Introductions

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Avertissement (E. Bottigelli, 1971)[modifier le wikicode]

Comme la plupart des grandes œuvres du marxisme, conception du monde “ essentiellement critique et révolutionnaire ”, l'Anti-Dühring est né dans la lutte. Et pourtant, pour le lecteur d'aujourd'hui, c'est souvent un de ces textes classiques dont on tend à négliger les origines. Qui était Dühring ? Pourquoi Engels s'est-il attaqué à ce théoricien tombé dans l'oubli ? Autant de questions qui, à première vue, semblent secondaires, ou tout au moins sans rapport étroit avec la lutte que mène actuellement le mouvement ouvrier.

Sans doute le nom de Dühring ne rappelle-t-il plus aujourd'hui que la magnifique réfutation d'Engels et le “ privat-dozent ” devra-t-il l'immortalité à la riposte qu'il s'est attirée. Mais, pour appartenir à un passé plus récent, le nom de Mikhailovski serait-il moins obscur que celui de Dühring, si Lénine ne l'avait pris pour cible dans Ce que sont les Amis du Peuple ? Et pourtant cette œuvre marque une date importante dans la lutte contre le populisme et pour l'édification du parti ouvrier révolutionnaire. Il en va de même de l'Anti-Dühring.

Comme toutes les œuvres de Marx et d'Engels, celle-ci s'insère dans un contexte historique précis. Nous sommes arrivés à un certain point de développement du mouvement ouvrier allemand, à un certain niveau de diffusion de la théorie révolutionnaire. Depuis le Manifeste communiste, Marx et Engels ont toujours eu pour souci essentiel de susciter dans les masses la prise de conscience nécessaire à la formation et à l'épanouissement d'un parti du prolétariat. Il ne convient donc pas d'isoler le caractère théorique de l'Anti-Dühring de la phase historique de développement des luttes de la social-démocratie, et du parti allemand en particulier. La réfutation de la philosophie et des vues économiques de M. Dühring aurait sans doute revêtu une autre forme si elle s'était située à un autre moment. Si l'ouvrage d'Engels est resté comme une sorte d'encyclopédie du marxisme et si ses aspects polémiques apparaissent aujourd'hui un peu désuets, il le doit à la conjoncture dans laquelle il a vu le jour.

C'est pourquoi nous commencerons par évoquer la situation historique de ces années, et en particulier le développement du parti social-démocrate allemand qui devient après la Commune, et pour quelques années, le porteur des espoirs révolutionnaires de la classe ouvrière. Nous serons alors mieux à même de comprendre pourquoi M. Dühring est devenu l'occasion d'exposer en toute clarté les fondements théoriques du marxisme et pourquoi cette réfutation a pris cette ampleur. Mais cela nous permettra sans doute aussi de mieux comprendre les fins que poursuivait Engels et de mieux replacer son ouvrage dans son activité de dirigeant et de théoricien.

Formation et développement du mouvement ouvrier allemand[modifier le wikicode]

Le point de départ du mouvement révolutionnaire en Allemagne reste la révolution de 1848. On sait qu'elle fut une tentative pour mettre fin au régime absolu. Après s'être appuyée sur le peuple et une classe ouvrière encore embryonnaire, la bourgeoisie a préféré pactiser avec le régime existant et renoncé à faire aboutir la révolution démocratique. Après 1850, le pouvoir absolu est restauré, avec toutes les limitations qu'il comporte et qui s'opposent au développement d'une véritable vie politique. On se retrouve au même point que trois ou quatre ans plus tôt, mais avec une bourgeoisie à laquelle la peur du prolétariat a retiré toute humeur combative.

La classe ouvrière qui s'est lancée dans l'action révolutionnaire en 1848 l'a fait avec la même spontanéité que les prolétaires français qui se battaient héroïquement sur les barricades de juin et avec une égale absence de perspectives théoriques. Certes la Ligue des Communistes a su apporter aux masses l'exemple de sa résolution et de son organisation. Mais bien que le Manifeste communiste ait paru dès février 1848 et qu'il ait connu une certaine diffusion, il n'a pas joué le rôle directeur qu'on serait tenté de lui attribuer. Les couches ouvrières sont, à cette époque, composées essentiellement de petits artisans; le développement de l'industrie en est encore trop à ses débuts en Allemagne pour que se soit constituée une véritable conscience de classe et que les perspectives théoriques ouvertes par le Manifeste puissent être saisies dans toute leur importance et leur nouveauté. Seule une élite clairsemée va s'en approprier l'esprit. Les masses, dans la mesure où il subsistera chez elles des ferments révolutionnaires, restent bien plus influencées par les théories de Weitling ou du socialisme vrai.

C'est d'ailleurs contre la Ligue des Communistes que l'absolutisme prussien va faire porter ses coups. Le procès des communistes à Cologne à l'automne 1852, type du procès monté de toutes pièces par la police, démantèlera pour de nombreuses années toute organisation de la classe ouvrière en Allemagne.

Les dix ans qui précèdent l'arrivée au pouvoir de Bismarck sont marqués par des transformations économiques profondes qui vont modifier sensiblement les conditions mêmes de la vie politique. La caractéristique principale de cette évolution sera le passage d'un pays encore essentiellement agraire en 1850 au rang de grande puissance industrielle vers 1870, avec tout ce que cela comporte de modifications dans les rapports de propriété et dans les conditions sociales. Malgré les entraves qu'apportent les règlements bureaucratiques et la division de l'Allemagne, la bourgeoisie va se hausser au niveau européen en concentrant ses capitaux et en adoptant les découvertes, de la science et de la technique. C'est après 1850 que la Ruhr va se transformer en grand complexe industriel et mettre l'industrie sidérurgique à proximité immédiate des ressources houillères. Pour ne donner que cet exemple, le nombre des hauts fourneaux fonctionnant au coke va passer de deux en 1850 à 50 en 1870. L'extraction de la bouille (4,4 millions de tonnes en 1848) va atteindre 29,6 millions en 1871. Parallèlement va se réaliser à la campagne une mutation décisive. Le rachat des charges réglé par la loi de mars 1850 va créer les conditions de la transformation de la propriété agraire en exploitations capitalistes. L'essor de l'industrie va entraîner le reflux vers les villes d'une partie de la population paysanne et, du fait de l'accroissement de la consommation, provoquer l'augmentation des rendements de la production agricole. Le visage de l'Allemagne, et en particulier celui de la Prusse qui en apparaîtra bientôt comme l'État le plus puissant, va donc se transformer radicalement au cours de ces années.

Cette évolution économique s'accompagne inévitablement d'un accroissement de la classe ouvrière. Alors que la population de la Prusse augmente de 13 %. entre 1849 et 1861 le nombre de ceux qui sont occupés dans l'industrie et l'artisanat croit de 21%. Pour la période 1861-1875, on note un nouvel accroissement de la population de 13 % alors que le nombre des travailleurs non agricoles augmente de 26 %. La proportion d'artisans est toujours importante, niais leurs conditions de vie sont de plus en plus précaires et les rapprochent toujours plus de celles du prolétariat. L'augmentation du coût de la vie, la dégradation des conditions de logement ont fait d'autant plus empirer la situation des ouvriers que le capitalisme en est encore à la phase d'exploitation extensive : la journée de travail s'est allongée, les salaires ont baissé, l'industrie emploie toujours plus de femmes et d'enfants que ne protège aucune législation.

Il est difficile de se représenter ce qu'est la vie d'un ouvrier à cette époque. La loi interdit les associations corporatives et de ce fait les syndicats. On tolère à la rigueur les organisations locales, mais il n'est pas question de groupements à l'échelle nationale. Encore ces organisations ne peuvent-elles prendre que la forme de sociétés de secours. La liberté de changer de lieu de résidence n'existe pas. Tel ouvrier saxon qui veut aller chercher du travail en Prusse doit se faire naturaliser dans ce pays et les démarches comportent de tels frais qu'ils rendent la plupart du temps impossible le changement de nationalité. Quant au travailleur “étranger”, il peut à chaque instant être expulsé de la ville ou du pays où il a réussi à s'installer. Dans ces conditions toute vie politique est exclue et les luttes sont uniquement économiques. On compte cependant 40 grèves entre 1850 et 1856 qui ont pour point de départ des revendications salariales ou demandent la diminution du temps de travail.

Il ne faut donc pas s'étonner si, du fait de cette parcellisation et de cette absence de perspectives propres, les objectifs du prolétariat se confondent avec ceux de la bourgeoisie libérale qui va faire opposition à Bismarck. Les seules organisations où se retrouvent les prolétaires sont les unions ouvrières ou les associations ouvrières pour la culture. On rencontre çà et là parmi les militants d'anciens membres de la Ligue des Communistes, mais leur influence reste très limitée. Le souvenir de l'action de Marx et d'Engels en 1848 est à peu près perdu, et le Manifeste communiste ne sera réimprimé pour la première fois à un petit nombre d'exemplaires qu'en 1866. Les influences décisives sont celles de bourgeois libéraux comme Schulze-Delitsch ou Sonnemann. L'évolution d'August Bebel est à cet égard significative. Né en 1840, il fera ses premières armes dans les unions ouvrières aux côtés de bourgeois progressistes et lie se convertira au socialisme que vers 1866-67, après avoir fait la connaissance de Liebknecht qui s'était battu en 1849 pour la constitution proclamée par l'Assemblée de Francfort. Entre 1850 et 1862, date où apparaîtra Lassalle (qui lui aussi a vécu, bien qu'en marge, la révolution de 1848), il y a une sorte de vide idéologique. Lorsqu'il constituera ses premières organisations politiques, le prolétariat allemand devra tout réapprendre.

Les problèmes politiques généraux qui se posent à cette époque a l'Allemagne vont marquer de leur sceau le réveil de la classe ouvrière. D'une part elle va confondre pendant un certain temps ses revendications avec celles de la bourgeoisie. La liberté d'association et de réunion, le suffrage universel direct vont être parmi les premiers points de son programme. Autrement dit des revendications qui ne dépassent pas l'horizon de la démocratie bourgeoise. Avant que le prolétariat se constitue en organisation politique autonome et ait ses perspectives propres, il faudra toute une période de reprise de conscience. La pierre de touche sera d'ailleurs dans ce domaine, après 1864, l'attitude à l'égard de la I° Internationale, c'est-à-dire l'influence de Marx et d'Engels. D'autre part la question de l'unité nationale va jouer un rôle décisif dans cette prise de conscience. La création en 1859 du Nationalverein (Union nationale), qui regroupera surtout des éléments bourgeois, va créer dans la classe ouvrière l'illusion que, sur ce plan, elle a des objectifs communs avec la bourgeoisie. On sait que la question de fond est celle de la grande Allemagne (avec l'Autriche) ou de la petite Allemagne. L'opposition de la bourgeoisie à Bismarck va en réalité occulter le vrai problème : celui de la révolution démocratique ou de la révolution par en haut. Si l'unité allemande doit être considérée comme une des conditions majeures du développement du mouvement ouvrier allemand, sa réalisation a été une source de division qui a en fait freiné l'unité du prolétariat révolutionnaire et retardé sa prise de conscience théorique.

La création du parti lassallien[modifier le wikicode]

L'exposition de Londres en 1862 marque un tournant dans l'histoire du mouvement ouvrier. Les délégations qui s'y rencontrèrent prirent conscience des possibilités d'un parti proprement prolétarien. A leur retour des initiatives furent prises à Berlin, à Nuremberg et à Leipzig qui aboutirent sous la direction de Vahlteich et Fritsche, et malgré l'opposition de l'Union nationale, à la convocation d'un congrès national des ouvriers allemands à Leipzig. Au début de décembre 1862 ils s'adressaient à Lassalle pour lui demander de formuler un programme, fondé scientifiquement, du mouvement ouvrier. Lassalle accepta et c'est ainsi que naquit la “ Réponse ouverte au Comité central pour la convocation d'un congrès général des ouvriers allemands à Leipzig” parue en mats 1863 et connue par la suite sous le nom de “ Programme des travailleurs ”. C'est sur cette base que fut fondée le 23 mai 1863, à Leipzig, l'Association générale des travailleurs allemands.

Lassalle a eu le mérite de donner ainsi l'occasion à la classe ouvrière de créer sa propre organisation et de se séparer politiquement de la bourgeoisie. Il fondait son programme sur l'idée que le prolétariat ne pourrait se libérer tant qu'existerait l'exploitation capitaliste, et en cela il brisait les illusions que s'efforçaient de répandre les bourgeois libéraux comme Schulze-Delitsch et qui laissaient entrevoir une amélioration progressive de la situation de la classe ouvrière dans le cadre du régime. Il reprenait en ce sens la tradition qu'avait inaugurée la Ligue des Communistes et qui s'était exprimée dans le Manifeste. Mais c'est à cela que se bornaient les emprunts faits à Marx. D'une part il se gardait bien de relier le mouvement actuel à la tradition de 1848; d'autre part il passait sous silence la mission de libération de l'homme dans laquelle Marx et Engels voyaient le rôle historique du prolétariat.

Politiquement il lui fixait deux objectifs : la conquête du suffrage universel direct et secret et la fondation de coopératives de production avec l'aide de l'État. La première revendication se situait dans la tradition du mouvement démocratique bourgeois et pouvait créer l'illusion d'un passage au socialisme par la voie parlementaire, ce qui était en contradiction avec la mission révolutionnaire du prolétariat. La seconde trahissait une conception idéaliste qui voyait dans l'État une organisation située au-dessus des partis et non l'organisme politique de la classe dominante. Les rapports personnels que Lassalle a entretenus avec Bismarck montrent qu'en réalité il comptait sur le représentant le plus typique de la domination des hobereaux pour libérer le prolétariat et qu'il était prêt, en contrepartie, à mettre le parti ouvrier au service, ou du moins dans la dépendance, de la politique de fer et de sang du chancelier.

Sur le plan économique, sa thèse apparemment radicale de la loi d'airain des salaires aboutissait à frapper de stérilité toute lutte des ouvriers pour l'amélioration de leur salaire, élément décisif du combat du prolétariat contre le capitalisme. C'était en fin de compte le désarmer. De même, la conception selon laquelle la classe ouvrière n'avait en face d'elle qu'une masse réactionnaire unique avait pour résultat de l'isoler en lui interdisant de rechercher des alliances dans des couches également exploitées ou dans les mouvements démocratiques nationaux d'autres pays.

L'organisation même que Lassalle a donnée à l'Association générale des travailleurs allemands trahit ses ambitions. Il s'en fit nommer président pour cinq ans, doté de pouvoirs quasi dictatoriaux et assisté d'un comité directeur qu'il ne réunit jamais et qui était dispersé aux quatre coins de l'Allemagne. Il s'estimait la seule personnalité ayant le prestige suffisant pour discuter d'égal à égal avec Bismarck et méprisait au fond une classe ouvrière qu'il prétendait avoir organisée sur des bases révolutionnaires. Malheureusement les 100 000 adhérents sur lesquels il comptait s'appuyer n'étaient probablement que 3 000 à sa mort, en 1864. Ils atteindront à peine le chiffre de 9 000 en 1868 lorsque le parti sera passé sous la direction de von Schweitzer, personnage assez louche qui lui succéda à la présidence et appliqua les mêmes méthodes dictatoriales.

Si le parti lassallien marqua la renaissance du mouvement révolutionnaire et attira à lui des hommes comme Liebknecht et Bracke, son influence resta réduite. Il ne prit jamais pied dans les organisations syndicales qui se créèrent dans les années 60 à 70 et se développa souvent en opposition aux unions ouvrières qui groupaient la majorité du prolétariat organisé. Lorsqu'après 1870 Schweitzer se retira, il laissait un parti divisé qui avait pour seul atout son apparente rigueur doctrinale. Il ne représentait pas une véritable force dans les masses et les militants de valeur qu'il avait attirés rejoignaient de plus en plus nombreux le parti social-démocrate fondé en 1869 à Eisenach.

Vers le congrès d'Eisenach[modifier le wikicode]

Les unions ouvrières qui groupaient la majorité des ouvriers représentaient une force assez considérable que cherchaient à attirer à eux les bourgeois libéraux et qui n'avait pas atteint une maturité politique suffisante pour constituer une organisation spécifique et se détacher nettement de la bourgeoisie. N'oublions pas que toute la vie politique de ces années est dominée par la question de l'unité nationale et elle crée apparemment une communauté d'intérêts entre la classe ouvrière et la bourgeoisie démocrate. Lorsque se fondera le parti populiste (Volkspartei) après l'éclatement de l'Union nationale, beaucoup de militants ouvriers croiront y trouver leur place. A partir de 1865, W. Liebknecht va collaborer au Deutsches Wochenblatt et il contribuera même en 1866 à la création du parti populaire saxon.

C'est en 1868 à Nuremberg que va être franchi le pas décisif, lors du congrès de la Confédération des unions ouvrières. Le programme adopté est inspiré directement des statuts de l'Internationale. On y exige l'abolition de toute domination de classe; on y proclame la solidarité internationale du prolétariat; on y affirme que la liberté politique est indispensable pour obtenir la libération économique de la classe ouvrière. C'était là un important progrès, mais le programme ne contient ni l'exigence de la socialisation des moyens de production, ni celle de la conquête du pouvoir politique. Là encore, c'est bien plutôt le degré d'acuité des luttes qui met en avant des revendications plus spécifiques à la classe ouvrière qu'une conscience théorique claire.

