Suffrage censitaire
Le suffrage censitaire est le mode de suffrage dans lequel seuls les riches peuvent voter. Les premières formes de « démocraties bourgeoises » ont fonctionné avec des suffrages censitaires. Leur nature de classe apparaissait alors plus clairement.
Concrètement, seuls les citoyens dont le total des impôts directs dépasse un seuil, appelé cens, sont électeurs. Parfois, le cens pour être éligible est fixé à un seuil plus élevé. Il existait des variantes, à mi-chemin entre le suffrage censitaire et le suffrage universel, dans lesquelles chaque électeur a un poids différent selon son niveau d'imposition, notamment le système des trois classes en Prusse et le vote plural en Belgique. Ces modes de suffrages s'utilisaient en Europe jusqu'au milieu du 20e siècle.
1 Justifications[modifier | modifier le wikicode]
1.1 France[modifier | modifier le wikicode]
Emmanuel-Joseph Sieyès considérait que le vote était une fonction et que par conséquent seuls les individus ayant les capacités (intelligence, niveau économique) d'exercer cette fonction devaient y participer. Selon cette théorie, seuls « les actionnaires de la grande société » seraient suffisamment légitimes pour exercer l'activité de vote. Sieyès distingue les « citoyens actifs », ceux qui paient suffisamment d’impôts directs et qui sont capables de voter, des citoyens passifs, dont la richesse ne justifie pas une imposition, et incapables de voter. Sieyès justifie cette position en constatant que seuls les citoyens riches contribuent à la bonne marche de l'économie nationale et qu'il est par conséquent juste qu'ils influent sur la vie politique par le truchement du vote. Ceci explique le suffrage censitaire dans la constitution de 1791, dont Sieyès a contribué à la rédaction.
Ce mode de suffrage est à mettre en perspective avec la théorie de la souveraineté nationale. La souveraineté appartient à la nation, le droit de vote n'est donc pas un droit pour les citoyens mais une fonction, contrairement au droit qui découle de la théorie de la souveraineté populaire.
2 Exemples[modifier | modifier le wikicode]
2.1 Rome antique[modifier | modifier le wikicode]
A l'origine dans la Rome antique, le rang de noble était primordial (les aristocrates se prétendaient descendants de Romulus...). Au fil des luttes de classes, entre les 3e et 2e siècles av. J.-C., les plébéiens les plus riches parviennent à obliger l'élite à partager le pouvoir. Pour être éligible au Sénat, il faut avoir plus de 400 000 sesterces.[1][2]
2.2 Belgique[modifier | modifier le wikicode]
En Belgique, le suffrage censitaire a été utilisé depuis l'indépendance (1830) jusqu'en 1894. Initialement, le cens était variable selon les régions : il était plus élevé dans les villes que dans les régions rurales. En 1848, il fut ramené pour tout le pays à 42,20 francs (minimum prévu par la Constitution). En 1894, il fut remplacé par un système de vote plural, qui donnait entre autres une (aux législatives) ou deux (aux communales) voix supplémentaires, suivant le niveau de paiement de l'impôt. Le suffrage universel est introduit en 1919 pour les hommes et en 1948 pour les femmes.
2.3 France[modifier | modifier le wikicode]
En France, les élus du Tiers état étaient élus par des chefs de foyer âgés de plus de 25 ans et payant l'impôt ; la Constitution de 1791 maintient ce suffrage censitaire (à deux degrés, suffrage indirect donc). La Révolution française débute dans un esprit libéral, mais modéré. Il s'agissait de forcer le roi à accepter une monarchie constitutionnelle, et un pouvoir législatif fort, mais en conservant le suffrage censitaire. La bourgeoisie voulait forcer la noblesse à partager le pouvoir, mais elle ne voulait pas donner le pouvoir aux non possédants.
Ce n'est que le processus révolutionnaire qui va déboucher sur des changements plus radicaux. D'un côté le roi et la haute noblesse refusaient les compromis, de l'autre les masses se radicalisaient. Dans ce contexte, une frange de la petite-bourgeoisie (la Montagne) s'est appuyée sur les sans-culottes, en soutenant des revendications plus avancées. Parmi celles-ci figuraient le suffrage universel.
Suite à l'insurrection du 10 août 1792, les Girondins sont obligés de suspendre le roi, l'Assemblée législative est remplacée par une nouvelle assemblée, la Convention. Celle-ci sera élue au suffrage universel, comme prévu par le décret du 11 août 1792. Les élections législatives de septembre 1792 seront ainsi les premières élections au suffrage universel. Mais les femmes, les domestiques, les individus non domiciliés et sans revenus connus (salaire ou rentes) sont exclus. Les citoyens devant pouvoir justifier d’une année de domicile dans le même canton et de revenus suffisants pour être censés « vivre du produit de leur travail », ce qui revient à exclure les non-contribuables. De plus, le maintien d’un mode de scrutin indirect annule en grande partie les effets attendus du suffrage universel.
La Constitution de l'an I (1793), jamais appliquée, est la première qui prévoit un droit de vote au suffrage universel masculin. Ce paroxysme du démocratisme pendant la révolution recule suite à la réaction thermidorienne. Alors la bourgeoisie se raidit, et ne cache plus que les droits de l’homme sont ceux du propriétaire.
