait se faire sans une victoire dans une bataille de niasses à découvert. Le simple combat en tirailleurs ne suffisait pas : il fallait trouver une formation pour l'utilisation des masses et elle se trouva avec la colonne. La formation en colonne permettait, fût-ce à des troupes peu entraînées, de se mouvoir avec assez d'ordre, et même avec une vitesse de marche plus grande (100 pas et plus à la minute); elle permettait d'enfoncer les formations rigides du vieil ordre en ligne, de combattre sur tout terrain, par conséquent même sur ceux qui étaient le plus défavorables à la ligne, de grouper les troupes de la manière qui convenait suivant les besoins, et en liaison avec le combat de tirailleurs dispersés, de retenir, d'occuper et de fatiguer les lignes ennemies jusqu'à ce que le moment fût venu de les rompre au point décisif de la position avec des masses tenues en réserve. Si par conséquent cette nouvelle méthode de combat, qui reposait sur la combinaison de tirailleurs et de colonnes et sur la distribution de l'armée en divisions ou en corps autonomes, composés de toutes les armes, et qui fut portée au sommet de sa perfection par Napoléon aussi bien sous son aspect tactique que stratégique, était devenue nécessaire, c'était surtout en raison de la modification du matériel humain, le soldat de la Révolution française. Mais elle avait encore dans le domaine technique deux conditions préalables d'une grande importance : premièrement, le montage des pièces de campagne sur affûts plus légers qui avait été mis au point par Gribeauval et qui seul rendait possible le mouvement plus rapide qu'on exigeait d'elles maintenant, et, deuxièmement, la cambrure de la crosse du fusil qui jusque-là était une prolongation du canon en droite ligne; introduit en France en 1777, cet emprunt au fusil de chasse permettait de viser un adversaire pris à part avec des chances de l'atteindre. Sans ce progrès, on n'aurait pas pu opérer en tirailleurs avec l'arme ancienne.
Le système révolutionnaire qu'était l'armement du peuple entier fut bientôt limité à la conscription (avec remplacement par rachat en faveur des riches), et adopté sous cette forme dans la plupart des grands États du continent. Seule, la Prusse, avec son système de Landwehr, essaya de faire appel dans une plus large mesure à la force militaire du peuple. La Prusse est, en outre, le premier État qui, - après le rôle sans lendemain joué par le bon fusil à baguette rayé qui avait été perfectionné entre 1830 et 1860, - ait pourvu toute son infanterie de l'arme la plus moderne, le fusil rayé chargé par la culasse. C'est à ces deux dispositions qu'elle dut ses succès de 1866.
Dans la guerre franco-allemande s'opposèrent pour la première fois deux armées qui disposaient toutes deux du fusil rayé chargé par la culasse, et cela en ayant toutes deux des formations tactiques essentiellement semblables à celles du temps du vieux fusil à pierre et à canon lisse, réserve faite de l'introduction de la colonne de compagnie à l'aide de laquelle les Prussiens avaient tenté de trouver une forme de combat mieux appropriée au nouvel armement. Mais lorsque le 18 août à Saint-Privat[6], la garde prussienne voulut faire un essai sérieux de la colonne de compagnie, les cinq régiments les plus engagés perdirent, en deux heures au maximum, plus d'un tiers de leur effectif (176 officiers et 5.114 hommes), et de ce jour, la colonne de compagnie était condamnée en tant que formation de combat, au même titre que la colonne de bataillon et la ligne. On abandonna toute tentative d'exposer à l'avenir au feu de l'ennemi toute espèce de formation serrée, et du côté allemand, on ne combattit plus qu'avec ces groupes denses de tirailleurs en lesquels jusqu'ici, sous la grêle de balles frappant au but, la colonne s'était déjà régulièrement décomposée toute seule, mais auxquels en haut lieu on s'était toujours opposé comme contraires à la discipline; et de même, dans le champ de tir de l'ennemi, le pas de course devint désormais la seule façon de se déplacer. Encore une fois, le soldat avait été plus malin que l'officier; il avait trouvé instinctivement la seule forme de combat qui fasse ses preuves jusqu'ici sous le feu du fusil chargé par la culasse, et il l'imposa avec succès malgré la résistance du commandement.
La guerre franco-allemande a marqué un tournant d'une tout autre signification que tous les tournants précédents. D'abord, les armes sont si perfectionnées qu'un nouveau progrès capable d'avoir quelque influence bouleversante n'est plus possible. Lorsque l'on a des canons avec lesquels on peut toucher un bataillon du plus loin que l’œil le distingue, ainsi que des fusils qui en font autant en prenant l'homme isolé pour cible et avec lesquels l'armement prend moins de temps que la visée, tous les autres progrès sont plus ou moins indifférents pour la guerre en rase campagne. Pour l'essentiel, l'ère du développement est donc close de ce côté. Mais en second lieu, cette guerre a contraint tous les grands États continentaux à introduire chez eux en le renforçant le système de l'armée de réserve (Landwehr) prussienne et, ce faisant, une charge militaire qui les mènera forcément à leur ruine en peu d'années. L'armée est devenue le but principal de l'État, elle est devenue un but en soi; les peuples ne sont plus là que pour fournir des soldats et les nourrir. Le militarisme domine et dévore l'Europe. Mais ce militarisme porte aussi en lui le germe de sa propre ruine. La concurrence des divers États entre eux les oblige d'une part à dépenser chaque année plus d'argent pour l'armée, la flotte, les canons, etc., donc à accélérer de plus en plus l'effondrement financier, d'autre part, à prendre de plus en plus au sérieux le service militaire obligatoire et, en fin de compte, à familiariser le peuple tout entier avec le maniement des armes, donc à le rendre capable de faire à un moment donné triompher sa volonté en face de la majesté du commandement militaire. Et ce moment vient dès que la masse du peuple, - ouvriers de la ville et des champs et paysans, - a une volonté. A ce point, l'armée dynastique se convertit en armée populaire; la machine refuse le service, le militarisme périt de la dialectique de son propre développement. Ce que la démocratie bourgeoise de 1848 n'a pu réaliser précisément parce qu'elle était bourgeoise et non prolétarienne, -l'acte de donner aux masses laborieuses une volonté dont le contenu correspondît à leur situation de classe, - le socialisme y parviendra infailliblement. Et cela signifie l'éclatement par l'intérieur du militarisme et avec lui, de toutes les armées permanentes.
Voilà une des moralités de notre histoire de l'infanterie moderne. La deuxième, qui nous ramène de nouveau à M. Dühring, est que toute l'organisation et la méthode de combat des armées, et par suite, la victoire et la défaite s'avèrent dans la dépendance des conditions matérielles, c'est-à-dire économiques, du matériel humain et du matériel d'armement, donc de la qualité et de la quantité de la population ainsi que de la technique. Seul, un peuple de chasseurs comme les Américains pouvait redécouvrir le combat en tirailleurs, - et s'ils étaient chasseurs, c'était pour des raisons purement économiques, de même que, maintenant, c'est pour des raisons purement économiques que les mêmes Yankees des anciens États se sont métamorphosés en paysans, industriels, marins et négociants qui tiraillent non plus dans les forêts vierges, mais d'autant mieux, en revanche, sur le terrain de la spéculation, où ils ont aussi poussé très loin l'utilisation des masses. Seule, une révolution comme la Révolution française, qui émancipa économiquement le bourgeois et notamment le paysan, pouvait trouver les armées de masse en même temps que les libres formes de mouvement sur lesquelles se brisèrent les vieilles lignes rigides, - images militaires de l'absolutisme pour lequel elles se battaient. Et nous avons vu, cas par cas, comment les progrès de la technique, dès qu'ils étaient applicables et appliqués dans le domaine militaire, obligeaient aussitôt et presque de force à des changements, voire à des bouleversements de la méthode de combat, et qui plus est, souvent contre la volonté du commandement de l'armée. En outre, il n'est pas un sous-officier zélé qui ne fût capable dès aujourd'hui d'éclairer M. Dühring sur la façon dont la conduite de la guerre dépend de la productivité et des moyens de communications de l'arrière comme de ceux du théâtre des opérations. Bref, partout et toujours, ce sont les conditions et les moyens de puissance économique qui aident la “ violence ” à remporter la victoire, sans laquelle elle cesse d'être violence, et celui qui, selon les principes de M. Dühring, voudrait réformer la chose militaire en partant du point de vue opposé, ne récolterait que des coups[7].
Si nous passons maintenant de la terre sur la mer, les vingt dernières années à elles seules nous offrent un bouleversement d'une portée tout autre encore. Le vaisseau de combat de la guerre de Crimée était le deux-ponts ou le trois-ponts en bois, armé de 60 à 100 canons, qui marchait encore de préférence à la voile et n'avait qu'une faible machine à vapeur de secours. Il portait surtout des pièces de 32 avec un corps de canon d'environ 50 quintaux de 100 livres, et seulement quelques pièces de 68 pesant 95 quintaux. Vers la fin de la guerre apparurent des batteries flottantes blindées, monstres lourds, presque immobiles, mais invulnérables pour l'artillerie d'alors. Bientôt, le blindage d'acier fut transféré aussi aux vaisseaux de ligne; mince encore au début, une épaisseur de quatre pouces passait déjà pour un blindage extrêmement lourd. Mais le progrès de l'artillerie dépassa bientôt le blindage; pour chacune des épaisseurs de blindage qui furent employées l'une après l'autre, il se trouva une nouvelle pièce plus lourde, qui la perçait avec facilité. Nous voici donc, d'une part, à des épaisseurs de 10, 12, 14, 24 pouces (l'Italie va faire construire un navire avec un blindage de trois pieds d'épaisseur); d'autre part, à des pièces rayées dont les canons pèsent 25, 35, 80, et même 100 tonnes (de 20 quintaux) et qui lancent à des distances inouïes auparavant des projectiles de 300, 400, 1.700 et 2.000 livres. Le navire de combat d'aujourd'hui est un gigantesque vapeur à hélice blindé déplaçant 8 à 9.000 tonnes avec une puissance de 6 à 8.000 chevaux, à tourelles mobiles et 4 ou au maximum 6 pièces lourdes, avec une proue qui se termine au-dessous de la ligne de flottaison en un éperon destiné à couler les navires ennemis; c'est une machine colossale unique, sur laquelle la vapeur effectue non seulement la propulsion rapide, mais aussi le pilotage, la manœuvre de l'ancre, la rotation des tourelles, le pointage et la charge des pièces, le pompage de l'eau, la rentrée et la mise à flot des canots, qui eux-mêmes marchent en partie à la vapeur, etc. Et la course entre le blindage et l'efficacité du tir est si peu arrivée à son terme qu'aujourd'hui un navire, d'une façon presque générale, ne répond déjà plus à ce qu'on en exige, est déjà vieilli avant d'être lancé. Le navire de guerre moderne est non seulement un produit, mais, en même temps, un spécimen de la grande industrie moderne, une usine flottante, - qui toutefois produit principalement du gaspillage d'argent. Le pays où la grande industrie est le plus développée, a presque le monopole de la construction de ces navires. Tous les cuirassés turcs, presque tous les cuirassés russes, la plupart des allemands sont construits en Angleterre; les plaques de blindage, quel qu'en soit l'emploi, sont faites presque uniquement à Sheffield; des trois usines métallurgiques d'Europe qui sont seules capables de fournir les pièces les plus lourdes, deux (Woolwich et Elswick) appartiennent à l'Angleterre, la troisième (Krupp) à l'Allemagne. On voit là de la façon la plus palpable comment la “ violence politique immédiate ”, qui d'après M. Dühring est la “ cause décisive de l'état économique ”, est, au contraire, entièrement assujettie à l'état économique; comment non seulement la production, mais aussi le maniement de l'instrument de la violence sur mer, le vaisseau de guerre, est devenu lui-même une branche de la grande industrie moderne. Et il n'y a personne qui soit plus contrarié par cet état de choses que la violence elle-même, c'est-à-dire l'État, à qui un vaisseau coûte maintenant autant qu'auparavant toute une petite flotte, qui doit se résigner à ce que ces coûteux navires soient déjà vieillis, donc dépréciés, avant même d'avoir pris la mer, et qui ressent certainement tout autant de dépit que M. Dühring à voir que l'homme de l' “ état économique ”, l'ingénieur, est maintenant bien plus important à bord que l'homme de la “ violence immédiate ”, le capitaine. Nous, au contraire, nous n'avons absolument aucune raison d'éprouver de la contrariété à voir que dans cette concurrence entre la cuirasse et le canon, le navire de guerre se perfectionne jusqu'au comble du raffinement, ce qui le rend tout aussi hors de prix qu'impropre à la guerre[8], et ce que cette lutte révèle, jusque dans le domaine de la guerre navale, ces lois internes du mouvement, ces lois dialectiques selon lesquelles le militarisme, comme tout autre phénomène historique, périt des conséquences de son propre développement.
Ici également, nous voyons donc avec évidence qu'il n'est nullement vrai que
“ I'élément primitif doive être cherché dans la violence politique immédiate et non pas d'abord dans une puissance économique indirecte. ”
Au contraire. Qu'est-ce qui apparaît précisément comme “ élément primitif ” de la violence elle-même ? La puissance économique, le fait de disposer des moyens de puissance de la grande industrie. La violence politique sur mer, qui repose sur les navires de guerre modernes, se révèle comme n'étant absolument pas immédiate, mais précisément due à la médiation de la puissance économique, du haut développement de la métallurgie, de l'autorité exercée sur des techniciens habiles et des mines de charbon abondantes.
Mais à quoi bon tout cela ? Qu'au cours de la prochaine guerre navale on donne le commandement en chef à M. Dühring, et il anéantira toutes les flottes blindées esclaves de l'état économique, sans torpilles ni autres artifices, mais par la seule vertu de sa “ violence immédiate. ”
IV. Théorie de la violence (fin)[modifier le wikicode]
“ C'est une circonstance très importante qu'en fait, la domination de la nature ne se soit en général[ !] passée [une domination qui s'est passée !] que grâce à celle de l'homme. Jamais ni nulle part, la mise en valeur de la propriété foncière sur de vastes étendues n'a été accomplie sans l'asservissement préalable de l'homme à quelque forme d'esclavage ou de servage. L'établissement d'une domination économique sur les choses a eu pour condition préalable la domination politique, sociale et économique de l'homme sur l'homme. Comment aurait-on pu seulement avoir l'idée d'un grand propriétaire foncier sans inclure dans cette idée en même temps sa souveraineté sur des esclaves, des serfs ou des hommes indirectement privés de liberté ? Quelle signification aurait bien pu, et pourrait bien avoir pour une exploitation agricole d'envergure la force de l'individu à laquelle s'ajouterait tout au plus l'apport des forces de sa famille ? L'exploitation de la terre ou l'extension de la domination économique sur cette terre à une échelle qui dépasse les forces naturelles de l'individu n'est devenue jusqu'ici possible dans l'histoire que parce que, avant l'établissement de la domination sur le sol ou en même temps qu'elle, on a effectué l'asservissement correspondant de l'homme. Dans les périodes ultérieures de l'évolution, cet asservissement a été adouci ... Sa forme actuelle dans les États de haute civilisation est un salariat plus ou moins régenté par la domination policière. C'est donc sur ce salariat que repose la possibilité pratique de ce genre de richesse actuelle qui se présente dans la domination étendue du sol et [ !] dans la grande propriété foncière. Naturellement, toutes les autres espèces de richesse de répartition doivent s'expliquer historiquement d'une manière analogue et le fait que l'homme dépende indirectement de l'homme, fait qui constitue actuellement le trait fondamental des états économiques les plus développés, ne peut pas se comprendre et s'expliquer par lui-même, mais seulement comme un héritage quelque peu métamorphosé d'un assujettissement et d'une expropriation directs qui ont existé antérieurement. ”
Ainsi parle M. Dühring.
Thèse : La domination de la nature (par l'homme) suppose la domination de l'homme (par l'homme).
Preuve : La mise en valeur de la propriété foncière sur de vastes étendues ne s'est jamais ni nulle part réalisée qu'au moyen d'esclaves.
Preuve de la preuve. Comment pourrait-il y avoir de grands propriétaires fonciers sans esclaves, étant donné que le grand propriétaire foncier avec sa famille et sans esclaves ne pourrait certes cultiver qu'une partie minime de sa propriété ?
Donc : Pour prouver que l'homme, afin de s'assujettir la nature, a dû d'abord asservir l'homme, M. Dühring métamorphose sans autre forme de procès la “ nature ” en “ propriété foncière sur de vastes étendues ” et il reconvertit aussitôt cette propriété foncière, - sans qu'on sache de qui elle est la propriété ! - en propriété d'un gros agrarien qui, naturellement, ne peut pas cultiver sa terre sans esclaves.
D'abord, la “ domination de la nature ” et la “ mise en valeur de la propriété foncière ” ne sont nullement la même chose. La domination de la nature se pratique dans l'industrie sur une échelle tout autrement colossale que dans l'agriculture, laquelle, jusqu'à présent, est obligée d'obéir au temps qu'il fait au lieu de commander au temps.
Deuxièmement, si nous nous bornons à la mise en valeur de la propriété foncière sur de grandes étendues, ce qui importe, c'est de savoir à qui cette propriété foncière appartient. Et voilà qu'au début de l'histoire de tous les peuples civilisés, nous trouvons non pas le “ grand propriétaire foncier” que M. Dühring nous glisse ici en fraude par un de ses tours de passe-passe habituels dénommés par lui “ dialectique naturelle ”[9], - mais des communautés de tribu ou de village avec propriété en commun du sol. Des Indes à l'Irlande, l'exploitation de la propriété foncière sur de grandes étendues a été opérée à l'origine par ces communautés de tribu ou de village, et cela soit sous la forme de culture en commun des terres pour le compte de la communauté, soit sous la forme de parcelles agraires individuelles attribuées pour un temps aux familles par la communauté, avec jouissance commune des forêts et des pâturages en permanence. Il est une fois de plus caractéristique pour les “ études techniques les plus pénétrantes ” de M. Dühring “ dans le domaine politique et juridique ” qu'il ne sache rien de toutes ces choses; que l'ensemble de ses oeuvres respire une ignorance totale de travaux qui font époque, aussi bien de ceux de Maurer sur la constitution primitive de la Mark germanique, fondement de l'ensemble du droit allemand, que de toute la littérature, chaque jour plus volumineuse, inspirée principalement par Maurer, qui est consacrée à démontrer la communauté primitive de la propriété foncière chez tous les peuples civilisés d'Europe et d'Asie et à exposer ses différentes formes d'existence et de dissolution. Dans le domaine du droit français et anglais, M. Dühring s'était acquis “lui-même toute son ignorance”, si grande fût-elle : il n'agit pas autrement dans le domaine du droit allemand, où elle est plus grande encore. L'homme qui s'emporte si violemment contre l'horizon borné des professeurs d'Université, en est, aujourd'hui encore, dans le domaine du droit allemand, tout au plus là où les professeurs en étaient il y a vingt ans.
Ce n'est que “ libre création et imagination” de M. Dühring s'il affirme que pour exploiter la propriété foncière sur de grandes étendues, les propriétaires fonciers et les esclaves ont été nécessaires. Dans tout l'Orient, ou l'État ou bien la commune est propriétaire du sol, le terme même de propriétaire foncier n'existe pas dans les langues. Sur ce fait, M. Dühring peut aller chercher conseil auprès des juristes anglais qui, aux Indes, se sont mis l'esprit à la torture pour résoudre la question : qui est propriétaire foncier ? Et ils n'ont pas eu plus de succès que jadis le prince Henri LXXII de Reuss-Greiz-Schleitz-Lobenstein-Eberswalde quand il se posait la question : qui est veilleur de nuit ? Les Turcs ont été les premiers à introduire en Orient, dans les pays qu'ils avaient conquis, une sorte de féodalisme agraire. Dès les temps héroïques, la Grèce entre dans l'histoire avec une division en ordres qui n'est elle-même que le produit évident d'une longue préhistoire inconnue; mais là aussi, le sol est exploité principalement par des paysans indépendants; les grands domaines des nobles et des princes dynastiques constituent l'exception et disparaissent d'ailleurs bientôt après. L'Italie a été défrichée principalement par des paysans; lorsque dans les derniers temps de la République romaine les grands domaines, les latifundia, supplantèrent les paysans parcellaires et les remplacèrent par des esclaves, ils remplacèrent en même temps la culture par l'élevage et, comme Pline déjà le savait, menèrent l'Italie à sa perte (latifundia Italiam perdidere)[10]. Au moyen âge, c'est la culture paysanne qui domine dans toute l'Europe (surtout lors du défrichage des terres incultes), étant admis qu'il importe peu pour la question qui nous occupe de savoir si les paysans avaient à payer des taxes à de quelconques seigneurs féodaux, et lesquelles. Les colons venus de Frise, de Basse-Saxe, des Flandres et du Rhin inférieur, qui mirent en culture le sol arraché aux Slaves à l'est de l'Elbe, le firent comme paysans libres avec des taux de redevance très favorables, mais nullement sous “ quelque forme de corvée ”. - En Amérique du Nord, c'est de beaucoup la majeure partie du pays qui a été ouverte à la culture par le travail de paysans libres, tandis que les grands propriétaires du Sud avec leurs esclave. et leur exploitation effrénée ont épuisé le sol jusqu'à ce qu'il ne portât plus que des sapins, de sorte que la culture du coton a dû émigrer de plus en plus vers l'Ouest. En Australie et en Nouvelle-Zélande, toutes les tentatives du gouvernement anglais pour créer artificiellement une aristocratie terrienne ont échoué. Bref, à l'exception des colonies tropicales et subtropicales, où le climat interdit le travail de la te- à l'Européen, le grand propriétaire foncier qui se sert de ses esclaves ou de ses serfs pour assujettir la nature à sa domination et mettre le sol en culture, se révèle comme une pure création de l'imagination. Au contraire, là où il apparaît dans l'antiquité, comme en Italie, il ne défriche pas des terres incultes, mais transforme en pâturages les terres labourables défrichées par les paysans, dépeuple et ruine des pays entiers. Ce n'est qu'à l'époque moderne, ce n'est que depuis que l'augmentation de la densité de la population a relevé la valeur du sol et que, surtout, le développement de l'agronomie a permis de mieux utiliser même des terres médiocres, - c'est seulement depuis lors que la grande propriété foncière a commencé à prendre part sur une grande échelle au défrichement de terres incultes et de pâturages, et cela de préférence en volant les communaux des paysans, tant en Angleterre qu'en Allemagne. La chose ne s'est pas faite non plus sans contrepartie. Pour chaque acre de terre de la communauté que les grands propriétaires fonciers ont défriché en Angleterre, ils ont transformé en Écosse au moins trois acres de terre arable en pâturages a moutons et en fin de compte, en simple terrain de chasse au gros gibier.
Nous n'avons affaire ici qu'à l'affirmation de M. Dühring selon laquelle le défrichage de grandes étendues de terre, donc, finalement, à peu près de toutes les terres civilisées, ne s'est “jamais et nulle part ” effectué autrement que grâce à de grands propriétaires fonciers et à des esclaves, - affirmation dont nous avons vu qu'elle a pour condition préalable une ignorance véritablement inouïe de l'histoire. Nous n'avons donc à nous préoccuper ici ni de savoir dans quelle mesure à diverses époques des étendues de terre déjà entièrement ou en très grande partie défrichées ont été cultivées par des esclaves (comme à l'apogée de la Grèce) ou par des serfs (comme les manses seigneuriaux depuis le moyen âge), ni de savoir ce qu'a été la fonction sociale des grands propriétaires fonciers à différentes époques.
Et après que M. Dühring nous a présenté ce tableau d'imagination digne du plus grand maître, dont on ne sait ce qu'il faut le plus admirer, - les tours de passe-passe dans la déduction, ou la falsification de l'histoire, - il s'écrie d'un ton triomphant : “ Naturellement, toutes les autres espèces de la richesse de répartition s'expliquent historiquement de manière analogue !” Ce qui lui épargne de toute évidence la peine de perdre le moindre mot sur la genèse, par exemple, du capital.
Si avec sa domination de l'homme par l'homme, condition préalable de la domination de la nature par l'homme, M. Dühring veut seulement dire en général que tout notre état économique actuel, le niveau de développement atteint aujourd'hui par l'agriculture et l'industrie est le résultat d'une histoire sociale qui se déroule en oppositions de classes, en rapports de domination et d'esclavage, il dit quelque chose qui est devenu un lieu commun, il y a beau temps, depuis le Manifeste communiste. Il s'agit précisément d'expliquer la naissance des classes et des rapports de domination et si M. Dühring n'a toujours pour cela que le seul mot de “ violence ”, nous en sommes exactement au même point qu'au début. Le simple fait que, en tout temps, les dominés et les exploités sont bien plus nombreux que les dominateurs et les exploiteurs, que donc la violence réelle réside chez ces derniers, suffit à lui tout seul pour mettre au jour la folie de toute la théorie de la violence. Il s'agit donc toujours d'expliquer les rapports de domination et d'esclavage.
Ils sont nés par deux voies différentes.
Tels les hommes sortent primitivement du règne animal, - au sens étroit, - tels ils entrent dans l'histoire : encore à demi animaux, grossiers, impuissants encore en face des forces de la nature, ignorants encore de leurs propres forces; par conséquent, pauvres comme les animaux et à peine plus productifs qu'eux. Il règne alors une certaine égalité des conditions d'existence et, pour les chefs de famille, aussi une sorte d'égalité dans la position sociale, - tout au moins une absence de classes sociales, qui continue dans les communautés naturelles agraires des peuples civilisés ultérieurs. Dans chacune de ces communautés existent, dès le début, certains intérêts communs, dont la garde doit être commise à des individus, quoique sous le contrôle de l'ensemble : jugement de litiges; répression des empiètements de certains individus au-delà de leurs droits; surveillance des eaux, surtout dans les pays chauds; enfin, étant donné le caractère primitif et sauvage des conditions, fonctions religieuses. De semblables attributions de fonctions se trouvent en tout temps dans les communautés primitives, ainsi dans les plus vieilles communautés de la Mark germanique et aujourd'hui encore aux Indes. Il va sans dire que ces individus sont armés d'une certaine plénitude de puissance et représentent les prémisses du pouvoir d'État. Peu à peu, les forces de production augmentent; la population plus dense crée des intérêts ici communs, là antagonistes, entre les diverses communautés, dont le groupement en ensembles plus importants provoque derechef une nouvelle division du travail, la création d'organes pour protéger les intérêts communs et se défendre contre les intérêts antagonistes. Ces organes, qui déjà en tant que représentants des intérêts communs de tout le groupe, ont vis-à-vis de chaque communauté prise à part une situation particulière, parfois même en opposition avec elle, prennent bientôt une autonomie plus grande encore, soit du fait de l'hérédité de la charge, qui s'instaure presque toute seule dans un monde où tout se passe selon la nature, soit du fait de l'impossibilité grandissante de s'en passer à mesure qu'augmentent les conflits avec d'autres groupes. Comment, de ce passage à l'autonomie vis-à-vis de la société, la fonction sociale a pu s'élever avec le temps à la domination sur la société; comment, là où l'occasion était favorable, le serviteur primitif s'est métamorphosé peu à peu en maître; comment, selon les circonstances, ce maître a pris l'aspect du despote ou du satrape oriental, du dynaste chez les Grecs, du chef de clan celte, etc.; dans quelle mesure, lors de cette métamorphose, il s'est finalement servi aussi de la violence; comment, au bout du compte, les individus dominants se sont unis pour former une classe dominante, ce sont là des questions que nous n'avons pas besoin d'étudier ici. Ce qui importe ici, c'est seulement de constater que, partout une fonction sociale est à la base de la domination politique; et que la domination politique n'a aussi subsisté à la longue que lorsqu'elle remplissait cette fonction sociale qui lui était confiée. Quel que soit le nombre des pouvoirs despotiques qui ont surgi ou ont décliné en Perse et aux Indes, chacun a su très exactement qu'il était, avant tout, l'entrepreneur général de l'irrigation des vallées, sans laquelle aucune culture n'est là-bas Possible. Il était réservé aux Anglais éclairés de ne pas remarquer cela aux Indes; ils ont laissé tomber en ruine les canaux d'irrigation et les écluses, et découvrent enfin maintenant, par le retour régulier des famines, qu'ils avaient négligé l'unique activité susceptible de donner à leur domination aux Indes une légitimité au moins égale à celle de leurs prédécesseurs.
Mais à côté de cette formation de classes, il s'en déroulait encore une autre. La division naturelle du travail à l'intérieur de la famille agricole a permis, à un certain niveau de bien-être, d'introduire une ou plusieurs forces de travail étrangères. Ce fut particulièrement le cas dans des pays où la vieille propriété en commun du sol s'était déjà désagrégée ou bien, du moins, la vieille culture en commun avait cédé le pas à la culture individuelle des lots de terrain par les familles respectives. La production était développée au point que la force de travail humaine pouvait maintenant produire plus qu'il n'était nécessaire à son entretien simple; les moyens d'entretenir davantage de forces de travail existaient; ceux de les occuper, également : la force de travail prit une valeur. Mais la communauté à laquelle on appartenait et l'association dont elle faisait partie ne fournissaient pas de forces de travail disponibles, excédentaires. En revanche, la guerre en fournissait, et la guerre était aussi vieille que l'existence simultanée de plusieurs groupes de communautés juxtaposés. Jusque-là, on n'avait su que faire des prisonniers de guerre, on les avait donc tout simplement abattus; à une date plus reculée encore, on les avait mangés. Mais, au niveau de l' “ état économique” maintenant atteint, ils prenaient une valeur; on leur laissa donc la vie et on se servit de leur travail. C'est ainsi que la violence, au lieu de dominer la situation économique, a été au contraire enrôlée de force dans le service de la situation économique. L'esclavage était inventé. Il devint bientôt la forme dominante de la production chez tous les peuples dont le développement dépassait la vieille communauté, mais aussi, en fin de compte, une des causes principales de leur décadence. Ce fut seulement l'esclavage qui rendit possible sur une assez grande échelle la division du travail entre agriculture et industrie et par suite, l'apogée du monde antique, l'hellénisme. Sans esclavage, pas d'État grec, pas d'art et de science grecs; sans esclavage, pas d'Empire romain. Or, sans la base de l'hellénisme et de l'Empire romain, pas non plus d'Europe moderne. Nous ne devrions jamais oublier que toute notre évolution économique, politique et intellectuelle a pour condition préalable une situation dans laquelle l'esclavage était tout aussi nécessaire que généralement admis. Dans ce sens, nous avons le droit de dire : sans esclavage antique, pas de socialisme moderne.
