Partie I. Philosophie

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche

III. Subdivision. L'apriorisme[modifier le wikicode]

La philosophie est, selon M. Dühring, le développement de la forme la plus élevée de la conscience du monde et de la vie, et, par extension, elle englobe les principes de tout savoir et de tout vouloir. Dès qu'une série quelconque de connaissances ou de tendances ou un groupe de formes d'existence se pose devant la conscience de l'homme, les principes de ces figures sont nécessairement objet de la philosophie. Ces principes sont les parties constitutives simples, ou supposées simples jusqu'ici, dont se compose la multiplicité du savoir et du vouloir. De même que la constitution chimique des corps, la complexion générale des choses peut se ramener à des formes et à des éléments fondamentaux. Une fois acquis, ces éléments derniers ou principes valent non seulement pour ce qui est connu et accessible immédiatement, mais aussi pour le monde qui nous est inconnu et inaccessible. Les principes philosophiques constituent donc le complément dernier dont les sciences ont besoin pour former un système homogène d'explication de la nature et de la vie humaine. En dehors des formes fondamentales de toute existence, la philosophie n'a que deux objets d'étude à proprement parler : la nature et le monde des hommes. D'où il résulte que notre matière s'ordonne fort spontanément en trois groupes : le schème général de l'univers, la doctrine des principes de la nature, et enfin, la doctrine de l'homme. Cette succession comporte en même temps un ordre logique interne; car en premier viennent les principes formels valables pour tout Être, puis, selon la hiérarchie de leur subordination, les domaines objectifs auxquels ils s'appliquent. Jusqu'ici c'est M. Dühring qui parle, et presque mot pour mot.

C'est donc de principes qu'il s'agit chez lui, de principes formels dérivés de la pensée, non du monde extérieur, qui doivent s'appliquer à la nature et à l'empire de l'homme, auxquels par conséquent la nature et l'homme doivent se conformer. Mais où la pensée prend-elle ces principes ? En elle-même ? Non, car M. Dühring dit lui-même : le domaine de la pensée pure se limite aux schèmes logiques et aux constructions mathématiques (cette dernière affirmation d'ailleurs fausse, comme nous le verrons). Les schèmes logiques ne peuvent se rapporter qu'aux formes de la pensée : or, il ne s'agit ici que des formes de l'Être, du monde extérieur, et la pensée ne peut jamais tirer et dériver ces formes d'elle-même, mais, précisément, du monde extérieur seul. Mais ainsi, le rapport tout entier s'inverse : les principes ne sont pas le point de départ de la recherche, mais son résultat final; ils ne sont pas appliqués à la nature et à l'histoire des hommes, mais abstraits de celles-ci; ce ne sont pas la nature et l'empire de l'homme qui se conforment aux principes, mais les principes ne sont exacts que dans la mesure où ils sont conformes à la nature et à l'histoire. Telle est la seule conception matérialiste de la question, et celle que lui oppose M. Dühring est idéaliste, elle met la chose, entièrement sur la tête et construit le monde réel en partant de l'idée, de schèmes, de plans ou de catégories existant on ne sait où avant le monde, de toute éternité, tout à fait à la manière d' ... un Hegel.

C'est un fait. Rapprochons l'Encyclopédie de Hegel, avec toutes ses imaginations délirantes, des vérités définitives en dernière analyse de M. Dühring. Nous avons en premier chez M. Dühring la connaissance du schème général de l'univers, qui s'appelle chez Hegel la Logique. Puis, nous avons chez tous deux l'application de ces schèmes ou catégories logiques à la nature : la philosophie de la nature, et enfin, leur application à l'empire de l'homme. ce que Hegel appelle la Philosophie de l'esprit. L' “ ordre logique interne ” de la série de Dühring nous ramène donc “ fort spontanément ” à l'Encyclopédie de Hegel, dont il est tiré avec une fidélité qui touchera jusqu'aux larmes le juif errant de l'école hégélienne, le Professeur Michelet de Berlin[1].

Voilà ce qui arrive, lorsqu'on prend en un sens tout naturaliste la “ Conscience ”, la “ Pensée ” Comme quelque chose de donné, un opposé premier de l'Être, de la Nature. Dès lors, on est obligé de trouver tout à fait curieux que la Conscience et la Nature, la Pensée et l'Être, les lois de la pensée et les lois de la nature s'accordent à ce point. Mais si l'on demande ensuite ce que sont la pensée et la conscience et d'où elles viennent, on trouve qu'elles sont des produits du cerveau humain et que l'homme est lui-même un produit de la nature, qui s'est développé dans et avec son milieu; d'où il résulte naturellement que les productions du cerveau humain, qui en dernière analyse sont aussi des produits de la nature, ne sont pas en contradiction, mais en conformité avec l'ensemble de la nature[2].

Mais M. Dühring ne saurait se permettre de traiter la question aussi simplement. Il pense non seulement au nom de l'humanité, - ce qui ne serait déjà pas si mal, - mais au nom des êtres conscients et pensants de tous les corps célestes. En fait, ce serait

“ dégrader les formes fondamentales de la conscience et du savoir que d'exclure ou seulement de suspecter leur validité souveraine et leur prétention absolue à la vérité en leur appliquant l'épithète d' “ humaines ”.”

Pour éviter donc qu'on en vienne à soupçonner que sur quelque autre corps céleste deux fois deux font cinq, M. Dühring doit s'abstenir de qualifier la pensée d' “ humaine ”, et ainsi la séparer de l'unique base réelle sur laquelle nous la connaissions, à savoir de l'homme et de la nature, et il tombe lourdement et sans recours dans une idéologie qui fait de lui l'épigone de l' “ épigone ” Hegel. D'ailleurs, nous retrouverons souvent l'occasion de saluer M. Dühring sur d'autres corps célestes.

Il va sans dire que sur une telle base idéologique on ne peut pas fonder de doctrine matérialiste. Nous verrons plus loin M. Dühring obligé de supposer plus d'une fois à la nature un mode d'action conscient, donc ce qu'en langage clair on nomme Dieu.

Cependant, notre philosophe du réel avait d'autres motifs encore de transférer la base de toute réalité hors du monde réel dans le monde de la pensée. C'est la science de ce schème général de l'univers, de ces principes formels de l'Être qui constitue le fondement de la philosophie de M. Dühring. Or si nous déduisons le schème de l'univers non du cerveau, mais du inonde réel, au moyen seulement du cerveau, si nous déduisons les principes de l'Être de ce qui est, nous n'avons pas besoin pour cela de philosophie, mais de connaissances positives sur le monde et ce qui s'y produit, et ce qui en résulte n'est pas non plus de la philosophie, mais de la science positive. Dans ce cas, tout le livre de M. Dühring ne serait que peine perdue !

Allons plus loin. Si on n'a plus besoin de la philosophie en tant que telle, on n'a plus besoin d'aucun système, pas même d'un système naturel de philosophie. L'idée que des rapports systématiques relient l'ensemble des phénomènes naturels pousse la science à démontrer ces rapports systématiques partout, dans le singulier comme dans le tout. Mais une représentation scientifique exhaustive et adéquate de ces relations, la constitution dans la pensée d'une image exacte du système du monde dans lequel nous vivons, reste une impossibilité pour nous comme pour tous les temps. Si, à une époque quelconque de l'évolution humaine, pareil système concluant et définitif des relations de l'univers, tant physiques que mentales et historiques, était réalisé, cela voudrait dire que le domaine de la connaissance humaine a atteint ses bornes et que le développement historique ultérieur est suspendu dès l'instant que la société est organisée en harmonie avec ce système, ce qui serait une absurdité, un pur non-sens. Les hommes se trouvent donc en présence de la contradiction suivante : d'une part, acquérir une connaissance exhaustive du système de l'univers dans l'ensemble de ses relations et, d'autre part, en raison de leur propre nature et de celle du système de l'univers, n'être jamais capables de résoudre entièrement ce problème. Mais cette contradiction ne repose pas seulement sur la nature des deux facteurs, l'univers et l'homme; elle est aussi le principal levier de tout le progrès intellectuel et elle se résout chaque jour et constamment dans l'évolution progressive sans fin de l'humanité, exactement comme, par exemple, ces problèmes mathématiques qui trouvent leur solution dans une série infinie ou dans une fraction continue. En fait, toute réflexion du système du monde dans la pensée est et reste limitée objectivement par la situation historique, et subjectivement par la nature physique et psychique de son auteur. Mais M. Dühring déclare d'avance que son mode de pensée est tel qu'il exclut toute velléité d'une représentation du monde subjectivement limitée. Nous avons vu déjà qu'il était omniprésent, sur tous les corps célestes possibles. Nous voyons maintenant qu'il est aussi omniscient. Il a résolu les problèmes ultimes de la science, il a muré l'avenir de la science.

A l'instar des figures fondamentales de l'Être, M. Dühring pense pouvoir aussi fabriquer toute la mathématique pure a priori, c'est-à-dire sans utiliser les expériences que nous offre le monde extérieur et en la tirant de son cerveau. En mathématique pure, l'entendement s'occuperait “ de ce qu'il crée et imagine librement lui-même ”; les concepts de nombre et de figure seraient “ son objet suffisant et sa création propre ” et ainsi la mathématique a “ une valeur indépendante de l'expérience particulière et du contenu réel du monde ”.

Que les mathématiques pures soient valables indépendamment de l'expérience particulière de chaque individu est certes exact, et cela est vrai de tous les faits établis de toutes les sciences, et même de tous les faits en général. Les pôles magnétiques, le fait que l'eau se compose d'hydrogène et d'oxygène, le fait que Hegel est mort et M. Dühring vivant sont valables indépendamment de mon expérience personnelle ou de celle d'autres individus, indépendamment même de celle de M. Dühring dès qu'il dort du sommeil du juste. Mais il n'est nullement vrai que, dans les mathématiques pures, l'entendement s'occupe exclusivement de ses propres créations et imaginations; les concepts de nombre et de figure ne sont venus de nulle part ailleurs que du monde réel. Les dix doigts sur lesquels les hommes ont appris à compter, donc à effectuer la première opération arithmétique, sont tout ce qu'on voudra, sauf une libre création de l'entendement. Pour compter, il ne suffit pas d'objets qui se comptent, mais il faut aussi déjà la faculté de considérer ces objets, en faisant abstraction de toutes leurs autres qualités sauf leur nombre, - et cette faculté est le résultat d'un long développement historique, fondé sur l'expérience. De même que le concept de nombre, le concept de figure est exclusivement emprunté au monde extérieur et non pas jailli dans le cerveau en produit de la pensée pure. Il a fallu qu'il y eût des choses ayant figure et dont on comparât les figures avant qu'on pût en venir au concept de figure. La mathématique pure a pour objet les formes spatiales et les rapports quantitatifs du monde réel, donc une matière très concrète. Que cette matière apparaisse sous une forme extrêmement abstraite, ce fait ne peut masquer que d'un voile superficiel son origine située dans le monde extérieur. Ce qui est vrai, c'est que pour pouvoir étudier ces formes et ces rapports dans leur pureté, il faut les séparer totalement de leur contenu, écarter ce contenu comme indifférent; c'est ainsi qu'on obtient les points sans dimension, les lignes sans épaisseur ni largeur, les a, les b, les x et les y, les constantes et les variables et qu'à la fin seulement, on arrive aux propres créations et imaginations libres de l'entendement, à savoir les grandeurs imaginaires. Même si, apparemment, les grandeurs mathématiques se déduisent les unes des autres, cela ne prouve pas leur origine a priori, mais seulement leur enchaînement rationnel. Avant d'en venir à l'idée de déduire la forme d'un cylindre de la rotation d'un rectangle autour de l'un de ses côtés, il faut avoir étudié une série de rectangles et de cylindres réels, si imparfaite que soit leur forme. Comme toutes les autres sciences, la mathématique est issue des besoins des hommes, de l'arpentage et de la mesure de la capacité des récipients, de la chronologie et de la mécanique. Mais comme dans tous les domaines de la pensée, à un certain degré de développement, les lois tirées par abstraction du monde réel sont séparées du monde réel, elles lui sont opposées comme quelque chose d'autonome, comme des lois venant de l'extérieur, auxquelles le monde doit se conformer. C'est ainsi que les choses se sont passées dans la société et l'État; c'est ainsi et non autrement que la mathématique pure est, après coup, appliquée au monde, bien qu'elle en soit précisément tirée et ne représente qu'une partie des formes qui le composent - ce qui est la seule raison pour laquelle elle est applicable.

De même que M. Dühring s'imagine pouvoir déduire toute la mathématique pure, sans aucun apport de l'expérience, des axiomes mathématiques qui, “ d'après la pure logique elle-même, ne sont pas susceptibles de preuve et n'en ont pas besoin ”, et qu'il croit pouvoir l'appliquer ensuite au monde, de même il s'imagine pouvoir tirer d'abord de son cerveau les figures fondamentales de l'Être, les éléments simples de tout savoir, les axiomes de la philosophie, déduire de là toute la philosophie ou schème de l'univers, et daigner octroyer à la nature et au monde des hommes cette sienne constitution[3]. Malheureusement la nature ne se compose pas du tout, - et le monde des hommes ne se compose que pour la part la plus minime, - des Prussiens selon Manteuffel de l'année 1850.

Les axiomes mathématiques sont l'expression du contenu mental extrêmement mince que la mathématique est obligée d'emprunter à la logique. Ils peuvent se ramener à deux :

1. Le tout est plus grand que la partie. Cette proposition est une pure tautologie, puisque l'idée quantitative de “ partie ” se rapporte d'avance d'une manière déterminée à l'idée de “ tout ”, en ce sens que le mot “ partie ” implique à lui seul que le “ tout ” quantitatif se compose de plusieurs “ parties ” quantitatives. En constatant cela expressément, ledit axiome ne nous fait pas avancer d'un pas. On peut même démontrer, dans une certaine mesure, cette tautologie en disant : un tout est ce qui se compose de plusieurs parties; une partie est ce dont plusieurs font un tout; en conséquence, la partie est plus petite que le tout, - formule où le vide de la répétition fait ressortir plus fortement encore le vide du contenu.

2.Quand deux grandeurs sont égales à une troisième, elles sont égales entre elles. Cette proposition, comme Hegel l'a déjà démontré[4], est un syllogisme dont la logique garantit l'exactitude, qui est donc démontré, quoique ce soit en dehors de la mathématique pure. Les autres axiomes sur l'égalité et l'inégalité ne sont que des extensions logiques de ce syllogisme.

Ces maigres propositions ne mènent à rien, pas plus en mathématiques qu'ailleurs. Pour progresser, nous devons introduire des rapports effectifs, des rapports et des formes spatiales empruntés à des corps réels. Les idées de lignes, de surfaces, d'angles, de polygones, de cubes, de sphères, etc., sont toutes empruntées à la réalité et il faut une bonne dose de naïveté idéologique pour croire les mathématiciens, selon lesquels la première ligne serait née du déplacement d'un point dans l'espace, la première surface du déplacement d'une ligne, le premier corps du déplacement d'une surface, etc. La langue elle-même s'insurge là-contre. Une figure mathématique à trois dimensions s'appelle un corps, corpus solidum, donc, en latin même, un corps palpable; elle porte donc un nom qui n'est nullement emprunté à la libre imagination de l'entendement, mais à la solide réalité.

Mais pourquoi aller chercher si loin ? Après avoir chanté dans l'enthousiasme pages 42 et 43[5] l'indépendance de la mathématique pure par rapport au monde de l'expérience, son apriorisme, sa façon de s'occuper des propres créations et imaginations libres de l'entendement, M. Dühring dit page 63 :

“ On oublie en effet facilement que ces éléments mathématiques (nombre, grandeur, temps, espace et mouvement géométrique) ne sont idéaux que par leur forme ... les grandeurs absolues sont donc quelque chose de tout à fait empirique, quelle que soit leur espèce, ... [mais] les schèmes mathématiques sont susceptibles d'être caractérisés d'une façon détachée de l'expérience et cependant suffisante ”

ce qui est plus ou moins vrai de toute abstraction, mais ne démontre nullement qu'elle n'a pas été abstraite de la réalité. Dans le schème de l'univers, la mathématique pure a jailli de la pensée pure; - dans la philosophie de la nature, elle est quelque chose de tout à fait empirique, d'emprunté au monde extérieur, puis détaché. Qui donc faut-il croire ?

IV. Le schème de l'univers[modifier le wikicode]

“ L'être qui embrasse tout est unique. Se suffisant à lui-même, il n'a rien à côté ou au-dessus de lui. Lui associer un second être signifierait faire de lui ce qu'il n'est pas, c'est-à-dire une partie ou un élément d'un tout plus vaste. Du moment que nous déployons notre pensée dans son unité comme une espèce de cadre, rien de ce qui doit entrer dans cette unité de pensée ne peut garder en soi de dualité. Et il n'est rien non plus qui puisse se dérober à cette unité de pensée ... L'essence de toute pensée consiste dans l'union d'éléments de conscience en une unité. C'est par le point d'unité de la synthèse qu'est né le concept indivisible de monde et que l'univers (le mot lui-même le dit) est reconnu comme quelque chose en quoi tout est uni en une unité. ”

Jusqu'ici, c'est M. Dühring qui parle. C'est la méthode mathématique :

“ Toute question doit se décider de manière axiomatique sur des figures fondamentales simples, comme s'il s'agissait de principes ... simples de la mathématique ... ”

Telle est la méthode qui est d'abord appliquée ici.

“ L'Être qui embrasse tout est unique. ” Si une tautologie - simple répétition dans le prédicat de ce qui est déjà énoncé dans le sujet - constitue un axiome, en voici un de la plus belle eau. Dans le sujet, M. Dühring nous dit que l'Être embrasse tout, et dans le prédicat il affirme intrépidement qu'en conséquence rien n'est en dehors de lui. Quelle colossale “ idée génératrice de système ” !

Génératrice de système, en effet. On n'a pas passé six lignes que M. Dühring a transformé l'unicité de l'être en son unité, en vertu de l'unité de notre pensée. Comme l'essence de toute pensée consiste dans la synthèse en une unité, l'Être, dès qu'il est pensé, est pensé comme un, le concept de monde comme indivisible, et puisque l'Être pensé, le concept de monde est un, l'Être réel, le monde réel est également une unité indivisible. Et ainsi “ il n'y a plus de place pour l'au-delà, une fois que l'esprit a appris à saisir l'Être dans son universalité homogène”.

Voilà une campagne qui éclipse entièrement Austerlitz et Iéna, Sadowa et Sedan. En quelques phrases, à peine une page, une fois mobilisé le premier axiome, nous avons déjà aboli, liquidé, anéanti tout l'au-delà, Dieu, les légions célestes, le ciel, l'enfer et le purgatoire avec l'immortalité de l'âme.

Comment passons-nous de l'unicité de l'Être à son unité ? Il suffit de nous le représenter. Du fait que nous déployons comme cadre autour de lui notre pensée avec son unité, l'Être unique devient dans la pensée un Être un, une unité de pensée; car l'essence de toute pensée consiste dans la synthèse d'éléments de conscience en une unité.

Cette dernière proposition est tout simplement fausse. Tout d'abord, la pensée consiste autant dans la décomposition d'objets de conscience en leurs éléments que dans l'union d'éléments congénères en une unité Sans analyse, pas de synthèse. Deuxièmement, la pensée ne peut rassembler en une unité, sans commettre de bévues, que les éléments de conscience dans lesquels, ou dans les prototypes réels desquels, cette unité a déjà existé auparavant. Si je comprends une brosse à chaussures dans l'unité mammifère, ce n'est pas cela qui lui fera pousser des mamelles. L'unité de l'Être, en d'autres termes la légitimité de sa conception comme unité, voilà donc précisément ce qu'il fallait démontrer; si M. Dühring nous assure qu'il pense l'Être comme unité et non, par exemple, comme dualité, il ne nous fait connaître par là rien d'autre que son humble avis.

Si nous voulons représenter à l'état pur la marche de sa pensée, elle est la suivante; je commence par l'Être. Donc, je pense l'Être. La pensée de l'Être est une. Or la pensée et l'Être doivent concorder, ils se correspondent, ils “coïncident”. Donc, l'Être est un aussi dans la réalité. Donc, il n'y a pas d' “ au-delà ”. Mais si M. Dühring avait usé d'un langage aussi peu voilé au lieu de nous offrir la sentence sibylline ci-dessus, toute l'idéologie apparaîtrait évidente. Vouloir démontrer la réalité d'un produit quelconque de la pensée par l'identité de la pensée et de l'Être, c'était là précisément l'une des imaginations délirantes les plus insensées ... d'un Hegel.

Sur les spiritualistes, M. Dühring n'aurait pas encore gagné le moindre pouce de terrain, même si toute sa démonstration était correcte. Ceux-ci lui répondent en bref : le inonde est un pour nous aussi; la division en ici-bas et au-delà n'existe que pour notre point de vue spécifiquement terrestre, dans l'état de péché originel; en soi et pour soi, c'est-à-dire en Dieu, l'ensemble de l'Être est un. Et ils accompagneront M. Dühring sur ses autres corps célestes bien-aimés, et ils lui en montreront un ou plusieurs où il n'y a pas eu de péché originel, où il n'existe donc pas d'opposition entre ici-bas et au-delà et où l'unité du monde est un postulat de la foi.

Ce qu'il y a de plus comique dans cette affaire, c'est que pour démontrer la non-existence de Dieu en partant du concept de l'Être, M. Dühring utilise la preuve ontologique de l'existence de Dieu. La voici : si nous pensons Dieu, nous le pensons comme la somme de toutes les perfections. Mais dans la somme de toutes les perfections, il y a avant tout l'existence, car un être sans existence est nécessairement imparfait. Donc, nous devons compter aussi l'existence parmi les perfections de Dieu. Donc il faut que Dieu existe. - C'est exactement ainsi que ratiocine M. Dühring : quand nous pensons l'Être, nous le pensons comme concept un. Ce qui est rassemblé dans un concept un, cela est un. L'Être ne correspondrait donc pas à son concept s'il n'était pas un. En conséquence, il faut qu'il soit un. En conséquence, il n'y a pas de Dieu, etc.

Si nous parlons de l'Être et seulement de l'Être, l'unité ne peut consister qu'en ceci que tous les objets dont il s'agit ... sont, existent. Ils sont rassemblés dans l'unité de cet Être et dans aucune autre, et l'énoncé général aux termes duquel ils sont tous, non seulement ne peut leur donner d'autres propriétés communes ou non communes, mais encore exclut provisoirement de la spéculation toutes ces propriétés. Car dès que nous nous éloignons, ne fût-ce que d'un millimètre, du fait fondamental simple que tous ces objets ont l'Être pour attribut commun, ce sont les différences de ces objets qui commencent à nous apparaître - et quant à savoir si ces différences consistent en ceci que les uns sont blancs, les autres noirs, les uns animés, les autres inanimés, les uns d'ici-bas, les autres de l'au-delà, nous ne pouvons pas en décider en partant du fait que tous ont pareillement l'attribut de la seule existence.

L'unité du monde ne consiste pas en son Être, bien que son Être soit une condition de son unité, puisqu'il doit d'abord être avant de pouvoir être un. L'Être est, somme toute, une question ouverte à partir du point où s'arrête notre horizon. L'unité réelle du monde consiste en sa matérialité, et celle-ci se prouve non pas par quelques boniments de prestidigitateur, mais par un long et laborieux développement de la philosophie et de la science de la nature.

Continuons notre lecture. L'Être dont M. Dühring nous entretient n'est pas

“ cet Être pur qui, semblable à lui-même, doit se passer de toutes déterminations particulières et, en fait, ne représente que le pendant du néant de la pensée ou de l'absence de pensée. ”

Or, nous verrons très prochainement que le monde de M. Dühring commence cependant par un Être dénué de toute différenciation interne, de tout mouvement et modification, qui n'est donc, en fait, qu'un pendant du néant de la pensée, donc un néant effectif. Ce n'est qu'à partir de cet Être-néant que se développe l'état du monde actuel, différencié, changeant, représentant une évolution, un devenir; et ce n'est qu'après avoir conçu cela que nous en arrivons à “ tenir ”, même sous ce changement perpétuel, “ le concept de l'Être universel, identique à lui-même ”. Nous avons donc maintenant le concept d'Être à un stade supérieur où il comprend aussi bien la permanence que la modification, Être que le Devenir. Arrivés à ce point, nous trouvons que

“ le genre et l'espèce, ou, généralement parlant, l'universel et le particulier, sont les plus simples moyens de différenciation, sans lesquels on ne peut concevoir la constitution des choses. ”

Mais ce sont là des moyens de différenciation de la qualité; et après qu'on en a discuté, nous continuons :

“ aux genres s'oppose le concept de grandeur, comme concept de l'homogène, dans lequel aucune différence d'espèces ne trouve plus place”;

c'est-à-dire que de la qualité nous passons à la quantité, et celle-ci est toujours “ mesurable ”. Comparons maintenant cette “ rigoureuse décomposition des schèmes d'opération universels ” et son “ point de vue réellement critique ”, avec les grossièretés, les désordres et les imaginations délirantes d'un Hegel. Nous trouvons que la Logique de Hegel commence par l'Être - comme M. Dühring; que l'Être s'avère être le néant, comme chez M. Dühring; que de cet être-néant on passe au devenir, dont le résultat est l'existence, c'est-à-dire l'existence, c'est-à-dire une forme plus haute, plus remplie de l'Être, - tout à fait comme chez M. Dühring. L'existence conduit à la qualité, la qualité à la quantité, - tout comme chez M. Dühring. Et, pour qu'il n'y manque rien d'essentiel, M. Dühring nous dit à une autre occasion :

“ Du règne de l'insensibilité, on n'entre dans celui de la sensation, malgré toute gradualité quantitative, que par un bond qualitatif, dont nous... pouvons affirmer qu'il se différencie infiniment de la simple graduation d'une seule et même qualité. ”

Voici tout à fait la ligne nodale hégélienne des rapports de mesure, sur laquelle une augmentation ou une diminution purement quantitative, à certains points nodaux déterminés, provoque un bond qualitatif, par exemple pour l'eau réchauffée ou refroidie, le point d'ébullition et le point de congélation étant les nœuds où se produit, - sous pression normale, - le bond à un nouvel état d'agrégation, où donc la quantité se convertit en qualité.

Notre étude a, elle aussi, essayé d'aller jusqu'aux racines, et comme racines des schèmes fondamentaux à la Dühring avec leur profondeur radicale, elle trouve ... les “fantaisies délirantes” d'un Hegel, les catégories de la Logique hégélienne, première partie, doctrine de l'Être, dans une “ déduction ” rigoureusement conforme à la vieille tradition hégélienne et sans qu'on n'ait guère tenté de dissimuler le plagiat !

Et non content d'emprunter tous ses principes de la connaissance de l'Être à celui de ses prédécesseurs qu'il a le mieux calomnié, M. Dühring, après avoir donné lui-même l'exemple cité ci-dessus du passage par bonds de la quantité à la qualité, a le sang-froid de dire de Marx.

“ Comme il est comique de le voir [Marx] par exemple faire appel à l'idée hégélienne confuse et nébuleuse, d'après laquelle la quantité se convertit en qualité !”

Idée confuse et nébuleuse ! Qui donc se convertit ici, et qui a l'air comique, M. Dühring ?

Toutes ces perles ne sont donc pas seulement “ décidées par axiomes ” comme la règle l'aurait voulu, mais tout simplement importées du dehors, de la Logique de Hegel. Et cela à tel point que dans tout le chapitre on ne rencontre même pas l'ombre d'une suite d'idées qui ne soit aussi empruntée à Hegel, et que tout se réduit en fin de compte, à une creuse ratiocination sur l'espace et le temps, la permanence et la modification.

De l'Être, Hegel passe à l'Essence, à la dialectique. Ici, il traite des déterminations de la réflexion, de leurs oppositions et contradictions internes, comme, par exemple, positif et négatif, en vient à la causalité ou au rapport de cause et d'effet et conclut par la nécessité. M. Dühring ne fait pas autrement. Ce que Hegel appelle doctrine de l'essence, M. Dühring le traduit par : qualités logiques de l'Être. Mais ces qualités résident avant tout dans l' “ antagonisme de forces ”, dans des oppositions. Par contre, M. Dühring nie radicalement la contradiction; nous reviendrons plus tard sur ce sujet. Puis, il passe à la causalité, et de celle-ci à la nécessité. Donc, quand M. Dühring dit de lui-même : “ Nous, dont la philosophie ne sort pas de la cage ”, il veut sans doute dire qu'il philosophe en cage, c'est-à-dire dans la cage du schématisme des catégories hégéliennes.

V. Philosophie de la nature. Espace et Temps[modifier le wikicode]

Nous en arrivons à la Philosophie de la nature. Ici, M. Dühring a de nouveau toute raison d'être mécontent de ses prédécesseurs. La philosophie de la nature

“ est tombée si bas qu'elle est devenue une caricature de poésie confuse et reposant sur l'ignorance [et qu']elle était échue en partage à des philosophastres prostitués comme Schelling ou autres gaillards du même acabit, qui trafiquaient dans le sacerdoce de l'absolu et mystifiaient le public. ”

La lassitude nous a délivrés de ces “monstres”, mais, jusqu'ici elle n'a fait place qu'à l' “ inconsistance ”;

“ et, en ce qui concerne le grand public, on sait que pour lui le départ d'un charlatan d'envergure n'est souvent que l'occasion pour un successeur de moindre taille, mais averti en affaires, de présenter derechef la marchandise du premier, mais sous une autre enseigne. ”

Les savants eux-mêmes n'ont guère “ envie d'excursionner dans l'empire des idées qui embrassent le monde ” et, de ce fait, ils ne commettent dans le domaine théorique que des “étourderies incohérentes ”. Il est urgent qu'on y remédie et heureusement, M. Dühring est là.

Pour apprécier à leur juste valeur les révélations qui suivent sur le déploiement du monde dans le temps et sa limitation dans l'espace, il nous faut revenir à quelques passages des “ schèmes de l'univers ”.

Toujours en accord avec Hegel (Encyclopédie, § 93), on attribue à l'Être l'infini, - ce que Hegel appelle le mauvais infini, - et l'on étudie ensuite cet infini.

“ La figure la plus nette d'un infini à penser sans contradiction est l'accumulation illimitée des nombres dans la série numérique ... De même qu'à chaque nombre nous pouvons encore ajouter une unité sans jamais épuiser la possibilité de continuer à compter, de même à la suite de chaque état de l'Être se range un autre état, et l'infini consiste dans la production illimitée de ces états. Cet infini pensé avec exactitude n'a donc aussi qu'une seule forme fondamentale avec une seule direction. En effet, si pour notre pensée il est indifférent de se représenter une direction opposée dans l'accumulation des états, l'infini progressant à reculons n'est cependant qu'une production mentale inconsidérée. Comme dans la réalité on devrait, en effet, la parcourir en sens inverse, elle aurait à chacun de ses états une série numérique infinie derrière elle. Mais ce serait commettre la contradiction inadmissible d'une série infinie nombrée et il apparaît donc absurde de supposer une seconde direction à l'infini. ”

La première conclusion à tirer de cette conception de l'infini est qu'il faut que l'enchaînement des causes et des effets dans le monde ait eu un jour un commencement :

“ une série infinie de causes qui se seraient déjà alignées l'une derrière l'autre est impensable du seul fait qu'elle suppose l'innombrable nombré. ”

Une cause dernière est donc prouvée. La seconde conclusion est

“ la loi du nombre déterminé : l'accumulation de l'identique en tout genre réel d'êtres ou d'objets indépendants n'est pensable que comme formation d'un nombre déterminé. ”

C'est non seulement le nombre existant des corps célestes qui doit être à chaque instant un nombre déterminé en soi, c'est aussi le nombre total de toutes les plus petites particules de matière indépendantes qui existent dans le monde. Cette dernière nécessité est la vraie raison pour laquelle aucune combinaison n'est pensable sans atomes. Tout état de division effectif comporte toujours une déterminabilité finie et il faut qu'il la comporte si l'on veut échapper à la contradiction de l'innombrable nombré. Pour la même raison, non seulement le nombre actuel des révolutions de la terre autour du soleil doit être un nombre déterminé quoique impossible à indiquer, mais tous les processus naturels périodiques doivent avoir eu un début et toutes les différenciations, toutes les formes multiples de la nature qui se suivent doivent avoir leur racine dans un état identique à lui-même. Celui-ci peut avoir existé de toute éternité sans contradiction, mais même cette représentation serait exclue si le temps en soi se composait de parties réelles au lieu d'être seulement divisé à son gré par notre entendement qui y pose en idée les possibilités. Il en va autrement du contenu réel et divers en soi du temps; ce remplissement réel du temps par des faits d'espèces discernables et les formes d'existence de ce domaine relèvent précisément du dénombrable, du fait même de leur discernabilité. Imaginons un état qui soit sans changements et qui dans son identité à soi-même n'offre absolument aucune distinction de l'ordre de la succession, dès lors, le concept plus spécial de temps se transforme lui-même en l'idée plus générale de l'Être. On ne peut imaginer ce que signifierait l'accumulation d'une durée vide. - Ainsi parle M. Dühring, et il n'est pas médiocrement édifié de l'importance de ces découvertes. Il espère tout d'abord qu'on “ ne les considérera du moins pas comme une mince vérité”; mais, par la suite, il dit :

“ qu'on se rappelle les procédés extrêmement simples grâce auxquels nous avons donné aux concepts d'infini et à leur critique une portée inconnue jusqu'ici ... les éléments de la conception universelle de l'espace et du temps si simplement figurés par la manière dont nous venons présentement de les préciser et de les approfondir. ”

Nous avons donné ! Manière dont nous venons présentement de les préciser et de les approfondir ! Qui sommes-nous et quand ce présent se joue-t-il ? Qui approfondit et qui précise ?