« Vous devez enfin garantir la propriété du riche. L’égalité civile voilà tout ce que l’homme raisonnable peut exiger... Nous devons être gouvernés par les meilleurs : les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois ; or, à bien peu d’exceptions près, vous ne trouverez de pareils hommes que parmi ceux qui, possédant une propriété, sont attachés au pays qui la contient, aux lois qui la protègent, à la tranquillité qui la conserve, et qui doivent à cette propriété et à l’aisance qu’elle donne l’éducation qui les a rendus propres à discuter des lois qui fixent le sort de la patrie. (...) Un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social, celui où les non-propriétaires gouvernent est dans l’état de nature. »[3]
Les membres du Conseil des Cinq-cents (chambre basse du Directoire, 1795-1799) étaient élus au suffrage censitaire, ils devaient être âgés de plus de 30 ans et résider depuis au moins dix ans sur le territoire national.
La Restauration et la Monarchie de Juillet maintiennent ce système de vote censitaire entre 1815 et 1848 : de 1814 à 1830, le cens est fixé à 300 francs pour être électeur, et à 1 000 F pour être éligible. Le , il est abaissé à 200 F pour être électeur et 500 F pour être éligible : il y a 246 000 électeurs[4] en 1847. Entre 1833 et 1848, les conseils généraux sont également élus au suffrage censitaire.
En 1848, avec la Deuxième République, le suffrage censitaire est remplacé par le suffrage universel masculin[5]. Lors des élections législatives de 1848, qui sont les premières à se tenir au suffrage universel masculin, aucune profession de foi n'appelle à réinstaurer le suffrage censitaire[6]. Néanmoins, ce suffrage universel est restreint par la loi du 31 mai 1850 (qui instaure un minimum de résidence de trois ans, ce qui exclut les pauvres) avant son abrogation par Louis-Napoléon Bonaparte[7].
En 2021, Eric Woerth propose que les propriétaires de résidence secondaire votent deux fois aux municipales, au nom du fait qu'ils paient les taxes foncières dans les deux localités. C'est une façon de donner plus d'importance aux citoyens plus riches.[8]
2.4 Italie[modifier | modifier le wikicode]
Le suffrage censitaire dans le royaume d'Italie en 1870 devient peu à peu universel vers 1913 avec l'évolution du Statut albertin.
2.5 Allemagne[modifier | modifier le wikicode]
Dans certains États allemands (landtag de Prusse...) de la deuxième moitié du 19e siècle, il existait un système électoral complexe qui divisait la population selon le niveau d'imposition avec pondération des votes. Adopté en 1849, il était appelé « système des trois classes ». Selon ce système, les quelques électeurs les plus riches élisent autant de députés que la masse des électeurs les plus pauvres. Ainsi lors des élections locales à Essen, l’industriel Alfred Krupp était le seul électeur de la première classe.
Lors de la mise en place de l'Empire allemand en 1871, les élections au Reichstag ont été basées sur le suffrage universel masculin, mais le système des trois classes fut conservé dans les Länder où il était appliqué.
La revendication du droit de vote pour les femmes a commencé à émerger avant que le suffrage universel (même masculin) soit acquis. Cette revendication était surtout portée par des femmes issues de la bourgeoisie. Ce « féminisme » était donc vu d'un très mauvais œil par des nombreuses femmes de la social-démocratie allemande (et de l'Internationale socialiste), comme Clara Zetkin et Rosa Luxemburg. Le fait que certaines féministes bourgeoises soient prêtes à accepter le suffrage censitaire rendait l'unité quasiment impossible.
3 Notes et références[modifier | modifier le wikicode]
- ↑ Robinson Baudry, La société romaine et ses élites, Paris, Picard, 2012
- ↑ Yann Berthelet, Gouverner avec les dieux : autorité, auspices et pouvoir, sous la République romaine et sous Auguste, Paris, Les Belles lettres, 2015.
- ↑ Boissy d’Anglas, discours préliminaire au projet de Constitution de l’an III, 23 juin 1795
- ↑ Pascale Diard, « Le droit de vote, histoire mouvementée d'un geste simple », Le Monde, 6 mai 2007 [doc].
- ↑ Laurent Quéro et Christophe Voilliot, « Du suffrage censitaire au suffrage universel », Actes de la recherche en sciences sociales, no 140, 2001/5, p. 34-40.
- ↑ Samuel Hayat, Quand la République était révolutionnaire : citoyenneté et représentation en 1848, Paris, Seuil, , 405 p. (ISBN 978-2-02-113639-5, lire en ligne), p. 206-207.
- ↑ Anne-Sophie Chambost, « Proudhon et l'opposition socialiste à la loi du 31 mai 1850 : face à la trahison des représentants », Revue Française d'Histoire des Idées Politiques, no 31, , p. 81-107 (lire en ligne)
- ↑ Le Figaro, Éric Woerth propose que les propriétaires de résidence secondaire votent deux fois aux municipales, Août 2021