Il ne coûte pas grand chose de partir en guerre avec des formules générales contre l'esclavage et autres choses semblables, et de déverser sur une telle infamie un courroux moral supérieur. Malheureusement, on n'énonce par là rien d'autre que ce que tout le monde sait, à savoir que ces institutions antiques ne correspondent plus à nos conditions actuelles et aux sentiments que déterminent en nous ces conditions. Mais cela ne nous apprend rien sur la façon dont ces institutions sont nées, sur les causes pour lesquelles elles ont subsisté et sur le rôle qu'elles ont joué dans l'histoire. Et si nous nous penchons sur ce problème, nous sommes obligés de dire, si contradictoire et si hérétique que cela paraisse, que l'introduction de l'esclavage dans les circonstances d'alors était un grand progrès. C'est un fait établi que l'humanité a commencé par l'animal, et qu'elle a donc eu besoin de moyens barbares, presque animaux, pour se dépêtrer de la barbarie. Les anciennes communautés, là où elles ont subsisté, constituent depuis des millénaires la base de la forme d'État la plus grossière, le despotisme oriental, des Indes jusqu'en Russie. Ce n'est que là où elles se sont dissoutes que les peuples ont progressé sur eux-mêmes, et leur premier progrès économique a consisté dans l'accroissement et le développement de la production au moyen du travail servile. La chose est claire : tant que le travail humain était encore si peu productif qu'il ne fournissait que peu d'excédent au-delà des moyens de subsistance nécessaires, l'accroissement des forces productives, l'extension du trafic, le développement de l'État et du droit, la fondation de l'art et de la science n'étaient possibles que grâce à une division renforcée du travail, qui devait forcément avoir pour fondement la grande division du travail entre les masses pourvoyant au travail manuel simple et les quelques privilégiés adonnés à la direction du travail, au commerce, aux affaires de l'État et plus tard aux occupations artistiques et scientifiques. La forme la plus simple, la plus naturelle, de cette division du travail était précisément l'esclavage. Étant donné les antécédents historiques du monde antique spécialement du monde grec, la marche progressive à une société fondée sur des oppositions de classes ne pouvait s'accomplir que sous la forme de l'esclavage. Même pour les esclaves, cela fut un progrès; les prisonniers de guerre parmi lesquels se recrutait la masse des esclaves, conservaient du moins la vie maintenant, tandis qu'auparavant on les massacrait et plus anciennement encore, on les mettait à rôtir.
Ajoutons, à cette occasion, que, jusqu'aujourd'hui, toutes les contradictions historiques entre classes exploiteuses et exploitées, dominantes et opprimées trouvent leur explication dans cette même productivité relativement peu développée du travail humain. Tant que la population qui travaille effectivement est tellement accaparée par son travail nécessaire qu'il ne lui reste plus de temps pour pourvoir aux affaires communes de la société, - direction du travail, affaires de l'État, questions juridiques, art, science, etc., - il a toujours fallu une classe particulière qui, libérée du travail effectif, puisse pourvoir à ces affaires; ce qui ne l'a jamais empêchée d'imposer à son propre profit aux masses travailleuses une charge de travail de plus en plus lourde. Seul, l'énorme accroissement des forces productives atteint par la grande industrie permet de répartir le travail sur tous les membres de la société sans exception, et par là, de limiter le temps de travail de chacun de façon qu'il reste à tous suffisamment de temps libre pour prendre part aux affaires générales de la société, - théoriques autant que pratiques. C'est donc maintenant seulement que toute classe dominante et exploiteuse est devenue superflue, voire un obstacle au développement social, et c'est maintenant seulement qu'elle sera impitoyablement éliminée, si maîtresse qu'elle soit encore de la “violence immédiate ”.
Si donc M. Dühring fronce le nez sur l'hellénisme parce qu'il était fondé sur l'esclavage, il aurait tout autant raison de reprocher aux Grecs de n'avoir pas eu de machines à vapeur et de télégraphe électrique. Et s'il affirme que notre asservissement moderne du salariat n'est qu'un héritage quelque peu métamorphosé et adouci de l'esclavage et ne s'explique pas par lui-même (c'est-à-dire par les lois économiques de la société moderne), ou bien cela signifie que le salariat comme l'esclavage sont des formes de la servitude et de la domination de classe, ce qu'aucun enfant n'ignore, ou bien cela est faux. Car nous serions tout aussi fondés à dire que le salariat s'explique comme une forme adoucie de l'anthropophagie, forme primitive, partout constatée maintenant, de l'utilisation des ennemis vaincus,
Le rôle que joue la violence dans l'histoire vis-à-vis de l'évolution économique est donc clair. D'abord, toute violence politique repose primitivement sur une fonction économique de caractère social et s'accroît dans la mesure où la dissolution des communautés primitives métamorphose les membres de la société en producteurs privés, les rend donc plus étrangers encore aux administrateurs des fonctions sociales communes. Deuxièmement, après s'être rendue indépendante vis-à-vis de la société, après être devenue, de servante, maîtresse, la violence politique peut agir dans deux directions. Ou bien, elle agit dans le sens et dans la direction de l'évolution économique normale. Dans ce cas, il n'y a pas de conflit entre les deux, l'évolution économique est accélérée. Ou bien, la violence agit contre l'évolution économique, et dans ce cas, à quelques exceptions près, elle succombe régulièrement au développement économique. Ces quelques exceptions sont des cas isolés de conquêtes, où les conquérants plus barbares ont exterminé ou chassé la population d'un pays et dévasté ou laissé perdre les forces productives dont ils ne savaient que faire. Ainsi firent les chrétiens dans l'Espagne mauresque pour la majeure partie des ouvrages d'irrigation, sur lesquels avaient reposé l'agriculture et l'horticulture hautement développées des Maures. Toute conquête par un peuple plus grossier trouble évidemment le développement économique et anéantit de nombreuses forces productives. Mais dans l'énorme majorité des cas de conquête durable, le conquérant plus grossier est forcé de s'adapter à l' “ état économique” plus élevé tel qu'il ressort de la conquête; il est assimilé par le peuple conquis et obligé même, la plupart du temps, d'adopter sa langue. Mais là où dans un pays, - abstraction faite des cas de conquête, - la violence intérieure de l'État entre en opposition avec son évolution économique, comme cela s'est produit jusqu'ici à un certain stade pour presque tout pouvoir politique, la lutte s'est chaque fois terminée par le renversement du pouvoir politique. Sans exception et sains pitié, l'évolution économique s'est ouvert la voie, - nous avons déjà mentionné le dernier exemple des plus frappants : la grande Révolution française. Si, selon la doctrine de M. Dühring, l'état économique et avec lui la constitution économique d'un pays déterminé dépendaient simplement de la violence politique, on ne verrait pas du tout pourquoi, après 1848, Frédéric-Guillaume IV ne put réussir, malgré sa “ magnifique armée ”[11], à greffer dans son pays les corporations médiévales et autres marottes romantiques, sur les chemins de fer, les machines à vapeur et la grande industrie qui était alors en train de se développer; ou pourquoi l'empereur de Russie, qui est encore bien plus puissant, s'avère incapable non seulement de payer ses dettes, mais même de maintenir sa “ violence ” sains emprunter sans cesse à la “situation économique” d'Europe occidentale.
Pour M. Dühring la violence est le mal absolu, le premier acte de violence est pour lui le péché originel, tout son exposé est une jérémiade sur la façon dont toute l'histoire jusqu'ici a été ainsi contaminée par le péché originel, sur l'infâme dénaturation de toutes les lois naturelles et sociales par cette puissance diabolique, la violence. Mais que la violence joue encore dans l'histoire un autre rôle, un rôle révolutionnaire; que, selon les paroles de Marx, elle soit l'accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs; qu'elle soit l'instrument grâce auquel le mouvement social l'emporte et met en pièces des formes politiques figées et mortes- de cela, pas un mot chez M. Dühring. C'est dans les soupirs et les gémissements qu'il admet que la violence soit peut-être nécessaire pour renverser le régime économique d'exploitation, - par malheur ! Car tout emploi de la violence démoralise celui qui l'emploie. Et dire qu'on affirme cela en présence du haut essor moral et intellectuel qui a été la conséquence de toute révolution victorieuse ! Dire qu'on affirme cela en Allemagne où un heurt violent, qui peut même être imposé au peuple, aurait tout au moins l'avantage d'extirper la servilité qui, à la suite de l'humiliation de la Guerre de Trente ans, a pénétré la conscience nationale ! Dire que cette mentalité de prédicateur sans élan, sans saveur et sans force a la prétention de s'imposer au parti le plus révolutionnaire que connaisse l'histoire !
V. Théorie de la valeur[modifier le wikicode]
Il y a environ cent ans paraissait à Leipzig un livre qui connut jusqu'au début de ce siècle trente et quelques éditions, fut répandu, distribué à la ville et aux champs par les autorités, les prédicateurs et les philanthropes de toute espèce et prescrit universellement aux écoles primaires comme livre de lecture. Ce livre s'appelait : L'Ami des enfants, de Rochow. Il avait pour but d'instruire les jeunes rejetons des paysans et des artisans sur leur fonction dans la vie et leurs devoirs envers leurs supérieurs dans la société et l'État, en même temps de leur inculquer un salutaire contentement de leur sort terrestre, avec le pain noir et les pommes de terre, la corvée, les bas salaires, la schlague paternelle et autres agréments de même sorte, et tout cela au moyen des idées alors en vogue de l'ère des lumières. A cette fin, on montrait à la jeunesse de la ville et des champs combien était sage la disposition de la nature qui oblige l'homme à gagner sa vie et ses jouissances par le travail, et combien, par conséquent, le paysan et l'artisan doivent se sentir heureux qu'il leur soit permis d'épicer leurs repas par la sueur de leur travail au lieu de souffrir, comme le riche bambocheur, de maux d'estomac, d'engorgement de la bile ou de constipation et de n'avaler qu'à contrecœur les friandises les plus exquises. Ce sont ces mêmes lieux communs jugés par le vieux Rochow assez bons pour les petits paysans de la Saxe électorale de son temps, que M. Dühring nous offre pages 14 et suivantes de son Cours comme l'élément “ absolument fondamental ” de l'économie politique la plus récente.
“ Les besoins humains ont, en tant que tels, leurs lois naturelles et sont quant à leur accroissement enfermés dans des limites qui ne peuvent être outrepassées pour un temps que par la contre-nature, jusqu'à ce que s'ensuivent la nausée, le dégoût de vivre, la décrépitude, l'étiolement social et, en fin de compte, un salutaire anéantissement ... Un jeu fait de purs divertissements sans autre but sérieux mène bientôt à un état blasé, ou, ce qui revient au même, à l'usure de toute faculté de sentir. Le travail réel sous quelque forme est donc la loi sociale naturelle de personnalités saines ... Si les instincts et les besoins n'avaient pas de contrepoids, ils apporteraient tout juste une existence puérile, loin qu'on puisse parler d'une vie en ascension historique. S'ils étaient pleinement satisfaits sans peine, ils s'épuiseraient bientôt et ne laisseraient derrière eux qu'une existence vide en forme d'intervalles fastidieux s'écoulant jusqu'au retour de ces besoins ... Donc, sous tous les rapports, le fait que la mise en oeuvre des instincts et des passions soit subordonnée à la victoire remportée sur un obstacle économique est une loi fondamentale salutaire de l'institution naturelle extérieure et de la nature intérieure de l'homme ... ”
Comme on le voit, les platitudes les plus plates de l'honorable Rochow célèbrent chez M. Dühring le jubilé de leur centenaire et, par-dessus le marché, sous forme de “ base plus profonde ” du seul “ système socialitaire ” vraiment critique et scientifique.
Après avoir ainsi posé les fondations, M. Dühring peut continuer sa construction. Appliquant la méthode mathématique, il nous donne d'abord, selon le procédé du vieil Euclide, une série de définitions. Cela est d'autant plus commode qu'il peut immédiatement arranger ses définitions de façon qu'elles contiennent déjà en partie ce qu'elles doivent servir à démontrer. Ainsi, nous apprenons d'abord que, jusqu'ici, le concept directeur de l'économie politique s'appelle richesse, et que la richesse, telle qu'on l'a effectivement comprise dans l'histoire universelle jusqu'à présent et telle qu'elle a développé son empire, est la “puissance économique” sur les hommes et les choses. Double inexactitude. D'abord, la richesse des anciennes communautés de tribu ou de village n'était nullement une domination sur les hommes. Et deuxièmement, même dans les sociétés qui évoluent dans des contradictions de classes, la richesse, dans la mesure où elle inclut une domination sur les hommes, est principalement et presque exclusivement une domination sur les hommes en vertu et au moyen de la domination sur les choses. Dès les temps très anciens où la capture et l'exploitation des esclaves furent deux branches d'activité séparées, les exploiteurs de travail servile ont été obligés d'acheter les esclaves, d'acquérir la domination sur les hommes seulement par la domination sur les choses, sur le prix d'achat, les moyens de subsistance et de travail de l'esclave. Dans tout le moyen âge, la grande propriété foncière est la condition préalable pour que la noblesse féodale puisse mettre la main sur des paysans taillables et corvéables. Et même aujourd'hui, un enfant de six ans voit déjà que la richesse domine l'homme exclusivement au moyen des choses dont elle dispose.
Mais pourquoi M. Dühring est-il forcé de fabriquer cette fausse définition, pourquoi est-il forcé de rompre l'enchaînement réel tel qu'il s'est appliqué dans toutes les sociétés de classes jusqu'ici ? Pour traîner la richesse du domaine économique dans le domaine moral. La domination sur les choses, c'est très bien; mais la domination sur les hommes, voilà le mal; et comme M. Dühring s'est lui-même interdit d'expliquer la domination sur les hommes par la domination sur les choses, il peut se livrer de nouveau à un coup d'audace et l'expliquer sans façons par sa chère violence. La richesse comme dominatrice des hommes, c'est le “ vol ”, et nous voici revenus à une édition aggravée de l'antique refrain de Proudhon : “ La propriété, c'est le vol ”.
Par là, nous avons heureusement amené la richesse sous les deux points de vue essentiels de la production et de la répartition : richesse en tant que domination sur les choses, richesse de production, bon côté; en tant que domination sur les hommes, richesse de répartition comme elle le fut jusqu'à nos jours, mauvais côté, au diable ! Appliqué aux conditions actuelles, cela donne : le mode capitaliste de production est très bien et peut rester, mais le mode de répartition capitaliste ne vaut rien et il faut l'abolir. Voilà à quelle ineptie on est conduit lorsqu'on fait de l'économie sans avoir seulement compris l'enchaînement entre production et répartition.
Après la richesse on définit la valeur comme suit :
“ La valeur est le cours que les choses et les prestations économiques ont dans le commerce. ”
Ce cours correspond “ au prix ou à n'importe quel autre nom équivalent, par exemple le salaire ”. En d'autres termes, la valeur est le prix. Ou plutôt, pour ne pas faire tort à M. Dühring et pour tâcher de rendre l'absurdité de sa définition avec ses propres termes : la valeur, ce sont les prix. Car à la page 19, il dit : “ La valeur et les prix qui l'expriment en argent ”, il constate donc lui-même que la même valeur a des prix très différents et qu'elle a ainsi autant de valeurs différentes. Si Hegel n'était pas mort depuis longtemps, il irait se pendre ! Cette valeur qui est autant de valeurs différentes qu'elle a de prix, il n'y serait pas arrivé avec toute sa théologie. Il faut vraiment, encore un coup, avoir l'assurance de M. Dühring pour commencer à fonder l'économie sur des bases neuves, plus profondes, en déclarant que l'on ne connaît pas d'autre différence entre le prix et la valeur, sinon que l'un est exprimé en argent et l'autre pas. Mais avec cela nous ne savons toujours pas ce qu'est la valeur et encore moins d'après quoi elle se détermine. Il faut donc que M. Dühring y aille d'autres explications.
“ Tout à fait en gros, la loi fondamentale de comparaison et d'estimation sur laquelle reposent la valeur et les prix qui l'expriment en argent, réside d'abord dans le domaine de la pure production, abstraction faite de la répartition qui apporte seulement un deuxième élément dans le concept de valeur. Les obstacles plus ou moins grands que la différence des conditions naturelles oppose aux efforts tendant à obtenir les objets et par lesquels elle oblige à des dépenses plus ou moins grandes de force économique, déterminent aussi... la valeur plus ou moins grande [et celle-ci est estimée d'après la] résistance que la nature et les circonstances opposent à l'obtention des choses... La proportion dans laquelle nous avons introduit notre propre force en elles [dans les choses] est la cause immédiatement décisive de l'existence de la valeur en général et d'une grandeur particulière de celle-ci. ”
Dans la mesure où tout cela a un sens, cela signifie : la valeur d'un produit du travail est déterminée par le temps de travail nécessaire à sa fabrication, et cela nous le savions depuis longtemps, même sans M. Dühring. Au lieu d'énoncer le fait simplement, il faut qu'il le déforme de manière à lui donner un air sibyllin. Il est tout simplement faux de dire que la proportion dans laquelle quelqu'un introduit sa force dans quelque chose (pour garder cette tournure pompeuse) est la cause immédiatement décisive de la valeur et de la grandeur de valeur. D'abord, ce qui importe, c'est dans quelle chose la force est introduite, et, deuxièmement, comment elle est introduite. Si notre quelqu'un fabrique un objet qui n'a aucune valeur d'usage pour autrui, toute sa force ne crée pas un atome de valeur; et s'il s'obstine à fabriquer à la main un objet qu'une machine fabrique vingt fois moins cher, les 19/20 de la force qu'il y introduit ne produisent ni de la valeur en général, ni une grandeur particulière de valeur.
En outre, c'est déformer entièrement la chose que de métamorphoser le travail productif, qui crée des produits positifs, en l'action purement négative de surmonter une résistance. Voici à peu près comment nous devrions procéder pour obtenir une chemise : d'abord, nous surmontons la résistance de la semence de cotonnier contre le fait d'être semée et de croître; ensuite, celle du coton mûr contre le fait d'être cueilli, emballé et expédié; puis la résistance contre le déballage, le cardage et le filage; en outre, la résistance du fil contre le tissage, celle du tissu contre le blanchissage et la couture et, enfin, celle de la chemise finie contre le fait d'être enfilée.
A quoi bon cet enfantillage, qui met les choses à l'envers et témoigne d'une tête à l'envers ? Pour arriver, moyennant la “résistance”, de la “ valeur de production”, la vraie valeur, mais idéale seulement jusqu'ici, à la “ valeur de répartition ”, qui a seule cours dans l'histoire jusqu'à nos jours et qu'a faussée la violence.
“ Outre la résistance qu'oppose la nature ... il y a encore un autre obstacle, purement social ... Entre les hommes et la nature une force barre la route, et cette force est encore une fois l'homme. L'homme pensé singulier et isolé est libre vis-à-vis de la nature ... La situation prend un autre aspect dès que nous pensons un second homme qui, l'épée à la main, occupe les voies d'accès à la nature et à ses ressources et qui exige un prix sous quelque forme que ce soit pour accorder le passage. Ce second homme ... taxe, pour ainsi dire, l'autre et est ainsi cause que la valeur de l'objet convoité finit par être plus grande que ce ne serait le cas sans cet obstacle politique et social opposé à l'obtention ou à la production ... Les formes particulières que prend ce cours artificiellement augmenté des choses sont extrêmement diverses, et il a naturellement pour pendant un abaissement correspondant du cours du travail. ...C'est donc une illusion de vouloir considérer a priori la valeur comme un équivalent au sens propre du terme, c'est-à-dire comme un “ valoir autant” ou comme un rapport d'échange conforme au principe de l'égalité de la prestation et de la contre-prestation. Ce sera, au contraire, l'indice d'une théorie exacte de la valeur que de voir le facteur d'estimation le plus général qu'elle implique ne pas coïncider avec la forme particulière du cours, laquelle repose sur la contrainte de répartition. Cette forme varie avec la constitution sociale, tandis que la valeur économique proprement dite ne peut être qu'une valeur de production mesurée vis-à-vis de la nature et ne variera donc qu'avec les seuls obstacles à la production qui sont d'ordre naturel et technique. ”
La valeur pratiquement en vigueur d'une chose se compose donc, selon M. Dühring, de deux parties : d'abord du travail qu'elle contient et ensuite, du tribut supplémentaire extorqué “ l'épée à la main ”. En d'autres termes, la valeur qui a cours aujourd'hui est un prix de monopole. Or si, d'après cette théorie de la valeur, toutes les marchandises ont un tel prix de monopole, deux cas seulement sont possibles. Ou bien, chacun reperd comme acheteur ce qu'il a gagné comme vendeur, les prix ont certes changé nominalement, mais en réalité, - dans leur rapport réciproque, - ils sont restés égaux; tout reste en l'état, et la fameuse valeur de répartition n'est qu'une illusion. - Ou bien les prétendus tributs supplémentaires représentent une somme réelle de valeur, à savoir celle qui est produite par la classe laborieuse productrice de valeur, mais appropriée par la classe des monopolistes; et alors cette somme de valeur se compose simplement de travail non payé; dans ce cas, malgré l'homme l'épée à la main, malgré les prétendus tributs supplémentaires et la prétendue valeur de répartition, nous voici revenus ... à la théorie marxiste de la plus-value. Cherchons pourtant quelques exemples de la fameuse “ valeur de répartition ”. Il est dit pages 135 et suivantes :
“ Il faut aussi considérer l'établissement du prix en vertu de la concurrence individuelle comme une forme de la répartition économique et de l'imposition mutuelle d'un tribut ... Imaginons que le stock de quelque marchandise nécessaire diminue brusquement de façon considérable, il en résulte du côté du vendeur un pouvoir disproportionné d'exploitation ... A quel niveau colossal l'augmentation peut atteindre, on le voit particulièrement par les situations anormales dans lesquelles l'approvisionnement en articles nécessaires est coupé pour un temps assez long... ”, etc.
En outre, il y aurait, même dans le cours normal des choses, des monopoles de fait, qui permettent une augmentation arbitraire des prix, par exemple les chemins de fer, les sociétés de distribution d'eau et de gaz d'éclairage dans les villes, etc. Qu'il se présente de semblables occasions d'exploitation monopoliste, c'est un fait connu de vieille date. Mais ce qui est nouveau, c'est que les prix de monopole qu'elles engendrent ne soient pas appelés à prendre valeur d'exceptions et de cas d'espèce, mais d'exemples classiques de la façon dont sont aujourd'hui établies les valeurs. Comment se déterminent les prix des denrées alimentaires ? Allez dans une ville assiégée, où l'approvisionnement est arrêté et renseignez-vous ! répond M. Dühring. Comment la concurrence agit-elle sur l'établissement des prix du marché ? Demandez au monopole, il vous répondra.
D'ailleurs, même dans ces monopoles, on ne peut pas découvrir l'homme à l'épée à la main, qui se tient en principe derrière eux. Au contraire : dans les villes assiégées, l'homme à l'épée, le commandant de place a coutume, s'il fait son devoir, de mettre très rapidement fin au monopole et de réquisitionner les stocks monopolisés pour les répartir également. Au reste, les hommes à l'épée, dès qu'ils ont essayé de fabriquer une “ valeur de répartition ”, n'ont récolté que mauvaises affaires et pertes d'argent. En monopolisant le commerce des Indes orientales, les Hollandais ont ruiné leur monopole et leur commerce. Les deux gouvernements les plus forts qui aient jamais existé, le gouvernement révolutionnaire de l'Amérique du Nord et la Convention française ont eu la prétention de fixer des prix maxima et ont échoué lamentablement. En ce moment, le gouvernement russe travaille depuis des années à faire monter à Londres, en achetant sans arrêt des traites sur la Russie, le cours du rouble papier, qu'il fait baisser en Russie en émettant sans arrêt des billets non convertibles. En quelques années, ce petit jeu lui a coûté dans les 60 millions de roubles et le rouble est maintenant au-dessous de deux marks, au lieu d'être au-dessus de trois. Si l'épée a en économie le pouvoir magique que lui confère M. Dühring, pourquoi aucun gouvernement n'a-t-il donc réussi à imposer à la longue à de la mauvaise monnaie la “ valeur de répartition” de la bonne, ou aux assignats celle de l'or ? Et où est l'épée qui commande en chef sur le marché mondial ?
En outre, il y a encore une forme principale sous laquelle la valeur de répartition permet l'appropriation du travail accompli par les autres sans contrepartie : la rente de possession, c'est-à-dire la rente foncière et le gain du capital. Nous nous bornons pour l'instant à enregistrer le fait, uniquement pour pouvoir dire que c'est là tout ce que nous apprenons sur la célèbre “ valeur de répartition ”. - Tout ? Pas tout à fait, cependant. Écoutons :
“ Malgré le double point de vue qui apparaît dans la reconnaissance d'une valeur de production et d'une valeur de répartition, il reste cependant toujours à la base un quelque chose de commun sous la forme de l'objet dont se composent toutes les valeurs et avec lequel, en conséquence, on les mesure. La mesure immédiate, naturelle, est la dépense de force et l'unité la plus simple, la force humaine au sens le plus grossier du mot. Cette dernière se ramène au temps d'existence dont l'entretien par soi-même représente à son tour la victoire sur une certaine somme de difficultés alimentaires et vitales. La valeur de répartition ou d'appropriation existe purement et exclusivement là seulement où existe le pouvoir de disposer de choses non produites, ou, pour parler un langage plus courant, là où ces choses elles-mêmes s'échangent contre des prestations ou des choses ayant une valeur de production réelle. Le facteur homogène tel qu'il se trouve indiqué et représenté dans toute expression de valeur et, par conséquent aussi, dans les éléments de valeur appropriés par répartition sans contrepartie, consiste dans la dépense de force humaine qui se trouve ... incorporée ... dans toute marchandise. ”
Que dire à cela ? Si toutes les valeurs des marchandises sont mesurées en dépense de force humaine incorporée dans la marchandise, que deviennent alors la valeur de répartition, l'enchérissement du prix, le tribut imposé ? M. Dühring nous dit, certes, que même des objets non produits, donc incapables d'avoir une valeur à proprement parler, peuvent recevoir une valeur de répartition et s'échanger contre des objets produits, ayant de la valeur. Mais il dit en même temps que toutes les valeurs, donc même les valeurs de répartition pures et exclusives, consistent en la dépense de force qui y est incorporée. Ce qui malheureusement ne nous apprend pas comment une dépense de force doit s'incorporer dans une chose non produite. En tout cas, ce qui, en fin de compte, apparaît clairement dans tout ce pêle-mêle de valeurs, c'est que, une fois de plus, la valeur de répartition, l'enchérissement des marchandises extorqué grâce à la position sociale, le tribut exigé à la force de l'épée ne riment à rien; les valeurs des marchandises sont déterminées uniquement par la dépense de force humaine, en termes vulgaires, la dépense de travail qui s'y trouve incorporé. Abstraction faite de la rente foncière et des quelques prix de monopole, M. Dühring ne dit donc, sauf le style plus lâche et plus confus, rien d'autre que ce que la théorie décriée de la valeur selon Ricardo et Marx a dit depuis longtemps d'une façon plus précise et plus claire ? Il le dit, et tout d'une haleine, dit le contraire. Marx, partant des études de Ricardo, écrit : la valeur des marchandises est déterminée par le travail humain général socialement nécessaire, qui est incorporé dans les marchandises, et celui-ci est à son tour mesuré d'après sa durée. Le travail est la mesure de toutes les valeur% mais lui-même n'a pas de valeur. M. Dühring, après avoir également posé, avec sa mollesse d'expression, le travail comme mesure de la valeur, continue : il
“ se ramène au temps d'existence dont l'entretien par soi-même représente à son tour la victoire sur une certaine somme de difficultés alimentaires et vitales. ”
Négligeons la confusion, qui résulte uniquement de la recherche de l'originalité à tout prix, entre le temps de travail, qui seul importe ici, et le temps d'existence, qui jusqu'ici n'a jamais créé ou mesuré de valeurs. Négligeons aussi le faux semblant “ socialitaire ”, que l' “ entretien par soi-même ” de ce temps d'existence doit introduire; depuis que le monde existe et tant qu'il existera, chacun devra s'entretenir par soi-même dans ce sens qu'il consomme lui-même ses moyens d'entretien. Admettons que M. Dühring se soit exprimé en termes d'économie et avec précision; en ce cas, ou bien la phrase précédente ne signifie rien, ou elle signifie : la valeur d'une marchandise est déterminée par le temps de travail qui y est incorporé, et la valeur de ce temps de travail par les moyens d'existence nécessaires à l'entretien de l'ouvrier pour ce temps. Et cela signifie pour la société actuelle : la valeur d'une marchandise est déterminée par le salaire qui y est contenu. Nous voici enfin arrivés à ce que M. Dühring veut véritablement dire. La valeur d'une marchandise se détermine selon la façon de s'exprimer de l'économie vulgaire par les frais de production; contre quoi Carey
“ a fait ressortir cette vérité que ce ne sont pas les frais de production, mais les frais de reproduction qui déterminent la valeur.” (Histoire critique p. 401.)