Après le congrès de Nuremberg on voit se multiplier les organisations ouvrières autonomes. Des grèves éclatent, notamment dans les mines, qui conduisent à la création de syndicats. La poussée des masses entraîne des chefs reconnus comme Liebknecht ou Bebel à envisager la création d'un parti politique prolétarien. Des lassalliens comme W. Bracke, Samuel Spier, Theodor Yorck entrent en contact avec eux, et le 22 juin 1869 ils conviennent ensemble d'appeler à un congrès de tous les ouvriers social-démocrates. L'appel sera entendu, et, du 7 au 9 août 1869, va se tenir à Eisenach le congrès du parti ouvrier socialiste allemand, première organisation rappelant expressément les luttes du passé et se rattachant au mouvement ouvrier international. Marx et Engels considéreront qu'à Eisenach s'est constitué le premier parti qu'ils pourront considérer comme leur parti,

Son programme marque un progrès considérable sur celui du parti lassallien. Il crée les conditions d'une lutte politique véritable de la classe ouvrière qui ne dégénère pas en secte. Il dégage le prolétariat du dilemme posé par la question nationale en s'opposant d'emblée et par principe à la politique des gouvernements établis. Il pose en effet toute une série de revendications démocratiques : suffrage universel égal, direct et secret pour tous les Allemands âgés de plus de 20 ans, séparation de l'Église et de l'État, liberté de presse et d'association, remplacement de l'armée permanente par l'armée populaire. Aucune compromission n'était plus possible avec le régime des hobereaux. En se fixant pour but non seulement l'abolition de toute domination de classe, mais la suppression du salariat, le nouveau parti rompait avec la bourgeoisie. En se proclamant branche de l'Association internationale des travailleurs, il se ralliait implicitement au marxisme et reconnaissait que la solution de la question sociale était dans l'action des travailleurs de tous les pays. En instituant l'unité de direction, les socialistes allemands faisaient accomplir un pas décisif au mouvement ouvrier qui avait souffert jusqu'ici de la dispersion de ses organisations.

Est-ce à dire pour autant que le nouveau parti était strictement d'obédience marxiste ? Certains points du programme montrent que les congressistes étaient encore loin d'avoir assimilé pleinement la pensée de Marx. Le premier point réclamait l'instauration de “ I'État populaire libre ”. Même en faisant abstraction du relent lassallien de la formule, même en admettant qu'il faut entendre par là l'État démocratique, on est bien forcé d'admettre que la conception marxiste de l'État dirigé par la classe ouvrière et la notion de dictature du prolétariat devaient être vagues pour les congressistes. De même le dernier point, la constitution avec l'aide de l'État de coopératives de production, même assortie de garanties démocratiques, n'était rien d'autre que la reprise d'une idée de Lassalle. La suppression du salariat n'est pas encore conçue comme l'appropriation par la collectivité des moyens de production, mais comme l'aboutissement de la création de coopératives de production qui devaient assurer aux ouvriers “ le produit intégral du travail”. Les leçons du Capital n'avaient pas encore été comprises. Sans doute la législation en vigueur obligeait-elle à employer certaines formulations prudentes, sans doute le programme introduisait-il des éléments des analyses de Marx, mais le parti socialiste allemand restait à bien des égards le produit de la lutte politique des masses et reposait plus sur leur expérience empirique que sur une vue claire de sa mission historique. C'est une tare dont la social-démocratie mettra longtemps à se débarrasser.

Du congrès d'Eisenach au congrès de Gotha[modifier le wikicode]

Moins d'un an après sa fondation la guerre de 1870 va obliger le parti socialiste à se démarquer nettement et à affirmer sa solidarité avec la classe ouvrière française et avec la Commune. Son adhésion aux principes de l'Internationale lui permettra d'avoir une attitude courageuse et juste qui lui gagnera des sympathies dans le prolétariat allemand, même si elle coûta à ses militants traînés devant les tribunaux pour haute trahison de lourds sacrifices. La fondation de l'Empire allemand était un progrès qui, en favorisant le développement de l'économie, créait en fin de compte les conditions de l'essor du parti socialiste. L'Allemagne, qui venait de démontrer sa supériorité militaire, va se transformer définitivement en grande puissance industrielle. La classe ouvrière, de plus en plus nombreuse et concentrée, sentira dans sa chair les effets de l'exploitation et des crises qui vont marquer cette période d'évolution rapide. Elle accueillera d'autant plus favorablement la propagande socialiste, et les 350.000 voix recueillies par les deux partis aux élections de 1874 ne seront que le début d'une progression qui va s'affirmer à chaque scrutin. Les campagnes antimilitaristes développées par le parti de Liebknecht et de Bebel trouveront plus d'échos que les accusations de trahison lancées par la bourgeoisie.

La combativité grandissante des masses ouvrières va faire apparaître sous son véritable jour l'organisation lassallienne. Hasenclever, qui succède à Schweitzer, doit abandonner les méthodes dictatoriales traditionnelles. L'influence croissante des socialistes d'Eisenach va obliger les lassalliens à contracter avec eux des alliances, et, sous peine de se discréditer, d'aligner de plus en plus leur politique sur la leur. Sous la pression des masses, les dirigeants de l'Association générale des travailleurs allemands durent faire aux socialistes des propositions d'unification. Le besoin d'unité était sans doute plus sentimental que théorique, mais il était impérieux. Elle allait se réaliser au congrès de Gotha, dans les derniers jours de mai 1875.

Dans ce processus d'unification, les eisenachiens étaient en position de force. Les lassalliens voyaient leur influence décroître et ils étaient les demandeurs. Liebknecht et Bebel se réclamaient du marxisme, c'est-à-dire d'une conception scientifique. Ils étaient en liaison constante avec Marx et Engels et la Commune avait montré la voie de la prise du pouvoir. On pouvait imaginer qu'ils en profiteraient pour balayer toutes les conceptions petites bourgeoises des lassalliens et construire le nouveau parti sur des bases théoriques claires. Malheureusement il n'en fut rien. Ils se mirent d'accord au mois de mars 1875 sur un projet de programme dont les termes étaient si lassalliens que Bracke appela Marx et Engels à l'aide. On sait comment Marx rédigea alors sa Critique du programme de Gotha, texte essentiel qui précisait à la lumière des enseignements de la Commune les formes que devait revêtir la prise du pouvoir. On sait aussi comment Liebknecht tint ce texte sous le boisseau et comment le programme adopté à l'issue du congrès d'unification conserva l'essentiel des formulations lassalliennes.

Il nous semble important de nous arrêter un peu à la Critique du programme de Gotha, car il y a quelques enseignements à en tirer. C'est un ouvrage qui marque une étape dans la pensée de Marx, qui contient des analyses absolument nouvelles, constituant en somme le bilan de sa réflexion théorique en 1875. C'est tout d'abord l'accent mis sur la dictature du prolétariat, forme politique du pouvoir conquis par la classe ouvrière. Marx s'arrête, comme il ne l'avait jamais fait, sur le problème de l'État socialiste et du contenu de la démocratie. C'est ensuite la théorie des deux phases d'évolution de la société socialiste, la première portant encore les tares de celle dont elle est issue et la seconde constituant à proprement parler la société communiste. Marx a réfléchi sur les leçons de la Commune, et il en esquisse la généralisation théorique.

Mais d'autre part il critique comme étant proprement lassalliens des éléments du nouveau programme qui étaient déjà dans celui d'Eisenach. N'y trouvait-on pas déjà la formule de l'État populaire libre ? N'y est-il pas aussi question du produit intégral du travail ? Les sociétés coopératives aidées par l'État n'y figurent-elles pas, elles aussi ? Certes on réintroduit dans le programme de Gotha la fameuse loi d'airain des salaires qui avait disparu dans celui d'Eisenach. Et dans cette mesure, Marx peut bien dire que le texte proposé (et adopté presque sans changements) est en retrait sur le programme mis debout en 1869. On est toutefois frappé par le fait que Marx critique maintenant des principes qu'il avait admis précédemment. Il se montre donc en 1875 plus exigeant qu'il ne l'a été six ans plus tôt. Et il y a de cette attitude une leçon à tirer.

En fait, au moment de la fondation du parti d'Eisenach, le marxisme avait encore peu pénétré en Allemagne et les textes fondamentaux y étaient encore mal connus. Le Capital était de parution récente et c'est en 1872 seulement que Marx et Engels publient la deuxième édition allemande du Manifeste. En 1875 la situation est donc différente. Les dirigeants sociaux-démocrates ont eu le temps de méditer ces textes et ce que Marx critique, c'est la faiblesse de leur formation théorique. Il a donné dans ses ouvrages une conception scientifique du socialisme et il souhaiterait que le parti le plus fort, celui dans lequel il met ses espoirs, inscrive dans son programme les principes fondamentaux de cette conception. A la lecture du projet de programme il est bien obligé de se rendre compte à quel point ces militants, qui, à bien des égards, mènent une action exemplaire, ont peu assimilé les fondements théoriques de leur action. Il exige d'eux somme toute un changement qualitatif, une délimitation claire et sans compromission des notions qu'ils utilisent et dont ils n'ont pas saisi la rigueur ni la portée.

Combien cette exigence était impérieuse, les faits vont le montrer presque immédiatement. Dès 1876 on va voir surgir dans les rangs du parti social-démocrate un véritable engouement pour les théories d'un esprit confus qui prétend professer le socialisme, Eugen Dühring. Le besoin d'une théorie qui se faisait jour et résultait du développement du parti va pousser certains à la chercher, faute d'avoir compris Marx, chez un homme qui va créer la confusion. Et la scission qui existait entre les lassalliens et ceux qui se réclamaient de Marx, voilà qu'elle risque de se faire maintenant entre partisans et adversaires de Dühring dans un parti qui vient tout juste de réaliser son unité.

Herr Dühring, privat-dozent[modifier le wikicode]

Depuis 1865, Eugen Dühring était privat-dozent à l'Université de Berlin, c'est-à-dire qu'il était autorisé à y faire des cours, mais n'était pas titulaire d'une chaire de professeur. Ce n'est qu'en désespoir de cause qu'il avait embrassé cette profession qu'il n'a jamais cessé de vitupérer. Fils d'un petit fonctionnaire prussien, il n'avait pas été élevé dans l'esprit de conformisme et de soumission aveugle de cette caste, et, chose extraordinaire, tenu à l'écart de toute religion. Il avait fait simultanément des études de mathématiques et de droit à Berlin et avait en fin de compte entamé une carrière de magistrat, lorsqu'il eut à 28 ans, en 1861, le malheur de devenir aveugle, ce qui mit fin à ses ambitions juridiques. il collabora alors à quelques journaux bourgeois progressistes, dont la Vossische Zeitung, continua ses études de mathématiques, passa son doctorat, pour enfin se retrouver chargé de conférences de philosophie et d'économie à l'Université.

C'est son mauvais caractère qui semble avoir essentiellement distingué la personnalité de Dühring. Il est certain que son infirmité lui valait la sympathie de ses auditeurs; et, comme il parlait un langage vif, s'attaquant personnellement à certains de ses collègues, il apportait dans l'enseignement sclérosé de Berlin et dans une époque qui suait le conformisme un élément vivant qui le rendait sympathique. Malheureusement ses emportements n'étaient que l'effet d'une vanité personnelle inouïe qui devait l'amener à se brouiller avec ses meilleurs disciples. S'il donnait l'impression d'un esprit hardi, ses rancunes l'amenaient cependant à professer un antisémitisme violent.

Il est assez remarquable que Dühring ne se soit révélé socialiste qu'après 1870. Il était de formation bourgeoise, et c'est avec cette formation qu'il a commencé à aborder les problèmes sociaux. Ses grands hommes étaient Auguste Comte le positiviste, et Carey l'économiste vulgaire : rien en eux qui fût de nature à bousculer l'édifice social existant. Dans les années qui précédèrent la guerre Bismarck faisait volontiers courir le bruit de sa bienveillance à l'égard de la classe ouvrière et de son désir de procéder à des réformes sociales. Il chargea son ami intime, le conseiller Hofmann Wagener, directeur de l'organe des hobereaux, La Gazette de la Croix, de demander à Dühring un mémoire sur la question ouvrière que celui-ci s'empressa de rédiger. Malheureusement pour lui, Sadowa arriva là-dessus et Bismarck oublia vite des intentions qui ne servaient plus sa politique. Il oublia aussi d'élever M. Dühring à la dignité de professeur qu'il briguait. Et, pour comble, Wagener publia sous son propre nom le fameux mémoire, ce qui donna lieu à un procès retentissant qu'il perdit d'ailleurs. Ainsi Dühring, qui avait été prêt à devenir l'instrument de Bismarck, devra-t-il se contenter de le servir inconsciemment, pour être finalement privé de son droit d'enseigner. Il est vrai qu'à cette époque, la bourgeoisie ayant fait son choix, on n'aura plus besoin de lui.

Aussi est-ce un autre rôle que Dühring va jouer après la guerre de 70. Il se proclamera socialiste, fera l'éloge de la Commune de Paris (tout en regrettant d'ailleurs qu'elle ne se soit contentée que de “demi-mesures”), récitera à ses cours des poèmes enflammés de Byron et de Shelley. On peut penser si les cours d'un tel professeur connurent l'affluence d'une jeunesse en effervescence et le résultat fut qu'il devint rapidement populaire dans les rangs de la social-démocratie. Mais avant d'analyser l'influence que Dühring exercera sur le mouvement ouvrier, il n'est pas inutile de mettre en relief quelques-uns des traits marquants de sa pensée.

Un des aspects les plus frappants est la répudiation de Hegel. Dühring nie la dialectique et affirme la valeur de ses “ vérités éternelles ”. Il n'y aurait peut-être pas lieu de s'alarmer outre mesure, si la négation de la dialectique, c'est-à-dire du mouvement dans la nature et la société, ainsi que celle du rôle de la raison n'avaient été depuis 1848 la marque de la pensée réactionnaire allemande. Hegel, avec son admiration pour la Révolution française et son affirmation du mouvement et des contradictions, représentait d'une certaine manière un élément progressif. Ce n'est pas par hasard si le philosophe dont la vogue se répand précisément après 48 est Schopenhauer, avec ses doctrines irrationalistes et son affirmation d'un mal éternel auquel l'homme ne peut remédier. Chose curieuse, nous trouvons le même refus du rationalisme hégélien chez Dühring.

Mais si la bourgeoisie nie le rôle de la raison, si elle a intérêt à affirmer que le monde est immuable, elle ne peut refuser le développement de la science, surtout dans la mesure où il est l'instrument de sa prospérité. On assiste donc à la naissance d'un pseudo-scientisme, qui répudie Darwin, mais flatte le développement du matérialisme vulgaire des Vogt, Büchner, Moleschott. Or Dühring se drape aussi dans ce vêtement pseudo-scientifique : c'est au nom de la “science la plus radicale” qu'il parle. Et il refuse cependant d'accepter le darwinisme. Par contre, toute sa pensée est imprégnée de, ce faux esprit scientifique, foncièrement idéaliste et qui n'est autre que le positivisme.

Enfin, sur le plan économique, Dühring est le disciple de Carey. Il se défend donc, comme Engels l'a fort bien montré, de toucher au capital lui-même. Il accepte le capitalisme, mais veut en supprimer les contradictions. Cependant il attaque Marx, et s'il l'attaque, c'est, comme il aime à le répéter, “ non par la droite, mais par la gauche ”. Ce qui ne l'empêche pas de développer tout un “ socialisme de l'avenir ”, qui trompera même de bons esprits, par l'apparence réaliste des solutions qu'il propose.

Ainsi la phraséologie de Dühring se donne des allures révolutionnaires et radicales. Mais le fond de sa pensée est essentiellement réactionnaire. Il est tout à fait l'homme propre à égarer une classe ouvrière qui prend conscience de sa force et qui s'organise. Et les réactions qu'il provoque dans le Parti social-démocrate en sont la meilleure preuve.

Le parti social-démocrate et Eugen Dühring[modifier le wikicode]

Les inquiétudes de Marx et d'Engels sur la faiblesse théorique des dirigeants allemands étaient assez justifiées, si l'on en juge par l'accueil que les socialistes réservèrent aux doctrines éclectiques de Dühring. Il leur sembla qu'ils trouvaient en lui l'homme capable de leur donner l'instrument de pensée dont ils ressentaient eux-mêmes le besoin pressant. Bernstein a caractérisé de la façon suivante, en 1895, le niveau théorique du parti à cette époque :

“ Nous acceptions les conclusions générales de la théorie de Marx et d'Engels, mais sans nous être approprié suffisamment ses fondements, les idées qui étaient à sa base, sans nous être rendu un compte exact des différences fondamentales qui subsistaient entre leur conception et celle de Lassalle. Là également, nous ne voyions des différences que dans les applications pratiques[1]. ”

Aussi n'est-il pas étonnant qu'il ait suffi à Dühring de se proclamer socialiste en 1872 pour que, aveuglés par les fallacieuses perspectives de propagande qu'offrait la présence d'un tel porte-parole à l'Université, nos sociaux-démocrates se soient immédiatement sentis pleins d'enthousiasme pour cette recrue de marque. Des militants importants, comme Most, Fritsche, Bernstein se firent même les zélateurs du nouveau théoricien, sans se rendre compte des dangers que présentait la doctrine de Dühring. Bernstein envoya à Bebel, qui était alors en prison, un exemplaire du Cours d'économie politique et de socialisme qui parut à la fin de 1872. Et Bebel écrivit pour le Volksstaat un article intitulé : “ Un nouveau communiste” qui parut le 20 mars 1874 et se terminait ainsi :

“ Cette réserve que nous faisons sur l'ouvrage de Dühring ne concerne pas ses conceptions fondamentales qui sont excellentes et ont notre entière approbation, au point que nous n'hésitons pas à déclarer qu'après le Capital de Marx la dernière œuvre de Dühring compte parmi ce que l'époque récente a produit de meilleur sur le terrain économique ... ”

Si l'on songe que Bebel était un des marxistes les plus solides, on peut imaginer les ravages que ce “ nouveau communiste ” put faire parmi des militants moins avertis.