Thèse : Le monde a un commencement dans le temps, et il est aussi limité dans l'espace. - Preuve : En effet, si l'on admet que le monde n'ait pas de commencement dans le temps, à chaque moment donné il y a une éternité écoulée, et par conséquent, une série infinie d'états successifs des choses dans le monde. Or, l'infinité d'une série consiste précisément en ce que cette série ne peut jamais être achevée par une synthèse successive. Donc, une série infinie écoulée d'états du monde est impossible et, par conséquent, un commencement du monde est une condition nécessaire de son existence. Ce qu'il fallait d'abord démontrer. - Quant au second point, si l'on admet le contraire, le monde sera un tout infini donné de choses existant ensemble. Or, nous ne pouvons concevoir la grandeur d'un quantum qui n'est pas donné dans certaines limites propres à toute intuition, qu'au moyen de la synthèse des parties, et la totalité d'un quantum de ce genre, que par la synthèse complète ou par l'addition répétée de l'unité à elle-même. Enfin, pour concevoir comme un tout le monde qui remplit tous les espaces, il faudrait regarder comme complète la synthèse successive des parties d'un monde infini, c'est-à-dire qu'il faudrait considérer [aussi] qu'un temps infini s'est écoulé dans l'énumération des choses coexistantes, ce qui est impossible. Donc, un agrégat infini de choses réelles ne peut être considéré comme un tout donné, ni, par conséquent, comme donné en même temps. Donc un monde n'est pas infini quant à son étendue dans l'espace, mais il est renfermé dans des limites; ce qui était le second point à démontrer[6]. ”

Ces propositions sont copiées mot à mot dans un livre bien connu qui parut pour la première fois en 1781 et qui est intitulé Critique de la raison pure, par Emmanuel Kant, où tout un chacun peut les lire dans la 1re partie, deuxième division, livre II, chapitre II, 2e section : “ Première antinomie de la raison pure. ” Il ne revient donc à M. Dühring que la gloire d'avoir collé sur une idée énoncée par Kant le nom. loi du nombre déterminé, et d'avoir découvert qu'il fut un temps où il n'y avait pas encore de temps, mais tout de même un monde. Pour tout le reste, donc pour tout ce qui dans l'exposé de M. Dühring a encore quelque sens, “Nous”, c'est Emmanuel Kant et le “présent” ne date que de 95 ans. “ Extrêmement simple”, en vérité ! Curieuse “ portée inconnue Jusqu'ici ”.

Or, Kant ne pose nullement les thèses citées ci-dessus comme résolues par sa démonstration. Au contraire. Sur la page d'en face, il affirme et démontre l'opposé : que le monde n'a pas de commencement selon le temps et n'a pas de fin selon l'espace, et c'est dans le fait que l'un est aussi démontrable que l'autre qu'il pose précisément l'antinomie, la contradiction insoluble. A des gens de moindre envergure, cela eût sans doute donné quelque peu à réfléchir qu' “ un Kant ” ait trouvé ici une difficulté insoluble. Mais pas à notre hardi fabricant de “ résultats et de conceptions essentiellement originaux ”- ce qui, dans l'antinomie de Kant, peut lui servir, il le copie sans vergogne et le reste, il le rejette[7].

La question en elle-même se résout très facilement. Éternité dans le temps, infini dans l'espace, cela consiste a priori et d'après le simple sens des mots à n'avoir de fin d'aucun côté, ni vers l'avant ni vers l'arrière, ni vers le haut ni vers le bas, ni vers la droite, ni vers la gauche. Cet infini est tout différent de celui d'une série infinie, car celle-ci part toujours de l'unité, d'un premier terme. L'impossibilité d'appliquer cette idée de série à notre objet apparaît dès que nous l'appliquons à l'espace. La série, infinie, traduite dans le spatial, c'est la ligne tracée à l'infini en partant d'un point déterminé dans un sens déterminé. Est-ce que cela exprime l'infinité de l'espace même de façon lointaine ? Au contraire, il faut au moins six lignes tracées de ce même point dans trois directions opposées deux à deux pour concevoir les dimensions de l'espace; et, en conséquence, cela nous donnerait six de ces dimensions. Kant se rendait si bien compte de cela qu'il n'a transféré sa série numérique qu'indirectement, par un détour, à la spatialité de l'univers. Par contre, M. Dühring nous contraint à accepter six dimensions dans l'espace et, aussitôt après, il n'a pas assez de paroles d'indignation pour stigmatiser le mysticisme mathématique de Gauss, qui ne voulait pas se contenter des trois dimensions courantes de l'espace[8].

Appliquée au temps, la ligne ou série infinie d'unités allant des deux côtés a un certain sens métaphorique. Mais si nous nous représentons le temps comme une ligne comptée à partir de l'unité ou partant d'un point déterminé, nous disons par là a priori que le temps a un commencement : nous supposons ce que nous voulons précisément démontrer. Nous donnons à l'infini du temps un caractère unilatéral de demi-infinité; mais une infinité unilatérale, divisée par moitié, est aussi une contradiction en soi, le contraire exact d'une “infinité pensée sans contradiction ”. Nous ne surmontons cette contradiction que si nous admettons que l'unité à partir de laquelle nous commençons à dénombrer la série, le point à partir duquel nous mesurons la ligne sont une unité quelconque dans la série, un point quelconque sur la ligne, dont il est indifférent pour la ligne ou pour la série que nous les placions ici ou là.

Mais la contradiction de la “ série numérique infinie nombrée” ? Nous serons en mesure de l'étudier plus à fond dès que M. Dühring aura réalisé devant nous le tour de force de la nombrer. Qu'il revienne lorsqu'il aura réussi à compter de moins l'infini jusqu'à zéro. Il est clair, en effet, que, quel que soit le nombre à partir duquel il commence à compter, il laisse derrière lui une série infinie et, avec elle, le problème qu'il a à résoudre. Qu'il inverse seulement sa propre série infinie 1 +2 + 3 +4 ... et qu'il essaye de compter en partant de l'infini pour revenir à l'unité; c'est évidemment la tentative d'un homme qui ne voit pas du tout ce dont il s'agit. Il y a plus. Lorsque M. Dühring prétend que la série infinie du temps passé est nombrée, il affirme par là que le temps a un commencement; car, autrement, il ne pourrait pas du tout commencer à “ nombrer ”. Une fois de plus, il introduit donc subrepticement par hypothèse ce qu'il doit démontrer. L'idée de la série infinie nombrée, en d'autres termes la loi universelle du nombre déterminé à la Dühring est donc une contradiction in adjecto, elle contient une contradiction en elle-même, et même une contradiction absurde[9].

Une chose est claire : l'infini qui a une fin, mais pas de commencement, n'est ni plus ni moins infini que celui qui a un commencement, mais pas de fin. La moindre intelligence dialectique aurait dû dire à M. Dühring que le commencement et la fin vont forcément ensemble comme le pôle nord et le pôle sud et que, si on supprime la fin, c'est le commencement qui devient précisément la fin, - la seule fin qu'ait la série, et inversement. Toute la duperie serait impossible sans l'habitude mathématique d'opérer avec des séries infinies. Comme en mathématique il faut partir du déterminé, du fini pour arriver à l'indéterminé, à l'infini, toutes les séries mathématiques, positives ou négatives doivent commencer par l'unité, sans quoi elles ne peuvent servir au calcul. Mais le besoin logique du mathématicien est bien loin de constituer une loi obligatoire pour le monde réel.

D'ailleurs, M. Dühring ne viendra jamais à bout de penser l'infini réel sans contradiction. L'infini est une contradiction, et il est plein de contradictions. C'est déjà une contradiction qu'un infini ne soit composé que de valeurs finies, et pourtant c'est le cas. Le caractère limité du monde matériel ne conduit pas moins à des contradictions que son caractère illimité, et toute tentative pour éliminer ces contradictions conduit, comme nous l'avons vu, à des contradictions nouvelles et plus graves. C'est précisément parce que l'infini est une contradiction qu'il est un processus infini, se déroulant saris fin dans le temps et dans l'espace. La suppression de la contradiction serait la fin de l'infini; Hegel en avait déjà jugé très justement et c'est pourquoi il traite avec le mépris qu'ils méritent les messieurs qui ergotent sur cette contradiction.

Continuons. Donc, le temps a eu un commencement. Qu'y avait-il avant ce commencement ? Le monde qui se trouvait dans un état immuable, identique à lui-même ? Et comme dans cet état aucun changement ne succède à un autre, le concept plus spécial de temps se transforme lui-même en l'idée plus générale de l'Être. Tout d'abord, il ne nous importe pas du tout ici de savoir quels concepts se transforment dans la tête de M. Dühring. Il ne s'agit pas du concept de temps, mais du temps réel, dont M. Dühring ne se débarrasse nullement à si bon compte. En second lieu, le concept de temps peut se transformer tant qu'il voudra en l'idée plus générale de l'Être, cela ne nous fait pas avancer d'un pas. Car les formes fondamentales de tout Être sont l'espace et le temps et un Être en dehors du temps est une absurdité tout aussi grande qu'un Être en dehors de l'espace. L'“ Être passé intemporel ” hégélien et l' “ Être immémorial ” néo-schellingien sont des représentations rationnelles, comparées à cet Être hors du temps[10]. C'est pourquoi M. Dühring s'y prend aussi très prudemment : à proprement parler c'est bien un temps, mais un temps qu'au fond on ne peut pas appeler temps : le temps ne se compose pas en lui-même de parties réelles et est simplement divisé par notre entendement à son gré, - seul un réel remplissement du temps par des faits discernables relève du dénombrable, - on ne peut du tout s'imaginer ce que signifierait l'accumulation d'une durée vide. Ce que signifierait cette accumulation est ici tout à fait indifférent; la question est de savoir si le monde dans l'état supposé ici, dure, passe par une durée. Qu'il ne sorte rien de la mesure d'une telle durée sans contenu, exactement comme de faire des mesures gratuites et sans but dans l'espace vide, nous le savons depuis longtemps et aussi bien c'est pour ce qu'il y a de fastidieux dans ce procédé que Hegel qualifie cet infini de mauvais infini. Pour M. Dühring, le temps n'existe que par le changement et non le changement dans et par le temps. C'est précisément parce que le temps est différent du changement que l'on peut le mesurer par le changement, car la mesure implique toujours quelque chose qui diffère de la chose à mesurer. Et le temps dans lequel ne se passent pas de changements identifiables est loin de ne pas être du temps; il est au contraire le temps pur, que n'affecte aucun apport étranger, donc, le temps vrai, le temps comme tel. En effet, si nous voulons saisir le concept de temps dans toute sa pureté, isolé de tout apport étranger et incongru, nous sommes obligés d'en écarter comme hors de son ressort les événements divers qui se passent simultanément ou successivement dans le temps, et de nous représenter ainsi un temps dans lequel rien ne se passe. Par là, nous n'avons donc pas laissé se perdre le concept de temps dans l'idée générale d'Être, mais nous sommes arrivés pour la première fois au pur concept de temps.

Mais toutes ces contradictions et ces impossibilités ne sont encore que jeu d'enfant à côté de la confusion dans laquelle tombe M. Dühring avec son état initial de l'univers identique à lui-même. Si le monde était une fois dans un état tel qu'il ne fût absolument le théâtre d'aucun changement, comment a-t-il pu passer de cet état au changement ? Ce qui est absolument exempt de changement, ce qui surtout est dans cet état de toute éternité, ne saurait à aucun prix sortir de lui-même de cet état pour passer à celui du mouvement et du changement. Il faut donc que de l'extérieur, d'en dehors du monde, soit venu un premier choc, qui l'ait mis en mouvement. Or, on sait que le “ choc initial ” n'est qu'une autre façon de dire Dieu. Voici Dieu et l'au-delà, que M. Dühring prétendait avoir si joliment largués dans ses schèmes de l'univers, ramenés tous deux par lui-même, précisés et approfondis, dans la philosophie de la nature.

Continuons. M. Dühring dit :

“ Là où la grandeur échoit à un élément permanent de l'Être, elle restera invariable dans sa déterminabilité. Cela est vrai ... de la matière et de la force mécanique. ”

Soit dit en passant, la première phrase donne un précieux exemple de la grandiloquence axiomatiquement tautologique de M. Dühring : où la grandeur ne change pas, elle reste la même. Donc, la quantité d'énergie[11] mécanique qui est une fois dans le monde reste éternellement la même. Laissons de côté le fait que, dans la mesure où c'est exact, la philosophie de Descartes l'a déjà su et dit il y a près de trois cents ans[12], que dans la science de la nature la doctrine de la conservation de l'énergie est en vogue partout depuis vingt ans, et que M. Dühring, en la limitant à l'énergie mécanique, ne l'améliore nullement. Mais où était l'énergie mécanique au temps de l'état exempt de changement ? A cette question, M. Dühring refuse opiniâtrement toute réponse. Où donc, M. Dühring, était-elle alors, cette énergie mécanique demeurant éternellement égale à elle-même, et que faisait-elle ? Réponse :

“ L'état initial de l'univers, ou plus exactement d'un Être de la matière exempt de changement, ne renfermant aucune accumulation temporelle de changements, est une question que seul peut écarter un entendement qui voit dans la mutilation volontaire de sa faculté productrice le comble de la sagesse. ”

Ainsi : ou bien vous acceptez, sans l'examiner, mon état initial exempt de changement, ou bien moi, le prolifique Eugen Dühring, je vous proclame tous des eunuques de l'esprit. Voilà, certes, qui peut en arrêter plus d'un ! Nous qui avons déjà vu quelques exemples de la faculté productrice de M. Dühring, nous pouvons nous permettre de laisser sans plus de réponse cette élégante injure et de poser encore une fois la question : mais, M. Dühring, s'il vous plaît, qu'en est-il de l'énergie mécanique ? M. Dühring est tout de suite dans l'embarras. En fait, il balbutie :

“ L'identité absolue de cet état-limite du début ne fournit pas en elle-même de principe de transition. Rappelons-nous toutefois qu'au fond il en va de même pour tout nouveau maillon, si petit soit-il, dans la chaîne de l'existence que nous connaissons bien. Celui-là donc qui veut soulever des difficultés sur le point essentiel dont il s'agit, fera bien de veiller à ne pas s'en tenir pour quitte dans des occasions où cela se voit moins. D'ailleurs, il reste toujours la possibilité d'intercaler des états intermédiaires progressivement gradués et, de ce fait, reste ouvert le pont de la continuité, pour arriver en remontant jusqu'à l'extinction du jeu des variations. Du point de vue du concept pur, cette continuité ne nous aide certes pas à dépasser l'idée principale, mais elle est pour nous la forme fondamentale de toute application des lois et de toute autre transition connue, de sorte que nous avons le droit de l'utiliser aussi comme médiation entre cet équilibre premier et sa rupture. Mais si nous pensions l'équilibre pour ainsi dire [ !] immobile en raison des concepts qui sont admis sans hésitation particulière [ !] dans notre mécanique actuelle, il serait totalement impossible d'indiquer comment la matière a pu parvenir au jeu des transformations. ”

En plus de la mécanique des masses, il y a encore, nous dit-on, une transformation du mouvement des masses en mouvement des particules infimes[13], mais quant à la manière dont cela se passe

“ nous ne disposons jusqu'ici d'aucun principe général et nous ne devons donc pas nous étonner que ces processus se perdent un peu dans l'obscurité. ”

Voilà tout ce que M. Dühring trouve à dire. Et, de fait, nous devrions voir le comble de la sagesse non seulement dans la mutilation volontaire de la faculté productrice, mais dans la foi aveugle du charbonnier, si nous voulions nous laisser payer de mots par ces subterfuges et ces formules vraiment pitoyables. D'elle-même, M. Dühring l'avoue, l'identité absolue ne peut pas parvenir au changement. L'équilibre absolu n'a pas de moyen de passer de lui-même au mouvement. Que reste-t-il donc ? Trois pauvres filouteries.

Premièrement : il serait tout aussi difficile de prouver le passage de tout maillon, si petit soit-il, au suivant, dans la chaîne bien connue de l'existence. - M. Dühring semble prendre ses lecteurs pour des enfants à la mamelle. La preuve des transitions et des enchaînements singuliers des moindres maillons de la chaîne de l'existence constitue précisément le contenu de la science de la nature et si cela cloche quelque part, personne, pas même M. Dühring, ne songe à expliquer le mouvement qui s'est produit en partant du néant, mais seulement en partant du transfert, de la transformation ou de la propagation d'un mouvement antérieur. Au contraire, ici, on a ouvertement pour but de faire sortir le mouvement de l'immobilité, donc du néant.

Deuxièmement, nous avons le “ pont de la continuité ”. Du point de vue du concept pur, ce pont ne nous aide certes pas à surmonter la difficulté, mais nous avons pourtant le droit de l'utiliser comme médiation entre l'immobilité et le mouvement. Malheureusement, la continuité de l'immobilité consiste à ne pas se mouvoir; comment elle peut servir à produire du mouvement, voilà qui reste donc plus mystérieux que jamais. Et M. Dühring peut toujours décomposer son passage du néant de mouvement au mouvement universel en autant de particules infiniment petites et lui donner une durée aussi longue qu'il voudra, nous n'aurons toujours pas avancé d'un dix-millième de millimètre. Du néant, nous ne pouvons pas arriver au quelque chose sans un acte créateur, ce quelque chose fût-il aussi petit qu'une différentielle mathématique. Le pont de la continuité n'est donc même pas un pont aux ânes : il n'y a que M. Dühring pour pouvoir le passer.

Troisièmement. Tant que sera valable la mécanique actuelle, - et d'après M. Dühring, elle est un des leviers les plus essentiels de la formation de la pensée, - il sera impossible d'indiquer comment on passe de l'immobilité au mouvement. Mais la théorie mécanique de la chaleur nous montre que, dans certaines circonstances, le mouvement des masses se transforme en mouvement moléculaire (bien qu'ici encore le mouvement sorte d'un autre mouvement, jamais de l'immobilité) et cela, insinue timidement M. Dühring, pourrait peut-être fournir un pont entre le statique rigoureux (ce qui est en équilibre) et le dynamique (ce qui se meut). Mais ces processus “ se perdent un peu dans l'obscurité ”. Et c'est dans l'obscurité que M. Dühring nous laisse en panne.

Avec toute sa profondeur et sa précision, voilà où nous en sommes arrivés : à nous abîmer toujours plus profondément dans une sottise toujours plus précise pour aboutir finalement là où nous devions forcément aboutir, - “ dans l'obscurité ”. Mais cela ne gêne guère M. Dühring. Dès la page suivante, il a le front d'affirmer qu'il a pu

“ doter le concept de la permanence identique à elle-même d'un contenu réel immédiatement à partir du comportement de la matière et des forces mécaniques. ”

Et c'est cet homme qui traite les gens de “ charlatans ” ! Par bonheur, au milieu de ces égarements et de ces confusions désespérées, il nous reste, “ dans l'obscurité”, une consolation, et de celles qui vous élèvent l'âme :

“ La mathématique des habitants d'autres corps célestes ne peut avoir pour base d'autres axiomes que la nôtre ! ”

VI. Philosophie de la nature. Cosmogonie, Physique, Chimie[modifier le wikicode]

Dans la suite du développement, nous en arrivons maintenant aux théories concernant la manière dont le monde actuel s'est formé. Un état universel de dispersion de la matière aurait déjà été l'idée initiale des philosophes ioniens, mais, surtout depuis Kant, l'hypothèse d'une nébuleuse primitive aurait joué un rôle nouveau, la gravitation et le rayonnement de la chaleur amenant à la formation progressive des divers corps célestes solides. La théorie mécanique de la chaleur de notre temps permettrait de donner aux conclusions sur les états primitifs de l'univers une forme beaucoup plus déterminée. Malgré tout,

“ l'état de dispersion gazeuse ne peut servir de point de départ à des déductions sérieuses que si l'on peut, au préalable, caractériser de façon plus déterminée le système mécanique qui est donné en lui. Autrement, non seulement l'idée reste en fait extrêmement nébuleuse, mais, à mesure que l'on avance de déduction en déduction, la nébuleuse primitive devient réellement de plus en plus dense et de plus en plus impénétrable... Provisoirement tout reste encore dans l'informe et le vague d'une notion de diffusion impossible à déterminer de plus près ”,

et ainsi nous n'avons, “ avec cet univers gazeux, qu'une conception extrêmement vaporeuse ”.

La théorie kantienne qui place l'origine de tous les corps célestes actuels dans des masses nébuleuses en rotation, a été le plus grand progrès que l'astronomie eût fait depuis Copernic. Pour la première fois s'est trouvée ébranlée l'idée que la nature n'a pas d'histoire dans le temps. Jusque-là, les corps célestes passaient pour être demeurés dès l'origine dans des orbites et des états toujours identiques; et même si, sur les divers corps célestes, les êtres organiques individuels mouraient, les genres et les espèces passaient cependant pour immuables. Certes, la nature était évidemment animée d'un mouvement incessant, mais ce mouvement apparaissait comme la répétition constante des mêmes processus. C'est Kant qui ouvrit la première brèche dans cette représentation qui répondait tout à fait au mode de penser métaphysique, et il le fit d'une manière si scientifique que la plupart des démonstrations qu'il a utilisées sont encore valables aujourd'hui. A vrai dire, la théorie kantienne est restée jusqu'à nos jours, rigoureusement parlant, une hypothèse. Mais jusqu'à maintenant, le système copernicien de l'univers n'est lui-même rien de plus, et l'opposition scientifique à la théorie de Kant a dû se taire depuis que le spectroscope a prouvé, d'une façon qui réduit à néant toute contestation, l'existence sur la voûte céleste de ces masses gazeuses en ignition. M. Dühring lui-même ne peut mener à bonne fin sa construction de l'univers sans ce stade de la nébuleuse, mais il s'en venge en réclamant qu'on lui montre le système mécanique donné dans cet état nébuleux, et, comme personne ne peut le faire, il décerne à cet état nébuleux toutes sortes d'épithètes méprisantes. La science actuelle ne peut malheureusement pas définir ce système à la satisfaction de M. Dühring. Elle ne peut pas davantage répondre à beaucoup d'autres questions. Si on lui demande : pourquoi les crapauds n'ont-ils pas de queue, elle ne peut jusqu'ici que répondre : parce qu'ils l'ont perdue. Que l'on s'emporte et qu'on dise qu'ainsi tout reste dans l'informe et le vague d'une notion de perte impossible à déterminer de plus près, tout reste une conception extrêmement vaporeuse, ces applications de la morale à la science de la nature ne nous feraient pas avancer d'un pas. De telles aménités, de telles manifestations de mauvaise humeur, peuvent toujours être placées partout, et c'est bien pourquoi elles sont toujours et en tout lieu déplacées. Qui donc empêche M. Dühring de trouver lui-même le système mécanique de la nébuleuse primitive ?

Par chance, nous apprenons maintenant que la masse nébuleuse de Kant

“ est bien loin de coïncider avec un état entièrement identique du milieu universel, autrement dit avec l'état de la matière identique à lui-même.”

Quelle chance pour Kant, qui pouvait se contenter de remonter des corps célestes existants à la sphère nébuleuse et qui ne se serait jamais douté de l'état de la matière identique à lui-même ! Remarquons en passant que si, dans la science actuelle de la nature, la sphère gazeuse de Kant est appelée nébuleuse primitive, ce mot ne peut, bien entendu, être pris que dans un sens relatif. Elle est nébuleuse primitive, d'une part, en tant qu'origine des corps célestes existants et, d'autre part, en tant que forme la plus reculée de la matière à laquelle il soit possible jusqu'ici de remonter. Ce qui n'exclut nullement, mais implique au contraire que la matière a passé avant la nébuleuse primitive par une série infinie d'autres formes[14]. M. Dühring marque ici son avantage. Là où, avec la science, nous nous arrêtons provisoirement à la nébuleuse primitive, également provisoire, sa science de la science lui permet de remonter beaucoup plus haut, jusqu'à

“ cet état du milieu universel qui ne peut se concevoir ni comme purement statique au sens actuel de cette idée, ni comme dynamique”

- donc, qui ne peut pas se concevoir du tout.

“ L'unité de la matière et de l'énergie mécanique que nous désignons sous le nom de milieu universel, est une formule pour ainsi dire logique et réelle à la fois, pour signifier l'état de la matière identique à lui-même comme présupposition de tous les stades d'évolution dénombrables.”

Il est évident que nous ne nous débarrasserons pas si facilement de l'état primitif de la matière identique à lui-même. Il est désigné ici comme l'unité de la matière et de l'énergie mécanique, et cette unité comme une formule logique et réelle, etc. C'est donc quand cesse l'unité de la matière et de l'énergie mécanique, que le mouvement commence.

La formule logique et réelle n'est rien d'autre qu'une tentative boiteuse d'utiliser pour la philosophie du réel les catégories hégéliennes de l'En-Soi et du Pour-Soi. Dans l'En-Soi réside, selon Hegel, l'identité primitive des contraires non développés, - qui sont cachés dans un objet, un processus, un concept; dans le Pour-Soi interviennent la distinction et la séparation de ces éléments cachés et leur antagonisme commence. Voilà pourquoi nous devons nous représenter l'état primitif immobile comme l'unité de la matière et de l'énergie mécanique et le passage au mouvement comme leur séparation et leur mise en opposition. Ce que nous y avons gagné, ce n'est pas la preuve de la réalité de cet état primitif imaginaire, mais seulement la possibilité de le comprendre sous la catégorie hégélienne de l'En-Soi et de comprendre sa cessation tout aussi imaginaire sous celle du Pour-Soi. Hegel, au secours !

La matière, dit M. Dühring, est le support de tout ce qui est réel, d'où il ressort qu'il ne peut y avoir d'énergie mécanique en dehors de la matière. L'énergie mécanique est, en outre, un état de la matière. Or, dans l'état primitif, où rien ne se passait, la matière et son état, l'énergie mécanique, ne faisaient qu'un. Il faut donc qu'ensuite, lorsque quelque chose commença à se passer, l'état se soit distingué de la matière. Voilà de quelle phraséologie mystique, - jointe à l'assurance que l'état identique à lui-même n'était ni statique ni dynamique, ni en équilibre ni en mouvement, - nous devons nous laisser payer ! Nous ne savons toujours pas où était l'énergie mécanique dans cet état de l'univers et comment nous pourrons, sans choc de l'extérieur, c'est-à-dire sans Dieu, passer de l'immobilité absolue au mouvement.

Avant M. Dühring, les matérialistes parlaient de matière et de mouvement. Il réduit le mouvement à l'énergie mécanique comme à sa prétendue forme fondamentale, et rend ainsi inintelligible le rapport réel entre la matière et le mouvement, qui était d'ailleurs obscur aussi pour tous les matérialistes antérieurs. Et pourtant la chose est suffisamment simple. Le mouvement est le mode d'existence de la matière. Jamais, ni nulle part, il n'y a eu de matière sans mouvement, ni il ne peut y en avoir. Mouvement dans l'espace de l'univers, mouvement mécanique de masses plus petites sur chaque corps céleste, vibration moléculaire sous forme de chaleur ou de courant électrique ou magnétique, décomposition et combinaison chimiques, vie organique : chaque atome singulier de matière dans l'univers participe à chaque instant donné à l'une ou à l'autre de ces formes de mouvement ou à plusieurs à la fois. Tout repos, tout équilibre est seulement relatif, n'a de sens que par rapport à telle ou telle forme de mouvement déterminée. Un corps peut, par exemple, se trouver sur la terre en équilibre mécanique, en repos au point de vue de la mécanique. Cela ne l'empêche absolument pas de participer au mouvement de la terre comme à celui de tout le système solaire, pas plus que cela n'empêche ses plus petites particules physiques d'être soumises aux vibrations conditionnées par sa température, ou ses atomes d'accomplir un processus chimique. La matière sans mouvement est tout aussi inconcevable que le mouvement sans matière. Le mouvement est donc tout aussi impossible à créer et à détruire que la matière elle-même, ce que la philosophie ancienne (Descartes) exprime en disant que la quantité de mouvement existant dans le monde reste constante. Le mouvement ne saurait donc être produit, il ne peut qu'être transmis. Si du mouvement est transmis d'un corps à un autre, on peut le considérer, en tant qu'il se transmet, qu'il est actif, comme la cause du mouvement en tant que celui-ci est transmis, qu'il est passif. Nous appelons ce mouvement actif énergie, le mouvement passif manifestation de l'énergie. Il est donc évident que l'énergie est aussi grande que sa manifestation, car dans l'une et dans l'autre, c'est le même mouvement qui s'accomplit.

Un état immobile de la matière s'avère ainsi être une des idées les plus creuses et les plus saugrenues, une pure “ imagination délirante ”. Pour en arriver là, il faut se représenter l'équilibre mécanique relatif dans lequel un corps peut se trouver sur la terre comme un repos absolu, et le reporter ensuite sur l'ensemble de l'univers. Il est vrai que cela devient plus facile si l'on réduit le mouvement universel à la seule énergie mécanique. Et puis, la limitation du mouvement à la seule énergie mécanique présente encore l'avantage que l'on peut se représenter une énergie comme au repos, enchaînée, donc momentanément inactive[15]. Si, en effet, la transmission d'un mouvement, ce qui est très souvent le cas, est un processus un peu compliqué où interviennent divers intermédiaires, on peut différer la transmission réelle jusqu'à un moment quelconque en escamotant le dernier anneau de la chaîne. Ainsi, par exemple, si l'on charge un fusil et qu'on se réserve le moment où, en tirant sur la gâchette, on provoquera la décharge, c'est-à-dire la transmission du mouvement libéré par la combustion de la poudre. On peut donc se représenter que pendant l'état immobile identique à lui-même, la matière a été chargée d'énergie, et c'est ce que M. Dühring semble entendre, si toutefois il entend par là quelque chose, par l'unité de la matière et de l'énergie mécanique. Conception absurde, puisqu'elle reporte comme absolu sur l'univers un état qui, par nature, est relatif et qui ne peut donc jamais s'appliquer au même moment qu'à une partie de la matière seulement. Même si nous faisons abstraction de cela, la difficulté reste toujours de savoir, premièrement, comment le monde en est venu à être chargé, puisqu'aujourd'hui les fusils ne se chargent pas tout seuls, et deuxièmement, à qui appartient le doigt qui a alors pressé sur la gâchette. Nous avons beau dire et beau faire : sous la conduite de M. Dühring, nous en revenons toujours au ... doigt de Dieu.

De l'astronomie, notre philosophe du réel passe à la mécanique et à la physique, et il se plaint que la théorie mécanique de la chaleur, une génération après sa découverte, n'ait pas fait de progrès essentiels au delà du point où Robert Mayer l'avait lui-même peu à peu portée. En outre toute l'affaire serait encore très obscure; il nous faut

“ toujours rappeler à nouveau qu'avec les états de mouvement de la matière sont aussi donnés des rapports statiques et que ces derniers ne se mesurent pas en travail mécanique ... Si nous avons désigné auparavant la nature comme une grande ouvrière et que nous prenions maintenant cette expression dans son sens rigoureux, il nous faut ajouter encore que les états identiques à eux-mêmes, les états de repos ne représentent pas de travail mécanique. Il nous manque donc à nouveau le pont du statique au dynamique et si la chaleur dite latente est restée jusqu'ici un achoppement de la théorie, nous sommes forcés de reconnaître là aussi une défectuosité qu'on devrait encore moins nier dans les applications cosmologiques. ”

Tout ce verbiage sibyllin n'est rien d'autre, une fois de plus, que l'épanchement de la mauvaise conscience qui sent très bien qu'en produisant le mouvement à partir de l'immobilité absolue, elle s'est embourbée irrémédiablement, et qui a pourtant honte d'en appeler au seul sauveur, c'est-à-dire au Créateur du ciel et de la terre. Si même dans la mécanique, y compris la mécanique de la chaleur, il est impossible de trouver le pont du statique au dynamique, de l'équilibre au mouvement, à quel titre ferait-on à M. Dühring une obligation de trouver le pont qui mène de son état immobile au mouvement ? Voilà comment on se tire élégamment d'affaire.

Dans la mécanique ordinaire, le pont du statique au dynamique est... l'impulsion de l'extérieur. Lorsqu'une pierre d'un quintal est élevée à dix mètres de hauteur et suspendue en position libre de telle sorte qu'elle reste là dans un état identique à lui-même, dans un état de repos, il faut faire appel à un public de nourrissons pour pouvoir prétendre que la position actuelle de ce corps ne représente pas de travail mécanique ou que la distance entre cette position et la position antérieure ne se mesure pas eh travail mécanique. Le premier passant venu fera comprendre sans peine à M. Dühring que la pierre n'est pas allée toute seule s'accrocher là-haut à la corde, et le premier manuel de mécanique venu pourra lui dire que, s'il laisse retomber la pierre, elle produira en tombant autant de travail mécanique qu'il en fallait pour l'élever de dix mètres. Même le fait, simple entre tous, que la pierre est suspendue là-haut représente du travail mécanique, car si elle reste suspendue un temps suffisamment long, la corde se rompt dès que, par suite de décomposition chimique, elle n'est plus assez forte pour porter la pierre. Or, tous les processus mécaniques peuvent se réduire, pour parler comme M. Dühring, à des formes fondamentales simples comme celle-ci, et l'ingénieur est encore à naître qui sera incapable de trouver le pont du statique au dynamique, tant qu'il dispose d'une impulsion suffisante.

Certes, c'est une noix bien dure et une pilule bien amère pour notre métaphysicien, que le mouvement doive trouver sa mesure dans son contraire, le repos. C'est là une contradiction criante et, selon M. Dühring, toute contradiction est contre-raison. C'est pourtant un fait que la pierre suspendue représente une quantité de mouvement mécanique[16] déterminée, mesurable exactement par le poids de la pierre et son éloignement du sol[17], et utilisable à volonté, - par exemple par chute libre, par glissement sur le plan incliné, par mouvement d'un treuil, - et il en va de même du fusil chargé. Pour la conception dialectique, la possibilité d'exprimer le mouvement en son contraire, le repos, ne présente absolument aucune difficulté. Pour elle, toute cette opposition, comme nous l'avons vu, n'est que relative; point de repos absolu, d'équilibre inconditionnel. Le mouvement singulier tend vers l'équilibre, le mouvement d'ensemble supprime à nouveau l'équilibre. Aussi, le repos et l'équilibre, là où ils se rencontrent, sont-ils le résultat d'un mouvement limité et il va sans dire que ce mouvement peut se mesurer par son résultat, s'exprimer en lui et, en partant de lui se rétablir sous l'une ou l'autre forme. Mais M. Dühring ne saurait se contenter d'une représentation aussi simple de la chose. En bon métaphysicien, il commence par ouvrir entre le mouvement et l'équilibre un abîme béant, qui n'existe pas dans la réalité, et il s'étonne ensuite de ne pas trouver de pont pour franchir cet abîme qu'il a fabriqué de toutes pièces. Il pourrait tout aussi bien enfourcher son dada métaphysique et partir à la poursuite de la “ Chose en soi ” de Kant; car c'est elle et rien d'autre qui, en fin de compte, se cache derrière cet introuvable pont.

