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Nation arabe et mode de production asiatique
Auteur·e(s) | Jabra Nicola |
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Écriture | 1974 |
« L'article qui suit est l'introduction au livre Nation arabe et mode de production asiatique que notre Camarade Jabra n'a pas eu malheureusement le temps de terminer. Bien qu'incomplet et [pouvant] paraître par certaines idées général, nous avons tenu à le publier, nous voulons marquer notre détermination à continuer le combat que notre camarade SAID n'a jamais cessé de mener. Il constitue aussi une contribution importante à l'analyse de la Révolution Arabe. »
Corrections (traductions de seconde main, coquilles) par la MIA, 2016.
La société arabe actuelle, dans tout l'Orient Arabe traverse une crise politique et sociale. On l'attribue parfois à la défaite de 1967. Mais il est évident qu'elle a existé et s'est développée longtemps avant cette guerre, qui n'en fut en effet qu'un symptôme. La défaite l'a seulement approfondie, aiguisée et mise davantage en lumière.
Ce n'est pas seulement une crise économique, crise de pays sous-développé luttant pour se trouver la vole d'un développement économique, ni simplement une crise politique de pays plus ou moins dominés par l'impérialisme, confrontés à la menace permanente de leur voisin colonialiste et expansionniste, créé grâce à l'impérialisme, qui l'entretient et le soutient encore financièrement et militairement pour qu'il soit un fouet contre les pays qui essaieraient de se dresser contre lui ; de plus, c'est principalement une crise sociale qui trouve ses racines dans le processus de développement de ces pays, il ne s'agit pas d'une simple crise économique de sous-développement, ou d'une crise politique, c'est une crise sociale globale, produit historique ne découlant pas uniquement des particularités économiques, politiques, sociales et culturelles héritées de la société arabe traditionnelle, mais aussi, et pour une grande part, le produit de ses rapports anciens et encore existants avec les pays capitalistes avancés. Cette crise est l'expression de la contradiction entre les bases économiques et sociales et les superstructures étrangères qui lui sont imposées.
Comme toutes les autres, la société arabe actuelle ne se développe pas sur ses propres bases, mais a émergé de son passé, alors qu'elle est enracinée dans ce passé plus profondément et plus significativement que tout autre. Elle est ainsi rongée à tous les niveaux par les tares héréditaires du passé, matrice dont elle est sortie et qui lui pèsent encore lourdement sur les épaules. Mais ce poids n'est pas uniquement le produit de son héritage de traditions, de ses particularités économiques, politiques, sociales et culturelles, héritées de la société traditionnelle arabe mais, pour une grande part, découle aussi de ses rapports passés et encore existants aux niveaux économique, politique et culturel, avec les pays capitalistes avancés.
En raison de son mode de production et de ses rapports agrariens, du rôle de l'Etat dans la production et le commerce et de la force de la bureaucratie d'état montante — et par conséquent l'incapacité de mettre sur pied une classe bourgeoise nationale —, et pour d'autres raisons internes et externes, qui seront développées dans les chapitres suivants, la société arabe traditionnelle, après cinq siècles de croissance et de progrès, est entrée dans une longue période de stagnation économique et culturelle. Depuis le treizième siècle, les forces productives commencent à se dégrader, les sciences et les techniques déclinent et l'esprit de recherche dépérit. A la fin du quinzième siècle, les pays arabes de l'Est entrent dans uns période noire. Exactement au moment où l'Europe fait un grand pas en avant, avec la Renaissance, le siècle des Lumières, la révolution industrielle, les assauts de la révolution bourgeoise contre le féodalisme, et la généralisation du capitalisme. Le pouvoir ottoman, qui a mis fin au pouvoir des Mamelouques à l'Est arabe, n'a apporté aucun changement, ni économique, ni social ; il a au contraire renforcé le caractère rigide des structures sociales traditionnelles, limitant l'impact de l'influence extérieure. En fait, il a protégé l'Est arabe de l'influence intellectuelle et sociale venant d'Europe, plongeant ainsi ces pays dans un profond sommeil de trois siècles, ignorants de la révolution économique, culturelle et politique qui s'installait à l'Ouest et complètement en dehors de la Renaissance, du siècle des Lumières et de la révolution industrielle. Lorsque les effets de cette grande et profonde révolution occidentale atteignent l'empire ottoman, dans la seconde moitié du 18e siècle, par la conquête et la pénétration capitalistes, les institutions économiques, politiques et sociales et la structure de classe de l'Orient Arabe ainsi que celle de la Turquie elle-même ne sont pas en mesure de répondre de façon adéquate. Elles ne peuvent ni repousser l'afflux de capitaux et du commerce étrangers, ni répondre aux nécessités urgentes d'exploitation des ressources naturelles et de développement des forces productives. Seules les classes s'intéressant au nouvel ordre économique et social peuvent donner l'impulsion nécessaire au développement économique : et l'Etat, sous le contrôle de ces classes, joue un rôle très important en aidant leur initiatives et en les mettant en avant. « Toutes sans exception exploitent le pouvoir de l'État, la force concentrée et organisée de la société, afin de précipiter violemment le passage de l'ordre économique féodal à l'ordre économique capitaliste et d'abréger les phases de transition », écrivait K. Marx . Dans les pays arabes de l'Est, il n'existait pas de classe bourgeoise en formation pour assurer un rôle dirigeant d'impulsion de la progression des forces productives, pas plus qu'il n'existait un Etat capable d'endiguer le raz-de-marée du capitalisme étranger et d'assurer la direction du développement économique. Les réformes de l'économie, de l'administration et de l'enseignement, aussi bien en Turquie qu'à l'Est arabe (Egypte et Syrie), sous Mohammed Ali , furent mises en place très tardivement, dans ta première moitié du 19e siècle, et par des puissantes pressions extérieures. Cependant, il faut noter que les sultans de Turquie aussi bien que Mohammed Ali en Egypte concentrèrent ces réformes sur le renforcement de l'Etat et de l'armée pour faire face à la menace des grandes puissances et les résumèrent à la mise sur pied de quelques industries de guerre et à un entraînement moderne des cadres militaires, officiers, ingénieurs et physiciens, Désormais, l'Etat et son année se taillèrent la pan du lion de la plus-value, et freinèrent fe développement des forces productives au lieu de les aider à progresser.