Dès le début, Marx et Engels avaient percé à jour le bonhomme Dühring. Celui-ci avait écrit sur Le Capital un article assez honnête et même louangeur., Dans une lettre à Engels (8 janvier 1868) Marx avait déjà attribué cette bienveillance à la joie que Dühring se faisait de dire du bien d'un ouvrage qui attaquait le “ professeur ” Roscher et servait ainsi ses propres inimitiés. Car en fait il ne semblait pas avoir pénétré ce qu'il y avait de véritablement neuf dans Le Capital. Et trois jours plus tard, Marx notait que Dühring avait également écrit une Dialectique naturelle dirigée contre la dialectique de Hegel, ce qui, à ses yeux. le classait immédiatement et lui faisait dire avec ironie que le Berlinois était aussi “ un grand philosophe”.

A la lecture de l'article de Bebel, Marx et Engels ne manquèrent pas de faire savoir combien ils étaient indignés de ces louanges. Mais il n'est pas sûr que même un homme comme Liebknecht ait été fermement persuadé du bien-fondé de ces critiques, si l'on en juge par sa réponse à Engels du 13 juin 1874 :

“ Avez-vous des raisons de penser que l'homme est une canaille ou un ennemi dissimulé ? Ce que j'ai appris me confirme dans mon opinion qu'il est sans doute un peu confus, mais tout à fait honnête, et résolument de notre bord. L'article que vous incriminez n'était pas absolument correct et trop enthousiaste - mais il était certainement plein de bonnes intentions et il n'a pas eu d'effet néfaste.”

Chose plus grave, il s'était formé, parmi les personnalités marquantes du parti, une sorte de clan Dühring. On y retrouvait, certes, les éléments dont la formation théorique était la plus faible : Most, un relieur d'Augsbourg, qui avait milité dans le mouvement ouvrier autrichien avant de rejoindre en 1871 la fraction d'Eisenach; Fritsche, ouvrier des manufactures de tabac de Leipzig, avait puisé l'essentiel de sa pensée dans Weitling. Quant à Eduard Bernstein, s'il était venu directement au groupe Bebel-Liebknecht, il se ressentait fortement de sa formation bourgeoise de fils de journaliste et d'employé de banque. Mais ces hommes avaient assez d'influence pour tenter de faire du Volksstaat, organe officiel du parti que dirigeait Liebknecht, une sorte d'organe de propagande des thèses de Dühring. C'est ainsi que le 2 mars 1875 le journal publiait encore un extrait de l'Histoire critique de l'économie politique et du socialisme (2e édition) sur la Commune de Paris. Or cet ouvrage contenait les plus graves injures contre Marx et une déformation consciente de ses théories économiques.

Cependant Liebknecht se rendait compte peu à peu du bien-fondé des critiques d'Engels. Et il commençait à être persuadé qu'il faudrait en finir avec Dühring. Heureusement, en octobre 1875, un des adeptes les plus ardents de celui-ci, Abraham Ensz, envoya au Volksstaat un article apologétique d'une telle violence que Liebknecht l'adressa à Engels en le priant instamment de régler son compte au privat-dozent dont l'entreprise commençait à porter ses fruits en créant dans les rangs de la socialdémocratie à peine unifiée une véritable fraction dont le cheval de bataille devenait peu à peu, sans qu'elle en prît nettement conscience, l'anti-marxisme.

La genèse de l' “ Anti-Dühring ”[modifier le wikicode]

En réalité, Engels se fit assez longtemps tirer l'oreille avant de “mordre dans cette pomme acide”. Il avait enfin pu, à la fin de 1869, se libérer de ce “ travail forcé ” à la firme Ermen et Engels auquel il avait sacrifié pendant dix-huit ans avec une abnégation admirable, afin de pouvoir aider Marx et lui assurer les conditions de vie et de tranquillité nécessaires à la rédaction du Capital. Il n'était certes pas resté inactif pendant toute cette période et il avait pris une large part aux luttes de Marx et de l'Internationale. Mais il avait attendu avec impatience cette libération pour pouvoir se consacrer entièrement au travail idéologique, que Marx accomplissait pour sa part dans le domaine de l'économie, et à la propagande du mouvement ouvrier.

Dès son installation à Londres, en 1870, Engels va se plonger dans des études scientifiques et commencer cette “ mue ” dont il parle lui-même. il lui semblait en effet plus important de compléter l'arsenal idéologique dont avait besoin le prolétariat que de se lancer dans une lutte dont les objectifs immédiats lui semblaient alors limités. C'est pourquoi il résiste aux instantes sollicitations dont il est l'objet de la part de ses amis qui voudraient le faire élire député socialiste du Wuppertal au Reichstag. Il va certes s'occuper activement du Conseil général de l'Internationale, écrire pendant la guerre de 70 ses remarquables articles de critique militaire dans la Pall-Mall Gazette[2], lutter contre Bakounine; mais, lorsque, après le congrès de La Haye, le siège de l'Internationale quittera Londres, il essaiera de se consacrer à ses études scientifiques qui devaient constituer la base d'un grand ouvrage sur la Dialectique de la nature, dont il ne nous reste que des fragments et qu'il ne devait jamais avoir le temps de mener à bien.

Mais la création récente du parti d'Eisenach, les luttes qu'il avait à mener pour faire triompher sa politique après la fondation de l'Empire, la nécessité où il se trouvait aussi de se démarquer des lassalliens obligèrent Engels à collaborer activement au Volksstaat, à rédiger sa brochure sur la question du logement et à entretenir une correspondance abondante avec les militants qui lui demandaient conseil. Tout en restant en dehors des intrigues intérieures au parti, Marx et Engels restaient attentifs à son évolution. Ils l'avaient montré en intervenant avant le congrès d'unification. Ils pensaient toutefois que le parti ne pouvait que se renforcer en s'aguerrissant et en réglant par lui-même ses difficultés intérieures. C'est pourquoi Engels ne réagit pas particulièrement à l'article d'Abraham Ensz, et, en février 1876, dans un article sur “l'eau-de-vie prussienne au Reichstag”, il se contenta encore de faire une allusion méprisante à Dühring.

Cependant, en Allemagne, la situation empirait. Au début de 1876, Liebknecht communiqua à Engels toute une série de lettres d'ouvriers où se reflétait l'influence pernicieuse du cercle Dühring. Au mois de mai, Most envoya à la rédaction du Volksstaat un article qui constituait une véritable apologie de Dühring. Liebknecht le transmit à nouveau avec cette remarque :

“ Ci-joint un manuscrit de Most qui te montrera que l'épidémie Dühring a atteint aussi des gens d'ordinaire raisonnables. Il est absolument nécessaire de lui régler son compte[3]

Engels était en vacances à Ramsgate et il transmet l'envoi de Liebknecht à Marx avec le commentaire suivant :

“ Si cela continue, les lassalliens seront bientôt les esprits les plus clairs, parce qu'ils admettent moins d'absurdités et que les œuvres de Lassalle sont les moyens d'agitation les moins nocifs. Je voudrais bien savoir ce que ce Most veut à proprement parler de nous et comment nous devons procéder pour qu'il soit content. Une chose est claire : dans l'esprit de ces gens, Dühring s'est gagné l'immunité à notre égard par ses infâmes attaques contre toi, car si nous ridiculisons ses âneries théoriques, c'est là une vengeance contre ces messieurs ! Plus Dühring est grossier, plus nous devons être humbles et débonnaires, et, en fait, c'est une vraie bénédiction que M. Most n'exige pas encore de nous qu'après avoir, avec bienveillance et sans publicité, dévoilé ses bourdes à M. Dühring (comme s'il ne s'agissait que de simples bourdes !) afin qu'il les supprime dans la prochaine édition, nous ne lui baisions pas encore les fesses. Ce type, je veux dire Most, a accompli cette performance de mettre en fiches tout le Capital et pourtant de n'y rien comprendre. Cette lettre le démontre péremptoirement, et elle peint l'individu. Toutes ces âneries seraient impossibles, si, au lieu de Wilhelm [Liebknecht], il y avait à la tête un homme ayant seulement un peu de discernement théorique qui ne laisserait pas imprimer avec délice toutes les sottises possibles - plus elles sont saugrenues, mieux cela vaut - et ne les recommanderait pas aux ouvriers avec toute l'autorité du Volksstaat. Enfin*, cette histoire m'a mis hors de moi et la question se pose de savoir s'il ne serait pas temps de prendre sérieusement en considération notre position vis-à-vis* de ce monsieur[4].”

Dès le lendemain, Marx répondait à son ami :

“ Mon opinion est qu'on ne peut prendre “ position vis-à-vis de ces messieurs ” qu'en critiquant Dühring sans aucun ménagement. Il est manifeste qu'il a manœuvré parmi ces arrivistes littéraires imbéciles qui lui sont tout dévoués pour éviter une telle critique; de leur côté, ils comptaient sur la faiblesse qui leur est bien connue de Liebknecht. Liebknecht avait, et il faut le lui dire, le devoir de déclarer à ce gaillard qu'il nous avait à plusieurs reprises demandé cette critique et que pendant des années, nous l'avons repoussée comme un travail trop subalterne. La chose, comme il le sait et comme ses lettres le prouvent, n'a paru valoir la peine que lorsqu'en nous envoyant à maintes reprises de ces lettres d'imbéciles, il eut attiré notre attention sur le danger de voir propager des fadaises dans le parti[5].”

Dès lors la décision d'Engels est prise. Dès le 28 mai, il écrit à Marx pour se plaindre qu'il est de nouveau obligé “ de laisser tout en plan pour tomber sur le poil de l'ennuyeux Dühring ”. Mais déjà il expose son plan d'attaque et, dans la même lettre, il poursuit :

“ Quoi qu'il en soit, j'ai l'avantage sur lui maintenant. Mon plan est prêt - j'ai mon plan . Au début je prends tout ce mic-mac d'une façon purement objective et apparemment sérieuse; puis le traitement s'aggravera à mesure que s'accumuleront les preuves de stupidité d'une part et de banalité d'autre part, et, en fin de compte, cela tombera dru comme grêle. De cette façon, Most et Cie ne pourront plus prétexter le “ manque de charité ” et Dühring s'entendra quand même dire son fait. Ces messieurs verront que nous avons plus d'un tour dans notre sac pour en finir avec de telles gens[6]. ”

Ses vacances, Engels va les passer à lire de très près les œuvres de Dühring, ce qui, comme il le dit, s'accorde parfaitement avec l'ambiance de stupidité générale qui règne aux bains de mer. Et dès son retour à Londres, dans les premiers jours de septembre, il se met à l'œuvre.

Cependant, en Allemagne, Dühring ne désarmait pas. S'il jouissait maintenant d'une certaine influence parmi les cercles sociaux-démocrates, certains lui reprochaient tout de même son attitude à l'égard de Marx. Ce qui l'amenait à affirmer qu'il avait une haute estime pour Marx, mais ne l'empêchait pas de continuer ses attaques, du point de vue de la “science la plus radicale” naturellement, et de se plaindre que l'organe du parti ne lui fasse pas assez de propagande.

A quel point les choses en étaient arrivées, une lettre de W. Bracke à Engels permet de s'en faire une idée :

“ Les Berlinois sont tous des avocats empressés de Dühring, et Most l'est aussi. Celui-ci prétend lui avoir fait des reproches à propos de ses attaques contre Marx, à quoi Dühring aurait répondu qu'il avait une très haute estime pour Marx, mais qu'il attaquait toujours, sans considération de personne, là où cela lui semblait nécessaire; qu'on pouvait l'attaquer à son tour et que Fort était tout de même obligé de reconnaître son point de vue comme un point de vue communiste conséquent. J'entends aussi çà et là, dans les milieux de bons camarades des paroles d'approbation en faveur de Dühring. Il me semble établi que Dühring a réformé très considérablement ses opinions, et dans un sens qui en fait un de nos camarades; cela n'exclut pas de lui taper sur les doigts pour des erreurs et des inconvenances. Il a lui-même dit à Most qu'il éprouvait de l'amertume de n'être pas ou à peine pris en considération par le parti et qu'il ne le comprenait guère qu'on l'attaque là où il l'avait mérité.

En tout cas il me paraît nécessaire que le Volksstaat prenne position ... Cependant le crédit de Dühring grandit de plus en plus. Si on doit enfin l'attaquer - chose sur laquelle je ne m'autorise pas à porter un jugement compétent - il faut le faire vite, sans quoi il sera trop tard[7]. ”

Engels était tout à fait prêt à passer à l'attaque. Pendant son séjour à Ramsgate, il avait longuement réfléchi à son ouvrage. Mais ses études personnelles l'y avaient aussi préparé et il écrivait dès le 28 mai à Marx :

“ Pour le Dühring, mon répertoire d'histoire ancienne et mes études de science me rendent de grands services et me facilitent la chose à bien des égards. En particulier dans le domaine des sciences de la nature, je trouve que le terrain m'est devenu beaucoup plus familier, que je peux y évoluer, bien qu'avec précautions, avec quelque liberté et quelque sûreté[8]. ”

En réalité la rédaction de l'Anti-Dühring va coûter à Engels près de deux ans de travail. Pour l'essentiel la première partie fut commencée en septembre 1876 et probablement terminée en janvier 1877. Elle parut en 19 fois sous le titre “ M. Eugen Dühring bouleverse la philosophie” dans l'organe du parti (qui depuis le 1er octobre 1876 s'appelait le Vorwärts) du 1er janvier au 13 mai 1877. Elle comprenait les deux premiers chapitres qui figurent maintenant sous le titre d'Introduction. La deuxième partie fut composée entre juin et août 1877. Le chapitre X “ Sur l'Histoire critique” a pour auteur Marx qui en adresse la première partie à Engels dès le 5 mai, tandis que la deuxième partie (l'analyse du Tableau économique de Quesnay) lui parvient le 8 août. Cette section parut sous le titre “ M. Eugen Dühring bouleverse l'économie politique” en neuf fois, entre le 27 juillet et le 30 décembre 1877 soit dans l'annexe scientifique, soit dans l'annexe du Vorwärts. Quant à la 3e partie (“ M. Eugen Dühring bouleverse le socialisme”) sa date de rédaction peut être fixée avec assez de certitude entre la fin d'août 1877 et la fin mars - début avril 1878. Le 30 avril, Engels écrit à Bracke :

“ J'en ai heureusement fini - à part la révision des derniers articles - avec M. Dühring et pour rien au monde je ne souhaite continuer à le fréquenter[9]. ”

Cette partie parut en cinq fois du 5 mai au 7 juillet dans l'annexe du journal.

Engels en avait fini avec Dühring, il n'y reviendra plus.

La publication de l'“ Anti-Dühring ”[modifier le wikicode]

Cependant la publication même dans l'organe du parti des articles d'Engels n'alla pas sans incidents. Il est évident que la façon dont Engels malmenait leur grand homme n'était pas pour plaire aux partisans de Dühring. Il est probable qu'ils usèrent de leur influence auprès de Liebknecht pour tâcher de retarder ou au contraire d'accélérer la publication des articles. Les premiers parurent de façon presque ininterrompue, mais c'était la période de la campagne électorale, c'est-à-dire celle où les militants du parti, absorbés par la propagande, avaient le moins de temps pour lire. Puis de longues interruptions se firent après les élections, interruptions au cours desquelles Liebknecht passait sans coupure d'autres articles longs et de moindre intérêt.

Dès le début Engels s'était douté de cette manœuvre possible et, en expédiant à Liebknecht le reste de la partie “ Philosophie ”, il lui écrivait :

“ Et s'ils [les partisans de Dühring] se plaignent de mon ton, j'espère que tu n'oublieras pas de leur opposer à l'occasion le ton de M. Dühring à l'égard de Marx et de ses devanciers, et de leur dire en particulier que je fais une démonstration, et qui va même dans le détail, tandis que Dühring se contente de calomnier et d'injurier ses prédécesseurs. Ils l'ont voulu, et ils s'en entendront dire de belles, je te le promets[10]. ”

Il ne tardera pas à voir dans le rythme de parution de ses articles et dans la manière dont ils étaient coupés, une manœuvre des partisans de Dühring. Le 11 avril, il envoyait un véritable ultimatum à Liebknecht, le sommant de faire paraître ses articles sans les estropier et le menaçant de rendre publique toute cette histoire, si le rédacteur en chef du Vorwärts ne lui donnait pas cette fois satisfaction. Le même jour, Marx écrivait à Bracke :

“ Engels a écrit une lettre d'avertissement à Liebknecht. Il voit une intention délibérée dans cette façon de procéder, une tentative d'intimidation de la part de la poignée de partisans de Dühring. Il serait tout à fait naturel que les mêmes imbéciles qui parlaient de “ conspiration du silence” autour de cette tête vide et folle veuillent maintenant faire taire la critique[11].”

