Quelques questions du projet de programme de l’IC

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(Extraits d’un discours à la commission du programme en réponse à Sultan-Zadé)

Je ne suis malheureusement pas en état de répondre à toutes les questions qui ont été soulevées au cours de la discussion. Je vais donc essayer de résoudre les questions les plus importantes.

1. La nature du système capitaliste actuel, c’est-à-dire le problème du capital financier.

2. Le rapport existant entre l’impérialisme et l’époque pré-impérialiste.

3. Les théories sur les crises.

4. Les dividendes.

5. L’introduction au programme.

Le camarade Sultan-Zadé a contesté, ici, le fait que l’époque de l’impérialisme était l’époque de la domination du capital financier.

Je voudrais examiner l’argumentation de Sultan-Zadé d’une façon tout à fait objective, parce que la question est assez importante. A part quelques articles, je ne connais dans la littérature russe qu’un seul livre, celui de Finn Enotaïevsky, ex-bolchévik, qui critique la théorie du capital financier à peu près du même point de vue que Sultan-Zadé. Ce serait, je pense, une mauvaise méthode d’affirmer : puisque Hilferding a dit telle ou telle chose à tel moment, cette chose est eo ipso fausse. Hilferding a écrit son livre avant la guerre, comme Kautsky, de son côté, écrivait la brochure Le chemin du pouvoir. Comme on le sait, on trouve à la fin du Capital financier la phrase suivante : « Dans le choc formidable des éléments antagonistes la dictature du capital financier s’écroule et se transforme en dictature du prolétariat. »

Si, maintenant, quelqu’un venait et disait : « Vous prenez à votre compte la théorie d’Hilferding du renversement de la dictature du capital financier et de son remplacement par la dictature du prolétariat ; et ainsi vous prouvez que vous vous tenez sur le terrain de l’actuelle social-démocratie allemande », ce serait la marque d’une grande légèreté d’esprit. Lénine est d’accord avec cette partie de la théorie d’Hilferding. A cela Sultan-Zadé répond : Oui, mais il y a apporté d’abord quelques modifications. Naturellement, mais un certain nombre de ces modifications dérivent de sources diverses, même non-marxistes. Par exemple, le livre de Hobson n’a-t-il pas eu une grosse influence sur Lénine ? Cela ne diminue pourtant, en aucune façon, la théorie léniniste.

Prenons maintenant le deuxième argument de Sultan-Zadé : au temps de Lénine, la chose n’aurait pas été tout à fait claire, ce n’est que maintenant qu’elle apparaît avec netteté. Mais c’est précisément ce que dit Sultan-Zadé qui nous montre qu’il ne la voit pas aussi clairement que ne la voyait Lénine.

Comme nous voulons argumenter objectivement, nous allons d’abord expliquer ce que nous entendons par « capital financier ». Sultan-Zadé a, tout d’abord, complètement altéré la théorie du capital financier, et jusqu’à la notion même de ce capital. Le capital financier, ou la domination du capital financier, n’est pas la domination du capital bancaire. Le caractère fondamental du capital financier consiste précisément dans l’union, la fusion intime, du capital bancaire avec le capital industriel, et l’expression « capital financier » a cette signification. On a parlé de « haute finance », mais la « haute finance » est quelque chose de différent du capital financier. On n’a pas le droit de confondre ainsi les choses. Ce sont des choses toutes différentes. Nous entendons par capital financier une forme unifiée, une certaine pénétration des deux formes du capital, une infiltration du capital bancaire dans le capital industriel. Voilà le caractère fondamental du capital financier. Nous pouvons repousser ou accepter cette notion, nous pouvons ou non y souscrire, c’est une autre question. Mais dans le cas où nous cherchons à réfuter une théorie, nous devons accepter les notions dans le sens où les emploient les auteurs. Une argumentation comme celle de Sultan-Zadé est risible et n’est pas une discussion théorique sérieuse. Même Hilferding en parle dans une note. Il y a déjà longtemps que je l’ai lue, mais je l’ai très nettement retenue. Il pose la question de savoir si les banques dominent l’industrie et y répond par la négative. Et il traite, en effet, assez convenablement ce problème. Cet aspect de la question — l’interpénétration, l’unification des deux formes du capital — est donné comme le caractère fondamental du capital financier dans la littérature russe, dans les travaux de Lénine et dans les miens également. C’est ainsi seulement qu’on peut poser la question.