De plus, ces réformes furent sur-imposées à une société arriérée qui manquait des bases préalables indispensables au développement des structures socio-économiques, alors qu'elles n'étaient que des enclaves insignifiantes dans une société et une économie pré-capitalistes. Non seulement il fut impossible de développer l'économie, mais l'invasion des capitaux étrangers ne put être arrêtée, ni l'agression étrangère repoussée. La pénétration et la domination du capitalisme occidental à l'Orient Arabe a provoqué des secousses dans le domaine économique, social, politique et culturel de ces pays. L'impérialisme occidental a non seulement pillé — et pille encore — les richesses des pays arabes. Il a distordu leur développement économique, déformé toutes les structures sociales et rendu eur évolution chaotique et a radicalement affecté leur devenir. Il a brisé les vieux modèles de leur économie agricole, en forçant les paysans à travailler pour des récoltes d'exportation et a détruit ainsi l'économie de simple subsistance de la société rurale qui avait été la base de leur période pré-capitaliste ; et, tout en accélérant le développement et la maturation de certains des facteurs nécessaires au capitalisme, il a bloqué, non moins énergiquement, l'évolution des autres facteurs. De plus, la pénétration capitaliste a brisé presque toute la charpente de la société arabe traditionnelle [et avec sa propre cohérence ses propres règles] sans lui en apporter une nouvelle. A l'ouest, la victoire du capitalisme, par ses assauts révolutionnaires contre toutes les forces matérielles et spirituelles de l'ancienne société, a fait voler en éclat et balayé toutes les oppositions à l'industrialisation : sa lutte contre la royauté, la noblesse et le clergé a fait émerger une ère nouvelle, aux valeurs et aux institutions plus évoluées. Mais l'impérialisme occidental a répugné à partager ces avantages avec les peuples qu'il exploitait et qu'il dominait. Il a délibérément empêché que tout ce qui était progressiste s'implante dans ses colonies. Les formes archaïques traditionnelles, les institutions et les valeurs n'étaient pas complètement déracinées, mais pour une grande part, adoptées aux rapports capitalistes. La vieille charpente sociale ne fut brisée que pour mieux assurer une plus grande exploitation, et dans la mesure où elle facilitait le rôle et la domination de l'impérialisme. L'exploitation capitaliste s'imposa grâce à l'oppression traditionnelle. Cependant le seul contact avec la civilisation bourgeoise ne peut que frayer la voie à l'imitation. Chacun des pays arriérés essaye d'imiter et d'assimiler les conquêtes matérielles et intellectuelles de tout pays avancé avec lequel ils avaient été en contact.
Mais le degré d'une telle assimilation est dépendant, non seulement de la situation économique et culturelle du pays arriéré, mais aussi, et principalement, de sa situation politique, selon qu'il soit indépendant ou dominé par l'étranger. Du fait de la domination impérialiste, les pays arabes ne pouvaient assimiler les conquêtes matérielles de l'Occident par exemple, ils ne pouvaient disposer des techniques bourgeoises occidentales, ni pratiquer l'industrialisation, ni développer leur économie sur le modèle des capitalistes occidentaux et dans leurs efforts d'assimilation des institutions et des valeurs dans la démocratie bourgeoise se trouvaient handicapés par deux éléments :
- Pas de base matérielle adéquate, sur laquelle bâtir de nouvelles superstructures plus évoluées ;
- un énorme et puissant héritage d'institutions, de valeurs, de traditions et de rapports sociaux qui n'ont jamais été complètement détruits.
De plus, la civilisation bourgeoise occidentale fut donnée à l'Orient Arabe à la pointe du fusil, et toutes leurs réalisations nationales et spirituelles furent directement associées, en conséquence, au pillage, à la violence, ce qui créa un climat social psychologiquement hostile à l'acceptation des institutions et des valeurs occidentales. Enfin et surtout les groupes sociaux et intérêts économiques qui partageaient avec les capitalistes étrangers l'exploitation des masses travailleuses et cimentaient l'alliance avec leurs dirigeants, se montraient, à l'égal de leurs maîtres et alliés, fortement hostiles à l'évolution économique, sociale et culturelle. Ils ont toujours, pendant la période d'assimilation aux institutions et aux valeurs nouvelles et celle de réalisation de l'évolution sociale, déformé, altéré, et mêlé les vieilles traditions et valeurs pour ajuster les institutions traditionnelles aux structures de base et aux rapports de classe. La crise, par conséquent, n'est pas tant une crise de sous-développement que celle d'un développement asymétrique, distordu et déformé, que celle d'une société possédant plusieurs stades de développement liés entre eux, l'arriéré et l'avancé, comportant des contradictions aiguës entre les superstructures et la base, une société qui a quitté un vieux monde sans pour cela en gagner un nouveau, mais qui survit dans ce qu'ils ont tous deux de plus mauvais.
Mais comment est-ce arrivé et pourquoi ? Pourquoi l'impérialisme occidental pénétra-t-il et assura-t-il sa domination dans l'Orient arabe aussi facilement ? Pourquoi le capitalisme se développa-t-il et triompha-t-il à l'Ouest, et ne put-il sortir de la matrice de la société arabe traditionnelle et se développer complètement dans son système économique et social, malgré le fait que le commerce de l'empire arabo-islamique avait été très vaste et très avancé, et qu'il existait un secteur capitaliste fort et développé, doté d'un système avancé de banques et de transactions financières ?