Ces impressions de Marx et d'Engels ne devaient pas tarder à être confirmées. Déjà le fidèle Sanche, Pança de Dühring, Abraham Ensz, avait donné libre cours à sa colère dans une brochure injurieuse à l'égard d'Engels. Mais au congrès du Parti, qui se tint à Gotha du 27 au 29 mai 1877, on vit Most proposer une motion tendant à écarter de l'organe central du parti des articles comme ceux d'Engels contre Dühring sous prétexte qu'ils étaient “absolument dénués d'intérêt ou même tout à fait choquants pour la grande majorité des lecteurs du Vorwärts”. Ainsi les partisans de Dühring allaient jusqu'à pousser une attaque directe contre Engels, attaque qui, au-delà de sa personne, visait le marxisme lui-même.

Liebknecht proposa alors la publication de la suite des articles d'Engels dans le supplément scientifique du journal, chose qui allait de soi. Mais même chez les anciens membres de la fraction d'Eisenach, on n'avait pas saisi toute l'importance de la question. Bebel avait déposé une motion de conciliation en proposant la publication en brochure, mais en fondant son argumentation sur le caractère “purement scientifique” de la polémique qui en faisait un thème déplacé dans l'organe politique du parti il montrait qu'il n'avait pas saisi toute la portée théorique et politique de l'œuvre. Quant à Vahlteich, il était allé jusqu'à dire que la publication de ces articles avait été une erreur qui avait fait plus de mal que de bien au parti.

Au cours de ce congrès, Liebknecht intervint tout de même avec une énergie d'autant plus méritoire qu'elle était rare pour défendre l'œuvre d'Engels, et par là même le marxisme. Il dit notamment que depuis le Capital, les articles d'Engels étaient le travail scientifique le plus important qui eût jailli du sein du parti. Et il prononçait là un jugement qui se vérifie encore aujourd'hui.

En vérité, l'œuvre d'Engels eut dès sa parution dans le Vorwärts des répercussions profondes. Dès le début de janvier de nombreux militants, comme Borkheim, Lessner, etc., lui avaient écrit pour le féliciter de cette réponse magistrale aux insanités de Dühring. Bracke lui avait aussi fait savoir avec quelle joie il lisait cette réfutation fondamentale des erreurs introduites par Dühring dans la tête des socialistes. Le congrès avait tout de même marqué un net avantage des marxistes, et l'influence du privat-dozent vaniteux était en régression.

La suite des événements fit beaucoup pour le ruiner totalement. Dühring, que son outrecuidance avait amené à formuler des attaques directes contre Helmholtz, fut relevé de ses fonctions à l'Université de Berlin au mois de juillet 1877. C'était là une mesure directement réactionnaire et les sociaux-démocrates se trouvèrent à ses côtés pour défendre la liberté de l'enseignement. Mais le mauvais caractère de Dühring, ou peut-être son désir de se réconcilier avec un gouvernement qu'il n'avait jamais attaqué que dans la forme, fit le reste : il se brouilla avec les socialistes et commença à les vitupérer. Cela allait vite éloigner de lui ses meilleurs partisans, ceux-là mêmes que les vigoureuses démonstrations d'Engels n'avaient pu ébranler. C'en était fait de son influence sur les milieux sociaux-démocrates, et l'Anti-Dühring allait ressouder le parti en lui donnant une base théorique solide.

Presque au moment même où se terminait dans le Vorwärts la publication des articles d'Engels, le livre paraissait à Leipzig en librairie. Le titre de l'ouvrage retenu par l'auteur était en fait une parodie du titre d'un livre publié par Dühring lui-même en 1865 à Munich : Carey bouleverse l'économie politique et les sciences sociales. L'analogie était d'autant plus piquante que l'ouvrage de Dühring était une apologie de Carey, alors qu'à coup sûr Engels n'a pas rendu le même service à Dühring ! Quoi qu'il en soit, une seconde édition devenait nécessaire dès 1885, à un moment où sévissait depuis sept ans la loi d'exception contre les socialistes. Cet ouvrage fondamental a été un des plus lus de la littérature marxiste pendant toute cette période, et c'est sans doute la meilleure preuve de la qualité du livre et de sa portée. C'est aussi le critère de la pénétration du marxisme en Allemagne et de l'élévation du niveau théorique des militants socialistes. La dernière édition qu'Engels put assurer était revue et augmentée et elle parut en 1894 à Stuttgart. Il est sans doute inutile de compter les rééditions qui en ont été faites depuis et le nombre de langues dans lesquelles l'Anti-Dühring, titre qui lui est resté, a été traduit. Signalons pour la France qu'Engels en a extrait en 1880, à la demande de Paul Lafargue, trois chapitres connus sous le nom de Socialisme utopique et socialisme scientifique et que cette brochure n'a pas peu contribué à l'introduction du marxisme en France.

Portée de l' “ Anti-Dühring ”[modifier le wikicode]

Si nous essayons de nous remémorer la situation dans laquelle Engels a entrepris de répondre de façon aussi magistrale à Dühring, il faut reconnaître qu'elle n'était pas pour lui une grande source d'encouragement. Certes l'Allemagne possédait un parti socialiste qui avait surmonté le stade de la secte lassallienne. A chaque élection le nombre de voix socialistes augmentait. Le parti possédait près de quarante organes de presse et était en mesure d'utiliser le Reichstag comme tribune de propagande à l'échelon national. Mais l'unité s'était réalisée à Gotha sur des bases qui trahissaient la faiblesse idéologique des dirigeants. Il était clair que le Manifeste communiste ou Le Capital étaient à peine connus. La lutte souvent héroïque du parti se situait sur un plan strictement politique. Sans doute les statuts de l'Internationale avaient servi à orienter l'action et on recourait aux conseils de Marx et d'Engels. Mais à dire vrai, personne dans le parti allemand n'avait cherché à penser les principes mêmes de cette action, ni à la rattacher à une conception du monde. On luttait pour la prise du pouvoir, mais sans une vue claire de ce que le socialisme signifiait dans l'histoire de l'humanité. Il est probable que les grandes données du matérialisme historique étaient un sujet auquel on n'avait pas réfléchi.

On ne saisissait donc pas le marxisme comme une conception du monde, mais plutôt comme un fil directeur de l'action politique. Aussi n'est-il pas surprenant qu'un Dühring qui se réclamait du socialisme et touchait à tous les domaines de la connaissance ait tant impressionné certains dirigeants. Les critères qu'ils auraient pu avoir pour dénoncer l'éclectisme de cet universitaire leur manquaient, faute d'avoir pleinement assimilé les données profondes du marxisme. Il eût fallu, en partant des œuvres de Marx et d'Engels qui étaient accessibles, le Manifeste communiste et Le Capital, que les socialistes allemands se livrent à tout un travail d'exégèse et à une synthèse dont ils n'étaient sans doute pas capables.

Dans ces conditions on peut parler de l'audace d'Engels qui n'a pas hésité à proposer un exposé du marxisme qui commençait par la philosophie. Il n'a pas hésité à se placer très en avant des positions qui étaient celles de ses lecteurs en débutant par la partie la plus abstraite, par la discussion de thèmes à laquelle, du fait de leur culture et de leurs préoccupations politiques, ils étaient le moins préparés. Il a fait ainsi confiance à la capacité théorique du prolétariat allemand, qualité qu'il n'avait cessé d'affirmer, mais qui ne s'était pas tellement manifestée dans la réalité.

Dans un sens, mener la polémique contre Dühring servait ses intentions. Il rattachait l'exposé théorique qu'il s'apprêtait à faire à des problèmes que les controverses dans le parti avaient rendus actuels. L'intérêt montré par les socialistes allemands pour un homme qui leur proposait un système apparemment cohérent du monde, prouvait dans une certaine mesure qu'ils étaient mûrs pour recevoir un enseignement théorique de haut niveau. La polémique à mener et qui flattait le tempérament de lutteur d'Engels lui offrait un moyen de faire pénétrer, de façon vivante et en déployant tout son humour, des éléments théoriques qui, présentés de façon plus didactique, auraient souvent paru rebutants. C'est ce qui explique d'ailleurs qu'aujourd'hui où le marxisme est assimilé de façon plus approfondie, les parties polémiques de l'œuvre aient perdu leur impact et apparaissent souvent fastidieuses. Il n'empêche qu'Engels s'est situé d'emblée à un niveau théorique qui exigeait de ses lecteurs un véritable effort intellectuel.

En écrivant l'Anti-Dühring, Engels a fait pour la première fois la synthèse dans tous les domaines de la connaissance de la conception marxiste du monde. Et c'est pourquoi on peut parler véritablement ici d'une encyclopédie du marxisme. Des générations y ont trouvé un exposé clair et complet de ses principes fondamentaux et l'Anti-Dühring continue à être l'ouvrage qui permet de s'initier le plus complètement à la pensée de Marx, tout en restant accessible à tous.

Tout d'abord Engels a défini très nettement ce qu'était le matérialisme moderne. Le matérialisme mécaniste du XVIII° siècle était évidemment désuet, car il s'appuyait sur des données scientifiques désormais largement dépassées. La vogue du positivisme avait été un timide essai de réhabilitation de la connaissance rationnelle, mais ses limites mêmes le faisaient basculer dans des conclusions idéalistes. Il correspondait à un certain essor des sciences de la première moitié du XIX° siècle et s'efforçait d'intégrer leurs conquêtes. Mais il ne rendait pas compte, faute d'une conception matérialiste globale, de l'ensemble des phénomènes. Auguste Comte, qui se voulait résolument positiviste, en arrivait à dire que ce sont les idées qui mènent le monde, rouvrant ainsi la porte à l'idéalisme. Bien qu'incomparablement supérieur à ce qu'il avait été cent ans plus tôt, le niveau des connaissances ne rendait pas compte intégralement du réel. Face à ces lacunes, l'idéalisme semblait une explication souvent plus cohérente.

Ici Engels n'a pas seulement eu le mérite de réaffirmer sans concession un principe de base; il a montré également comment le développement des sciences imposait une philosophie matérialiste. Ce n'est pas une idée qui s'imposait. Les problèmes posés par la connaissance montraient au contraire que le matérialisme, sous la forme mécaniste qu'il avait revêtue avec la philosophie des Lumières, était dépassé et ne suffisait plus à assurer l'unité du savoir humain. Les progrès des sciences biologiques par exemple remettaient en question le déterminisme qui, à l'époque de Laplace, semblait encore s'imposer. Dans toutes les sciences de la nature le mouvement, les mutations qualitatives étaient venu ébranler la stabilité du bel édifice. La causalité classique ne suffisait plus à fonder une théorie de la connaissance homogène et cohérente.

Il n'était sans doute pas facile de coordonner les résultats apparemment assez disparates de l'ensemble des sciences. Elles présentaient plus de problèmes échappant aux règles de la logique formelle que de solutions définitivement acquises. En un mot il fallait trouver une méthode qui rendit au processus de la connaissance son unité, des règles de raisonnement qui permettent d'affronter les difficultés et de les résoudre sans faire appel aux solutions commodes qu'offrait le saut dans l'idéalisme. En d'autres termes, il s'agissait de définir dans ses grandes lignes la forme du matérialisme correspondant au développement des sciences dans le troisième quart du XIX° siècle. Cette forme, c'était le matérialisme dialectique, et c'est l'honneur d'Engels d'en avoir dégagé les principes et les lois.

Pour Marx et pour lui, c'était une méthode familière. Il y a longtemps qu'ils avaient su opérer le passage de la dialectique hégélienne à la dialectique matérialiste. S'ils l'avaient fait dès qu'ils avaient défini les bases du matérialisme historique dans L'Idéologie allemande et dans le Manifeste, si Le Capital n'était que l'application de cette méthode à l'économie, ils n'en avaient jamais présenté l'exposé théorique. Chacun des ouvrages de Marx et Engels alors accessibles au public s'insérait plutôt dans une perspective politique et personne n'avait essayé d'analyser et d'exprimer sous forme de concepts la méthodologie qui avait donné naissance à leurs travaux historiques et scientifiques.

L'Anti-Dühring apportait donc quelque chose d'absolument neuf. Il était vraiment le premier exposé du marxisme en tant que conception du monde. Il rattachait toute l'action des partis socialistes à une philosophie d'ensemble qui transcendait de loin les luttes politiques et rappelait en termes clairs que ces luttes de classes, menées consciemment par le prolétariat, non seulement s'inscrivaient dans un mouvement historique nécessaire, mais avaient aussi pour fin la libération de l'homme. Le Manifeste communiste l'avait déjà dit, mais sans dégager avec évidence ces principes fondamentaux.

L'Anti-Dühring est le premier exposé systématique de ce qui est l'essence même du marxisme. Mais il est plus encore : il constitue toute une conception nouvelle de la philosophie.

La philosophie bourgeoise prétendait légitimer les sciences, être par elle-même une science au-dessus des autres. Elle visait à constituer un système complet rendant compte à la fois des phénomènes naturels et de la vie de l'esprit. Elle était dans ce sens une totalité fermée, mise sans cesse en contradiction avec elle-même du fait des progrès de la connaissance. Il en va tout autrement du marxisme qui affirme la priorité de l'être sur la conscience et pour lequel la pensée est étroitement dépendante des conditions dans lesquelles elle s'exerce. Dès lors, à mesure que notre connaissance s'élargit, que nous appréhendons plus scientifiquement le réel, les formes mêmes de notre pensée se transforment. La philosophie n'est plus une science au-dessus des autres, visant à combler les lacunes de notre connaissance. Elle est la traduction et la synthèse sur le plan de la pensée de la réalité, elle est la généralisation et l'appropriation des résultats obtenus par la science dans son exploration des phénomènes naturels et humains.

Le matérialisme dialectique ne peut donc, par essence, constituer une totalité fermée. Sa base est strictement scientifique. Elle est la connaissance du réel, elle doit rendre compte du monde au niveau où la science a réussi à le saisir. C'est dire que chaque progrès de la connaissance implique un réajustement de la théorie, ou, comme le dira Engels, une forme nouvelle du matérialisme. Comme le marxisme est essentiellement une méthode d'appropriation et de synthèse des résultats obtenus par la science, il est par nature ouvert, contraint par sa loi même de s'enrichir de chaque conquête de la connaissance et de se transformer.

En écrivant l'Anti-Dühring, Engels a établi la forme du matérialisme qui correspondait à la science de son temps. Bien plus, il a été capable de déceler ce qui, dans les résultats nouveaux auxquels elle parvenait, était un ferment de renouvellement de notre connaissance. On peut dire qu'il a fait preuve d'une sûreté de vue extraordinaire pour dégager certaines notions, comme par exemple celle d'énergie, des confusions et des interprétations mécanistes dans lesquelles se débattaient les physiciens de son époque. Certaines de ses conceptions sont très en avance sur les conclusions auxquelles aboutissaient les savants. Sa méthode a non seulement su dégager ce qui constituait la forme du matérialisme des années 1875, mais elle a aussi contribué à éclairer les chercheurs eux-mêmes et à faire avancer leurs travaux. Personne ne pourrait plus affirmer aujourd'hui que la méthode marxiste n'a pas contribué au développement et à l'approfondissement de notre connaissance.

Ceci dit, cet exposé devenu classique de la méthode marxiste ne doit pas être considéré comme un bréviaire. Il est bien évident que certaines parties de l'ouvrage ont vieilli. Pour ne prendre qu'un exemple, les progrès considérables de la biologie générale et de la génétique et l'apparition de la biologie moléculaire ont fait franchir un pas décisif à notre connaissance du monde organique. On ne peut dans ce domaine faire fond sur les conclusions d'Engels qu'en les replaçant dans leur contexte historique. Tout comme Lénine tentait, trente ans après Engels, de définir dans Matérialisme et empiriocriticisme la forme du matérialisme résultant des découvertes scientifiques de son époque, il serait aujourd'hui nécessaire, près de cent ans après l'Anti-Dühring, de se livrer au même travail d'analyse critique et de synthèse.

Mais il ne peut faire de doute que c'est encore de la méthode définie par Engels en 1878 qu'il faudra s'inspirer.

Cette nouvelle édition reprend pour l'essentiel le texte de la traduction parue dans les éditions précédentes. Une confrontation avec le texte publié dans l'édition berlinoise des œuvres de Marx-Engels en 1962 n'a pas fait apparaître de différence notable. C'est pourquoi nous avons repris l'ordonnance des textes que nous avions adoptée en 1956.

Une précision toutefois. On connaît maintenant la date approximative de la rédaction du texte : “ La décadence de la féodalité et l'essor de la bourgeoisie”. C'est à la fin de 1884 qu'Engels a rédigé ce fragment, à une époque où il envisageait d'inclure La Guerre des paysans dans une histoire générale de l'Allemagne dont elle aurait constitué le pivot.

Nous voudrions, en terminant, exprimer nos remerciements à nos amis Pierre Boiteau et Paul Labérenne qui ont bien voulu se charger de revoir l'appareil de notes des précédentes éditions et l'adapter au niveau actuel de nos connaissances.

Avril 1971.

Emile BOTTIGELLI

Préfaces de l'auteur[modifier le wikicode]

Edition de 1878[modifier le wikicode]

Le travail qui suit n'est nullement le fruit de quelque “ impulsion intérieure ”. Au contraire.