Sultan-Zadé a aussi découvert une nouvelle phrase théorique et en a tiré également les conclusions tactiques. Il déclare qu’il est parlé de la forme la plus abstraite du capital — le capital financier — mais que la classe ouvrière n’a point à se battre contre des abstractions mais contre la réalité. C’est un raisonnement enfantin. Dans quel sens emploie-t-on ces mots « forme abstraite » ? Veut-on entendre par là que la « forme abstraite » est une abstraction logique qui n’a aucune réalité ? Pas du tout. Je voudrais vous remettre en mémoire une tournure de langage analogue chez Marx. Lorsque Marx dit que le pouvoir de l’argent est un pouvoir abstrait, ou que le capital fictif représente la forme la plus abstraite du capital, ou que le capital argent est une forme plus abstraite que le capital industriel, croyez-vous que Marx conçoive alors l’argent comme une abstraction logique ? Il veut seulement insister sur le caractère impersonnel, général, de l’argent. Lorsque nous disons « pouvoir impersonnel de l’argent », nions-nous, par là, le pouvoir de l’argent en tant que force sociale effective et réelle ? Evidemment non. Comment peut-on faire usage de tels arguments ?

Sultan-Zadé a continué sur le même sujet, en disant, par exemple, que différents trusts avaient leurs propres banques. Dans un livre assez connu de Liefmann : Sociétés de financement à participation[1] dont j’ai lu, en son temps, la première édition, de plus de 600 pages — toutes ces formes de financement des filiales de sociétés, de soutiens au moyen de crédits sont traitées ; par exemple, en examinant le cas de trusts industriels quelconques possédant leurs propres banques, ou en étudiant les sortes de banques utilisées pour les sociétés filiales. Est-ce un argument contre la notion de capital financier ? Je crois le contraire. Personne ne prend ceci au sérieux. Des barbouilleurs de papier seuls pourront écrire une telle chose, mais on ne peut pas l’utiliser comme argument contre la théorie même. Que signifie le fait qu’une partie des entreprises industrielles a ses banques ou fonctionne comme institution de crédit ? Cela signifie, précisément, l’interpénétration du capital bancaire et du capital industriel. Ce n’est donc pas un argument contre notre théorie, mais contre Sultan-Zadé lui-même.

Autre argument : Le capital de l’industrie et des trusts est colossal et une infime partie seule est financée par les crédits bancaires. Il en a toujours été ainsi et il en sera toujours de même dans la société capitaliste. Mais ce fait infirme-t-il le processus d’interpénétration ? Comment peut-on avancer cela comme preuve contre ce processus d’interpénétration et d’unification ? Il est particulièrement comique de nier ce fait à l’époque actuelle. Tout le monde sait que la régénération du capitalisme de l’Europe centrale est liée aux banques américaines, que de grands investissements de l’économie allemande ne sont pas dus à autre chose qu’au soi-disant secours de ces mêmes banques. Des pays capitalistes tout entiers se développent sur cette base. Et Sultan-Zadé vient dire qu’un tel fait n’existe pas !

Mais ensuite Sultan-Zadé a utilisé l’argument suivant. Il a dit : Du point de vue du matérialisme historique, c’est la production qui est primaire et la circulation qui est secondaire ; comment le secondaire peut-il dominer le primaire ? Il développe maintenant cet argument capital de la manière suivante. Il dit : le capital-argent est économiquement quelque chose de dérivé et la théorie de sa domination contredit complètement la thèse de Marx sur les rapports entre la production et la circulation, entre le primaire et le secondaire, de telle sorte que cette théorie fausse ne peut, a priori, être juste.