Nous verrons plus loin ce qu'il en est de ces frais de production ou de reproduction; insistons ici seulement sur le fait que, comme chacun le sait, ils se composent du salaire et du profit du capital. Le salaire représente la “ dépense de force ” incorporée à la marchandise, la valeur de production. Le profit représente le tribut ou l'enchérissement imposé par le capitaliste en vertu de son monopole, de son épée à la main, la valeur de répartition. Et ainsi, tout l'imbroglio contradictoire de la théorie de la valeur selon M. Dühring se résout, en fin de compte, dans la plus belle et la plus harmonieuse des clartés.
La détermination de la valeur de la marchandise par le salaire, qui chez Adam Smith se confond encore fréquemment avec la détermination de la valeur par le temps de travail, est bannie de l'économie scientifique depuis Ricardo et ne hante plus aujourd'hui que l'économie vulgaire. Ce sont, précisément, les thuriféraires les plus plats du régime capitaliste existant qui prêchent la détermination de la valeur par le salaire et qui, en même temps, font passer le profit du capitaliste pour une espèce supérieure de salaire, pour un salaire de renoncement (du fait que le capitaliste n'a pas gaspillé son capital en noces et festins), pour une prime de risque, pour un salaire de direction, etc. M. Dühring ne se distingue d'eux que par le fait qu'il déclare que le profit est un vol. En d'autres termes, M. Dühring fonde son socialisme directement sur les doctrines de la pire sorte d'économie vulgaire. Cette économie vulgaire vaut juste autant que son socialisme. Les deux tiennent et s'écroulent ensemble.
La chose est pourtant claire : ce que produit un ouvrier et ce qu'il coûte sont des choses tout aussi différentes que ce que produit une machine et ce qu'elle coûte. La valeur qu'un ouvrier crée en une journée de travail de douze heures n'a absolument rien de commun avec la valeur des moyens de subsistance qu'il consomme dans cette journée de travail et le repos qui la complète. Dans ces moyens de subsistance peut être incorporée une durée de travail de trois, quatre ou sept heures selon le degré d'évolution du rendement du travail. Si nous admettons que sept heures de travail ont été nécessaires à leur production, la théorie de la valeur propre à l'économie vulgaire et admise par M. Dühring dit que le produit de douze heures de travail a la valeur du produit de sept heures de travail, que douze heures de travail sont égales à sept heures de travail ou que 12 = 7. Parlons encore plus nettement : un ouvrier de la campagne, quelles que soient les conditions sociales, produit une somme de céréales, disons de vingt hectolitres de froment dans l'année. Il consomme pendant ce temps une somme de valeurs qui s'exprime dans une somme de quinze hectolitres de froment. Dès lors, les vingt hectolitres de froment ont la même valeur que les quinze, et cela sur le même marché et toutes choses égales d'ailleurs; en d'autres termes, 20 = 15. Voilà ce qui s'appelle de l'économie politique !
Tout développement de la société humaine au-dessus du niveau de la sauvagerie animale commence à partir du jour où le travail de la famille a créé plus de produits qu'il n'était nécessaire pour sa subsistance, à partir du jour où une partie du travail a pu être consacrée à la production non plus de simples moyens de subsistance, mais de moyens de production. Un excédent du produit du travail par rapport aux frais d'entretien du travail, la formation et l'accroissement à l'aide de cet excédent d'un fonds social de production et de réserve, telles ont été et restent les bases de toute avance sociale, politique et intellectuelle. Jusqu'ici, dans l'histoire, ce fonds a été la propriété d'une classe privilégiée, à laquelle revenaient aussi, avec cette possession, la domination politique et la direction intellectuelle. Seul, le prochain bouleversement social fera de ce fonds social de production et de réserve, c'est-à-dire de la masse totale des matières premières, des instruments de production et des vivres, un fonds social réel en en retirant la disposition à cette classe privilégiée et en le transférant comme bien commun à l'ensemble de la société.
De deux choses l'une. Première possibilité : la valeur des marchandises se détermine par les frais d'entretien du travail nécessaire à leur production, c'est-à-dire, dans la société actuelle, par le salaire. En ce cas, chaque ouvrier reçoit dans son salaire la valeur du produit de son travail, et alors une exploitation de la classe des salariés par la classe des capitalistes est une impossibilité. Admettons que les frais d'entretien d'un ouvrier soient, dans une société donnée, exprimés par la somme de trois marks. En ce cas, le produit journalier de l'ouvrier a, selon la théorie de l'économie vulgaire citée plus haut, la valeur de trois marks. Admettons maintenant que le capitaliste qui occupe cet ouvrier perçoive sur ce produit un profit, un tribut d'un mark, et le vende quatre marks. Les autres capitalistes en font autant. Dès lors, l'ouvrier ne peut plus faire face à son entretien quotidien avec trois marks, il a également besoin de quatre marks pour cela. Comme toutes choses sont supposées égales d'ailleurs, le salaire exprimé en moyens de subsistance doit forcément rester le même; le salaire exprimé en argent doit donc s'élever, et cela de trois à quatre marks par jour. Ce que les capitalistes soutirent à la classe ouvrière sous forme de profit, ils sont obligés de le lui rendre sous forme de salaire. Nous en sommes exactement au même point qu'au début : si le salaire détermine la valeur, aucune exploitation du travailleur par le capitaliste n'est possible. Mais la constitution d'un excédent de produits est également impossible, car d'après notre hypothèse, les ouvriers consomment exactement autant de valeur qu'ils en créent. Et comme les capitalistes ne produisent pas de valeur, on ne voit même pas de quoi ils doivent vivre. Et s'il existe tout de même aujourd'hui un tel excédent de la production sur la consommation, un tel fonds de production et de réserve, et cela entre les mains des capitalistes, reste cette seule et unique explication que les ouvriers ne consomment pour leur entretien que la valeur des marchandises, mais ont abandonné les marchandises elles-mêmes, pour plus ample utilisation, aux capitalistes.
Deuxième possibilité : si ce fonds de production et de réserve existe effectivement entre les mains de la classe capitaliste, s'il est effectivement né de l'accumulation du profit (laissons provisoirement de côté la rente foncière), il se compose nécessairement de l'excédent accumulé du produit du travail fourni par la classe ouvrière à la classe capitaliste sur la somme des salaires payée par la classe capitaliste à la classe ouvrière. En ce cas, la valeur ne se détermine pas par le salaire, mais par la quantité de travail; en ce cas, la classe ouvrière fournit à la classe capitaliste dans le produit du travail une plus grande quantité de valeur qu'elle n'en reçoit par le salaire que celle-ci lui paie, et, en ce cas, le profit du capital, comme toutes les autres formes d'appropriation du produit non payé du travail d'autrui, s'explique comme un simple élément de cette plus-value découverte par Marx.
Soit dit en passant : de la grande découverte par laquelle Ricardo commence son œuvre principale, à savoir
“ que la valeur d'une marchandise... dépend de la quantité de travail nécessaire à sa fabrication, mais non de la rémunération plus ou moins élevée payée pour ce travail[12] ”,
de cette découverte qui fait époque, il n'est nulle part question dans tout le Cours d'économie. Dans l'Histoire critique, on s'en débarrasse avec cette phrase sibylline :
“ Il [Ricardo] ne s'avise pas que la proportion plus ou moins grande dans laquelle le salaire peut être une indication des besoins vitaux [ !] implique aussi obligatoirement... une constitution hétérogène des rapports de valeur. ”
Phrase qui permet au lecteur de penser tout ce qu'il veut, et à propos de laquelle le plus sûr pour lui sera de ne rien penser du tout.
Et maintenant, libre au lecteur de choisir lui-même, parmi les cinq espèces de valeur que M. Dühring nous sert, celle qui lui plaît le mieux : la valeur de production qui vient de la nature; ou la valeur de répartition qu'a créée la méchanceté des hommes et qui a ceci de particulier qu'elle est mesurée par la dépense de force ne s'y trouvant pas; ou troisièmement, la valeur qui est mesurée par le temps de travail; ou quatrièmement, celle qui est mesurée par les frais de reproduction; ou enfin, celle qui est mesurée par le salaire. Le choix est abondant, la confusion parfaite, et il ne nous reste plus qu'à nous écrier avec M. Dühring : “ La théorie de la valeur est la pierre de touche de la solidité des systèmes économiques ! ”
VI. Travail simple et travail composé[modifier le wikicode]
M. Dühring a découvert dans l'œuvre économique de Marx une bourde tout à fait grossière, digne d'un élève de quatrième, et grosse en même temps d'une hérésie socialiste qui est un danger publie. La théorie marxiste de la valeur n'est
“ rien d'autre que la... doctrine commune selon laquelle le travail est cause de toutes valeurs et le temps de travail la mesure de celles-ci. Voilà, cependant, qui ne donne aucune clarté sur la façon de penser la valeur différentielle du travail dit qualifié ... Certes, même d'après notre théorie, seul le temps de travail utilisé peut mesurer les frais de revient naturels et par là, la valeur absolue des choses économiques; mais pour cela, le temps de travail de chacun devra être estimé pleinement égal a priori et il suffira de prendre garde au fait que dans les productions plus qualifiées, il intervient aussi, en plus du travail singulier de l'individu, celui d'autres personnes ... disons dans l'outil employé. Le travail d'un homme donné n'a donc pas en soi, comme M. Marx se le représente de façon nébuleuse, plus de valeur que celui d'une autre personne, parce qu'il y aurait alors en lui pour ainsi dire plus de temps de travail moyen condensé; en fait, tout temps de travail est, sans exception et par principe, donc sans que l'on ait d'abord à prendre une moyenne, parfaitement équivalent, et l'on a seulement à prendre garde, pour le travail accompli par une personne de même que pour tout produit fini, à la quantité de temps de travail d'autrui qui peut être latente dans l'utilisation d'un temps de travail qui est en apparence purement personnel. Peu importe que ce soit un instrument manuel de production, ou la main, voire la tête, qui n'ait pu obtenir sans le temps de travail d'autrui la propriété et possibilité de rendement particulière, cela est absolument sans influence pour la stricte validité de la théorie. Si dans ses divagations sur la valeur, M. Marx n'arrive pas à échapper à la hantise du fantôme d'un temps de travail qualifié, c'est qu'il a été empêché de toucher juste par la manière de penser traditionnelle des classes cultivées, pour laquelle il semble forcément monstrueux de reconnaître une valeur économique parfaitement égale en soi au temps de travail du manœuvre et au temps de travail de l'architecte. ”
Le passage de Marx qui provoque ce “ violent courroux ” de M. Dühring est fort court. Marx étudie ce qui détermine la valeur des marchandises et répond : le travail humain qu'elles contiennent. Celui-ci, continue-il,
“ est une dépense de la force simple, que tout homme ordinaire, sans développement spécial, possède dans l'organisme de son corps ... Le travail complexe n'est qu'une puissance du travail simple, ou plutôt n'est que le travail simple multiplié, de sorte qu'une quantité donnée de travail complexe correspond à une quantité plus grande de travail simple. L'expérience montre que cette réduction se fait constamment. Lors même qu'une marchandise est le produit du travail le plus complexe, sa valeur la ramène dans une proportion quelconque, au produit d'un travail simple dont elle ne représente, par conséquent, qu'une quantité déterminée. Les proportions diverses suivant lesquelles différentes espèces de travail sont réduites au travail simple comme à leur unité de mesure, s'établissent dans la société à l'insu des producteurs et leur paraissent des conventions traditionnelles[13]. ”
Chez Marx, il ne s'agit ici, pour commencer, que de déterminer la valeur des marchandises, donc d'objets qui, à l'intérieur d'une société composée de producteurs privés, sont produits par ces producteurs privés, à compte privé, et échangés les uns contre les autres. Il ne s'agit donc nullement ici de la “valeur absolue”, quels que soient les lieux que hante celle-ci, mais de la valeur qui a cours dans une forme de société déterminée. Cette valeur, sous cet aspect historique déterminé, s'avère créée et mesurée par le travail humain incorporé dans les diverses marchandises et ce travail humain s'avère, à son tour, comme dépense de force de travail simple. Mais le travail n'est pas toujours une pure dépense de force de travail humaine simple; un très grand nombre de genres de travail impliquent l'emploi de talents et de connaissances acquis avec plus ou moins de peine, en plus ou moins de temps, à plus ou moins de frais. Ces genres de travail composé produisent-ils dans le même temps la même valeur marchande que le travail simple, la dépense de force de travail simple toute pure ? Évidemment non. Le produit de l'heure de travail composé est une marchandise de valeur plus élevée, double ou triple, par comparaison avec le produit de l'heure de travail simple. La valeur des produits du travail composé est exprimée grâce à cette comparaison en quantités déterminées de travail simple; mais cette réduction du travail composé se fait par un processus social à l'insu des producteurs, par une opération que nous ne pouvons que constater ici dans cet exposé de la théorie de la valeur, mais pas encore expliquer.
C'est ce fait simple, intervenant chaque jour sous nos yeux dans la société capitaliste actuelle, que Marx constate ici. Ce fait est si indiscutable que M. Dühring lui-même n'ose le contester ni dans son Cours, ni dans son Histoire de l'économie; et la présentation qu'en fait Marx est si simple et si lumineuse que personne sans doute ne trouvera qu'elle “ ne nous donne aucune clarté ”, hormis M. Dühring. Grâce à ce manque total de clarté, qui est son fait à lui, il prend la valeur marchande, dont l'étude est au début la seule à occuper Marx, pour les “frais de revient naturels”, qui ne font que rendre l'obscurité encore plus complète, et même pour la “ valeur absolue ”, qui jusqu'ici, n'a eu cours nulle part, à notre connaissance, en économie politique. Mais quoi que M. Dühring entende par “frais de revient naturels” et quelle que soit celle de ses cinq sortes de valeur qui ait l'honneur de représenter la valeur absolue, il est en tout cas certain qu'il n'est question d'aucune de ces choses chez Marx, mais seulement de la valeur marchande; et que dans toute la section du Capital consacrée à la valeur, on ne trouve pas la moindre indication sur la question de savoir si Marx tient cette théorie de la valeur marchande pour applicable à d'autres formes de société et jusqu'à quel point.
M. Dühring continue :
“ Le temps de travail d'un homme donné n'a donc pas en soi, comme M. Marx se le représente de façon nébuleuse, plus de valeur que celui d'une autre personne parce qu'il y aurait pour ainsi dire en lui plus de travail moyen condensé, mais tout temps de travail, sans exception et par principe, donc sans que l'on ait d'abord à prendre une moyenne, est parfaitement équivalent. ”
C'est une chance pour M. Dühring que le destin n'ait pas fait de lui un fabricant et lui ait ainsi épargné le soin de fixer la valeur de ses marchandises d'après cette règle nouvelle, ce qui l'eût conduit infailliblement à la banqueroute. Mais quoi ! Nous trouvons-nous encore dans une société de fabricants ? Nullement. Avec les “ frais de revient naturels ” et la valeur absolue, M. Dühring nous a fait faire un bond, un véritable saut périlleux hors du méchant monde actuel des exploiteurs, dans sa propre commune économique de l'avenir, dans l'ère céleste et pure de l'égalité et de la justice, et il nous faut donc, même si c'est prématuré, examiner déjà un peu ici ce monde nouveau.
Certes, d'après la théorie de M. Dühring, même dans la commune économique, seul le temps de travail utilisé peut mesurer la valeur des choses économiques, mais il faudra là estimer a priori le temps de travail de chacun comme parfaitement égal; tout temps de travail, sans exception et par principe, est parfaitement équivalent, et cela sans que l'on ait à prendre d'abord une moyenne. Que l'on rapproche maintenant de ce socialisme égalitaire radical l'idée nébuleuse de Marx selon laquelle le temps de travail d'un homme donné aurait en soi plus de valeur que celui d'une autre personne, parce qu'il y serait condensé plus de temps de travail moyen, idée dont il est tenu prisonnier par la manière de penser traditionnelle des classes cultivées, auxquelles il paraît forcément monstrueux de reconnaître pleinement équivalents au point de vue économique le temps de travail du manœuvre et celui de l'architecte !
Malheureusement, Marx ajoute au passage du Capital cité plus haut cette petite note :
“ Le lecteur doit remarquer qu'il ne s'agit pas ici du salaire ou de la valeur que l'ouvrier reçoit pour un jour de travail, mais de la valeur de la marchandise dans laquelle se réalise cette journée de travail[14]. ”
Marx, qui semble avoir ici pressenti son Dühring, interdit de lui-même qu'on utilise ses thèses ci-dessus même pour le salaire à payer dans la société actuelle en échange du travail composé. Et si M. Dühring, non content de le faire malgré Marx, donne ces thèses pour les principes selon lesquels Marx voudrait voir se régler la répartition des moyens de subsistance dans la société à organisation socialiste, c'est là une impudence dans la falsification qui ne trouve son égale que dans la littérature de chantage.
Cependant, considérons d'un peu plus près la doctrine de l'équivalence. Tout temps de travail est parfaitement équivalent, celui du manœuvre et celui de l'architecte. Donc, le temps de travail et par suite, le travail lui-même, a une valeur. Mais le travail est le producteur de toutes les valeurs. C'est lui seul qui donne aux produits naturels existants une valeur au sens économique. La valeur elle-même n'est rien d'autre que l'expression du travail humain socialement nécessaire objectivé dans une chose. Le travail ne peut donc pas avoir de valeur. Parler d'une valeur du travail et vouloir la déterminer, n'a pas plus de sens que de parler de la valeur de la valeur ou vouloir déterminer le poids non pas d'un corps pesant, mais de la pesanteur elle-même. M. Dühring expédie des gens comme Owen, Saint-Simon et Fourier, en les qualifiant d'alchimistes sociaux. En ruminant sur la valeur du temps de travail, c'est-à-dire du travail, il démontre qu'il est encore bien au-dessous des alchimistes réels. Que l'on mesure maintenant la hardiesse avec laquelle M. Dühring fait affirmer à Marx que le temps de travail d'un homme donné aurait en soi plus de valeur que celui d'une autre personne, comme si le temps de travail, donc le travail, avait une valeur. Faire dire cela à Marx qui a exposé le premier que le travail ne petit avoir de valeur et, le premier, en a donné la raison !
Pour le socialisme, qui veut émanciper la force de travail humaine de sa position de marchandise, il est d'une haute importance de comprendre que le travail n'a pas de valeur et ne peut en avoir. C'est cette compréhension qui fait écrouler toutes les tentatives que M. Dühring a héritées du socialisme ouvrier primitif pour régler la future répartition des moyens d'existence comme une sorte de salaire supérieur. De cette compréhension suit encore l'idée que la répartition, pour autant qu'elle sera dominée par des préoccupations purement économiques, se réglera par l'intérêt de la production, et que la production sera le plus favorisée par un mode de répartition permettant à tous les membres de la société de développer, de maintenir et d'exercer leurs facultés avec le maximum d'universalité. Pour la manière de penser des classes cultivées dont M. Dühring a hérité, c'est forcément une monstruosité que de croire qu'un jour il n'y aura plus de manœuvre ni d'architecte de profession, et que l'homme qui, pendant une demi-heure, aura donné des instructions comme architecte, poussera aussi quelque temps la brouette, jusqu'à ce qu'on fasse de nouveau appel à son activité d'architecte. Quel beau socialisme que celui qui éternise les manœuvres de profession !
Si l'équivalence du temps de travail doit signifier que chaque ouvrier produit des valeurs égales dans des temps de travail égaux sans que l'on ait d'abord à prendre une moyenne, cela est évidemment faux. Chez deux ouvriers, fussent-ils de la même branche, le produit de valeur de l'heure de travail sera toujours différent selon l'intensité du travail et l'habileté; à cet inconvénient, qui n'en est d'ailleurs un que pour des gens à la Dühring, il n'est pas de commune économique, du moins sur notre corps céleste, qui puisse jamais remédier. Que reste-t-il donc de toute l'équivalence du travail de tous et de chacun ? Rien de plus que la simple phraséologie fanfaronne, qui n'a pas d'autre base économique que l'incapacité où est M. Dühring de distinguer entre la détermination de la valeur par le travail et la détermination de la valeur par le salaire, - rien de plus que cet oukase, loi fondamentale de la nouvelle commune économique : à temps de travail égal salaire égal ! Les vieux communistes ouvriers de France et Weitling donnaient tout de même de bien meilleures raisons pour justifier leur égalité des salaires.
Comment se résout dès lors toute cette importante question de la rétribution plus élevée du travail composé ? Dans la société des producteurs privés, ce sont les personnes privées ou leurs familles qui supportent les frais de la formation de l'ouvrier qualifié; c'est aux personnes privées que revient donc d'abord le prix plus élevé de la force de travail qualifiée : l'esclave habile se vend plus cher, le salarié habile se rétribue plus cher. Dans la société à organisation socialiste, c'est la société qui supporte ces frais. C'est donc à elle qu'en appartiennent les fruits, les valeurs plus grandes du travail composé une fois qu'elles sont produites. L'ouvrier lui-même n'a pas de droit supplémentaire. Et, en passant, la morale de cette histoire est encore que le droit de l'ouvrier au “ produit intégral du travail ”[15], quelle qu'en soit la vogue, ne va pas toujours sans anicroches.
VII. Capital et plus-value[modifier le wikicode]
“ En premier lieu, M. Marx n'a pas du capital la conception économique courante, selon laquelle il est un moyen de production qui a été produit; il essaie au contraire de lancer une idée plus spéciale, qui relève de l'histoire dialectique et qui entre dans le jeu des métamorphoses appliqué aux concepts et à l'histoire. Le capital s'engendrerait à partir de l'argent; il constituerait une phase historique qui commence avec le XVI° siècle, c'est-à-dire avec les débuts du marché mondial placés par hypothèse en ce temps. Il est évident que dans une telle conception, la rigueur de l'analyse économique se perd. Dans ces vues désordonnées de l'imagination, qui veulent être mi-historiques et mi-logiques, mais qui ne sont en fait que des bâtards de l'esprit visionnaire en histoire et en logique, la faculté de discernement de l'entendement sombre avec toute utilisation honnête du concept ”,
et la charge continue ainsi pendant toute une page.
“ La façon dont Marx caractérise le concept de capital ne fait que créer la confusion dans la doctrine rigoureuse de l'économie ... Des frivolités que l'on fait passer pour des vérités logiques profondes ... Infirmité du point de départ ”, etc.
Donc, selon Marx, le capital s'engendrerait à partir de l'argent au début du XVI° siècle. C'est comme si on voulait dire que la monnaie métallique s'est engendrée à partir du bétail, il y a trente siècles bien comptés, parce que le bétail remplissait autrefois, entre autres fonctions, des fonctions monétaires. Il n'y a que M. Dühring pour être capable de s'exprimer d'une manière aussi grossière et aussi biscornue. Chez Marx, dans l'analyse des formes économiques à l'intérieur desquelles évolue le processus de circulation des marchandises, la monnaie se présente comme dernière forme.
“ Ce produit final de la circulation des marchandises est la première forme d'apparition du capital. Lorsqu'on étudie le capital historiquement dans ses origines, on le voit partout se poser en face de la propriété foncière sous forme d'argent, soit comme fortune monétaire soit comme capital commercial ou comme capital usuraire ... Il nous suffira d'observer ce qui se passe aujourd'hui même sous nos yeux. Aujourd'hui comme jadis, chaque capital nouveau entre en scène, c'est-à-dire sur le marché, marché des produits, marché du travail ou marché de la monnaie, sous forme d'argent, d'argent qui, par des procédés spéciaux, doit se transformer en capital[16]. ”
C'est donc un fait que Marx constate une fois de plus. Incapable de le contester, M. Dühring le déforme : le capital s'engendrerait à partir de l'argent !
Marx continue en étudiant les processus par lesquels l'argent se transforme en capital et il trouve d'abord que la forme sous laquelle l'argent circule comme capital est le renversement de celle sous laquelle il circule comme équivalent général des marchandises. Le simple possesseur de marchandises vend pour acheter; il vend ce dont il n'a pas besoin et, avec l'argent acquis, il achète ce dont il a besoin. Le capitaliste débutant achète d'emblée ce dont il n'a pas besoin lui-même; il achète pour vendre, et pour vendre plus cher, pour recouvrer la valeur de l'argent qu'il a primitivement jeté dans l'achat, augmentée d'un accroissement en argent, accroissement que Marx appelle la plus-value.
Quelle est l'origine de cette plus-value ? Elle ne peut ni venir du fait que l'acheteur a acheté les marchandises au-dessous de la valeur, ni du fait que le vendeur les a revendues au-dessus de la valeur. Car, dans les deux cas, les gains et les pertes de chaque individu se compensent, puisque chacun est tour à tour acheteur et vendeur. Elle ne peut provenir non plus du dol, puisque le dol peut sans doute enrichir l'un aux dépens de l'autre, mais il ne peut pas augmenter la somme totale possédée par l'un et l'autre, non plus, par conséquent, que la somme des valeurs circulantes en général. “ La classe entière des capitalistes d'un pays ne peut pas bénéficier sur elle-même.[17] ”
Et pourtant nous trouvons que la classe entière des capitalistes de chaque pays s'enrichit continuellement sous nos yeux en revendant plus cher qu'elle n'a acheté, en s'appropriant de la plus-value. Nous en sommes donc au même point qu'au début : d'où provient cette plus-value ? C'est cette question qu'il s'agit de résoudre, et de manière purement économique, en excluant tout dol, toute intervention d'une violence quelconque. En vérité, comment est-il possible de revendre continuellement plus cher que l'on a acheté, étant supposé pourtant que des valeurs égales sont continuellement échangées contre des valeurs égales ?
La solution de cette question est, dans l'œuvre de Marx, le mérite qui fait le plus époque. Elle jette une lumière éclatante sur des domaines économiques où auparavant les socialistes tâtonnaient dans les plus profondes ténèbres sans avantage sur les économistes bourgeois. C'est d'elle que date, c'est autour d'elle que se groupe le socialisme scientifique.
La solution est la suivante. L'accroissement de valeur de l'argent qui doit se transformer en capital ne peut pas s'opérer en cet argent ou provenir de l'achat, puisque cet argent ne fait ici que réaliser le prix de la marchandise; et comme nous supposons qu'on échange des valeurs égales, ce prix n'est pas différent de la valeur de la marchandise. Mais, pour la même raison, l'accroissement de valeur ne peut pas provenir non plus de la vente de la marchandise. La modification doit donc se produire avec la marchandise qui est achetée; non avec sa valeur, étant donné qu'elle est achetée et vendue à sa valeur, mais au contraire avec sa valeur d'usage en tant que telle, c'est-à-dire que la modification de valeur doit résulter de la consommation de la marchandise.
“ Pour pouvoir tirer une valeur échangeable de la valeur usuelle d'une marchandise, il faudrait que l'homme aux écus eût l'heureuse chance ... de découvrir sur le marché même une marchandise, dont la valeur usuelle possédât la vertu particulière d'être source de valeur échangeable, de sorte que la consommer serait réaliser du travail, et par conséquent créer de la valeur. Et notre homme trouve effectivement sur le marché une marchandise douée de cette vertu spécifique - elle s'appelle puissance de travail ou force de travail[18]. ”
Si, comme nous l'avons vu, le travail en tant que tel ne peut avoir de valeur, il n'en va nullement de même de la force de travail. Celle-ci prend une valeur dès qu'elle devient marchandise, ce qui est effectivement le cas aujourd'hui, et cette valeur se détermine
“ comme celle de toute autre marchandise par le temps de travail nécessaire à la production, donc aussi à la reproduction de cet article spécifique ”,
c'est-à-dire par le temps de travail qui est indispensable en vue de produire les moyens de subsistance dont l'ouvrier a besoin pour se maintenir en état de travailler et pour propager sa race. Admettons que ces moyens de subsistance représentent, un jour dans l'autre, un temps de travail de six heures. Notre capitaliste débutant qui achète de la force de travail pour exploiter son affaire, c'est-à-dire qui loue un ouvrier, paye donc à cet ouvrier la valeur journalière intégrale de sa force de travail lorsqu'il lui paye une somme d'argent qui représente également six heures de travail. Or, dès que l'ouvrier a travaillé six heures au service du capitaliste débutant, il a intégralement remboursé celui-ci de sa dépense, de la valeur journalière de la force de travail qui a été versée. Mais l'argent ne serait pas transformé par là en capital, il n'aurait pas produit de plus-value. C'est pourquoi l'acheteur de la force de travail a une opinion tout à fait différente sur la nature du marché qu'il a conclu. Qu'il suffise de six heures de travail pour maintenir l'ouvrier en vie pendant vingt-quatre heures, n'empêche nullement celui-ci de travailler douze heures sur vingt-quatre. La valeur de la force de travail et la mise en valeur de cette force dans le processus du travail sont deux grandeurs différentes. L'homme aux écus a payé la valeur journalière de la force de travail, donc son utilisation pendant la journée, le travail de la journée lui appartient aussi. Si la valeur que son utilisation crée en une journée est le double de sa propre valeur journalière, c'est une chance particulière pour l'acheteur, mais selon les lois de l'échange des marchandises, ce n'est absolument pas une injustice envers le vendeur. L'ouvrier coûte donc chaque jour à l'homme aux écus, d'après notre hypothèse, le produit en valeur de six heures de travail, mais il lui fournit chaque jour le produit en valeur de douze heures de travail. Différence au profit de l'homme aux écus : six heures de surtravail impayé, un surproduit impayé dans lequel est incorporé le travail de six heures. Le tour est joué. La plus-value est produite, l'argent transformé en capital.
En démontrant de cette manière la façon dont naît la plus-value et la seule façon dont la plus-value peut naître sous l'empire des lois réglant l'échange de marchandises, Marx a mis à nu le mécanisme du mode de production capitaliste d'aujourd'hui et du mode d'appropriation qui repose sur lui; il a découvert le noyau autour duquel s'est cristallisé tout le régime actuel.