Lorsque, il y a trois ans, M. Dühring lança soudain un défi à son siècle en qualité d'adepte et en même temps de réformateur du socialisme, des amis d'Allemagne insistèrent à plusieurs reprises auprès de moi, pour que je fasse, dans l'organe central du parti social-démocrate, qui était alors le Volksstaat, l'examen critique de cette nouvelle théorie socialiste. Ils pensaient que c'était absolument nécessaire si l'on ne voulait pas, dans le Parti encore si jeune et qui venait à peine d'être définitivement unifié, donner à l'esprit de secte de nouvelles occasions de division et de confusion. Ils étaient mieux à même que moi de juger la situation en Allemagne; j'étais donc tenu de les croire. Il s'avéra, en outre, qu'une partie de la presse socialiste accueillait le nouveau converti avec une chaleur qui, il est vrai, ne s'adressait qu'à sa bonne volonté, mais laissait en même temps paraître dans ces journaux, par égard pour la dite bonne volonté de M. Dühring, celle d'accepter également sa doctrine par-dessus le marché et les yeux fermés. Il se trouva même des gens qui s'apprêtaient déjà à répandre cette doctrine parmi les ouvriers sous une forme vulgarisée. Et, enfin, M. Dühring et sa petite secte mettaient en œuvre tous les artifices de la réclame et de l'intrigue pour obliger le Volksstaat à prendre nettement parti à l'égard de la doctrine nouvelle qui entrait en scène avec de si fortes prétentions.

Il m'a fallu tout de même un an pour me résoudre à abandonner d'autres travaux et à mordre dans cette pomme acide. C'était, en effet, de ces sortes de pommes qu'il faut avaler tout entières, une fois qu'on y a mordu. Et elle n'était pas seulement fort acide, elle était aussi fort grosse. La nouvelle théorie socialiste se présentait comme le dernier fruit pratique d'un système philosophique nouveau. Il s'agissait donc de l'étudier dans l'ensemble de ce système, et, par suite, d'étudier le système lui-même; il s'agissait de suivre M. Dühring sur ce vaste terrain où il traite de toutes les choses possibles, et de quelques autres encore. Telle est l'origine d'une série d'articles, qui parurent à partir du début de 1877 dans le successeur du Volksstaat, le Vorwärts de Leipzig, et que l'on trouvera ici réunis.

C'est donc la nature de l'objet même qui a imposé à la critique des dimensions tout à fait hors de proportion avec la teneur scientifique de cet objet, nous voulons dire les œuvres de M. Dühring. Toutefois, deux autres circonstances peuvent aussi faire excuser ces dimensions. D'une part, elles me donnaient l'occasion de présenter, dans les domaines très divers qu'il fallait aborder ici, un développement positif de ma conception sur des problèmes qui sont aujourd'hui d'un intérêt scientifique ou pratique général. C'est ce que j'ai fait dans chacun des chapitres, et si peu que cet ouvrage puisse avoir pour but d'opposer au “système” de M. Dühring un autre système, j'espère que le lien interne qui rattache entre elles les idées présentées par moi n'échappera pas au lecteur. J'ai, dès maintenant, assez de preuves qu'à cet égard mon travail n'a pas été entièrement infructueux.

D'autre part, M.. Dühring “ créateur de système ” n'est pas un phénomène isolé dans l'Allemagne d'aujourd'hui. Depuis quelque temps, les systèmes de cosmogonie, de philosophie de la nature en général, de politique, d'économie, etc., poussent en Allemagne par douzaines, en une nuit, comme des champignons. Le moindre docteur en philosophie, voire le moindre étudiant, ne se tient plus quitte aujourd'hui à moins d'un “ système ” complet. De même que dans l'État moderne on suppose que chaque citoyen est mûr pour porter un jugement sur toutes les questions sur lesquelles il est appelé à voter, de même qu'en économie on admet que chaque consommateur est un parfait connaisseur de toutes les marchandises qu'il est amené à acheter pour sa subsistance, - la même hypothèse doit prévaloir désormais dans la science. Liberté de la science, cela signifie que l'on écrit sur tout ce que l'on n'a pas appris et que l'on fait passer cela pour la seule méthode rigoureusement scientifique. Quant à M. Dühring, il est un des types les plus représentatifs de cette pseudo-science tapageuse qui, dans l'Allemagne d'aujourd'hui, se pousse partout au premier plan et couvre tout du fracas de sa... camelote extra. Camelote extra en poésie, en philosophie, en politique, en économie, en histoire, camelote extra dans la chaire professorale et à la tribune, camelote extra partout, camelote extra qui a des prétentions à la supériorité et à la profondeur de pensée, à la différence de la camelote banale et platement vulgaire d'autres nations, camelote extra qui est le produit le plus caractéristique et le plus massif de l'industrie intellectuelle de l'Allemagne, bon marché mais de mauvaise qualité, exactement comme d'autres fabrications allemandes à côté desquelles elle n'était malheureusement pas représentée à l'exposition de Philadelphie. Même le socialisme allemand donne à force depuis peu, particulièrement depuis le bon exemple offert par M. Dühring, dans la camelote extra, et met en avant tel et tel qui fait étalage d'une “science” dont il “ n'a réellement pas appris un traître mot ”[12]. C'est là une maladie infantile, qui marque le début de la conversion de l'étudiant allemand à la social-démocratie et qui en est inséparable, mais dont on triomphera vite grâce au tempérament remarquablement sain de nos ouvriers.

Ce n'est pas ma faute si j'ai dû suivre M. Dühring dans des domaines où je puis tout au plus prétendre à évoluer en amateur. En pareil cas, je m’en suis tenu la plupart du temps à opposer aux affirmations fausses ou erronées de mon adversaire les faits corrects, incontestés. Ainsi, dans le domaine du droit et fréquemment dans les sciences de la nature. Dans d'autres cas, il s'agit d'idées générales tirées de la partie théorique des sciences de la nature, donc d'un terrain où le spécialiste lui-même est obligé de sortir de sa spécialité pour empiéter sur des domaines voisins, domaines où, de l'aveu même de M. Virchow[13], il est un “ demi-savant ” tout comme nous. L'indulgence qu'en cette matière on se témoigne les uns aux autres pour de petites inexactitudes et des maladresses d'expression me sera, je l'espère, accordée aussi.

Au moment de conclure cette préface, je reçois une annonce de librairie rédigée par M. Dühring pour un nouvel ouvrage “capital” du même : Nouvelles lois fondamentales d'une physique et d'une chimie rationnelles. Quelque conscience que j'aie de l'indigence de mes connaissances en physique et en chimie, je crois cependant connaître assez mon M. Dühring pour pouvoir, sans avoir jamais vu l’œuvre elle-même, dire d'avance que les lois de la physique et de la chimie qu'il y expose prendront dignement place, pour ce qui est des erreurs et des lieux communs, aux côtés des lois relatives à l'économie, à la connaissance schématique générale de l'univers, etc., qui ont été précédemment découvertes par lui et étudiées dans mon ouvrage, et que le rhigomètre, ou instrument à mesurer les températures extrêmement basses, construit par M. Dühring, servira à mesurer, non pas des températures, hautes ou basses, mais purement et simplement l'arrogance ignare de M. Dühring.

Londres, 11 juin 1878.

Friedrich Engels

Edition de 1885[modifier le wikicode]

La nécessité de faire paraître une nouvelle édition du présent ouvrage a été une surprise pour moi. Ce qui faisait l'objet de sa critique est pratiquement oublié désormais. L'ouvrage lui-même n'a pas été seulement présenté en feuilleton à des milliers de lecteurs dans le Vorwärts de Leipzig en 1877 et 1878, mais il a encore été publié intégralement en un volume à fort tirage. Comment se peut-il que quelqu'un s'intéresse encore à ce que j'avais à dire il y a des années sur M. Dühring ?

Je le dois sans doute en premier lieu au fait que cet ouvrage, comme d'ailleurs presque tous les travaux que j'avais encore en circulation, fut interdit dans l'Empire allemand aussitôt après la promulgation de la loi contre les socialistes. Pour quiconque n'était pas ancré dans les préjugés bureaucratiques héréditaires des pays de la Sainte-Alliance, l'effet de cette mesure ne pouvait être qu'évident : débit doublé ou triplé des livres interdits, étalage au grand jour de l'impuissance des messieurs de Berlin qui édictent des interdictions sans pouvoir les faire exécuter. En fait, l'amabilité du gouvernement d'Empire me vaut plus de rééditions de mes petits travaux que je n'en puis prendre sous ma responsabilité; je n'ai pas le temps de revoir le texte comme il le faudrait, et, la plupart du temps, je suis obligé de le laisser réimprimer tel quel.

Mais à cela s'ajoute encore une autre circonstance. Le “système” de M. Dühring critiqué dans ce livre embrasse un domaine théorique très étendu; j'ai été contraint de le suivre partout et d'opposer à ses conceptions les miennes. C'est ainsi que la critique négative est devenue positive; la polémique s'est transformée en un exposé plus ou moins cohérent de la méthode dialectique et de la conception communiste du monde que nous représentions, Marx et moi, et cela dans une série assez vaste de domaines. Depuis qu'elle a été formulée pour la première fois dans Misère de la philosophie de Marx et dans le Manifeste communiste, notre conception a traversé une période d'incubation qui a bien duré vingt ans jusqu'à la publication du Capital, depuis laquelle elle gagne de plus en plus rapidement des cercles chaque jour plus larges au point que maintenant, bien au-delà des frontières de l'Europe, elle trouve audience et soutien dans tous les pays où il y a des prolétaires d'une part et des théoriciens scientifiques impartiaux d'autre part. Il semble donc qu'il existe un public qui s'intéresse assez au sujet pour accepter par-dessus le marché la polémique contre les thèses de Dühring, devenue à bien des égards sans objet en faveur des développements positifs donnés à cette occasion.

Une remarque en passant : les bases et le développement des conceptions exposées dans ce livre étant dus pour la part de beaucoup la plus grande à Marx, et à moi seulement dans la plus faible mesure, il allait de soi entre nous que mon exposé ne fût point écrit sans qu'il le connût. Je lui ai lu tout le manuscrit avant l'impression et c'est lui qui, dans la partie sur l'économie, a rédigé le dixième chapitre (“ Sur l'Histoire critique”); j'ai dû seulement, à mon grand regret, l'abréger un peu pour des raisons extrinsèques. Aussi bien avons-nous eu de tout temps l'habitude de nous entr'aider pour les sujets spéciaux.

La présente édition reproduit exactement la précédente, à l'exception d'un chapitre. D'une part, le, temps me manquait pour une révision approfondie, quel que fût mon désir d'apporter plus d'une modification dans l'exposé. J'ai le devoir de préparer pour l'impression les manuscrits laissés par Marx et cela est beaucoup plus important que toute autre occupation. Et puis, ma conscience répugne à toute modification. Cet ouvrage est un ouvrage polémique et je crois devoir à mon adversaire de ne rien améliorer pour ma part là où il ne peut lui-même rien améliorer. Je ne pourrais que revendiquer le droit de répliquer à la réponse de M. Dühring. Mais je n'ai pas lu ce que M. Dühring a écrit sur mon attaque, et je ne le lirai pas à moins d'une raison spéciale; sur le plan théorique, j'en ai fini avec lui.

D'ailleurs, j'ai d'autant plus l'obligation d'observer envers lui les règles de bienséance de la lutte littéraire que, depuis, il a subi une honteuse iniquité de la part de l'Université de Berlin. Il est vrai qu'elle en a été punie : une Université qui se prête à retirer, dans les circonstances que l'on sait, la liberté d'enseigner à M. Dühring ne doit pas s'étonner que, dans les circonstances également connues, on lui impose M. Schweninger[14].

Le seul chapitre où je me sois permis d'ajouter des éclaircissements est le deuxième de la troisième partie : “ Notions théoriques. ” Il s'agit là uniquement de l'exposition d'un point central de la conception que je soutiens et mon adversaire n'aura pas lieu de se plaindre que je me sois efforcé d'user d'un style plus populaire et de compléter l'enchaînement des idées. A la vérité, il y avait à cela une raison extérieure. J'avais remanié pour mon ami Lafargue trois chapitres de l'ouvrage (le premier de l'introduction, et le premier et le second de la troisième partie), de façon à en faire une brochure indépendante aux fins de traduction en français, et lorsque l'édition française eut servi de base à une édition en italien et à une en polonais, j'ai donné une édition allemande sous le titre : l'Évolution du socialisme de l'utopie à la science. Celle-ci a connu trois tirages en peu de mois et a paru aussi en traductions russe et danoise. Dans toutes ces éditions, le chapitre en question, et lui seul, avait reçu des compléments et c'eût été faire preuve de pédanterie que de vouloir, dans la réédition de l’œuvre originale, s'en tenir au texte primitif au lieu de la rédaction ultérieure qui est devenue internationale.

Les autres modifications que j'eusse souhaitées se rapportent principalement à deux points. D'abord, à l'histoire primitive de l'humanité, dont Morgan ne nous a donné la clef qu'en 1877. Mais comme j'ai eu l'occasion depuis, dans mon ouvrage : l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État, Zürich 1884, d'utiliser les matériaux auxquels j'avais eu accès entre temps, il suffit de la référence à ce travail ultérieur.

Deuxièmement, j'aurais voulu changer la partie qui traite de la science théorique de la nature. Il règne là une grande maladresse d'exposition, et plus d'un point pourrait être exprimé aujourd'hui sous une forme plus claire et plus précise. Si je ne me reconnais pas le droit d'introduire ici des corrections, je n'en suis que plus obligé de faire en leur lieu et place ma propre critique.

Marx et moi, nous fûmes sans doute à peu près seuls à sauver de la philosophie idéaliste allemande la dialectique consciente pour l'intégrer dans la conception matérialiste de la nature et de l'histoire. Or une conception de la nature à la fois dialectique et matérialiste exige qu'on soit familier avec les mathématiques et la science de la nature. Marx était un mathématicien accompli, mais nous ne pouvions suivre les sciences de la nature que d'une manière fragmentaire, intermittente, sporadique. C'est lorsque mon retrait des affaires commerciales et mon installation à Londres m'en donnèrent le temps, que je fis, dans la mesure du possible, une “ mue ” complète (comme dit Liebig[15] ) en mathématiques et dans les sciences de la nature, en y consacrant le meilleur de mon temps pendant huit années. J'étais justement en plein milieu de cette opération de mue lorsque j'eus l'occasion de m'intéresser à la prétendue philosophie de la nature de M. Dühring. C'est pourquoi il n'est que trop naturel que je ne trouve pas toujours l'expression technique exacte et que j'évolue en général avec une certaine lourdeur dans le domaine de la science théorique de la nature. Mais, d'un autre côté, la conscience que j'avais d'être encore mal à l'aise dans ce domaine m'a rendu prudent : personne ne pourra prouver à ma charge des bévues réelles à l'endroit des faits alors établis ou une présentation incorrecte des théories alors admises. A cet égard, seul un grand mathématicien méconnu s'est plaint par lettre à Marx[16] que j'eusse criminellement attenté à l'honneur de √-1.

Il s'agissait évidemment pour moi, en faisant cette récapitulation des mathématiques et des sciences de la nature, de me convaincre dans le détail - alors que je n'en doutais aucunement dans l'ensemble - que dans la nature s'imposent, à travers la confusion des modifications sans nombre, les mêmes lois dialectiques du mouvement qui, dans l'histoire aussi, régissent l'apparente contingence des événements; les mêmes lois qui, formant également le fil conducteur dans l'histoire de l'évolution accomplie par la pensée humaine, parviennent peu à peu à la conscience des hommes pensants : lois que Hegel a développées pour la première fois d'une manière étendue, mais sous une forme mystifiée, et que nous nous proposions, entre autres aspirations, de dégager de cette enveloppe mystique et de faire entrer nettement dans la conscience avec toute leur simplicité et leur universalité. Il allait de soi que la vieille philosophie de la nature, malgré tout ce qu'elle contenait de valeur réelle et de germes féconds[17], ne pouvait nous satisfaire. Comme je l'ai exposé en détail dans cet ouvrage, elle avait, surtout sous sa forme hégélienne, le défaut de ne pas reconnaître à la nature d'évolution dans le temps, de succession, mais seulement une juxtaposition. Cela tenait d'une part au système hégélien lui-même, qui n'accordait qu'à l' “ esprit ” un développement historique, mais, d'autre part aussi, à l'état général des sciences de la nature à cette date. Hegel retombait ainsi loin en arrière de Kant, qui avait proclamé déjà, par sa théorie de la nébuleuse, la naissance du système solaire et, par sa découverte du freinage de la rotation de la terre par la marée, la fin de ce système[18]. Enfin, il ne pouvait s'agir pour moi de faire entrer par construction les lois dialectiques dans la nature, mais de les y découvrir et de les en extraire.

Pourtant cette œuvre, si on l'entreprend d'une manière suivie et pour chaque domaine particulier, est un travail de géant. Non seulement le terrain à dominer est presque incommensurable, mais sur tout ce terrain la science de la nature elle-même est engagée dans un processus de bouleversement si puissant qu'il peut à peine être suivi même de celui qui dispose pour ce faire de tout son temps libre. Or, depuis la mort de Karl Marx, mon temps a été requis par des devoirs plus pressants et j'ai dû interrompre mon travail. Il me faut jusqu'à nouvel ordre me contenter des indications données dans le présent ouvrage et attendre que quelque occasion à venir me permette de rassembler et de publier les résultats obtenus, peut-être avec les manuscrits mathématiques extrêmement importants laissés par Marx[19].