Je fais à Sultan-Zadé une concession momentanée et je dis : simplifions la chose et ne parlons pas de l’interpénétration du capital, mais parlons seulement de la domination du capital bancaire. Je veux analyser son argumentation dans sa forme la plus pure. Supposons que nous soyons en présence d’un système de capitalisme d’Etat. D’après l’hypothèse même, — et c’est un caractère fondamental du capitalisme d’Etat, — l’État « domine » la production et la régularise. Sultan-Zadé dira : « C’est un phénomène irrationnel. La production est le primaire et l’Etat n’est même pas quelque chose comme la circulation. Il est, au contraire, encore plus éloigné de la base de la production, c’est une superstructure encore plus élevée. Par conséquent, la forme de capitalisme d’Etat ne peut pas exister ; son existence contredirait le marxisme ». Maintenant, les conclusions tactiques de cette théorie sont tout à fait évidentes. Par rapport à notre Union soviétique, par exemple, cela signifie la négation de la possibilité de l’existence de la dictature du prolétariat. Précisément, ici, nous devrions dire que la superstructure régularise tout ; mais comme on ne le peut pas, la dictature du prolétariat n’est pas possible. Il est superflu d’expliquer, au même point de vue, comment la domination du capital marchand était possible à l’époque où le capitalisme, au sens propre du mot, n’existait pas encore.

Ce n’était pas le capitalisme au sens propre du mot, mais le capital marchand qui avait pourtant, d’une façon indirecte, la haute main sur la production. Marx a parlé de cette époque du capital marchand.

(Sultan-Zadé interrompt.)

Que vous soyez d’accord ou non, les choses sont ainsi. De toute façon, Marx en a parlé. Donc, j’ai fait une concession et j’ai raisonné comme si l’époque du capital financier était celle de la domination du capital bancaire sur l’industrie ! Je reprends à présent ma concession. Mais si je la reprends, la position de Sultan-Zadé va se trouver encore plus mauvaise. J’apprécie cette position d’une façon tout à fait « pessimiste ». Tout ceci à propos de la question du capital financier.

Venons-en maintenant aux rapports entre l’analyse de l’impérialisme et l’analyse du capitalisme en général. Quelques camarades prétendirent que, dans le projet de programme, l’époque de l’impérialisme était trop nettement délimitée de l’époque antérieure du capitalisme, comme s’il n’existait actuellement que des monopoles, etc. Ici je dois dire qu’un certain nombre de remarques critiques découlent du fait que dans les langues étrangères (je parle en tant que russe) les phrases correspondantes du projet de programme sont plus mal exprimées qu’en russe. Cela tient aux différences de langue. Là où un verbe exprime chez nous un processus d’une certaine durée, la traduction ne la rend pas. C’est ainsi que, par exemple, dans la traduction allemande, un processus se trouve défini comme terminé, alors que, dans le texte russe, ce processus se trouve indiqué comme progressant, mais non arrivé à son terme. De ces choses insignifiantes peuvent surgir des conclusions très importantes. Je crois qu’il est juste que des remarques critiques soient formulées ici par différents camarades. Elles sont pleinement justifiées. Mais le texte exact disparaît dans la traduction. Ce ne sont pas du tout des « concessions » de ma part. Je crois que de nombreuses rectifications de cette nature sont à leur place ici. Il conviendrait de souligner le caractère varié de la situation actuelle, et qu’il existe plus d’un monopole aujourd’hui, ce sur quoi ont déjà parlé les camarades Lenz, Brand, etc. Mais il faut bien se pénétrer de l’idée fondamentale que nous sommes dans une époque nouvelle, bien délimitée, qui contient en elle bien plus de conflits, qui est catastrophique, etc. On ne peut pas affaiblir cette notion fondamentale, mais il serait très bon, au cas où on les trouverait, d’avoir quelques moyens d’expression un peu plus élastiques.

Passons maintenant à la question de la théorie des crises. C’est une des questions les plus compliquées, également, du point de vue de la recherche rapide de la formule précise, auquel nous nous tenons. Il convient, à ce stade de développement de notre conception théorique de traiter deux questions séparément, ou au moins de les poser séparément. L’une de ces questions est celle de la périodicité des crises, l’autre est celle de l’origine des crises, en général. Naturellement, ces deux questions sont en liaison étroite, en relation intime. La périodicité des crises est la question la plus difficile. Peut- être parce que les causes de la périodicité des crises ne sont pas les mêmes dans les différentes époques du processus de production capitaliste et dans les différents pays.