Le déclin et la stagnation des pays arabes depuis plus de quatre siècles est un fait bien connu et évident, mais les causes de ce déclin et de cette stagnation doivent encore être analysées et éclairées. Sans la connaissance et la compréhension de ces causes, du processus global touchant au développement historique de la société arabe traditionnelle pré-impérialiste, et sous l'impérialisme, beaucoup des facteurs de la crise actuelle ne peuvent être compris ni estimés correctement et encore moins, être résolus.
Il a été écrit un grand nombre de livres sur les commerçants de l'Orient arabe bien « qu'ils firent leur propre histoire, mais ils ne la firent pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé ». (Marx) .
Introduction[modifier le wikicode]
La majorité des historiens, et pas seulement ceux de l'Ouest, mais aussi particulièrement ceux d'Union Soviétique, et même ceux de l'Orient arabe, tirent souvent de la pratique historique européenne leurs classifications théoriques, et même leur terminologie pour étudier les éléments sociaux, politiques et économiques de l'Orient arabe, ou en général des pays sous-développés. Quelques-uns d'entre eux — qui sont considérés ou se considèrent eux-mêmes « marxistes » — supposent et essaient de « prouver » que le passé et le présent des pays sous-développés sont de simples stades d'un schéma de développement historique universel et linéaire que les pays capitalistes avancés ont connu dans leur histoire. Il est pourtant clair que le monde arabe, aussi bien ancien qu'actuel, n'a connu aucun des stades ressemblant de façon significative à l'histoire occidentale. Cela a été démontré de façon indiscutable, par la recherche moderne.
Mais même aux 16e et 17e siècles, les voyageurs occidentaux de l'Orient notaient dans les civilisations de Chine, de l'Inde et du Moyen-Orient des particularités combinées des institutions qui n'existaient, ni dans l'antiquité classique, ni dans la société médiévale ou moderne de l'Europe[1] . Les économistes classiques, comme Richard Jones ou John Stuart Mill ont développé et propagé tes idées d'Adam Smith qui avait noté qu'il existait des similitudes entre les entreprises hydrauliques de Chine et de plusieurs autres pays d'Asie, et les idées de James Mill qui voyait dans « le mode asiatique de gouvernement » un « type institutionnel général » et refusait de l'apparenter au féodalisme européen[2] . Ils qualifièrent ce type de société « d'orientale » ou « d'asiatique ». Mais aucune étude systématique de ces sociétés n'avait été entreprise avant Marx et Engels.
Le tableau qui est dressé de la société arabe actuelle n'a, en réalité, aucune base scientifique : il découla simplement d'une conception simpliste du marxisme.
Marx et Engels eux-mêmes ont établi leur théorie de la société asiatique et du mode de production asiatique en se référant aux économistes classiques cités ci-dessus, que Marx étudia en 1853, et sur la base de notes de voyages, de mémoires, de brochures consacrées aux pays orientaux, telles que « Voyages » de Bernier , « l'Histoire de Java », de Stamford Raffles , « La Géographie historique de l'Arabie » du Rév. C. Poster et beaucoup d'autres ouvrages, les journaux parlementaires Indiens[3] , des études spécialisées sur les communautés villageoises dans d'autres parties du monde qui las aidèrent à découvrir l'importance de ces communautés dans les pays orientaux[4] .
C'est dans une lettre de Marx à Engels du 2 juin 1853 que l'on trouve la première trace prouvant l'importance de ces études, dans les conclusions théoriques de Marx sur la nature de ces sociétés non européennes, lettre dans laquelle il commente les études de Bernier sur l'Inde et fait ressortir que : « Bernier trouve avec raison que la forme fondamentale de tous les pays d'Orient — il parle de la Turquie, de la Perse et de l'Hindoustan — c'est qu'il n'y existe aucune propriété privée. Telle est la véritable clé du ciel oriental. »[5]
C'est l'inexistence de propriété privée du sol qui représente pour Marx la clé véritable des développements historiques différents de l'Orient et de l'Europe.
Dans sa réponse, du 6 juin 1853, Engels approuve Marx sur le fait que « L’absence de propriété foncière est en effet la clef de tout l’Orient. » et explique comment il déduit que « les Orientaux n’arrivent pas à la propriété foncière, même pas sous forme féodale » ; le « climat, allié aux conditions du sol, surtout aux grandes étendues désertiques qui vont du Sahara, à travers l’Arabie, la Perse, l’Inde et la Tatarie, jusqu’aux hauts plateaux asiatiques », fit de l'irrigation artificielle « la condition première de l’agriculture » et « l'affaire, ou bien des communes, des provinces, ou bien du gouvernement central » ; il remarque que « En Orient, le gouvernement n’avait jamais que trois départements ministériels : les finances (pillage du pays), la guerre (pillage du pays et de l’étranger) et les travaux publics, pour veiller à la reproduction. »[6]
Marx exprime la même idée dans l'article « La domination britannique en Inde » paru dans le New York Daily Tribune du 25 juin 1853, et ajoute que « deux circonstances — les Hindous laissant d'une part, comme tous les peuples orientaux, les grands travaux publics aux soins du gouvernement central, dispersés d'autre part sur toute l'étendue du pays et regroupés dans des petits centres par l'union domestique de l'agriculture et de la manufacture — ces deux circonstances ont, depuis des temps immémoriaux, entraîné l'existence d'un système social particulier — que l'on nomme le système de village — qui a conféré à chacune de ces petites unités une organisation indépendante et une vie particulière. ».