Il est possible cependant que le progrès de la science théorique de la nature rende mon travail superflu pour la plus grande partie ou en totalité. Car telle est la révolution imposée à la science théorique de la nature par la simple nécessité de mettre en ordre les découvertes purement empiriques qui s'accumulent en masse, qu'elle oblige même l'empiriste le plus récalcitrant à prendre de plus en plus conscience du caractère dialectique des processus naturels. Les vieilles oppositions rigides, les lignes de démarcation nettes et infranchissables disparaissent de plus en plus[20]. Depuis la liquéfaction des derniers gaz “ vrais ” eux-mêmes, depuis la démonstration qu'un corps peut être mis dans un état où la forme liquide et la forme gazeuse sont indiscernables, les états d'agrégation ont perdu le dernier reste de leur caractère absolu d'autrefois. Avec la proposition de la théorie cinétique des gaz selon laquelle, dans les gaz parfaits, les carrés des vitesses avec lesquelles se meuvent les molécules gazeuses sont, à température égale, inversement proportionnels aux poids moléculaires, la chaleur entre, elle aussi, directement dans la série des formes de mouvement immédiatement mesurables comme telles. Il y a dix ans encore, la grande loi fondamentale du mouvement qu'on venait de découvrir était conçue comme simple loi de la conservation de l'énergie, comme simple expression de l'impossibilité de détruire et de créer le mouvement, donc conçue seulement par son côté quantitatif mais de plus en plus cette expression négative étroite cède la place à l'expression positive de la transformation de l'énergie, où, pour la première fois, on rend justice au contenu qualitatif du processus et où s’éteint le dernier souvenir du créateur surnaturel. L'idée que la quantité de mouvement (ce qu'on appelle énergie) ne change pas lorsque d'énergie cinétique (dite force mécanique) elle se transforme en électricité, chaleur, énergie potentielle de position, etc., et réciproquement, cette idée n'a plus besoin désormais d'être prêchée comme une nouveauté; elle sert de base assurée à l'étude, à présent beaucoup plus riche de contenu, ,du processus de transformation lui-même, du grand processus fondamental dont la connaissance embrasse toute la connaissance de la nature. Et depuis que la biologie se pratique à la lumière de la théorie de l'évolution, on a vu, dans le domaine de la nature organique, les limites rigides de la classification fondre l'une après l'autre, les chaînons intermédiaires presque rebelles à toute classification augmentent de jour en jour, une étude plus exacte rejette des organismes d'une classe dans l'autre, et des signes distinctifs qui étaient presque devenus des articles de foi, perdent leur valeur absolue; nous avons maintenant des mammifères ovipares et même, si la nouvelle en est confirmée, des oiseaux qui marchent à quatre pattes[21]. Si Virchow, il y a des années déjà, avait été contraint, par suite de la découverte de la cellule, de résoudre l'unité de l'individu animal, d'une manière plus progressiste que scientifique et dialectique, en une fédération d'États cellulaires[22], voici la notion d'individualité animale (par conséquent aussi humaine) qui est rendue plus complexe encore par la découverte des globules blancs du sang circulant à l'instar des amibes dans le corps des animaux supérieurs. Or ce sont précisément les oppositions diamétrales représentées comme inconciliables et insolubles, les lignes de démarcation et les différences de classes fixées de force qui ont donné à la science théorique de la nature aux temps modernes son caractère métaphysique borné. Reconnaître que ces oppositions et ces différences existent certes dans la nature, mais seulement avec une validité relative; que, par contre, cette fixité et cette valeur absolues qu'on leur imputait ne sont introduites dans la nature que par notre réflexion, tel est l'essentiel de la conception dialectique de la nature. On peut y parvenir sous la pression des faits qui s'accumulent dans la science de la nature; on y parvient plus facilement si l'on aborde le caractère dialectique de ces faits avec la conscience des lois de la pensée dialectique. De toute façon, la science de la nature a fait de tels progrès qu'elle ne peut plus échapper à la synthèse dialectique. Elle se donnera des facilités pour cette opération si elle n'oublie pas que les résultats dans lesquels ses expériences se synthétisent sont des concepts; et que l'art d'opérer avec des concepts n'est ni inné, ni donné avec la conscience ordinaire de tous les jours, mais exige une pensée réelle, pensée qui a également une longue histoire empirique, ni plus ni moins que l'investigation empirique de la nature. C'est précisément en apprenant à s'assimiler les résultats de l'évolution de la philosophie depuis deux mille cinq cents ans que la science de la nature se débarrassera, d'une part de toute philosophie de la nature séparée, s'érigeant en dehors et au-dessus d'elle, et d'autre part de sa propre méthode de pensée bornée, héritage de l'empirisme anglais.

Londres, 23 septembre 1885.

Friedrich Engels

Edition de 1894[modifier le wikicode]

La nouvelle édition qui suit est, sauf quelques modifications de style très insignifiantes, une réimpression de la précédente. Il n'y a qu'un chapitre, le dixième de la deuxième partie : “ Sur l'Histoire critique ”, où je me sois permis des additions essentielles, et cela pour les raisons suivantes.

Comme je l'ai déjà indiqué dans la préface à la deuxième édition, ce chapitre, pour tout l'essentiel, est de Marx. Dans sa première version, destinée à un journal, j'avais été obligé d'abréger considérablement le manuscrit de Marx, et cela dans les endroits où la critique des assertions de Dühring cède davantage la place à des développements personnels sur l'histoire de l'économie. Mais ce sont juste ces développements qui constituent la partie du manuscrit présentant, aujourd'hui encore, le plus vif et le plus durable intérêt. Je me tiens pour obligé de donner sous une forme aussi complète et littérale que possible les exposés dans lesquels Marx met à leur juste place dans la genèse de l'économie classique des gens comme Petty, North, Locke, Hume, et plus encore, sa façon de tirer au clair le Tableau économique de Quesnay, cette énigme de sphinx restée insoluble pour toute l'économie moderne. Par contre, ce qui se référait exclusivement aux ouvrages de M. Dühring, a été laissé de côté dans la mesure où la suite des idées le permettait.

Pour le reste, je puis être pleinement satisfait de la façon dont, depuis la précédente édition, les vues présentées dans cet ouvrage se sont répandues dans les publications où s'exprime la conscience du monde savant et de la classe ouvrière, et cela dans tous les pays civilisés du monde.

Londres, 23 mai 1894.

Friedrich Engels

Introduction[modifier le wikicode]

I. Généralités[modifier le wikicode]

Par son contenu, le socialisme moderne est, avant tout, le produit de la prise de conscience, d'une part, des oppositions de classes qui règnent dans la société moderne entre possédants et non-possédants, salariés et bourgeois, d'autre part, de l'anarchie qui règne dans la production. Mais, par sa forme théorique, il apparaît au début comme une continuation plus développée et qui se veut plus conséquente, des principes établis par les grands philosophes des lumières dans la France du XVIII° siècle. Comme toute théorie nouvelle, il a dû d'abord se rattacher au fonds d'idées préexistant, si profondément que ses racines plongent dans les faits économiques.

Les grands hommes qui, en France, ont éclairé les esprits pour la révolution qui venait, faisaient eux-mêmes figure de révolutionnaires au plus haut degré. Ils ne reconnaissaient aucune autorité extérieure, de quelque genre qu'elle fût. Religion, conception de la nature, société, organisation de l'État, tout fut soumis à la critique la plus impitoyable; tout dut justifier son existence devant le tribunal de la raison ou renoncer à l'existence. La raison pensante fut la seule et unique mesure à appliquer à toute chose. Ce fut le temps, où, comme dit Hegel, le monde était mis sur sa tête[23], en premier lieu dans ce sens que le cerveau humain et les principes découverts par sa pensée prétendaient servir de base à toute action et à toute association humaines, et, plus tard, en ce sens plus large, que la réalité en contradiction avec ces principes fut inversée en fait de fond en comble. Toutes les formes antérieures de société et d'État, toutes les vieilles idées traditionnelles furent déclarées déraisonnables et jetées au rebut; le monde ne s'était jusque-là laissé conduire que par des préjugés; tout ce qui appartenait au passé ne méritait que pitié et mépris. Enfin, le jour se levait; désormais, la superstition, l'injustice, le privilège et l'oppression devaient être balayés par la vérité éternelle, la justice éternelle, l'égalité fondée sur la nature, et les droits inaliénables de l'homme.

Nous savons aujourd'hui que ce règne de la raison n'était rien d'autre que le règne idéalisé de la bourgeoisie; que la justice éternelle trouva sa réalisation dans la justice bourgeoise; que l'égalité aboutit à l'égalité bourgeoise devant la loi; que l'on proclama comme l'un des droits essentiels de l'homme... la propriété bourgeoise; et que l'État rationnel, le contrat social de Rousseau ne vint au monde, et ne pouvait venir au monde, que sous la forme d'une République démocratique bourgeoise. Pas plus qu'aucun de leurs prédécesseurs, les grands penseurs du XVIII° siècle ne pouvaient transgresser les barrières que leur propre époque leur avait fixées.

Mais, à côté de l'opposition entre noblesse féodale et bourgeoisie existait l'opposition universelle entre exploiteurs et exploités, riches oisifs et pauvres laborieux. Et c'est justement cette circonstance qui permit aux représentants de la bourgeoisie de se poser en représentants non pas d'une classe particulière, mais de toute l'humanité souffrante. Il y a plus. Dès sa naissance, la bourgeoisie était grevée de son contraire; les capitalistes ne peuvent pas exister sans salariés et à mesure que le bourgeois des corporations du moyen âge devenait le bourgeois moderne, dans la même mesure le compagnon des corporations et le journalier libre devenaient le prolétaire. Et même si, dans l'ensemble, la bourgeoisie pouvait prétendre représenter également, dans la lutte contre la noblesse, les intérêts des diverses classes laborieuses de ce temps, on vit cependant, à chaque grand mouvement bourgeois, se faire jour des mouvements indépendants de la classe qui était la devancière plus ou moins développée du prolétariat moderne. Ainsi, au temps de la Réforme et de la Guerre des Paysans en Allemagne, la tendance de Thomas Münzer; dans la grande Révolution anglaise, les niveleurs; dans la grande Révolution française, Babeuf. A ces levées de boucliers révolutionnaires d'une classe encore embryonnaire correspondaient des manifestations théoriques; au XVI° et au XVII° siècle, des peintures utopiques d'une société idéale[24]; au XVIII°, des théories déjà franchement communistes (Morelly et Mably). La revendication de l'égalité ne se limitait plus aux droits politiques, elle devait s'étendre aussi à la situation sociale des individus; ce n'étaient plus seulement les privilèges de classe qu'on devait supprimer, mais les différences de classes elles-mêmes. Le premier visage de la nouvelle doctrine fut ainsi un communisme ascétique calqué sur Sparte. Puis vinrent les trois grands utopistes : Saint-Simon, chez qui la tendance bourgeoise garde encore un certain poids à côté de l'orientation prolétarienne; Fourier et Owen : ce dernier, dans le pays de la production capitaliste la plus évoluée et sous l'impression des contradictions qu'elle engendre, développa systématiquement ses propositions d'abolition des différences de classes, en se rattachant directement au matérialisme français.

Tous trois ont ceci de commun qu'ils ne se donnent pas comme les représentants des intérêts du prolétariat que l'histoire avait engendre dans l'intervalle. Comme les philosophes de l'ère des lumières, ils veulent affranchir non une classe déterminée, mais l'humanité entière. Comme eux, ils veulent instaurer le royaume de la raison et de la justice éternelle; mais il y a un abîme entre leur royaume et celui des philosophes des lumières. Lui aussi, le monde bourgeois, organisé d'après les principes de ces philosophes, est irrationnel et injuste, et c'est pourquoi il doit être condamné et mis dans le même sac que le féodalisme et les autres conditions sociales antérieures. Si, jusqu'ici, la raison et la justice effectives n'ont pas régné dans le monde, c'est qu'on ne les avait pas encore exactement reconnues. Il manquait précisément l'individu génial qui est venu maintenant et qui a reconnu la vérité; qu'il soit venu maintenant, que la vérité soit reconnue juste maintenant, ce fait ne résulte pas avec nécessité de l'enchaînement du développement historique comme un événement inéluctable, c'est une simple chance. L'individu de génie aurait tout aussi bien pu naître 500 ans plus tôt, et il aurait épargné à l'humanité cinq cents ans d'erreurs, de luttes et de souffrances.

Cette manière de voir est essentiellement celle de tous les socialistes anglais et français et des premiers socialistes allemands, Weitling compris. Le socialisme est l'expression de la vérité, de la raison et de la justice absolues et il suffit qu'on le découvre pour qu'il conquière le monde par la vertu de sa propre force; comme la vérité absolue est indépendante du temps, de l'espace et du développement de l'histoire humaine, la date et le lieu de sa découverte sont un pur hasard. Cela étant, la vérité, la raison et la justice absolues redeviennent différentes avec chaque fondateur d'école; et comme l'espèce de vérité, de raison et de justice absolues qui est particulière à chacun d'eux dépend de son entendement subjectif, de ses conditions de vie, du degré de ses connaissances et de la formation de sa pensée, la seule solution possible à ce conflit de vérités absolues, c'est qu'elles s'usent l'une contre l'autre. Rien d'autre ne pouvait sortir de là qu'une espèce de socialisme éclectique moyen, comme celui qui règne, aujourd'hui encore, en fait, dans l'esprit de la plupart des ouvriers socialistes de France et d'Angleterre : un mélange, admettant la plus grande variété de nuances, où entrent, dans ce qu'elles ont de moins insolite, les observations critiques des divers fondateurs de secte, leurs thèses économiques et leurs peintures de la société future; et ce mélange s'opère d'autant plus facilement que, dans chaque élément composant, les arêtes vives de la précision ont été émoussées au fil des débats comme les galets au fil du ruisseau. Pour faire du socialisme une science, il fallait d'abord le placer sur un terrain réel.

Cependant, à côté et à la suite de la philosophie française du XVIII° siècle, la philosophie allemande moderne était née et avait trouvé son achèvement en Hegel. Son plus grand mérite fut de revenir à la dialectique comme à la forme suprême de la pensée. Les philosophes grecs de l'antiquité étaient tous dialecticiens par naissance, par excellence de nature, et l'esprit le plus encyclopédique d'entre eux, Aristote, a déjà étudié les formes les plus essentielles de la pensée dialectique. La philosophie moderne, par contre, bien que la dialectique y eût aussi de brillants représentants (par exemple Descartes et Spinoza), s'était de plus en plus embourbée, surtout sous l'influence anglaise, dans le mode de pensée dit métaphysique, qui domine aussi presque sans exception les Français du XVIII° siècle, du moins dans leurs oeuvres spécialement philosophiques. En dehors de la philosophie proprement dite, ils étaient néanmoins en mesure de produire des chefs-d'œuvre de dialectique; nous rappellerons seulement le Neveu de Rameau de Diderot et le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes de Rousseau. - Indiquons ici, brièvement, l'essentiel des deux méthodes; nous y reviendrons encore dans le détail.

Lorsque nous soumettons à l'examen de la pensée la nature ou l'histoire humaine ou notre propre activité mentale, ce qui s'offre d'abord à nous, c'est le tableau d'un enchevêtrement infini de relations et d'actions réciproques, où rien ne reste ce qu'il était, là où il était et comme il était, mais où tout se meut, change, devient et périt. Nous voyons donc d'abord le tableau d'ensemble dans lequel les détails s'effacent encore plus ou moins; nous prêtons plus d'attention au mouvement, aux passages de l'un à l'autre, aux enchaînements qu'à ce qui se meut, passe et s'enchaîne. Cette manière primitive, naïve, mais correcte quant au fond, d'envisager le monde est celle des philosophes grecs de l'antiquité, et le premier à la formuler clairement fut Héraclite : Tout est et n'est pas, car tout est fluent, tout est sans cesse en train de se transformer, de devenir et de périr. Mais cette manière de voir, si correctement qu'elle saisisse le caractère général du tableau que présente l'ensemble des phénomènes, ne suffit pourtant pas à expliquer les détails dont ce tableau d'ensemble se compose; et tant que nous ne sommes pas capables de les expliquer, nous n'avons pas non plus une idée nette du tableau d'ensemble. Pour reconnaître ces détails, nous sommes obligés de les détacher de leur enchaînement naturel ou historique et de les étudier individuellement dans leurs qualités, leurs causes et leurs effets particuliers, etc. C'est au premier chef la tâche de la science de la nature et de la recherche historique, branches d'investigation qui, pour d'excellentes raisons, ne prenaient chez les Grecs de la période classique qu'une place subordonnée puisque les Grecs avaient auparavant à rassembler les matériaux. Il faut d'abord avoir réuni, jusqu'à un certain point, des données naturelles et historiques pour pouvoir passer au dépouillement critique, à la comparaison ou à la division en classes, ordres et genres. Les rudiments de la science exacte de la nature ne sont développés que par les Grecs de la période alexandrine, et plus tard, au moyen âge, par les Arabes; encore une science effective de la nature ne se rencontre-t-elle que dans la deuxième moitié du XV° siècle, date depuis laquelle elle a progressé à une vitesse sans cesse croissante. La décomposition de la nature en ses parties singulières, la séparation des divers processus et objets naturels en classes déterminées, l'étude de la constitution interne des corps organiques dans la variété de leurs aspects anatomiques, telles étaient les conditions fondamentales des progrès gigantesques que les quatre derniers siècles nous ont apportés dans la connaissance de la nature. Mais cette méthode nous a également légué l'habitude d'appréhender les objets et les processus naturels dans leur isolement, en dehors de la grande connexion d'ensemble, par conséquent non dans leur mouvement, mais dans leur repos; con-une des éléments non essentiellement variables, mais fixes; non dans leur vie, mais dans leur mort. Et quand, grâce à Bacon et à Locke, cette manière de voir passa de la science de la nature à la philosophie, elle produisit l'étroitesse d'esprit spécifique des derniers siècles, le mode de pensée métaphysique.

Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d'étude isolés, à considérer l'un après l'autre et l'un sans l'autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toutes. Il ne pense que par antithèses sans moyen terme : il dit oui, oui, non, non; ce qui va au-delà ne vaut rien. Pour lui, ou bien une chose existe, ou bien elle n'existe pas; une chose ne peut pas non plus être à la fois elle-même et une autre. Le positif et le négatif s'excluent absolument; la cause et l'effet s'opposent de façon tout aussi rigide. Si ce mode de penser nous paraît au premier abord tout à fait plausible, c'est qu'il est celui de ce qu'on appelle le bon sens. Mais si respectable que soit ce compagnon tant qu'il reste cantonné dans le domaine prosaïque de ses quatre murs, le bon sens connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu'il se risque dans le vaste monde de la recherche, et la manière de voir métaphysique, si justifiée et si nécessaire soit-elle dans de vastes domaines dont l'étendue varie selon la nature de l'objet, se heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au-delà de laquelle elle devient étroite, bornée, abstraite, et se perd en contradictions insolubles : la raison en est que, devant les objets singuliers, elle oublie leur enchaînement; devant leur être, leur devenir et leur périr; devant leur repos, leur mouvement; les arbres l'empêchent de voir la forêt. Pour les besoins de tous les jours, nous savons, par exemple, et nous pouvons dire avec certitude, si un animal existe ou non; mais une étude plus précise nous fait trouver que ce problème est parfois des plus embrouillés, et les juristes le savent très bien, qui se sont évertués en vain à découvrir la limite rationnelle à partir de laquelle tuer un enfant dans le sein de sa mère est un meurtre; et il est tout aussi impossible de constater le moment de la mort, car la physiologie démontre que la mort n'est pas un événement unique et instantané, mais un processus de très longue durée. Pareillement, tout être organique est, à chaque instant, le même et non le même; à chaque instant, il assimile des matières étrangères et en élimine d'autres, à chaque instant des cellules de son corps dépérissent et d'autres se forment; au bout d'un temps plus ou moins long, la substance de ce corps s'est totalement renouvelée, elle a été remplacée par d'autres atomes de matière, de sorte que tout être organisé est constamment le même et cependant un autre. A considérer les choses d'un peu près, nous trouvons encore que les deux pôles d'une contradiction, comme positif et négatif, sont tout aussi inséparables qu'opposés et qu'en dépit de toute leur valeur d'antithèse, ils se pénètrent mutuellement; pareillement, que cause et effet sont des représentations qui ne valent comme telles qu'appliquées à un cas particulier, mais que, dès que nous considérons ce cas particulier dans sa connexion générale avec l'ensemble du monde, elles se fondent, elles se résolvent dans la vue de l'action réciproque universelle, où causes et effets permutent continuellement, où ce qui était effet maintenant ou ici, devient cause ailleurs ou ensuite, et vice versa.

Tous ces processus, toutes ces méthodes de pensée n'entrent pas dans le cadre de la pensée métaphysique. Pour la dialectique, par contre, qui appréhende les choses et leurs reflets conceptuels essentiellement dans leur connexion, leur enchaînement, leur mouvement, leur naissance et leur fin, les processus mentionnés plus haut sont autant de vérifications du comportement qui lui est propre. La nature est le banc d'essai de la dialectique et nous devons dire à l'honneur de la science moderne de la nature qu'elle a fourni pour ce banc d'essai une riche moisson de faits qui s'accroît tous les jours, en prouvant ainsi que dans la nature les choses se passent, en dernière analyse, dialectiquement et non métaphysiquement, que la nature ne se meut pas dans l'éternelle monotonie d'un cycle sans cesse répété, mais parcourt une histoire effective. Avant tout autre, il faut citer ici Darwin, qui a porté le coup le plus puissant à la conception métaphysique de la nature en démontrant que toute la nature organique actuelle, les plantes, les animaux et, par conséquent, l'homme aussi, est le produit d'un processus d'évolution qui s'est poursuivi pendant des millions d'années. Mais comme jusqu'ici on peut compter les savants qui ont appris à penser dialectiquement, le conflit entre les résultats découverts et le mode de pensée traditionnel explique l'énorme confusion qui règne actuellement dans la théorie des sciences de la nature et qui met au désespoir maîtres et élèves, auteurs et lecteurs.

Une représentation exacte de l'univers, de son évolution et de celle de l'humanité, ainsi que du reflet de cette évolution dans le cerveau des hommes, ne peut donc se faire que par voie dialectique, en tenant constamment compte des actions réciproques universelles du devenir et du finir, des changements progressifs et régressifs. Et c'est dans ce sens que s'est immédiatement affirmée la philosophie allemande moderne. Kant a commencé sa carrière en résolvant le système solaire stable de Newton et sa durée éternelle - une fois donné le fameux choc initial - en un processus historique : la naissance du soleil et de toutes les planètes à partir d'une masse nébuleuse en rotation. Et il en tirait déjà cette conclusion qu'étant donné qu'il était né, le système solaire devait nécessairement mourir un jour. Cette vue, un demi-siècle plus tard, a été confirmée mathématiquement par Laplace et, un siècle après, le spectroscope a démontré l'existence dans l'univers de semblables masses gazeuses incandescentes à différents degrés de condensation[25].

Cette philosophie allemande moderne a trouvé sa conclusion dans le système de Hegel, dans lequel, pour la première fois - et c'est son grand mérite - le monde entier de la nature, de l'histoire et de l'esprit était représenté comme un processus, c'est-à-dire comme étant engagé dans un mouvement, un changement, une transformation et une évolution constants, et où l'on tentait de démontrer l'enchaînement interne de ce mouvement et de cette évolution. De ce point de vue, l'histoire de l'humanité n'apparaissait plus comme un enchevêtrement chaotique de violences absurdes, toutes également condamnables devant le tribunal de la raison philosophique arrivée à maturité et qu'il est préférable d'oublier aussi rapidement que possible, mais comme le processus évolutif de l'humanité lui-même; et la pensée avait maintenant pour tâche d'en suivre la lente marche progressive à travers tous ses détours et de démontrer en elle, à travers toutes les contingences apparentes, la présence de lois.

Que Hegel n'ait pas résolu ce problème, cela importe peu ici. Son mérite, qui fait époque, est de l'avoir posé. Ce problème est précisément de ceux qu'aucun individu à lui seul ne pourra jamais résoudre. Bien que Hegel fût - avec Saint-Simon - la tête la plus encyclopédique de son temps, il était tout de même limité, d'abord par l'étendue nécessairement restreinte de ses propres connaissances, ensuite par l'étendue et la profondeur également restreintes des connaissances et des vues de son époque. Mais il faut tenir compte encore d'une troisième circonstance. Hegel était idéaliste, ce qui veut dire qu'au lieu de considérer les idées de son esprit comme les reflets plus ou moins abstraits des choses et des processus réels, il considérait à l'inverse les objets et leur développement comme de simples copies réalisées de l' “ Idée ” existant on ne sait où dès avant le monde. De ce fait, tout était mis sur la tête et l'enchaînement réel du monde entièrement inversé. Et bien que Hegel eût appréhendé mainte relation particulière avec tant de justesse et de génie, les raisons indiquées rendaient inévitable que le détail aussi tourne souvent au ravaudage, à l'artifice, à la construction, bref, à la perversion du vrai. Le système de Hegel comme tel a été un colossal avortement - bien que le dernier du genre. En effet, ne souffrait-il pas toujours d'une contradiction interne incurable ? D'une part, son postulat essentiel était la conception historique selon laquelle l'histoire de l'humanité est un processus évolutif qui, par nature, ne peut trouver sa conclusion intellectuelle dans la découverte d'une prétendue vérité absolue; mais, d'autre part, il prétend être précisément la somme de cette vérité absolue. Un système de connaissance de la nature et de l'histoire embrassant tout et arrêté une fois pour toutes est en contradiction avec les lois fondamentales de la pensée dialectique; ce qui toutefois n'exclut nullement, mais implique, au contraire, que la connaissance systématique de l'ensemble du monde extérieur puisse marcher à pas de géant de génération en génération.

Une fois démêlée la totale perversion caractéristique de l'idéalisme allemand du passé, il fallait forcément revenir au matérialisme, mais, - notons-le - non pas au matérialisme purement métaphysique, exclusivement mécanique du XVIII° siècle. En face de la condamnation pure et simple, naïvement révolutionnaire de toute l'histoire antérieure, le matérialisme moderne voit, dans l'histoire, le processus d'évolution de l'humanité, et sa tâche est de découvrir ses lois motrices. En face de la représentation de la nature qui régnait tant chez les Français du XVIII° siècle que chez Hegel, et qui en faisait un tout restant semblable à lui-même et se mouvant en cycles étroits, avec des corps célestes éternels, ainsi que l'enseigne Newton, et des espèces organiques immuables, ainsi que l'enseigne Linné, le matérialisme moderne synthétise, au contraire, les progrès modernes de la science de la nature, d'après lesquels la nature, elle aussi, a son histoire dans le temps; les corps célestes, comme les espèces vivantes susceptibles d'y vivre dans des circonstances favorables, naissent et périssent, et les cycles de révolution, dans la mesure où on peut les admettre, prennent des dimensions infiniment plus grandioses. Dans les deux cas, il est essentiellement dialectique et n'a que faire d'une philosophie placée au-dessus des autres sciences. Dès lors que chaque science spéciale est invitée à se rendre un compte exact de la place qu'elle occupe dans l'enchaînement général des choses et de la connaissance des choses, toute science particulière de l'enchaînement général devient superflue. De toute l'ancienne philosophie, il ne reste plus alors à l'état indépendant, que la doctrine de la pensée et de ses lois, la logique formelle et la dialectique. Tout le reste se résout dans la science positive de la nature et de l'histoire.

Mais tandis que le revirement dans la conception de la nature ne pouvait s'accomplir que dans la mesure où la recherche fournissait la quantité correspondante de connaissances positives, des faits historiques s'étaient déjà imposés beaucoup plus tôt, qui amenèrent un tournant décisif dans la conception de l'histoire. En 1831 avait eu lieu à Lyon la première insurrection ouvrière; de 1838 à 1842, le premier mouvement ouvrier national, celui des chartistes anglais, atteignait son point culminant. La lutte de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie passait au premier plan de l'histoire des pays les plus avancés d'Europe, proportionnellement au développement de la grande industrie d'une part, de la domination politique nouvellement conquise par la bourgeoisie d'autre part. Les enseignements de l'économie bourgeoise sur l'identité des intérêts du capital et du travail, sur l'harmonie universelle et la prospérité universelle résultant de la libre concurrence, étaient démentis de façon de plus en plus brutale par les faits. Il n'était plus possible de réfuter tous ces faits, pas plus que le socialisme français et anglais qui, malgré toutes ses imperfections, en était l'expression théorique. Mais l'ancienne conception idéaliste de l'histoire qui n'était pas encore refoulée, ne connaissait pas de luttes de classes reposant sur des intérêts matériels, ni même, en général, d'intérêts matériels; la production et toutes les relations économiques n'y apparaissaient qu'à titre accessoire, comme éléments secondaires de l' “ histoire de la civilisation ”.

Les faits nouveaux obligèrent à soumettre toute l'histoire du passé à un nouvel examen et il apparut que toute histoire passée était l'histoire de luttes de classes, que ces classes sociales en lutte l'une contre l'autre sont toujours des produits des rapports de production et d'échange, en un mot des rapports économiques de leur époque; que, par conséquent, la structure économique de la société constitue chaque fois la base réelle qui permet, en dernière analyse, d'expliquer toute la superstructure des institutions juridiques et politiques, aussi bien que des idées religieuses, philosophiques et autres de chaque période historique. Ainsi l'idéalisme était chassé de son dernier refuge, la conception de l'histoire; une conception matérialiste de l'histoire était donnée et la voie était trouvée pour expliquer la conscience des hommes en partant de leur être, au lieu d'expliquer leur être en partant de leur conscience, comme on l'avait fait jusqu'alors.

En conséquence, le socialisme n'apparaissait plus maintenant comme une découverte fortuite de tel ou tel esprit de génie, mais comme le produit nécessaire de la lutte de deux classes produites par l'histoire, le prolétariat et la bourgeoisie. Sa tâche ne consistait plus à fabriquer un système social aussi parfait que possible, mais à étudier le développement historique de l'économie qui avait engendré d'une façon nécessaire ces classes et leur antagonisme, et à découvrir dans la situation économique ainsi créée les moyens de résoudre le conflit.

Mais le socialisme antérieur était tout aussi incompatible avec cette conception matérialiste de l'histoire que la conception de la nature du matérialisme français l'était avec la dialectique et la science moderne de la nature. Certes, le socialisme antérieur critiquait le mode de production capitaliste existant et ses conséquences, mais il ne pouvait pas l'expliquer, ni par conséquent en venir à bout; il ne pouvait que le rejeter purement et simplement comme mauvais. Plus il s'emportait avec violence contre l'exploitation de la classe ouvrière qui en est inséparable, moins il était en mesure d'indiquer avec netteté en quoi consiste cette exploitation et quelle en est la source. Le problème était, d'une part, de représenter ce mode de production capitaliste dans sa connexion historique et sa nécessité pour une période déterminée de l'histoire, avec par conséquent la nécessité de sa chute, d'autre part de mettre à nu aussi son caractère interne encore caché, la critique s'étant jusque-là jetée plutôt sur ses conséquences mauvaises que sur sa marche même. C'est ce que fit la découverte de la plus-value. Il fut prouvé que l'appropriation de travail non payé est la forme fondamentale du mode de production capitaliste et de l'exploitation de l'ouvrier qui en résulte; que même lorsque le capitaliste achète la force de travail de son ouvrier à la pleine valeur qu'elle a sur le marché en tant que marchandise, il en tire pourtant plus de valeur qu'il n'en a payé pour elle; et que cette plus-value constitue, en dernière analyse, la somme de valeur d'où provient la masse de capital sans cesse croissante accumulée entre les mains des classes possédantes. La marche de la production capitaliste, aussi bien que de la production de capital, se trouvait expliquée.

Ces deux grandes découvertes : la conception matérialiste de l'histoire et la révélation du mystère de la production capitaliste au moyen de la plus-value, nous les devons à Marx. C'est grâce à elles que le socialisme est devenu une science, qu'il s'agit maintenant d'élaborer dans tous ses détails.

Voilà à peu près où en étaient les choses dans les domaines du socialisme théorique et de la défunte philosophie, quand M. Eugen Dühring, non sans fracas, bondit sur la scène et annonça le bouleversement total de la philosophie, de l'économie politique et du socialisme accompli par ses soins.

Voyons ce que M. Dühring nous promet... et ce qu'il tient.

II. Ce que M. Dühring promet[modifier le wikicode]

Les œuvres de M. Dühring qui entrent ici en ligne de compte sont, avant tout, son Cours de philosophie, son Cours d'économie politique et sociale et son Histoire critique de l'économie politique et du socialisme. C'est, pour commencer, le premier ouvrage qui requiert surtout notre attention.

Dès la première page, M. Dühring se présente comme “l'homme qui revendique le droit de représenter cette puissance (la philosophie) dans son temps et pour la période prévisible de développement de la philosophie ”. Il se prétend donc le seul vrai philosophe du présent et de l'avenir “prévisible”. Qui s'écarte de lui s'écarte de la vérité. Beaucoup de gens ont déjà pensé cela d'eux-mêmes avant M. Dühring, mais - à part Richard Wagner - il est bien le premier à le dire de lui-même avec cette sérénité. Bien plus, la vérité à laquelle il se réfère est “ une vérité définitive en dernière analyse”.

La philosophie de M. Dühring est :

“ le système naturel ou philosophie du réel... On y pense la réalité d'une manière qui exclut toute velléité d'une représentation du monde chimérique ou subjectivement limitée. ”

Cette philosophie est donc de nature à élever M. Dühring au-dessus des limites qu'il n'oserait nier lui-même, celles que pose sa limitation personnelle et subjective. Voilà qui est en tout cas nécessaire pour qu'il soit en mesure d'établir des vérités définitives en dernière analyse, bien que, jusqu'ici, nous ne voyions pas encore comment ce miracle va s'opérer.

“ [Ce] système naturel du savoir précieux en soi pour l'esprit [a], sans rien abandonner de la profondeur de la pensée, établi avec certitude les figures fondamentales de l'Être. ”

De son point de vue “réellement critique”, il offre

“ Les éléments d'une philosophie réelle et, par conséquent dirigée sur la réalité de la nature et de la vie, une philosophie qui n'accepte pas d'horizon purement apparent, mais déploie dans son mouvement puissamment révolutionnaire toutes les terres et tous les cieux de la nature extérieure et intérieure”;

c'est un “ mode de penser nouveau”, et il aboutit à

“ des résultats et des vues foncièrement originaux... des idées génératrices de système... des vérités établies. ”

Nous sommes en présence

“ d'une œuvre qui est obligée de chercher sa force dans l'initiative concentrée [qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ?], d'un examen qui atteint jusqu'aux racines... d'une science radicale... d'une vue strictement scientifique des choses et des hommes... d'un travail de pensée qui pénètre les choses de tous les côtés, d'une ébauche créatrice des hypothèses et des déductions que la pensée est en mesure de dominer... du fondamental absolu. ”

Dans le domaine de l'économie politique, il ne nous donne pas seulement “ des travaux d'une ample portée du point de vue historique et du point de vue systématique ”, parmi lesquels, par-dessus le marché, les ouvrages historiques se distinguent par “ ma manière de grand style d'écrire l'histoire ” et qui ont introduit en économie des “ modifications créatrices”, mais il conclut aussi, pour la société future, par un plan socialiste de son cru complètement élaboré, qui est “ le résultat pratique d'une théorie claire et atteignant jusqu'aux racines ultimes ” et qui, par conséquent, est aussi infaillible et aussi indispensable au salut que la philosophie à la Dühring; en effet,

“ c'est seulement dans la formation socialiste dont j'ai donné les caractéristiques dans mon Cours d'économie politique et sociale qu'un véritable avoir en propre peut remplacer la propriété purement apparente et provisoire ou encore fondée sur la violence. ”

Voilà donc sur quoi l'avenir doit se régler.