Je ne suis pas en état d’aborder maintenant ce problème, mais la question de l’origine des crises en général est assez claire, et je crois que nous devons avoir dans le programme l’énoncé de l’origine des crises. Je prie les camarades de ne pas considérer mes paroles comme une saillie polémique, lorsque je dis que, chez certains camarades, à la façon dont ils parlent contre notre conception, apparaissent des restes de la théorie de Luxemburg. Je ne dis pas cela dans le but d’aggraver notre discussion d’une façon quelconque, mais parce que j’en suis intimement persuadé. En quoi consiste la difficulté dans l’explication des causes générales des crises ? Deux séries de causes sont invoquées. D’une part, la contradiction entre le pouvoir de consommation et le développement des forces productives, d’autre part, la disproportion entre les différentes branches d’industrie. De nombreux économistes marxistes sont tout à fait clairs à ce sujet et reconnaissent un grand rôle à ces deux facteurs. Chez Marx on peut trouver ces facteurs dans des combinaisons diverses. Marx examine ce problème de différents points de vue. Une fois il a souligné telle chose, telle autre, une autre fois. C’est pourquoi de nombreux théoriciens marxistes s’en tenaient, soit au point de vue de la théorie de la disproportion, soit à l’autre point de vue, ou encore recherchaient à coordonner les deux systèmes. Mais cette tentative était vaine. Ici réside d’après moi la difficulté du problème. Pour l’expliquer, je donne l’exemple suivant : Prenons la société où règne le capitalisme d’Etat. Nous pouvons prendre ici tout tranquillement, c’est bien permis théoriquement, la forme pure de capitalisme d’Etat. Nous avons là une société antagoniste, nous avons le monopole de la classe dominante sur les moyens de production, nous avons deux classes : opprimée et opprimante, exploitée et exploiteuse. Nous n’avons de commerce avec les autres nations que dans les rapports économiques mondiaux. Alors, nous posons la question de savoir si, dans une telle forme de capitalisme — qui, en fait, représente déjà une certaine négation du capitalisme, à cause de la disparition du marché intérieur et de la circulation de l’argent dans l’intérieur du pays — si une crise peut survenir. Aurons-nous là des crises ? Je ne le crois pas ! Dans une telle société, peut-il exister une contradiction entre la consommation limitée des masses (consommation au sens physiologique) et les forces productives croissantes ? Oui, cela peut être. La consommation des classes dominantes croît sans cesse, l’accumulation des moyens de production, mesurée en unités de travail, peut croître d’une façon gigantesque, mais la consommation des masses reste, elle, en arrière. La disproportion entre la croissance des forces productives et la croissance de la consommation des masses est, peut-être, encore plus aiguë ici. Mais nous n’aurons pourtant pas de crises.

Il y a ici un plan d’économie, une défense organisée, qui ne vise pas seulement les rapports et les échanges de différentes branches d’industrie, mais vise aussi la consommation. Dans cette société, l’esclave reçoit une ration de nourriture, qui aura été produite par le travail collectif. Il pourra recevoir très peu, mais la crise n’aura pas lieu.

Lorsque nous parlons de la contradiction entre la croissance des forces productives et la croissance de la capacité de consommation, quel est, là, l’élément décisif ? Chacune des contradictions n’est pas déterminante. Il faut préciser ce que nous entendons, en fait, par cette contradiction. Par exemple, dans mon Etat fantastique, y a-t-il une contradiction ? Oui, il y en a, à savoir : forces productives croissantes, accumulation croissante et en même temps chute de la part échue aux travailleurs, aux esclaves. Mais la contradiction entre la consommation d’une part et la production de l’autre, n’amène à des crises que lorsqu’il y a un intermédiaire — circulation d’argent, relations d’argent, relations de marché. Que signifie tout cela ? Que signifie relations de marché ou relations d’argent ? C’est l’expression de l’absence de plan de la société capitaliste. Cette absence de plan consiste-t-elle seulement dans les mauvais rapports entre les différentes branches d’industrie ? Elle ne consiste pas seulement en cela, mais aussi dans les mauvais rapports entre la production et la consommation. Exprimé en argent : entre la demande dite effective (qui ne se confond pas avec la notion physiologique du besoin) et les valeurs produites. Mais qu’entend-on, en général, par disproportion entre les branches industrielles ? En posant cette question, il ne faut pas faire abstraction, au point de vue des proportions, entre la production et la consommation. Quel sens peut avoir la notion de la disproportion ou de la proportion entre différentes branches d’industrie, si on l’examine sans rapport avec la consommation ? Nous avons les textiles, le fer, le charbon. Au cas où nous faisons abstraction des consommateurs, du besoin individuel, que signifie la proportion entre le charbon et les textiles ? Comment peut-on le définir ? En quoi consiste la proportion entre les textiles et le fer ? Cette question n’est pas séparable de celle de la proportion entre les forces de consommation et les valeurs produites. Ma conviction personnelle a été, jusqu’à présent, que, lorsque nous parlons toujours d’absence de plan, de disproportions, etc., nous comprenons toujours aussi peu que ces notions sont stupides, absurdes, si nous ne posons pas en même temps la question de la disproportion entre les forces productives et le pouvoir de consommation.