Mais que penser de la théorie mécanique de la chaleur, et de la chaleur absorbée ou “latente”, qui est restée un “ achoppement ” de cette théorie

Si par de la chaleur, on transforme une livre de glace à la température du point de congélation et à la pression atmosphérique normale en une livre d'eau à la même température, il disparaît une quantité de chaleur qui suffirait à échauffer la même livre d'eau de 0 à 79,4 degrés centigrades ou encore 79,4 livres d'eau d'un degré. Si l'on chauffe cette livre d'eau jusqu'au point d'ébullition, donc jusqu'à 100º, et qu'on la transforme alors en vapeur à 100º, il disparaît, jusqu'à ce que la dernière goutte d'eau se soit transformée en vapeur, une quantité de chaleur presque sept fois plus grande, suffisante pour élever d'un degré la température de 537,2 livres d'eau[18]. Cette chaleur disparue est dite latente. Si, par refroidissement, la vapeur se retransforme en eau et l'eau en glace, la même quantité de chaleur qui avait été absorbée auparavant, redevient libre, c'est-à-dire sensible et mesurable en tant que chaleur. C'est cette libération de chaleur lors de la condensation de la vapeur ou de la congélation de l'eau qui est cause que de la vapeur, une fois refroidie à 100º, ne se transforme que peu à peu en eau, et qu'une masse d'eau à la température du point de congélation ne se transforme que très lentement en glace. Tels sont les faits. La question est donc : que devient la chaleur pendant qu'elle est latente ?

La théorie mécanique de la chaleur, selon laquelle la chaleur consiste en une vibration des plus petites particules des corps physiquement actives (molécules), vibration plus ou moins ample selon la température et l'état d'agrégation, - et susceptible dans certaines circonstances de se convertir en toute autre forme de mouvement, - cette théorie explique la chose en disant que la chaleur disparue a accompli du travail, s'est convertie en travail. Dans la fusion de la glace, l'étroite et ferme cohésion des diverses molécules entre elles se trouve supprimée et transformée en juxtaposition lâche; dans la vaporisation de l'eau au point d'ébullition, un état est apparu dans lequel les différentes molécules n'exercent absolument aucune influence notable l'une sur l'autre et même, sous l'action de la chaleur, se dispersent dans toutes les directions. Or, il est évident que les différentes molécules d'un corps sont douées d'une énergie beaucoup plus grande à l'état gazeux qu'à l'état liquide, et de même à l'état liquide qu'à l'état solide. La chaleur absorbée n'a donc pas disparu; elle a simplement été transformée et a pris la forme de l'expansibilité moléculaire[19]. Dès que disparaissent les conditions dans lesquelles les différentes molécules peuvent affirmer cette liberté absolue ou relative, l'une par rapport à l'autre, c'est-à-dire dès que la température descend au-dessous du minimum soit de 100º, soit de 0º, cette force d'expansion se relâche, les molécules se pressent à nouveau l'une contre l'autre avec la même force qui les arrachait précédemment l'une de l'autre; mais si cette force disparaît, c'est seulement pour reparaître comme chaleur, et dans une quantité de chaleur exactement égale à celle qui était précédemment absorbée. Cette explication est naturellement une hypothèse, comme toute la théorie mécanique de la chaleur, pour la raison que jusqu'ici personne n'a jamais vu une molécule, à plus forte raison une molécule en vibration. C'est pourquoi elle est certainement pleine de défauts, comme la théorie tout entière, qui est encore très jeune; mais elle peut du moins expliquer comment les choses se passent, sans entrer d'aucune manière en conflit avec le fait que le mouvement ne se détruit ni ne se crée; elle peut même indiquer exactement où est passée la chaleur au cours de sa transformation[20]. La chaleur latente ou absorbée n'est donc, en aucun cas, un achoppement de la théorie mécanique de la chaleur. Au contraire, cette théorie établit pour la première fois une explication rationnelle du phénomène et s'il se produisait un achoppement, ce serait tout au plus du fait que les physiciens continuent à désigner la chaleur convertie en une autre forme d'énergie moléculaire par l'expression périmée et devenue impropre de “latente”.

Les états identiques à eux-mêmes et les situations de repos des états d'agrégtion solide, liquide et gazeux, représentent donc bien du travail mécanique, pour autant que le travail mécanique est la mesure de la chaleur. La croûte solide du globe tout comme l'eau de l'océan représente, en son état d'agrégation actuel, une quantité tout à fait déterminée de chaleur libérée, à laquelle correspond naturellement un quantum tout aussi déterminé de force mécanique. Lorsque la sphère gazeuse d'où est sortie la terre est passée à l'état d'agrégation liquide, et plus tard pour la plus grande partie à l'état solide, un quantum déterminé d'énergie moléculaire a été rayonné dans l'espace comme chaleur. La difficulté dont M. Dühring nous parle mystérieusement à l'oreille n'existe donc pas et, même dans les applications cosmiques, nous pouvons sans doute achopper à des défauts et à des lacunes, - dus à l'imperfection de nos moyens de connaissance, - mais nulle part à des obstacles insurmontables pour la théorie. Ici aussi, le pont du statique au dynamique est l'impulsion de l'extérieur, - refroidissement ou réchauffement provoqué par d'autres corps, qui agissent sur l'objet en état d'équilibre. Plus nous avançons dans cette philosophie de la nature de M. Dühring, plus impossibles apparaissent toutes les tentatives d'expliquer le mouvement par l'immobilité, ou de trouver le pont grâce auquel ce qui est purement statique, à l'état de repos, peut passer de lui-même à l'état dynamique, au mouvement.

Nous voilà ainsi débarrassés pour quelque temps de l'état primitif identique à lui-même. M. Dühring passe à la chimie et nous dévoile à cette occasion trois lois de permanence de la nature, déjà acquises par la philosophie du réel, à savoir :

1. La quantité de la matière universelle; 2. celle des éléments (chimiques) simples, et 3. celle de la force mécanique sont immuables.

Ainsi, c'est l'impossibilité de créer et de détruire la matière de même que ses éléments simples, - si elle en a, - et le mouvement, ce sont ces faits anciens, universellement connus, d'ailleurs exprimés ici d'une façon très insuffisante, qui forment le seul résultat vraiment positif que M. Dühring soit en mesure de nous présenter en conclusion de sa philosophie de la nature du monde inorganique. Rien que des choses que nous savions depuis longtemps[21]. Mais ce que nous ne savions pas, c'est que ce sont “ des lois de permanence ”, et comme telles “ des propriétés schématiques du système des choses ”. C'est la même histoire que plus haut à propos de Kant : M. Dühring prend quelque baliverne archi-connue, y colle une étiquette “Dühring” et appelle cela

“ résultats et conceptions foncièrement originaux ... idées génératrices de système ... science d'une profondeur radicale. ”

Pourtant, il n'y a pas encore là de quoi désespérer. Quels que soient les défauts que présentent la science la plus radicalement profonde et la meilleure institution sociale, il est une chose que M. Dühring peut affirmer avec certitude :

“ Il faut que l'or existant dans l'univers ait été en tout temps en même quantité et il ne peut pas avoir plus augmenté ou diminué que la matière universelle.”

Seulement, ce que nous pouvons nous payer avec cet “ or existant ”, M. Dühring ne le dit malheureusement pas[22].

VII. Philosophie de la nature. Le monde organique[modifier le wikicode]

“ De la mécanique de la pression et du choc jusqu'à la liaison des sensations et des pensées s'étend une échelle homogène et unique d'opérations intercalaires. ”

Cette affirmation évite à M. Dühring d'en dire plus sur l'origine de la vie, bien qu'en présence d'un penseur qui a poursuivi l'évolution du monde en remontant jusqu'à l'état identique à lui-même et qui se sent si à l'aise sur les autres corps célestes, on eût pu attendre de lui qu'il sache exactement à quoi s'en tenir. D'ailleurs, cette affirmation n'est qu'à moitié exacte tant qu'on ne la complète pas par la ligne nodale des rapports de mesure de Hegel à laquelle nous avons déjà fait allusion. Il a beau être aussi progressif qu'on veut, le passage d'une forme de mouvement à l'autre reste toujours un bond, un tournant décisif. Ainsi, le passage de la mécanique des corps célestes à celle des masses plus petites sur un corps céleste isolé; de même, celui de la mécanique des masses à la mécanique des molécules, - comprenant les mouvements que nous étudions dans la physique proprement dite : chaleur, lumière, électricité, magnétisme; de même, le passage de la physique des molécules à la physique des atomes, - la chimie, - s'accomplit à son tour par un bond décidé, et c'est plus vrai encore du passage de l'action chimique ordinaire au chimisme de l'albumine, que nous appelons la vie. A l'intérieur de la sphère de la vie, les bonds deviennent de plus en plus rares et insensibles[23]. - C'est donc à nouveau Hegel qui est obligé de corriger M. Dühring.

Le passage conceptuel au monde organique est fourni à M. Dühring par le concept de finalité. Encore un emprunt à Hegel qui, dans la Logique, - doctrine du concept, - passe du monde chimique à la vie par le moyen de la téléologie ou doctrine de la finalité. Où que nous jetions les yeux, nous nous heurtons, chez M. Dühring, à une “ grossièreté ” de Hegel, qu'il donne sans la moindre gêne pour sa propre science de profondeur radicale. Ce serait nous laisser entraîner trop loin que de rechercher ici dans quelle mesure l'application au monde organique des idées de fin et de moyen est justifiée et opportune. En tout cas, l'application de la “ fin interne” de Hegel, c'est-à-dire d'une fin qui n'est pas introduite dans la nature par un tiers agissant avec intention, par exemple la sagesse de la Providence, mais qui réside dans la nécessité de la chose elle-même, conduit continuellement, chez des gens qui n'ont pas une culture philosophique complète, à supposer à la légère une action consciente et intentionnelle. Le même M. Dühring que le moindre élan “ spirite ” chez autrui plonge dans un abîme d'indignation morale, assure “avec certitude que les impressions de l'instinct ... ont été créées en ordre principal en vue de la satisfaction qui est liée à leur jeu ”. Il nous raconte que la pauvre nature “ est sans cesse obligée de remettre de l'ordre dans le monde objectif”, sans compter qu'elle a plus d'une affaire à régler “ qui exige d'elle plus de subtilité qu'on ne l'avoue habituellement ”. Mais la nature ne se contente pas de savoir pourquoi elle crée ceci ou cela, elle ne se contente pas d'exécuter des besognes de bonne à tout faire, elle ne se contente pas d'avoir de la subtilité, ce qui est déjà un bien joli degré de perfection dans la pensée subjective consciente : elle a aussi une volonté; car l'octroi aux instincts du droit de remplir accessoirement des conditions réelles de la nature, nutrition, procréation, etc., “ doit être considéré par nous comme voulu non pas directement, mais seulement indirectement ”. Nous voilà ainsi arrivés à une nature agissant et pensant consciemment, nous sommes donc déjà sur le “ pont ” qui mène, sinon du statique au dynamique, du moins du panthéisme au déisme. Ou bien plairait-il par hasard à M. Dühring de faire pour une fois un peu de “ demi-poésie en philosophie de la nature ” ?

Impossible. Tout ce que notre philosophe du réel sait dire de la nature organique, se réduit à la lutte contre cette demi-poésie de la philosophie de la nature, contre le “ charlatanisme avec ses niaiseries superficielles et pour ainsi dire ses mystifications scientifiques ”, contre les “tendances à la fiction” du darwinisme.

Le reproche primordial adressé à Darwin, c'est de transposer la théorie démographique de Malthus de l'économie dans la science de la nature, de rester prisonnier des conceptions de l'éleveur, de faire de la demi-poésie antiscientifique avec la lutte pour l'existence; tout le darwinisme, une fois retirés les emprunts faits à Lamarck, est une exaltation de la brute dirigée contre l'humanité.

Darwin avait rapporté de ses voyages scientifiques l'opinion que les espèces de plantes et d'animaux ne sont pas constantes, mais changeantes. Pour continuer à suivre cette idée dans son pays, aucun terrain meilleur ne s'offrait que celui de l'élevage des animaux et des plantes. L'Angleterre en est précisément la terre classique; les résultats d'autres pays, par exemple de l'Allemagne, sont bien loin de pouvoir donner la mesure de ce qui a été atteint en Angleterre à cet égard. En outre, la plupart des succès datent d'un siècle, de sorte que la constatation des faits comporte peu de difficultés. Darwin a donc trouvé que cet élevage avait provoqué artificiellement, chez des animaux et des plantes de même espèce, des différences plus grandes que celles qui se présentent entre des espèces universellement reconnues comme différentes. Ainsi étaient donc prouvées d'une part, la variabilité des espèces jusqu'à un certain point, d'autre part, la possibilité d'ancêtres communs pour des organismes qui possèdent des caractères spécifiques différents. Darwin rechercha alors si, par hasard, il ne se trouvait pas dans la nature des causes qui, - sans l'intention consciente de l'éleveur, - provoqueraient à la longue sur des organismes vivants des transformations analogues à celles de l'élevage artificiel. Ces causes, il les trouva dans la disproportion entre le nombre énorme des germes créés par la nature et le petit nombre des organismes parvenant réellement à maturité. Mais comme chaque germe tend à se développer, il en résulte nécessairement une lutte pour J'existence, qui apparaît non seulement comme l'acte direct, physique de se combattre ou de se manger, mais aussi comme la lutte pour l'espace et la lumière, même chez les plantes. Et il est évident que, dans ce combat, les individus qui ont le plus de chance de parvenir à maturité et de se reproduire sont ceux qui possèdent quelque propriété individuelle, aussi insignifiante qu'on voudra, mais avantageuse dans la lutte pour l'existence[24]. Ces propriétés individuelles ont par suite tendance à se transmettre par hérédité et, si elles se présentent chez plusieurs individus de la même espèce, à se renforcer par hérédité accumulée dans la direction qu'elles ont une fois prise, tandis que les individus qui lie possèdent pas ces propriétés succombent Plus facilement dans la lutte pour l'existence et disparaissent peu à peu. C'est de cette façon qu'une espèce se transforme par sélection naturelle, par survivance des plus aptes.

Contre cette théorie darwinienne, M. Dühring dit qu'il faut chercher, comme Darwin lui-même l'aurait avoué, l'origine de l'idée de lutte pour l'existence dans une généralisation des opinions de l'économiste Malthus, théoricien de la population, et qu'en conséquence elle est entachée de tous les défauts propres aux vues cléricales de Malthus sur l'excès de population. - En fait, il ne vient pas du tout à l'esprit de Darwin de dire qu'il faut chercher l'origine de l'idée de lutte pour l'existence chez Malthus. Il dit seulement que sa théorie de la lutte pour l'existence est la théorie de Malthus appliquée à la totalité du monde animal et végétal. Si grosse que soit la bévue que Darwin a commise en acceptant dans sa naïveté la théorie de Malthus sans y regarder de plus près, chacun voit pourtant au premier coup d'œil qu'on n'a pas besoin des lunettes de Malthus pour apercevoir dans la nature la lutte pour l'existence, - la contradiction entre la quantité innombrable de germes que la nature produit avec prodigalité et le nombre infime de ceux qui peuvent en somme parvenir à maturité; contradiction qui, en fait, se résout pour la plus grande part dans une lutte pour l'existence, parfois extrêmement cruelle. Et de même que la loi du salaire a gardé sa valeur bien longtemps après la chute dans l'oubli des arguments malthusiens sur lesquels Ricardo la fondait, de même la lutte pour l'existence peut avoir lieu dans la nature même sans la moindre interprétation malthusienne. D'ailleurs, les organismes de la nature ont aussi leurs lois de population qui ne sont pour ainsi dire pas étudiées, mais dont la constatation sera d'une importance décisive pour la théorie de l'évolution des espèces[25]. Et qui a donné encore l'impulsion décisive dans ce sens ? Personne d'autre que Darwin.

M. Dühring se garde bien d'aborder ce côté positif de la question. Au lieu de cela, il faut que la lutte pour l'existence revienne toujours sur le tapis. Il ne saurait a priori, dit-il, être question d'une lutte pour l'existence entre herbes privées de conscience et pacifiques herbivores :

“ Au sens précis et déterminé, la lutte pour l'existence est représentée dans le règne de la brute pour autant que les animaux se nourrissent en dévorant une proie. ”

Et une fois le concept de lutte pour l'existence réduit à ces limites étroites, il peut donner libre cours à sa pleine indignation contre la brutalité de ce concept restreint par lui-même à la brutalité. Mais cette indignation morale ne vise que M. Dühring en personne, car il est bel et bien l'unique auteur de la lutte pour l'existence ainsi restreinte, et par conséquent aussi l'unique responsable. Ce n'est donc pas Darwin qui “cherche les lois et l'intelligence de toute action de la nature dans l'empire des bêtes ” - Darwin n'avait-il pas englobé dans la lutte toute la nature organique ? - mais un croquemitaine imaginaire de la fabrication de M. Dühring lui-même. Le nom : lutte pour l'existence, peut d'ailleurs être volontiers abandonné au courroux ultra-moral de M. Dühring[26]. Que la chose existe aussi parmi les plantes, chaque prairie, chaque champ de blé, chaque forêt peut le lui prouver, et il ne s'agit pas du nom, il ne s'agit pas de savoir si l'on doit appeler cela “ lutte pour l'existence ” ou “ absence des conditions d'existence et effets mécaniques ”, il s'agit de ceci : comment ce fait agit-il sur la conservation ou la modification des espèces ? Sur ce point, M. Dühring persiste dans un silence opiniâtrement identique à lui-même. Force sera donc de s'en tenir provisoirement à la sélection naturelle.

Mais le darwinisme “ produit ses transformations et ses différenciations à partir du néant”. Certes, là où il traite de la sélection naturelle, Darwin fait abstraction des causes qui ont provoqué les modifications chez les divers individus et traite d'abord de la manière dont ces anomalies individuelles deviennent peu à peu les caractéristiques d'une race, d'une variété ou d'une espèce. Pour Darwin, il s'agit au premier chef de trouver moins ces causes, - qui jusqu'ici sont soit totalement inconnues, soit susceptibles d'être seulement désignées d'une manière très générale, -qu'une forme rationnelle dans laquelle leurs effets se fixent, prennent une signification durable. Que Darwin, ce faisant, ait attribué à sa découverte un champ d'action démesuré, qu'il en ait fait le ressort exclusif de la modification des espèces et qu'il ait négligé les causes des modifications individuelles répétées à force de considérer la forme sous laquelle elles se généralisent, c'est là une faute qu'il a en commun avec la plupart des gens qui réalisent un progrès réel. De plus, si Darwin produit ses transformations individuelles à partir du néant, en employant là uniquement la “ sagesse de l'éleveur”, il faut donc que l'éleveur produise également à partir du néant ses transformations des formes animales et végétales qui ne sont pas seulement dans son idée, mais dans la réalité. Celui pourtant qui a donné l'impulsion aux recherches sur l'origine proprement dite de ces transformations et différenciations, ce n'est encore personne d'autre que Darwin.

Récemment, grâce à Haeckel surtout, l'idée de sélection naturelle a été élargie et la modification des espèces conçue comme le résultat de l'action réciproque de l'adaptation et de l'hérédité, l'adaptation étant représentée comme le côté modificateur et l'hérédité comme le côté conservateur du processus. Mais cela non plus ne convient pas à M. Dühring.

“ L'adaptation proprement dite aux conditions de vie telles qu'elles sont offertes ou refusées par la nature, suppose des instincts et des activités qui se déterminent selon des idées. Autrement, l'adaptation n'est qu'une apparence et la causalité qui entre alors en jeu ne s'élève pas au-dessus des degrés inférieurs du monde physique, du monde chimique ou de la physiologie végétale. ”

Voilà derechef l'appellation qui fâche M. Dühring. Mais quel que soit le nom qu'il donne au processus, la question est de savoir si de tels, processus provoquent ou ne provoquent pas de modifications dans les espèces des organismes ? Et derechef, M. Dühring ne donne pas de réponse.

“ Si, dans sa croissance, une plante prend la direction où elle reçoit le plus de lumière, cet effet de l'excitation n'est qu'une combinaison de forces physiques et d'agents chimiques et si l'on veut parler ici non pas métaphoriquement, mais au propre, d'une adaptation, c'est nécessairement introduire dans les concepts une confusion spirite.”

Telle est à l'égard d'autrui la rigueur de l'homme qui sait très exactement par l'effet de quel vouloir la nature fait ceci ou cela, qui parle de la subtilité de la nature, et même de sa volonté ! Confusion spirite en effet, - mais chez qui ? Chez Haeckel ou chez M. Dühring ?

Et confusion qui n'est pas seulement spirite, mais aussi logique. Nous avons vu que M. Dühring persiste à toute force à faire prévaloir le concept de fin dans la nature : “ La relation de moyen et de fin ne suppose nullement une intention consciente.” Or, l'adaptation sans intention consciente, sans entremise de représentations, contre laquelle il s'emporte tant, qu'est-ce d'autre que cette même activité inconsciente en vue d'une fin ?

Si donc les reinettes et les insectes mangeurs de feuilles sont verts, les animaux du désert jaune-sable et les animaux polaires le plus souvent blancs comme neige, ils n'ont certainement pas pris ces couleurs à dessein ou selon des représentations quelconques : au contraire, elles ne peuvent s'expliquer que par des forces physiques et des agents chimiques. Et, pourtant, il est indéniable que ces animaux sont en fonction d'une fin adaptés par ces couleurs au milieu dans lequel ils vivent, cela de telle façon qu'elles les rendent beaucoup moins visibles pour leurs ennemis. De même, les organes par lesquels certaines plantes saisissent et dévorent les insectes qui se posent sur elles sont adaptés à cette activité et même adaptés systématiquement. Si maintenant M. Dühring persiste à soutenir que l'adaptation doit être nécessairement l'effet de représentations, il ne fait que dire en d'autres termes que l'activité dirigée vers une fin doit se faire également par l'entremise de représentations, être consciente, intentionnelle. Ce qui nous ramène derechef, comme c'est la coutume dans la philosophie du réel, au créateur épris de finalité, à Dieu.

“ Autrefois, on appelait un tel expédient déisme et on le tenait en médiocre estime, dit M. Dühring. Mais maintenant, on paraît avoir, à cet égard aussi, évolué à rebours. ”

De l'adaptation, nous passons à l'hérédité. Là aussi, selon M. Dühring, le darwinisme fait entièrement fausse route. Le monde organique tout entier, à ce que prétendrait Darwin, descend d'un être primitif, est pour ainsi dire la lignée d'un être unique. Il n'y aurait absolument pas, selon lui, de coexistence indépendante des produits de la nature de même espèce, sans intermédiaire de la descendance, et c'est pourquoi, avec ses conceptions rétrogrades, il serait tout de suite au bout de son rouleau, là où le fil de la génération ou de toute autre reproduction se brise entre ses doigts. L'affirmation que Darwin dérive tous les organismes actuels d'un seul être primitif est, pour parler poliment, “ une libre création et imagination ” de M. Dühring. Darwin dit expressément à l'avant-dernière page de l'Origine des espèces, 6' édition, qu'il considère

“ tous les êtres, non comme des créations particulières, mais comme les descendants en droite ligne, d'un petit nombre d'êtres[27]. ”

Et Haeckel va encore beaucoup plus loin et admet

“ une souche absolument indépendante pour le règne végétal, une autre pour le règne animal [et entre elles] un certain nombre de souches de protistes isolés, dont chacune s'est développée d'une manière tout à fait indépendante à partir d'un type particulier de monères archigoniques[28].”

Cet être primitif n'a été inventé par M. Dühring que pour le discréditer le plus possible par la comparaison avec le Juif primitif Adam; mais il lui arrive, - je veux dire à M. Dühring, - ce malheur de ne pas savoir que les découvertes assyriennes de Smith montrent dans ce Juif primitif la chrysalide du Sémite primitif; que toute l'histoire de la création et du déluge dans la Bible s'avère comme un fragment du cycle de légendes religieuses du vieux paganisme que les Juifs ont en commun avec les Babyloniens, les Chaldéens et les Assyriens.

C'est à coup sûr faire à Darwin un reproche grave, mais irréfutable, que de dire qu'il est au bout de son rouleau dès que se brise entre ses doigts le fil de la descendance. Malheureusement, c'est l'ensemble de notre science de la nature qui mérite ce reproche. Là où se brise entre ses mains le fil de la descendance, elle est “ au bout de son rouleau ”. Jusqu'ici, elle n'a pu parvenir à produire sans descendance des êtres organiques; elle n'a même pas pu refaire du simple protoplasme ou d'autres corps albuminoïdes en partant des éléments chimiques. Sur l'origine de la vie, elle n'est jusqu'ici capable de dire qu'une chose avec certitude; qu'elle s'est nécessairement opérée par voie chimique. Mais peut-être la philosophie du réel est-elle en mesure de nous venir ici en aide, puisqu'elle dispose de productions de la nature juxtaposées en état d'autonomie, qui ne sont pas liées entre elles par la descendance. Comment ces productions ont-elles pu naître ? Par génération spontanée ? Mais jusqu'à présent, les défenseurs les plus téméraires de la génération spontanée eux-mêmes n'ont prétendu créer par ce moyen que des bactéries, des germes de champignon et autres organismes très primitifs, - mais pas d'insectes, de poissons, d'oiseaux ou de mammifères. Dès lors, si ces productions de la nature de même espèce, - productions organiques bien entendu, qui sont ici les seules en question, - ne sont pas liées entre elles par la descendance, il faut qu'elles-mêmes ou que chacun de leurs ancêtres ait été mis au monde, là où “ se brise le fil de la descendance”, par un acte de création particulier. Nous voilà déjà revenus au Créateur et à ce que l'on appelle le déisme.

En outre, M. Dühring déclare que Darwin s'est montré bien superficiel en faisant “ du simple acte de combinaison sexuelle des propriétés le principe fondamental de la genèse de ces propriétés ”. Voilà encore une libre création et imagination de notre profond philosophe. Au contraire, Darwin déclare catégoriquement : l'expression de sélection naturelle ne comprend que la conservation de variations, mais non leur production (p. 63). Mais cette nouvelle tentative de prêter à Darwin des choses qu'il n'a jamais dites sert à nous aider à saisir toute la profondeur dühringesque des idées qui viennent ensuite :

“ Si on avait cherché dans le schématisme interne de la génération un principe quelconque de transformation indépendante, cette idée eût été tout à fait rationnelle; car c'est une idée naturelle de ramener à l'unité le principe de la genèse universelle et celui de la procréation sexuelle, et de considérer la génération dite spontanée d'un point de vue supérieur non pas comme l'opposé absolu de la reproduction, mais bel et bien comme une production. ”

Et l'homme qui a été capable de rédiger un tel galimatias ne se gêne pas pour reprocher son “ jargon ” à Hegel !

Mais en voilà assez des récriminations et des chicanes maussades et contradictoires par lesquelles M. Dühring soulage son dépit devant l'essor colossal que la science de la nature doit à l'impulsion de la théorie darwinienne. Ni Darwin, ni ses partisans parmi les savants ne pensent à minimiser d'aucune façon les grands mérites de Lamarck; ce sont eux précisément qui l'ont les premiers remis sur le pavois. Mais il ne faut pas perdre de vue qu'au temps de Lamarck, la science était loin de disposer de matériaux suffisants pour pouvoir répondre à la question de l'origine des espèces autrement que par des anticipations, presque des prophéties. Sans compter les énormes matériaux rassemblés depuis dans le domaine de la botanique et de la zoologie descriptives et anatomiques, on a vu après Lamarck apparaître deux sciences toutes nouvelles, qui ont ici une importance décisive : l'étude du développement des germes végétaux et animaux (embryologie) et celle des vestiges organiques conservés dans les diverses couches de la croûte terrestre (paléontologie). Il se trouve, en effet, une concordance singulière entre le développement graduel qui transforme les germes organiques en organismes adultes et la suite des végétaux et des animaux qui se sont succédé dans l'histoire de la terre. Et c'est justement cette concordance qui a donné à la théorie de l'évolution la base la plus sûre. Mais la théorie de l'évolution elle-même est encore très jeune et on ne saurait donc douter que la recherche future ne doive modifier très sensiblement les idées actuelles, voire les idées strictement darwiniennes, sur le processus de l'évolution des espèces.

Et maintenant, qu'est-ce que la philosophie du réel peut nous dire de positif sur l'évolution de la vie organique ?

“ La ... variabilité des espèces est une hypothèse acceptable.” Mais, à côté de cela, il faut admettre aussi “ la juxtaposition autonome de productions de la nature de même espèce, sans entremise de la descendance ”. En conséquence de quoi, il faudrait penser que les productions de la nature qui ne sont pas de même espèce, c'est-à-dire les espèces changeantes, sont descendues les unes des autres, tandis qu'il n'en est pas ainsi de celles de même espèce. Pourtant ce n'est pas non plus tout à fait exact; car même dans les espèces changeantes, “ la médiation par descendance ne saurait être au contraire qu'un acte tout à fait secondaire de la nature”. Donc, descendance quand même, mais de “ seconde classe ”. Estimons-nous heureux de voir la descendance, après que M. Dühring en a dit tant de mal et tant de choses obscures, réadmise tout de même par la porte de derrière. Il en va pareillement de la sélection naturelle, puisque après tant d'indignation morale à propos de la lutte pour l'existence grâce à laquelle la sélection naturelle s'accomplit, on nous dit soudain.

“ La raison approfondie de la nature des êtres doit être cherchée dans les conditions de vie et les rapports cosmiques, tandis qu'il ne peut être question qu'en second lieu de la sélection naturelle sur laquelle Darwin met l'accent.”

Donc, sélection naturelle quand même, encore que de seconde classe; donc, avec la sélection naturelle, lutte pour l'existence et, par suite, pléthore de population, selon la théorie cléricale de Malthus ! C'est tout : pour le reste, M. Dühring nous renvoie à Lamarck.

Pour finir, il nous met en garde contre l'abus des mots métamorphose et évolution. La métamorphose serait un concept obscur et le concept d'évolution ne serait acceptable que dans la mesure où l'on peut réellement mettre en évidence des lois d'évolution. Au lieu de l'un et de l'autre, nous devons dire “composition”, et alors tout ira bien. C'est toujours la même histoire : les choses restent ce qu'elles étaient, et M. Dühring est pleinement satisfait dès lors que nous changeons seulement les noms. Lorsque nous parlons du développement du poussin dans l'œuf, nous faisons une confusion parce que nous ne pouvons prouver les lois d'évolution que d'une façon insuffisante. Mais si nous parlons de sa composition, tout s'éclaire. Nous ne dirons donc plus : cet enfant se développe magnifiquement, mais : il se compose excellemment. Et nous pouvons féliciter M. Dühring de prendre dignement sa place aux côtés du créateur de l'Anneau des Nibelungen, non seulement par la noble estime qu'il a de lui-même, mais aussi en sa qualité de compositeur de l'avenir.

VII. Philosophie de la nature. Le monde organique (fin)[modifier le wikicode]

“ Que l'on considère... ce qu'il fallait de connaissances positives dans notre chapitre sur la philosophie de la nature pour le munir de toute la science qu'il suppose. Il a d'abord pour fondement toutes les conquêtes essentielles des mathématiques, puis, les principales constatations de la science exacte en mécanique, en physique, en chimie ainsi que, d'une manière générale, les résultats de la science de la nature en physiologie, zoologie et autres domaines semblables de la recherche.”

Telles sont la confiance et la décision avec lesquelles M. Dühring parle de l'érudition de M. Dühring en mathématiques et dans les sciences de la nature. Pourtant, à voir ce maigre chapitre en lui-même, sans parler de ses résultats encore plus maigres, on ne pressentirait jamais la profondeur radicale des connaissances positives qui y sont cachées. En tout cas, pour prononcer les oracles à la Dühring sur la physique et la chimie, on n'a pas besoin de savoir autre chose de la physique que l'équation qui exprime J'équivalent mécanique de la chaleur, et autre chose de la chimie que le fait que tous les corps se divisent en éléments et en combinaisons d'éléments. Quiconque en outre peut parler, comme M. Dühring, p. 131, des “ atomes qui gravitent”, prouve uniquement par là qu'il est entièrement “ dans l'obscurité ” quant à la différence entre atomes et molécules. On sait que les atomes n'existent pas pour la gravitation ou pour d'autres formes de mouvement mécaniques ou physiques, mais seulement pour l'action chimique. Et lorsqu'on lit le chapitre sur la nature organique, on ne peut, devant ce verbiage vide, contradictoire, enveloppé sur les points décisifs de sibyllines absurdités, et devant l'absolue nullité du résultat final, on ne peut se défendre, a priori déjà, de l'idée que M. Dühring parle ici de choses qu'il connaît remarquablement mal. Cette opinion se fait certitude lorsqu'on en vient, dans la théorie de l'être organique (biologie), à sa proposition de dire désormais composition au lieu d'évolution. Qui peut proposer une chose pareille, prouve qu'il n'a pas le moindre soupçon de la formation de corps organiques.

Tous les corps organiques, à l'exception des plus infimes, se Composent de cellules, de petits grumeaux d'albumine visibles seulement sous un fort grossissement et qui contiennent un noyau cellulaire. En général, la cellule développe aussi une membrane extérieure et son contenu est alors plus ou moins liquide. Les corps cellulaires les plus bas se composent d'une seule cellule; l'immense majorité des êtres organiques sont pluri-cellulaires, ce sont des complexes homogènes de nombreuses cellules, qui, dans les organismes inférieurs, sont encore de même nature et, chez les êtres plus élevés, affectent des formes, des groupements et des activités de plus en plus différenciés. Dans le corps humain, par exemple, les os, les muscles, les nerfs, les tendons, les ligaments, les cartilages, la peau, bref, tous les tissus, sont soit composés, soit issus de cellules. Mais tous les êtres organiques cellulaires, depuis l'amibe, qui est un petit grumeau d'albumine simple, le plus souvent sans membrane, avec un noyau cellulaire à l'intérieur, jusqu'à l'homme, et depuis la plus petite desmidie unicellulaire jusqu'à la plante à l'évolution la plus élevée, ont en commun la manière dont les cellules se multiplient : par scissiparité. Le noyau cellulaire s'étrangle d'abord par le milieu, l'étranglement qui sépare les deux lobes du noyau est de plus en plus accentué; en fin de compte, ils se séparent et forment deux noyaux cellulaires. Le même processus se produit dans la cellule elle-même, chacun des deux noyaux devient le centre d'une accumulation de protoplasme qui est rattachée à l'autre par un étranglement de plus en plus étroit, jusqu'à ce qu'enfin l'une et l'autre se séparent et continuent à vivre comme cellules indépendantes. C'est par ces divisions cellulaires répétées que le sac germinal de l'œuf animal se transforme peu à peu, après fécondation, pour devenir l'animal adulte complet, et c'est ainsi que s'accomplit chez l'animal développé le remplacement des tissus usés. Pour appeler composition un tel processus et traiter la dénomination d'évolution de “ pure imagination”, il faut, à coup sûr, quelqu'un qui ne connaît absolument rien de ce processus, - si difficile que ce soit à admettre aujourd'hui : il y a ici uniquement, et cela au sens le plus littéral du mot, évolution, mais de composition, pas trace !

Sur ce que M. Dühring entend en général par vie, nous aurons encore quelques mots à dire plus loin. Dans le détail, voici ce qu'il se représente sous le terme de vie.