Marx a repris maintes et maintes fois ce problème, dans la majorité des articles qu'il a écrits pour le New-York Daily Tribune, mais il considérait ces articles comme des « nullités journalistiques » à ne pas du tout confondre avec un travail purement scientifique. C'est dans les « Grundrisse » qu'il théorisa et développa le plus complètement ses idées en la matière. sous le titre « les formes de production pré-capitalistes ». Comme Marx l'écrivait à Lassalle , les Grundrisse furent des « monographies jetées sur le papier à de longs intervalles pour mon propre éclaircissement, non pour l'impression »[7] . Mais bien qu'elles furent, comme Marx l'écrivait à Lassalle en novembre 1858, « le résultat de quinze années de recherches ». Ces monographies ne furent publiées pour la première fois qu'en 1934-41, à Moscou. Les temps et lieu de leur publication excluaient qu'elles fussent prises au sérieux et elles devaient rester inconnues jusqu'à la réédition de Berlin en 1953 ; la traduction anglaise du chapitre relatif aux formes de production pré-capitalistes fut publiée en 1964, introduite par Eric Hobsbawm , Bien que Marx ait maintenu, jusqu'à la fin de sa vie, le concept d'un mode de production asiatique, les marxistes occidentaux ne l'utilisèrent pas beaucoup, longtemps après la mort de Marx : même Engels l'élimina « des étapes successives » que traverse le genre humain comme cela apparaît dans L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat , alors qu'il en avait formulé le concept dans l'Anti-Dühring[8] . Dans la Russie commençant au milieu du 19e siècle, les slavophiies et les partisans de l'occidentalisation s'opposaient sur le problème de savoir si l'histoire de la Russie était unique, ou si elle était plutôt partie intégrante d'un courant universel. Les idées de Marx sur les sociétés asiatiques ouvrirent la porte à la thèse du caractère unique, que les Populistes défendirent, après les Slavophiies, et dont ils se servaient pour rejeter le capitalisme qu'ils considéraient comme étranger à la société russe[9] . Lénine reconnut globalement le concept de Marx sur la société asiatique, mais oscilla toute sa vie pour l'appliquer à la Russie. S'il considérait le tsarisme comme une variante du despotisme oriental, il ne le considérait pas comme une particularité unique du développement historique de la Russie. Plékhanov , parlant au nom des mencheviks au congrès social-démocrate de Stockholm, en 1906, et contre le projet de Lénine de nationalisation de la terre, reconnaissait le concept du mode de production asiatique, expliquant que sous la domination des Mongols, la Russie était devenue à moitié asiatique et que le despotisme oriental persistait encore, bien que très affaibli, après la libération. Il utilisait également ce concept dans Les problèmes fondamentaux du marxisme, paru en 1909, mais il le rejetait complètement dans l'Introduction à l'histoire sociale de la Russie, non seulement au niveau de la Russie, mais même en tant que concept historique global[10] , et insistait sur le fait que non seulement « la Russie, de même que l'Europe occidentale, a traversé la phase du féodalisme, mais aussi que cette même phase a existé en Égypte, en Chaldée, en Assyrie, en Perse, au Japon, en Chine, en un mot dans tous ou presque tous les pays civilisés de l'Orient ». Trotsky a construit sa théorie d'ensemble de la « révolution permanente » en partant de la thèse des spécificités du développement historique de la Russie, qui donne à « la révolution russe son caractère tout à fait particulier ». Après la révolution russe, l'importance accordée au concept du mode de production asiatique fut à nouveau mis en avant, d'abord en 1925, dans un article de Riazanov consacré aux idées de Marx sur l'Inde et la Chine, puis la même année dans un article de Varga paru dans Inprekorr dans lequel il écrivait que les travaux d'irrigation de production et de protection contrôlés par le gouvernement furent la base de la société chinoise et que la classe dirigeante en Chine n'était pas constituée par les représentants de ta propriété privée, comme les propriétaires terriens, mais par les administrateurs lettrés, les « literati ». En 1928, dans un article paru dans Bolchevik , il définissait à nouveau la Chine comme une société asiatique et soulignait que, dans cette société, les paysans à la fois propriétaires et locataires avaient une situation très différente de celle des serfs dans la société féodale[11] . Mais le programme de l'Internationale Communiste , rédigé en 1928, parle des rapports du « mode asiatique de production » comme étant dominants dans l'économie des pays coloniaux et semi-coloniaux. La même année, Magyar publiait un livre traitant de l'économie rurale de la Chine, dans lequel il débattait du mode de production asiatique. Toutefois, en 1930, Yolk — officiel du Komintern — définissait le mode de production asiatique comme « une variante asiatique du mode de production féodal », mais fut pour cela critiqué et taxé de « révision du marxisme » par Varga, qui demanda qu'en conséquence, la question fasse l'objet d'un thème de débat organisé.
Le débat eut bien lieu en 1931, à Leningrad, mais ni Varga ni Ryazanov, ni Magyar n'y furent invités. C'était après la défaite de la révolution chinoise. Depuis 1929, Staline avait sans discontinuer décrit les rapports de production agraires de la Chine comme étant féodaux, afin d'insister sur l'importance des « tâches anti-féodales » de la révolution chinoise. Au moment du débat, la bureaucratie stalinienne, qui s'était déjà énormément renforcée, avait réussi à mettre un terme aux débats libres et scientifiques, et accommodait la science aux intérêts de sa lutte fractionnelle. C'est ainsi que les défenseurs de l'interprétation « féodale » de la société asiatique avaient le rapport de forces. Yolk déclara : « Je veux faire une mise en garde contre cette théorie (celle du mode de production asiatique). Ce qui est réellement important, c'est de la démasquer politiquement, et non d'établir « la pure véritéé sur l'existence ou non du « mode de production asiatique »[12] . Bien plus, Yolk et Godes accusèrent les quelques défenseurs de cette théorie d'avoir des penchants trolskystes et Yolk fit observer que : « les conceptions des trotskistes soulignant l'existence en Chine d'un capitalisme commercial, et insistant sur le caractère anticapitaliste de la révolution actuelle, se distinguaient de celles des partisans du mode de production asiatique(…), mais que cependant les conséquences politiques des deux conceptions étaient identiques : elles repoussaient le caractère antiféodal — démocratique bourgeois — de l'étape actuelle du mouvement révolutionnaire chinois. »[13] . Et c'est ainsi que, à partir des problèmes tactiques et stratégiques de la révolution chinoise, le combat fractionnel conduisit à la dénonciation d'une théorie scientifique qui ne pouvait être accommodée avec le point de vue de Staline.