Ici, il faut encore prendre autre chose en considération. J’en ai déjà parlé une fois. J’ai aussi écrit déjà beaucoup à ce sujet. Il existe encore un côté de la question. Lorsque nous considérons le procès de la production, dans son ensemble, et les facteurs qui sont englobés dans cet ensemble, alors on voit que l’un des facteurs de cette production est la force de travail. Il ne faut pas présenter la chose comme si la force de travail n’avait rien à voir là-dedans. D’après Marx la force de travail est une marchandise. Cette marchandise a ses propres lois d’évolution et de développement. La valeur d’usage et la valeur de cette marchandise spécifique « force de travail » se modifient suivant la marche des choses. Des modifications dans la capacité de consommation de la force de travail apparaissent sous l’influence d’une autre qualification, c’est-à-dire d’une autre valeur d’usage de la force de travail, d’une autre qualité, d’autres possibilités de développer telles ou telles énergies dans le procès de la production. Doit-on considérer en bloc l’ensemble de la marche de la production, de façon à éliminer le processus de production et de reproduction de la force de travail ? Si c’est une partie du processus d’ensemble de la production, il est tout à fait facile d’admettre que cette branche particulière, spécifique de la production, qui n’évolue pas dans les fabriques, a des tendances plus spécifiques. Malgré tout nous avons pleinement le droit de poser également la question de la proportion entre d’autres branches de la production et celle-ci où se reproduit la force de travail. De ce point de vue, il est encore plus clair qu’il faut analyser dans le même cadre la consommation, les contradictions de la production et la force de travail.

De ce point de vue, si tout cela est vrai, la question des origines et des causes des crises s’éclaire tout à fait. Si l’absence de plan et l’anarchie englobent tout cela, si la consommation n’est pas autre chose que la reproduction de la force de travail, alors nous ne devrions pas parler de la disproportion des différentes branches de travail, sans parler aussi de la disproportion entre la production de la force de travail et la production de toutes sortes d’autres marchandises. Si nous ne le faisons pas, nous n’y comprendrons presque rien. Mais si nous l’entendons ainsi, alors les notions d’anarchie dans la société capitaliste et d’absence de plan dans tous les domaines de cette société, vont clairement apparaître à nos yeux.

Dès ce moment, nous aurons une image nette de ce qui est à coordonner, et de la façon dont il faut présenter les rapports de production, les rapports dans les différentes branches d’industrie et dans la consommation. Lénine, un peu rapidement, mais avec justesse, je pense, a écrit à ce sujet. Il a dit :

« La force de consommation de la société et la proportionnalité des différentes branches de production ne représentent pas des conditions séparées d’une façon quelconque, indépendantes ou n’allant pas ensemble. Au contraire, un niveau déterminé de la consommation est un des éléments de la proportionnalité. »[2]

Ainsi Lénine ne considérait pas cette contradiction entre la production et la consommation de telle sorte qu’on eût, d’une part, cette contradiction, d’autre part, cette disproportionnalité ; mais il considérait les rapports entre la production et la consommation comme une partie constitutive de la proportionnalité d’ensemble, respectivement, la disproportionnalité d’ensemble, l’absence de plan dans l’ensemble de la société capitaliste. Et c’est absolument juste. Qu’est-ce qui n’est pas clair ici ? Je crois que c’est tout à fait clair. Si l’on veut quelque chose d’autre, alors on tombe nécessairement dans la théorie de Luxemburg. Car on part dès lors de l’hypothèse du fameux épuisement du marché intérieur, cette impossibilité du procès de réalisation. Cette question est aussi assez claire. Dans le même petit livre contre Rosa Luxemburg, je définis trois courants principaux :

« I. Harmonistes (Say et Cie) et apologistes. Il n’y a jamais de surproduction générale.

« II. Sismondistes, Narodniki (populistes), Rosa Luxemburg. Il doit toujours y avoir une surproduction générale.