Cette genèse du capital a pourtant une condition essentielle :
“ La transformation de l'argent en capital exige donc que le possesseur d'argent trouve sur le marché le travailleur libre, et libre à un double point de vue. Premièrement, le travailleur doit être une personne libre, disposant à son gré de sa force de travail comme de sa marchandise à lui; secondement, il doit n'avoir pas d'autre marchandise à vendre; être, pour ainsi dire, libre de tout, complètement dépourvu des choses nécessaires à la réalisation de sa puissance travailleuse[19]. ”
Mais ce rapport entre possesseurs d'argent et de marchandises, d'une part, et possesseurs de rien hormis leur propre force de travail, d'autre part, n'est pas un rapport inscrit dans la nature des choses ni commun à toutes les périodes de l'histoire,
“ il est évidemment le résultat d'un développement historique préliminaire, le produit ... de la destruction de toute une série de vieilles formes de production sociale[20].”
Et, de fait, cet ouvrier libre nous apparaît pour la première fois en masse dans l'histoire à la fin du XV° siècle et au début du XVI° siècle par suite de la dissolution du mode de production féodal. Mais par là, et par la création du commerce mondial et du marché mondial qui date de la même époque, était donnée la base sur laquelle la masse de la richesse mobilière existante se transforme forcément de plus en plus en capital et le mode de production capitaliste orienté vers la production de plus-value devient forcément de plus en plus le mode exclusivement dominant.
Jusqu'ici, nous avons suivi les “ conceptions désordonnées ” de Marx, ces “ bâtards de l'esprit visionnaire en histoire et en logique”, où “sombre la faculté de discernement de l'entendement avec toute utilisation honnête du concept ”. Opposons maintenant à ces “ frivolités ” les “ profondes vérités logiques ” et le “ dernier mot d'une science rigoureuse au sens des disciplines exactes ”, tels que M. Dühring nous les offre.
Donc, Marx n'a pas du capital “ la conception économique courante ”, selon laquelle il est un moyen de production qui a été produit; il dit au contraire qu'une somme de valeurs ne se transforme en capital que lorsqu'elle se réalise en créant de la plus-value. Et que dit M. Dühring ?
“ Le capital est une souche de moyens de puissance économiques pour continuer la production et pour constituer des participations aux fruits de la force de travail générale. ”
Malgré le style sibyllin et la confusion qui caractérisent encore une fois l'expression, une chose est sûre : la souche de moyens de puissance économiques pourra continuer la production dans l'éternité, selon les termes propres de M. Dühring, sans qu'elle se transforme en capital tant qu'elle ne créera pas de “ participations. aux fruits de la force de “ travail générale ”, c'est-à-dire de plus-value ou tout au moins de surproduit. Donc quand M. Dühring reproche à Marx le péché qui l'empêche d'avoir du capital la conception économique courante, non seulement il y tombe lui-même, mais il tombe en outre dans un plagiat maladroit de Marx, “ mal dissimulé” sous des tournures pompeuses. Le développement continue page 262 :
“ Le capital au sens social [et il reste à M. Dühring à découvrir un capital qui ne soit pas au sens social] est, en effet, spécifiquement différent du pur moyen de production; car tandis que ce dernier a un caractère purement technique et est nécessaire en toutes circonstances, le premier se distingue par sa force sociale d'approbation et de création de parts. Le capital social n'est certes rien d'autre, en grande partie, que le moyen de production technique dans sa fonction sociale; mais c'est précisément cette fonction-là qui ... doit disparaître.”
Si nous réfléchissons que ce fut précisément Marx qui le premier mit en valeur la “ fonction sociale” indispensable pour qu'une somme de valeurs se transforme en capital, il sera certes “rapidement établi pour tout observateur attentif de la matière que la façon dont Marx caractérise le concept de capital ne fait que créer la confusion”, non pourtant, comme M. Dühring le croit, dans la doctrine rigoureuse de l'économie, mais, - cela se voit de reste, - purement et simplement dans la tête de M. Dühring lui-même, lequel a déjà oublié dans l'Histoire critique comment, dans le Cours, il a fait ses choux gras dudit concept de capital.
Cependant, M. Dühring ne se contente pas d'emprunter à Marx sa définition du capital, bien que sous une forme “épurée”. Il faut qu'il le suive aussi dans “ le jeu des métamorphoses appliqué aux concepts et à l'histoire”, et cela en sachant mieux que personne qu'il n'en sortira que des “ vues désordonnées de l'imagination ”, des “frivolités”, l' “ infirmité du point de départ”, etc. D'où vient cette “fonction sociale” du capital qui le met en mesure de s'approprier les fruits du travail d'autrui et qui seul le distingue du simple moyen de production ? Elle ne repose pas, dit M. Dühring, “ sur la nature des moyens de production et sur l'impossibilité technique de s'en passer ”. Elle a donc une origine historique et à la page 252, M. Dühring ne fait que répéter ce que nous avons déjà entendu dix fois, lorsqu'il explique son origine au moyen de cette vieille aventure des deux bonshommes dont l'un, au début de l'histoire, transforme son moyen de production en capital en faisant violence à l'autre. Mais non content d'assigner un début historique à la fonction sociale sans laquelle une somme de valeur ne se transforme pas en capital, M. Dühring lui prophétise aussi une fin historique. C'est elle “ qui précisément doit disparaître ”. Un phénomène qui a une origine historique et qui doit aussi disparaître historiquement, reçoit d'habitude, dans la langue courante, le nom de “ phase historique ”. Donc, le capital est une phase historique non seulement chez Marx, mais aussi chez M. Dühring, et c'est pourquoi nous voilà obligés de conclure que nous nous trouvons ici chez les jésuites. Si deux hommes font la même chose, ce n'est pas la même chose ! Si Marx dit que le capital est une phase historique, c'est là une vue désordonnée de l'imagination, un produit bâtard de l'esprit visionnaire en histoire et en logique avec lequel sombre la faculté de discernement, ainsi que tout usage honnête du concept. Si M. Dühring présente pareillement le capital comme une phase historique, c'est là une preuve de la rigueur de l'analyse économique et du dernier mot de la science la plus rigoureuse au sens des disciplines exactes.
En quoi se distingue donc l'idée du capital chez Dühring et chez Marx ?
“ Le capital, dit Marx, n'a point inventé le surtravail. Partout où une partie de la société possède le monopole des moyens de production, l'ouvrier, libre ou non, est forcé d'ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production[21]. ”
Le surtravail, le travail au-delà du temps nécessaire à la conservation de l'ouvrier et l'appropriation du produit de ce surtravail par d'autres, l'exploitation du travail sont donc communs à toutes les formes sociales passées, dans la mesure où celles-ci ont évolué dans des contradictions de classes. Mais c'est seulement le jour où le produit de ce surtravail prend la forme de la plus-value, où le propriétaire des moyens de production trouve en face de lui l'ouvrier libre, - libre de liens sociaux et libre de toute chose qui pourrait lui appartenir, - comme objet d'exploitation et où il l'exploite dans le but de produire des marchandises, c'est alors seulement que, selon Marx, le moyen de production prend le caractère spécifique de capital. Et cela ne s'est opéré à grande échelle que depuis la fin du XV° et le début du XVI° siècle.
M. Dühring, par contre, proclame capital toute somme de moyens de production qui “constitue des participations aux fruits de la force de travail générale”, donc, qui procure du surtravail sous n'importe quelle forme. En d'autres termes, M. Dühring s'annexe le surtravail découvert par Marx afin de s'en servir pour tuer la plus-value également découverte par Marx et qui, momentanément, ne lui convient pas. D'après M. Dühring donc, non seulement la richesse mobilière et immobilière des citoyens de Corinthe et d'Athènes qui exploitaient leurs biens avec des esclaves, mais encore celle des grands propriétaires fonciers romains de l'Empire et tout autant celle des barons féodaux du moyen âge dans la mesure où elle servait de quelque manière à la production, tout cela serait, sans distinction, du capital.
Ainsi, M. Dühring lui-même n'a pas “ du capital le concept courant selon lequel il est un moyen de production qui a été produit”, mais au contraire un concept tout opposé, qui englobe même les moyens de production non produits, la terre et ses ressources naturelles. Or l'idée que le capital soit tout bonnement “ un moyen de production qui a été produit” n'a cours, derechef, que dans l'économie vulgaire. En dehors de cette économie vulgaire si chère à M. Dühring, le “ moyen de production qui a été produit ” ou une somme de valeur en général ne se transforme en capital que parce qu'ils procurent du profit ou de l'intérêt, c'est-à-dire approprient le surproduit du travail impayé sous la forme de plus-value, et cela, derechef, sous ces deux variétés déterminées de la plus-value. Il reste avec cela parfaitement indifférent que toute l'économie bourgeoise soit prisonnière de l'idée que la propriété de procurer du profit ou de l'intérêt échoit tout naturellement à n'importe quelle somme de valeur qui est employée dans des conditions normales dans la production ou dans l'échange. Dans l'économie classique, capital et profit, ou bien capital et intérêt sont également inséparables, ils sont dans la même relation réciproque l'un avec l'autre que la cause et l'effet, le père et le fils, hier et aujourd'hui. Mais le terme de capital avec sa signification économique moderne n'apparaît qu'a la date où la chose elle-même apparaît, où la richesse mobilière prend de plus en plus une fonction de capital en exploitant le surtravail d'ouvriers libres pour produire des marchandises : de fait, ce mot est introduit par la première nation de capitalistes que l'histoire connaisse, les Italiens des XV° et XVI° siècles. Et s'il est vrai que Marx a le premier analysé jusqu'en son fond le mode d'appropriation particulier au capital moderne, si c'est lui qui a mis le concept de capital en harmonie avec les faits historiques dont il avait été abstrait en dernier ressort et auxquels il devait l'existence; s'il est vrai que Marx, ce faisant, a libéré ce concept économique des représentations confuses et vagues dont il était encore infecté même dans l'économie bourgeoise classique et chez les socialistes antérieurs, c'est donc bien Marx qui a procédé avec le “ dernier mot de l'esprit scientifique le plus rigoureux ” que M. Dühring a toujours à la bouche et qui manque si douloureusement chez lui.
En fait, les choses se passent tout autrement chez M. Dühring. Il ne lui suffit pas, en présence de la description du capital comme phase historique, de la traiter de “produit bâtard de l'esprit visionnaire en histoire et en logique”, pour la présenter ensuite lui-même comme une phase historique : il proclame aussi tout net comme capital tous les moyens de puissance économiques, tous les moyens de production qui s'approprient “ des parts du fruit de la force de travail générale”, y compris donc la propriété foncière dans toutes les sociétés de classes; ce qui ne le gêne pas le moins du monde pour séparer par la suite la propriété foncière et la rente foncière du capital et du profit en plein accord avec la tradition, et pour réserver donc le nom de capital aux moyens de production qui procurent du profit ou de l'intérêt, comme on peut le vérifier abondamment aux pages 156 et suivantes de son Cours. De la même façon, M. Dühring pourrait comprendre tout d'abord sous le nom de locomotive des chevaux, des bœufs, des ânes et des chiens, puisqu'ils peuvent servir aussi à mouvoir des véhicules, et accuser les ingénieurs d'aujourd'hui de faire une phase historique du terme de locomotive en le réservant à la voiture à vapeur moderne; il pourrait les accuser de se livrer par là à des vues désordonnées de l'imagination, à des bâtards de l'esprit visionnaire en histoire et en logique, etc. Après quoi, il ne lui resterait qu'à déclarer que chevaux, ânes, bœufs et chiens sont exclus de la dénomination de locomotive et que celle-ci ne vaut que pour le véhicule à vapeur. - Nous voici donc obligés derechef de dire que c'est bien la conception à la Dühring de l'idée de capital qui fait perdre toute rigueur à l'analyse économique et sombrer la faculté de discernement avec tout usage honnête du concept; c'est bien chez M. Dühring que s'épanouissent les vues désordonnées de l'imagination, la confusion, les frivolités qui sont données pour de profondes vérités logiques, et l'infirmité des points de départ.
Mais qu'à cela ne tienne ! M. Dühring gardera la gloire d'avoir trouvé le pivot autour duquel se meuvent toute l'économie antérieure, toute la politique, et tout le fatras du droit, en un mot l'ensemble de l'histoire antérieure. Ce pivot, le voici :
“ La violence et le travail sont les deux facteurs principaux qui entrent en ligne de compte dans la formation des liens sociaux. ”
En cette seule phrase réside toute la constitution du monde économique jusqu'à ce jour. Constitution extrêmement brève, qui est ainsi rédigée :
Article 2 : La violence répartit.
Et voilà, “ pour parler en bon français ”, toute la sagesse économique de M. Dühring.
VIII. Capital et plus-value (fin)[modifier le wikicode]
“ De l'avis de M. Marx, le salaire ne représente que le paiement de ce temps de travail pendant lequel l'ouvrier est réellement à l'œuvre pour rendre possible sa propre existence. Or, il suffit pour cela d'un assez petit nombre d'heures; tout le reste de la journée de travail, souvent longue, fournit un excédent qui contient ce que notre auteur nomme “ plus-value ” et qui, dans le langage courant, s'appelle le gain du capital. Abstraction faite du temps de travail déjà contenu a tout niveau de la production dans les moyens de travail et dans les matières premières requises, cet excédent de la journée de travail est la part du patron capitaliste. L'allongement de la journée de travail est donc un pur gain d'extorsion au profit du capitaliste. ”
Selon M. Dühring, la plus-value de Marx ne serait donc rien d'autre que ce que, dans la langue courante, on appelle gain du capital ou profit. Écoutons Marx lui-même. Page 195 du Capital, la plus-value est expliquée par les mots qui sont mis entre parenthèses après ce terme : “ Intérêt, profit, rente[22]. ” Page 210, Marx donne un exemple dans lequel une somme de plus-value de 71 shillings apparaît sous ses différentes formes de répartition : dîmes, impôts locaux et impôts d'État 21 shillings, rente foncière 28 shillings, profit du fermier et intérêt 22 shillings, plus-value totale 71 shillings[23]. - Page 542, Marx déclare que c'est un défaut capital chez Ricardo de
“ ne pas représenter la plus-value à l'état pur, c'est-à-dire indépendamment de ses formes particulières telles que profit, rente foncière, etc. ”
et que, de ce fait, Ricardo mélange directement les lois du taux de plus-value avec les lois du taux de profit; par contre, Marx annonce :
“ Je démontrerai plus tard, dans le troisième livre, que, donné le taux de la plus-value, le taux du profit peut varier indéfiniment, et que donné le taux du profit, il peut correspondre aux taux de plus-value les plus divers[24]. ”
Page 587, il dit :
“ le capitaliste qui produit la plus-value, c'est-à-dire qui extrait directement de l'ouvrier du travail non payé et fixé dans des marchandises se l'approprie le premier, mais il n'en reste pas le dernier possesseur. Il doit, au contraire, la partager en sous-ordre avec d'autres capitalistes qui accomplissent d'autres fonctions dans l'ensemble de la production sociale, avec le propriétaire foncier, etc. La plus-value se scinde donc en diverses parties, en fragments qui échoient à diverses catégories de personnes et revêtent des formes diverses, apparemment indépendantes les unes des autres, telles que profit industriel, intérêt, gain commercial, rente foncière, etc. Ces formes transformées de la plus-value ne pourront être traitées que dans le troisième livre[25].”
Et il en est de même dans bien d'autres passages.
On ne saurait s'exprimer plus nettement. A chaque occasion, Marx attire l'attention sur le fait qu'il ne faut absolument Pas confondre sa plus-value avec le profit ou gain du capital, que ce dernier est bien plutôt une variété et très souvent une fraction seulement de la plus-value. Si M. Dühring affirme cependant que la plus-value de Marx est “ dans le langage courant, le gain du capital ”, et s'il est constant que tout le livre de Marx tourne autour de la plus-value, de deux choses l'une : ou bien M. Dühring n'est pas renseigné et il faut alors une impudence sans pareille pour éreinter un livre dont on ignore le contenu essentiel; ou bien il est renseigné et alors il commet, de propos délibéré, une falsification.
Plus loin :
“ La haine venimeuse dont M. Marx accompagne cette description de l'entreprise d'extorsion n'est que trop compréhensible. Mais un courroux plus violent et une reconnaissance plus complète encore du caractère d'exploitation de la forme économique fondée sur le salariat sont possibles sans qu'on accepte cette attitude théorique qui s'exprime dans la doctrine marxiste de la plus-value. ”
L'attitude théorique de Marx, bien intentionnée, mais erronée, provoque chez lui une haine venimeuse contre l'entreprise d'extorsion; la passion morale en soi prend, par suite de cette “ attitude théorique ” fausse, une expression immorale; elle se montre sous la forme de la haine ignoble et de la basse virulence tandis que le dernier mot de la science la plus rigoureuse chez M. Dühring se manifeste en une passion morale de nature non moins noble, dans un courroux qui est moral même quant à la forme, et qui, de plus, est quantitativement supérieur à la haine venimeuse, un courroux plus violent. Tandis que M. Dühring se donne ce plaisir à lui-même, voyons d'où vient ce courroux plus violent.
“ En effet, dit-il ensuite, la question surgit de savoir comment les patrons concurrents sont capables de réaliser durablement le produit entier du travail, et par là, le surproduit à ce niveau tellement supérieur aux frais naturels de production qu'indique la proportion de l'excédent des heures de travail dont nous avons parlé. On ne trouve pas de réponse dans la doctrine de Marx, et cela pour la simple raison qu'il n'y avait même pas place dans cette doctrine pour soulever la question. Le caractère de luxe de la production fondée sur le travail à gages n'a pas été envisagé sérieusement du tout et la constitution sociale avec ses positions de vampires n'a nullement été reconnue comme la raison dernière de la traite des blancs. Au contraire, c'est toujours l'élément politico-social qui a dû trouver son explication dans l'économique.”
Nous avons vu dans les passages cités plus haut que Marx n'affirme nullement que le surproduit soit, en toute circonstance, vendu en moyenne à sa pleine valeur, comme M. Dühring le suppose ici, par le capitaliste industriel, qui est le premier à se l'approprier. Marx dit expressément que le gain commercial constitue aussi une partie de la plus-value et cela, dans l'hypothèse présente, n'est possible que si le fabricant vend son produit au commerçant au-dessous de la valeur et lui cède ainsi une part du butin. A la façon dont la question est posée ici, Marx n'avait certainement pas la place de la soulever. Posée de façon rationnelle, elle se formule : comment la plus-value se transforme-t-elle en ses variétés - profit, intérêt, gain commercial, rente foncière etc. ? Et de fait c'est au livre III que Marx promet de résoudre cette question. Mais si M. Dühring n'a pas la patience d'attendre la publication du deuxième volume du Capital, il pouvait, en attendant, y regarder d'un peu plus près dans le premier volume. Outre les passages déjà cités, il pouvait lire en ce cas, par exemple, page 323 que, d'après Marx, les lois immanentes de la production capitaliste prennent dans le mouvement extérieur des capitaux la valeur de lois coercitives de la concurrence et que, sous cette forme, elles s'imposent aux capitalistes comme mobiles de leurs opérations; que, donc, une analyse scientifique de la concurrence présuppose l'analyse de la nature intime du capital, de même que le mouvement apparent des corps célestes n'est intelligible que pour celui qui connaît leur mouvement réel, imperceptible pourtant aux sens; là-dessus Marx montre par un exemple comment une loi déterminée, la loi de la valeur, dans un cas déterminé, apparaît à l'intérieur de la concurrence et y exerce sa force motrice. M. Dühring pouvait tirer de là que la concurrence joue un rôle capital dans la répartition de la plus-value et, avec quelque réflexion, ces indications données dans le premier volume suffisent en fait pour faire connaître, tout au moins dans ses grandes lignes, la transformation de la plus-value en ses variétés. Cependant, pour M. Dühring, la concurrence est justement l'obstacle absolu à l'intelligence de la chose. Il ne peut pas concevoir comment les patrons concurrents peuvent, durablement, réaliser le produit entier du travail et, par là, le surproduit à un niveau tellement supérieur aux frais naturels de production. Il s'exprime ici, une fois encore, avec sa “ rigueur ” habituelle qui, en fait, n'est que négligence. Le sur produit comme tel n'a précisément chez Marx absolument pas de frais de production, c'est la part du produit qui ne coûte rien au capitaliste. Si donc les patrons concurrents voulaient réaliser le surproduit à ses frais de production naturels, il faudrait qu'ils en fassent cadeau. Mais ne nous arrêtons pas à ces “ détails micrologiques ”. Est-ce que les patrons concurrents ne réalisent pas en fait, chaque jour, le produit du travail au-dessus des frais naturels de production ? Pour M. Dühring, les frais naturels de production se composent de
“ la dépense de travail ou de force, et celle-ci peut à son tour être mesurée jusque dans ses derniers éléments de base par la dépense de nourriture”;
donc, dans la société actuelle, ils se composent des dépenses réellement engagées en matières premières, moyens de travail et salaire, à la différence du “tribut”, du profit, de l'enchérissement extorqué l'épée à la main. Or, tout le monde sait que dans la société où nous vivons, les patrons ne réalisent Pas leurs marchandises au coût naturel de production, mais qu'ils y ajoutent dans leurs calculs le soi-disant enchérissement, le profit et que, en règle générale, ils l'encaissent en effet. La question que M. Dühring n'a, croyait-il, qu'à soulever pour renverser d'un souffle tout l'édifice de Marx comme feu Josué les murailles de Jéricho, cette question existe donc aussi pour la théorie économique de M. Dühring. Voyons comment il y répond.
“ La propriété capitaliste, dit-il, n'a pas de sens pratique et ne peut se faire valoir si elle n'implique pas en même temps la violence indirecte sur la matière humaine. Le produit de cette violence est le gain capitaliste, et la grandeur de celui-ci dépendra donc de l'étendue et de l'intensité de cet exercice de la domination ... Le gain capitaliste est une institution politique et sociale, qui agit plus puissamment que la concurrence. A cet égard, les patrons opèrent comme un corps et chacun défend sa position. Une certaine proportion de gain capitaliste est une nécessité dans ce genre d'économie une fois qu'il est dominant.”
Malheureusement, nous ne savons toujours pas comment les patrons concurrents sont en mesure de réaliser durablement le produit du travail au-dessus des frais naturels de production. M. Dühring pourrait-il donc avoir assez piètre opinion de son public pour le payer de la formule que le gain capitaliste est au-dessus de la concurrence comme en son temps le roi de Prusse était au-dessus de la loi ? Nous connaissons les manœuvres grâce auxquelles le roi de Prusse est parvenu à sa position au-dessus de la loi; les manœuvres grâce auxquelles le gain capitaliste en arrive à être plus puissant que la concurrence, voilà précisément ce que M. Dühring a à nous expliquer et ce qu'il se refuse obstinément à expliquer. Peu importe que, comme il le dit, les patrons à cet égard opèrent comme un corps et que chacun d'eux défende cependant sa position. Nous n'allons tout de même pas, d'aventure, le croire sur parole et penser qu'il suffit qu'un certain nombre de gens agissent comme corps pour que chacun d'eux défende sa position ? Les membres des corporations du moyen âge, les nobles français en 1789 ont agi, comme on sait, avec beaucoup de décision en tant que corps et pourtant ils ont péri. L'armée prussienne, à Iéna, a agi aussi comme un corps constitué et au lieu de défendre sa position, elle a au contraire été obligée de déguerpir et même de capituler ensuite morceau par morceau. Nous ne pouvons pas davantage nous contenter de l'assurance qu'une fois donné ce genre d'économie dominant, une certaine proportion de gain capitaliste est une nécessité; car il s'agit précisément de démontrer pourquoi il en est ainsi. Nous ne nous rapprochons pas du but d'un pouce quand M. Dühring nous annonce :
“ La domination capitaliste a grandi en liaison avec la domination foncière. Une partie des travailleurs serfs de la terre a été transformée dans les villes en ouvriers des arts et métiers et, finalement, en matériel de fabrique. C'est après la rente foncière que le gain capitaliste s'est développé comme seconde forme de la rente de possession. ”
Même si nous faisons abstraction de la fausseté historique de cette affirmation, elle n'en reste pas moins une simple affirmation et se borne à déclarer une nouvelle fois ce qu'il s'agit précisément d'expliquer et de démontrer. Nous ne pouvons donc pas conclure à autre chose qu'à l'incapacité de M. Dühring de répondre à sa propre question : comment les patrons concurrents sont-ils en mesure de réaliser durablement le produit du travail au-dessus des frais naturels de production ? Autrement dit, M. Dühring est incapable d'expliquer la genèse du profit. Il ne lui reste donc plus qu'à décréter tout de go : le gain capitaliste est un produit de la violence, ce qui, certes, s'accorde tout à fait avec l'article 2 de la constitution sociale à la Dühring : la violence répartit. Voilà, à coup sûr, qui est fort bien dit; mais maintenant “ surgit la question ” : Qu'est-ce que la violence répartit ? Il faut bien qu'il y ait quelque chose à répartir, sans quoi même la violence la plus omnipotente avec la meilleure volonté du monde ne peut rien répartir. Le gain que les patrons concurrents empochent est quelque chose de très solide et de très palpable. La violence peut le prendre, mais non le produire. Et si M. Dühring s'obstine à refuser de nous expliquer comment la violence prend le gain patronal, il est muet comme la tombe dès qu'il s'agit de répondre à la question : où le prend-elle ? Là où il n'y a rien, le roi, comme toute autre violence, perd ses droits. De rien, il ne sort rien, surtout pas de profit. Si la propriété capitaliste n'a pas de sens pratique et ne peut se faire valoir tant qu'elle n'implique pas en même temps la violence indirecte sur la matière humaine, la question surgit derechef de savoir : 1. comment la richesse capitaliste est parvenue à cette violence, question qui n'est nullement réglée par les quelques affirmations historiques citées plus haut; 2. comment cette violence se transforme en mise en valeur du capital, en profit et 3. où elle prend ce profit ?
Nous pouvons empoigner l'économie à la Dühring par où nous voulons, nous n'avançons pas d'un pas. Pour toutes les affaires impopulaires, pour le profit, la rente foncière, le salaire de famine, l'asservissement des ouvriers, elle n'a qu'un seul mot d'explication : la violence, et toujours la violence, et le “ courroux plus violent ” de M. Dühring se résout lui aussi en courroux contre la violence. Nous avons vu : 1. que le fait d'en appeler à la violence est un mauvais prétexte, un renvoi du domaine économique au domaine politique, lequel n'est pas en mesure d'expliquer un seul fait économique. Et 2. qu'il laisse sans explication l'origine de la violence elle-même, et cela très sagement, puisqu'autrement, il aboutirait forcément à ceci que toute puissance sociale et toute violence politique ont leur origine dans des conditions économiques préalables, dans le mode de production et d'échange de chaque société tel qu'il est donné dans l'histoire.
Essayons toutefois de voir si nous ne pouvons pas arracher encore quelques éclaircissements sur le profit à notre “ fondateur profond ”, mais inexorable, de l'économie. Peut-être y parviendrons-nous si nous abordons sa discussion du salaire. Il dit page 158 :
“ Le salaire est la rémunération pour l'entretien de la force de travail et il n'entre d'abord en ligne de compte que comme fondement de la rente foncière et du gain capitaliste. Pour s'expliquer d'une façon tout à fait décisive les rapports prédominant ici, qu'on imagine la rente foncière et également le gain capitaliste tout d'abord d'une manière historique, sans salaire, donc sur la base de l'esclavage ou du servage ... Peu importe de savoir si c'est l'esclave ou le serf, ou si c'est l'ouvrier salarié qui doit être entretenu; cela ne motive qu'une différence dans la manière dont sont grevés les frais de production. Dans chaque cas, le produit net acquis par l'utilisation de la-force de travail constitue le revenu du maître ... On voit donc notamment que l'opposition capitale en vertu de laquelle on trouve, d'une part, une sorte quelconque de rente de possession, et, d'autre part le travail à gages sans possession, ne peut être saisie exclusivement dans l'un de ses termes, mais toujours seulement dans les deux à la fois. ”
Mais “ rente de possession ”, comme nous l'apprenons page 188, est une expression commune pour la rente foncière et le gain capitaliste. On lit en outre, page 174 :
“ Le caractère du gain capitaliste est une appropriation de la partie essentielle du produit de la force de travail. On ne peut le concevoir sans l'élément corrélatif qui est le travail assujetti directement ou non sous une forme ou l'autre.”
Et page 183 :
“ Le salaire n'est, en tous les cas, rien d'autre qu'une rémunération au moyen de laquelle l'entretien et la possibilité de procréation de l'ouvrier doivent être en général assurés. ”
Et, enfin, page 195 :
“ Ce qui échoit à la rente de possession doit forcément être perdu pour le salaire et inversement, ce qui revient au travail sur la capacité générale de production [!] est forcément retiré aux revenus de la propriété. ”
M. Dühring nous mène de surprise en surprise. Dans la théorie de la valeur et dans les chapitres suivants jusques et y compris la doctrine de la concurrence, donc de la page 14 la page 155, les prix des marchandises ou valeurs se divisaient : 1. en frais naturels de production ou valeur de production, c'est-à-dire dépenses de matières premières, de moyens de travail et de salaire et 2. en enchérissement ou valeur de répartition, tribut imposé l'épée à la main au profit de la classe monopoliste; enchérissement qui, comme nous l'avons vu, ne pouvait rien changer en réalité à la répartition de la richesse, puisqu'il devait rendre d'une main ce qu'il prenait de l'autre et qui, de plus, dans la mesure où M. Dühring nous renseigne sur son origine et son contenu, ne naissait de rien et donc ne se composait de rien. Dans les deux chapitres suivants, qui traitent des genres de revenus, donc de la page 156 à la page 217, il n'est plus question d'enchérissement. En son lieu et place, la valeur de tout produit du travail, donc de toute marchandise, se divise dans les deux parties suivantes : 1. les frais de production, dans lesquels est inclus aussi le salaire payé, et 2. le “ produit net obtenu par l'utilisation de la force de travail ”, qui constitue le revenu du maître. Et ce produit net a une physionomie parfaitement connue, qu'aucun tatouage ni vernis ne pourraient dissimuler. “ Pour s'expliquer d'une façon vraiment décisive les rapports prédominant ici ”, le lecteur n'aura qu'à imaginer les passages de M. Dühring que nous venons de citer, imprimés en face des passages cités précédemment de Marx sur le surtravail, le surproduit et la plus-value. Et il trouvera que M. Dühring transcrit directement ici, à sa manière, Le Capital.