Ce bouquet d'éloges de M. Dühring par M. Dühring pourrait facilement être grossi dix fois. Il doit déjà avoir fait naître quelques doutes dans l'esprit du lecteur, qui se demande s'il a vraiment affaire à un philosophe ou à un... Mais il nous faut prier le lecteur de réserver son jugement jusqu'à ce qu'il connaisse de plus près la profondeur “ radicale” qu'on lui a annoncée. Si nous avons donné le bouquet ci-dessus, c'est seulement pour montrer que nous n'avons pas devant nous un philosophe et un socialiste ordinaire, qui exprime ses idées avec simplicité et s'en remet au développement à venir du soin de décider de leur valeur, mais à un être tout à fait exceptionnel, qui prétend n'être pas moins infaillible que le pape et dont on doit purement et simplement adopter la doctrine indispensable au salut sous peine de tomber dans la plus damnable des hérésies. Nous n'avons nullement affaire à l'un de ces travaux qui surabondent dans toutes les littératures socialistes et aussi, depuis peu, en Allemagne, travaux dans lesquels des gens de divers calibres cherchent, de la manière la plus sincère du monde, à y voir clair dans des questions pour la solution desquelles il peut leur manquer plus ou moins de matériaux; mais où, quelles qu'en soient les lacunes scientifiques ou littéraires, il faut toujours reconnaître la bonne volonté socialiste. Au contraire, M. Dühring nous offre des thèses qu'il affirme être des vérités définitives en dernière analyse, à côté desquelles toute autre opinion est donc fausse a priori; avec la vérité exclusive, il détient aussi la seule méthode de recherche strictement scientifique, à côté de laquelle toutes les autres sont étrangères à la science. Ou bien il a raison, - et alors nous sommes en présence du plus grand génie de tous les temps, le premier surhomme, parce que le premier être humain infaillible; - ou bien il a tort, et alors, quel que soit notre jugement, tous les égards aimables pour sa bonne volonté éventuelle seraient encore la plus mortelle des offenses aux yeux de M. Dühring.

Quand on est en possession de la vérité définitive en dernière analyse et de la seule méthode rigoureusement scientifique, on doit évidemment avoir un certain mépris pour le reste de l'humanité, plongée dans l'erreur et étrangère à la science. Nous ne saurions donc nous étonner de voir M. Dühring parler de ses prédécesseurs avec un dédain extrême et de constater qu'il y a peu de grands hommes, promus par lui-même à titre exceptionnel, qui trouvent grâce devant sa profondeur radicale.

Écoutons-le d'abord parler des philosophes :

“ Leibniz, dépourvu de tout sentiment moral supérieur ... le meilleur de tous les philosopheurs de cour possibles ”.

Kant se voit encore toléré tout juste; mais, après lui, tout est allé sens dessus-dessous; vinrent alors

“ Les imaginations désordonnées et les folies aussi niaises que creuses des épigones immédiats, notamment d'un Fichte et d'un Schelling ... monstrueuses caricatures d'une ignorante philosophaillerie de la nature ... les énormités postkantiennes [et] les chimères délirantes, [auxquelles] un Hegel [mit le comble].”

Celui-ci parlait un “jargon hégélien” et répandait la “ peste hégélienne ” par sa “ manière antiscientifique jusque dans la forme ” et ses “ grossièretés ”.

Les savants ne sont pas mieux lotis, mais seul Darwin est nommé par son nom et nous sommes obligés de nous en tenir à lui :

“ Demi-poésie darwinienne et habileté à jouer des métamorphoses avec sa grossière étroitesse de conception et son discernement émoussé. A notre avis, le darwinisme spécifique, dont il faut naturellement excepter les thèses lamarckiennes, est un trait de brutalité dirigé contre l'humanité.”

Mais ce sont les socialistes les plus maltraités. Exception faite à la rigueur pour Louis Blanc - le plus insignifiant de tous - ils sont tous en bloc de pauvres pécheurs, et bien au-dessous de la réputation qu'ils pouvaient avoir avant (ou derrière) M. Dühring. Cela non seulement quant à la vérité et à l'esprit scientifique, mais aussi quant au caractère. A l'exception de Babeuf et de quelques communards de 1871, il leur manque, globalement, d'être des “ hommes ”. Les trois utopistes reçoivent le nom d' “ alchimistes sociaux ”. Parmi eux, Saint-Simon est encore traité avec ménagement dans la mesure où on ne lui reproche que de “ I'exaltation ” et où l'on insinue avec compassion qu'il aurait été atteint de folie religieuse. Fourier, par contre, fait perdre complètement patience à M. Dühring. Car Fourier

“ a manifesté ... tous les éléments de la folie ... Idées que l'on s'attend plutôt à trouver dans les asiles d'aliénés ... chimères les plus déréglées ... produits du délire ... Fourier, cet indicible imbécile”;

ce “ pauvre cerveau d'enfant ”, cet “ idiot ”, avec tout cela, n'est même pas socialiste; son phalanstère n'a absolument rien à voir avec le socialisme rationnel, c'est un “ édifice contrefait construit sur le modèle du commerce de tous les jours ”. Et enfin :

“ Celui que ces tirades [de Fourier sur Newton] ... ne suffisent pas à persuader que dans le nom de Fourier et dans tout le fouriérisme il n'y a de vrai que la première syllabe, devrait être rangé lui aussi dans quelqu'une des catégories d'idiots. ”

Enfin, Robert Owen

“ avait des idées ternes et indigentes ... sa pensée si grossière en matière de morale ... quelques lieux communs dégénérés en amphigouri ... façon de voir absurde et grossière ... le cours des idées d'Owen ne vaut guère la peine qu'on y applique une critique un peu sérieuse ... sa vanité... [etc.]. ”

En caractérisant avec tant d'esprit les utopistes d'après leur nom : Saint-Simon, saint, Fourier, fou, Enfantin, enfant (il ne manque plus que d'ajouter : Owen - déveine !) M. Dühring a en quatre mots ... foudroyé purement et simplement toute une importante période de l'histoire du socialisme. Et quiconque en doute “ pourrait bien être rangé lui-même dans quelqu'une des catégories d'idiots ”.

Parmi les jugements de M. Dühring sur les socialistes ultérieurs, nous ne noterons, pour être bref, que ceux sur Lassalle et sur Marx.

“ [Lassalle] : Essais de vulgarisation unis au goût pédant de tout éplucher ... scolastique exubérante ... mélange monstrueux de théories générales et de frivolités mesquines ... superstition hégélienne absurde et informe ... exemple à ne pas suivre ... étroitesse d'esprit innée ... manière de faire l'important avec la camelote la plus banale ... notre héros juif... pamphlétaire ... vulgaire ... intime manque de tenue dans la conception de la vie et du monde.

[Marx] : Étroitesse de conception ... ses travaux et ses productions sont en soi et pour soi, c'est-à-dire du point de vue purement théorique, sans signification durable pour notre objet [l'histoire critique du socialisme]; pour l'histoire générale des courants intellectuels, on peut tout au plus les citer comme symptômes des effets d'une branche de la scolastique sectaire moderne ... Impuissance des facultés de synthèse et de classification ... caractère informe de la pensée et du style, allures vulgaires de la langue ... vanité anglicisée ... duperie ... conceptions désordonnées qui ne sont en fait que les produits bâtards de l'imagination historique et logique ... tournure si fallacieuse ... fatuité personnelle ... petit genre blessant ... impertinent ... tours et minauderies de bel esprit ... chinoiseries d'érudition ... esprit arriéré en philosophie et en science.”

Et caetera, et caetera, car tout cela n'est encore qu'un petit bouquet cueilli en passant dans la roseraie de M. Dühring. Bien entendu, notre propos n'est pas pour l'instant de savoir si ces aimables invectives - qui devraient interdire à M. Dühring, s'il avait quelque éducation, de trouver quoi que ce soit blessant et impertinent - sont aussi des vérités définitives en dernière analyse. Aussi nous garderons-nous bien, quant à présent, d'exprimer le moindre doute sur leur profondeur “radicale”, de peur qu'on nous interdise même de choisir la catégorie d'idiots, dont nous ferons partie. Nous nous sommes seulement crus obligés de donner, d'une part, un exemple de ce que M. Dühring appelle “ le caractère exquis du langage réservé et, au vrai sens du mot, modeste ”, et de constater, d'autre part, que chez M. Dühring l'indignité de ses prédécesseurs n'est pas moins assurée que sa propre infaillibilité. Sur quoi, nous nous confondons dans la plus profonde vénération pour le plus puissant génie de tous les temps ... si vraiment il en est ainsi.

  1. Neue Zeit, 1895, tome 13/1, p. 104.
  2. Publiés en France en 1947 sous le titre. Notes sur la guerre de 1870-71.
  3. Lettre à Engels, du 16 mai 1876.
  4. Lettre à Marx, du 24 mai 1876, M. E. W., 34, pp. 12-13.
  5. Lettre à Engels, du 25 mai 1876, ibid, p. 14.
  6. Lettre à Marx, du 28 mai 1876, ibid, pp. 17-18.
  7. Lettre à Engels, du 2 août 1876, Briefwechsel mit Bracke, Berlin 1963, pp. 90-91.
  8. Lettre à Marx, du 28 mai 1876, M. E. W., 34, pp. 18-19.
  9. Briefwechsel mit Bracke, p. 169.
  10. Lettre à Liebknecht, du 9 janvier 1877, M. E. W., 34, p. 239.
  11. Lettre de Marx à Bracke, du 11 avril 1877, ibid, pp. 263-264.
  12. Cette citation fait allusion à un mot du contre-amiral français Chevalier de Panat dans une lettre de 1796 où, parlant des royalistes français qui n'avaient su tirer aucun enseignement de la Révolution, il écrivait : “Personne n'a su ni rien oublier, ni rien apprendre. ”
  13. Allusion au discours de Rudolf Virchow à la 50° Assemblée des naturalistes et médecins allemands à Munich, le 22 septembre 1877. Cf. VIRCHOW : Die Freiheit der Wissenschaft im modernen Staat... Berlin, 1877, p. 13.
  14. Le Dr. Schweninger était depuis 1881 le médecin particulier de Bismarck et fut pour cette raison nommé professeur à l'Université en 1884.
  15. Dans l'introduction à son étude sur ta chimie agricole, Liebig écrit : “ La chimie fait des progrès terriblement rapides, et les chimistes qui veulent suivre le train sont dans un état de mue constante ... ” Justus von LIEBIG : Die Chemie in ihrer Anwendung auf Agrikultur und Physiologie, 7° éd., Brunswick, 1862, p. 26.
  16. Le social-démocrate H. W. Fabian, qui vivait en Amérique, écrivit à Marx, le 6 novembre 1880 : “ Même si M. Engels pense que dans beaucoup de cas “” est le résultat nécessaire d'opérations mathématiques exactes, il faut rappeler qu'au sens de la théorie philosophique stricte du réel, la notion “-1”, en tant que telle, est un monstre logique, car il est tout simplement impossible de connaître une existence négative ... ”.
  17. Il est bien plus facile de tomber, avec le troupeau irréfléchi à la Karl Vogt, sur la vieille philosophie de la nature que d'apprécier sa signification historique. Elle contient une bonne part de non-sens et de fantaisie, mais elle n'en contient pas plus qu'à la même date, les théories non philosophiques des naturalistes empiristes, et depuis la diffusion de la théorie de l'évolution, on commence à se rendre compte qu'elle contient aussi beaucoup de sens et d'intelligence. C'est ainsi que Haeckel a eu pleinement raison de reconnaître les mérites de Treviranus et d'Oken *. Avec son mucus et sa vésicule primitifs, Oken pose comme postulat de la biologie ce qui depuis, a été réellement découvert comme étant le protoplasme et la cellule. En ce qui concerne spécialement Hegel, il est à bien des égards très en avance sur ses contemporains empiristes, qui croyaient avoir expliqué tous les phénomènes inexpliqués lorsqu'ils avaient supposé à leur base une force - force de pesanteur, force de flottabilité, force électrique de contact, etc. - ou, si c'était impossible, une substance inconnue, substance lumineuse, substance calorique, substance électrique, etc. Les substances imaginaires sont maintenant à peu près éliminées, mais le charlatanisme des forces combattu par Hegel continue allègrement à hanter par exemple le discours de Helmholtz à Innsbruck en 1869 (Voir Helmholtz : Populäre Vorlesungen, Ile livraison 1871, p. 190) **. En face de la déification - héritée des Français du XVIII° siècle - de Newton, que l'Angleterre combla d'honneurs et de richesses, Hegel a souligné que Kepler, que l'Allemagne laissa mourir de faim, est le véritable fondateur de la mécanique moderne des corps célestes et que la loi newtonienne de la gravitation est déjà contenue dans les trois lois de Képler, et même explicitement dans la troisième. Ce que dans sa Philosophie de la nature § 270 et appendices (Hegels Werke, 1842, VII° volume, p. 98 et 113 à 115), Hegel démontre à l'aide de quelques équations simples, réapparaît comme résultat de la mécanique mathématique la plus moderne chez Gustav Kirchhoff; Leçons de physique mathématique, 2e édition, Leipzig 1877, p. 10, et sous une forme mathématique simple essentiellement identique à celle qui fut exposée pour la première fois par Hegel. Les philosophes de la nature sont à la science de la nature consciemment dialectique ce que les utopistes sont au communisme moderne. (RE.)
    * Cf. la quatrième conférence : “ Théorie de l'évolution d'après Goethe et Oken ” dans Ernst HAECKEL : Natürliche Schöpfungsgeschichie..., 4° éd., Berlin, 1873, pp. 83-88.
    ** Cf. ENGELS : “Les formes fondamentales du mouvement”, Dialectique de la nature.
  18. Kant a exposé sa théorie de la nébuleuse dans un ouvrage paru anonymement en 1755 à Königsberg et Leipzig : Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Rimmels...
  19. Engels annonce ici Dialectique de la Nature. Les manuscrits mathématiques de Marx qui comportent plus de 1.000 pages ont été publiés récemment.
  20. Il s'agit des travaux du physicien anglais Thomas Andrews (qui étudia en 1869 l'état critique des gaz), du physicien français Louis-Paul Cailletet (qui démontra en 1877 que l'oxygène était condensable), et du physicien suisse Raoul Pictet (qui travaillait à la liquéfaction des gaz).
  21. Il s'agit dans le premier cas de l'ornithorynque et dans le second de l'archéoptéryx.
  22. VIRCHOW : Vorlesungen über Pathologie. T. 1 : Die Cellularpathologie in ihrer Begründung auf physiologische und pathologische Gewebelehre, 3° éd., Berlin, 1862, pp. 15-16.
  23. Voici le passage sur la Révolution française : “D'un seul coup, c'était l'idée, le concept du droit qui prévalait, et contre cela le vieil échafaudage de l'injustice ne pouvait résister. C'est sur l'idée de droit qu'on a donc érigé maintenant une Constitution et c'est sur cette base que tout devait désormais reposer. Depuis que le soleil brille au firmament et que les planètes gravitent autour de lui, on n'avait pas vu encore l'homme se dresser sur la tête, c'est-à-dire sur l'idée, et construire la réalité selon l'idée. Anaxagore avait dit le premier que le “vous”, la raison, gouverne le monde : mais voilà que l'homme en est venu à reconnaître que l'idée doit gouverner la réalité spirituelle. Ce fut ainsi un magnifique lever de soleil. Tous les êtres pensants se sont associés à la célébration de cette époque. Une émotion sublime a régné en ce temps, un enthousiasme de l'esprit a fait frissonner le monde entier, comme si l'on assistait pour la première fois à la réconciliation du divin avec le monde.” (HEGEL : Philosophie de l'histoire, 1840, p. 535.). - Ne serait-il pas grand temps de mobiliser la loi anti-socialiste contre le danger public que représentent les doctrines révolutionnaires de feu le professeur Hegel ? (Note d'Engels pour la publication de Socialisme utopique et socialisme scientifique.)
  24. Il s'agit de L'Utopie de Thomas Morus, parue en 1516, et de la Cité du Soleil de Campanella, parue en 1623.
  25. L'ouvrage de Laplace : Exposition du système du monde parut en 1795-1796. L'existence d'une substance gazeuse incandescente dans l'univers fut prouvée en 1864 par l'astronome anglais William Higgings en utilisant les procédés de l'analyse spectrale découverte en 1859 par Kirchhoff et Bunsen. Cf. Antonio SECCHI : Die Sonne..., Brunswick. 1872, pp. 787, 789-790.