« III. Marxistes orthodoxes. La surproduction générale est parfois inévitable (crises périodiques). » [3]

Ainsi on ne doit pas dire que la surproduction générale existe à tout instant. Pas du tout. Mais elle s’exprime régulièrement dans des périodes particulières. C’est la question du mécanisme interne de ces crises.

« Ou sous un autre rapport :

« Tougan-Baranovsky, Hilferding, etc. Les crises surgissent à la suite de la disproportion entre les différentes branches de production. Mais le moment de la consommation ne joue ici aucun rôle.

« Marx, Lénine, et les marxistes orthodoxes. Les crises surgissent de la disproportionnalité de la production sociale. Mais le moment de la consommation constitue une partie intégrante de cette disproportion. » [4]

Et je crois que cet énoncé est aussi clair que possible ; je n’ai entendu aucune objection contre une telle façon de poser la question et je pense qu’on ne peut pas la réfuter. Pouvons-nous trouver dans Marx un exposé semblable ? Je pense que oui, quoiqu’il ne soit pas aussi net. Par exemple, dans un passage des Théories sur la plus-value, au tome II, Marx attaque un pamphlétaire anglais. On trouve là une phrase célèbre de Marx. Il dit que tous ces messieurs font toutes sortes de suppositions ; et il écrit :

« On suppose ici : 1. La production capitaliste, où la production de chaque branche particulière de la production et son accroissement n’est pas directement déterminée par les besoins de la société, mais seulement par les forces productives sur lesquelles règne chaque capitaliste isolé, sans aucune liaison avec les besoins de la société. 2. Il est supposé que, toutefois, on produit d’après un rythme proportionné, comme si le capital était directement employé par la société dans les différentes sphères de la production, d’une façon correspondant à ses besoins. »

Cet énoncé est très intéressant. Ce sont des finesses, mais elles sont décisives dans cette querelle générale. Quelle est la situation examinée ici par Marx ? Le pamphlétaire agit comme si le capital était « employé par la société dans différentes sphères de production, d’une façon correspondant à ses besoins ». L’erreur de ce pamphlétaire consiste donc en ce qu’il remplace une société sans plan par une société ayant un plan de production. Et quelles sous- notions contient, d’après Marx, la notion de la production ? Il dit : Le capital employé dans différentes sphères de la production, correspond ou non aux forces de consommation, aux besoins. C’est donc précisément la même chose que ce que j’avance ici. Ici aussi, chez Marx, tout est coordonné. Le plan ne consiste pas seulement dans la juste proportion entre les branches de production ; c’est un non-sens, une notion absurde, qui ne veut rien dire. Le plan, la méthode, est une chose qui a trait à la question des rapports entre la consommation et la production et, sur cette base entre les différentes branches de la production.

D’autre part, quel est le primaire dans toute cette affaire ? Naturellement, il est bien clair qu’il existe une certaine proportion entre l’ensemble de la production et l’ensemble des besoins. C’est la base même de la division du travail à l’intérieur des différentes branches de production.

Ma conviction est qu’il ne reste plus de problème difficile : il est résolu. La question est ici seulement de choisir tel ou tel énoncé. Je ne dirais pas que l’énoncé écoulé est parfait. Mais je pense qu’il n’y a plus aucune raison maintenant, après toutes ces discussions, de nous quereller sur les causes générales des crises. Ce problème est pour moi complètement résolu.

Mais je souligne une autre particularité. Comment explique-t-on la périodicité des crises, le rôle du capital fixe, son renouvellement et d’autres choses ? Tout n’est pas clair ici. Je suis persuadé que la complexité de la question tient à ce fait que différents facteurs, la longueur du cycle, etc., sont des quantités variables. Mais c’est une autre question. Cette question, je propose de ne pas la rédiger ici, car tout n’y est pas clair. Mais je proposerais qu’on rédige la question des causes générales des crises, d’une façon ou d’une autre, parce qu’elle est résolue.