Pendant tes vingt années, et plus, qui suivirent, la théorie de la « société asiatique » resta un sujet tabou en Union Soviétique et ensuite dans les « démocraties populaires » et en Chine. Mais les idées d'un mode de production asiatique survivent encore ici et là dans d'autres endroits du monde jusqu'aux « purges » et jusqu'à la publication du livre de Staline en 1938 : Matérialisme dialectique et historique.
Les partis communistes des pays coloniaux et semi-coloniaux qui, comme tous les autres partis communistes, suivirent aveuglement le zig-zag de la ligne stalinienne, adoptèrent la théorie stalinienne de la révolution par étapes, ce qui veut dire que dans ces pays, l'étape de la révolution était « démocratique-nationale » ou « démocratique-bourgeoise » et qu'ils devaient constituer un front avec la « bourgeoisie nationale ». Admettre que dans ces pays, la société traditionnelle pré-impérialiste avait été une société asiatique revient à admettre qu'une telle classe bourgeoise nationale n'a jamais existé. Ils essayèrent par tous les moyens de trouver des signes d'existence de ces « bourgeoisies nationales » et là où ils ne les trouvent pas, ils durent les inventer. Au lieu de tirer leur opinion politique d'une recherche scientifique et critique du développement historique, ils ont combiné leur formule par un a priori et ne pouvaient accepter aucune théorie ne s'accommodant pas avec celte formule. Il acceptaient sans discussion la théorie linéaire de Staline, précisé dans son Matérialisme dialectique et historique des « quatre étapes » par lesquelles toute société devait nécessairement être passée ou passer : le communisme primitif, la société esclavagiste, le féodalisme et le capitalisme.
De plus, le sentiment national a également joué un rôle non négligeable à faire rejeter la théorie du « mode de production asiatique » par des historiens asiatiques, à la fois nationalistes et marxistes. Ils ressentaient comme une insulte à leur fierté nationale d'accepter une théorie considérant leur société comme stationnaire, immobile et a-historique.
Selon Marx, les éléments fondamentaux du mode de production asiatique étaient les suivants :
- La « propriété tribale ou commune » et « l'absence légale » de la propriété privée.
- « L'unité d'auto-subsislance d'artisanat et d'agriculture » dans la commune rurale, qui alors « contient en elle-même toutes les conditions de la production de surplus et de la reproduction » et qui, en conséquence, maintient une force de cohésion essentielle qui résiste à la désintégration et à l'évolution économique plus tenacement que n'importe quel autre système[14] .
- Un pouvoir central qui régularise l'irrigation artificielle, condition première de l'agriculture dans ces sociétés, et qui entreprend de grands travaux
- Par suite, l'Etat réussit à prendre et à concentrer entre ses mains la plus grande partie du surplus social, et il y naît une strate bureaucratique qui se maintient grâce à ce surplus et constitue le pouvoir dominant la société et son « gouvernement despotique »[15] .
Marx a effectivement souligner que la stagnation de la société asiatique se situait antérieurement à l'effet de la pénétration coloniale occidentale. Il voyait « la solidité des fondements du despotisme oriental » dans les communes rurales, décrivait la vie de ces communes comme étant « sans dignité stagnante et végétative », qui « transformait une nature sociale d'auto-développement en un destin naturel ne devant jamais changer » et terminait en disant que le genre humain ne pourrait « accomplir son destin sans une révolution fondamentale de la nature sociale de l'Asie » et que « quels qu'aient pu être les crimes de l'Angleterre (en Inde), elle était l'outil inconscient de l'histoire en apportant cette révolution »[16] .
Ces idées relatives à la société asiatique conduisirent un grand nombre de « marxistes » européens à avoir une attitude de supériorité envers le monde colonial, et les « marxistes » les utilisèrent pour justifier la colonisation. Ils parlaient de la nécessité de créer une « politique coloniale socialiste » pour « l'amélioration des peuples arriérés ». Ils soutenaient souvent que les « nouveaux besoins qui se feraient sentir après la victoire de la classe ouvrière et son émancipation économique, rendraient la possession des colonies nécessaire, même dans un système futur de gouvernement socialiste »[17] .
En 1953, avec la publication des Grundrisse le débat sur le « mode de production asiatique » se renouvelle. Par ironie du sort, ce débat fut repris pour la première fois a l'Ouest, non par les marxistes, mais par des anti-marxistes et des « marxologues ». Karl Wittfogel reprit le sujet en 1957 dans son livre Oriental Despotism dans lequel il affirme la caractère bureaucratique de l'Etat asiatique comme étant la caractéristique principale de la société asiatique. Il accusa Marx d'avoir « mystifié » la nature de la bureaucratie des sociétés asiatiques parce qu'il n'avait pas « désigné la bureaucratie fonctionnaire comme étant la classe dirigeante du despotisme oriental »[18] par peur de condamner la bureaucratie en germe dans l'Etat socialiste qu'il voulait instaurer. Ce livre est une complète apologie de la propriété privée, une justification de la domination du socialisme sous le couvert de totalitarisme, et de l'Union Soviétique dans laquelle il voit une restauration du despotisme oriental dont la bureaucratie est la classe dirigeante.