M. Dühring reconnaît le surtravail sous quelque forme que ce soit, esclavage, servage ou salariat, comme source des revenus de toutes les classes dominantes jusqu'à nos jours : pris dans le passage cité maintes fois, Le Capital page 227, “ le capital n'a pas inventé le surtravail etc. ” - Et le “ produit net ” qui constitue “ le revenu du maître”, qu'est-il d'autre que l'excédent du produit du travail sur le salaire, lequel, même chez M. Dühring, doit, malgré son travestissement tout à fait superflu en une rémunération, assurer en général l'entretien et la possibilité de procréation de l'ouvrier ? Comment “ l'appropriation de la partie essentielle du produit de la force de travail” peut-elle se produire, sinon parce que le capitaliste, comme chez Marx, extorque à l'ouvrier plus de travail qu'il est nécessaire pour la reproduction des moyens de subsistance que celui-ci consomme, c'est-à-dire parce que le capitaliste fait travailler l'ouvrier plus longtemps qu'il n'est nécessaire pour remplacer la valeur du salaire payé à l'ouvrier ? Donc, prolongation de la journée de travail au-delà du temps nécessaire à la reproduction des moyens de subsistance de l'ouvrier, surtravail de Marx, - c'est cela, et rien d'autre, qui se cache derrière “l'utilisation de la force de travail ” de M. Dühring. Et son “produit net du maître”, sous quelle autre forme peut-il se présenter que la forme du surproduit et de la plus-value marxistes ? Et par quoi, sinon par sa conception inexacte, la rente de possession de Dühring se distingue-t-elle de la plus-value marxiste ? D'ailleurs, M. Dühring a emprunté le nom de “rente de possession” à Rodbertus qui réunissait déjà la rente foncière et la rente capitaliste ou gain capitaliste sous l'expression commune de rente, de sorte que M. Dühring n'a eu qu'à ajouter “ de possession ”[26]. Et, afin qu'il ne subsiste aucun doute sur le plagiat, M. Dühring résume les lois exposées par Marx au chapitre 15 du Capital (pages 539 et suivantes) sur les variations de grandeur dans le prix de la force de travail et dans la plus-value, et il les résume si bien à sa manière que ce qui échoit à la rente de possession est forcément perdu pour le salaire et inversement, réduisant ainsi les lois particulières de Marx si riches de substance à une tautologie vide, car il va de soi que d'une grandeur donnée qui se divise en deux parties, l'une ne peut grandir sans que l'autre diminue. Voilà comment M. Dühring a réussi à s'approprier les idées de Marx de telle façon que “ le dernier mot de la science la plus rigoureuse au sens des disciplines exactes”, ainsi qu'on le trouve vraiment dans l'exposé de Marx, disparaisse complètement.
Ainsi, devant le tapage insolite auquel M. Dühring se livre dans l'Histoire critique au sujet du Capital et, surtout, devant le tourbillon de mots qu'il soulève avec la fameuse question relative à la plus-value, - question qu'il aurait mieux fait de ne pas poser, d'autant plus qu'il ne sait pas y répondre lui-même, - nous ne pouvons échapper à l'idée que tout cela n'est que ruses de guerre, habiles manœuvres pour couvrir le plagiat grossier de Marx qu'il a commis dans son Cours. En effet, M. Dühring avait toute raison de déconseiller à ses lecteurs de s'occuper de “l'écheveau embrouillé que M. Marx appelle Le Capital”, de les mettre en garde contre les bâtards de l'esprit visionnaire en histoire et en logique, les représentations nébuleuses et confuses de Hegel, et ses fariboles, etc. La Vénus contre laquelle ce fidèle Eckart met en garde la jeunesse allemande, il était allé la quérir, en tapinois, sur les brisées de Marx pour la ranger en lieu sûr aux fins d'usage personnel. Félicitons-le pour ce produit net obtenu par l'utilisation de la force de travail de Marx et pour la lumière originale que son annexion de la plus-value marxiste sous le nom de rente de possession jette sur les motifs de son affirmation obstinée, - parce que répétée dans deux éditions, - et fausse, selon laquelle Marx n'entendrait par plus-value que le profit ou le gain capitaliste.
Et ainsi, il nous faut décrire les performances de M. Dühring avec ses propres termes, que voici : “ D'après l'opinion de Monsieur ” Dühring, “ le salaire ne représente que le paiement de ce temps de travail pendant lequel l'ouvrier est réellement à l'œuvre pour rendre possible sa propre existence. Il y suffit d'un assez petit nombre d'heures, tout le reste de la journée de travail, souvent allongée, fournit un excédent dans lequel est contenu ce que notre auteur appelle ” rente de possession. “ Abstraction faite du temps de travail déjà contenu à un niveau quelconque de la production dans les moyens de travail et les matières premières en question, cet excédent de la journée de travail est la part du patron capitaliste. L'allongement de la journée de travail n'est par conséquent qu'un gain d'extorsion au profit du capitaliste. La haine venimeuse dont Monsieur ” Dühring “ accompagne cette description de l'entreprise d'extorsion n'est que trop compréhensible” ... Par contre, on comprend moins bien comment après ce plagiat, il va revenir à son “ courroux plus violent ”.
IX. Lois naturelles de l'Économie - La rente foncière[modifier le wikicode]
“ le triomphe de l'esprit scientifique supérieur consiste à dépasser les simples descriptions et divisions de la matière pour ainsi dire statique, pour arriver aux idées vivantes qui éclairent la production. La connaissance des lois est donc la plus parfaite, puisqu'elle nous montre comment un processus est conditionné par l'autre.”
Déjà la première loi naturelle de toute économie a été spécialement découverte par M. Dühring. Adam Smith
“ non seulement n'a pas mis en tête, ce qui est curieux, le facteur le plus important de tout développement économique, mais encore il a complètement omis sa formulation particulière, et de cette façon il a involontairement rabaissé à un rôle subordonné cette puissance qui avait imprimé son sceau au développement moderne de l'Europe. [Cette] loi fondamentale qui doit être mise en tête, est celle de l'équipement technique, on pourrait même dire de l'armement de la force économique naturellement donnée à l'homme. ”
Cette “ loi de base ”, découverte par M. Dühring, s'exprime comme suit :
“ La productivité des moyens économiques, des ressources naturelles et de la force humaine est intensifiée par des inventions et des découvertes. ”
Nous voici frappés d'étonnement. M. Dühring nous traite tout à fait comme le plaisantin de Molière traitait le bourgeois gentilhomme auquel il annonçait cette nouveauté que toute sa vie il avait fait de la prose sans le savoir. Il y a longtemps que nous savions que les inventions et les découvertes augmentent, en de nombreux cas, la force productive du travail (mais, dans de très nombreux cas, elles ne l'augmentent pas non plus, comme le prouve le colossal rebut des archives de tous les offices de brevets du monde); mais que cette banalité vieille comme le monde soit la loi de base de toute l'économie, nous sommes redevables de cet éclaircissement à M. Dühring ! Si “ le triomphe de l'esprit scientifique supérieur” en économie comme en philosophie consiste seulement à donner un nom ronflant au premier lieu commun venu, à le proclamer à son de trompe comme loi naturelle ou même fondamentale, voilà le “ fondement profond ” et le bouleversement de la science effectivement à la portée de chacun, même à la portée de la rédaction de la Volkszeitung de Berlin[27]. “ En toute rigueur ”, nous serions donc obligés d'appliquer à M. Dühring lui-même le propre jugement de M. Dühring sur Platon : “ Si cependant c'est quelque chose comme cela qui représente la sagesse de l'économie politique, l'auteur des “ fondements critiques ” partage cette sagesse avec quiconque trouva jamais à exprimer une idée ”, - ou simplement à bavarder, - “ sur la pure évidence ”. Si par exemple, nous disons : les animaux mangent, nous énonçons en toute innocence et sérénité une grande parole; car nous n'avons qu'à dire que la loi fondamentale de toute vie animale est de manger, et voilà toute la zoologie bouleversée.
Division du travail :
“ La scission des branches professionnelles et la dissociation des activités augmentent la productivité du travail. ”
Dans la mesure où c'est exact, c'est également un lieu commun depuis Adam Smith. Dans quelle mesure c'est exact, nous le verrons dans la troisième partie.
“ La distance et les moyens de transport sont les causes capitales qui entravent et favorisent la coopération des forces productives. ”
“ La capacité de population de l'État industriel est incomparablement supérieure à celle de l'État agricole. ”
“ En économie, rien ne se fait sans un intérêt matériel. ”
Telles sont les “ lois naturelles ” sur lesquelles M. Dühring fonde son économie nouvelle. Il reste fidèle à sa méthode que nous avons exposée déjà à propos de sa Philosophie. Quelques évidences, de la banalité la plus désolante, souvent exprimées de travers par surcroît, constituent, en économie aussi, les axiomes qui ne requièrent aucune preuve, les thèses fondamentales, les lois naturelles. Sous prétexte de développer le contenu de ces lois qui n'ont pas de contenu, on met à profit l'occasion pour se livrer à de vastes radotages économiques sur les divers thèmes dont le nom se rencontre dans ces prétendues lois, donc sur les inventions, la division du travail, les moyens de transport, la population, l'intérêt, la concurrence, etc., radotages dont la plate trivialité n'est assaisonnée que par une grandiloquence sibylline et, çà et là, par une conception fausse ou une ratiocination pleine de suffisance sur toutes sortes de subtilités casuistiques. Puis, nous en arrivons enfin à la rente foncière, au gain capitaliste et au salaire, et comme dans ce qui précède nous n'avons traité que ces deux dernières formes d'appropriation, nous voulons ici, en terminant, étudier encore brièvement la conception de la rente foncière de M. Dühring. Nous laissons de côté tous les points sur lesquels M. Dühring ne fait que copier son prédécesseur Carey; nous n'avons pas affaire à Carey, ni à défendre la conception de Ricardo sur la rente foncière contre les altérations et les folies de Carey. Seul, M. Dühring nous importe, et lui définit la rente foncière comme “ ce revenu que le propriétaire en tant que tel tire du sol ”. Le concept économique de rente foncière que M. Dühring est appelé à expliquer, est incontinent transposé par lui sur le plan juridique, de sorte que nous ne sommes pas plus avancés qu'avant. Notre fondateur profond est donc obligé, bon gré mal gré, de condescendre à d'autres explications. Il compare maintenant l'affermage d'un domaine à un fermier avec le fait d'avancer un capital à un patron, mais il trouve bientôt que la comparaison est boiteuse, comme beaucoup d'autres d'ailleurs. Car, dit-il
“ si l'on voulait poursuivre l'analogie, le gain qui reste au fermier après paiement de la rente foncière devrait correspondre à ce reste de gain capitaliste qui échoit, après déduction des intérêts, au patron qui fait valoir le capital. Mais on n'a pas coutume de considérer les gains du fermier comme les revenus principaux, et la rente foncière comme un reste... Une preuve de cette différence de conception est le fait que dans la doctrine de la rente foncière, on ne distingue pas particulièrement le cas du faire-valoir direct et que l'on ne met pas particulièrement l'accent sur la différence de grandeur d'une rente sous forme de fermage et d'une rente produite directement. Du moins, on ne s'est pas senti poussé à concevoir la rente qui résulte du faire-valoir direct comme décomposée de telle façon qu’un de ses éléments représenterait pour ainsi dire l'intérêt du domaine et l'autre le gain excédentaire de l'entreprise. Abstraction faite du capital propre que le fermier emploie, on semble tenir la plupart du temps son gain spécifique pour une sorte de salaire. Mais il est délicat de vouloir affirmer quelque chose sur ce point, car on ne s'est pas du tout posé la question avec cette précision. Partout où il s'agit d'exploitations assez grandes, on pourra constater facilement qu'il n'est pas permis de faire passer le gain spécifique du fermier pour un salaire. En effet, ce gain repose lui-même sur l'opposition avec la main-d'œuvre agricole, dont l'utilisation rend seule possible ce genre de revenus. C'est évidemment une portion de rente qui reste entre les mains du fermier et qui vient en déduction de la rente entière qui serait obtenue dans le faire-valoir direct du propriétaire ”.
La théorie de la rente foncière est une partie spécifiquement anglaise de l'économie et il fallait bien qu'elle le fût, car on ne trouvait qu'en Angleterre un mode de production dans lequel la rente s'était effectivement séparée du profit et de l'intérêt. On sait que ce sont la grande propriété foncière et la grande agriculture qui règnent en Angleterre. Les propriétaires fonciers afferment leurs terres en domaines étendus, souvent immenses, à des fermiers qui sont pourvus d'un capital suffisant pour les exploiter et ne travaillent pas eux-mêmes comme nos paysans, mais emploient, comme de véritables patrons capitalistes, le travail de domestiques de ferme et de journaliers. Nous avons donc ici les trois classes de la société capitaliste et le revenu original de chacune d'elles : le propriétaire foncier qui perçoit la rente foncière, le capitaliste qui empoche le profit et l'ouvrier qui touche le salaire. Il n'est jamais venu à l'idée d'un économiste anglais de tenir, comme il semble à M. Dühring, le gain du fermier pour une sorte de salaire. Encore bien moins pouvait-il être délicat pour lui d'affirmer que le profit du fermier était ce qu'il est, d'une façon indiscutable, évidente et tangible, à savoir du profit capitaliste. N'est-il pas ridicule de lire ici qu'on ne s'est pas du tout posé avec cette précision la question de savoir ce qu'est véritablement le gain du fermier ? En Angleterre, on n'a pas besoin de se poser la question, la question comme la réponse sont depuis longtemps présentes dans les faits eux-mêmes et, depuis Adam Smith, il n'a jamais subsisté de doute à ce sujet. Le cas du faire-valoir direct, comme M. Dühring l'appelle, ou plutôt le faire-valoir à l'aide d'intendants pour le compte du propriétaire foncier, comme il se produit dans la réalité assez souvent en Allemagne, ne change rien à la chose. Si le propriétaire foncier fournit aussi le capital et fait exploiter pour son propre compte, il empoche, en plus de la rente foncière, le profit capitaliste lui-même, comme cela va de soi et comme il ne peut en être autrement dans le mode actuel de production. Et si M. Dühring affirme que, jusqu'ici, on ne s'est pas senti poussé à concevoir la rente qui résulte du faire-valoir direct (il faudrait dire : le revenu) comme décomposée, ceci est tout simplement faux, et dans le meilleur des cas ne nous prouve à nouveau que l'ignorance de M. Dühring. Par exemple :
“ Le revenu qui se tire du travail s'appelle salaire; celui que quelqu'un tire de l'emploi du capital s'appelle profit... Le revenu qui naît exclusivement du sol s'appelle rente et appartient au propriétaire foncier... Quand ces différentes sortes des revenus échoient à des personnes différentes, elles sont faciles à distinguer; mais si elles échoient à la même personne, elles sont fréquemment confondues, du moins dans le langage courant. Un propriétaire foncier qui fait valoir lui-même une partie de son propre sol devrait, après déduction des frais d'exploitation, percevoir aussi bien la rente du propriétaire foncier que le profit du fermier Mais, dans le langage courant du moins, il nommera facilement profit tout son gain en confondant ainsi la rente avec le profit. La majorité de nos planteurs d'Amérique du Nord et des Indes occidentales sont dans cette situation; la plupart cultivent leurs propres possessions et c'est ainsi que nous entendons rarement parler de la rente d'une plantation, niais bien du profit qu'elle rapporte... Un jardinier qui cultive de ses mains son propre jardin est propriétaire foncier, fermier et ouvrier en une seule personne. Son produit devrait par conséquent lui payer la rente du premier, le profit du second et le salaire du troisième. Mais tout passe habituellement pour le gain de son travail; on confond donc ici la rente et le profit avec le salaire. ”
Ce passage se trouve au chapitre six du premier livre d'Adam Smith[28]. Le cas du faire-valoir direct a donc été étudié il y a plus de cent ans déjà, et les doutes et incertitudes qui causent tant de souci à M. Dühring jaillissent uniquement de sa propre ignorance.
En fin de compte, il se tire d'embarras par un coup d'audace : le gain du fermier repose sur l'exploitation de la “ main-d’œuvre agricole ” et par conséquent est évidemment une “portion de rente”, laquelle “ vient en déduction ” de la “ rente entière ” qui, à vrai dire, devrait tomber dans la poche du propriétaire foncier. Cela nous permet d'apprendre deux choses : 1. Que le fermier “ diminue ” la rente du propriétaire foncier, de sorte que chez M. Dühring ce n'est pas, comme on l'avait pensé jusqu'ici, le fermier qui paye une rente au propriétaire foncier, mais le propriétaire foncier qui paye une rente au fermier, “conception qui est certes foncièrement originale ”. Et 2. nous apprenons, enfin ce que M. Dühring se représente par rente foncière : l'ensemble du surproduit obtenu en agriculture par l'exploitation du travail rural. Mais comme ce surproduit se partage dans l'économie antérieure - à l'exception peut-être de quelques économistes vulgaires - en rente foncière et profit capitaliste, nous devons constater que M. Dühring “ ne cultive pas la conception courante ” de la rente foncière, elle non plus.
Donc, rente foncière et gain capitaliste ne se distinguent chez M. Dühring que par le fait que la première s'obtient dans l'agriculture et le second dans l'industrie ou le commerce. Il était fatal que M. Dühring parvînt à cette idée aussi peu critique que confuse. Nous avons vu qu'il est parti de la “conception historique véritable” selon laquelle la domination sur le sol n'est fondée que grâce à la domination sur l'homme. Donc, dès que le sol est cultivé au moyen d'une forme quelconque de travail asservi, il naît un excédent pour le propriétaire foncier et cet excédent est précisément la rente, comme l'excédent du produit du travail sur le gain du travail est dans l'industrie le gain capitaliste.
“ De cette manière, il est clair que la rente foncière existe partout et toujours à une échelle considérable là où l'agriculture est pratiquée au moyen de l'une quelconque des formes d'assujettissement du travail ”.
Dans cette présentation de la rente comme ensemble du surproduit obtenu dans l'agriculture, M. Dühring se heurte, d'une part, au profit du fermier en Angleterre et, d'autre part, au partage de ce surproduit en rente foncière et en profit du fermier, partage qui s'applique dans toute l'économie classique, c'est-à-dire qu'il se heurte en plein à la notion pure, précise de la rente. Que fait M. Dühring ? Il fait comme s'il ne connaissait pas un traître mot de la distribution du surproduit agricole en profit du fermier et en rente foncière, donc de toute la théorie de la rente de l'économie classique; comme si, dans toute l'économie, la question de savoir ce qu'est à proprement parler le profit du fermier n'avait absolument pas été posée encore “ avec cette précision ”; comme s'il s'agissait d'un objet absolument inexploré dont rien n'est connu que l'apparence et les incertitudes. Et, de cette fatale Angleterre où le surproduit de l'agriculture est si impitoyablement démembré en ses éléments, rente foncière et profit capitaliste, sans le moindre concours d'aucune école théorique, il se réfugie dans son cher domaine d'application du droit prussien, où le faire-valoir direct connaît son plein épanouissement patriarcal, où “ le propriétaire foncier entend par rente les revenus de ses domaines ” et où l'opinion de Messieurs les hobereaux sur la rente a encore la prétention de donner le ton à la science; où par conséquent M. Dühring peut encore espérer se faufiler avec sa confusion des notions de rente et de profit, et même trouver créance pour sa plus récente découverte. la rente foncière payée non par le fermier au propriétaire foncier, mais par le propriétaire foncier au fermier.
X. Sur l'«Histoire critique»[29][modifier le wikicode]
Pour finir, jetons encore un coup d'œil sur l'Histoire critique de l'économie politique, sur “ cette entreprise ” de M. Dühring qui, comme il le dit, est “ absolument sans précédent ”. Peut-être trouverons-nous enfin ici ce dernier mot de la science la plus rigoureuse qu'on nous a tant promis[30].
M. Dühring fait beaucoup de cas de sa trouvaille que la doctrine économique est un “ phénomène énormément moderne ”. (Page 12).
En fait, il est dit dans Le Capital de Marx : “ L'économie politique... ne date comme science spéciale que de l'époque des manufactures ” et dans la Contribution à la critique de l'économie politique, page 29, on lit que
“ l'économie politique classique... commence en Angleterre avec Petty, en France avec Boisguillebert et se termine en Angleterre avec Ricardo, en France avec Sismondi ”.
M. Dühring suit cette voie qu'on lui a prescrite, à ceci près que, pour lui, l'économie supérieure commence seulement avec les lamentables avortons que la science bourgeoise a mis au jour après expiration de sa période classique[31]. Par contre, il triomphe à très juste titre à la fin de son introduction :
“ Mais si cette entreprise dans ses propriétés perceptibles de l'extérieur et dans la moitié moderne de son contenu est déjà absolument sans précédent, elle m'appartient en propre bien plus encore par ses points de vue critiques internes et sa position générale (page 9) ”.
En effet, des deux côtés, externe et interne, il aurait pu faire la publicité de son “entreprise” (l'expression industrielle n'est pas mal choisie) comme étant : l'Unique et sa propriété. Comme l'économie politique, telle qu'elle est apparue dans l'histoire, n'est en fait que la connaissance scientifique de l'économie de la période de production capitaliste, des thèses et des théorèmes qui s'y rapportent ne peuvent se présenter, par exemple chez des auteurs de la société grecque antique, que dans la mesure où certains phénomènes : production marchande, commerce, monnaie, capital à intérêt, etc., sont communs aux deux sociétés. Dans la mesure où les Grecs ont fait à l'occasion des incursions dans ce domaine, ils y montrent le même génie, la même originalité que dans tous les autres. C'est pourquoi leurs intuitions constituent historiquement les points de départ théoriques de la science moderne. Écoutons maintenant l'historique M. Dühring.
“ Ainsi, en ce qui concerne la théorie scientifique de l'économie, nous n'aurions, à proprement parler, [ !] rien du tout de positif à relever dans l'antiquité, et le moyen âge totalement antiscientifique donne encore beaucoup moins sujet à cela [à cela, à ne rien signaler !] Cependant, comme l'affectation qui exhibe avec vanité l'apparence de l'érudition... a défiguré le caractère pur de la science moderne, il faut signaler à l'attention au moins quelques exemples. ”
Et M. Dühring d'apporter alors des exemples d'une critique qui en effet est affranchie de “ l'apparence de l'érudition ”[32]. La thèse d'Aristote selon laquelle
“ l'usage de chaque bien est double : l'un est propre à la chose en tant que telle et l'autre ne l'est pas, comme d'une sandale qui peut servir à chausser et qui peut être échangée; l'un et l'autre sont des modes d'usage de la sandale, car même celui qui échange la sandale contre ce qui lui manque, argent ou nourriture, utilise la sandale en tant que sandale; mais non pas selon son mode d'usage naturel, car elle n'est pas là à cause de l'échange[33] ”,
cette thèse n'est pas seulement, selon M. Dühring, “ énoncée d'une façon fort vulgaire et pédantesque ”; mais ceux qui y trouvent une “distinction entre la valeur d'usage et la valeur d'échange” s'adonnent en outre à la “ fantaisie ” d'oublier que “ tout récemment ” et “ dans le cadre du système le plus avancé”, naturellement celui de M. Dühring lui-même, valeur d'usage et valeur d'échange sont devenues caduques.
“ Dans les oeuvres de Platon sur l'État, on a voulu trouver aussi le chapitre moderne de la division économique du travail ”.
Cela se rapporte sans doute au passage du Capital, chapitre XII, 5, page 369 de la troisième édition, où, d'ailleurs, on représente au contraire l'opinion de l'antiquité classique sur la division du travail comme “formant l'opposition la plus rigoureuse” avec l'opinion moderne. - Une moue dégoûtée, et pas autre chose, c'est tout ce que mérite, de la part de M. Dühring, l'exposé de Platon[34], génial pour son temps, sur la division du travail en tant que fondement naturel de la cité (qui se confondait, pour les Grecs, avec l'État), et cela parce qu'il n'a pas mentionné - mais le Grec Xénophon l'a fait[35], M. Dühring ! - la
“ limite que l'extension donnée du marché oppose à la ramification plus poussée des genres de métiers et à la dissociation technique des opérations spéciales. - Seule, cette notion de limite est la connaissance grâce à laquelle l'idée qu'autrement on ne pourrait guère qualifier de scientifique, devient une vérité économique considérable ”.
Le “ professeur ” Roscher, si méprisé par M. Dühring, a tracé en effet cette “ limite ” nécessaire pour que l'idée de la division du travail devienne “ scientifique ”, et c'est pourquoi il a attribué expressément à Adam Smith la découverte de la loi de la division du travail[36]. Dans une société où la production marchande est le mode dominant de production, le “ marché ” a été - pour parler ne fût-ce qu'une fois avec l'affectation de M. Dühring, - une “ limite ” très connue parmi les “ hommes d'affaires ”. Mais il faut plus que “ le savoir et l'instinct routiniers ” pour voir que ce n'est pas le marché qui a créé la division capitaliste du travail, mais qu'inversement, ce sont la dissociation des liens sociaux antérieurs et la division du travail en résultant qui ont créé le marché. (Voir Capital, I, chapitre XXIV, 5, Création du marché intérieur pour le capital industriel.)
“ Le rôle de l'argent a été de tout temps le stimulant capital des pensées économiques [ !] Mais que savait de ce rôle un Aristote ? Évidemment rien de plus que ce qui réside dans l'idée que l'échange par l'intermédiaire de l'argent a suivi l'échange naturel primitif”.
Mais si “ un ” Aristote se permet de découvrir les deux formes différentes de circulation de l'argent, l'une dans laquelle il agit en simple moyen de circulation, l'autre dans laquelle il fait office de capital argent, il n'exprime par là, selon M. Dühring, “ qu'une antipathie morale ”[37]. Si même “ un ” Aristote a l'audace de vouloir analyser l'argent dans son “ rôle ” de mesure de valeur et qu'effectivement il pose ce problème, si décisif pour la théorie de la monnaie[38], de façon juste, “ un ” Dühring préfère, et cela pour de bonnes raisons intimes, ne pas souffler mot de cette audace interdite.
Résultat final : telle qu'elle se reflète dans la manière de M. Dühring de la “ signaler à l'attention”, l'antiquité grecque n'a, en fait, que “ des idées tout à fait communes ” (page 25), si toutefois une telle “ niaiserie ” (page 19) a quoi que ce soit de commun avec des idées, communes ou pas communes[39].
Quant au chapitre de M. Dühring sur le mercantilisme, on fera mieux de le lire dans l'original, c'est-à-dire dans le Nationales System (Système national) de List, chapitre 29 : “ Le système industriel, appelé faussement système mercantile par l'école. ” Avec quel soin M. Dühring sait éviter ici toute “ apparence d'érudition ”, on peut le voir entre autres par ce qui suit.
List, au chapitre 28, “ Les économistes italiens”, dit :
“ l'Italie a précédé toutes les nations modernes, aussi bien dans la pratique que dans la théorie de l'économie politique ”,
et il mentionne alors comme
“ le premier ouvrage traitant en Italie de l'économie politique en particulier, l'œuvre d'Antonio Serra, de Naples, sur les moyens de procurer au royaume une surabondance d'or et d'argent (1613)[40] ”.
M. Dühring accepte de confiance et peut en conséquence considérer le Breve Trattato de Serra “ comme une sorte d'épigraphe à l'entrée de la préhistoire moderne de l'économie ”. En effet, son étude du Breve Trattato se borne à cette “ minauderie littéraire ”. Malheureusement, les choses se sont passées autrement dans la réalité : en 1609, donc quatre ans avant le Breve Trattato, paraissait, de Thomas Mun, A Discourse of Trade, etc. Dès sa première édition, cette oeuvre a la signification spécifique d'être dirigée contre le système monétaire primitif, défendu encore comme pratique de l'État en Angleterre : elle représente donc la séparation consciente du système mercantile d'avec le système qui l'a enfanté. Sous sa première forme déjà, cette œuvre connut plusieurs éditions et exerça une influence directe sur la législation. Sous la forme de l'édition de 1664, complètement revue par l'auteur et parue seulement après sa mort : Englands Treasure, etc., elle est restée pour cent ans encore l'évangile mercantiliste. Si donc le mercantilisme a une oeuvre qui fasse époque “ comme une sorte d'épigraphe à l'entrée ”, c'est bien celle-là et voilà pourquoi elle n'existe absolument pas pour “ l'histoire si soucieuse de rapports hiérarchiques ” de M. Dühring[41]. Du fondateur de l'économie politique moderne, Petty, M. Dühring nous annonce qu'il.
“ possédait une bonne dose de pensée frivole [ainsi qu'un] manque de sensibilité pour les distinctions internes et un peu subtiles des concepts... [une] versatilité qui sait beaucoup de choses, mais passe d'un pied léger de l'une à l'autre sans jeter nulle part de racines un peu profondes... [Il] procède de façon encore très grossière en matière économique [et] aboutit à des naïvetés dont le contraste peut sans doute, à l'occasion, distraire le penseur sérieux ”.