En liaison avec les crises, le camarade Haidar (de Palestine) a proposé qu’on énonce la chose de telle façon que nous mettions dans le même sac les crises et les guerres. Je crois que c’est impossible. Lénine s’est élevé vivement contre un tel procédé. Prenez son article de 1917 contre le camarade Sokolnikoff, où il attaque violemment le fait que nous avons des phrases identiques pour la guerre et les crises périodiques. Y a-t-il ici quelque chose de commun ? Evidemment. Le caractère commun réside, ici, en ce que la croissance des forces productives de quelque production que ce soit, ou sous tout autre rapport, amène des contradictions qui doivent éclater, soit en guerres, soit en crises. Voilà le caractère commun : l’explosion des rapports de production et une ruine partielle des forces productives. Mais il y a des choses qui ne nous permettent pas du tout de mettre ces phénomènes dans le même sac. Haidar dit, par exemple, que nous ne sommes pas encore en état d’établir la périodicité des guerres. Nous n’avons pas été en mesure de le faire, en effet, mais je crois que nous ne pourrons jamais l’être, parce qu’en fait, une telle périodicité n’existe pas. Il y a maintenant différentes tendances à fixer les grands cycles, les grands cycles séculaires. Mais cela me rappelle un peu l’astronomie babylonienne et les événements correspondants sur la terre. Il n’y a aucun matériel scientifique, mais on essaie cependant, avec beaucoup de peine, de déterminer artistiquement les cycles périodiques « séculaires ». A mon avis, c’est bien puéril.

Les guerres dépendent de tant de faits concrets qu’une « détermination » de leur périodicité est tout à fait impossible. Ce phénomène n’existe d’ailleurs pas. Les crises, les cycles du procès de reproduction capitaliste sont des choses absolument spécifiques,

Les guerres et les crises sont inéluctables dans le cadre historique du capitalisme. C’est vrai. Mais la marche propre de ces phénomènes, les lois internes qui les régissent, leurs formes, sont si variées, qu’il est tout à fait faux, théoriquement, de mettre ces phénomènes dans le même sac.

Sur la question des dividendes, une seule remarque. Je veux bien que nous parlions d’une tendance à la baisse des dividendes, au lieu de parler d’une baisse des dividendes. Marx parle aussi de cette tendance. Mais l’argumentation de quelques camarades n’est pas juste. Au fond, c’est l’expression de la croissance de la composition organique du capital. Cette tendance est la tendance fondamentale du développement actuel. Les cartels entravent en partie cette tendance, mais celle-ci n’est pas du tout arrêtée par là. Pour un certain temps, pour certaines branches, c’est possible. Mais quand nous considérons l’ensemble, alors je suis « pour » la baisse des dividendes. La loi de l’émigration du capital, de l’exportation du capital y est liée. Si vous n’êtes pas d’accord avec la thèse de la diminution des dividendes, vous vous placez alors au point de vue de Rosa Luxemburg. Je suis personnellement de cet avis, et vais le défendre : à savoir que l’impossibilité absolue du procès de reproduction capitaliste due à la diminution des forces de consommation est une chose inexistante. L’émigration des capitaux n’est pas causée par le fait qu’il serait absolument impossible d’employer davantage de capitaux supplémentaires, mais par le fait que, dans d’autres endroits, un quantum de capitaux peut être utilisé d’une façon plus rémunératrice. Dans le tome II du Capital se trouvent différents raisonnement, orientés dans le même sens. Il ne convient pas de les citer ici.

Dunker : — Et la question des douanes et de l’exportation des capitaux ?

En ce qui concerne la question douanière, voilà ce que j’en pense : Si vous avez des tarifs douaniers élevés, vous avez des difficultés gigantesques pour l’échange des marchandises. Supposez que je sois capitaliste dans un pays exportateur ; j’exportais auparavant mes marchandises dans un autre pays ; dans ce pays, les tarifs douaniers ont été augmentés ; cela me rend plus difficile l’exportation de mes marchandises vers ce pays. Mais si j’exporte mes capitaux dans ce même pays, alors je suis moi-même protégé par ces tarifs douaniers et je retire ainsi un surprofit grâce aux tarifs protecteurs d’un autre pays. C’est pourquoi différentes modifications de cette nature dans les rapports commerciaux internationaux aboutissent au fait que l’exploitation des capitaux, en comparaison avec l’échange international des marchandises, croît beaucoup plus rapidement que celui-ci. L’extension du rôle de l’exportation des capitaux paralyse ces différentes tendances à l’économie protectionniste. Si vous désirez ici une formule précise, on peut la rédiger.