“ Le monde inorganique, lui aussi, est un système de mouvements automatiques; mais c'est seulement là où commence la structure véritable ainsi que l'entremise de canaux spéciaux pour la circulation des substances à partir d'un point intérieur et selon un schéma germinal transmissible à un être plus petit, que l'on peut, au sens strict et rigoureux du terme, se mettre à parler de vie proprement dite. ”

Cette phrase est, au sens strict et rigoureux du terme, un système de mouvements automatiques (quoi qu'il faille entendre par là), faits d'ineptie, sans compter la complication désespérée de la grammaire. Si la vie commence seulement là où débute la structure proprement dite, nous devons déclarer mort tout le règne des protistes de Haeckel et peut-être bien davantage encore, selon la façon d'entendre le concept de structure. Si la vie commence seulement là où cette structure est transmissible par un schéma germinal plus petit, tous les organismes au moins jusques et y compris les organismes monocellulaires ne sont pas vivants. Si l'entremise de canaux spéciaux pour la circulation des substances est la caractéristique de la vie, il nous faut, en plus des précédents, rayer de la série des êtres vivants toute la classe supérieure des cœlentérés, à l'exception tout au plus des méduses, donc tous les polypes et autres phytozoaires. Mais si c'est la circulation des substances par des canaux spéciaux à partir d'un point intérieur qui vaut comme caractéristique essentielle de la vie, il nous faut déclarer morts tous les animaux qui n'ont pas de cœur ou qui en ont plusieurs. C'est-à-dire, en plus de ceux que nous avons déjà cités, tous les vers, astéries et rotifères (annuloïda et annulosa, selon la classification de Huxley), une partie des crustacés (les écrevisses) et même, enfin, un vertébré, l'amphioxus. En outre, toutes les plantes[29].

Ainsi, lorsque M. Dühring se mêle de caractériser la vie proprement dite au sens strict et rigoureux du terme, il donne quatre critères qui sont en contradiction totale, dont l'un condamne à la mort éternelle non seulement tout le règne végétal, mais encore à peu près la moitié du règne animal. Vraiment, personne ne saurait dire qu'il nous a trompés en nous promettant “ des résultats et des vues foncièrement originaux ” !

A un autre endroit, on lit :

“ Dans la nature aussi, il y a à base de tous les organismes, du plus bas au plus élevé, un type simple [et ce type, on le] rencontre déjà au complet, avec son essence universelle, dans le mouvement le plus subalterne de la plante la plus imparfaite. ”

Cette assertion est derechef, “ au complet”, une ineptie. Le type le plus simple qu'on rencontre dans toute la nature organique est la cellule; et, certes, elle est à la base des organismes les plus élevés. En revanche, parmi les organismes les plus bas, il s'en trouve une quantité qui sont encore très inférieurs à la cellule : la protamibe, simple grumeau d'albumine sans aucune différenciation, toute une série d'autres monères et tous les syphonés. Dans leur ensemble, ces êtres ne sont reliés aux organismes supérieurs que parce que leur composant essentiel est l'albumine et qu'en conséquence ils accomplissent les fonctions des albumines, c'est-à-dire vivre et mourir. Plus loin, M. Dühring nous conte encore ceci :

“ Physiologiquement, la sensation est liée à la présence d'un appareil nerveux quelconque, si simple soit-il. Aussi est-ce la caractéristique de toutes les créatures animales d'être capables de sensation, c'est-à-dire d'une appréhension subjective consciente de leurs états. La limite précise entre la plante et l'animal se place là où s'accomplit le bond à la sensation. Les êtres de transition que l'on connaît estompent si peu cette limite qu'au contraire ce sont précisément ces formations extérieurement indécises ou indiscernables qui font d'elle un besoin logique. ”

Et plus loin :

“ Par contre, les plantes manquent entièrement et à jamais de la moindre trace de sensation et aussi de toute disposition à en éprouver. ”

Premièrement, Hegel dit (Philosophie de la nature, § 351, annexe) que “ la sensation est la différentia specifica, le signe absolument distinctif de l'animal”. Voilà donc une nouvelle “grossièreté” de Hegel qu'une simple annexion de la part de M. Dühring élève au noble rang d'une vérité définitive en dernière analyse.

Deuxièmement, nous entendons parler ici pour la première fois d'êtres de transition, de formations extérieurement indécises ou indiscernables (quel charabia !) entre la plante et l'animal. Que ces formes intermédiaires existent; qu'il y ait des organismes dont nous ne pouvons absolument pas dire s'ils sont plantes ou animaux; que nous ne puissions donc pas fixer nettement la limite entre la plante et l'animal, - voilà précisément ce qui crée pour M. Dühring le besoin logique d'avancer un critérium dont il concède, au même moment, qu'il n'est pas péremptoire ! Mais nous n'avons même pas besoin de remonter au domaine équivoque entre animaux et plantes : peut-on dire que les sensitives qui, au moindre contact, replient leurs feuilles ou ferment leurs corolles, peut-on dire que les plantes insectivores soient dépourvues de la moindre trace de sensation et de toute disposition à en éprouver ? C'est ce que M. Dühring lui-même ne saurait affirmer sans “ demi-poésie antiscientifique”.

Troisièmement, c'est derechef une “ libre création et imagination ” de M. Dühring, que d'affirmer que la sensation serait psychologiquement liée à la présence d'un appareil nerveux, si simple soit-il. Non seulement tous les animaux primitifs, mais encore les phytozoaires, tout au moins dans leur grande majorité, ne présentent pas de trace d'appareil nerveux. Ce n'est qu'à partir des vers qu'on en trouve un régulièrement et M. Dühring est le premier à émettre l'assertion que ces animaux n'auraient pas de sensation parce qu'ils n'ont pas de nerfs. La sensation n'est pas liée nécessairement à des nerfs, mais bien à certains corps albuminoïdes qui ne sont pas encore déterminés avec précision.

D'ailleurs, les connaissances biologiques de M. Dühring sont suffisamment caractérisées par la question qu'il ne craint pas de soulever vis-à-vis de Darwin : “Faut-il croire que l'animal provient par évolution de la plante ?” De telles questions ne peuvent être posées que par quelqu'un qui ne sait absolument rien ni des animaux ni des végétaux.

De la vie en général, M. Dühring ne sait nous dire que ceci :

“ L'échange de substances qui s'accomplit moyennant une schématisation plastiquement créatrice [au nom du ciel, que veut dire cela ?] reste toujours un caractère distinctif du processus vital proprement dit. ”

C'est tout ce que nous apprenons de la vie, et cette “schématisation plastiquement créatrice” nous laisse enlisés jusqu'aux genoux dans le charabia absurde du plus pur jargon dühringesque. Si donc nous voulons savoir ce qu'est la vie, il faudra bien que nous cherchions par nous-mêmes.

Que l'échange organique de substances soit le phénomène le plus général et le plus caractéristique de la vie, cela a été dit un nombre incalculable de fois depuis trente ans par les spécialistes de chimie physiologique et de physiologie chimique, et M. Dühring n'a fait ici que le traduire dans le langage élégant et limpide qui lui est propre. Mais définir la vie comme échange organique de substances, c'est définir la vie comme étant ... la vie; car échange organique de substances ou échange de substances avec une schématisation plastiquement créatrice, c'est précisément une expression qui a besoin d'être expliquée à son tour par la vie, par la distinction entre l'organique et l'inorganique, c'est-à-dire entre le vivant et le non-vivant. Cette explication ne nous a donc pas fait avancer d'un pas.

L'échange de substances en tant que tel se produit aussi en dehors de la vie. Il y a en chimie toute une série de processus qui, moyennant un apport suffisant de matières premières, reproduisent toujours leurs propres conditions, et cela en ayant un corps déterminé pour substrat. Ainsi, dans la fabrication de l'acide sulfurique par combustion du soufre. Il se produit alors du bioxyde de soufre SO2 et si l'on amène de la vapeur d'eau et de l'acide nitrique, le bioxyde de soufre absorbe de l'hydrogène et de l'oxygène ci se transforme en acide sulfurique, SO4H2. L'acide nitrique abandonne de l'oxygène et se réduit à l'état d'oxyde d'azote; cet oxyde d'azote reprend aussitôt dans l'air de l'oxygène nouveau et se transforme en oxydes supérieurs de l'azote, mais seulement pour rendre aussitôt cet oxygène au bioxyde de soufre et recommencer le même processus, de sorte que, théoriquement, une quantité infiniment petite d'acide nitrique suffirait pour transformer en acide sulfurique une quantité illimitée de bioxyde de soufre, d'oxygène et d'eau. - En outre, l'échange de substances se produit lorsque des liquides passent par des membranes organiques mortes et même inorganiques ainsi que dans les cellules artificielles de Traube. Il apparaît ici derechef que l'échange de substances ne nous fait pas avancer d'un pas; car l'échange original de substances qui doit expliquer la vie, a lui-même besoin d'être expliqué à son tour par la vie. Il faut donc nous y prendre autrement.

La vie est le mode d'existence des corps albuminoïdes[30], et ce mode d'existence consiste essentiellement dans le renouvellement constant, par eux-mêmes, des composants chimiques de ces corps.

On prend ici le corps albuminoïde au sens de la chimie moderne, qui rassemble sous ce nom tous les corps composés de façon analogue à l'albumine ordinaire et appelés aussi substances protéiques. Le nom est maladroit, parce que, de toutes les substances qui lui sont apparentées, l'albumine ordinaire joue le rôle le moins vivant, le plus passif, étant, à côté du jaune d'œuf, uniquement substance nutritive pour le germe qui se développe. Cependant, tant qu'on n'en sait pas plus long sur la composition chimique des substances albuminoïdes, ce nom est encore le meilleur, parce que plus général que tous autres.

Partout où nous rencontrons la vie, nous la trouvons liée à un corps albuminoïde, et partout où nous rencontrons un corps albuminoïde qui n'est pas en cours de décomposition, nous trouvons aussi, immanquablement, des phénomènes vitaux. Il n'y a pas de doute que la présence d'autres combinaisons chimiques est nécessaire dans un corps vivant pour provoquer des différenciations particulières de ces phénomènes vitaux; pour la vie pure et simple, elles ne sont pas nécessaires, si ce n'est dans la mesure où elles interviennent comme aliments et sont transformées en albumine. Les êtres vivants les plus bas que nous connaissions ne sont précisément rien que de simples grumeaux d'albumine, et ils manifestent déjà tous les phénomènes essentiels de la vie.

Mais en quoi consistent ces phénomènes vitaux qui se rencontrent également partout, chez tous les êtres vivants ? Avant tout en ceci que le corps albuminoïde tire de son milieu et absorbe d'autres substances appropriées, se les assimile, tandis que d'autres parties plus vieilles du corps se décomposent et sont éliminées. D'autres corps, des corps non vivants, se transforment, se décomposent ou se combinent aussi dans le cours naturel des choses; mais, alors, ils cessent d'être ce qu'ils étaient. Le rocher qui s'effrite sous l'influence de J'air, n'est plus un rocher; le métal qui s'oxyde se convertit en rouille. Mais ce qui dans les corps sans vie est cause de ruine est pour l'albumine condition fondamentale de vie. L'instant où cesse cette métamorphose ininterrompue des éléments composants dans le corps albuminoïde, cet échange permanent de nutrition et d'élimination, est aussi l'instant où le corps albuminoïde lui-même cesse d'être, où il se décompose, c'est-à-dire meurt. La vie, mode d'existence du corps albuminoïde, consiste donc avant tout en ceci qu'à chaque instant, il est lui-même et en même temps un autre; et cela, non pas en raison d'un processus auquel il est soumis de l'extérieur, comme il peut aussi arriver pour des corps sans vie. Au contraire, la vie, l'échange de substances qui résulte de la nutrition et de l'élimination, est un processus qui s'accomplit par lui-même, qui est inhérent, inné à son substrat, l'albumine, et sans lequel l'albumine ne peut être. D'où il résulte que si la chimie réussissait jamais à produire artificiellement de l'albumine, cette albumine manifesterait nécessairement des phénomènes vitaux, si faibles fussent-ils. On peut à la vérité se demander si la chimie découvrira en même temps la nourriture qui convient à cette albumine ?

De cet échange de substances qui se fait par la nutrition et l'élimination en tant que fonction essentielle de J'albumine, et de la plasticité qui lui est propre, dérivent tous les autres facteurs les plus simples de la vie : excitabilité, - qui est déjà incluse dans l'action réciproque entre l'albumine et sa nourriture; contractibilité, - qui se manifeste déjà à un degré très bas dans l'absorption de la nourriture; faculté de croissance, - qui, au niveau le plus bas, comprend la procréation par division; mouvement interne, - sans lequel ni l'absorption ni l'assimilation de la nourriture ne sont possibles.

Notre définition de la vie est naturellement très insuffisante, du fait que, bien loin d'inclure tous les phénomènes vitaux, elle doit an contraire se limiter aux plus généraux et aux plus simples de tous. Toutes les définitions sont scientifiquement de peu de valeur. Pour savoir d'une façon réellement exhaustive ce qu'est la vie, il faudrait que nous parcourions toutes les formes sous lesquelles elle se manifeste, de la plus basse à la plus élevée. Cependant, pour l'usage courant, de telles définitions sont très commodes et il est parfois difficile de s'en passer; elles ne sauraient non plus être préjudiciables, pourvu qu'on n'oublie pas leurs lacunes inévitables.

Mais revenons à M. Dühring. Quand il ne se sent pas très à l'aise dans le domaine de la biologie terrestre, il sait comment se consoler : il se réfugie dans son ciel étoilé.

“ Ce n'est pas seulement la constitution particulière d'un organe doué de sensibilité, mais déjà le monde objectif dans sa totalité qui est organisé pour produire le plaisir et la douleur. Voilà pour quelle raison nous admettons que l'opposition du plaisir et de la douleur, et cela exactement sous la forme qui nous est connue, est une opposition universelle et doit être représentée dans les différents mondes de l'univers par des sentiments essentiellement homogènes ... Or cette concordance n'a pas une mince signification, puisqu'elle est la clef de l'univers des sensations ... De ce fait, le monde cosmique subjectif ne nous est pas beaucoup plus étranger que le monde objectif. Il faut concevoir la constitution des deux règnes d'après un type concordant, et nous avons ainsi les premiers éléments d'une théorie de la conscience dont la portée dépasse de loin la terre toute seule. ”

Que peuvent peser quelques grossières bévues dans la science de la nature d'ici-bas pour celui qui a dans sa poche la clef de l'univers des sensations ? Allons donc !

IX. La morale et le droit. Vérités éternelles[modifier le wikicode]

Nous nous abstenons de donner des échantillons du fatras de platitudes et d'oracles sybillins, bref du niais verbiage, dont M. Dühring régale ses lecteurs au long de cinquante pages entières en guise de science radicale des éléments de la conscience. Nous ne citons que ceci :

“ Quiconque n'est capable de penser qu'à J'aide du langage, n'a encore jamais éprouvé ce que signifie la pensée abstraite, la pensée authentique. ”

D'après quoi, les animaux sont les penseurs les plus abstraits et les plus authentiques, puisque leur pensée n'est jamais troublée par l'intervention indiscrète du langage. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'on voit bien aux pensées dühringesques et à la langue qui les exprime à quel point ces pensées sont peu faites pour une langue quelconque et la langue allemande peu faite pour ces pensées. Enfin, nous voilà sauvés par la quatrième partie qui nous présente au moins çà et là, mise à part cette bouillie déliquescente, quelque chose de saisissable à propos de la morale et du droit. C'est dès le début, cette fois, que nous sommes invités à un voyage sur les autres corps célestes : les éléments de la morale doivent

“ se retrouver ... d'une manière concordante ... chez tous les êtres extra-humains chez lesquels un entendement actif a à s'occuper de la mise en ordre consciente de mouvements vitaux à forme instinctive. Sans doute, notre intérêt pour de tels raisonnements restera minime ... Mais cela reste néanmoins une idée qui élargit salutairement notre horizon, de nous représenter que, sur d'autres corps célestes, la vie individuelle et commune part nécessairement d'un schéma... qui ne peut ni abolir ni tourner la constitution fondamentale d'un être agissant selon la raison. ”

Si, par exception, la validité des vérités de M. Dühring, même pour tous les autres mondes possibles, se trouve ici posée en tête et non à la fin du chapitre, il y a de bonnes raisons à cela. Après avoir d'abord constaté la validité des idées de M. Dühring sur la morale et la justice pour tous les mondes, on aura d'autant plus de facilité pour étendre salutairement leur validité à tous les temps. Ici encore, il ne s'agit de rien de moins que de vérités définitives en dernière analyse. Le monde moral

“ tout aussi bien que celui du savoir universel ... a ses principes permanents et ses éléments simples, [les principes moraux sont] au-dessus de l'histoire et également au-dessus des distinctions actuelles de caractères nationaux ... Les vérités particulières, dont, au cours de l'évolution, se composent le sentiment moral plus plein et, pour ainsi dire, la conscience, peuvent, dans la mesure où elles sont connues jusque dans leurs derniers fondements, revendiquer une valeur et une portée semblables à celles des intellections et des applications de la mathématique. Les vérités authentiques sont absolument immuables... de sorte que c'est toujours une folie de représenter l'exactitude de la connaissance comme donnant prise au temps et aux modifications du réel. ”

C'est pourquoi la certitude d'un savoir rigoureux et la valeur de la connaissance commune ne nous permettent pas, dans l'état de bon sens, de désespérer de la validité absolue des principes du savoir.

“ Déjà, le doute permanent est lui-même un état de faiblesse maladif et rien d'autre que l'expression d'une confusion inextricable, qui, parfois, en systématisant la conscience de son néant, cherche à se donner l'apparence d'un peu de consistance. Dans les questions morales, la négation des principes universels se cramponne aux diversités géographiques et historiques des mœurs et des principes, et pour peu qu'on lui accorde l'inéluctable nécessité de la perversité et du mal moral, la voilà qui se croit vraiment dispensée de reconnaître la validité sérieuse et l'efficacité réelle d'instincts moraux concordants. Ce scepticisme dissolvant qui se tourne non contre telle ou telle doctrine fausse, mais contre la faculté humaine elle-même de s'élever à la moralité consciente, aboutit finalement à un néant effectif, voire à quelque chose de pire que le simple nihilisme... Il se flatte, dans son chaos confus d'idées morales dissoutes, de pouvoir régner à bon marché et ouvrir toutes les portes au caprice sans principe. Mais il se trompe grandement : car il suffit d'indiquer les destinées inévitables de l'entendement dans l'erreur et la vérité, pour que cette seule analogie fasse reconnaître que la faillibilité naturelle n'exclut pas la possibilité d'atteindre la vérité. ”

Si nous avons jusqu'ici calmement encaissé toutes ces sentences pompeuses de M. Dühring sur les vérités définitives en dernière analyse, la souveraineté de la pensée, la certitude absolue de la connaissance, etc., c'est qu'il fallait d'abord, pour régler la chose, l'amener au point où nous sommes maintenant arrivés. Jusqu'à présent, il suffisait d'examiner dans quelle mesure les diverses affirmations de la philosophie du réel avaient une “validité souveraine” et un “droit absolu à la vérité”; nous arrivons ici à la question de savoir si les produits de la connaissance humaine, et lesquels, peuvent jamais avoir une validité souveraine et un droit absolu à la vérité. Si je dis : de la connaissance humaine, je ne le dis pas avec l'intention de froisser les habitants d'autres corps célestes que je n'ai pas l'honneur de connaître, mais seulement parce que les animaux aussi ont la connaissance, quoique nullement souveraine. Le chien connaît son Dieu dans son maître, ce qui n'empêche pas que celui-ci puisse être le plus grand coquin du monde.

La pensée humaine est-elle souveraine ? Avant de répondre par oui ou par non, il faut d'abord examiner ce qu'est la pensée humaine. Est-ce la pensée d'un individu ? Non. Cependant elle n'existe qu'en tant que pensée individuelle de milliards et de milliards d'hommes passés, présents et futurs. Or, si je dis que la pensée de tous ces hommes, y compris les hommes de l'avenir, synthétisée dans ma représentation est souveraine, est capable de connaître le monde existant dans la mesure où l'humanité dure assez longtemps et où cette connaissance ne rencontre pas de bornes dans les organes de la connaissance et les objets de connaissance, je dis quelque chose d'assez banal et, qui plus est, d'assez stérile. Car le résultat le plus précieux ne peut être que de nous rendre extrêmement méfiants à l'égard de notre connaissance actuelle, étant donné que, selon toute vraisemblance, nous sommes encore plutôt au début de l'histoire de l'humanité et que les générations qui nous corrigeront doivent être bien plus nombreuses que celles dont nous sommes en cas de corriger la connaissance, - assez souvent avec bien du mépris.

M. Dühring lui-même reconnaît cette nécessité pour la conscience, donc aussi la pensée et la connaissance, de se manifester uniquement dans une série d'individus. Nous ne pouvons accorder la souveraineté à la pensée de chacun de ces individus que dans la mesure où nous ne connaissons aucune puissance capable de lui imposer par la force une pensée quelconque, s'il est à l'état de santé et de veille. Mais quant à la validité souveraine des connaissances de chaque pensée individuelle, nous savons tous qu'il ne peut en être question et que, d'après toute l'expérience acquise, elles contiennent sans exception toujours beaucoup plus de choses susceptibles de correction que de choses exactes ou sans correction possible.

Autrement dit : la souveraineté de la pensée se réalise dans une série d'hommes dont la pensée est extrêmement peu souveraine, et la connaissance forte d'un droit absolu à la vérité, dans une série d'erreurs relatives; ni l'une ni l'autre ne peuvent être réalisées complètement sinon par une durée infinie de la vie de l'humanité.

Nous retrouvons ici, comme plus haut déjà, la même contradiction entre le caractère représenté nécessairement comme absolu de la pensée humaine et son actualisation uniquement dans des individus à la pensée limitée, contradiction qui ne peut se résoudre que dans le progrès infini, dans la succession pratiquement illimitée, pour nous du moins, des générations humaines. Dans ce sens, la pensée humaine est tout aussi souveraine que non souveraine et sa faculté de connaissance tout aussi illimitée que limitée. Souveraine et illimitée par sa nature, sa vocation, ses possibilités et son but historique final; non souveraine et limitée par son exécution individuelle et sa réalité singulière.

Il en va de même des vérités éternelles. Si jamais l'humanité en arrivait à ne plus opérer qu'avec des vérités éternelles, des résultats de pensée ayant une validité souveraine et un droit absolu à la vérité, cela voudrait dire qu'elle est au point où l'infinité du monde intellectuel est épuisée en acte comme en puissance, et ainsi accompli le fameux prodige de l'innombrable nombré.

Mais enfin, il y a cependant des vérités si bien établies que le moindre doute à leur égard nous paraît synonyme de folie ? Que deux fois deux font quatre, que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits, que Paris est en France, qu'un homme sans nourriture meurt de faim, etc. ? Il y a donc des vérités éternelles, des vérités définitives en dernière analyse ?

Certes. Nous pouvons diviser tout le domaine de la connaissance, selon la vieille méthode bien connue, en trois grandes sections. La première embrasse toutes les sciences qui s'occupent de la nature inanimée et qui sont plus ou moins susceptibles d'être traitées mathématiquement : mathématique, astronomie, mécanique, physique, chimie. Si quelqu'un trouve plaisir à appliquer de grands mots à des objets très simples, on peut dire que certains résultats de ces sciences sont des vérités éternelles, des vérités définitives en dernière analyse; c'est aussi pourquoi on a appelé ces sciences exactes. Mais cela est loin d'être vrai de tous les résultats. En introduisant les grandeurs variables et en étendant leur variabilité jusqu'à l'infiniment petit et à l'infiniment grand, les mathématiques aux mœurs habituellement si austères ont commis le péché; elles ont mangé le fruit de l'arbre de la connaissance, qui leur a ouvert la voie des résultats les plus gigantesques, mais aussi celle des erreurs. Adieu l'état virginal de validité absolue, d'inattaquable démonstration où se trouvait tout ce qui était mathématique; le règne des controverses s'ouvrit, et nous en sommes au point que la plupart des gens utilisent le calcul différentiel ou intégral, non parce qu'ils comprennent ce qu'ils font, mais par foi pure, parce que jusqu'ici les résultats ont toujours été justes. Il en est pis encore de l'astronomie et de la mécanique, et en physique et en chimie on se trouve au milieu des hypothèses comme au milieu d'un essaim d'abeilles. Il n'en saurait d'ailleurs être autrement. En physique, nous avons affaire au mouvement des molécules, en chimie, à la formation des molécules en partant d'atomes, et si l'interférence des ondes lumineuses n'est pas un mythe, nous n'avons absolument aucun espoir de voir jamais de nos yeux ces choses intéressantes. Les vérités définitives en dernière analyse deviennent ici, avec le temps, étrangement rares.

Nous sommes encore plus mal lotis en géologie, science qui, par nature, s'occupe principalement de processus qui n'ont eu pour témoin ni nous, ni aucun homme quelconque. C'est pourquoi la moisson des vérités définitives en dernière analyse ne va pas ici sans énormément de peine et reste de surcroît extrêmement mince.

La deuxième classe de sciences est celle qui englobe l'étude des organismes vivants. Dans ce domaine se développe une telle diversité de relations réciproques et de causalités que non seulement chaque question résolue soulève une quantité innombrable de questions nouvelles, mais qu'aussi chaque question singulière ne peut être résolue, et la plupart du temps par morceaux, que par une série de recherches qui demandent souvent des siècles; en même temps, le besoin de concevoir systématiquement les ensembles ne cesse d'obliger à chaque instant à envelopper les vérités définitives en dernière analyse d'une luxuriante floraison d'hypothèses. Quelle longue série de paliers intermédiaires a été nécessaire de Galien à Malpighi pour établir avec exactitude une chose aussi simple que la circulation du sang chez les mammifères ! Combien nous savons peu de chose de l'origine des globules sanguins et combien de chaînons intermédiaires nous manquent aujourd'hui encore pour établir un rapport rationnel, par exemple, entre les symptômes d'une maladie et ses causes ! De plus, il se présente assez souvent des découvertes comme celle de la cellule qui nous contraignent à soumettre à une révision totale toutes les vérités définitives en dernière analyse établies jusqu'ici dans le domaine de la biologie et à en éliminer à jamais des tas entiers. Quiconque veut donc instituer ici des vérités réellement authentiques et immuables, devra se contenter de platitudes comme : tous les hommes sont mortels, tous les mammifères femelles ont des glandes mammaires, etc.; il ne pourra même pas dire que les animaux supérieurs digèrent avec l'estomac et les intestins et non avec la tête, puisque l'activité nerveuse centralisée dans la tête est indispensable à la digestion.

Mais les choses vont plus mal encore pour les vérités éternelles dans le troisième groupe de sciences, les sciences historiques, qui étudient dans leur succession historique et dans leur résultat présent les conditions de vie des hommes, les rapports sociaux, les formes du droit et de l'État avec leur superstructure idéale faite de philosophie, de religion, d'art, etc. Dans la nature organique, nous avons du moins affaire à une succession de processus qui, dans la mesure où nous pouvons les observer directement, se répètent assez régulièrement à l'intérieur de limites très larges. Depuis Aristote, les espèces d'organismes sont, en gros, restées les mêmes. Par contre, dans l'histoire de la société, la répétition des situations est l'exception et non la règle, dès que nous dépassons l'état primitif de l'humanité, ce qu'on appelle l'âge de pierre; et là où de telles répétitions se présentent, elles ne se produisent jamais exactement dans les mêmes conditions. Ainsi, de la rencontre de la propriété collective primitive du sol chez tous les peuples civilisés et de la forme de sa disparition. C'est pourquoi, dans le domaine de l'histoire de l'humanité, notre science est encore beaucoup plus en retard que dans celui de la biologie. Qui plus est : lorsqu'une fois, par exception, on par-vient à connaître l'enchaînement interne des formes d'existence sociales et politiques d'une période, cela se produit régulièrement à l'heure où ces formes ont déjà fait à moitié leur temps, où elles vont vers leur déclin. La connaissance est donc ici essentiellement relative, du fait qu'elle se borne à pénétrer l'enchaînement et les conséquences de certaines formes de société et d'État n'existant qu'en un temps donné et pour des peuples donnés, et périssables par nature. Quiconque part donc dans ce domaine à la chasse aux vérités définitives en dernière analyse, de vérités authentiques absolument immuables, ne rapportera que peu de gibier, à l'exception de platitudes et de lieux communs de la pire espèce, par exemple, qu'en général les hommes ne peuvent vivre sans travailler, que jusqu'ici ils se sont la plupart du temps divisés en dominants et dominés, que Napoléon est mort le 5 mai 1821, etc.

Or, il est remarquable que c'est précisément dans ce domaine que nous rencontrons le plus souvent les vérités dites éternelles, les vérités définitives en dernière analyse, etc. Le fait que deux fois deux font quatre, que les oiseaux ont des becs, et d'autres faits du même genre ne seront proclamés vérités éternelles que par l'homme qui nourrit l'intention de tirer de l'existence de vérités éternelles en général la conclusion qu'il y a aussi dans le domaine de l'histoire humaine des vérités éternelles, une morale éternelle, une justice éternelle, etc., revendiquant une validité et une portée analogues à celles des intellections ou des applications de la mathématique. Dès lors, nous pouvons compter avec certitude que le même philanthrope nous expliquera à la première occasion que tous ses prédécesseurs en fabrication de vérités éternelles étaient plus ou moins des ânes et des charlatans, que tous étaient empêtrés dans l'erreur, que tous avaient failli; mais l'existence de leur erreur et de leur faillibilité est naturelle et démontre la présence de la vérité et du juste chez lui; lui, le prophète qui vient de naître, porte toute prête en poche la vérité définitive en dernière analyse, la morale éternelle, la justice éternelle. Le cas s'est déjà produit tant et tant de fois que l'on ne peut que s'étonner qu'il y ait encore des hommes assez crédules pour croire cela non pas d'autrui, mais d'eux-mêmes. Pourtant, ne voyons-nous pas, ici encore, l'un de ces prophètes, d'ailleurs prompt comme à l'ordinaire à tomber dans une colère ultra-morale lorsque d'autres gens nient qu'un individu quelconque soit en mesure de fournir la vérité définitive en dernière analyse ? Une telle négation, voire le simple doute, sont état de faiblesse, confusion inextricable, néant, scepticisme dissolvant, pire que le simple nihilisme, chaos confus et autres amabilités du même genre. Comme chez tous les prophètes, on n'examine pas et on ne juge pas d'un point de vue scientifique et critique, mais on brandit les foudres de la morale sans autre forme de procès.

Nous aurions pu encore mentionner plus haut les sciences qui étudient les lois de la pensée humaine : la logique et la dialectique. Mais les perspectives ne sont pas meilleures ici pour les vérités éternelles. La dialectique proprement dite, déclare M. Dühring, est un pur non sens et les nombreux livres qui ont été écrits ou le seront encore sur la logique, prouvent suffisamment que là aussi les vérités définitives en dernière analyse sont beaucoup plus clairsemées que beaucoup le croient.

D'ailleurs, nous n'avons nullement à nous alarmer de ce que le niveau de connaissance auquel nous nous trouvons aujourd'hui ne soit pas plus définitif que tous les précédents. Il comprend déjà une énorme masse de notions et impose une très grande spécialisation des études à quiconque veut être expert dans l'une des branches. Quant à l'homme qui applique le critérium d'une vérité authentique, immuable, définitive en dernière analyse à des connaissances qui, de par leur nature même, ou bien doivent rester relatives pour de longues suites de générations et se compléter par morceaux, ou bien, comme en cosmogonie, en géologie, en histoire humaine, resteront toujours défectueuses et incomplètes, ne fût-ce qu'à cause des lacunes de la documentation historique, -celui-là ne fait que démontrer sa propre ignorance et son insanité, même si la prétention à l'infaillibilité personnelle ne forme pas, comme c'est le cas ici, le véritable arrière-plan de ses déclarations. La vérité et l'erreur, comme toutes les déterminations de la pensée qui se meuvent dans des oppositions polaires, n'ont précisément de validité absolue que pour un domaine extrêmement limité, comme nous venons de le voir et comme M. Dühring le saurait lui aussi, s'il connaissait un peu les premiers éléments de la dialectique, qui traitent justement de l'insuffisance de toutes les oppositions polaires. Dès que nous appliquons l'opposition entre vérité et erreur en dehors du domaine étroit que nous avons indiqué plus haut, elle devient relative et impropre à l'expression scientifique exacte; cependant si nous tentons de l'appliquer comme absolument valable en dehors de ce domaine, nous échouons complètement; les deux pôles de l'opposition se transforment en leur contraire, la vérité devient erreur et l'erreur vérité. Prenons pour exemple la loi bien connue de Boyle, d'après laquelle à température égale le volume des gaz est en raison inverse de la pression à laquelle ils sont soumis. Regnault a trouvé que dans certains cas cette loi n'était pas juste. S'il avait été un philosophe du réel, le voilà obligé de dire : la loi de Boyle est variable, elle n'est donc pas une vérité authentique, donc pas une vérité du tout, donc une erreur. Mais ce faisant, il aurait commis une erreur bien plus grande que celle qui était contenue dans la loi de Boyle; son petit grain de vérité aurait disparu dans le tas de sable de l'erreur; il aurait donc fait de son résultat, exact à l'origine, une erreur vis-à-vis de laquelle la loi de Boyle avec le peu d'erreur qui y était inhérent apparaît comme une vérité. Mais Regnault, en homme de science, ne s'est pas laissé aller à de semblables enfantillages, il a poursuivi ses recherches et trouvé que, d'une façon générale, la loi de Boyle n'est qu'approximativement exacte et perd, en particulier, sa validité pour des gaz que la pression peut liquéfier, et cela dès que la pression approche du point où intervient la liquéfaction. La loi de Boyle ne se révélait donc exacte qu'à l'intérieur de limites déterminées. Mais est-elle absolument, définitivement vraie à l'intérieur de ces limites ? Aucun physicien ne le prétendra. Il dira qu'elle est valable à l'intérieur de certaines limites de pression et de température et pour certains gaz, et à l'intérieur de ces limites encore réduites, il n'exclura pas la possibilité d'une limitation plus étroite encore ou d'un énoncé transformé par des recherches futures[31]. Voilà donc ce qu'il en est des vérités définitives en dernière analyse, par exemple en physique. Aussi les travaux vraiment scientifiques évitent-ils régulièrement des expressions dogmatiques et morales comme erreur et vérité, tandis qu'elles se rencontrent partout dans des écrits comme la Philosophie du réel, où un verbiage vide veut s'imposer à nous comme résultat souverain de la pensée souveraine.