Quelle condescendance, qu'on ne saurait trop apprécier, de la part du “ penseur sérieux ”, M. Dühring, quand il daigne accorder son attention à “ un Petty” ! Et quelle attention lui accorde-t-il ? Les thèses de Petty sur
“ le travail, et même sur le temps de travail comme mesure de valeur, dont on trouve chez lui des traces imparfaites”,
ne sont nulle part mentionnées ailleurs que dans cette phrase. Des traces imparfaites. Dans son Treatise on Taxes and Contributions, 1re édition, 1662, Petty donne une analyse parfaitement claire et exacte de la grandeur de valeur des marchandises. En l'illustrant d'abord à l'aide de l'équivalence des métaux précieux et du blé qui coûtent autant de travail, il dit le premier et le dernier mot “théorique” sur là valeur des métaux précieux. Mais il énonce aussi, d'une façon très nette et générale, que les valeurs des marchandises sont mesurées par le travail égal (equal labour). Il applique sa découverte à la solution de divers problèmes en partie très compliqués et, par endroits, à diverses occasions et dans divers écrits, même là où il ne répète pas la thèse principale, il en tire des conséquences importantes. Mais il dit aussi, dès sa première oeuvre :
“ J'affirme que ceci [l'estimation par l'égalité du travail] est le fondement de la balance et de l'estimation des valeurs; toutefois dans tout ce qui se bâtit là-dessus, dans l'application pratique qui en est faite, j'avoue qu'il y a beaucoup de diversité et de complexité[42] ”.
Petty a donc tout autant conscience de l'importance de sa découverte que de la difficulté qu'il y a à l'exploiter dans le détail. C'est pourquoi il cherche aussi une autre voie pour certaines fins de détail. Il faut notamment trouver un rapport naturel d'égalité (a natural Par) entre le sol et le travail, de sorte que l'on puisse exprimer à son gré la valeur “ dans chacun des deux et mieux encore, dans l'un et l'autre ”. Cette erreur même est géniale. Sur la théorie de la valeur de Petty, M. Dühring fait cette remarque pénétrante :
“ S'il avait lui-même pensé d'une façon plus pénétrante, il ne serait absolument pas possible de rencontrer ailleurs des traces d'une conception opposée que nous avons déjà rappelée précédemment ”;
c'est-à-dire : dont rien n'a été mentionné “ précédemment ”, réserve faite des “ traces ”... qui sont “imparfaites ”. On reconnaît la façon très caractéristique de M. Dühring de faire “ précédemment ” allusion à quelque chose à l'aide d'une phrase vide pour faire croire “ par la suite ” au lecteur qu'il a déjà été mis “précédemment” au courant de l'essentiel, sur lequel, en fait, ledit auteur glisse précédemment comme par la suite.
Nous trouvons chez Adam Smith non seulement des “traces” de “ conceptions opposées ” sur le concept de valeur, et non seulement deux, mais trois et, à tout prendre, même quatre points de vue carrément opposés sur la valeur, qui se juxtaposent et s'entrecroisent paisiblement. Mais ce qui paraît naturel chez le fondateur de l'économie politique, lequel nécessairement tâtonne, expérimente, lutte avec un chaos d'idées qui prend seulement forme, peut paraître étrange chez un auteur qui résume en les triant les recherches de plus d'un siècle et demi, après que leurs résultats sont déjà partiellement passés des livres dans la conscience commune. Et, pour descendre des grandes choses aux petites : comme nous l'avons vu, M. Dühring lui-même nous donne également à choisir cinq différentes sortes de valeurs et avec elles tout autant de conceptions opposées. Certes, “ s'il avait lui-même pensé d'une façon plus pénétrante ”, il n'aurait pas pris autant de peine pour rejeter ses lecteurs de la conception de la valeur selon Petty, qui est parfaitement claire, dans la confusion la plus extrême[43].
Avec son Quantulumcumque Concerning Money publié en 1682, dix ans après son Anatomy of Ireland (laquelle parut pour la première fois en 1672 et non en 1691 comme M. Dühring le copie dans les compilations scolaires les plus courantes)[44], Petty a donné un travail tout à fait achevé, d'un seul bloc. Les dernières traces de conception mercantiliste que l'on rencontre dans d'autres de ses oeuvres ont complètement disparu ici. C'est un petit chef-d'œuvre par le contenu et par la forme, et voilà précisément pourquoi son nom même ne figure pas chez M. Dühring. Il est tout à fait dans l'ordre qu'en face du chercheur le plus génial et le plus original qui se soit révélé en économie, la médiocrité d'un pédant tout gonflé de lui-même n'exprime que son déplaisir grondeur et ne puisse que se formaliser de voir les éclairs de génie théorique refuser de parader en rangs comme de parfaits “axiomes”, mais au contraire jaillir en ordre dispersé de l'étude approfondie de matériaux pratiques “grossiers”, par exemple l'impôt.
M. Dühring procède pour ce qui est de la formation par Petty de “ I'Arithmétique politique”, en termes vulgaires de la statistique, comme il a procédé avec ses travaux proprement économiques. On hausse les épaules avec hargne sur la singularité des méthodes appliquées par Petty ! En présence des méthodes burlesques que Lavoisier[45] lui-même appliquait encore cent ans plus tard dans ce domaine, en présence de la distance énorme qui sépare encore la statistique d'aujourd'hui du but que Petty lui avait magistralement assigné, cette prétention avantageuse à la supériorité, deux siècles après la fête, apparaît dans sa niaiserie toute nue.
Les idées les plus importantes de Petty, dont on ne remarque presque rien dans l' “ entreprise ” de M. Dühring, ne sont, d'après celui-ci, que des inspirations sans suite, des pensées fortuites, des déclarations de circonstance, auxquelles on ne prête que de notre temps, en les citant hors de leur contexte, une importance qu'elles ne possèdent pas en elles-mêmes; elles ne jouent donc aucun rôle dans l'histoire réelle de l'économie politique, mais seulement dans des livres modernes qui sont au-dessous du niveau de la critique radicale de M. Dühring et de sa “ manière de grand style d'écrire l'histoire ”. Dans son “ entreprise ”, il semble avoir envisagé un cercle de lecteurs animés de la foi du charbonnier, qui se gardent bien d'oser réclamer la preuve après l'affirmation. Nous allons y revenir immédiatement (à propos de Locke et de North), mais il nous faut d'abord, en passant, jeter un coup d'œil sur Boisguillebert et Law[46].
En ce qui concerne le premier, soulignons l'unique trouvaille propre à M. Dühring. Il a découvert une liaison ignorée jusqu'à lui entre Boisguillebert et Law. En effet, Boisguillebert prétend que dans les fonctions monétaires normales qu'ils accomplissent à l'intérieur de la circulation des marchandises, les métaux précieux pourraient être remplacés par de la monnaie de crédit (“ un morceau de papier ”)[47]. Law, par contre, imagine qu'un “ accroissement ” arbitraire de ces “ morceaux de papier ” augmenterait la richesse d'une nation. Il s'ensuit pour M. Dühring que la “ tournure de Boisguillebert recelait déjà en elle un nouveau tournant du mercantilisme”, en d'autres termes recelait déjà Law. Et cela est lumineusement démontré de la façon suivante :
“ il importait seulement d'assigner aux simples morceaux de papier le même rôle qu'auraient dû jouer les métaux précieux et, ainsi, se trouvait opérée immédiatement une métamorphose du mercantilisme ”.
On peut de la même manière opérer immédiatement la métamorphose de mon oncle en ma tante. Sans doute, M. Dühring ajoute pour arranger les choses : “ Toutefois, BoisguilIebert n'avait pas une telle intention.” Mais comment diable pouvait-il avoir l'intention de remplacer sa propre conception rationaliste du rôle monétaire des métaux précieux par la conception superstitieuse des mercantilistes, pour la raison que selon lui les métaux précieux peuvent être remplacés dans ce rôle par du papier ?
Pourtant, continue M. Dühring, avec son comique involontaire : “ on peut cependant avouer que notre auteur fait avec bonheur, çà et là, une remarque vraiment pertinente.” (Page 83)[48].
Quant à Law, M. Dühring ne fait avec bonheur que “ cette remarque vraiment pertinente ”.
“ On conçoit que Law n'ait jamais pu éliminer tout à fait lui non plus le fondement dernier (à savoir la base des métaux précieux), mais il a poussé à la dernière limite, c'est-à-dire jusqu'à l'effondrement du système, l'émission des billets (page 94) ”.
En réalité, si les papillons de papier, simples signes monétaires, devaient voleter dans le public, ce n'était pas pour “éliminer la base des métaux précieux”, c'était au contraire pour l'attirer des poches du public dans les caisses vides de l'État[49]. Pour en revenir à Petty et au rôle effacé que M. Dühring lui fait jouer dans l'histoire de l'économie, voyons d'abord ce que l'on nous dit des successeurs immédiats de Petty, Locke et North. La même année, en 1691, parurent les Considerations on Lowering of Interest and Raising of Money, de Locke et les Discourses upon Trade, de North[50].
“ Ce qu'il [Locke] a écrit de l'intérêt et de la monnaie ne sort pas du cadre des réflexions qui avaient cours sous le règne du mercantilisme à propos des événements de la vie de l'État (page 64) ”.
- Pour le lecteur de cet “ exposé ” il n'y aurait donc que des raisons lumineuses au fait que le Lowering of Interest de Locke a acquis une influence aussi considérable sur l'économie politique en France et en Italie dans la seconde moitié du XVIII° siècle, et cela en différentes directions.
“ Sur la liberté du taux de l'intérêt, beaucoup d'hommes d'affaires avaient pensé la même chose [que Locke] et elle aussi, l'évolution de la situation produisait le penchant à considérer comme inefficaces les entraves au taux de l'intérêt. En un temps où un Dudley North pouvait écrire ses Discourses upon Trade dans la direction du libre-échange, il devait déjà pour ainsi dire y avoir dans l'air pas mal de choses qui fissent apparaître l'opposition théorique contre les limitations de l'intérêt comme n'ayant rien d'inouï (page 64) ”.
Donc, Locke avait à repenser les pensées de tel ou tel “homme d'affaires ” contemporain, ou bien à attraper des choses qui, de son temps, étaient “ pour ainsi dire dans l'air”, pour faire de la théorie sur la liberté de l'intérêt sans rien dire d' “ inouï ” ! Mais, en fait, Petty opposait, dès 1662, dans son Treatise on Taxes and Contributions, l'intérêt en tant que rente de l'argent, que nous appelons usure (rent of money which we call usury), à la rente de la propriété foncière et bâtie (rent of land and houses); face au propriétaire foncier, qui, certes, ne voulait pas sévir par des mesures législatives contre la rente foncière, mais bien contre la rente de l'argent, il enseignait ce qu'il y a de vain et de stérile à faire des lois civiles positives contre la loi de nature (the vanity and fruitlessness of making civil positive law against the law of nature)[51]. C'est pourquoi, dans son Quantulumcumque Concerning Money (1682), il proclame la réglementation légale de l'intérêt aussi niaise qu'une réglementation de l'exportation des métaux précieux ou du cours du change. Dans le même ouvrage, il dit des choses définitives sur le Raising of money (par exemple, la tentative de donner à un demi-shilling le nom de un shilling en frappant dans une once d'argent le double de shillings).
Quant au dernier point, il est seulement copié, ou peu s'en faut, par Locke et North. Mais en ce qui concerne l'intérêt, Locke se rattache au parallèle de Petty, entre l'intérêt de l'argent et la rente foncière, tandis que North, allant plus loin, oppose l'intérêt en tant que rente du capital (rent of stock) à la rente foncière et les lords de la finance aux landlords. Mais tandis que Locke ne prend la liberté de l'intérêt réclamée par Petty qu'avec des réserves, North la prend de façon absolue.
M. Dühring se surpasse lui-même, lorsque, lui qui est un mercantiliste encore plus acharné au sens “ plus subtil ”, il se débarrasse des Discourses upon Trade de Dudley North[52] avec cette remarque qu'ils sont écrits “ dans la direction du libre-échange ”. C'est comme si l'on disait de Harvey qu'il a écrit “ dans la direction de la circulation du sang ”. L’œuvre de North, abstraction faite de ses autres mérites, est une discussion de la doctrine du libre-échange toute classique, écrite avec une logique que rien n'arrête, tant en ce qui concerne le commerce extérieur que le commerce intérieur, certes “quelque chose d'inouï” en 1691 !
Au reste, M. Dühring nous expose que North était un “ commerçant ”, de plus un mauvais garçon et que son oeuvre “ n'a pu avoir de succès ”. Il n'aurait plus manqué que cela qu'une oeuvre semblable ait eu du “ succès ” auprès de la canaille qui donnait le ton, au temps de la victoire définitive du système protectionniste en Angleterre ! Ce qui n'empêcha cependant pas son action théorique immédiate, que l'on peut retrouver dans toute une série d'ouvrages économiques parus en Angleterre immédiatement après, quelques-uns même avant la fin du XVII° siècle.
Locke et North nous ont démontré de quelle façon les premiers coups d'audace que Petty accomplit dans presque toutes les sphères de l'économie politique furent repris et développés un à un par ses successeurs anglais. Les traces de ce processus dans la période qui va de 1691 à 1752 s'imposent à l'observateur le plus superficiel par le simple fait déjà que toutes les œuvres économiques de quelque importance dans cette période ont comme point de départ positif ou négatif, Petty. C'est pourquoi cette période, pleine d'esprits originaux, est la plus importante pour l'étude de la genèse graduelle de l'économie politique. Elle est purement et simplement rayée de l'histoire par la “ manière de grand style d'écrire l'histoire ” qui impute à Marx comme un péché impardonnable d'avoir, dans Le Capital, fait tant de cas de Petty et des écrivains de cette période. De Locke, North, Boisguillebert et Law, elle passe tout de suite aux physiocrates et ensuite apparaît, à l'entrée du temple réel de l'économie politique, David Hume[53]. Avec la permission de M. Dühring, nous rétablirons l'ordre chronologique et nous replacerons donc Hume avant les physiocrates[54].
Les Essays économiques de Hume[55] ont paru en 1752. Dans les essais qui forment un tout : Of Money, Of the Balance of Trade, Of Commerce, Hume suit pas à pas, et souvent jusque dans de simples lubies, le livre de Jacob Vanderlint : Money answers all things, Londres, 1734. Si inconnu que ce Vanderlint soit resté pour M. Dühring, on en tient compte jusque dans les œuvres économiques anglaises de la fin du XVIII° siècle, c'est-à-dire de l'époque postérieure à Adam Smith.
De même que Vanderlint, Hume traite l'argent comme simple 5 n de valeur; il copie presque textuellement chez Vanderlint (et cela est important, car il aurait pu emprunter la théorie des signes de valeur à beaucoup d'autres livres), les raisons pour lesquelles la balance commerciale ne peut pas être continuellement défavorable ou favorable à un pays; il enseigne comme Vanderlint l'équilibre des balances, qui s'établit naturellement, selon les diverses positions économiques des différents pays; il prêche comme Vanderlint le libre-échange, mais avec un peu moins d'audace et de logique. Comme Vanderlint, mais avec moins de relief, il met en valeur les besoins comme moteurs de la production. Il suit Vanderlint dans l'influence sur les prix des marchandises qu'il attribue par erreur à la monnaie de crédit et à l'ensemble des valeurs d'État; il condamne avec Vanderlint la monnaie de crédit; comme Vanderlint, il fait dépendre les prix des marchandises du prix du travail, donc du salaire; il copie chez lui-même cette lubie que la thésaurisation maintient à un taux bas les prix des marchandises etc., etc.
Il y a longtemps que M. Dühring nous avait parlé à l'oreille avec un air sibyllin de la méprise que d'autres ont commise au sujet de la théorie de la monnaie chez Hume; il avait notamment fait des allusions menaçantes à Marx qui, par-dessus le marché, s'est permis sans autorisation d'indiquer les rapports secrets de Hume avec Vanderlint et avec un auteur que nous mentionnerons encore, J. Massie.
Voici ce qu'il en est de cette méprise. En ce qui concerne la théorie réelle de Hume sur l'argent, selon laquelle l'argent n'est que signe de valeur et par conséquent, toutes choses égales d'ailleurs, les prix des marchandises baissent en raison de l'accroissement de la quantité d'argent en circulation et montent en raison de sa diminution, M. Dühring ne peut, avec la meilleure volonté du monde, - et compte tenu de la manière lumineuse dont il a le secret - que répéter ce qu'ont dit par erreur ses prédécesseurs. Quant à Hume, après avoir présenté ladite théorie, il se fait à lui-même l'objection (Montesquieu, partant des mêmes prémisses, en avait déjà fait autant)[56] qu'il est toutefois “ certain ” que depuis la découverte des mines d'Amérique, “ l'industrie s'est accrue dans toutes les nations d'Europe, sauf chez les possesseurs de ces mines ”, et que cela “ est dû également, entre autres causes, à l'accroissement de l'or et de l'argent ”. Il explique ce phénomène en disant que “ bien que le prix élevé des marchandises soit une conséquence nécessaire de l'accroissement de l'or et de l'argent, il ne suit cependant pas immédiatement cet accroissement, mais qu'un certain temps est nécessaire pour que l'argent circule dans tout l'État et fasse sentir ses effets sur toutes les couches de la population ”. Dans cette période intermédiaire, il a une action bienfaisante sur l'industrie et le commerce. A la fin de cet exposé, Hume nous en dit aussi les raisons, bien que d'une façon beaucoup plus étroite que beaucoup de ses prédécesseurs et contemporains :
“ Il est facile de suivre l'argent dans sa progression à travers toute la communauté, et nous trouverons alors qu'il doit aiguillonner le zèle de chacun avant de faire monter le prix du travail[57] ”.
En d'autres termes, Hume décrit ici l'effet d'une révolution dans la valeur des métaux précieux, exactement d'une dépréciation, ou, ce qui revient au même, d'une révolution dans la mesure de valeur des métaux précieux. Il en tire la conclusion exacte que dans la péréquation des prix des marchandises, qui ne se fait que peu à peu, cette dépréciation ne “fait monter le prix du travail”, c'est-à-dire le salaire, qu'en dernière instance; qu'elle augmente donc le profit des marchands et des industriels aux dépens des ouvriers (ce qu'il trouve cependant tout à fait dans l'ordre) et qu'ainsi “ elle aiguillonne le zèle ”. Mais la question scientifique véritable : est-ce qu'une importation accrue des métaux précieux avec maintien de leur propre valeur agit sur les prix des marchandises et comment agit-elle ? - cette question n'est même pas posée par Hume, qui confond n'importe quel “ accroissement des métaux précieux” avec leur dépréciation. Hume fait donc très exactement ce que Marx lui attribue (Contribution à la critique, page 141). Nous reviendrons en passant sur ce point, mais occupons-nous auparavant de l'essai de Hume sur “ l'Intérêt ”.
Expressément dirigée contre Locke, la démonstration de Hume selon laquelle l'intérêt n'est pas réglé par la masse de l'argent existant, mais par le taux du profit, et ses autres éclaircissements sur les causes qui déterminent le niveau élevé ou bas du taux de l'intérêt, - tout cela se trouve d'une façon plus exacte et moins spirituelle dans un ouvrage paru en 1750, deux ans avant l'Essay de Hume : An Essay on the Governing Causes of the Natural Rate of Interest wherein the sentiments of Sir W. Petty and Mr. Locke, on that head, are considered. Son auteur est J. Massie, un auteur à bien des égards remuant et très lu, ainsi qu'on peut s'en rendre compte d'après la bibliographie anglaise de ce temps. L'explication du taux de l'intérêt donnée par Adam Smith est plus près de Massie que de Hume. L'un et l'autre, Massie et Hume, ne savent et ne disent rien de la nature du “profit”, qui joue un rôle chez l'un et l'autre[58].
“ D'une manière générale, pontifie M. Dühring, on a procédé le plus souvent avec beaucoup de partialité dans l'appréciation portée sur Hume et on lui a prêté des idées qu'il n'avait absolument pas ”.
Et M. Dühring nous donne lui-même plus d'un exemple frappant de ce “ procédé ”[59]. Ainsi, par exemple, l'Essay de Hume sur l'intérêt commence par ces mots :
“ Rien ne passe pour un signe plus sûr de l'état de prospérité d'un peuple que la modicité du taux de l'intérêt et à bon droit, bien que je croie que la cause en est tout autre que celle que l'on admet communément ”.[60]
Donc, dès la première phrase, Hume cite l'opinion que la modicité du taux de l'intérêt est le signe le plus sûr de la situation prospère d'un peuple, comme un lieu commun devenu déjà banal de son temps. Et en effet, cette “ idée ” avait eu depuis Child cent bonnes années pour courir les rues, Par contre :
“ Dans les opinions [de Hume] sur le taux de l'intérêt, il faut essentiellement souligner l'idée que celui-ci est le vrai baromètre de la situation [laquelle ?] et que sa modicité est un signe presque infaillible de la prospérité d'un peuple (page 130). ”
Quel est le “ on ” partial et prévenu qui parle ainsi ? Personne d'autre que M. Dühring[61].
Ce qui d'ailleurs provoque un étonnement naïf de notre historien critique, c'est que Hume, à propos de certaines idées heureuses, “ ne s'en fait même pas passer pour l'auteur ”. Voilà qui ne serait pas arrivé à M. Dühring.
Nous avons vu comment Hume confond tout accroissement du métal précieux avec cet accroissement qui est accompagné d'une dépréciation, d'une révolution dans sa propre valeur, donc dans la mesure de valeur des marchandises. Cette confusion était inévitable chez Hume, parce qu'il n'avait pas la moindre compréhension de la fonction des métaux précieux comme mesure de valeur. Il ne pouvait pas l'avoir parce qu'il ne savait absolument rien de la valeur elle-même. Le mot lui-même n'apparaît peut-être qu'une fois dans ses traités, et cela dans le passage où il défigure l'erreur de Locke selon laquelle les métaux précieux n'ont “qu'une valeur imaginaire”, en disant “qu'ils ont essentiellement une valeur fictive[62] ”.
Ici, il est bien au-dessous non seulement de Petty, mais aussi de beaucoup de ses contemporains anglais. Il fait preuve du même “ retard ” lorsqu'il continue à célébrer, à la vieille mode, le “ négociant ” comme le premier moteur de la production, stade que Petty avait déjà dépassé depuis longtemps. En ce qui concerne l'assurance, donnée par M. Dühring, selon laquelle Hume se serait, dans ses traités, occupé des “ rapports économiques principaux ”, il suffira de comparer l'ouvrage de Cantillon[63] cité par Adam Smith (ouvrage paru comme les traités de Hume en 1752, mais bien des années après la mort de l'auteur) pour s'étonner de l'étroit horizon des travaux économiques de Hume. Hume, comme on l'a dit, reste respectable malgré le brevet que lui décerne M. Dühring, même dans le domaine de l'économie politique, mais il est ici rien moins qu'un chercheur original, tant s'en faut qu'il fasse époque. L'action de ses traités économiques sur les cercles cultivés de son temps ne venait pas seulement de la distinction de l'exposé, mais bien plus encore du fait qu'ils étaient une apothéose progressiste et optimiste de l'industrie et du commerce alors en train de s'épanouir, autrement dit de la société capitaliste qui tendait alors en Angleterre à s'élever rapidement : elle ne pouvait donc qu'y “ applaudir ”. Une simple indication suffira. Tout le monde sait avec quelle passion, précisément à l'époque de Fiume, le système des impôts indirects, exploité méthodiquement par le trop fameux Robert Walpole pour dégrever les propriétaires fonciers et les riches en général, fut combattu par la masse du peuple anglais. Dans son Essai sur les impôts (Of Taxes), où Hume polémique, sans le nommer, contre son répondant Vanderlint qu'il a toujours présent à l'esprit et qui est l'adversaire le plus violent des impôts indirects et le promoteur le plus décidé de l'impôt foncier, on peut lire :
“ Il faut qu'ils [les impôts de consommation] soient, en fait, des impôts très lourds et répartis de façon très irrationnelle pour que l'ouvrier ne soit pas en état de les payer en augmentant de zèle et d'esprit d'économie sans augmenter le prix de son travail[64]”.
On croit entendre ici Robert Walpole en personne, surtout si on ajoute le passage de l'Essai sur le crédit public où, à propos de la difficulté de lever les impôts sur les créanciers de l'État, il est dit :
“ La diminution de leur revenu ne saurait être camouflée sous l'apparence d'un simple article des octrois ou des douanes[65] ”.
Comme on pouvait s'en douter de la part d'un ]Écossais, l'admiration de Hume pour le profit bourgeois n'est nullement platonique. Pauvre diable -par extraction, il parvint à un revenu annuel de 1 000 bonnes livres, ce que M. Dühring, puisqu'il ne s'agit pas d'un Petty, exprime finement de la façon suivante :
“ Grâce à une bonne économie privée, il était parvenu sur la base de moyens très restreints à n'être contraint d'écrire au gré de personne ”.
Lorsque M. Dühring dit en outre :
“ Il n'avait jamais fait la moindre concession à l'influence des partis, des princes ou des Universités ”,
il faut certes avouer qu'autant qu'on sache, Hume n'a jamais fait des affaires littéraires en société avec un “ Wagener ”[66], mais on sait du moins qu'il était un infatigable partisan de l'oligarchie whig, qu'il vénérait “ l'Église et l'État ” et qu'en récompense de ce mérite, il reçut d'abord le poste de secrétaire d'ambassade à Paris et plus tard, le poste incomparablement plus important et plus lucratif de sous-secrétaire d'État.
“ Au point de vue politique, Hume a été et est resté toujours d'opinion conservatrice et strictement monarchiste. C'est pourquoi il n'a pas été accusé aussi durement d'hérésie que Gibbon, par les partisans de l'Église existante ”, dit le vieux Schlosser[67].
“ Cet égoïste de Hume, ce tripatouilleur de l'histoire ” accuse les moines anglais de vivre grassement de l'aumône, sans femme ni enfant, “ mais lui-même n'a jamais eu de famille ni de femme, et c'était un grand gaillard bien gras, gorgé des deniers publics sans les avoir jamais mérités par quelque service rendu à l'État ”, dit ce grossier plébéien de Cobbett[68]. “ Dans la conduite pratique de la vie, Hume anticipe beaucoup dans des directions essentielles sur un Kant ”, dit M. Dühring. Mais pourquoi attribue-t-on à Hume dans l'Histoire critique une position aussi exagérée ? Tout simplement parce que ce “penseur sérieux et subtil” a l'honneur d'être le Dühring du XVIll° siècle. Si un Hume sert à prouver que “ la création d'une branche entière de la science [l'économie] a été un acte de la philosophie éclairée”, son rôle de précurseur fournit la meilleure garantie que cette branche entière de la science trouvera sa conclusion pour notre temps dans l'homme phénoménal qui a transformé la philosophie simplement “éclairée” en philosophie du réel absolument lumineuse et chez qui, tout à fait comme chez Hume, - ce qui
“ sur le sol allemand est jusqu'ici sans précédent..., - le culte de la philosophie au sens étroit se trouve allié avec des efforts scientifiques en matière d'économie ”.
Voilà pourquoi nous trouvons Hume, - certes respectable en tant qu'économiste, - gonflé jusqu'à devenir une étoile économique de première grandeur, dont l'importance n'a pu être méconnue dans le passé que par cette jalousie qui fait également le silence avec tant d'opiniâtreté sur les performances “ décisives pour l'époque ” de M. Dühring[69]. Comme on le sait, l'école physiocratique nous a laissé, avec le Tableau économique de Quesnay, une énigme sur laquelle jusqu'ici les critiques et les historiens de l'économie se sont, en vain, cassé les dents. Ce tableau, qui devait mettre en évidence la conception physiocratique de la production et de la circulation de l'ensemble de la richesse d'un pays, est resté suffisamment obscur pour les économistes qui ont suivi. Ici aussi, M. Dühring va éclairer définitivement notre lanterne. Ce que
“ cette image économique des rapports de production et de répartition doit signifier chez Quesnay lui-même ”,
dit-il, ne peut être expliqué que si
“auparavant on a étudié exactement les idées directrices qui lui sont propres ”.
Et cela d'autant plus que ces idées n'auraient jusqu'ici été présentées qu'avec une “ imprécision hésitante ” et que, même chez Adam Smith, on n'en “ peut reconnaître les traits essentiels ”. M. Dühring va mettre fin une fois pour toutes à ces “ comptes rendus faciles ” qui sont de tradition. Et le voilà qui fait la leçon à son lecteur pendant cinq grandes pages, cinq pages dans lesquelles toutes sortes de tournures grandiloquentes, des répétitions continuelles et un désordre calculé doivent cacher ce fait fatal que M. Dühring en sait à peine, sur les “idées directrices ” de Quesnay, autant qu'on peut trouver dans les “compilations scolaires les plus courantes”, contre lesquelles il ne cesse de mettre en garde, N'est-ce pas un “ des côtés les plus scabreux” de cette introduction que de voir le Tableau, que l'on ne connaît encore que de nom, à peine reniflé en passant, après quoi on se perd dans toutes sortes de “ réflexions ” comme, par exemple, “ la distinction entre la mise en oeuvre et le résultat”. Si “ on ne peut certes trouver cette distinction sous une forme définitive dans l'idée de Quesnay”, M. Dühring nous en donnera, par contre, un exemple fulgurant dès que, de sa “mise en œuvre ” en forme de longue introduction, il passera à son “résultat” curieusement court d'haleine : l'explication du Tableau même. Donnons donc tout, mais tout mot à mot, ce que M. Dühring trouve bon de dire sur le Tableau de Quesnay. Dans la “ mise en œuvre ”, M. Dühring dit :
“ Il lui [à Quesnay] paraissait évident que l'on devait concevoir et traiter le revenu [M. Dühring venait juste de parler du produit net] comme une valeur en argent... Il rattachait aussitôt ses réflexions [ !] aux valeurs en argent qu'il supposait comme résultats de la vente de tous les produits agricoles lors de leur passage hors de la première main. C'est de cette façon [!] qu'il opère dans les colonnes de son tableau avec quelques milliards”
(c'est-à-dire des valeurs en argent). Ainsi, nous avons appris trois fois que dans le Tableau, Quesnay opère avec les “valeurs en argent” des “produits agricoles”, y compris celles du “produit net ” ou “ rapport net”. On peut lire plus loin :
“ Si Quesnay avait pris le chemin d'une façon de voir réellement naturelle et s'il s'était affranchi non seulement de la considération des métaux précieux et de la quantité d'argent, mais aussi de celle des valeurs en argent... Mais ainsi il ne calcule qu'avec des sommes de valeurs et il s'est représenté [ !] a priori le produit net comme une valeur en argent”.