Quelques mots sur l’introduction au programme. Je crois que nous devrons la conserver. Pourquoi ? Parce que, finalement, nous voulons conquérir « un peu » les ouvriers sociaux-démocrates. Si nous ne considérons pas que notre mouvement est la continuation de ce qu’il y avait de meilleur auparavant, si nous ne disons pas que nous avons derrière nous l’héritage de Marx, d’Engels, et de tous les mouvements révolutionnaires, alors on luttera contre nous en tant que mouvement neuf, venant « de l’Asie » et qui menace de tout détruire. Pourquoi rompre ces fils qui nous rattachent au passé ? Au contraire ; nous devons démontrer que nous sommes les seuls continuateurs du marxisme. Je ne vais pas si loin que notre ami, le camarade Skrypnik qui veut introduire dans le programme toutes sortes de choses moyenâgeuses. Pourquoi né pas parler alors de l’ancienne Babylone et des soulèvements d’esclaves de l’antique Egypte, qui, d’après un égyptologue connu, Ermann, lequel vient de trouver toutes sortes de papyrus, ont réellement eu lieu, ont été victorieux et auraient même exercé leur dictature ? Ou alors pourquoi ne pas parler des grands mouvements de paysans chinois ? Pourquoi serions-nous orientés d’une façon si européenne ? Peut-être pourrions-nous même accepter dans le programme le premier soulèvement contre Dieu ? Je crois que ce serait une trop longue histoire. Il serait meilleur, bien sûr, de tout avoir, mais nous devons être un peu plus modestes, et nous limiter à ce que contient le projet de programme.

Cette augmentation a également trait à différents édifices idéologiques. C’était une mode, surtout dans la social-démocratie allemande, de dire : Platon était un socialiste, un tel et un tel de l’antiquité étaient socialistes, avant la conquête de l’Amérique par les Espagnols il existait là-bas le socialisme, etc., etc. Il y a évidemment quelques fondements à de tels propos. Il y a eu, en fait, des formes variées d’organisation de l’économie naturelle. Mais ce n’était pas le socialisme. Personnellement je suis contre la méthode qui consiste à tout mettre dans un même sac. Mais notre socialisme est réellement le socialisme. Après ça il nous faudrait peut-être donner l’hospitalité dans notre programme au capitalisme de guerre de l’Empire allemand ?

A tous points de vue, nous allons donc traiter la chose d’une façon un peu plus moderne. Je crois que ce qui a été dit dans le programme suffit.

Une remarque au sujet des propositions de Haidar. Dans la discussion des différents critères qui doivent servir à différencier le capitalisme en général de l’impérialisme, Haidar a proposé le texte suivant : « Il faut dire, l’impérialisme ne peut exister qu’aux dépens seulement des « tierces personnes », c’est-à-dire, non seulement les ouvriers, non seulement les capitalistes, mais aussi les paysans, la moyenne bourgeoisie et différentes autres couches pré-capitalistes. »

Cette théorie (à la manière de Luxemburg) n’est pas exacte. L’impérialisme pourrait exister aussi bien sans ces « tierces personnes ». En réalité il les dévore également. Mais cette circonstance n’est pas un signe caractéristique de l’impérialisme. Quand le capitalisme commence à croître, il ruine aussi les artisans, les petites gens et les paysans. Il dévore ces gens, prétendez- vous que le simple capitalisme ou le capitalisme marchand ne ruine pas ces gens à chaque pas ? Prenez comme exemple la description de l’expropriation du sol en Angleterre, dans le premier volume du Capital. Comment peut-on rattacher exclusivement à l’impérialisme de tels phénomènes ? Le capitalisme en général fournit la base fondamentale de ces phénomènes. C’est pourquoi nous devons écarter la proposition de Haidar.

  1. R. Liefmann, Beteiligungs- und Finanzier- ungsgesellschaftten. Eine Studie iiber den modernen Kapitalismus und das Effektenwesen, lère éd., Iena 1909.
  2. [Lénine, Œuvres, t. 4, p. 58 (traduction légèrement différente : « La capacité de consommation de la société » et « les proportions respectives des différentes branches de production » ne sont nullement des conditions isolées, indépendantes, sans liaison réciproque. Au contraire, un état déterminé de la consommation constitue l’un des éléments de la proportionnalité.).]
  3. N. Boukharine, L’impérialisme et l’accumulation du capital, EDI, 1977, p. 90.
  4. Idem, p. 91