Un autre auteur, cette fois « marxologue », M. Shlomo Avineri de l'Université Hébraïque de Jérusalem, a publié un livre sous le titre « Karl Marx on colonialism and modernization » dans lequel il a recueilli des écrits de Marx sur la Chine, l'Inde, le Mexique, le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, introduits longuement par l'auteur. M. Avineri conclut que « Marx demeure un penseur orienté vers l'Europe », que ses investigations dans la société non européenne « ne pourraient jamais se concilier avec sa philosophie générale de l'histoire » et que « l'intégration du monde non européen dans un système historique global » est impossible parce que « l'idée même d'histoire a peu de sens en dehors de la tradition occidentale »[19] . Cependant, Avineri tente, au nom de Marx, de justifier l'expansion coloniale de l'Europe. « Puisque la société orientale », dit-il « ne peut se développer de façon autonome, elle ne peut évoluer vers le capitalisme au travers d'une dialectique de changements autonomes ; et puisque Marx pose le postulat selon lequel la victoire finale du socialisme dépend de l'universalisation antérieure du capitalisme », il en arrive nécessairement à devoir souscrire à l'expansion coloniale européenne, comme une brutale, mais nécessaire étape vers la victoire du socialisme ; tout comme les horreurs de l'industrialisation sont « dialectiquement nécessaires à la révolution prolétarienne mondiale, puisque sans elles, les pays d'Asie (et sans doute l'Afrique) ne seront pas capables de se libérer de leur arriération stagnante »[20] .
Aussitôt arrivée la déstalinisation et spécialement après le 20e congrès du Parti communiste d'U.R.S.S., en 1956, de jeunes étudiants soviétiques commençaient à abandonner le dogmatisme rigide de l'ère de Staline, à briser le carcan stalinien des « quatre étapes » et se laissaient tenter par le concept du mode de production asiatique. Mais l'anathème de 1931 continuait de peser lourdement sur leur réflexion et ce sont de jeunes étudiants des « démocraties populaires » et de France qui jouèrent le rôle de pionniers dans la redécouverte de ce concept.
Bien qu'il faille apprécier que le concept ne soit plus ni tabou ni imprononçable dans le monde communiste, pourtant les formes qu'ont prises sa résurrection et son utilisation actuelle montrent que beaucoup de ceux qui l'utilisent aussi bien dans le monde communiste qu'à l'Ouest, ne sont pas uniquement guidés par des considérations scientifiques. Quelles qu'aient été les motivations premières de ces écrivains soviétiques ou pro-soviétiques, il est difficile de ne pas s'apercevoir de leur approche anti-chinoise. Ils utilisent le nom de Marx et d'Engels pour tenter d'insinuer que les seules civilisations façonnées par l'Antiquité classique ont la possibilité d'avoir une histoire authentique, qui leur soit propre, excluant de l'histoire de l'humanité les peuples dont les traditions de civilisation se sont produites différemment. La conclusion manifeste réside en ceci que la Chine n'a jamais eu ni histoire, ni civilisation dignes de ce nom jusqu'à la guerre de l'Opium et, en conséquence, que la révolution chinoise ne fut qu'une révolution de second ordre et que la politique de la bureaucratie communiste de la Chine est une « séquelle » du mode de production asiatique. En bref, les arguments utilisés par Wittfogel contre l'Union Soviétique, le sont actuellement par les écrivains pro-soviétiques contre la Chine, et tout cela pour « prouver » que celle-ci n'a pas la compétence d'assurer la direction du camp communiste. Dans la « guerre froide » entre les deux grandes bureaucraties, une théorie scientifique importante est ainsi maniée pour affirmer « l'infériorité » de tous les peuples du tiers monde, et pour les juger incompétents à réaliser une « véritable révolution prolétarienne ».
Même si l'auteur vient du Tiers-Monde, il n'est pas politiquement « tiers-mondiste ». Qu'il soit du côté occidental contre l'Union Soviétique ou dans le camp communiste contre la Chine, cette façon de réduire le concept du mode de production asiatique à une arme de guerre froide est un crime bien pire encore contre la science que le tabou de la théorie globale. Au lieu de clarifier, c'est confus. Au lieu d'aider les peuples coloniaux à comprendre leur société et leur histoire, afin de connaître les moyens de la changer, il les incite à rejeter l'entièreté de la théorie, et leur rend difficile, sinon impossible, la compréhension des problèmes de leurs sociétés et la vision de la voie à suivre pour résoudre ces problèmes. Il est donc utile de tracer dès l'origine le développement de cette théorie, dans l'esprit de Marx et d'Engels, Marx a concentré tous ses efforts sur l'étude du capitalisme dans le débat relatif aux sociétés pré-capitalistes, il n'a pas essayé de dégager l'histoire économique de chacune de ces sociétés, pas plus qu'il ne s'est intéressé à la dynamique interne des sociétés pré-capitalistes. Il s'est principalement intéressé aux facteurs apparaissant dans les formations sociales précédentes rendant possible l'émergence d'une société capitaliste. Par leurs contradictions internes et leur structure particulière certaines d'entre elles étaient potentiellement porteuses, dans une certaine conjoncture, à certains endroits et à certaines périodes, d'une transformation en système capitaliste. D'autres pas. Mais, dans l'analyse de Marx, on devrait faire la distinction entre ce qu'il a appelé bien souvent « les modes de production caractérisés par certains rapports » et « les formes de tels rapports qui peuvent exister en différentes périodes ou dans des contextes socio-économiques différents », c'est-à-dire une distinction entre « certains modes de production dominants de la société, comme par exemple la production Capitaliste dans l'Europe moderne, et les rapports capitalistes qui peuvent exister dans un contexte où il existe d'autres modes de production dominants, comme l'esclavage dans l'Antiquité ou dans la société asiatique traditionnelle qui ont leur propre mode de production dominant »[21] .