Mais, pourrait demander un lecteur naïf, où donc M. Dühring a-t-il dit expressément que le contenu de sa philosophie du réel était une vérité définitive, et cela en dernière analyse ? Eh bien, par exemple, dans le dithyrambe qu'il fait de son système (p. 13) et dont nous avons donné des extraits dans le chapitre Il. Ou bien quand, dans la phrase citée plus haut, il dit : les vérités morales, dans la mesure où elles sont reconnues jusque dans leurs derniers fondements, revendiquent une validité semblable à celle des intellections de la mathématique. Et M. Dühring n'affirme-t-il pas, de son point de vue réellement critique et grâce à ses recherches qui vont jusqu'aux racines des choses, être parvenu jusqu'à ces derniers fondements, jusqu'aux schémas fondamentaux, donc avoir conféré aux vérités morales le caractère définitif en dernière analyse ? Ou alors, si M. Dühring n'émet cette prétention ni pour lui ni pour son temps, s'il veut seulement dire qu'un jour, dans un avenir brumeux, des vérités définitives en dernière analyse pourront être établies, s'il veut donc dire à peu près, mais plus confusément, la même chose que le “ scepticisme dissolvant ” et la “confusion inextricable”, - alors à quoi bon tout ce bruit, qu'y a-t-il, monsieur, pour votre service ?

Si nous n'avancions déjà guère avec la vérité et l'erreur, nous irons encore beaucoup moins loin avec le bien et le mal. Cette opposition se meut exclusivement sur le terrain moral, donc dans un domaine qui appartient à l'histoire des hommes, et c'est ici que les vérités définitives en dernière analyse sont le plus clairsemées. De peuple à peuple, de période à période, les idées de bien et de mal ont tant changé que souvent elles se sont carrément contredites. - Mais, objectera-t-on, le bien n'est pourtant pas le mal, le mal pas le bien; si le bien et le mal sont mis dans le même sac, c'est la fin de toute moralité et chacun peut agir à sa guise. - Telle est aussi, dépouillée de toute solennité sibylline, l'opinion de M. Dühring. Mais la chose ne se règle tout de même pas si simplement. Si c'était aussi simple, on ne disputerait pas du bien et du mal, chacun saurait ce qui est bien et ce qui est mal. Mais qu'en est-il à présent ? Quelle morale nous prêche-t-on aujourd'hui ? C'est d'abord la morale féodale chrétienne, héritage de la foi des siècles passés, qui se divise essentiellement à son tour en une morale catholique et une morale protestante, ce qui n'empêche pas derechef des subdivisions allant de la morale catholico-jésuite et de la morale protestante orthodoxe jusqu'à la morale latitudinaire. A côté de cela figure la morale bourgeoise moderne, puis derechef à côté de celle-ci la morale de l'avenir, celle du prolétariat, de sorte que rien que dans les pays les plus avancés d'Europe, le passé, le présent et l'avenir fournissent trois grands groupes de théories morales qui sont valables simultanément et à côté l'une de l'autre. Quelle est donc la vraie ? Aucune, au sens d'un absolu définitif; mais la morale qui possède le plus d'éléments prometteurs de durée est sûrement celle qui, dans le présent, représente le bouleversement du présent, l'avenir, c'est donc la morale prolétarienne.

Dès lors que nous voyons les trois classes de la société moderne, l'aristocratie féodale, la bourgeoisie et le prolétariat, avoir chacune sa morale particulière, nous ne pouvons qu'en tirer la conclusion que, consciemment ou inconsciemment, les hommes puisent en dernière analyse leurs conceptions morales dans les rapports pratiques sur lesquels se fonde leur situation de classe, - dans les rapports économiques dans lesquels ils produisent et échangent.

Cependant, dans les trois théories morales citées ci-dessus, il y a maintes choses communes à toutes les trois : ne serait-ce pas là un fragment de la morale fixée une fois pour toutes ? Ces théories morales représentent trois stades différents de la même évolution historique, elles ont donc un arrière-plan historique commun et par suite, nécessairement, beaucoup d'éléments communs. Plus encore. A des stades de développement économique semblables, ou à peu près semblables, les théories morales doivent nécessairement concorder plus ou moins. Dès l'instant où la propriété privée des objets mobiliers s'était développée, il fallait bien que toutes les sociétés où cette propriété privée prévalait eussent en commun le commandement moral : tu ne voleras point. Est-ce que par là ce commandement devient un commandement moral éternel ? Nullement. Dans une société où les motifs de vol sont éliminés, où par conséquent, à la longue, les vols ne peuvent être commis que par des aliénés, comme on rirait du prédicateur de morale qui voudrait proclamer solennellement la vérité éternelle : Tu ne voleras point !

C'est pourquoi nous repoussons toute prétention de nous imposer quelque dogmatisme moral que ce soit comme loi éthique éternelle, définitive, désormais immuable, sous le prétexte que le monde moral a lui aussi ses principes permanents qui sont au-dessus de l'histoire et des différences nationales. Nous affirmons, au contraire, que toute théorie morale du passé est, en dernière analyse, le produit de la situation économique de la société de son temps. Et de même que la société a évolué jusqu'ici dans des oppositions de classes, la morale a été constamment une morale de classe; ou bien elle justifiait la domination et les intérêts de la classe dominante, ou bien elle représentait, dès que la classe opprimée devenait assez puissante, la révolte contre cette domination et les intérêts d'avenir des opprimés. Qu'avec cela, il se soit en gros effectué un progrès, pour la morale comme pour toutes les autres branches de la connaissance humaine, on n'en doute pas. Mais nous n'avons pas encore dépassé la morale de classe. Une morale réellement humaine, placée au-dessus des oppositions de classe et de leur souvenir, ne devient possible qu'à un niveau de la société où on a non seulement vaincu, mais oublié pour la pratique de la vie, l'opposition des classes. Que l'on mesure maintenant la présomption de M. Dühring qui, du sein de la vieille société de classes, prétend, à la veille d'une révolution sociale, imposer à la société sans classes de l'avenir une morale éternelle, indépendante du temps et des transformations du réel ! A supposer même, - ce que nous ignorons jusqu'à présent, - qu'il comprenne tout au moins dans ses lignes fondamentales la structure de cette société future.

Pour finir, encore une révélation “ foncièrement originale”, mais qui n'en va pas moins “ jusqu'aux racines ” : relativement à l'origine du mal,

“ le fait que le type du chat avec la fausseté qui lui est propre se rencontre dans une forme animale est pour nous sur le même plan que le fait qu'un caractère analogue se trouve aussi chez l'homme ... Le mal n'est donc pas quelque chose de mystérieux, à moins que, par hasard, on ait envie de flairer même dans l'existence du chat, ou de la bête de proie en général, quelque chose de mystique. ”

Le mal, c'est ... le chat. Le diable a donc non pas des cornes et le pied fourchu, mais des griffes et des yeux verts. Et Goethe a commis une faute impardonnable en introduisant Méphistophélès sous la forme d'un chien noir au lieu d'un chat de même couleur. Le mal, c'est le chat ! Voilà de la morale, non seulement pour tous les univers, mais encore ... pour la gent féline !

X. La morale et le Droit. L'égalité[modifier le wikicode]

Nous avons déjà fait plusieurs fois connaissance avec la méthode de M. Dühring. Elle consiste à décomposer chaque groupe d'objets de la connaissance en ses éléments soi-disant les plus simples, à appliquer à ces éléments des axiomes tout aussi simples, soi-disant évidents, et à continuer à opérer avec les résultats ainsi obtenus. Même une question du domaine de la vie sociale

“ doit être résolue ainsi par axiomes sur des formes fondamentales simples, comme s'il s'agissait de simples... formes fondamentales des mathématiques.”

Dès lors, l'application de la méthode mathématique à l'histoire, à la morale et au droit doit nous fournir également ici une certitude mathématique sur la vérité des résultats atteints, leur donner le caractère de vérités authentiques immuables.

Ce n'est là qu'un autre aspect de la vieille et chère méthode idéologique qu'on appelle ailleurs méthode a priori et qui consiste non pas à connaître les propriétés d'un objet en les tirant de l'objet lui-même, mais à les déduire démonstrativement du concept de l'objet. D'abord on fabrique à partir de l'objet le concept de l'objet; puis on inverse le tout et on mesure l'objet à sa copie, le concept. Ce n'est pas le concept qui doit se régler sur l'objet, mais l'objet sur le concept. Chez M. Dühring, ce sont les éléments les plus simples, les abstractions dernières auxquelles il puisse parvenir qui font office de concept, mais ceci ne change rien à la chose; dans le meilleur des cas, ces éléments les plus simples sont de nature purement conceptuelle. La philosophie du réel se présente donc ici encore comme idéologie pure, déduction de la réalité non à partir d'elle-même, mais à partir de la représentation.

Et maintenant, lorsqu'un idéologue de cette sorte construit la morale et le droit en partant du concept ou des éléments dits les plus simples “ de la société ”, au lieu de les tirer des rapports sociaux réels des hommes qui l'entourent, de quels matériaux dispose-t-il pour les construire ? Évidemment, de matériaux de deux sortes : d'abord, du maigre reste de contenu réel qui peut encore subsister dans ces abstractions prises pour base; deuxièmement, du contenu que notre idéologue y introduit en le tirant de sa propre conscience. Et que trouve-t-il dans sa conscience ? Pour la plus grande part, des intuitions morales et juridiques qui sont une expression plus ou moins adéquate, positive ou négative, ayant valeur de confirmation ou d'attaque, des conditions sociales et politiques dans lesquelles il vit; en outre, peut-être, des idées empruntées à la littérature sur le sujet; peut-être enfin, des lubies personnelles. Notre idéologue aura beau faire et beau dire, la réalité historique qu'il a mise à la porte rentre par la fenêtre et en croyant esquisser une doctrine morale et juridique pour tous les mondes et tous les temps, il ne fabrique, en fait, qu'une image, déformée parce qu'arrachée à son fond réel, une image, renversée comme dans un miroir concave, des courants conservateurs ou révolutionnaires de son temps.

M. Dühring décompose donc la société en ses éléments les plus simples et il trouve ce faisant que la société la plus simple se compose au moins de deux personnes. Avec ces deux personnes, on opère dès lors par axiomes. Et, spontanément, se présente l'axiome fondamental de la morale : “Deux volontés humaines sont en tant que telles pleinement égales l'une à l'autre et l'une ne peut, au premier abord, exiger rien, positivement rien de l'autre.” Voilà “caractérisée la forme fondamentale de la justice morale”; et, également, celle de la justice des tribunaux, car

“ pour développer les concepts juridiques de principe, nous n'avons besoin que du rapport entièrement simple et élémentaire de deux personnes. ”

Que deux hommes ou deux vouloirs humains, en tant que tels, soient pleinement égaux l'un à l'autre, non seulement ce n'est pas un axiome, mais c'est même une forte exagération. D'abord, deux hommes peuvent, même en tant que tels, être inégaux par le sexe et ce simple fait nous amène aussitôt à ceci que les éléments les plus simples de la société, - si pour un instant nous acceptons cet enfantillage, - ne sont pas deux hommes, mais un homme et une femme qui fondent une famille, forme la plus simple et la première de la vie en société en vue de la production. Mais cela ne convient nullement à M. Dühring. Car, d'une part, les deux fondateurs de la société doivent être rendus aussi égaux que possible, et, d'autre part, M. Dühring en personne n'arriverait pas à construire en partant de la famille primitive l'égalité morale et juridique de l'homme et de la femme. Donc, de deux choses l'une : ou bien la molécule sociale de Dühring, dont la multiplication doit constituer l'édifice de la société entière, est vouée d'emblée à sa perte, car les deux hommes entre eux ne donneront jamais le jour à un enfant; ou bien il faut que nous nous les représentions comme deux chefs de famille. Et dans ce cas, tout le schéma fondamental simple se retourne en son contraire : au lieu de l'égalité des hommes, il démontre tout au plus l'égalité des chefs de famille, et comme on ne demande pas aux femmes leur avis, il démontre en outre la subordination des femmes.

Nous avons ici à communiquer au lecteur le désagréable avis qu'il n'est pas près de se débarrasser de ces deux mâles fameux. Dans le domaine des rapports sociaux, ils jouent un rôle semblable à celui que jouaient jusqu'ici les habitants d'autres corps célestes, avec lesquels il faut espérer que nous en avons fini. Y a-t-il une question d'économie, de politique, etc., à résoudre, sur-le-champ les deux hommes rentrent en scène et règlent la chose en un tournemain “ par la méthode axiomatique ”. L'admirable découverte, créatrice, génératrice de système, que notre philosophe du réel a faite là; malheureusement, si nous voulons rendre hommage à la vérité, il n'a pas découvert les deux bonshommes. Ils sont communs à tout le XVIII° siècle. On les trouve déjà dans le Discours sur l'origine de l'inégalité de Rousseau en 1754 où, soit dit en passant, ils démontrent par la méthode axiomatique le contraire des assertions de M. Dühring. Ils jouent un rôle de premier plan chez les théoriciens de l'économie politique d'Adam Smith à Ricardo; mais ici ils sont tout au moins inégaux en ceci que chacun d'eux vaque à des affaires différentes, - la chasse et la pêche le plus souvent, - et qu'ils échangent réciproquement leurs produits. Il est vrai que, pendant tout le XVIII° siècle, ils servent principalement de simple exemple explicatif, et l'originalité de M. Dühring consiste en ceci qu'il élève cette méthode explicative au rang de méthode fondamentale de toute science sociale et de critère de toutes les formations historiques. On ne saurait se donner plus de facilité dans “ la conception rigoureusement scientifique des choses et des hommes”.

Pour établir l'axiome de base que deux hommes et leurs vouloirs sont entièrement égaux l'un à l'autre et qu'aucun des deux n'a rien à commander à l'autre, nous ne pouvons nullement utiliser deux hommes quelconques. Il faut que ce soient deux hommes qui sont tellement affranchis de toute réalité, de tous les rapports nationaux, économiques, politiques et religieux existant sur terre, de toutes les propriétés sexuelles et personnelles, qu'il ne reste de l'un comme de l'autre que le simple concept d'homme : c'est alors seulement qu'ils sont “pleinement égaux”. Deux fantômes intégraux, évoqués par ce même M. Dühring qui partout flaire et dénonce des démarches “spirites”. Ces deux spectres sont naturellement obligés de faire tout ce que celui qui les évoque exige d'eux, et c'est justement pourquoi tous leurs tours de force sont suprêmement indifférents au reste du monde.

Pourtant, suivons un peu plus loin M. Dühring dans sa méthode axiomatique. Le> deux vouloirs ne peuvent positivement rien exiger l'un de l'autre. Si cependant l'un s'y essaie et qu'il parvienne à ses fins par la force, il se produit un état d'injustice et c'est par ce schéma de base que M. Dühring explique l'injustice, la violence, l'esclavage, bref toute l'histoire damnable du passé. Or Rousseau, dans l'œuvre citée plus haut, a déjà démontré, au moyen des deux hommes et d'une façon tout aussi axiomatique, le contraire : à savoir que des deux, A ne peut pas réduire B en esclavage par la force, mais seulement en mettant B dans une situation telle qu'il ne puisse se passer de A; ce qui pour M. Dühring est toutefois une conception déjà beaucoup trop matérialiste. Prenons donc la chose un peu autrement. Deux naufragés sont seuls sur une île et forment une société. Leurs vouloirs sont du point de vue formel pleinement égaux et cela est reconnu de chacun d'eux. Mais du point de vue matériel, il existe une grande inégalité. A est décidé et énergique, B indécis, nonchalant et mou; A est éveillé, B est sot. Combien de temps faut-il pour que A impose régulièrement sa volonté à B, d'abord par persuasion, ensuite par habitude, mais toujours sous forme de libre consentement ? Que la forme du libre consentement soit conservée ou foulée aux pieds, la servitude reste la servitude. L'entrée librement consentie dans la servitude dure pendant tout le moyen âge, en Allemagne jusqu'après la guerre de Trente ans. Lorsqu'en Prusse, après les défaites de 1806 et 1807, on abolit le servage et avec lui l'obligation pour les gracieux seigneurs d'assister leurs sujets dans la misère, la maladie et la vieillesse, les paysans envoyèrent une pétition au roi en lui demandant de les laisser dans la servitude : qui allait autrement les assister dans la détresse ? Le schéma des deux hommes “ colle ” autant pour l'inégalité et la servitude que pour l'égalité et l'assistance mutuelle; et comme, sous peine d'extinction, nous sommes obligés d'admettre qu'ils sont chefs de famille, l'esclavage héréditaire y est déjà prévu, lui aussi.

Mais laissons cela pour un instant. Admettons que la méthode axiomatique de M. Dühring nous ait convaincus et que nous nous extasiions sur la pleine égalité de droit entre les deux vouloirs, sur la “souveraineté humaine universelle”, sur la “ souveraineté de l'individu ”, - vrais colosses verbaux à côté desquels l'“ Unique ” de Stirner avec sa propriété reste une mazette, bien qu'il puisse en revendiquer sa modeste part. Nous voilà donc tous pleinement égaux et indépendants. Tous ? Non, pourtant pas tous. Il y a aussi des “ dépendances admissibles” et celles-ci s'expliquent.

“par des raisons qu'il ne faut pas chercher dans la mise en œuvre des deux vouloirs en tant que tels, mais dans un troisième domaine, donc, vis-à-vis des enfants par exemple, dans l'insuffisance de leur détermination par eux-mêmes.”

En effet ! Les raisons de la dépendance ne doivent pas être cherchées dans la mise en oeuvre des vouloirs entant que tels ! Naturellement pas, puisque c'est précisément la mise en œuvre d'une volonté qu'on empêche ! Mais dans un troisième domaine ! Et quel est ce troisième domaine ? La détermination concrète de la volonté opprimée comme volonté insuffisante ! Notre philosophe du réel s'est à ce point écarté du réel “ en face de la locution abstraite et vide : volonté, le contenu réel, la détermination caractéristique de cette volonté, est déjà pour lui un “ troisième domaine ”. Quoi qu'il en soit, nous sommes obligés de constater que l'égalité des droits comporte une exception. Elle ne vaut pas pour une volonté qui est affectée d'insuffisance dans la détermination de soi. Reculade nº 1. Continuons :

“ Quand la bête et l'homme sont mêlés dans une personne, on peut demander, au nom d'une deuxième personne pleinement humaine, si sa manière d'agir peut être la même que s'il n'y avait pour ainsi dire que des personnes humaines face à face ... En conséquence, notre hypothèse de deux personnes inégales moralement, dont l'une participe dans quelque mesure du caractère de la bête proprement dit, est la forme fondamentale typique de tous les rapports qui peuvent se présenter conformément à cette différence dans les groupes humains et entre eux. ”

Au lecteur de se reporter lui-même à la lamentable diatribe qui fait suite à ces faux-fuyants embarrassés et dans laquelle M. Dühring se débat comme un père jésuite pour établir à force de casuistique dans quelle mesuré l'homme humain peut intervenir contre l'homme bestial, dans quelle mesure il peut user contre lui de méfiance, de ruse de guerre, de moyens de rigueur, voire de terreur, ou de fraude, sans compromettre en rien la morale immuable.

Donc, lorsque deux personnes sont “ inégales moralement ”, l'égalité cesse. Mais alors, ce n'était vraiment pas la peine d'évoquer les deux hommes pleinement égaux l'un à l'autre, car il n'y a pas deux personnes qui, moralement, soient pleinement égales. Dira-t-on que l'inégalité doit consister en ceci que l'une est une personne humaine tandis que l'autre participe de la bête ? Mais la descendance de l'homme du règne animal inclut déjà le fait que l'homme ne se débarrasse jamais pleinement de la bête, de sorte qu'il ne peut jamais s'agir que d'un plus ou d'un moins, d'une différence de degré dans la bestialité ou l'humanité. Une répartition des hommes en deux groupes rigoureusement départagés, hommes humains et hommes-bêtes, bons et méchants, brebis et boucs, ne se retrouve, mise à part la philosophie du réel, que dans le christianisme, qui pousse la logique jusqu'à avoir son juge suprême pour faire le départ. Mais qui sera juge suprême dans la philosophie du réel ? Il faudra bien que les choses se passent comme dans la pratique chrétienne où les pieux agneaux assument eux-mêmes, et avec le succès que l'on sait, les fonctions de juge suprême contre leur prochain, les boucs profanes. A cet égard, la secte des philosophes du réel, si jamais elle se constitue, ne la cédera certainement en rien à ces pacifiques. Cela peut d'ailleurs nous laisser indifférents; ce qui nous intéresse, c'est l'aveu que du fait de l'inégalité morale entre les hommes, l'égalité se réduit de nouveau à rien. Reculade nº 2.

Continuons encore.

“ Si l'un agit selon la vérité et la science, mais l'autre selon quelque superstition ou quelque préjugé, il se produira nécessairement et normalement des perturbations réciproques ... A un certain degré d'incapacité, de brutalité ou de perverse tendance de caractère, il en résultera nécessairement un heurt dans tous les cas ... Les enfants et les fous ne sont pas les seuls à l'égard de qui la violence soit l'ultime recours. Le caractère de groupes naturels entiers et de classes de civilisation entières peut faire une nécessité inéluctable de l'assujettissement de leur volonté hostile par perversité, en vue de la ramener aux liens collectifs. Ici encore, la volonté d'autrui est considérée comme pourvue d'un droit égal; mais par la perversité de son action préjudiciable et hostile, elle a provoqué une compensation, et lorsqu'il lui est fait violence, elle ne récolte que le contrecoup de sa propre injustice. ”

Ainsi, non seulement l'inégalité morale, mais aussi l'inégalité intellectuelle suffit pour éliminer la “ pleine égalité ” des deux volontés et pour établir une morale qui justifie toutes les infamies des États de proie civilisés contre des peuples arriérés, jusqu'aux atrocités des Russes au Turkestan[32]. Lorsque, dans l'été de 1873, le général Kaufmann fit attaquer la tribu tatar des lomoudes, brûler leurs tentes et massacrer leurs femmes et leurs enfants “ à la bonne manière caucasienne”, comme le disait l'ordre, il prétendait aussi que l'assujettissement de la volonté des lomoudes, hostiles par perversité, en vue de la ramener aux liens collectifs, était devenu une nécessité inéluctable et que les moyens qu'il employait étaient les plus adaptés; qui veut la fin, veut les moyens. Seulement, il ne poussait pas la cruauté jusqu'à se moquer des lomoudes par-dessus le marché et à dire qu'en les massacrant pour faire la compensation, il respectait leur volonté comme précisément égale en droit. Et, une fois de plus, ce sont, dans ce conflit, les Élus, ceux qui sont censés agir selon la vérité et la science, c'est-à-dire, en dernière analyse, les philosophes du réel qui ont à décider ce qui est superstition, préjugé, brutalité, tendance perverse de caractère, et le moment où la violence et l'assujettissement sont nécessaires pour faire la compensation. L'égalité est donc maintenant ... la compensation par la force, et si la seconde volonté est reconnue par la première comme égale en droit, c'est au moyen de l'assujettissement. Reculade nº 3, qui, cette fois, dégénère déjà en fuite ignominieuse. Par parenthèse, la phrase selon laquelle la volonté d'autrui est précisément considérée comme égale en droit dans la compensation par la force, n'est qu'une altération de la théorie hégélienne, qui veut que la peine soit le droit du criminel.

“ En considérant la peine comme contenant le droit propre du criminel, en cela on honore le criminel comme être raisonnable.” (Philosophie du droit, § 100, remarque.)

Nous pouvons en rester là. Il est superflu de suivre plus avant M. Dühring dans la démolition pièce par pièce de son égalité construite d'une façon si axiomatique, de sa souveraineté humaine universelle, etc.; d'observer comment il confectionne, il est vrai, sa société avec deux hommes, mais a besoin d'un troisième pour établir l'État, parce que, - pour résumer brièvement la chose, - sans ce tiers participant, nulles décisions ne peuvent être prises à la majorité et que sans ces décisions, donc sans domination de la majorité sur la minorité, aucun État ne peut exister; et comment il gagne ensuite peu à peu une voie plus calme pour construire son État “ socialitaire ” de l'avenir, où nous aurons un beau matin l'honneur de lui rendre visite. Nous avons suffisamment vu que la pleine égalité des deux volontés ne subsiste que tant que ces deux volontés ne veulent rien; que dès qu'elles cessent d'être des volontés humaines en tant que telles et se transforment en volontés réelles individuelles, en volontés de deux hommes réels, l'égalité cesse aussi; que l'enfance, la folie, la prétendue bestialité, la soi-disant superstition, le préjugé supposé, l'incapacité présumée d'une part, la prétention à l'humanité, à l'intellection de la vérité et de la science d'autre part, que donc toute différence dans la qualité des deux volontés et dans celle des intelligences qui les accompagnent justifie une inégalité qui peut aller jusqu'à l'assujettissement : que demander de plus après avoir vu M. Dühring démolir radicalement, de fond en comble, son propre édifice d'égalité ?

Mais si nous en avons fini avec la façon plate et inepte dont M. Dühring traite l'idée d'égalité, nous n'en avons pas fini pour autant avec cette idée elle-même et le rôle qu'elle joue : rôle théorique chez Rousseau notamment, rôle pratique et politique dans la grande Révolution et depuis, et aujourd'hui encore, important rôle d'agitation dans le mouvement socialiste de presque tous les pays. L'établissement de sa teneur scientifique déterminera aussi sa valeur pour l'agitation prolétarienne.

L'idée que tous les hommes en tant qu'hommes ont quelque chose de commun et que, dans la mesure de ce bien commun, ils sont égaux, est, bien entendu, vieille comme le monde. Mais la revendication moderne de l'égalité est fort différente de cela; elle consiste bien plutôt à déduire, de cette qualité commune d'être homme, de cette égalité des hommes en tant qu'hommes, le droit à une valeur politique ou sociale égale de tous les hommes, ou tout au moins de tous les citoyens d'un État, de tous les membres d'une société. Pour que de cette idée première d'égalité relative, on pût tirer la conclusion d'une égalité de droits dans l'État et la société, pour que cette conclusion pût même apparaître comme quelque chose de naturel et d'évident, il a fallu que passent des millénaires, et des millénaires ont passé. Dans les communautés les plus anciennes, les communautés primitives, il pouvait être question d'égalité de droits tout au plus entre les membres de la communauté; femmes, esclaves, étrangers en étaient tout naturellement exclus. Chez les Grecs et les Romains, les inégalités entre les hommes comptaient beaucoup plus que n'importe quelle égalité. Que Grecs et Barbares, hommes libres et esclaves, citoyens et protégés, citoyens romains et sujets de Rome (pour employer une expression large) pussent avoir droit à une valeur politique égale, eût nécessairement passé pour de la folie aux yeux des anciens. Sous l'Empire romain, toutes ces distinctions se dissipèrent peu à peu, à l'exception de celle des hommes libres et des esclaves; il en résulta, pour les hommes libres tout au moins, cette égalité entre personnes privées sur la base de laquelle a évolué le droit romain, l'élaboration la plus parfaite que nous connaissions du droit fondé sur la propriété privée. Mais tant que subsista l'opposition entre hommes libres et esclaves, il ne pouvait être question de conclusions juridiques à partir de l'égalité humaine générale; nous l'avons vu encore récemment dans les États esclavagistes de l'Union nord-américaine.

Le christianisme n'a connu qu'une égalité entre tous les hommes, celle du péché originel égal, qui correspondait tout à fait à son caractère de religion des esclaves et des opprimés. A côté de cela, c'est tout au plus s'il connaissait l'égalité des élus, sur laquelle on ne mit d'ailleurs l'accent que tout au début. Les traces de communauté des biens qui se trouvent également dans les débuts de la religion nouvelle, se ramènent plutôt à la solidarité entre persécutés qu'à des idées réelles d'égalité. Bien vite, la fixation de l'opposition entre prêtres et laïcs mit fin même à ce rudiment d'égalité chrétienne. - L'invasion de l'Europe occidentale par les Germains élimina pour des siècles toutes les idées d'égalité du fait qu'il se construisit peu à peu une hiérarchie sociale et politique d'une complication telle qu'on n'en avait jamais connu de pareille; mais, en même temps, elle entraîna l'Europe occidentale et centrale dans le mouvement de l'histoire, créa pour la première fois une zone de civilisation compacte et, dans cette zone, pour la première fois, un système d'États de caractère avant tout national, qui s'influençaient réciproquement et se tenaient réciproquement en échec. Ainsi, elle préparait le seul terrain sur lequel on pût dans la suite des temps parler de valeur égale des hommes, de droits de l'homme.

En outre, le moyen âge féodal développa dans son sein la classe appelée, dans le progrès de son développement, à devenir la représentante de la revendication moderne d'égalité : la bourgeoisie. Ordre féodal elle-même au début, la bourgeoisie avait poussé l'industrie à prédominance artisanale et l'échange des produits à l'intérieur de la société féodale à un degré relativement élevé lorsque, à la fin du XV° siècle, les grandes découvertes maritimes lui ouvrirent une carrière nouvelle et plus vaste. Le commerce extra-européen, pratiqué seulement jusqu'alors entre l'Italie et le Levant, fut maintenant étendu jusqu'à l'Amérique et aux Indes et surpassa bientôt en importance tant l'échange entre les divers pays européens que le trafic intérieur de chaque pays pris à part. L'or et l'argent d'Amérique inondèrent l'Europe et pénétrèrent comme un élément de décomposition dans toutes les lacunes, fissures et pores de la société féodale. L'entreprise artisanale ne suffisait plus aux besoins croissants. Dans les industries dirigeantes des pays les plus avancés, elle fut remplacée par la manufacture.

Cependant, cette révolution puissante des conditions de vie économique de la société ne fut nullement suivie aussitôt d'une modification correspondante de sa structure politique. Le régime de l'État resta féodal, tandis que la société devenait de plus en plus bourgeoise. Le commerce à grande échelle, donc surtout le commerce international et plus encore le commerce mondial, exige de libres possesseurs de marchandises, sans entraves dans leurs mouvements, égaux en droit en tant que tels échangeant sur la base d'un droit égal pour eux tous, au moins dans chaque localité prise à part. Le passage de l'artisanat à la manufacture suppose l'existence d'un certain nombre de travailleurs libres, - libres d'une part des liens de la corporation et d'autre part, des moyens de mettre eux-mêmes en valeur leur force de travail, - qui peuvent contracter avec le fabricant pour la location de leur force de travail; qui, partant, se trouvent en face de lui égaux en droit en tant que contractants. Enfin, l'égalité et la valeur égale de tous les travaux humains, parce que et en tant qu'ils sont du travail humain en général, trouvèrent leur expression inconsciente, mais la plus vigoureuse, dans la loi de la valeur de l'économie bourgeoise moderne, qui veut que la valeur d'une marchandise soit mesurée par le travail socialement nécessaire qu'elle contient[33]. - Mais là où les rapports économiques exigeaient la liberté et l'égalité des droits, le régime politique leur opposait à chaque pas des entraves corporatives et des privilèges. Privilèges locaux, douanes différentielles, lois d'exception de toute sorte frappaient dans leur commerce non seulement l'étranger ou l'habitant des colonies, mais assez souvent aussi des catégories entières de ressortissants de l'État; des privilèges de corporations s'installaient partout sans avoir ni fin ni cesse, en barrant la route au développement de la manufacture. Nulle part, la voie n'était libre, ni les chances égales pour les concurrents bourgeois, - et, pourtant, c'était là la première des revendications et celle qui se faisait de plus en plus pressante.

Cette revendication : libération des entraves féodales et institution de l'égalité des droits par l'élimination des inégalités féodales, une fois mise à l'ordre du jour par le progrès économique de la société, ne pouvait manquer de prendre bientôt des proportions plus amples. Si on la présentait dans l'intérêt de l'industrie et du commerce, il fallait réclamer la même égalité de droits pour la grande masse des paysans qui, à tous les degrés de la servitude, à partir du servage complet, devaient fournir gratuitement la plus grande partie de leur temps de travail à leur gracieux seigneur féodal et en outre, lui payer ainsi qu'à l'État d'innombrables redevances. On ne pouvait, d'autre part, s'empêcher de demander pareillement la suppression des avantages féodaux, exonération fiscale des nobles, privilèges politiques des divers ordres. Et comme on ne vivait plus dans un Empire universel, comme l'avait été l'Empire romain, mais dans un système d'États indépendants, en relations l'un avec l'autre sur pied d'égalité, et placés à un niveau approximativement égal de développement bourgeois, il allait de soi que la revendication devait prendre un caractère général dépassant les limites d'un État particulier, et que la liberté et l'égalité devaient être proclamées droits de l'homme. Mais avec cela, ce qui dénote le caractère spécifiquement bourgeois de ces droits de l'homme, c'est que la Constitution américaine, la première à les reconnaître, confirme tout d'une haleine l'esclavage des hommes de couleur qui existait en Amérique : les privilèges de classe sont proscrits, les privilèges de race consacrés.

Cependant, on le sait, à compter de l'instant où la bourgeoisie sort de sa chrysalide de bourgeoisie féodale, où l'ordre médiéval se mue en classe moderne, elle est sans cesse et inévitablement accompagnée de son ombre, le prolétariat. Et de même, les revendications bourgeoises d'égalité sont accompagnées de revendications prolétariennes d'égalité. De l'instant où est posée la revendication bourgeoise d'abolition des privilèges de classe, apparaît à côté d'elle la revendication prolétarienne d'abolition des classes elles-mêmes, - d'abord sous une forme religieuse, en s'appuyant sur le christianisme primitif, ensuite en se fondant sur les théories bourgeoises de l'égalité elles-mêmes. Les prolétaires prennent la bourgeoisie au mot : l'égalité ne doit pas être établie seulement en apparence, seulement dans le domaine de l'État, elle doit l'être aussi réellement dans le domaine économique et social. Et surtout depuis que la bourgeoisie française, à partir de la grande Révolution, a mis au premier plan l'égalité civile, le prolétariat français lui a répondu coup pour coup en revendiquant l'égalité économique et sociale; l'Égalité est devenue le cri de guerre spécialement du prolétariat français.

La revendication de l'égalité dans la bouche du prolétariat a ainsi une double signification. Ou bien elle est, - et c'est notamment le cas tout au début, par exemple dans la Guerre des paysans, - la réaction spontanée contre les inégalités sociales criantes, contre le contraste entre riches et pauvres, maîtres et esclaves, dissipateurs et affamés; comme telle, elle est simplement l'expression de l'instinct révolutionnaire et c'est en cela, - en cela seulement, - qu'elle trouve sa justification.

Ou bien, née de la réaction contre la revendication bourgeoise de l'égalité dont elle tire des revendications plus ou moins justes et qui vont plus loin, elle sert de moyen d'agitation pour soulever les ouvriers contre les capitalistes à l'aide des propres affirmations des capitalistes et, en ce cas, elle tient et elle tombe avec l'égalité bourgeoise elle-même. Dans les deux cas, le contenu réel de la revendication prolétarienne d'égalité est la revendication de l'abolition des classes. Toute revendication d'égalité qui va au delà tombe nécessairement dans l'absurde. Nous en avons donné des exemples et nous en trouverons encore assez lorsque nous en viendrons aux fantaisies d'avenir de M. Dühring.