Donc, pour la quatrième et la cinquième fois : dans le Tableau, il n'y a que des valeurs en argent !
“ Il [Quesnay] a obtenu celui-ci [le produit net] en retranchant les dépenses et essentiellement [voilà un compte rendu qui n'est pas traditionnel, mais d'autant plus facile] en pensant [ !] à cette valeur qui revient au propriétaire foncier comme rente ”.
Nous n'avons toujours pas avancé d'un pas; mais maintenant cela va venir :
“ D'autre part, le produit net passe maintenant aussi [ce maintenant aussi est une perle] ! comme objet naturel dans la circulation et, de cette manière, il devient un élément qui sert à entretenir... la classe désignée comme stérile. Ici, on peut aussitôt [ !] remarquer la confusion qui naît du fait que dans un cas c'est la valeur en argent, dans l'autre la chose elle-même qui détermine le cheminement de la pensée ”.
En général, semble-t-il, toute circulation de marchandise souffre de cette “ confusion ” que les marchandises y entrent simultanément comme “ objet naturel ” et comme “ valeur en argent ”. Mais nous tournons toujours en rond autour des “ valeurs en argent ”, puisque “Quesnay veut éviter une double évaluation du revenu économique ”.
Que M. Dühring nous excuse : en bas, dans l' “ analyse ” du Tableau de Quesnay[70], figurent les diverses sortes de produits comme “ objets naturels ” et, plus haut, dans le Tableau lui-même, leur valeur en argent. Plus tard, Quesnay a même fait inscrire par son assistant, l'abbé Baudeau[71], les objets naturels eux-mêmes directement dans le tableau à côté de leurs valeurs en argent[72].
Après tant de “ mise en œuvre ” enfin le “ résultat ”. Écoutez, braves gens :
“ Pourtant l'inconséquence [par rapport au rôle attribué par Quesnay aux propriétaires fonciers) apparaît immédiatement, dès que l'on demande ce qu'il advient, dans la circulation économique, du produit net approprié comme rente. Seuls une confusion et un arbitraire poussés jusqu'au mysticisme expliquent les idées des physiocrates et le Tableau économique ”.
Tout est bien qui finit bien. M. Dühring ne sait donc pas “ ce qu'il advient dans la circulation économique (que présente le Tableau) du produit net approprié comme rente ”.
Le Tableau est pour lui la “quadrature du cercle”. Il avoue ne pas comprendre l'a, b, c, de la physiocratie. Après avoir tourné autour du pot, moulu du vent, bondi de droite et de gauche, après s'être lancé dans des arlequinades, des épisodes, des diversions, des répétitions et des tours de cartes étourdissants, après tout ce manège qui n'avait pas d'autre but que de nous préparer à la formidable révélation “ du sens du Tableau chez Quesnay lui-même ” - en conclusion de tout cela, M. Dühring avoue honteusement qu'il n'en sait rien lui-même.
Une fois secoué ce douloureux secret, noir souci qui, comme le dit Horace, chevauchait en croupe derrière lui par le pays des physiocrates, notre “ penseur sérieux et subtil ” embouche à nouveau allégrement la trompette : “ Les lignes que Quesnay trace en tous sens (il y en a six en tout et pour tout !) dans son Tableau, d'ailleurs assez simple [ !], et qui doivent représenter la circulation du produit net ”, poussent à se demander si “ dans ces étranges combinaisons de colonnes ”, il ne s'est pas glissé du merveilleux mathématique et elles rappellent que Quesnay s'était occupé de la quadrature du cercle, etc. Comme ces lignes, malgré toute leur simplicité, restent de son propre aveu incompréhensibles à M. Dühring, il est obligé, à sa manière habituelle, de les diffamer, après quoi il peut donner sans crainte le coup de grâce au fâcheux Tableau : “ En considérant le produit net sous cet aspect des plus scabreux”, etc. L'aveu forcé qu'il ne comprend rien au Tableau économique, rien au “ rôle ” joué par le produit net qui y figure - voilà ce que M. Dühring “ appelle l'aspect des plus scabreux du produit net ” ! Quel humour macabre[73] !
Mais, afin que nos lecteurs ne restent pas dans la même cruelle incertitude au sujet du Tableau de Quesnay, comme c'est nécessairement le cas de ceux qui puisent, de “ première main ”, leur sagesse économique chez M. Dühring, voici, en bref, quelques indications[74].
On sait que chez les physiocrates, la société se divise en trois classes : 1. La classe productive, c'est-à-dire celle dont l'activité dans l'agriculture est réelle, les fermiers et les ouvriers agricoles; on les appelle productifs parce que leur travail laisse un excédent : la rente; 2. La classe qui s'approprie cet excédent et comprend les propriétaires fonciers avec leur domesticité; le prince avec, d'une manière générale, les fonctionnaires payés par l'État; et, en fin de compte, l'Église en sa qualité particulière de corps s'appropriant la dîme. Pour abréger, nous désignerons dans la suite la première classe simplement comme “ fermiers ”, la deuxième comme “ propriétaires fonciers ”; 3. La classe industrielle ou stérile, - stérile parce que, selon l'opinion des physiocrates, elle n'ajoute aux matières premières à elle fournies par la classe productive que juste autant de valeur qu'elle en consomme sous la forme des moyens de subsistance à elle fournis par la même classe. Dès lors, le Tableau de Quesnay doit illustrer la façon dont l'ensemble du produit annuel d'un pays (en fait, la France) circule entre ces trois classes et sert à la reproduction annuelle,
La première hypothèse du Tableau est que le système du fermage, et avec lui la grande agriculture au sens du temps de Quesnay, soit universellement répandu, point pour lequel la Normandie, la Picardie, l'lle-de-France et quelques autres provinces françaises lui servent de modèle. Le fermier apparaît en conséquence comme le dirigeant réel de l'agriculture, il représente dans le Tableau toute la classe productive (pratiquant l'agriculture) et il paye au propriétaire foncier une rente en argent. L'ensemble des fermiers se voit attribuer une mise de fonds ou masse de 10 milliards de livres dont un cinquième, soit 2 milliards, de fonds de roulement à remplacer chaque année, estimation pour laquelle les fermes les mieux cultivées des provinces mentionnées ont été une fois encore déterminantes.
Autres hypothèses : 1. Que les prix soient constants et la reproduction simple, pour raison de simplicité; 2. Que toute circulation n'ayant lieu qu'à l'intérieur d'une classe particulière soit exclue et qu'on ne considère que la circulation de classe à classe; 3. Que tous les achats ou ventes qui ont lieu de classe à classe, au cours de l'année d'exploitation, soient rassemblés en un total unique. On se rappellera enfin qu'à l'époque de Quesnay, en France comme plus ou moins dans toute l'Europe, l'industrie domestique propre de la famille paysanne fournissait la partie de beaucoup la plus considérable de ses besoins autres que les besoins alimentaires et qu'en conséquence, on la suppose ici comme accessoire normal de l'agriculture.
Le point de départ du Tableau est la récolte dans son ensemble, le produit brut des fruits annuels du sol, qui figure en conséquence tout en haut, ou la “ reproduction totale” du pays, en l'espèce de la France. La grandeur de valeur de ce produit brut est estimée d'après les prix moyens des fruits du sol dans les nations commerçantes. Elle se monte à cinq milliards de livres, somme qui, d'après les estimations statistiques possibles à l'époque, exprime à peu près la valeur en argent du produit brut de l'agriculture en France. Telle est, très exactement, la raison pour laquelle Quesnay “ opère ” dans son Tableau “ avec quelques milliards ”, à savoir cinq, et non pas avec cinq livres tournois.
Le produit brut intégral, d'une valeur de cinq milliards, se trouve donc dans les mains de la classe productive, c'est-à-dire, en premier lieu, des fermiers qui l'ont produit en dépensant un fonds de roulement annuel de deux milliards correspondant à une mise de fonds de dix milliards. Les produits agricoles, denrées alimentaires, matières premières, etc., qui sont nécessaires au remplacement du fonds de roulement, donc aussi à l'entretien de toutes les personnes directement occupées dans l'agriculture, sont soustraits en nature de la récolte totale et dépensés pour la production agricole nouvelle. Étant donné, comme nous l'avons dit, qu'on suppose des prix constants et une reproduction simple à l'échelle une fois fixée, la valeur en argent de cette partie prélevée sur le produit brut est égale à deux milliards de livres. Cette partie n'entre donc pas dans la circulation générale. Car, ainsi qu'on l'a déjà remarqué, dans la mesure où elle se produit à l'intérieur des limites de chaque classe particulière, et non entre des classes différentes, la circulation est exclue du Tableau.
Après remplacement du fonds de roulement à l'aide du produit brut, il reste un excédent de trois milliards, dont deux en denrées alimentaires et un en matières premières. Mais la rente que les fermiers ont à payer aux propriétaires fonciers ne se monte qu'aux deux tiers, soit deux milliards. Pourquoi ces deux milliards figurent seuls sous la rubrique “ produit net ” ou “ revenu net ”, nous le verrons bientôt.
En dehors de la “ reproduction totale” de l'agriculture, pour une valeur de cinq milliards, dont trois entrent dans la circulation générale, il y a encore, avant le début du mouvement représenté dans le Tableau, tout le “ pécule ” de la nation, deux milliards d'argent liquide, entre les mains des fermiers. Voici ce qu'il en est.
Comme le point de départ du Tableau est la récolte dans son ensemble, il constitue également le point d'aboutissement d'une année économique, par exemple l'année 1758, après laquelle commence une nouvelle année économique. Pendant cette nouvelle année 1759, la partie du produit brut destinée à la circulation se répartit, grâce à une série de paiements, d'achats et de ventes isolés, entre les deux autres classes. Ces mouvements successifs, sporadiques et qui s'étendent sur toute une année, sont condensés toutefois, - comme il fallait que cela fût en tout cas pour le Tableau, - en quelques actes caractéristiques dont chacun embrasse d'un seul coup une année entière. Ainsi, à la fin de l'année 1758, l'argent que la classe des fermiers a payé pour l'année 1757 sous forme de rente aux Propriétaires fonciers, a reflué vers elle (le Tableau lui-même montrera comment cela se produit), et c'est ainsi que ces deux milliards peuvent être, en 1759, jetés à nouveau dans la circulation. Or, comme cette somme, ainsi que le remarque Quesnay, est bien plus grande qu'il n'est nécessaire pour la circulation totale du pays (la France) dans la réalité, où en effet les paiements se répètent continuellement par fractions, les deux milliards de livres qui se trouvent entre les mains des fermiers représentent la somme totale de l'argent circulant dans la nation.
La classe des propriétaires fonciers qui empochent la rente apparaît tout d'abord, comme c'est encore éventuellement le cas aujourd'hui, dans le rôle de partie prenante à des paiements. D'après l'hypothèse de Quesnay, les propriétaires fonciers proprement dits ne touchent que 4/7 de la rente de deux milliards, 2/7 vont au gouvernement et 1/7 aux décimateurs. Du temps de Quesnay, l'Église était le plus grand propriétaire foncier de France et touchait en outre la dîme de tout le reste de la propriété foncière.
Le capital d'exploitation (avances annuelles) dépensé pendant une année entière par la classe “stérile” consiste en matières premières d'une valeur d'un milliard, en matières premières seulement, puisque les outils, les machines, etc., comptent parmi les produits de cette classe elle-même. Quant aux rôles multiples que jouent ces produits dans la pratique des industries de cette classe, ils ne concernent pas plus le Tableau que la circulation de marchandises et d'argent qui se produit exclusivement à l'intérieur des limites de la classe. Le salaire du travail grâce auquel la classe stérile transforme les matières premières en marchandises manufacturées est égal à la valeur des moyens d'existence qu'elle reçoit en partie directement de la classe productive, en partie indirectement par l'intermédiaire des propriétaires fonciers. Bien qu'elle se décompose elle-même en capitalistes et en salariés, elle est, d'après la conception fondamentale de Quesnay, dans son ensemble de classe, à la solde de la classe productive et des propriétaires fonciers. L'ensemble de la production industrielle et par suite aussi l'ensemble de sa circulation qui se répartit sur l'année suivant la récolte, sont également synthétisés en un total unique. C'est pourquoi on a supposé qu'au début du mouvement représenté dans le Tableau, la production marchande annuelle de la classe stérile se trouve tout entière entre ses mains, donc que tout son fonds de roulement, ou matières premières d'une valeur d'un milliard, a été transformé en marchandises d'une valeur de deux milliards, dont la moitié représente le prix des moyens d'existence consommés pendant cette transformation. Ici, l'on pourrait faire une objection : mais la classe stérile consomme pourtant aussi des produits industriels pour ses propres besoins domestiques; où figurent-ils donc, si l'ensemble de son propre produit passe aux autres classes par la circulation ? Sur ce point, on nous répond : non seulement la classe stérile consomme elle-même une partie de ses propres marchandises, mais en outre, elle cherche encore à en conserver le plus possible. Elle vend donc ses marchandises jetées dans la circulation au-dessus de leur valeur réelle, et il faut qu'elle le fasse, puisque nous estimons ces marchandises comme valeur totale de sa production. Mais pourtant cela ne change rien aux constatations du Tableau, puisque les deux autres classes ne reçoivent les denrées manufacturées qu'à concurrence de la valeur de leur production totale.
Nous connaissons donc maintenant la position économique des trois classes diverses au début du mouvement que représente le Tableau.
La classe productive, après remplacement en nature de son capital d'exploitation, dispose encore de trois milliards de produit agricole brut et de deux milliards d'argent. La classe des propriétaires fonciers ne figure d'abord qu'avec son droit à une rente de deux milliards sur la classe productive. La classe stérile dispose de deux milliards de denrées manufacturées. Une circulation qui n'intéresse que deux de ces trois classes s'appelle chez les physiocrates une circulation imparfaite, une circulation qui intéresse les trois classes s'appelle une circulation parfaite.
Passons maintenant au Tableau économique lui-même.
Première circulation (circulation imparfaite) : les fermiers paient aux propriétaires fonciers, sans contrepartie, la rente qui leur revient soit deux milliards d'argent. Avec l'un de ces milliards, les propriétaires fonciers achètent des moyens d'existence aux fermiers, vers lesquels reflue ainsi une moitié de l'argent dépensé pour payer la rente.
Dans son Analyse du Tableau économique, Quesnay ne parle pas plus longuement de l'État, qui touche deux septièmes, et de l'Église, qui touche un septième de la rente foncière, car leurs rôles sociaux sont universellement connus. En ce qui concerne les propriétaires fonciers proprement dits, il dit que leurs dépenses, dans lesquelles figurent aussi celles de tous les gens à leur service, sont, au moins pour la partie la plus grande et de beaucoup, des dépenses stériles, à l'exception de cette part minime qui est employée “ pour la conservation et l'amélioration de leurs biens et pour en accroître la culture ”. Mais d'après “ le droit naturel”, leur fonction propre est précisément d'être chargés “ des soins de la régie et des dépenses pour les réparations de leur patrimoine ”[75], ou encore, comme on l'expose par la suite, elle consiste dans les avances foncières, c'est-à-dire dans les dépenses qu'ils font pour préparer le sol et pourvoir les fermes de tous les accessoires qui permettent au fermier de consacrer exclusivement la totalité de son capital à l'entreprise de culture effective.
Deuxième circulation (circulation parfaite) : Avec le deuxième milliard d'argent qui se trouve encore entre leurs mains, les propriétaires fonciers achètent des denrées manufacturées à la classe stérile, et celle-ci, avec l'argent ainsi perçu, achète aux fermiers des moyens d'existence pour un montant égal.
Troisième circulation (circulation imparfaite). Avec un milliard d'argent, les fermiers achètent à la classe stérile pour un montant égal de denrées manufacturées; une grande partie de ces marchandises consiste en outils agricoles et autres moyens de production nécessaires à la culture. La classe stérile renvoie le même argent aux fermiers en achetant avec un milliard des matières premières pour le remplacement de son propre capital d'exploitation. Ainsi les deux milliards d'argent que les fermiers ont dépensés pour le paiement de la rente leur sont revenus et le mouvement est terminé. Et ainsi est résolue la grande énigme, la question de savoir “ ce qu'il advient donc du produit net approprié sous forme de rente ” dans la circulation économique.
Nous avions plus haut, au début du processus, un excédent de trois milliards entre les mains de la classe productive. Deux seulement ont été payés comme produit net aux propriétaires fonciers sous forme de rente. Le troisième milliard de l'excédent constitue l'intérêt de la mise de fonds totale des fermiers, soit, pour dix milliards, dix pour cent. Ils ne tirent pas cet intérêt, - notez-le bien, - de la circulation; il se trouve en nature entre leurs mains, et ils ne font que le réaliser par la circulation en le convertissant grâce à elle en denrées manufacturées de valeur égale.
Sans cet intérêt, le fermier, agent principal de l'agriculture, n'avancerait pas à cette dernière la mise de fonds. De ce point de vue déjà, l'appropriation par le fermier de la partie de l'excédent de revenu agricole représentant l'intérêt est, d'après les physiocrates, une condition de la reproduction tout aussi nécessaire que la classe des fermiers elle-même et par suite cet élément ne peut pas compter dans la catégorie du “ produit net ” ou “ revenu net ” national; car ce dernier est caractérisé précisément par le fait qu'il peut être consommé sans égard aux besoins immédiats de la reproduction nationale. Mais d'après Quesnay, ce fonds d'un milliard sert pour la majeure partie aux réparations et aux renouvellements partiels de la mise de fonds qui deviennent nécessaires en cours d'année; il sert en outre de fonds de réserve contre les accidents; il sert enfin, où c'est possible, à l'enrichissement de la mise de fonds et du capital d'exploitation ainsi qu'à l'amélioration du sol et à l'extension de la culture.
Tout le processus est, certes, “ assez simple ”. Ont été jetés dans la circulation : par les fermiers, deux milliards d'argent pour le paiement de la rente et trois milliards de produits, dont deux tiers de moyens d'existence et un tiers de matières premières; par la classe stérile, pour deux milliards de denrées manufacturées. Sur les moyens d'existence d'un montant de deux milliards, une moitié est consommée par les propriétaires fonciers et leur domesticité, l'autre par la classe stérile en paiement de son travail. Les matières premières, pour un milliard, remplacent le capital d'exploitation de cette même classe. Des denrées manufacturées en circulation qui ont un montant de deux milliards, une moitié revient aux propriétaires fonciers, l'autre aux fermiers, pour lesquels elle n'est qu'une forme métamorphosée de l'intérêt de leur mise de fonds, intérêt tiré en première main de la reproduction agricole. Quant à l'argent que le fermier a mis en circulation en payant la rente, il lui revient par la vente de ses produits et c'est ainsi que le même cycle peut être parcouru derechef dans l'année économique qui suit[76].
Que l'on admire maintenant la description “réellement critique” de M. Dühring, si infiniment supérieure au “compte rendu facile qui est de tradition ”. Après nous avoir représenté cinq fois de suite d'un air mystérieux combien il est délicat de voir Quesnay n'opérer dans le Tableau qu'avec des valeurs en argent, ce qui d'ailleurs s'est avéré faux, il en arrive, en fin de compte, à ce résultat que, dès qu'il demande “ ce qu'il advient dans la circulation économique du produit net approprié sous forme de rente”, il ne s'explique le Tableau économique “ que par une confusion et un arbitraire poussés jusqu'au mysticisme ”. Nous avons vu que le Tableau, cet exposé, aussi simple que génial pour son temps, du processus annuel de reproduction, tel qu'il se fait par l'intermédiaire de la circulation, dit d'une façon très exacte ce qu'il advient de ce produit net dans la circulation économique, et ainsi le “ mysticisme ”, la “ confusion et l'arbitraire ” restent, une fois de plus, uniquement à la charge de M. Dühring comme “ côté entre tous scabreux ” et seul “ produit net ” de ses études physiocratiques.
M. Dühring est tout aussi familier avec l'influence historique des physiocrates qu'il l'est avec leur théorie. “ Avec Turgot ”, nous enseigne-t-il, “ la physiocratie avait trouvé son couronnement pratique et théorique, en France ”. Mais que Mirabeau ait été essentiellement physiocrate dans ses conceptions économiques, qu'il ait été la première autorité en économie à l'Assemblée constituante de 1789, que dans ses réformes économiques, cette assemblée ait fait passer une grande partie des thèses physiocratiques de la théorie dans la pratique, et, notamment, qu'elle ait mis un fort impôt sur le produit net approprié “ sans contrepartie ” par la propriété foncière, c'est-à-dire sur la rente foncière, tout cela n'existe pas pour “ un ” Dühring.
De même qu'une longue rature sur la période de 1691 à 1752 a supprimé tous les prédécesseurs de Hume, de même une autre rature biffe, dans l'intervalle de Hume à Adam Smith, sir James Steuart. De toute son oeuvre grandiose qui, abstraction faite de son importance historique, a enrichi durablement le domaine de l'économie politique[77], il n'y a pas une syllabe dans l' “ entreprise ” de M. Dühring. En revanche, il adresse à Steuart la plus grosse injure qui figure dans son lexique en disant qu'il a été “ un professeur ” du temps d'A. Smith. Malheureusement, cette diffamation est pure invention. Steuart était, en fait, un grand propriétaire foncier écossais qui, banni de Grande-Bretagne pour avoir soi-disant pris part à la conjuration des Stuart, mit à profit son séjour prolongé et ses voyages sur le continent pour se familiariser avec la situation économique de divers pays[78].
Bref, selon l’Histoire critique, tous les économistes du passé n'ont eu que cette valeur : ou bien donner des “ rudiments ” aux assises plus profondes et “ décisives ” de M. Dühring, ou bien lui fournir, par leur démérite, un repoussoir. Toutefois il y a, même en économie, quelques héros qui constituent non seulement les “ rudiments ” des “ assises plus profondes ”, mais les principes à partir desquels elles se sont, comme il est prescrit dans la philosophie de la nature, non pas “ développées ”, mais vraiment “ composées ”; notamment, cette “ célébrité incomparablement éminente ” de List qui, pour le plus grand bien des fabricants allemands, a enflé d'un verbe “ plus puissant ” les doctrines mercantilistes “ quelque peu subtiles ” d'un Ferrier et d'autres; puis Carey qui, dans la phrase suivante, met à nu le fond sincère de sa sagesse :
“ Le système de Ricardo est un système de discorde... Il aboutit à produire l'hostilité des classes... Son ouvrage est le manuel du démagogue qui aspire au pouvoir moyennant le partage des terres, la guerre et le pillage[79] ”.
Enfin c'est, pour la bonne bouche, l'esprit brouillon de la City de Londres, Mac Leod.[80]
En conclusion, les gens qui, dans le présent et dans le proche avenir, voudront étudier l'histoire de l'économie politique, continueront à s'entourer de garanties plus sûres en se familiarisant avec les “ délayages ”, les “ platitudes ” et les “ vagues brouets ” des “ compilations scolaires les plus courantes ” qu'en se fiant à la “ manière de grand style d'écrire l'histoire” propre à M. Dühring.
Que ressort-il donc, en fin de compte, de notre analyse du système d'économie politique “ créé en propre ” par M. Dühring ? Uniquement le fait qu'avec tous ces grands mots et ces promesses encore plus formidables, nous avons été dupés tout autant que dans la Philosophie. La théorie de la valeur, cette “ pierre de touche de la solidité des systèmes économiques ”, a abouti à ceci que M. Dühring entend par valeur cinq sortes de choses totalement différentes et en contradiction flagrante les unes avec les autres; que donc, au meilleur cas, il ne sait pas lui-même ce qu'il veut. Les “ lois naturelles de toute économie” annoncées avec tant de pompe se sont avérées platitudes de la pire espèce, connues de tout le monde et même pas toujours exactement comprises. La seule explication des faits économiques que le “ système créé en propre ” soit capable de nous donner, c'est qu'ils sont des résultats de la “violence”, formule qui sert, depuis des millénaires, au philistin de toutes les nations a se remettre de tous les ennuis qui lui arrivent et qui ne nous en apprend pas plus long qu'avant. Au lieu d'étudier cette violence dans son origine et ses effets, M. Dühring nous suggère de nous consoler, en toute gratitude, avec le simple mot de “violence” comme cause dernière et définitive explication de tous les phénomènes économiques. Contraint de donner d'autres éclaircissements sur l'exploitation capitaliste du travail, il la présente d'abord, en général, comme reposant sur le tribut et l'enchérissement, ce en quoi il s'approprie entièrement le “ prélèvement ” de Proudhon; et dans la suite, il l'explique, dans le particulier, à l'aide de la théorie marxiste du surtravail, du surproduit et de la plus-value. Il réussit donc le tour de force de réconcilier heureusement deux genres de conceptions totalement contradictoires, en les copiant l'une et l'autre tout d'une haleine. Et de même que dans la Philosophie, il n'avait pas assez de mots grossiers pour ce même Hegel qu'il exploite sans cesse en l'édulcorant, de même dans l'Histoire critique, la diffamation sans bornes de Marx ne sert qu'à masquer le fait que tout ce qu'on peut trouver dans le Cours de tant soit peu rationnel sur le capital et le travail n'est qu'un plagiat édulcoré de Marx. L'ignorance qui, dans le Cours, place à l'origine de l'histoire des peuples civilisés le “grand propriétaire foncier” sans connaître un traître mot de la propriété collective de la terre par les communautés de tribu et de village, dont procède en réalité toute l'histoire, cette ignorance à peu près inconcevable de nos jours est presque dépassée encore par celle qui, dans l'Histoire critique, se décerne sans modestie la palme de “l'ampleur universelle de l'horizon historique” et dont nous n'avons donné que quelques exemples à ne pas suivre. En un mot : d'abord, une colossale “ mise en œuvre” de la louange de soi-même, des coups de trompette charlatanesques, des promesses surenchérissant l'une sur l'autre; et puis, le “ résultat ” ... égal à zéro.
- ↑ Le Capital, livre I, tome I, p. 231, E. S., 1971.
- ↑ La seconde édition du Cursus der National- und Sozialökonomie de DÜHRING parut en 1876.
- ↑ W. WACHSMUTH : Hellenische Altertumskunde aus dem Gesichtspunkte des Staates, 2° partie, I° Section, Halle, 1829, p. 44. Wachsmuth a pour source ATHÉNÉE : Banquet des sophistes, liv. VI.
- ↑ Cf. G. HANSSEN : Die Gehöferschaften (Erbgenossenschaften) im Regierungsbezirk Trier, Berlin, 1863.
- ↑ Il s'agit des cinq milliards d'indemnité payés par la France à l'Allemagne à la suite de la guerre de 1870.
- ↑ C'est la bataille généralement connue sous le nom de bataille de Gravelotte.
- ↑ A l'état-major général prussien, on sait aussi cela très bien. “ Le fondement des choses militaires est, en première ligne, la forme de vie économique des peuples en général”, dit M. Max Jähns, capitaine à l'état-major général, clans une conférence scientifique. (Köln. Ztg., 20 avril 1876, page 3.) * (F. E.)
* La conférence de Max JÄHNS : “ Macchiavelli und der Gedanke der allgemeinen Wehrpflicht ”, fut publiée dans la Kölnische Zeitung des 18, 20, 22 et 25 avril 1876. - ↑ Le perfectionnement du dernier produit de la grande industrie pour la guerre navale, la torpille à propulsion automatique, semble destiné à réaliser cet effet : le plus petit torpilleur serait dans ces conditions supérieur au plus puissant cuirassé. (Qu'on se souvienne d'ailleurs que ce qui précède fut écrit en 1878.) * (F. E.)
* Cette parenthèse d'Engels fut ajoutée à la 3° édition en 1885. - ↑ Dühring qualifiait sa dialectique de “naturelle”, par opposition à la dialectique hégélienne, “ pour répudier expressément toute communauté avec les manifestations chaotiques de la partie dévoyée de la philosophie allemande ”.
- ↑ PLINE L'ANCIEN : Histoire naturelle, liv. XVIII, 35.
- ↑ Expression employée par Frédéric-Guillaume IV dans son adresse de félicitations à l'armée prussienne du 1er janvier 1849.
- ↑ David RICARDO : On the principles of national economy and taxation, 4° éd., Londres, 1821, p. 1.
- ↑ Le Capital, livre I, tome I, p. 59, E. S., 1971.
- ↑ Le Capital, livre I, tome I, p. 59, note, E. S., 1971.
- ↑ Une des revendications avancées par Lassalle. Voir sa critique par Marx dans Critique du programme de Gotha.
- ↑ Le Capital, livre I, tome I, p. 151, E. S., 1971.
- ↑ Ibid., p. 166.
- ↑ Le Capital, livre I, tome I, p. 170, E. S., 1971.
- ↑ Le Capital, livre I, tome I, p. 172, E. S., 1971.
- ↑ Ibid., p. 172.
- ↑ Le Capital, livre I, tome I, p. 231, E. S., 1971.
- ↑ Le Capital, livre I, tome I, p. 205 (note), E. S., 1971.
- ↑ Ibid., p. 217.
- ↑ Ibid., tome II, p. 196, E. S., 1969.
- ↑ Ibid., tome III, pp. 7-8, E. S., 1969.
- ↑ Et même pas. Rodbertus dit (Soziale Briefe, 2e lettre, p. 159) : “ La rente est d'après cette théorie [la sienne] tout revenu qui est perçu sans travail propre, uniquement en raison d'une possession ”. (F. E.)
- ↑ La Volkszeitung était un quotidien démocrate de Berlin, à propos duquel Engels emploie dans une lettre à Marx du 15 septembre 1860, les expressions “radotage ennuyeux et fadaises ergoteuses ”.
- ↑ Adam SMITH : An inquiry into the nature and causes of the wealth of nations, vol. 1, Londres, 1776, pp. 63-65.