En insistant sur la viabililé de la commune et sur sa force de résistance à la désintégration historique, il insistait simplement sur le manque de dynamique interne et sur le manque de facteurs préalables rendant possible l'émergence d'une société capitaliste. « Aucune mésinterprétation de Marx n'est plus grotesque que celle qui insinue qu'il n'envisageait exclusivement la révolution que dans les pays Industriellement développés de l'Ouest »[22] . Il est vrai qu'au début, Marx considérait le capitalisme comme une étape nécessaire vers la réalisation de l'idéal social et le libre développement des potentialités humaines, puisque le capitalisme peut créer les conditions économiques et technologique par lesquelles un tel développement est possible. En conséquence, il voyait dans le pouvoir capitaliste des Anglais en Inde une force révolutionnaire sapant les vieux rapports économiques et sociaux et créant les conditions nécessaires au développement du capitalisme. Cependant, les hindous « ne récolteront pas les fruits des éléments neufs de la société, dispersés autour d'eux, tant que les nouvelles classes dirigeantes, en Grande-Bretagne même, ne seront pas évincées par le prolétariat industriel : ou tant que les Hindous ne seront pas devenus suffisamment forts pour se libérer entièrement du joug anglais. »
Mais une nouvelle étude devait amener Marx à modifier par la suite les idées exprimées dans ses écrits des années 1850. Dans les années 1870, le mouvement révolutionnaire russe et l'espoir d'une révolution en Russie attirèrent son attention sur les problèmes russes, auxquels il commença à beaucoup s'intéresser. Les révolutionnaires russes, parmi lesquels la position sur la commune rurale faisait l'objet de divergences de fond, le consultèrent sur le sujet et il était normal qu'il y consacrât une étude plus approfondie. En résultat de cette recherche, il semble que Marx ait cessé de souhaiter l'impact capitaliste comme force révolutionnaire agissant sur la « stagnation » des communes, et qu'il n'ait plus considéré le capitalisme comme une étape nécessaire vers le socialisme. Il reconnaissait aux communes la capacité de passer à une forme supérieure sans qu'elles soient détruites préalablement par le capitalisme. Il envisageait ainsi la possibilité pour la Russie de contourner l'étape de développement capitaliste et d'avoir un communisme basé sur les communes existantes.
Dans une lettre à Vera Sassoulltch en 1881, Marx écrit : « L’analyse donnée dans le « Capital » n’offre donc de raisons ni pour ni contre la vitalité de la commune rurale, mais l’étude spéciale que j’en ai faite, et dont j’ai cherché les matériaux dans les sources originales, m’a convaincu que cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie ; mais afin qu’elle puisse fonctionner comme tel, il faudrait d’abord éliminer les influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés et ensuite lui assurer les conditions normales d’un développement spontané. »[23] .
Et dans les brouillons de cette lettre, il écrivait : « Pour sauver la commune russe, il faut une Révolution russe. (...) Si la révolution se fait en temps opportun, (...) [la commune] se développera bientôt comme élément régénérateur de la société russe et comme élément de supériorité sur les pays asservis par le régime capitaliste.[24]
Dans la préface de l'édition russe du Manifeste Communiste de 1882, Marx et Engels vont même plus loin :
Mais en Russie, à côté de la spéculation capitaliste qui se développe fiévreusement et de la propriété foncière bourgeoise en voie de formation, plus de la moitié du sol est la propriété commune des paysans. Il s'agit, dès lors, de savoir si la communauté paysanne russe, cette forme déjà décomposée de l'antique propriété commune du sol, passera directement à la forme communiste supérieure de la propriété foncière, ou bien si elle doit suivre d'abord le même processus de dissolution qu'elle a subi au cours du développement historique de l'Occident.
La seule réponse qu'on puisse faire aujourd'hui à cette question est la suivante : si la révolution russe donne le signal d'une révolution prolétarienne en Occident, et que toutes deux se complètent, la propriété commune actuelle de la Russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste.
Cinq ans plus tôt en novembre 1877, dans une lettre à N. K. Mikhaïlovsky , Marx écrivait: « Si la Russie continue à marcher dans le sentier suivi depuis 1861, elle perdra la plus belle chance que l'histoire ait jamais offerte à un peuple, pour subir toutes les péripéties fatales du régime capitaliste » et « si la Russie tend à devenir une nation capitaliste à l’instar des nations de l’Europe occidentale, et pendant ces dernières années elle s’est donnée beaucoup de mal en ce sens, elle n’y réussira pas sans avoir préalablement transformé une bonne partie de ses paysans en prolétaires ; et après cela, amenée une fois au giron du régime capitaliste, elle en subira les lois impitoyables, comme d'autres nations profanes. »[25] .