Ainsi, l'idée d'égalité, tant sous sa forme bourgeoise que sous sa forme prolétarienne, est elle-même un produit de l'histoire, dont la création suppose nécessairement des rapports historiques déterminés, lesquels, à leur tour, supposent une longue histoire antérieure. Elle est donc tout ce qu'on voudra, sauf une vérité éternelle. Et si aujourd'hui, dans l'un ou dans l'autre sens, elle est chose qui va de soi pour le grand publie, si, comme dit Marx, “ elle possède déjà la solidité d'un préjugé populaire”, ce n'est pas là l'effet de sa vérité axiomatique, c'est l'effet de la diffusion universelle et de l'actualité persistante des idées du XVIII° siècle. Si donc M. Dühring peut faire opérer ses deux fameux bonshommes d'emblée sur le terrain de l'égalité, c'est que la chose paraît toute naturelle au préjugé populaire. Et, effectivement, M. Dühring appelle sa philosophie naturelle, parce qu'elle ne part que de choses qui lui paraissent toutes naturelles. Mais pourquoi elles lui paraissent naturelles, voilà ce qu'il ne se demande pas.

XI. La morale et le Droit. Liberté et nécessité[modifier le wikicode]

“ Pour les matières politiques et juridiques, c'est sur les études techniques les plus pénétrantes que s'appuient les principes énoncés dans ce cours. Il faudra donc... partir du fait ... qu'il s'est agi ici de la représentation conséquente des résultats acquis dans le domaine du droit et des sciences politiques. Ma spécialité première fut précisément la jurisprudence et je lui ai consacré non seulement les trois années ordinaires de préparation théorique à l'Université, mais encore, pendant trois nouvelles années de pratique judiciaire, une étude continue, tendant particulièrement à en approfondir le contenu scientifique ... Aussi bien la critique du droit privé et des insuffisances juridiques qu'il implique n'aurait-elle certainement pas pu se faire avec la même assurance, si elle n'avait pas eu conscience de connaître partout les faiblesses de la matière aussi bien que ses côtés forts. ”

Un homme qui a le droit de parler de lui-même sur ce ton doit a priori inspirer confiance, surtout en face “ de l'étude du droit que M. Marx fit jadis, et qu'il reconnaît lui-même avoir négligée ”. C'est pourquoi nous ne pouvons que nous étonner que la critique du droit privé qui se présente avec une telle assurance, se borne à nous raconter que “ le caractère scientifique de la jurisprudence ne va pas bien loin”, que le droit civil positif est injustice du fait qu'il sanctionne la propriété fondée sur la violence, et que le “fondement naturel” du droit criminel est la vengeance, - affirmation dans laquelle il n'y a en tout cas de neuf que le travestissement mystique en “ fondement naturel ”. Les résultats des sciences politiques se bornent aux négociations des trois hommes que l'on sait, dont l'un a jusqu'à présent fait violence aux autres, ce qui n'empêche pas M. Dühring d'examiner avec le plus grand sérieux si c'est le second ou le troisième qui a introduit, le premier, la violence et l'esclavage.

Cependant, suivons plus avant les études techniques les plus pénétrantes et les vues scientifiques, approfondies par trois années de procédure, de notre juriste à la belle assurance.

De Lassalle, M. Dühring nous raconte qu'il a été inculpé

“ pour instigation à une tentative de vol de cassette, sans que toutefois on ait eu à enregistrer une condamnation judiciaire, parce qu'était intervenu, comme c'était encore possible alors, ce qu'on appelle la “libération de l'instance”... ce demi-acquittement. ”

Le procès de Lassalle dont il est ici question, a été appelé pendant l'été 1848 devant les assises de Cologne, où, comme dans presque toute la province rhénane, le droit pénal français était en vigueur. Ce n'est que pour des délits ou des crimes politiques que le droit coutumier prussien avait été introduit par exception, mais cette mesure d'exception fut elle-même rapportée dès avril 1848 par Camphausen. Le droit français ne connaît absolument pas la vague catégorie du droit prussien qu'est l' “ instigation ” au crime, à plus forte raison l'instigation à une tentative de crime. Il ne connaît que l'excitation au crime et celle-ci, pour être punissable, doit se faire “ par dons, promesses, menaces, abus d'autorité ou de pouvoir, machinations ou artifices coupables” (art. 60 du code pénal). Le ministère public noyé dans le code prussien perdit de vue, tout à fait comme M. Dühring, la différence essentielle entre la stipulation française déterminée avec rigueur et l'indétermination confuse de ce code, fit à Lassalle un procès de tendance et subit un échec éclatant. Pour prétendre en effet que la procédure criminelle française connaît la libération de l'instance familière au code prussien, ce demi-acquittement, il faut tout ignorer du droit français moderne; en procédure criminelle, ce droit ne connaît que la condamnation ou l'acquittement, pas de demi-mesure.

Ainsi force nous est de dire que M. Dühring n'aurait certes pas pu appliquer avec la même assurance à Lassalle cette “manière de grand style d'écrire l'histoire”, s'il avait jamais eu en mains le code Napoléon. Nous voilà donc obligés de constater que le seul code bourgeois moderne qui repose sur les conquêtes sociales de la grande Révolution française et qui les traduise sur le plan du droit, le droit français moderne, est totalement inconnu de M. Dühring.

Ailleurs, en critiquant les jurys décidant à la majorité des voix, qu'on a introduits sur tout le continent d'après le modèle français, on nous fait la leçon :

“ Oui, on pourra même se familiariser avec l'idée, d'ailleurs non dépourvue de précédents dans l'histoire, qu'une condamnation en cas de suffrages contradictoires devrait être rangée, dans une société parfaite, parmi les institutions impossibles. Toutefois cette conception grave et ingénieuse doit nécessairement, comme nous l'avons indiqué plus haut, sembler mal appropriée aux formations politiques traditionnelles, parce qu'elle est trop bonne pour elles.”

De nouveau, M. Dühring ignore que l'unanimité des jurés, non seulement dans les condamnations pénales, mais même dans le jugement des procès civils, est absolument nécessaire aux termes du droit commun anglais, c'est-à-dire du droit coutumier non écrit, qui est en vigueur de temps immémorial, donc au moins depuis le XIVe siècle. La conception grave et ingénieuse; qui, d'après M. Dühring, est trop bonne pour le monde d'aujourd'hui, a donc eu force de loi en Angleterre dès le plus sombre moyen âge, et d'Angleterre elle a passé en Irlande, aux États-Unis d'Amérique et dans toutes les colonies anglaises, sans que les études techniques les plus pénétrantes en aient trahi un traître mot à M. Dühring ! La zone où s'exerce l'unanimité des jurés est donc non seulement infiniment vaste comparée au minuscule champ d'action du droit prussien, mais elle est encore plus étendue que toutes les régions prises ensemble où on décide à la majorité des jurés. Il ne suffit pas à M. Dühring d'ignorer totalement le seul droit moderne, le droit français; il est tout aussi ignare en ce qui concerne le seul droit germanique qui ait continué à se développer jusqu'à nos jours indépendamment de l'autorité du droit romain et se soit étendu à toutes les parties du monde, - le droit anglais. Et pourquoi pas ? Car la variété anglaise de la pensée juridique

“ ne saurait tenir tête à la culture atteinte sur le sol allemand dans l'étude des purs concepts des juristes romains classiques ”,

dit M. Dühring, qui, plus loin, ajoute :

“ Qu'est-ce donc que le monde de langue anglaise avec son puéril fatras linguistique en face de notre structure linguistique de plein jet ? ”

A quoi nous ne pouvons que répondre avec Spinoza : Ignorantia non est argumentum, l'ignorance n'est pas un argument. Nous ne saurions donc arriver à d'autre conclusion que celle-ci : les études techniques les plus pénétrantes de M. Dühring ont consisté à se plonger trois ans dans l'étude théorique du Corpus juris[34] et trois autres années dans l'étude pratique du noble droit prussien. Voilà, certainement, qui est fort méritoire et qui suffit pour un très honorable juge de première instance ou un avocat à la vieille mode prussienne. Mais lorsque l'on entreprend de rédiger une philosophie du droit pour tous les mondes et pour tous les temps, il faudrait, tout de même, connaître un peu quelque chose de l'état du droit dans des nations comme la France, l'Angleterre et les États-Unis, nations qui, dans l'histoire, ont joué un tout autre rôle que le petit coin d'Allemagne où fleurit le droit prussien. Mais continuons.

“ Le mélange bigarré de droits locaux, provinciaux et nationaux, qui se croisent dans les sens les plus différents d'une manière très arbitraire, tantôt comme droit coutumier, tantôt comme loi écrite, revêtant souvent les questions les plus importantes d'une forme purement statutaire, ce modèle de désordre et de contradiction, dans lequel les détails ruinent l'idée générale et les généralités rendent parfois, à leur tour, le particulier caduc, n'est vraiment pas de nature à rendre possible... chez qui que ce soit une conscience juridique claire. ”

Mais où règne cet état de confusion ? Derechef dans la zone d'application du droit prussien, où, à côté, au-dessus ou au-dessous de ce droit, les droits provinciaux, les statuts locaux, par-ci par-là aussi le droit commun et autres fatras décrivent toute la gamme des valeurs relatives les plus diverses et provoquent chez tous les praticiens du droit ce cri d'alarme que M. Dühring répète ici avec tant de sympathie. Il n'a pas du tout besoin de quitter sa chère Prusse, il n'a qu'à venir au bord du Rhin pour se persuader que là, depuis soixante-dix ans, il n'est plus question de rien de pareil, - sans parler des autres pays civilisés, où les conditions désuètes de ce genre sont éliminées depuis longtemps. Poursuivons :

“ D'une manière moins accusée on voit l'individu couvrir sa responsabilité naturelle par les jugements et les actes collectifs secrets, par conséquent anonymes, de collèges ou d'autres institutions administratives, qui masquent la part personnelle de chaque membre.”

Et ailleurs :

“ Dans nos conditions actuelles, on considérera comme une exigence surprenante et extrêmement sévère le refus d'admettre cette façon de dissimuler et de couvrir la responsabilité personnelle par des collèges. ”

Peut-être M. Dühring considérera-t-il comme une nouvelle surprenante l'avis que, dans le domaine du droit anglais, chaque membre du collège des juges doit énoncer et motiver personnellement son jugement en séance publique, que les collèges administratifs non électifs, sans publicité des débats et des votes, sont une institution surtout prussienne et inconnue dans la plupart des autres pays, si bien que son exigence ne peut passer pour surprenante et extrêmement sévère ... qu'en Prusse.

De même, ses plaintes sur l'intervention despotique des pratiques religieuses lors de la naissance, du mariage, de la mort et de l'enterrement ne touchent, de tous les grands pays civilisés, que la Prusse, et cela n'est même plus vrai depuis l'introduction de l'état civil[35]. Ce que M. Dühring ne réalise qu'au moyen de son État “ socialitaire ” de l'avenir, a été réglé entre temps par Bismarck en personne à l'aide d'une simple loi. - Pareillement, en se plaignant de voir “ les juristes insuffisamment armés pour leur métier ”, plainte qui peut aussi s'étendre aux “ fonctionnaires d'administration ”, il ne fait qu'entonner une jérémiade spécifiquement prussienne; et même l'antisémitisme poussé jusqu'au ridicule que M. Dühring affiche à chaque occasion, est une propriété spécifique sinon de la Prusse, du moins des territoires à l'est de l'Elbe. Le même philosophe du réel qui regarde de haut avec un souverain mépris tous les préjugés et superstitions, est pour sa part si profondément enfoncé dans ses marottes personnelles qu'il appelle ce préjugé populaire contre les Juifs, hérité de la bigoterie du moyen âge, un “ jugement naturel ” reposant sur des “ motifs naturels ” et s'égare jusqu'à cette affirmation renversante : “ Le socialisme est le seul pouvoir qui puisse affronter des situations démographiques à fort mélange juif ”. (Situation à mélange juif ! Quel langage naturel !)

Suffit. Cette façon de faire étalage d'érudition juridique a pour arrière-plan, - dans le meilleur des cas, - les connaissances techniques les plus vulgaires d'un juriste fort ordinaire du vieux type prussien. Le domaine du droit et des sciences politiques, dont M. Dühring nous présente avec logique les résultats, “ coïncide ” avec la zone où est en vigueur le code prussien. En dehors du droit romain qui est assez familier à n'importe quel juriste, même en Angleterre maintenant, ses connaissances juridiques se limitent purement et simplement au code prussien, ce code du despotisme patriarcal éclairé, qui est rédigé dans un allemand à faire croire que M. Dühring y a appris l'art d'écrire et qui, avec ses gloses morales, son imprécision et son inconsistance juridiques, ses coups de bâtons comme moyens de torture et pénalités, appartient encore entièrement à l'époque pré-révolutionnaire. Tout ce qui le dépasse, est insupportable à M. Dühring, - aussi bien le droit bourgeois moderne des Français que le droit anglais avec son évolution tout à fait originale et sa garantie de la liberté personnelle inconnue sur tout le continent. La philosophie qui

“ n'admet pas d'horizon purement apparent, mais qui, dans un mouvement puissamment révolutionnaire, déploie toutes les terres et tous les cieux de la nature externe et interne, ”

cette philosophie a pour horizon réel... les frontières des six vieilles provinces prussiennes de l'Est[36], auxquelles s'ajoutent tout au plus les quelques autres lambeaux de terre où le noble droit prussien est en vigueur; au-delà de cet horizon, elle ne déploie ni terre ni ciel, ni nature externe ni nature interne, mais seulement le tableau de l'ignorance la plus crasse à l'égard de ce qui se passe dans le reste du monde. On ne saurait traiter convenablement de morale et de droit sans en venir à ce qu'on appelle le libre-arbitre, à la responsabilité de l'homme, au rapport de la nécessité et de la liberté. Aussi bien la philosophie du réel a-t-elle non pas une, mais deux solutions à cette question.

“ À toutes les fausses théories de la liberté, il faut substituer le caractère, connu par l'expérience, du rapport selon lequel intellection rationnelle d'une part, et déterminations instinctives d'autre part, s'unissent pour former pour ainsi dire une force moyenne. Les faits fondamentaux de cette sorte de dynamique doivent être tirés de l'observation et, pour mesurer à l'avance ce qui n'est pas encore, faire l'objet d'une estimation générale en nature et en grandeur, dans la mesure du possible. De cette manière, les niaises fictions sur la liberté intérieure remâchées par des millénaires qui s'en sont nourris, ne sont pas seulement balayées à fond, mais aussi remplacées par quelque chose de positif, qui peut être utilisé pour l'organisation pratique de la vie. ”

En conséquence, la liberté consiste en ceci que l'intellection rationnelle tiraille l'homme vers la droite, les instincts irrationnels vers la gauche et que, dans ce parallélogramme de forces, le mouvement réel s'effectue selon la diagonale. La liberté serait donc la moyenne entre l'intellection et l'instinct, le rationnel et l'irrationnel, et son degré pourrait être constaté par l'expérience pour chaque individu à l'aide d'une “ équation personnelle ”, pour employer un terme d'astronomie. Mais quelques pages plus loin, il est dit :

“ Nous fondons la responsabilité morale sur la liberté, qui ne signifie toutefois pas autre chose pour nous que la réceptivité à des motifs conscients en proportion de la raison naturelle et acquise. Tous ces motifs agissent sur les actions, malgré la perception du contraire possible, avec une inéluctable nécessité; mais c'est précisément sur cette contrainte inévitable que nous comptons en faisant jouer les ressorts moraux.”

Cette seconde détermination de la liberté, qui sans la moindre gêne dément la première, n'est à nouveau qu'une manière de réduire à l'extrême platitude la conception de Hegel. Hegel a été le premier à représenter exactement le rapport de la liberté et de la nécessité. Pour lui, la liberté est l'intellection de la nécessité. “ La nécessité n'est aveugle que dans la mesure où elle n'est pas comprise[37]. ” La liberté n'est pas dans une indépendance rêvée à l'égard des lois de la nature, mais dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée par là même de les mettre en oeuvre méthodiquement pour des fins déterminées. Cela est vrai aussi bien des lois de la nature extérieure que de celles qui régissent l'existence physique et psychique de l'homme lui-même, - deux classes de lois que nous pouvons séparer tout au plus dans la représentation, mais non dans la réalité. La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en connaissance de cause. Donc, plus le jugement d'un homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la teneur de ce jugement; tandis que l'incertitude reposant sur l'ignorance, qui choisit en apparence arbitrairement entre de nombreuses possibilités de décision diverses et contradictoires, ne manifeste précisément par là que sa non-liberté, sa soumission à l'objet qu'elle devrait justement se soumettre. La liberté consiste par conséquent dans l'empire sur nous-même et sur la nature extérieure, fondé sur la connaissance des nécessités naturelles; ainsi, elle est nécessairement un produit du développement historique. Les premiers hommes qui se séparèrent du règne animal, étaient, en tout point essentiel, aussi peu libres que les animaux eux-mêmes; mais tout progrès de la civilisation était un pas vers la liberté. Au seuil de l'histoire de l'humanité il y a la découverte de la transformation du mouvement mécanique en chaleur : la production du feu par frottement; au terme de l'évolution qui nous a conduits jusqu'aujourd'hui, il y a découverte de la transformation de la chaleur en mouvement mécanique : la machine à vapeur. - Et malgré la gigantesque révolution libératrice que la machine à vapeur accomplit dans le monde social (elle n'est pas encore à moitié achevée) il est pourtant indubitable que le feu par frottement la dépasse encore en efficacité libératrice universelle. Car le feu par frottement a donné à l'homme pour la première fois l'empire sur une force de la nature et, en cela, l'a séparé définitivement du règne animal. La machine à vapeur ne réalisera jamais un bond aussi puissant dans l'évolution de l'humanité malgré tout le prix qu'elle prend à nos yeux comme représentante de toutes ces puissantes forces de production qui en découlent, ces forces qui permettent seules un état social où il n'y aura plus de différences de classes, plus de souci des moyens d'existence individuels, et où il pourra être question pour la première fois d'une liberté humaine véritable, d'une existence en harmonie avec les lois connues de la nature. Mais à quel point toute l'histoire de l'humanité est encore jeune et combien il serait ridicule d'attribuer quelque valeur absolue à nos conceptions actuelles, cela ressort du simple fait que toute l'histoire passée peut se caractériser comme l'histoire de la période qui va de la découverte pratique de la transformation du mouvement mécanique en chaleur à celle de la transformation de la chaleur en mouvement mécanique. A vrai dire, l'histoire est traitée autrement chez M. Dühring. En bloc, étant l'histoire des erreurs, de l'ignorance et de la barbarie, de la violence et de l'asservissement, elle est un objet de dégoût pour la philosophie du réel; dans le particulier, elle se divise toutefois en deux grandes sections : 1. de l'état de la matière identique à lui-même jusqu'à la Révolution française, et 2. de la Révolution française jusqu'à M. Dühring; ce qui n'empêche pas le XIX° siècle de rester “ encore essentiellement réactionnaire; bien plus, il l'est [ !], au point de vue intellectuel, davantage encore que le XVIII°. Tout de même, il porte dans son sein le socialisme et par suite, “ le germe d'une transformation plus puissante que celle qui fut imaginée [ !] par les précurseurs et les héros de la Révolution française ”. Le mépris de la philosophie du réel pour l'histoire passée se justifie de la façon suivante :

“ Les quelques millénaires pour lesquels des documents originaux permettent une mémoire historique, signifient bien peu de chose avec leur constitution passée de l'humanité, quand on pense à la série des millénaires à venir ... Le genre humain pris dans son ensemble est encore très jeune, et si un jour la mémoire scientifique peut compter par dizaines de milliers d'années et non par milliers, le manque de maturité mentale, l'enfance de nos institutions, prémisse toute naturelle, prendra une valeur incontestée pour l'explication de notre temps considéré alors comme l'antiquité la plus reculée. ”

Sans nous arrêter plus longtemps à la “ structure linguistique de plein jet ”, en effet, de la dernière phrase, nous remarquerons seulement deux choses : d'abord, que cette “ antiquité la plus reculée” restera en tout état de cause une période historique du plus haut intérêt pour toutes les générations futures, parce qu'elle forme la base de toute évolution ultérieure et supérieure, parce qu'elle a pour point de départ l'homme se dégageant du règne animal et pour contenu la victoire sur des difficultés telles qu'il ne s'en présentera jamais plus de semblables aux hommes associés de l'avenir. Et, deuxièmement, que la fin de cette antiquité la plus reculée, vis-à-vis de laquelle les périodes historiques futures, n'étant plus retenues par ces difficultés et ces obstacles, promettent de tout autres succès scientifiques, techniques et sociaux, est un moment en tout cas très curieusement choisi pour donner des préceptes à ces millénaires à venir, à l'aide de vérités définitives en dernière analyse, de vérités immuables et de conceptions radicales, découvertes dans les conditions d'imperfection, d'enfance mentale, qui caractérisent ce siècle si “ arriéré ” et “ rétrograde ”. Il faut vraiment être le Richard Wagner de la philosophie, - moins le talent de Wagner, - pour ne pas s'apercevoir que tous les dédains que l'on inflige au développement de l'histoire dans le passé, ont également prise sur son résultat soi-disant ultime : la philosophie dite du réel. Un des morceaux les plus caractéristiques de la nouvelle science radicale est la partie consacrée à l'individualisation et à la valorisation de la vie. Ici, au long de trois chapitres entiers, jaillit et coule, d'une source au flot irrésistible, le lieu-commun sibyllin. Nous sommes malheureusement obligés de nous limiter à quelques courts échantillons.

“ L'essence profonde de toute sensation et, en conséquence, de toutes les formes subjectives de la vie, repose sur la différence d'états ... Or, pour ce qui est de la vie dans sa plénitude [ !], on peut aussi montrer sans plus de façon [ !] que ce n'est pas l'état de permanence, mais le passage d'une situation de la vie à une autre qui fait monter le sentiment de la vie et développe les excitations décisives ... L'état sensiblement identique à lui-même, restant pour ainsi dire en permanence d'inertie et comme dans la même condition d'équilibre, n'a pas, quelle que soit sa nature, grande signification pour l'expérience de l'existence ... L'habitude et, pour ainsi dire, l'accoutumance en fait en totalité quelque chose d'indifférent et d'insensible, qui ne se différencie pas spécialement de la mort. Tout au plus, s'y ajoute-t-il encore, comme une sorte de mouvement vital négatif, le supplice de l'ennui ... Dans une vie stagnante s'éteint, pour les individus et les peuples, toute passion, tout intérêt à l'existence. Mais c'est notre loi de la différence qui rend explicables tous ces phénomènes. ”

La rapidité avec laquelle M. Dühring établit ses résultats foncièrement originaux dépasse toute créance. Tout d'abord, un lieu commun traduit dans le langage de la philosophie du réel : l'excitation continue du même nerf ou la continuation de la même excitation fatigue chaque nerf et chaque système nerveux; il faut donc, à l'état normal, qu'il y ait interruption et changement des excitations nerveuses - on peut lire cela depuis des années dans n'importe quel manuel de physiologie, et tout philistin le sait par expérience propre. - A peine cette antique platitude est-elle transcrite sous la forme mystérieuse : l'essence profonde de toutes les sensations repose sur la différence d'états, qu'elle se transforme aussitôt en “ notre loi de la différence ”. Et cette loi de la différence “ rend parfaitement explicables” toute une série de phénomènes qui, à leur tour, ne sont que des illustrations et des exemples du charme de la variété, si bien que, même pour l'intelligence du philistin le plus vulgaire, ils n'ont absolument besoin d'aucune explication et ne gagnent pas un atome de clarté du fait de ce renvoi à la soi-disant loi de la différence. Mais cela est encore loin d'épuiser le caractère radical de “ notre loi de la différence ” :

“ La succession des âges de la vie et l'apparition des changements dans les conditions de vie qui s'y rattachent fournissent un exemple tout familier pour mettre en lumière notre principe de différence ... Enfant, adolescent, jeune homme, homme fait éprouvent l'intensité de leurs sentiments vitaux à chacun de ces moments moins par les états déjà fixés dans lesquels ils se trouvent, que par les époques de transition de l'un à l'autre. ”

Cela ne suffit pas :

“ Notre loi de la différence peut trouver encore une application plus lointaine, si l'on tient compte du fait que la répétition de ce qui a déjà été goûté ou accompli n'offre pas d'attrait. ”

Et maintenant, le lecteur peut imaginer lui-même le radotage sibyllin auquel des phrases de la profondeur et de la pénétration des précédentes servent d'amorce; assurément M. Dühring peut s'écrier triomphalement à la fin de son livre :

“ Pour estimer et renforcer la valeur de la vie, la loi de la différence est devenue décisive d'une manière à la fois théorique et pratique ! ”

M. Dühring la juge non moins décisive pour estimer la valeur intellectuelle de son public : il faut qu'il le croie composé uniquement d'ânes ou de philistins ! Plus loin, on nous donne les règles de vie extrêmement Pratiques qui suivent :

“ Les moyens de tenir en éveil l'intérêt total à la vie [belle tâche pour des philistins et pour ceux qui veulent le devenir !] consistent à faire que les divers intérêts pour ainsi dire élémentaires dont se compose le tout, se développent ou se succèdent dans les délais naturels. En même temps, pour le même état, il faudra aussi utiliser la gradation selon laquelle des excitations inférieures et plus faciles à satisfaire peuvent être remplacées par de plus hautes et d'action plus durable, de façon à éviter l'apparition de temps morts tout à fait vides d'intérêt. D'ailleurs, il importera aussi d'empêcher que les tensions qui se produisent naturellement ou d'autre manière dans le cours normal de la vie sociale soient arbitrairement accumulées, forcées ou, ce qui est l'insanité contraire, satisfaites dès leur plus léger mouvement et ainsi entravées dans le développement d'un besoin susceptible de jouissance. Le respect du rythme naturel est, ici comme ailleurs, la condition préalable du mouvement proportionné et gracieux. On ne doit pas non plus se proposer la tâche impossible consistant à étendre les charmes de quelque situation que ce soit au delà du délai qui leur est imparti par la nature ou les circonstances ”, etc.

Le brave homme qui, pour “ goûter la vie ”, se fera une règle de ces solennels oracles de philistin tirés d'un pédantisme qui épilogue sur les plus fades platitudes, ne pourra sans doute se plaindre de “ temps morts tout à fait vides d'intérêt”. Il aura besoin de tout son temps pour préparer et ordonner ses jouissances dans les règles, en sorte qu'il ne lui restera plus un instant de libre pour la jouissance elle-même.

Nous devons goûter la vie, et dans sa plénitude. Il n'y a que deux choses que nous défende M. Dühring : premièrement, “ les malpropretés de l'usage du tabac ” et, deuxièmement, les boissons et les aliments “ qui ont des propriétés provoquant des excitations fâcheuses ou condamnables en général pour une sensibilité ”. Mais M. Dühring qui, dans son cours d'économie politique, célèbre la distillation du schnaps sur un mode si dithyrambique, ne saurait comprendre l'eau-de-vie parmi ces boissons; nous sommes donc obligés de conclure que son interdiction ne s'étend qu'au vin et à la bière. Qu'il interdise encore la viande, et il aura porté la philosophie du réel aux mêmes hauteurs sur lesquelles évoluait avec tant de succès feu Gustave Struve, - sur les hauteurs du pur enfantillage.

D'ailleurs, M. Dühring pourrait bien être un peu plus libéral sur le chapitre des spiritueux. Un homme qui, de son propre aveu, reste toujours hors d'état de trouver le pont du statique au dynamique, a certainement tout lieu d'être indulgent pour quelque pauvre diable qui lève un peu trop le coude et, par suite, cherche en vain, lui aussi, le pont du dynamique au statique.

XII. Dialectique. Quantité et qualité[modifier le wikicode]

“ La première et la plus importante des propositions sur les propriétés logiques fondamentales de l'Être concerne l'exclusion de la contradiction. Le contradictoire est une catégorie qui ne peut appartenir qu'à la combinaison de pensées, mais non à une réalité. Dans les choses, il n'y a pas de contradictions ou, en d'autres termes, la contradiction posée comme effective est elle-même le comble du non-sens ... L'antagonisme de forces qui se mesurent l'une en l'autre dans une direction opposée est même la forme fondamentale de toutes actions dans l'existence du monde et des êtres qui le composent. Mais ce conflit entre les directions des forces des éléments et des individus ne se confond pas le moins du monde avec l'idée des absurdes contradictions ... Ici, nous pouvons nous estimer satisfait d'avoir dissipé les brouillards que dégagent habituellement de prétendus mystères de la logique, par une image claire de la réelle absurdité de la contradiction effective, et d'avoir mis en évidence l'inutilité de l'encens que l'on a gaspillé çà et là pour la dialectique de la contradiction, cette marionnette fort grossièrement taillée qu'on a supposée sous le schéma antagoniste de l'univers. ”

Voilà à peu près tout ce qu'on lit sur la dialectique dans le Cours de philosophie. Dans l'Histoire critique, par contre, la dialectique de la contradiction est prise à partie de tout autre façon, et avec elle Hegel surtout.

“ D'après la Logique de Hegel ou plutôt sa doctrine du Logos, le contradictoire, en effet, se rencontre non pas, disons dans la pensée, que par sa nature on ne peut se représenter que subjective et consciente, mais présent objectivement, et pour ainsi dire en chair et en os, dans les choses et les processus eux-mêmes, de sorte que le non-sens ne reste pas une combinaison impossible de la pensée, mais devient une puissance effective. La réalité de l'absurde est le premier article de foi de l'unité hégélienne de la logique et de la non-logique ... Plus c'est contradictoire, plus c'est vrai, ou, en d'autres termes, plus c'est absurde, plus c'est digne de foi; cette maxime, qui n'est même pas d'invention nouvelle, mais a été empruntée à la théologie de la révélation et à la mystique, est l'expression toute nue du principe dit dialectique. ”

La pensée contenue dans les deux passages cités se résume en cette proposition que la contradiction = le non-sens et ne peut, par conséquent, se rencontrer dans le monde réel. Il se peut que pour des gens qui ont d'ailleurs assez de bon sens, cette proposition ait la même valeur d'évidence que celle-ci : droit ne peut être courbe, et courbe ne peut être droit. Mais le calcul différentiel, sans s'arrêter aux protestations du bon sens, pose cependant, dans certaines conditions, droit et courbe comme équivalents et obtient par là des résultats à jamais inaccessibles au bon sens raidi sur le caractère absurde de l'identité de droit et de courbe. Et après le rôle considérable que la dialectique dite de la contradiction a joué dans la philosophie depuis les premiers Grecs jusqu'à nos jours, même un adversaire plus fort que M. Dühring aurait eu le devoir de l'aborder avec d'autres arguments qu'une seule affirmation et beaucoup d'injures.

Tant que nous considérons les choses comme en repos et sans vie, chacune pour soi, l'une à côté de l'autre et l'une après l'autre, nous ne nous heurtons certes à aucune contradiction en elles. Nous trouvons là certaines propriétés qui sont en partie communes, en partie diverses, voire contradictoires l'une à l'autre, mais qui, dans ce cas, sont réparties sur des choses différentes et ne contiennent donc pas en elles-mêmes de contradiction. Dans les limites de ce domaine d'observation, nous nous en tirons avec le mode de pensée courant, le mode métaphysique. Mais il en va tout autrement dès que nous considérons les choses dans leur mouvement, leur changement, leur vie, leur action réciproque l'une sur l'autre. Là nous tombons immédiatement dans des contradictions. Le mouvement lui-même est une contradiction; déjà, le simple changement mécanique de lieu lui-même ne peut s'accomplir que parce qu'à un seul et même moment, un corps est à la fois dans un lieu et dans un autre lieu, en un seul et même lieu et non en lui. Et c'est dans la façon que cette contradiction a de se poser continuellement et de se résoudre en même temps, que réside précisément le mouvement.

Nous avons donc ici une contradiction qui “ se rencontre objectivement présente et pour ainsi dire en chair et en os dans les choses et les processus eux-mêmes ”. Qu'en dit M. Dühring ? Il prétend qu'en somme, il n'y aurait jusqu'à présent “ aucun pont entre le statique rigoureux et le dynamique dans la mécanique rationnelle ”. Le lecteur remarque enfin ce qui se cache derrière cette phrase favorite de M. Dühring, rien d'autre que ceci : l'entendement, qui pense métaphysiquement, ne peut absolument pas en venir de l'idée de repos à celle de mouvement, parce qu'ici la contradiction ci-dessus lui barre le chemin. Pour lui, le mouvement, du fait qu'il est une contradiction, est purement inconcevable. Et tout en affirmant le caractère inconcevable du mouvement, il admet lui-même contre son gré l'existence de cette contradiction; il admet donc que dans les choses et les processus eux-mêmes, il y a une contradiction objectivement présente, qui, de surcroît, est une puissance de fait.

Si le simple changement mécanique de lieu contient déjà en lui-même une contradiction, à plus forte raison les formes supérieures de mouvement de la matière et tout particulièrement la vie organique et son développement. Nous avons vu plus haut que la vie consiste au premier chef précisément en ce qu'un être est à chaque instant le même et pourtant un autre. La vie est donc également une contradiction qui, présente dans les choses et les processus eux-mêmes, se pose et se résout constamment. Et dès que la contradiction cesse, la vie cesse aussi, la mort intervient. De même, nous avons vu que dans le domaine de la pensée également, nous ne pouvons pas échapper aux contradictions et que, par exemple, la contradiction entre l'humaine faculté de connaître intérieurement infinie et son existence réelle dans des hommes qui sont tous limités extérieurement et dont la connaissance est limitée, se résout dans la série des générations, série qui, pour. nous, n'a pratiquement pas de fin, - tout au moins dans le progrès sans fin.

Nous avons déjà fait allusion au fait que l'un des fondements principaux des mathématiques supérieures est le fait que, dans certaines circonstances, droit et courbe doivent être la même chose. Elles réalisent cette autre contradiction que des lignes qui se coupent sous nos yeux doivent cependant, à cinq ou six centimètres seulement de leur point d'intersection, passer pour parallèles, c'est-à-dire pour des lignes qui, même prolongées à l'infini, ne peuvent pas se couper. Et pourtant, avec cette contradiction, et avec d'autres bien plus violentes encore, elles obtiennent des résultats non seulement justes, mais encore tout à fait inaccessibles aux mathématiques inférieures.