- ↑ On sait que ce chapitre a été rédigé par Marx et qu'Engels n'a fait qu'en revoir la rédaction pour l'adapter aux diverses éditions de l'Anti-Dühring (Cf. 2e préface p. 39 et 3e préface p. 44). Or nous possédons le manuscrit original des “Notes marginales sur l'Histoire critique de l'économie politique”, tel qu'il a été composé par Marx lui-même. Ce manuscrit a été publié pour la première fois par l'Institut Marx-Engels-Lénine dans le volume édité à Moscou en 1935, à l'occasion du 40e anniversaire de la mort d'Engels. Ce texte coïncide exactement, sur la plupart des points, avec celui du présent chapitre. Aussi avons-nous renoncé à le donner intégralement et nous sommes-nous bornés à ajouter en notes les variantes principales des “ Notes marginales ”.
Il existe trois versions des “ Notes marginales ” : deux cahiers d'extraits qui sont les brouillons de Marx et une copie au propre qui est le texte transmis par Marx à Engels et qui a servi de base à la rédaction définitive du chapitre “ Sur l'Histoire critique ”. Nous ferons précéder chacune de nos notes de l'indication (NM) ou (M1), (M 2), selon que la variante citée sera empruntée soit aux “ Notes marginales ” elles-mêmes (NM) soit au premier (M1) ou au second (M2) des cahiers d'extraits. - ↑ C'est ici que commence le manuscrit de Marx qui porte le titre : L'ANTIQUITÉ GRECQUE.
- ↑ Dans M1 on trouve à la suite :
Mais Dühring nous donne aussitôt comme une sagesse de son cru “ que la constitution quelque peu sérieuse de la science daterait de Hume et d'Adam Smith ! ” (p. 15.) Nous verrons ce qu'il en est de cette découverte.
Injures de Dühring sur Kautz et Roscher. (p. 14.) C'est à dessein qu'il évite à cette occasion de mentionner l'existence de ROSHER : Contribution à l'histoire de l'économie politique anglaise; procédé qui a ses “bonnes raisons”, car il y a trouvé toutes sortes de notes fort utiles dans son ignorance.
(A cette occasion déjà, la “grandeur incomparablement éminente” de List, p. 16.)
Pour étudier l'antiquité (ses rapports économiques), il “ a besoin avant tout d'une théorie solide sur les relations et les lois qui ne se démentent en aucun temps ” (16). - ↑ Suit dans NM :
La thèse d'Aristote selon laquelle “ chaque [en grec dans le texte] a une double utilité ”, l'une qui lui est propre en tant que chose, comme p. ex. l'utilité du soulier pour servir à chausser, l'autre qui n'est pas propre à la chose en tant que telle, celle d'être échangeable, [en grec dans le texte] vois le passage lui-même car à cause du russe, je ne sais pas écrire le grec correctement, (Contribution à la critique, p. 3, nº 1.) - Cette thèse n'est pas seulement énoncée d'une façon très banale et scolaire” (p. 18), mais ceux qui y trouvent une “ distinction entre la valeur d'usage et la valeur d'échange ” s'adonnent en outre à “ la fantaisie ” d'oublier que, “ tout récemment ”, et “ seulement dans le cadre du système le plus avancé”, à savoir celui de M. Dühring lui-même, la valeur d'usage et la valeur d'échange sont devenues caduques. - ↑ ARISTOTE : De republica, liv. 1, chap. 9.
- ↑ PLATON : République, liv. Il.
- ↑ XENOPHON : Cyropédie, liv. VIII, chap. 2.
- ↑ Wilhelm. ROSCHER : Die Grundlagen der Nationalökonomie, 3º éd., Stuttgart et Augsbourg, 1858, p. 86.
- ↑ ARISTOTE : De republica, liv. I, chap. 8-10.
- ↑ ARISTOTE : Éthique à Nicomaque, liv. V, chap. 8.
- ↑ Friedrich LIST : Das nationale System der politischen Ökonomie, tome I, Stuttgart et Tübingen, 1841, pp. 451 et 456.
- ↑ Dans NM. le paragraphe suivant est précédé du passage :
II. LE MERCANTILISME. “Il n'y a donc, à rigoureusement parler, pas de système mercantile en tant que science... il faut donc réprouver sa mention dans la triade connue des systèmes (système mercantile, physiocratie et système industriel ” (27). D'autre part : “ Les [trois] systèmes... existent réellement et tout ce qu'il y a à empêcher, c'est que les virtuosités dans la façon de commenter ou de formuler les maximes pratiques telles que les a fournies le système mercantile... soient confondues en une seule unité homogène avec les constatations théoriques indépendantes... chez les physiocrates” (29) ! ? ! *
* Suit dans M1 :
Radotage prétentieux !
Qui donc, à part quelques mercantilistes larvés du XIX° siècle apparentés à M. Dühring, a jamais commis pareil délit ? Mais tous les prétendus systèmes, d'économie politique n'existent, au sens rigoureux, “absolument pas en tant que science ”.
Ils ont tous une valeur relative pour l'histoire de l'économie politique : en tant qu'expressions réellement théoriques du système, ou de tel ou tel chaînon dans le système de l'économie bourgeoise, de l'économie plus strictement capitaliste. Seul un métaphysicien de l'espèce de Dühring peut confondre ces divers moments “ en une seule unité homogène ”. - ↑ Suit dans NM :
III. - PRÉCÉDENTS ET INDICES D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE PLUS RATIONNELLE. PETTY.
Un des plus grands côtés “internes” (et “ extérieurement ” ce côté est très productif pour noircir du papier blanc) de la manière de grand style d'écrire l'histoire consiste en ceci que Dühring esquisse un portrait des divers économistes à l'aide de notes biographiques que tout le monde connaît, pour reconstruire ensuite, grâce à ce portrait, le caractère de leurs oeuvres. Ainsi, de la vie très diverse de Petty il résulte facilement “ une tournure d'esprit qui incluait une bonne dose de pensée frivole et ne connaissait en fait de sérieux véritable que le genre homme d'affaires du sérieux ” (54). (Il est difficile de voir comment en fait de sérieux véritable... on doit connaître le genre homme d'affaires du sérieux.) “ C'est dans le manque de sensibilité pour les distinctions internes et un peu subtiles des concepts... que se manifeste le côté le plus faible de la conception de Petty” (53). “Il y aura des gens qui auront du respect pour Petty parce qu'il a conduit ses propres affaires de telle façon qu'il disposait, en fin de compte, d'un revenu annuel de 1.500 £ st. ” (l. c.). En outre, Petty avait la “ virtuosité ” de copier “ d'une façon absolument frappante les différentes variétés du clergé anglais, etc.”. - ↑ William PETTY : A treatise of taxes and contribution..., Londres, 1662, pp. 24-25.
- ↑ Depuis “ Et pour descendre des grandes choses aux petites ... ” ce passage n'existe pas dans NM.
- ↑ Petty a écrit son Quantulumcumque... en 1682 et l'a publié à Londres en 1695. The political anatomy of Ireland a été écrit en 1672 et publié à Londres en 1691.
- ↑ Lavoisier a écrit des travaux économiques : De la richesse territoriale du Royaume de France (Paris, 1791), Essai de la population de la ville de Paris... et en collaboration avec le mathématicien Lagrange : Essai d'arithmétique politique... (Paris, 1791).
- ↑ Suit dans NM ce titre : BOISGUILLEBERT ET LAW.
- ↑ Pierre BOISGUILLEBERT : Dissertation sur la nature des richesses, de l'argent et des tributs..., chap. II, in : “ Économistes financiers du XVIII° siècle”, Paris, 1843, p. 397.
- ↑ Suit dans M1 :
On le voit : Dühring joue toujours au privatdozent vis-à-vis des auteurs anciens et il outrepasse encore ses fonctions en leur donnant des notes d'examen On peut dire de M. Dühring lui-même qu'il a déjà “ accompli la métamorphose moderne du mercantilisme ”, quoique nullement “ subtile ”. Il suppose, en effet, que même lorsque la production cesse de se mouvoir dans la forme de la production marchande l'argent continue à jouer son rôle.
De Boisguillebert, Dühring passe à Law.
Law : Adam Smith, livre II, chap. 2, traitant des banques écossaises (où à l'occasion il critique aussi Law), - on avait institué aussi, entre autres, des banques de crédit nationales, - fait la remarque suivante :
“ Pour rester logique avec son propre intérêt, une banque ne peut pas avancer à un négociant la totalité ou même la plus grande partie du capital circulant avec lequel il commerce; car, bien que ce capital lui revienne continuellement sous la forme d'argent et parte de lui sous la même forme, la totalité des rentrées est néanmoins trop éloignée de la totalité des sorties, et la somme des remboursements du commerçant n'égalerait pas la somme des avances de la banque à l'intérieur des délais modérés qui sont appropriés à la commodité d'une banque. Une banque aurait moins encore les moyens de lui avancer une partie considérable de son capital fixe, p. ex. du capital qu'utilise quelqu'un qui entreprend d'améliorer le sol... Les rentrées du capital fixe sont, dans presque tous les cas, beaucoup plus lentes que celles du capital circulant; et... elles reviennent très rarement à l'entrepreneur avant une période de longues années, période qui est beaucoup trop longue pour être appropriée à la commodité d'une banque.”
Dans sa critique de Law, M. Dühring remanie cela de la façon suivante : “ La base d'un système monétaire ne pourrait en effet... jamais se composer de valeurs de capital qui ne représentent une grosse somme que du fait qu'elles anticipent largement sur l'avenir et que matériellement, pour le présent, elles n'apparaissent qu'avec une infime fraction de productions naturelles. Dans le jeu des productions économiques qui s'engrènent, le temps et pour ainsi dire la cadence jouent le rôle essentiel. Mais la monnaie proprement dite est quelque chose qui doit servir à la circulation instantanée et à la balance de relations immédiatement données... Ces idées simples, bien qu'elles ne soient pas sises en surface, contiennent la critique de toute tentative de détacher le système monétaire de la base des métaux précieux. ” (p. 94.)
Premièrement l'affadissement présomptueux d'A. Smith, la traduction de ses idées précises en pure phraséologie, mais l'âne laisse voir ses oreilles à la fin du paragraphe. La raison pour laquelle le système monétaire ne peut pas être détaché “ de la base des métaux précieux” est bien ailleurs que dans cette idée “ non sise en surface”. “ Les utopistes qui veulent la marchandise, mais pas l'argent, qui veulent la production reposant sur l'échange privé sans les conditions nécessaires de cette production, sont donc logiques lorsqu'ils “ anéantissent ” l'argent non seulement sous sa forme palpable, mais sous la forme gazeuse d'élucubration, comme mesure des valeurs. Dans la mesure invisible des valeurs, l'argent sonnant et trébuchant est à l'affût. ” (Contribution à la critique de l'économie politique, p. 47). Mais même Le Capital n'a pas réussi à éclairer les idées de M. Dühring sur l'argent. - ↑ Suit dans NM ce titre :
DE NOUVEAU PETTY, DITO LOCKE ET NORTH ET TOUT CE QUI SE PASSE CHEZ DÜHRING ENTRE 1691 ET 1752. - ↑ Suit dans M1 :
Locke : De Petty, Dühring passe à Locke. Mais, à part un passage du Treaty concerning government de Locke faussement interprété, donc aussi faussement critiqué, et à part quelque verbiage sur ses conceptions mercantilistes (que, soit dit en passant, Barbon fustige dans son ouvrage contre Locke [16961), voici ce que nous apprenons sur l'ouvrage économique le plus important de Locke : Some considerations on the consequences of the lowering of interest and raising of money (1661). - ↑ W. PETTY : A treatise of taxes and contributions.... Londres, 1662, pp. 28-29.
- ↑ Dudley NORTH : Discourses upon trade.... Londres, 1691, p. 4.
- ↑ Dans NM, on trouve, à la suite, le passage qui, dans la rédaction définitive du chapitre, se trouve placé pp. 288, I. 41 à 289, 1. 10.
- ↑ Suit dans NM :
et non derrière eux, mais d'autre part, malgré l'interdiction très intéressée de M. Dühring, qui nous demande de ne pas léser “ la propriété distinctive” d'un auteur en donnant les sources de sa sagesse (Cf. p. 50) nous prendrons avec Hume cette liberté qui contrevient aux règlements de police *.
DAVID HUME.
* Suit dans M1 :
Valckenaer avait déjà tenté, il y a environ trente ans, de représenter Hume comme l'homme qui a posé la base de l'économie politique moderne, mais cela n'était pas fait avec une intention “ perfide ” comme chez Dühring, ce dont nous reparlerons bientôt. - ↑ David HUME : Essays, moral and political, and dialogues concerning natural religion, vol. 4, Political discourses, Edimbourg, 1752.
- ↑ MONTESQUIEU : De l'Esprit des lois, Genève, 1748.
- ↑ David HUME : Essays and treatises on several subjects, vol. 1, Londres, 1777, pp. 303-304.
- ↑ Suit dans M 2 :
D'ailleurs, la présentation que M. Dühring donne de l'essai de Hume On Interest est absolument superficielle et en partie fausse. - ↑ Suit dans M 2 :
Depuis le XVII° siècle, la Hollande passait aux yeux des économistes anglais pour un pays modèle : sa richesse et son taux d'intérêt peu élevé les frappaient également. D'où, depuis Culpeper et Child, l'importance éminente accordée à la modicité du taux de l'intérêt.
Hume n'est pas un Dühring qui prétendrait faire d'une opinion déjà tombée dans la banalité une idée importante en se l'annexant. Il commence son essai sur l'intérêt par cette phrase qui contient déjà la réfutation la plus complète d'E. Dühring.
“ Rien ne passe pour un signe plus sûr...” - ↑ David HUME, op. cit., p. 313.
- ↑ Suit dans NM.
Autre exemple de la manière de procéder de ce même “ on ”, qui montrera aussi pour qui ce “ on ” éprouve un si sublime dégoût devant le fait de citer les auteurs dont il tire argent ! *
“ Une autre raison ”, dit Hume, “ de I'erreur populaire [selon laquelle la quantité d'argent déterminerait le taux de l'intérêt] semble être l'exemple de diverses nations, où, à la suite d'une acquisition soudaine d'argent et de métaux précieux du fait de conquête extérieure, l'intérêt est tombé, non seulement dans ces nations elles-mêmes, mais dans tous les États voisins dès que l'argent se fut répandu et insinué dans chaque coin”. Dans la nation conquérante, l'argent tombe entre les mains de quelques oiseaux de proie qui essaient de Je mettre en valeur en achetant de la terre ou en le prêtant à intérêt et ainsi “ pour un court espace de temps se produit le même effet [c'est-à-dire un abaissement du taux de l'intérêt] que si un grand accroissement de l'industrie et du commerce avait eu lieu ”. ** Mais cette apparence ne dure pas longtemps; même si l'on voit durer, par suite de la part d'argent pris en butin qui reste à la nation conquérante, une élévation correspondante du prix des marchandises, le taux de l'intérêt revient à son ancien niveau. ***
Mais en ce qui concerne les nations voisines qui se trouvent en relations commerciales avec la nation conquérante, la chute du taux de l'intérêt commence ici après (et non comme On l'interpolera avant) l'établissement de l'équilibre de leur bilan avec la nation conquérante, donc après qu'une partie du trésor que celle-ci a pillé se sera “dispersée entre les autres par le commerce. Mais cette chute du taux de l'intérêt” ne provient pas de l'accroissement de l'argent considéré parement en soi, mais de celui de l'industrie, effet naturel de l'accroissement de l'argent, avant qu'il n'ait élevé le prix du travail et des moyens de subsistance nécessaires ”. Cette augmentation de l'industrie, continue Hume, pourrait tout aussi bien avoir “d'autres causes”, “ bien que la quantité d'argent fût restée la même”. Comme nous l'avons vu précédemment à propos de l'essai Of Money, c'est ici derechef à la dépréciation des métaux précieux avant que tous les prix des marchandises et par suite en dernière analyse aussi le salaire aient subi les hausses correspondantes, qu'est attribué tout l'effet. Il n'existe pas pour Hume d'autre changement de la quantité d'argent, se présentant indépendamment de la dépréciation des métaux précieux, dans le cas de leur accroissement, ou de leur augmentation de valeur dans le cas de leur raréfaction. ****
* Suit dans M 2 :
“ Ainsi, par exemple, il est admis ” [par Hume] “ que la modification de la quantité d'argent peut influencer le taux de l'intérêt avant que l'équilibre mentionné ci-dessus ne se soit établi. ” (130, 131.)
D'abord, M. Dühring égare doublement son lecteur par l' “ équilibre mentionné ci-dessus ” comme se rapportant à l' “ équilibre ” des bilans entre diverses nations. Mais, deuxièmement, en taisant les circonstances tout à fait particulières dans lesquelles, selon Hume, une modification de la quantité d'argent “pourrait nuire” au taux de l'intérêt.
** Suit dans M2 :
“ Or, la chute du taux de l'intérêt avait diverses causes dans le pays conquérant et dans les États voisins, mais, ni dans l'un ni dans les autres, nous ne pouvons attribuer cet effet uniquement à l'accroissement de l'or et de l'argent. ”
*** Suit dans M2 :
Le phénomène traité ici par Hume n'a donc, selon sa propre opinion, absolument rien à faire avec le mouvement normal du taux de l'intérêt.
**** Suit dans M2 :
M.Dühring, dans son “ exposé ” branlant, falsifie d'abord, d'une part en taisant entièrement la distinction que fait Hume entre les effets de l'argent acquis par la conquête et acquis par le commerce, d'autre part en faisant dire à Hume “ avant que l'équilibre mentionné ci-dessus ne se soit établi ” (à savoir l'équilibre du bilan monétaire entre nations différentes, c'est de celui-là seulement et non d'un autre qu'il était question “ci-dessus” chez Dühring), au lieu de : après qu'il s'est établi entre la nation conquérante et les nations voisines, c'est-à-dire après qu'une partie de l'argent de la première a afflué chez ces dernières, de sorte que chez elles le taux de l'intérêt tombe. Et s'il tombe, ce n'est pas parce que l'argent s'est accru, mais parce que son accroissement développe l'industrie, tant qu'il n'amène pas une augmentation générale des prix et notamment du salaire.
Tout ce développement de Hume dont nous ne donnons que des extraits et qu'il entreprend expressément pour dévoiler dans tout son néant l'une des raisons de l' “ erreur populaire ” selon laquelle la quantité d'argent déterminerait le taux de l'intérêt, la raison puisée dans l'exemple des nations qui pillent l'argent, etc. - tout ce développement apparaît chez M. “ On ” dans la petite phrase suivante :
“Ainsi il est p. ex. indiqué [par Hume] que la modification de la quantité d'argent peut influencer le taux de l'intérêt, avant que l'équilibre mentionné ci-dessus ne se soit établi. ” (p. 131.)
Cette phrase qui, à parler exactement, ne contient pas un mot de vrai, sous cette forme, et ne laisse même pas présumer au lecteur ce que Hume dit en réalité, n'empêche pas M. Dühring de continuer tout d'une haleine :
“ On voit donc qu'un Hume pensait avec plus de circonspection que ceux qui se réclamaient de lui pour soutenir leurs vues étroites ou leurs idéologies. ” (p. 131.)
En fait M. Dühring a lui-même cette malchance que son idole Hume était un apôtre, toutefois un peu timoré, du libre-échange; que même des doctrinaires du libre-échange ont donc raison de se réclamer de lui, tandis que “ on ” est contraint de le falsifier de la façon que nous venons de stigmatiser pour “soutenir ses propres vues étroites et ses idéologies” empruntées aux mercantilistes “quelque peu subtils” du XIX° siècle. - ↑ David HUME, op. cit., p. 314.
- ↑ Le livre de R. CANTELLON : Essai sur la nature du commerce en général a paru en 1755 et non en 1752. Adam Smith l'évoque dans An inquiry in the nature...
- ↑ David HUME, op. cit., p. 367.
- ↑ Ibid., p. 379.
- ↑ Bismarck avait fait demander, par l'intermédiaire de son ami Wagener, un mémoire sur la question sociale à M. Dühring, et celui-ci s'empressa de l'écrire.
- ↑ F. C. SCHLOSSER : Weltgeschichte für das deutsche Volk, tome 17, Francfort-sur-le-Main, 1855, p. 76.
- ↑ William COBBETT : A history of the protestant “ Reformation ” in England and Ireland..., Londres, 1824, pp. 149, 116 et 130.
- ↑ Suit dans NM :
V. LA PHYSIOCRATIE.
“ Quesnay avait au moins donné quelque chose qu'on pourrait appeler un poème en concepts économiques” (p. 131). On ne saurait affirmer la même chose de M. Dühring, bien qu'il ait aussi son genre de poésie ou plutôt de fiction, que l'on peut étudier avec un succès particulier dans le chapitre sur la physiocratie.
D'abord, huit pages préalables de rabâchages sur la personne de Quesnay, etc., le nom de “ physiocratie ”, etc. Après ce préambule de huit pages, M. Dühring continue :
“ Ce que doit signifier chez Quesnay lui-même cette copie économique des rapports de production et de répartition, ne peut être indiqué que si auparavant on a étudié exactement les concepts directeurs qui lui sont propres sur la production des richesses. Cela est d'autant plus nécessaire que les idées en la matière ont été rendues jusqu'ici avec une imprécision si hésitante que, même dans les meilleurs comptes rendus, par exemple dans celui d'A. Smith, on ne saurait dûment reconnaître leurs traits essentiels... Ce serait donc rendre un mauvais service à la cause que de s'en tenir pour ces vues fondamentales aux comptes rendus faciles qui sont traditionnels.” (105.)
Suivent cinq pages entières, cinq pages pleines de toutes sortes de tournures grandiloquentes, de répétitions continuelles et d'un désordre calculé, pour dissimuler le fait que ce “ compte rendu ” supérieur à tout ce qu'on a vu jusqu'ici sur les vues fondamentales qui sont à la base du Tableau économique de Quesnay, contient les éclaircissements flambant neufs qui suivent : que Quesnay “ suppose une seule classe productive, à savoir celle de ceux qui exécutent le travail agricole”, qu'ils ne “ sont productifs que parce qu'ils produisent plus qu'ils ne consomment au cours de leur activité ”, lequel “ surplus, lequel produit net ” (109) est dû à cette circonstance que “ dans l'utilisation du sol, la nature récompense le travail de l'homme par plus que sa consommation personnelle, sa consommation nécessaire à ce travail” (107). A côté de cette classe productive, il y aurait la classe “ des propriétaires... comme encaisseurs du fermage ” (105), et enfin, la “ classe stérile ”, celle de “ ceux qui pratiquent une industrie” qui “ ne confère à ses produits qu'autant de valeur qu'elle consomme de ce produit net [de l'agriculture] pendant son travail” (106, 107). Dans son chapitre sur Adam Smith, M. Dühring fait lui-même la somme de ce qu'il a compris des “ vues fondamentales” de la physiocratie en ces termes : “Les physiocrates avaient regardé la nature dans le terrain agricole [ !] comme la puissance productive dans le sens éminent, ils s'en étaient en outre tenus [!] à J'excédent sur la consommation de l'agriculteur [! !] et c'est pourquoi ils n'avaient à vrai dire même pas pris pour point de départ le travail agricole en tant que tel. Les forces de la nature avaient été pour eux le principal. ” (148, 149.)
Il faudrait qu'il ait la tête dure, le potache qui ne tirerait pas davantage des “ compilations scolaires les plus courantes ” (109).
La “ critique historique ” (p. 9) opérant “ du haut d'un système produit en propre ” (l. c.) promettait : nº 1, un compte rendu des “ vues fondamentales ” de Quesnay qui serait à un niveau infiniment plus élevé que les “ comptes rendus faciles qui sont traditionnels” pour nous préparer par là au nº Il : à l'explication de ce que le Tableau économique “devait signifier chez Quesnay lui-même ”. Un des aspects les plus critiques du prélude nº 1 consiste en ceci que, par parenthèse et en contrebande, le Tableau économique qu'on ne connaît encore que de nom est à peine reniflé et salué de grognements en passant, après quoi on s'enfuit et on se perd en “ réflexions ” sur ceci ou cela, par exemple sur la “distinction entre la mise en oeuvre et le résultat”. (109.) En fait, cette distinction est diablement palpable dès que M. Dühring ne peut enfin s'empêcher de passer de sa vaste mise en oeuvre nº 1 à son résultat court d'haleine nº 11. Nous donnerons donc tout, mais tout, mot à mot, ce qui se présente en sous-main sous le nº 1 et avec un air définitif sous le nº 11 au sujet du Tableau économique.
Nº 1. PRÉLIMINAIRES INCIDENTS ET ACCESSOIRES SUR LE “ TABLEAU ÉCONOMIQUE ”. - ↑ L'Analyse du tableau économique de QUESNAY fut publiée pour la première fois dans la revue des physiocrates : Journal de l'agriculture, commerce, arts et finances en 1766. Le texte en est reproduit dans Eugène DAIRE : Physiocrates..., 1re partie, Paris, 1846, pp. 57-66.
- ↑ Le travail de l'abbé BAUDEAU. Explication du tableau économique fut publié en 1767 dans la revue : Ephémérides du Citoyen ou Chronique de l'esprit national. Cf. DAIRE : Physiocrates, 2' partie, Paris, 1846, pp. 864-867.
- ↑ Suit dans NM :
Mais, de son côté, M. Dühring a déjà de nouveau tourné le dos au Tableau économique qui n'est pour ainsi dire que reniflé ici en passant et il répète à mainte reprise, car repetitio mater studiorum, que, selon Quesnay, “ la productivité vient de la nature”, y rattache une nouvelle étude du terme de “ physiocratie ”, rappelle que “ Quesnay avait été élevé à la campagne et avait toujours une inclination particulière pour la vie rustique” (107), reprend d'un mot ses “subtiles réflexions” sur les “ concepts directeurs ” de Quesnay, réflexions qui doivent préparer l'interprétation du Tableau et les termine en “pensant à la différence entre mise en oeuvre et résultat ”.
Nº 11 CONSIDÉRATIONS DÉFINITIVES SUR LE TABLEAU ÉCONOMIQUE. - ↑ Suit dans NM ce titre :
BREF ÉCLAIRCISSEMENT SUR CE QUE LE TABLEAU ÉCONOMIQUE SIGNIFIE CHEZ QUESNAY LUI-MÊME. - ↑ Le paragraphe qui suit manque en entier dans NM.
- ↑ Eugène DAME : Physiocrates, 1re partie, p. 68.
- ↑ Le paragraphe qui suit manque en entier dans NM, par contre il est remplacé par ce titre : RETOUR AU PUISSANT DÜHRING.
- ↑ James STEUART : An inquiry into the principles of political economy, Londres, 1767.
VI. ADAM SMITH - ↑ Suit dans NM :
Le talent qu'a M. Dühring de prendre au sérieux la banalité n'est dépassé que par son talent de prendre banalement les choses importantes. On ne trouve donc dans son chapitre sur Adam Smith rien qui vaille la peine d'être cité, sinon la phrase :
“ L'idée qu'à la différence des causes purement économiques, il y a aussi des causes sociales de la détermination des prix, ou, en d'autres termes, qu'il y a un tribut social en vertu duquel l'appropriation sans contre-prestation constitue un élément nécessaire des phénomènes économiques, n'est devenue parfaitement claire que dans les formules critiques les plus récentes de la doctrine économique, c'est-à-dire dans la doctrine de la valeur de mon système. ” (152.) *
D'où il résulte “ avec une clarté parfaite” que M. Dühring n'a pas plus compris Adam Smith et même ses successeurs que la physiocratie, et que ce serait donc du temps perdu que de s'arrêter plus longtemps à ses flux de bouche sur Malthus, Ricardo, Sismondi, etc. **
VII. FIN DANS L'EFFROI
* Suit dans M1 :
(Le gaillard s'approprie donc derechef, sur la base de ce système, l'idée surannée selon laquelle la rente foncière est la cause et non l'effet du prix.) Ce qui ressort en tout cas clairement de cette phrase, c'est que, jusqu'à l'heure présente, la nature de la valeur et de la plus-value n'est pas restée moins incompréhensible à M. Dühring que le Tableau économique de Quesnay.
** Suit dans M1 :
Et de s'étendre sur ce que M. Dühring apporte au sujet de Malthus, Ortes, Ricardo, Sismondi, etc., à moins que ce ne soit avec cette fin fort accessoire de démontrer comment il reproduit en les caricaturant les sources originales, bonnes ou mauvaises, pour y gagner lui-même l'apparence, -même s'il l'est en fait, au sens de Goethe, - “ d'un sot de son propre chef ”. - ↑ Henry Charles CAREY : The past, the present, and the future, Philadelphie, 1848, pp. 74-75.
- ↑ Suit dans M1 :
Quoi de plus juste et de plus normal qu'après s'être constamment nommé l'économiste du présent et de l'avenir qui fait époque, M. Dühring n'oublie pas non plus de nommer les économistes qui font époque dans le passé !
Dans NM :
Aussi les étudiants manquant de maturité auxquels s'adresse pour le présent immédiat et aussi pour l'avenir prévisible l'Histoire critique de l'économie politique de M. Dühring, ne feraient-ils pas mal de faire un peu connaissance, en sous-main, avec le “produit insipide d'un professeur de Buda-Pest, M. Kautz, de 1860 ” (p. 14), malgré sa “platitude et son manque de jugement ”blâmés par M. Dühring, et tout autant avec la Contribution à l'histoire de l'économie politique anglaise et autres écrits du professeur ROSCHER et sans se laisser effrayer par l'avertissement d'Eugen Dühring selon lequel ledit “ M. Kautz, en délayant pour en faire un vague brouet les bribes qui tombaient de la table de M. Roscher, a déjà donné un avant-goût de la qualité du plat principal de son amphytrion ”. (l. c.) *
* Suit dans M1 :
Lesdits étudiants manquant de maturité doivent réfléchir que ce qui convient à l'un convient à l'autre, donc que l'étudiant d'Université doit s'émanciper, bien que plus honnêtement, des privatdozent d'Université, tout comme un privatdozent s'émancipe du professeur.
(Ici se terminent les “ Notes marginales ”.)