Mais celles-ci déjà fourmillent de contradictions. C'est, par exemple, une contradiction qu'une racine de A doive être une puissance de A, et pourtant A1/2 = √A. C'est une contradiction qu'une grandeur négative doive être le carré de quelque chose, car toute grandeur négative multipliée par elle-même donne un carré positif. La racine carrée de -1 n'est donc pas seulement une contradiction, mais même une contradiction absurde, un non-sens réel. Et pourtant, dans beaucoup de cas, √-1 est le résultat nécessaire d'opérations mathématiques exactes; bien plus, où en seraient les mathématiques, tant inférieures que supérieures, s'il leur était interdit d'opérer avec √-1 ?

Les mathématiques elles-mêmes abordent le domaine de la dialectique en traitant des grandeurs variables, et il est caractéristique que ce soit un philosophe dialecticien, Descartes, qui y ait introduit ce progrès. Ce que la mathématique des grandeurs variables est à celle des grandeurs invariables, la pensée dialectique l'est après tout par rapport à la pensée métaphysique. Ce qui n'empêche aucunement la grande masse des mathématiciens de ne reconnaître la dialectique que dans le domaine des mathématiques, et bon nombre d'entre eux de se servir des méthodes obtenues par la voie dialectique pour continuer à opérer tout à fait selon la vieille manière bornée de la métaphysique.

Entrer dans plus de détails sur l'antagonisme de forces de M. Dühring et son schéma antagoniste de l'univers ne serait possible que s'il nous avait donné sur ce thème autre chose ... que la simple phrase. Cela fait, on ne nous présente pas une seule fois cet antagonisme en action ni dans le schéma de l'univers, ni dans la philosophie de la nature, et c'est le meilleur aveu que M. Dühring ne sait absolument pas qu'entreprendre de positif avec cette “forme fondamentale de toutes actions dans l'existence du monde et des êtres qui le composent ”. En effet, lorsqu'on a ravalé la “doctrine de l'Être” de Hegel jusqu'à cette platitude de forces qui se meuvent en direction opposée, mais non pas en des contradictions, le mieux qu'on a certes à faire, c'est d'éluder toute application de ce lieu commun.

Le second point qui permet à M. Dühring de donner libre cours à sa colère antidialectique, c'est Le Capital de Marx qui le lui offre.

“ Manque de logique naturelle et intelligible, par lequel se distinguent les contorsions de l'imbroglio dialectique et ses arabesques d'idées ... A la partie actuellement publiée, on est déjà obligé d'appliquer le principe que d'un certain point de vue et aussi d'une manière générale [ !] selon un préjugé philosophique connu, il faut chercher tout dans n'importe quoi et n'importe quoi dans tout, et que, en conséquence de cette mixture et caricature d'idées, finalement tout est un. ”

Cette vue pénétrante qu'il a du préjugé philosophique bien connu, permet donc aussi à M. Dühring de prédire avec certitude ce que sera la “ fin ” de la philosophie économique de Marx, partant ce que sera le contenu des volumes suivants du Capital, exactement sept lignes après avoir déclaré que

“ vraiment on ne peut pas prévoir ce qui, à parler en homme et en Allemand, doit pour de bon venir encore dans les deux [derniers] volumes. ”

Cependant, ce n'est pas la première fois que les œuvres de M. Dühring se manifestent à nous comme appartenant aux “ choses ” dans lesquelles “ le contradictoire se rencontre objectivement présent, et pour ainsi dire en chair et en os ”. Ce qui ne l'empêche aucunement de poursuivre sur un ton triomphal :

“ Pourtant, il est à prévoir que la saine logique triomphera de sa caricature ... Les grands airs et les cachotteries dialectiques ne donneront à aucune personne à qui il reste un peu de jugement sain, la tentation de s'engager ... dans ces difformités de pensée et de style. Avec le dépérissement des derniers restes des sottises dialectiques, ce moyen de faire des dupes ... perdra ... son influence trompeuse et personne ne croira plus qu'il faut se tourmenter pour dépister une sagesse, là où, une fois épuré, le noyau de ces choses embrouillées ne fait apparaître dans le meilleur cas que les éléments de théories courantes, quand encore ce ne sont pas des lieux communs ... Il est tout à fait impossible de rendre les contorsions [de Marx] en fonction de la doctrine du Logos sans prostituer la saine logique. ”

La méthode de Marx consisterait à “ régler des miracles dialectiques pour ses fidèles ”, etc.

Ici, il ne s'agit encore nullement de l'exactitude ou de l'inexactitude des résultats économiques des études de Marx, mais seulement de la méthode dialectique appliquée par Marx. Mais une chose est certaine : la plupart des lecteurs du Capital n'apprendront que maintenant, et par M. Dühring, ce qu'ils ont lu en réalité. Et parmi eux M. Dühring lui-même, qui, en 1867 (Ergänzungsblätter III, Heft 3)[38], était encore capable d'exposer le contenu du livre d'une façon relativement rationnelle pour un penseur de son calibre, sans être obligé de traduire d'abord en langage Dühring les développements de Marx, comme il déclare maintenant que c'est indispensable. S'il commit dès ce temps la bévue d'identifier la dialectique de Marx avec celle de Hegel, il n'avait cependant pas encore perdu tout à fait la faculté de distinguer entre la méthode et les résultats qu'elle permet d'obtenir, et de comprendre que ce n'est pas réfuter ceux-ci dans le détail que d'éreinter celle-là dans l'ensemble.

La déclaration la plus étonnante de M. Dühring est en tout cas celle-ci : que pour le point de vue de Marx, “ en fin de compte tout est un ”; que donc pour Marx, par exemple, capitalistes et salariés, modes de production féodal, capitaliste et socialiste, “ c'est tout un ”; qu'à la fin, sans doute, Marx et M. Dühring sont “ tout un ”. Pour expliquer la possibilité d'extravagances aussi niaises, il ne reste qu'à admettre que le seul mot de dialectique plonge M. Dühring dans un état d'irresponsabilité où, par suite d'une certaine caricature et mixture d'idées, en fin de compte, ce qu'il dit et ce qu'il fait, “ c'est tout un ”.

Nous avons ici un échantillon de ce que M. Dühring appelle “ ma façon de grand style d'écrire I'histoire ”, ou encore

“ le procédé sommaire qui règle leur compte au genre et au type sans condescendre à honorer d'une dénonciation de l'erreur dans le détail micrologique ce qu'un Hume appelait la plèbe des savants; ce procédé d'un style plus élevé et plus noble est seul compatible avec les intérêts de la pleine vérité et les devoirs que l'on a envers le public non initié. ”

La peinture historique de grand style et le fait de régler sommairement leur compte au genre et au type sont, en effet, très commodes pour M. Dühring, puisque cela lui permet de négliger comme micrologiques tous les faits déterminés, de les poser comme égaux à zéro, et, au lieu de faire une démonstration, de s'en tenir à des formules générales, d'affirmer et d'écraser tout simplement de ses foudres. Un avantage supplémentaire est de n'offrir aucun point d'appui effectif à l'adversaire, et ainsi de ne lui laisser à peu près aucune autre possibilité de réponse que de se lancer également dans des affirmations de grand style et sommaires, de se répandre en formules générales et, en fin de compte, de foudroyer à son tour M. Dühring, bref, comme on dit, de lui renvoyer la balle, ce qui n'est pas du goût de tout le monde. Voilà pourquoi nous devons savoir gré à M. Dühring de ce qu'exceptionnellement, il abandonne le style élevé et noble pour nous donner au moins deux exemples de la damnable doctrine du Logos selon Marx.

“ Quel comique n'y a-t-il pas, par exemple, à évoquer l'idée nébuleuse et confuse de Hegel selon laquelle la quantité se change en qualité, d'où il résulte qu'une avance, quand elle atteint une certaine limite, devient capital par ce simple accroissement quantitatif ! ”

Il faut reconnaître que, dans cette présentation “ épurée ” par M. Dühring, la chose prend un aspect assez curieux. Voyons donc quelle mine elle a chez Marx dans l'original. A la page 313 (2e édition du Capital)[39], Marx tire, de l’étude qui précède sur le capital constant, le capital variable et la plus-value, la conclusion que

“ toute somme de valeur ou de monnaie ne peut pas être transformée en capital. Cette transformation ne peut s'opérer sans qu'un minimum d'argent ou de valeur d'échange se trouve entre les mains du postulant à la dignité capitaliste.”

Il prend alors pour exemple le cas d'un ouvrier d'une branche quelconque de l'industrie qui travaille huit heures par jour pour lui-même, c'est-à-dire pour produire la valeur de son salaire, et les quatre heures qui suivent pour le capitaliste, pour produire la plus-value qui tombe immédiatement dans les poches de celui-ci. Il faut dès lors que quelqu'un dispose d'une somme de valeur lui permettant de pourvoir deux ouvriers de matière première, de moyens de travail et de salaire, s'il veut empocher chaque jour assez de plus-value pour pouvoir en vivre aussi bien que vit l'un de ses ouvriers. Et comme la production capitaliste a pour but non seulement le simple entretien de la vie, mais l'augmentation de la richesse, notre homme avec ses deux ouvriers ne serait toujours pas un capitaliste. Pour vivre deux fois mieux qu'un ouvrier ordinaire et retransformer la moitié de la plus-value produite en capital, il faudrait qu'il puisse employer huit ouvriers, donc posséder déjà quatre fois la somme de valeur admise plus haut. C'est seulement par la suite, et au milieu d'autres développements destinés à éclairer et à fonder le fait que n'importe quelle petite somme de valeur n'est pas suffisante pour se transformer en capital, mais que, pour cette transformation, chaque période de développement et chaque branche d'industrie ont leur limite minima déterminée, que Marx remarque :

“ Ici, comme dans les sciences naturelles, se confirme la loi constatée par Hegel dans sa Logique, loi d'après laquelle de simples changements dans la quantité, parvenus à certain degré, amènent des différences dans la qualité[40].”

Et, maintenant, admirez le style élevé et noble grâce auquel M. Dühring fait dire à Marx le contraire de ce qu'il a dit. Marx dit : Le fait qu'une somme de valeur ne peut se transformer en capital que dès qu'elle a atteint une grandeur minima, différente selon les circonstances, mais déterminée dans chaque cas particulier, - ce fait est une preuve de l'exactitude de la loi de Hegel. M. Dühring lui fait dire : Parce que, selon la loi de Hegel, la quantité se change en qualité, “ il résulte de là qu'une avance, quand elle atteint une certaine limite ... devient capital”. Donc exactement le contraire.

Cette coutume de faire des citations fausses “ dans l'intérêt de la pleine vérité ” et “ des devoirs qu'on a envers le public non initié”, nous est déjà familière depuis que nous avons vu comment M. Dühring traite l'affaire Darwin. Elle apparaît de plus en plus comme une nécessité interne de la philosophie du réel, et voilà certes un “ procédé très sommaire ”. Sans parler du fait que M. Dühring fait comme si Marx parlait d'une “avance” quelconque, alors qu'il s'agit ici seulement de l'avance opérée en matières premières, en moyens de travail et en salaires; et que de cette manière, M. Dühring arrive à faire dire à Marx un pur non-sens. Après quoi, il a le front de trouver comique le non-sens qu'il a fabriqué lui-même; de même qu'il s'était confectionné un Darwin de fantaisie pour faire sur lui l'épreuve de ses forces, de même il se donne ici un Marx de fantaisie. “ Manière de grand style d'écrire l'histoire”, en effet !

Nous avons déjà vu plus haut, dans le schéma de l'univers, qu'avec cette ligne nodale hégélienne de rapports de mesure, où à certains points du changement quantitatif il se produit brusquement une conversion qualitative, il était déjà arrivé à M. Dühring un petit malheur : dans une heure de faiblesse, il l'avait reconnue et appliquée lui-même. Nous avons donné là un des exemples les plus connus : celui de la transformation des états d'agrégation de l'eau qui, sous pression atmosphérique normale, à 0 ºC, passe de l'état liquide à l'état solide et à 100 ºC, de l'état liquide à l'état gazeux, en sorte qu'à ces deux tournants, le changement purement quantitatif de la température entraîne un état de l'eau qualitativement changé.

Nous aurions pu tirer encore de la nature ou de la société humaine des centaines de faits semblables pour prouver cette loi. C'est ainsi que, dans Le Capital de Marx, toute la quatrième section (production de la plus-value relative dans le domaine de la coopération, de la division du travail et de la manufacture, du machinisme et de la grande industrie) traite d'innombrables cas où une transformation quantitative change la qualité des choses et de même, une transformation qualitative leur quantité; où donc, pour employer l'expression si haïe de M. Dühring, la quantité se convertit en qualité et inversement. Citons, par exemple, le fait que la coopération de beaucoup d'individus, la fusion de beaucoup de forces en une force combinée engendre, pour parler comme Marx, “ une nouvelle force potentiée ” qui est essentiellement différente de la somme de ses forces composantes.

Dans le même passage tourné par M. Dühring en son contraire dans l'intérêt de la pleine vérité, Marx avait, en outre, fait cette remarque :

“ La théorie moléculaire de la chimie moderne, développée scientifiquement pour la première fois par Laurent et Gerhardt, a pour base cette loi[41]. ”

Mais qu'importait à M. Dühring ? Ne savait-il pas que :

“ Les éléments de culture éminemment modernes du mode de pensée scientifique manquent précisément là où, comme chez M. Marx et son rival Lassalle, la demi-science et un peu de philosophaillerie constituent le mince bagage d'une parade savante ”,

tandis que chez M. Dühring, il y a à la base “ les principaux faits établis par la science exacte en mécanique, physique, chimie”, etc. - Comment, nous l'avons vu ! Mais afin de mettre les tiers aussi en état de juger, nous examinerons d'un peu plus près l'exemple cité par Marx dans sa note.

Il s'agit ici, en effet, des séries homologues de combinaisons du carbone, dont on connaît déjà un grand nombre et dont chacune a sa propre formule algébrique de composition. Si, par exemple, comme cela se fait en chimie, nous exprimons un atome de carbone par C, un atome d'hydrogène par H, un atome d'oxygène par 0, et le nombre des atomes de carbone contenus dans chaque combinaison par n, nous pouvons représenter ainsi les formules moléculaires pour quelques-unes de ces séries.

CnH(2n+2) - Série des paraffines normales.

CnH(2n+2)O - Série des alcools primaires.

CnH2nO2 - Série des acides gras monobasiques.

Prenons comme exemple la dernière de ces séries et posons successivement n = 1, n = 2, n = 3, etc., nous obtenons les résultats suivants (sans tenir compte des isomères) :

CH2O2 - acide formique - point d'ébullition 100º; point de fusion 1º.

C2H4O2 - acide acétique - point d'ébullition 118º; point de fusion 17'.

C3H6O2 - acide propionique - point d'ébullition 140º; point de fusion - -.

C4H8O2 - acide butyrique - point d'ébullition 162º; point de fusion - -.

C5H10O2 - acide valérianique - point d'ébullition 175º; point de fusion - -.

etc., jusqu'à C30H60O2, acide mélissique, qui ne fond qu'à 80º et qui n'a pas de point d'ébullition, car il ne peut pas se volatiliser sans se décomposer.

Nous voyons donc ici toute une série de corps qualitativement différents formés par simple addition quantitative des éléments, et cela toujours dans le même rapport. Ce fait apparaît de la façon la plus nette là où tous les éléments de la combinaison changent de quantité dans un rapport égal; ainsi, pour les paraffines normales CnH2n+2 : la moins élevée est le méthane CH4, un gaz; la plus élevée qu'on connaisse, l'hexadécane C16H34, corps solide formant des cristaux incolores qui fond à 21º et ne bout qu'à 278º. Dans les deux séries, tout membre nouveau se constitue par addition de CH2, d'un atome de carbone et de deux atomes d'hydrogène, à la formule moléculaire du membre précédent, et ce changement quantitatif de la formule moléculaire produit chaque fois un corps qualitativement différent,

Mais ces séries-là ne sont qu'un exemple particulièrement palpable; presque partout en chimie, et déjà avec les divers oxydes de l'azote ou les divers oxyacides du phosphore ou du soufre, on peut voir comment “ la quantité se convertit en qualité ” et comment cette soi-disant idée nébuleuse et confuse de Hegel se rencontre pour ainsi dire en chair et en os dans les choses et les processus, sans que personne, cependant, ne reste confus et nébuleux hormis M. Dühring. Et si Marx est le premier qui ait attiré l'attention sur ce point, et si M. Dühring lit cette indication sans même la comprendre (car autrement il n'aurait certainement pas laissé passer ce forfait inouï), cela suffit pour mettre en évidence, sans même jeter un regard en arrière sur la glorieuse philosophie de la nature de Dühring, à qui manquent “ les éléments de culture éminemment modernes du mode de pensée scientifique ”, à Marx ou à M. Dühring, et à qui manque la connaissance des “ principaux faits établis... par la chimie ”.

Pour finir, nous invoquerons encore un témoin en faveur de la conversion de la quantité en qualité : Napoléon. Voici comment il décrit le combat de la cavalerie française mal montée, mais disciplinée, contre les Mameluks, incontestablement la cavalerie de ce temps la meilleure pour le combat singulier, mais sans discipline :

“ Deux Mameluks étaient absolument supérieurs à trois Français; 100 Mameluks et 100 Français se valaient; 300 Français étaient habituellement supérieurs à 300 Mameluks; 1.000 Français culbutaient toujours 1.500 Mameluks[42].”

Exactement comme, chez Marx, une grandeur minimum déterminée, quoique variable, de la somme de valeur d'échange était nécessaire pour que fût possible sa transformation en capital, de même, chez Napoléon, un détachement de cavalerie d'une grandeur minima déterminée était nécessaire pour que la force de la discipline, qui reposait sur l'ordre fermé et l'utilisation méthodique, pût se manifester et grandir jusqu'à triompher même de masses plus grandes de cavaliers irréguliers mieux montés, plus habiles à cheval et au combat et au moins tout aussi courageux. Mais qu'est-ce que cela prouve contre M. Dühring ? Est-ce que Napoléon n'a pas lamentablement succombé dans sa lutte contre l'Europe ? N'a-t-il pas subi défaite sur défaite ? Et pourquoi ? Uniquement pour avoir introduit l'idée nébuleuse et confuse de Hegel dans la tactique de la cavalerie !

XIII. Dialectique. Négation de la négation[modifier le wikicode]

“ Cette esquisse historique [la genèse de l'accumulation dite primitive du capital en Angleterre] est encore ce qu'il y a relativement de meilleur dans le livre de Marx, et elle serait meilleure encore, si, en plus de la béquille érudite, elle ne s'appuyait pas aussi sur la béquille dialectique. En effet, en l'absence de moyens meilleurs et plus clairs, c'est la négation de la négation selon Hegel qui doit ici faire office de sage-femme et accoucher l'avenir du sein du passé. La suppression de la propriété individuelle qui s'est accomplie depuis le XVI° siècle de la manière indiquée, est la première négation. Elle sera suivie d'une seconde, qui se caractérise comme négation de la négation et par suite comme restauration de la “ propriété individuelle ”, mais sous une forme plus haute, fondée sur la possession en commun du sol et des moyens de travail. Si cette nouvelle “ propriété individuelle ” a été aussi appelée chez M. Marx “ propriété sociale”, c'est bien là qu'apparaît l'unité supérieure de Hegel, dans laquelle la contradiction doit être levée, c'est-à-dire, pour suivre le jeu de mots, aussi bien surmontée que conservée ... L'expropriation des expropriateurs est donc le résultat pour ainsi dire automatique de la réalité historique dans ses rapports extérieurs et matériels ... Sur la foi de fariboles hégéliennes, comme la négation de la négation en est une, il serait difficile pour un homme réfléchi de se laisser convaincre de la nécessité de la mise en commun du sol et du capital ... La nébuleuse ambiguïté des idées de Marx ne surprendra d'ailleurs pas celui qui sait comment on peut joliment raisonner avec la dialectique hégélienne pour base scientifique, ou plutôt ce qui doit nécessairement en sortir comme déraison. Pour celui qui ne connaît rien à ces tours, il faut remarquer expressément que chez Hegel la première négation est le concept du péché originel selon le catéchisme et la seconde celle d'une unité plus haute conduisant à la rédemption. Ce n'est tout de même pas sur cette drôle d'analogie empruntée au domaine de la religion qu'on devrait fonder la logique des faits... M. Marx reste l'âme sereine dans l'univers nébuleux de sa propriété à la fois individuelle et sociale et laisse à ses adeptes le soin de résoudre eux-mêmes la profonde énigme dialectique. ”

Voilà comme parle M. Dühring.

Donc, Marx ne peut prouver la nécessité de la révolution sociale, de l'établissement d'une société reposant sur la propriété commune de la terre et des moyens de production créés par le travail autrement que par l'appel à la négation de la négation selon Hegel; et en fondant sa théorie socialiste sur cette drôle d'analogie empruntée à la religion, il en arrive à ce résultat que dans la société future régnera une propriété à la fois individuelle et sociale comme unité hégélienne supérieure de la contradiction levée.

Laissons-là pour commencer la négation de la négation et examinons la “ propriété à la fois individuelle et sociale ”. M. Dühring la caractérise comme un “ univers nébuleux ” et il est remarquable que, sur ce point, il ait vraiment raison. Ce n'est malheureusement pas Marx qui se trouve dans cet univers nébuleux, mais de nouveau M. Dühring en personne. En effet, de même que, plus haut déjà, il pouvait, grâce à son habileté dans la méthode hégélienne du “ délire ”, établir sans peine ce que devaient forcément contenir les volumes encore inachevés du Capital, il peut ici aussi corriger sans grande peine Marx d'après Hegel en lui prêtant une unité supérieure de la propriété dont Marx n'a pas dit un mot.

Marx dit :

“ C'est la négation de la négation. Elle rétablit non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée sur les acquêts de l'ère capitaliste, sur la coopération et la possession commune de tous les moyens de production, y compris le sol. Pour transformer la propriété privée et morcelée, objet du travail individuel, en propriété capitaliste, il a naturellement fallu plus de temps, d'efforts et de peines que n'en exigera la métamorphose en propriété sociale de la propriété capitaliste qui, de fait, repose déjà sur un mode de production collectif[43]. ”

C'est tout. La situation établie par l'expropriation des expropriateurs est donc désignée comme le rétablissement de la propriété individuelle, mais sur la base de la propriété sociale de la terre et des moyens de production produits par le travail lui-même. Pour quiconque sait comprendre, cela signifie que la propriété sociale s'étend à la terre et aux autres moyens de production et la propriété individuelle aux produits, donc aux objets de consommation. Et afin de rendre la chose accessible même à des enfants de six ans, Marx suppose à la page 56

“ une réunion d'hommes libres travaillant avec des moyens de production communs et dépensant, d'après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social[44] ”;

donc une union organisée de façon socialiste, et il dit :

“ Le produit total des travailleurs unis est un produit social. Une partie sert de nouveau comme moyen de production et reste sociale, mais l'autre partie est consommée et, par conséquent, doit se répartir entre tous. ”

Voilà pourtant qui est assez clair, même pour le cerveau hégélianisé de M. Dühring.

La propriété à la fois individuelle et sociale, cette création équivoque et confuse, cette déraison qui résulte obligatoirement de la dialectique de Hegel, cet univers nébuleux, cette profonde énigme dialectique que Marx laisse à ses adeptes le soin de résoudre, représente, derechef, une libre création et imagination de M. Dühring. Marx, en tant que soi-disant hégélien, est obligé de fournir comme résultat de la négation de la négation une unité supérieure véritable, et comme il ne le fait pas au goût de M. Dühring, celui-ci doit derechef donner dans le style élevé et noble et, dans l'intérêt de la pleine vérité, faire dire à Marx des choses qui sont la fabrication hautement personnelle de M. Dühring. Un homme qui est aussi totalement incapable de faire une citation exacte, fût-ce par exception, peut bien s'abandonner à l'indignation morale vis-à-vis des “ chinoiseries d'érudition ” d'autres gens qui, sans exception, font des citations exactes, mais par là précisément “ cachent mal leur manque de vues pénétrantes sur l'ensemble d'idées de chacun des auteurs qu'ils citent ”. M. Dühring a raison. Vive la peinture historique de grand style !

Jusqu'ici nous sommes partis de l'hypothèse que l'opiniâtre pratique des citations fausses propre à M. Dühring était du moins de bonne foi et reposait soit sur une incapacité totale de compréhension, soit encore sur un usage particulier à la peinture historique de grand style, quoique qualifié ordinairement de nonchalant, l'usage de citer de mémoire. Mais il semble que nous soyons arrivés au point où chez M. Dühring aussi la quantité se convertit en qualité. Car si nous réfléchissons que premièrement le passage de Marx est en soi parfaitement clair et qu'en plus il est complété par un autre passage du même livre qui ne prête absolument à aucun malentendu; que, deuxièmement, ni dans la critique du Capital citée plus haut qui se trouve dans les Ergänzungsblätter, ni dans celle que contient la première édition de l'Histoire critique, M. Dühring n'avait découvert ce monstre de la “propriété à la fois individuelle et sociale”, mais qu'il l'a trouvé seulement dans la deuxième édition, c'est-à-dire à la troisième lecture; que dans cette deuxième édition remaniée dans le sens socialiste, M. Dühring avait besoin de faire dire à Marx les plus grandes bêtises possibles sur l'organisation future de la société pour pouvoir en revanche présenter d'un ton d'autant plus triomphal, - et c'est ce qu'il fait aussi, - “ la commune économique, dont j'ai fait l'esquisse économique et juridique dans mon Cours ”, - si l'on réfléchit à tout cela, une seule conclusion s'impose : M. Dühring nous force presque ici à admettre qu'il avait le propos délibéré de “ salutairement étendre ” la pensée de Marx, - salutairement pour M. Dühring.

Quel rôle joue chez Marx la négation de la négation ? A la page 791 et sq.[45], il rassemble les conclusions de l'étude économique et historique de l'accumulation dite primitive du capital, étude qui occupe les 50 pages précédentes. Avant l'ère capitaliste existait, en Angleterre tout au moins, la petite entreprise, ayant pour base la propriété privée de l'ouvrier sur ses moyens de production. L'accumulation dite primitive du capital a consisté ici dans l'expropriation de ces producteurs immédiats, c'est-à-dire dans la dissolution de la propriété privée reposant sur le travail personnel. Si cela fut possible, c'est que la petite entreprise en question n'est compatible qu'avec des limites naturelles et étroites de la production et de la société et que donc, à un certain niveau, elle met au monde les moyens matériels de son propre anéantissement. Cet anéantissement, la transformation des moyens de production individuels et dispersés en moyens concentrés socialement, forme la préhistoire du capital. Dès que les ouvriers sont transformés en prolétaires et leurs conditions de travail en capital, dès que le mode de production capitaliste tient debout, la socialisation ultérieure du travail et la transformation ultérieure de la terre et autres moyens de production, donc l'expropriation ultérieure des propriétaires privés, prennent une forme nouvelle.

“ Ce qui est maintenant à exproprier, ce n'est plus le travailleur indépendant, mais le capitaliste, le chef d'une armée ou d'une escouade de salariés. Cette expropriation s'accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste, lesquelles aboutissent à la concentration des capitaux. Corrélativement à cette concentration, à l'expropriation du grand nombre des capitalistes par le petit, se développent sur une échelle toujours croissante l'application de la science à la technique, l'exploitation de la terre avec méthode et ensemble, la transformation de l'outil en instruments puissants seulement par l'usage en commun, partant l'économie des moyens de production, l'entrelacement de tous les peuples dans le réseau du marché universel, d'où le caractère international imprimé au régime capitaliste. A mesure que diminue le nombre des potentats du capital qui usurpent et monopolisent tous les avantages de cette période d'évolution sociale, s'accroissent la misère, l'oppression, l'esclavage, la dégradation, l'exploitation, mais aussi la résistance de la classe ouvrière sans cesse grossissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste. Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi et prospéré avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L'heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés[46].”

Et, maintenant, je demande au lecteur : Où sont les contorsions et les arabesques intellectuelles de l'imbroglio dialectique, où est la mixture et caricature d'idées d'où il résulte finalement que tout est un, où sont les miracles dialectiques pour les croyants, où les cachotteries dialectiques et les contorsions en fonction de la doctrine hégélienne du Logos, sans lesquels Marx, d'après M. Dühring, n'arrive pas à mettre sur pied son développement ? Marx démontre simplement par l'histoire, et ici résume brièvement, les faits que voici : de même qu'autrefois la petite entreprise par son évolution a nécessairement engendré les conditions de son anéantissement, c'est-à-dire de l'expropriation des petits propriétaires, de même aujourd'hui le mode de production capitaliste a engendré également lui-même les conditions matérielles qui le feront nécessairement périr. Le processus est un processus historique, et s'il est en même temps dialectique, ce n'est pas la faute de Marx, si contrariant que cela soit pour M. Dühring. C'est seulement après avoir fini sa démonstration économique et historique que Marx continue :

“ L'appropriation capitaliste, conforme au mode de production capitaliste, constitue la première négation de cette propriété privée qui n'est que le corollaire du travail indépendant et individuel. Mais la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. C'est la négation de la négation ”,

etc., voir la citation plus haut.

Donc, en caractérisant le processus comme négation de la négation, Marx ne pense pas à en démontrer par là la nécessité historique. Au contraire : c'est avoir démontré par l'histoire comment, en fait, le processus en partie s'est réalisé, en partie doit forcément se réaliser encore, que Marx le désigne, en outre, comme un processus qui s'accomplit selon une loi dialectique déterminée. C'est tout. Nous avons donc affaire derechef à une supposition gratuite de M. Dühring quand il prétend que la négation de la négation doit faire ici office de sage-femme en accouchant le futur du sein du passé, ou que Marx nous demande de faire crédit à la négation pour nous laisser convaincre que la communauté du sol et du capital (laquelle est elle-même une contradiction en chair et en os de M. Dühring) est une nécessité.

C'est déjà un manque total d'intelligence de la nature de la dialectique, que de la tenir, comme fait M. Dühring, pour un instrument de pure démonstration, à la façon dont on peut se faire une idée bornée, disons de la logique formelle ou des mathématiques élémentaires. Même la logique formelle est avant tout une méthode pour trouver des résultats nouveaux, pour progresser du connu à l'inconnu, et cela est vrai, mais dans un sens bien plus élevé encore, de la dialectique qui, en outre, en brisant l'horizon étroit de la logique, contient le germe d'une vue plus vaste du monde. On trouve le même rapport en mathématiques. Les mathématiques élémentaires, les mathématiques des grandeurs constantes, se meuvent, du moins dans l'ensemble, à l'intérieur des limites de la logique formelle; les mathématiques des grandeurs variables, dont le calcul infinitésimal forme la partie la plus importante, ne sont essentiellement que l'application de la dialectique à des rapports mathématiques. La pure démonstration passe ici décidément à l'arrière-plan, en comparaison des multiples applications de la méthode à de nouveaux domaines de recherche. Mais presque toutes les démonstrations des mathématiques supérieures, dès les premières démonstrations du calcul différentiel, sont, à strictement parler, fausses du point de vue des mathématiques élémentaires. Il ne peut en être autrement, dès que, comme c'est ici le cas, l'on veut démontrer au moyen de la logique formelle les résultats obtenus sur le plan de la dialectique. Vouloir, à l'usage d'un métaphysicien endurci comme M. Dühring, démontrer quoi que ce soit au moyen de la seule dialectique serait peine perdue, comme c'était peine perdue pour Leibniz et ses disciples de vouloir démontrer les principes du calcul infinitésimal aux mathématiciens de leur temps. La différentielle provoquait chez eux les mêmes convulsions que chez M. Dühring la négation de la négation, dans laquelle, comme nous le verrons, la différentielle joue d'ailleurs aussi un rôle. Ces messieurs, dans la mesure où ils n'étaient pas morts entre temps, ont fini par céder en rechignant, non qu'ils fussent convaincus, mais parce que les résultats étaient toujours justes. M. Dühring n'est parvenu, il le dit lui-même, qu'à la quarantaine, et s'il atteint le grand âge que nous lui souhaitons, il peut aussi lui arriver la même aventure.

Mais qu'est-ce donc que cette terrible négation de la négation qui gâche à ce point l'existence de M. Dühring et qui joue chez lui le même rôle du crime impardonnable que le péché contre le Saint-Esprit dans le christianisme ? - Une procédure très simple, qui s'accomplit en tous lieux et tous les jours, que tout enfant peut comprendre, dès qu'on élimine le fatras mystérieux sous lequel la vieille philosophie idéaliste la dissimulait et sous lequel des métaphysiciens incurables de la trempe de M. Dühring continuent à avoir intérêt à la cacher. Prenons un grain d'orge. Des milliards de grains d'orge semblables sont moulus, cuits et brassés, puis consommés. Mais si un grain d'orge de ce genre trouve les conditions qui lui sont normales, s'il tombe sur un terrain favorable, une transformation spécifique s'opère en lui sous l'influence de la chaleur et de l'humidité, il germe : le grain disparaît en tant que tel, il est nié, remplacé par la plante née de lui, négation du grain. Mais quelle est la carrière normale de cette plante ? Elle croît, fleurit, se féconde et produit en fin de compte de nouveaux grains d'orge, et aussitôt que ceux-ci sont mûrs, la tige dépérit, elle est niée pour sa part. Comme résultat de cette négation de la négation, nous avons derechef le grain d'orge du début, non pas simple, mais en nombre dix, vingt, trente fois plus grand. Les espèces de céréales changent avec une extrême lenteur et ainsi l'orge d'aujourd'hui reste sensiblement semblable à celle d'il y a cent ans. Mais prenons une plante d'ornement plastique, par exemple un dahlia ou une orchidée; traitons la semence et la plante qui en naît avec l'art de l'horticulteur : nous obtiendrons comme résultat de cette négation de la négation non seulement davantage de semence, mais aussi une semence qualitativement meilleure, qui donne de plus belles fleurs, et toute répétition de ce processus, toute nouvelle négation de la négation renforce ce perfectionnement. - Ce processus s'accomplit, de même que pour les grains d'orge, pour la plupart des insectes, par exemple les papillons. Ils naissent de l’œuf par négation de l’œuf, accomplissent leurs métamorphoses jusqu'à la maturité sexuelle, s'accouplent et sont niés à leur tour, du fait qu'ils meurent, dès que le processus d'accouplement est achevé et que la femelle a pondu ses nombreux oeufs. Que chez d'autres plantes et d'autres animaux le processus ne se déroule pas avec cette simplicité, qu'ils ne produisent pas une seule fois, mais plusieurs fois, des semences, des oeufs ou des petits avant de dépérir, cela ne nous importe pas pour l'instant; nous voulons seulement démontrer ici que la négation de la négation se présente réellement dans les deux règnes du monde organique. En outre, toute la géologie est une série de négations niées, une série de destructions successives de formations minérales anciennes et de sédimentations de formations nouvelles. Tout d'abord, la croûte terrestre primitive résultant du refroidissement de la masse fluide se morcelle sous l'action des océans, de la météorologie et de la chimie atmosphérique et ces masses concassées se déposent en couches sur le fond de la mer. Des soulèvements locaux du fond océanique au-dessus du niveau de la mer exposent de nouveau des parties de cette première stratification aux effets de la pluie, de la température changeante avec les saisons, de l'oxygène et de l'acide carbonique de l'atmosphère; ces mêmes influences agissent sur les masses rocheuses d'abord en fusion, puis refroidies, qui, sorties de l'intérieur de la terre, ont traversé les couches successives. Ainsi, pendant des millions de siècles des couches nouvelles ne cessent de se former, d'être détruites pour la plus grande partie et de servir derechef à la formation de couches nouvelles. Mais le résultat est très positif : production d'un sol où se mêlent les éléments chimiques les plus différents dans un état de concassage mécanique qui permet la végétation la plus massive et la plus variée.

Il en va de même en mathématiques. Prenons une grandeur algébrique quelconque, par exemple a. Nions-la, nous avons - a. Nions cette négation en multipliant - a par - a, nous avons +a2, c'est-à-dire la grandeur positive primitive, mais à un degré supérieur, à la seconde puissance. Ici non plus, il n'importe pas que nous puissions obtenir le même a2 en multipliant le a positif par lui-même pour parvenir aussi à a2. Car la négation niée est si ancrée dans a2 qu'il a dans tous les cas deux racines carrées, soit a et -a. Et cette impossibilité de se débarrasser de la négation niée, de la racine négative contenue dans le carré prend une signification très sensible dès les équations du second degré. - La négation de la négation apparaît d'une façon plus frappante encore dans l'analyse supérieure, dans ces additions “de grandeurs infiniment petites” que M. Dühring déclare lui-même être les opérations les plus élevées des mathématiques et que dans le langage ordinaire on appelle calcul différentiel et intégral. Comment s'opèrent ces sortes de calculs ? J'ai, par exemple, dans un problème déterminé deux grandeurs variables x et y dont l'une ne peut pas varier sans que l'autre varie aussi dans un rapport déterminé pour chaque cas. Je différencie x et y, c'est-à-dire je suppose x et y si infiniment petits qu'ils disparaissent par rapport à n'importe quelle grandeur réelle si petite soit-elle, qu'il ne reste rien d'autre d'x et d'y que leur rapport réciproque, mais sans aucune base pour ainsi dire matérielle, un rapport quantitatif sans aucune quantité; dy/dx, le rapport des deux différentielles de x et y, est donc = 0/0, mais 0/0 posé comme expression de y/x. Je ne mentionne qu'en passant le fait que ce rapport entre deux grandeurs disparues, l'instant de leur disparition promu à la fixité est une contradiction; mais cela ne nous trouble pas plus que les mathématiques dans l'ensemble n'en ont été troublées depuis près de deux cents ans[47]. Qu'ai-je donc fait d'autre, sinon de nier x et y, mais non pas nier au point de ne plus m'en soucier, comme nie la métaphysique, mais nier de la manière correspondant au cas donné ? Au lieu de x et y, j'ai donc leur négation dx et dy dans les formules ou équations qui sont devant moi. Je continue dès lors à calculer avec ces formules, je traite dx et dy comme des grandeurs réelles bien que soumises à certaines lois d'exception, et arrivé à un certain point, je nie la négation, c'est-à-dire que j'intègre la formule différentielle, j'obtiens de nouveau à la place de dx et dy les grandeurs réelles x et y; mais je ne me retrouve pas disons aussi peu avancé qu'au début : j'ai au contraire résolu le problème sur lequel la géométrie et l'algèbre ordinaires se seraient peut-être cassé les dents.

Il n'en va pas autrement en histoire. Tous les peuples civilisés commencent par la propriété en commun du sol. Chez tous les peuples qui dépassent un certain stade primitif, cette propriété en commun devient, au cours de l'évolution de l'agriculture, une entrave pour la production. Elle est abolie, niée, transformée en propriété privée après des stades intermédiaires plus ou moins longs. Mais à un stade plus élevé du développement de l'agriculture atteint grâce à la propriété privée du sol elle-même, c'est inversement la propriété privée qui devient une entrave pour la production, - comme c'est aujourd'hui le cas aussi bien pour la petite que pour la grande propriété foncière. On voit surgir avec un caractère de nécessité la revendication qui tend à ce qu'elle soit niée également, à ce qu'elle soit retransformée en propriété commune. Mais cette revendication ne signifie pas la restauration de l'ancienne propriété en commun primitive, mais l'établissement d'une forme bien plus élevée et plus développée de propriété collective qui, bien loin de devenir une barrière pour la production sera, au contraire, la première à la libérer de ses entraves et à lui permettre la pleine utilisation des découvertes chimiques et des inventions mécaniques modernes.

Autre exemple encore. La philosophie antique était un matérialisme primitif naturel. En tant que tel, elle était incapable de tirer au net le rapport de la pensée et de la matière. Mais la nécessité d'y voir clair conduisit à la doctrine d'une âme séparable du corps, puis à l'affirmation de l'immortalité de cette âme, enfin au monothéisme. Le matérialisme antique fut donc nié par l'idéalisme. Mais dans le développement ultérieur de la philosophie, l'idéalisme à son tour devint insoutenable et fut nié par le matérialisme moderne. Celui-ci, négation de la négation, n'est pas la simple réinstallation de l'ancien matérialisme, mais ajoute aux fondements persistants de celui-ci tout le contenu de pensée d'une évolution deux fois millénaire de la philosophie et des sciences de la nature, ainsi que de ces deux millénaires d'histoire eux-mêmes. Après tout ce n'est plus une philosophie, mais une simple vue du monde qui n'a pas à faire ses preuves et à se mettre en oeuvre dans une science des sciences à part, mais dans les sciences réelles. La philosophie est donc ici “ levée ”, c'est-à-dire à la fois “ surmontée et conservée”, surmontée dans sa forme, conservée dans son contenu réel. Où M. Dühring ne voit que “ jeux de mots ”, on trouve donc, en y regardant de plus près, un contenu réel.

Enfin, même la doctrine de l'égalité de Rousseau, dont celle de Dühring n'est qu'une pâle contrefaçon, ne se réalise pas sans que la négation de la négation selon Hegel, - et qui plus est, plus de vingt ans avant la naissance de Hegel, - ne doive faire office de sage-femme. Et bien loin d'en avoir honte, dans sa première présentation elle exhibe, presque avec ostentation, le sceau de sa descendance dialectique. A l'état de nature et de sauvagerie, les hommes étaient égaux; et comme Rousseau tient déjà le langage pour une altération de l'état de nature, il a parfaitement raison d'appliquer l'égalité entre animaux d'une même espèce dans toute l'étendue de cette espèce à ces hommes-animaux récemment classifiés par hypothèse par Haeckel comme alales, privés de langage. Mais ces hommes-animaux égaux avaient sur le reste des animaux l'avantage d'une propriété : la perfectibilité, la possibilité d'évoluer ultérieurement[48]; et ce fut la cause de l'inégalité. Rousseau voit donc un progrès dans la naissance de l'inégalité. Mais ce progrès était antagoniste, c'était en même temps un recul.

“ Tous les progrès ultérieurs [au delà de l'état de nature] ont été en apparence autant de pas vers la perfection de l'individu, et en effet, vers la décrépitude de l'espèce ... La métallurgie et l'agriculture furent les deux arts dont l'invention produisit cette grande révolution. ”

(La transformation de la forêt vierge en terre cultivée, mais aussi l'introduction de la misère et de la servitude au moyen de la propriété.)

“ Pour le poète, c'est l'or et l'argent, mais pour le philosophe ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain[49]. ”

Tout nouveau progrès de la civilisation est, en même temps, un nouveau progrès de l'inégalité. Toutes les institutions que se donne la société née avec la civilisation, tournent à l'encontre de leur but primitif.

“ Il est incontestable, et c'est la maxime fondamentale de tout le droit politique, que les peuples se sont donné des chefs pour défendre leur liberté et non les asservir[50].”

Et cependant, ces chefs deviennent nécessairement les oppresseurs des peuples et renforcent cette oppression Jusqu'au point où l'inégalité, poussée à son comble, se retransforme en son contraire, devient cause de l'égalité : devant le despote tous sont égaux, à savoir égaux à zéro.

“ C'est ici le dernier terme de l'inégalité et le point extrême qui ferme le cercle et touche au point d'où nous sommes partis : c'est ici que tous les particuliers redeviennent égaux, parce qu'ils ne sont rien et que les sujets n'ont plus d'autre loi que la volonté du maître[51].”

Mais le despote n'est maître que tant qu'il a la violence et c'est pourquoi

“ sitôt qu'on peut l'expulser, il n'a point à réclamer contre la violence... La seule force le maintenait, la seule force le renverse. Toutes choses se passent ainsi selon l'ordre naturel[52]. ”

Et ainsi, l'inégalité se change derechef en égalité, non toutefois en cette vieille égalité naturelle de l'homme primitif privé de la parole, mais dans l'égalité supérieure du contrat social. Les oppresseurs subissent l'oppression. C'est la négation de la négation.

Nous n'avons donc pas seulement chez Rousseau une marche de la pensée qui ressemble à s'y méprendre à celle qui est suivie dans le Capital de Marx, mais même dans le détail toute une série des tournures dialectiques dont Marx se sert : processus qui, par nature, sont antagonistes et contiennent une contradiction; transformation d'un extrême en son contraire; enfin, comme noyau de l'ensemble, la négation de la négation. Si donc Rousseau en 1754 ne pouvait pas encore parler le jargon hégélien, il est pourtant, vingt-trois ans avant la naissance de Hegel, profondément rongé par la peste hégélienne, la dialectique de la contradiction, la doctrine du Logos, la théologie, etc. Et quand M. Dühring opère avec ses deux bonshommes triomphants, en affadissant la théorie de l'égalité de Rousseau, il est déjà sur la pente par laquelle il glisse sans rémission dans les bras de la négation de la négation. L'état dans lequel fleurit l'égalité des deux hommes, état présenté comme état idéal, est caractérisé p. 271 de la Philosophie comme “état primitif ”. Or d'après la page 279, cet état primitif est nécessairement supprimé par le “ système de la spoliation ”, - première négation. Mais nous voici maintenant, grâce à la philosophie du réel, arrivés au point où nous abolissons le système de la spoliation et introduisons à sa place la commune économique de l'invention de M. Dühring, qui repose sur l'égalité : négation de la négation, égalité à un stade supérieur. 0 spectacle divertissant, élargissant salutairement l'horizon, que celui de M. Dühring commettant de son auguste personne le péché capital de négation de la négation !

Qu'est-ce donc que la négation de la négation ? Une loi de développement de la nature, de l'histoire et de la pensée extrêmement générale et, précisément pour cela, revêtue d'une portée et d'une signification extrêmes; loi qui, nous l'avons vu, est valable pour le règne animal et végétal, pour la géologie, les mathématiques, l'histoire, la philosophie, et à laquelle M. Dühring lui-même, bien qu'il se rebiffe et qu'il regimbe : est obligé à son insu d'obéir à sa manière. Il va de soi que je ne dis rien du tout du processus de développement particulier suivi, par exemple, par le grain d'orge, depuis la germination jusqu'au dépérissement de la plante qui porte fruit, quand je dis qu'il est négation de la négation.

En effet, comme le calcul différentiel est également négation de la négation, je ne ferais, en renversant la proposition qu'affirmer ce non-sens que le processus biologique d'un brin d'orge est du calcul différentiel ou même, ma foi, du socialisme. Voilà pourtant ce que les métaphysiciens mettent continuellement sur le dos de la dialectique. Si je dis de tous ces processus qu'ils sont négation de la négation, je les comprends tous ensemble sous cette unique loi du mouvement et, de ce fait, je ne tiens précisément pas compte des particularités de chaque processus spécial pris à part. Eh fait la dialectique n'est pas autre chose que la science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société humaine et de la pensée.

On peut aussi faire cette objection : la négation ici accomplie n'est pas une vraie négation : je nie aussi un grain d'orge en le moulant, un insecte en marchant dessus, la grandeur positive a en la biffant, etc. Ou bien je nie la proposition : la rose est une rose, en disant : la rose n'est pas une rose; et qu'en résulte-t-il si je nie à nouveau cette négation et dis : la rose est pourtant une rose ? - Ces objections sont en fait les principaux arguments des métaphysiciens contre la dialectique, et tout à fait dignes de cette façon bornée de penser. Nier, en dialectique, ne signifie pas simplement dire non, ou déclarer qu'une chose n'existe pas, ou la détruire d'une manière quelconque. Spinoza dit déjà : Omnis determinatio est negatio, toute limitation ou détermination est en même temps une négation[53]. Et en outre, le genre de la négation est ici déterminé d'abord par la nature générale, deuxièmement par la nature particulière du processus. Je dois non seulement nier, mais aussi lever de nouveau la négation. Il faut donc instituer la première négation de telle sorte que la deuxième reste ou devienne possible. Et comment cela ? Selon la nature spécifique de chaque cas pris à part. Si je mouds un grain d'orge, si j'écrase un insecte, j'ai bien accompli le premier acte, mais j'ai rendu le second impossible. Chaque genre de choses a donc son genre original de négation de façon qu'il en sorte un développement, et de même chaque genre d'idées et de concepts. Dans le calcul infinitésimal, on nie autrement que dans l'établissement de puissances positives à partir de racines négatives. Il faut apprendre cela, comme toute autre chose. Si je sais simplement que le brin d'orge et le calcul infinitésimal relèvent de la négation de la négation, je ne puis réussir ni à cultiver l'orge avec succès, ni à différencier et intégrer, pas plus que je ne puis de prime abord jouer du violon en partant des simples lois de la détermination du son par la dimension des cordes. - Mais il est clair que, si la négation de la négation consiste en ce passe-temps enfantin de poser et de biffer alternativement a ou de dire alternativement d'une rose qu'elle est une rose et qu'elle n'est pas une rose, il n'en ressort rien que la niaiserie de celui qui s'adonne à ces ennuyeux exercices. Et pourtant les métaphysiciens voudraient nous faire accroire que si nous voulions jamais accomplir la négation de la négation, ce serait là la manière correcte.

Donc, c'est encore une fois M. Dühring qui nous mystifie quand il affirme que la négation de la négation serait une analogie burlesque de l'invention de Hegel, empruntée au domaine de la religion et bâtie sur l'histoire du péché originel et de la rédemption. Les hommes ont pensé dialectiquement longtemps avant de savoir ce qu'était la dialectique, de même qu'ils parlaient déjà en prose bien avant qu'existât le terme de prose. La loi de la négation de la négation qui s'accomplit d'une façon inconsciente dans la nature, dans l'histoire, et, jusqu'à ce qu'elle soit connue, dans nos cerveaux, a été formulée avec rigueur pour la première fois par Hegel. Et si M. Dühring veut lui-même pratiquer la chose en catimini et que le nom seul lui soit insupportable, libre à lui de trouver un nom meilleur. Mais si c'est la chose qu'il veut bannir de la pensée, alors qu'il ait la bonté de la bannir d'abord de la nature et de l'histoire, et qu'il invente des mathématiques dans lesquelles - a x -a ne soit pas +a2 et où il soit défendu sous peine de sanction de différencier et d'intégrer.

XIV. Conclusion[modifier le wikicode]

Nous en avons terminé avec la philosophie; ce que l'on rencontre encore de fantaisies prophétiques dans le Cours, nous occupera quand nous traiterons de la façon dont M. Dühring bouleverse le socialisme. Que nous a promis M. Dühring ? Tout. Et qu'a-t-il tenu ? Rien. “ Les éléments d'une philosophie réelle et, par conséquent, tournée vers la réalité de la nature et de la vie”, la “ conception rigoureusement scientifique du monde”, les “ pensées génératrices de système ” et tous les autres beaux résultats de M. Dühring claironnés en tournures ronflantes par M. Dühring se sont, de quelque côté que nous les prenions, avérés pure charlatanerie. L'étude du schème de l'univers qui, “ sans abandonner quoi que ce soit de la profondeur de la pensée, a établi avec certitude les figures fondamentales de l'Être ”, s'est révélée pour une copie infiniment affadie de la logique hégélienne et partage avec celle-ci la croyance superstitieuse que ces “ figures fondamentales” ou catégories logiques ont quelque part une existence mystérieuse, avant le monde et en dehors du monde auquel elles doivent “s'appliquer”. La philosophie de la nature nous a offert une cosmogonie dont le point de départ est “ un état de la matière identique à lui-même ”, état qu'on ne peut se représenter qu'en commettant la confusion la plus irrémédiable sur la relation de matière à mouvement, et qu'en admettant, de surcroît, un Dieu personnel en dehors du monde, lequel peut seul faire passer cet état au mouvement. En traitant de la nature organique, la philosophie du réel, après avoir rejeté la lutte pour l'existence et la sélection naturelle de Darwin “comme une exaltation de la brute dirigée contre l'humanité”, a été obligée de les réadmettre par la porte de derrière comme facteurs agissant dans la nature, bien que de second ordre. Elle a, en outre, trouvé l'occasion de faire, dans le domaine de la biologie la preuve d'une ignorance telle qu'il faudrait la chercher avec une lanterne même chez les demoiselles des classes cultivées depuis qu'on ne peut échapper aux conférences de vulgarisation scientifique. Sur le plan de la morale et du droit, elle n'a pas eu, en édulcorant Rousseau, plus de chance qu'auparavant en affadissant Hegel et en ce qui concerne la science juridique, malgré toute la peine qu'elle s'est donnée pour affirmer le contraire, elle a démontré une ignorance telle qu'on ne saurait la rencontrer que rarement, même chez les juristes les plus vulgaires du vieux type prussien. La philosophie qui “ n'admet pas d'horizon simplement apparent ”, se contente en matière juridique d'un horizon réel qui coïncide avec la zone où est en vigueur le code prussien. Quant aux “ terres et aux ciels de la nature externe et interne ”, que cette philosophie nous promettait de dérouler sous nos yeux dans son puissant mouvement révolutionnaire, nous les attendons toujours, tout autant que “ les vérités définitives en dernière analyse ” et le “ fondamental absolu”. Le philosophe dont le mode de penser exclut toute velléité “ d'une représentation du monde subjectivement limitée”, s'avère limité subjectivement, non seulement par ses connaissances dont nous avons démontré l'extrême défectuosité, par son mode de penser métaphysique borné et sa présomption grotesque, mais même par de puériles lubies personnelles. Il ne peut mettre sur pied sa philosophie du réel sans imposer comme une loi de valeur universelle au reste de l'humanité, y compris les Juifs, sa répugnance pour le tabac, les chats et les Juifs. Son “ point de vue réellement critique” à l'égard d'autrui consiste à prêter obstinément aux gens des choses qu'ils n'ont jamais dites et qui sont la fabrication personnelle de M. Dühring. Ses prolixes élucubrations sur des thèmes petits-bourgeois comme la valeur de la vie et la meilleure façon d'en jouir, sont d'un philistinisme qui explique sa colère contre le Faust de Goethe. Goethe est certes impardonnable d'avoir pris comme héros cet immoral de Faust, et non le grave philosophe du réel, Wagner. Bref, prise dans son ensemble, la philosophie du réel s'avère, pour parler selon Hegel, comme “ le plus pâle déchet de la philosophie allemande des lumières ”, un résidu dont la maigreur et la banalité transparente ne sont épaissies et troublées que par les bribes de rhétorique sibylline qu'il y met. Et quand nous sommes au bout du livre, nous nous trouvons Gros-Jean comme devant et obligés d'avouer que le “ mode de penser nouveau”, les “ résultats et les conceptions foncièrement originaux” et les “ pensées génératrices de système ” nous ont certes présenté maintes absurdités nouvelles, mais pas une seule ligne où nous ayons pu apprendre quelque chose. Et cet homme qui, à l'envi du plus vulgaire camelot, vante ses tours et sa marchandise à force de grosse caisse et de trompette et derrière les grands mots duquel il n'y a rien, mais rien du tout, - c'est cet homme qui se permet de traiter de charlatans des gens comme Fichte, Schelling et Hegel, dont le moindre est encore un géant par rapport à lui. Charlatan ? Sans doute ! Mais qui donc ?

  1. Engels appelle le professeur Michelet “ le juif errant de l'école hégélienne” parce que dans ses travaux, il ne faisait que reprendre la pensée de Hegel sans la faire progresser.
  2. Cf. “ Sur les prototypes de l'infini mathématique dans le monde réel ”, Dialectique de la nature, E. S./1971, pp. 272-278.
  3. Allusion à l'octroi par Frédéric-Guillaume IV d'une constitution à ses sujets, le 5 décembre 1848.
  4. HEGEL : Encyclopédie des sciences philosophiques, § 188.
  5. Toutes les références de la première partie de l'Anti-Dühring se rapportent à E. DÜHRING : Cursus der Philosophie.
  6. Emmanuel KANT : Critique de la raison pure (trad. J. Barni, revue et corrigée par P. Archambault), Paris, Flammarion 1934, tome II, p. 17.
  7. Ibid.
  8. Il s'agit ici des attaques de Dühring contre Gauss et ses idées sur la structure d'une géométrie non-euclidienne.
  9. Dans la théorie des ensembles qui est l'une des plus remarquables acquisitions des mathématiques modernes, l'ensemble infini des nombres entiers est le type même des ensembles dits dénombrables, ce mot voulant dire simplement que l'on peut numéroter successivement les éléments de l'ensemble à partir du premier. L'argument d'Engels reste toujours valable : un comptage des années ne peut partir que de l'époque actuelle, qu'il s'agisse de temps positifs ou de temps négatifs et cela ne peut conduire qu'à l'infini dans le passé comme dans l'avenir.
  10. HEGEL : Science de la Logique, livre II : “ L'essence ”.
  11. Partout où Engels emploie dans ce sens le mot Kraft, nous avons traduit par énergie. C'est bien en effet d'énergie qu'il s'agit, comme on peut nettement s'en rendre compte page 92 où l'auteur spécifie qu'il faut considérer non seulement le poids (la force au sens moderne), mais aussi la hauteur de chute. Il ressort d'ailleurs de la préface à la seconde édition (p. 42) que dès 1885 Engels s'était assimilé ce terme d'énergie. En 1888 dans Ludwig Feuerbach (Ed. Soc. p. 43) il cite la “découverte de la transformation de l'énergie” parmi les “ trois grandes découvertes qui ont fait progresser à pas de géant notre connaissance de l'enchaînement des processus naturels” et fondé la dialectique matérialiste.
    Ce qui actuellement peut paraître une erreur de terminologie n'en constituait guère une en 1876. Non seulement, en effet, à l'époque de Descartes et de Leibniz on appela force (cf. force vive) ce que nous désignons par énergie, mais Robert Mayer lui-même (1842) et Helmholtz (1847) en firent autant. C'est W. Thomson qui fit prévaloir le terme d'énergie, lequel ne s'imposa peu à peu aux physiciens qu'au cours de la seconde moitié du XIX° siècle.
  12. Le principe de la conservation de la quantité de mouvement au cours de la transmission de celui-ci d'un corps à un autre fut énoncé par Descartes dans les Principes de la philosophie (Il, 36). Il constitue bien en fait le germe d'où est sorti le principe de la conservation de l'énergie.
  13. Allusion à la théorie mécanique de la chaleur examinée plus loin par Engels.
  14. La théorie kantienne de la nébuleuse primitive, brillamment développée comme on le sait par Laplace, a été reprise, à l'époque actuelle, sous une forme supérieure nouvelle pour expliquer la formation des étoiles et du système solaire.
    Les deux remarques fondamentales d'Engels sont toujours valables : la science n'a cessé de confirmer d'une part que l'univers, les astres ont une histoire et d'autre part que les mots état primitif de l'univers, parfois employés parles cosmogonistes, ne peuvent jamais avoir qu'un sens relatif, correspondant à une étape particulièrement importante de l'évolution de la matière universelle. A mesure que nos connaissances progressent, nous remontons, en effet, toujours plus loin dans le passé.
  15. C'est l'énergie potentielle, par exemple celle d'un poids élevé à une certaine hauteur, d'un ressort bandé ou d'une réserve d'explosif, énergie en quelque sorte mise en conserve, énergie des corps au repos.
  16. On dirait aujourd'hui : une quantité d'énergie cinétique déterminée.
  17. Ph = ½ mv2. P. poids; h. cote au-dessus du sol; m. masse; v. vitesse en arrivant au sol. Ph, énergie potentielle; ½ mv2, énergie cinétique.
  18. Des calculs plus précis ont fixé la chaleur latente lors de la formation de vapeur d'eau à 538,9 cal/g.
  19. La théorie cinétique n'envisage pas l'existence de forces répulsives pour expliquer l'expansibilité des gaz, mais seulement un mouvement d'inertie des molécules, lesquelles, entre deux “ chocs ”, conserveraient une trajectoire rectiligne et une vitesse uniforme, sans s'influencer réciproquement si le gaz est raréfié. S'il est comprimé, ce sont même des forces attractives qui entrent en jeu. Mais l'explication qu'Engels donne du phénomène de la chaleur latente reste encore aujourd'hui correcte pour l'essentiel.
  20. Dans toute cette discussion sur la théorie mécanique de la chaleur, Engels peut paraître à première vue un peu “mécaniste”, en ce sens qu'il identifierait la chaleur à un simple déplacement mécanique, à un changement de lieu des molécules. Or il n'en est rien comme le montre la note sur la conception mécaniste de la nature (cf. Dialectique de la Nature, p. 256), et aussi l'admirable passage “ le mouvement est le mode d'existence de la matière”. Engels donne, comme il se doit, au mot mouvement le sens aristotélicien, dialectique, de changement et de devenir.
  21. La loi de la conservation du poids des éléments au cours des réactions chimiques est déjà, en effet, à la base de la chimie de Lavoisier, bien que celui-ci, qui l'a constamment appliquée, ne l'ait pas explicitement formulée. Les trois principes de permanence qu'énonce Engels et qui restent vrais, en première approximation, à l'échelle humaine, ont, du reste, été, une trentaine d'années plus tard, à la fois niés et dépassés par une loi plus générale. Einstein et Langevin ont, en effet, au début de ce siècle et chacun de leur côté, établi le principe d'équivalence qui donne les règles quantitatives de la transformation de la masse inerte de la matière corpusculaire en une autre forme de matière (ce mot étant pris au sens le plus large) : l'énergie de rayonnement. On pourra consulter sur ce point le paragraphe 2 : “ La matière s'est évanouie” du chapitre V de Matérialisme et Empiriocriticisme où Lénine continuant l'œuvre d'Engels, étudie ces nouvelles découvertes, et réfute, du point de vue du matérialisme dialectique, l'utilisation tendancieuse qu'en voulaient faire à l'époque, savants et philosophes idéalistes.
  22. Engels avait bien raison d'ironiser sur la façon dogmatique, bien caractéristique du matérialisme métaphysique, dont Dühring affirmait la loi de la permanence des éléments dans l'univers. Dès 1896, cette loi était contredite par la découverte de la radioactivité (Becquerel, Curie). Nous savons, aujourd'hui, que la transmutation des éléments est possible et qu'elle est réalisable sur terre. La fusion d'éléments légers, qui est à l'origine de l'énergie rayonnée par les étoiles est mise à profit dans les bombes thermonucléaires. Les éléments ne sont donc pas immuables, ni indestructibles. Ils peuvent se transformer les uns dans les autres. Ils ont, eux aussi, une histoire qui peut même servir à repérer le passé. C'est, par exemple, en étudiant la teneur d'un isotope radioactif du carbone, le carbone 14 que l'on peut dater les objets préhistoriques et en utilisant la désintégration de l'uranium que l'on peut calculer l'âge des diverses couches géologiques.
  23. Cf. “ Sur la conception “mécaniste” de la nature ”, Dialectique de la nature, E. S. 1971, pp. 256-261.
  24. Le développement de la biologie a apporté un complément à ce point de vue de Darwin : l'adaptation, conséquence de la sélection naturelle, est une harmonisation relative non seulement à des relations externes, mais encore à des relations internes.
  25. Engels propose ici l'étude mathématique des lois des populations vivantes qui s'est, au cours de ces dernières années, considérablement développée : il en prévoyait déjà la fécondité.
  26. Les savants modernes, d'accord avec Engels et s'appuyant sur le témoignage personnel de Darwin (voir Francis DARWIN : Vie et correspondance de Ch. Darwin, traduction française de H. de Varigny, édition Reinwald, 1888, tome 1, p. 86) lui reprochent d'avoir repris de Malthus, sans faire preuve de l'esprit critique nécessaire, le terme de lutte pour l'existence qui induit le lecteur a concevoir les rapports entre tous les êtres vivants sur le modèle de la concurrence humaine dans la société capitaliste, alors qu'ils sont, en réalité, d'une nature toute différente, excluant l'intervention de la conscience ou de la volonté.
  27. Charles DARWIN : The Origin of species..., 6° éd., Londres, 1873, p. 428.
  28. Histoire de la création, p. 397. Trad. Ch. Letourneau, pp. 306-330.
  29. Thomas HUXLEY : Lectures on the elements of comparative anatomy, conférence V, Londres, 1864. Engels a utilisé ici : Henry Alleyne NICHOLSON : A Manual of Zoology, Londres, 1870.
  30. A l'époque où écrivait Engels la biochimie et la biologie moléculaire en étaient à peine à leurs premiers balbutiements.
    L'importance du rôle que jouent les protéines dans les phénomènes de la vie a été confirmé dans toutes les recherches récentes. Toutes les réactions chimiques qui se déroulent dans une cellule vivante exigent l'intervention d'une protéine particulière, encore appelée enzyme. Ce sont, de plus, des enzymes spéciales, dites allostériques, qui, grâce au pouvoir qu'elles ont de prendre successivement diverses formes dans l'espace, règlent l'ordre dans lequel s'enchaînent ces réactions. Ce sont aussi des protéines qui, en s'unissant électivement à certaines substances extérieures à la cellule, permettent à celles-ci de franchir la membrane, tandis que d'autres protéines règlent, de manière analogue, les fonctions d'excrétion.
    Cependant d'autres substances, dont Engels ne pouvait pressentir l'existence, jouent un rôle d'une importance fondamentale dans les phénomènes de la vie. C'est notamment le cas des nucléotides qui interviennent dans tous les transferts d'énergie au sein de la matière vivante et des acides nucléiques sur lesquels repose la conservation héréditaire des caractères des êtres vivants.
  31. Depuis que j'ai écrit ces lignes, elles semblent déjà avoir reçu, confirmation. D'après les plus récentes recherches faites par Mendeléiev et Bogulski * avec des appareils plus précis, tous les gaz permanents présentent un rapport variable entre la pression et le volume; pour l'hydrogène, à toutes les pressions exercées jusqu'ici, le coefficient d'expansion restait positif (le volume diminuait plus lentement que la pression n'augmentait); avec l'air atmosphérique et les autres gaz étudiés, on a trouvé pour chacun un point de pression nul, de sorte qu'à pression inférieure ce coefficient était positif, à pression plus forte négatif. La loi de Boyle qui jusqu'ici reste toujours pratiquement utilisable aura donc besoin d'être complétée par toute une série de lois particulières, (Nous savons aussi maintenant - en 1885 - qu'il n'y a absolument pas de gaz “permanents”. Ils ont tous été réduits à l'état liquide.) (F. E.)
    * La revue Nature du 16 novembre 1876 donnait une information sur le discours de D. J. Mendeléiev le 3 septembre 1876 au VI Congrès des naturalistes et médecins russes à Varsovie. Mendeléiev y exposait les résultats des vérifications de la loi de Mariotte auxquelles il avait procédé pendant deux ans avec J. J. Bogulski.
  32. Lors de la conquête de Turkestan par les troupes tsaristes sous le commandement du général Kaufmann en 1873, un détachement de troupes russes commandées par le général Golovatchov procéda à une expédition punitive extrêmement dure contre la tribu turkmène des Iomoudes. La source d'Engels est très certainement l'ouvrage du diplomate américain Eugène SCHUYLER : Turkestan. Notes of a journey in Russian Turkestan, Kokhand, Bukhara and Kuldja, tome 11, Londres, 1876, pp. 356-359.
  33. Cette déduction des idées modernes d'égalité à partir des conditions économiques de la société bourgeoise a été exposée pour la première fois par Marx dans Le Capital.
  34. Le Corpus juris civilis est l'ensemble des codes établi au VIe siècle par des juristes romains à l'initiative de l'empereur Justinien.
  35. Le registre d'état civil a été institué en Prusse par une loi de Bismarck du 9 mars 1874, qui retirait à l'Église le droit d'enregistrement des actes civils.
  36. Il s'agit des provinces de Brandebourg, Prusse orientale, Prusse occidentale, Posnanie, Poméranie et Silésie qui faisaient partie de la Prusse avant les traités de 1815.
  37. HEGEL : Encyclopédie, I, § 147, additif, p. 294, édition Henning, Berlin, 1843.
  38. L'article de Dühring sur Le Capital de Marx parut en 1867 dans Ergänzungsblätter zur Kenntnis der Gegenwart, vol. 3, cahier 3, pp. 182-186.
  39. Le Capital, livre I, tome I, p. 301, E. S., 1971.
  40. Le Capital, livre 1, tome I, p. 302, E. S., 1971.
  41. Le Capital, livre I, tome 1, p. 302, note 2, E. S., 1971.
  42. Mémoires pour servir à l'histoire de France, sous Napoléon, écrits à Sainte-Hélène, par les généraux qui ont partagé sa captivité, et publiés sur les manuscrits entièrement corrigés de la main de Napoléon, tome I, écrit par le général comte de Montholon, Paris, 1823, p. 262.
  43. Le Capital, livre I, tome III, p. 205, E. S., 1969.
  44. Le Capital, livre I, tome I, p. 90, E. S., 1971.
  45. Le Capital, livre I, tome III, p. 203 et suivantes, E. S., 1969.
  46. Ibid., pp. 204-205.
  47. C'est la notion de passage à la limite qu'Engels analyse. Alors récemment découverte (Cauchy), elle reste à la base du calcul des dérivées, des intégrales et des séries.
  48. HAECKEL : Natürliche Schäpfungsgeschichte.... 4e éd., Berlin, 1873, pp. 590-591. L'hypothèse de Haeckel anticipait la découverte en 1894 par Eugène Dubois du Pithecanthropus erectus.
  49. Rousseau : Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité.... Éditions sociales, 1971, p. 118.
  50. Ibid., p. 129.
  51. Ibid., p. 142.
  52. Ibid., pp. 142-143.
  53. La formule se trouve dans une lettre à un inconnu du 2 juin 1674. Cf. Correspondance de Baruch de Spinoza, lettre 50.