A la lecture de ces citations de Marx et d'Engels, il devient évident qu'ils n'idéalisèrent pas le capitalisme, pas plus qu'ils ne crurent la « société asiatique » incapable de progresser et de parvenir à un stade supérieur sans l'aide du capitalisme occidental, comme les marxologues désirent nous le faire croire. Ce qu'ils soulignèrent, en effet, c'est la nécessité d'une révolution prolétarienne à l'Occident qui puisse compléter une révolution dans les pays non encore colonisés par l'Occident, ni encore capitalistes, comme l'était la Russie de cette époque, et la possibilité pour un tel pays d'éviter « les lois impitoyables » du capitalisme et à la commune rurale de devenir « un élément régénérateur » de la société. Dans des pays tels que l'Inde, où le capitalisme a déjà écrasé la commune rurale, c'est la révolution prolétarienne en Angleterre qui permettrait aux Hindous de « récolter les fruits des éléments nouveaux » ou à défaut, la seule alternative pour eux est de « se libérer entièrement du joug anglais » ; selon Marx, pour ainsi dire, le capitalisme occidental ne pourrait ni ne voudrait aider les sociétés « asiatiques » à progresser et se développer, même dans un système capitalisme tel qu'il existe à l'Occident. Mais ni la révolution russe, ni celle des autres sociétés « asiatiques » n'est arrivée à un « moment opportun », et n'a donné le signal de la révolution jusqu'en 1917 à « marcher dans le sentier suivi depuis 1861 », a perdu ainsi « la plus belle chance que l'histoire ait jamais offerte », et n'a pu éviter « les péripéties fatales » et les « lois impitoyables » du capitalisme. Il en est de même pour l'empire ottoman (y compris l'Orient arabe). Car la tâche spécifique de la société bourgeoise réside en l'établissement du marché mondial. « Sous peine de mort », le capitalisme occidental « force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ». Parce qu'il existait un développement inégal de l'histoire, l'impérialisme a infusé les rapports de production capitalistes et de propriété dans toutes les sociétés sous-développées, non seulement en Asie, mais aussi en Afrique et en Amérique Latine ; et bien que ces sociétés soient encore marquées par la survivance du passé, elles sont essentiellement gouvernées par les lois de l'économie mondiale capitaliste. Cette infusion des rapports capitalistes a été opérée sur des structures économiques différentes, par des forces extérieures, engendrant certaines contradictions sociales qui existent encore et agissent sur le développement de ces sociétés.
Les observations et les conclusions de Marx et d'Engels relatives aux sociétés pré-capitalistes asiatiques, sur le « mode de production asiatique » et les communes rurales furent essentiellement basées sur l'étude des sociétés indiennes, en partie chinoise et russe. Quant à l'Orient arabe et l'Empire ottoman, ils ne firent que l'effleurer. Et il ne pouvait pas en être autrement. Comparée aux moyens actuels, l'information sur ces pays était extrêmement défectueuse et trompeuse. Jusqu'au 19e siècle, « l'histoire musulmane n'était pas apparue (en Occident) comme discipline indépendante. Elle était subordonnée aux éludes linguistiques ou littéraires (elles-mêmes subordonnées aux études de l'hébreu et de l'Ancien Testament), ou comme le considère par exemple Gibbon , « un appendice à l'histoire du monde classique » »[26] . « Pas plus tard qu'au 18e siècle, il était d'ailleurs encore impossible de distinguer les limites entre les polémistes et les lettrés », et bien « qu'au 19' siècle et au début du 20e, ce fut le concept de l'historiographie scientifique qui l'emportât parmi les étudiants européens de l'Islam, les attitudes anciennes survivaient encore »[27] .
Des événements si fortement analogues, mais se situant dans des contextes historiques différents, conduisent à des résultats totalement dissemblables, sont fonction de circonstances empiriques différentes, de l'environnement naturel, des influences historiques extérieures, etc. En conséquence, nous ne pouvons utiliser les observations de Marx sur la société indienne et les conclusions qu'il en a tirées, comme principe de base à la compréhension du développement de l'Orient arabe. Tout ce que nous pouvons faire, c'est utiliser la méthode. Il est exact que le mode de production dominant de la société arabe traditionnelle était une variante du mode de production « asiatique » en question. Mais il n'est pas suffisant de le savoir. Car nous devons, pour comprendre les développements passés et actuels de l'Orient arabe, étudier ces développements séparément, découvrir quelles étaient les particularités spécifiques dans ce mode de production, quelles influences historiques extérieures ont joué et jouent encore sur la société arabe traditionnelle et comment ces éléments internes et externes se sont interpénétrés et s'interpénètrent encore. Et c'est le but exclusif de ce livre.
- ↑ Karl A. Wittfogel, Oriental Despotism , New Haven et Londres, p. 1.
- ↑ Karl A. Wittfogel, Oriental Despotism, New Haven et Londres, p. 372 .
- ↑ Eric Hobsbawm, éd., Pre-capitalist economic formations, par Karl Marx, p. 22.
- ↑ Ernest Mandel, The Formation of the Economic Thought ot Karl Marx, London, 1961, p. 120. (La Formation de la pensée économique de K. Marx).
- ↑ Karl Marx, Fondements de la critique de l'économie politique, Anthropos, 1967, p. 512.
- ↑ Marx, Engels, Correspondance, tome 3, lettre 178, Éditions sociales, Paris, 1975, pp. 384-385.
- ↑ La citation qui figure dans Quatrième internationale est « brochures écrites à des périodes très différentes pour clarifier mes propres idées et non pour être publiées » et la source donnée est « The Thought of Karl Marx, note de David MacMellan, p. 66 ». Il s'agit de toute évidence de l'ouvrage de David McLellan du même titre, qui à la page 122 de la seconde édition (1980) contient la citation en question, avec comme référence la préface de la Critique de l'Economie politique . D'autres auteurs font également référence à une lettre à Lassalle comme source de cette citation, mais sans en citer la date. Le mot « brochures », clairement impropre, a en conséquence été remplacé par « monographies » dans la suite du texte. (Note de la MIA)
- ↑ Engels, Anti-Dühring, édition anglaise, Moscou 1964, pp. 224, 249, 251.
- ↑ Hélène Carrère d'Encausse et Stuart Schram, Marxism and Asia, Londres 1969, p. 94.
- ↑ Mandel, op. cit., p. 117.
- ↑ Wittfogel, op. cit., p. 401.
- ↑ Wittfogel, op. cit., p. 403.
- ↑ Jan Pecirka, « Les discussions soviétiques sur le mode de production asiatique et sur la formation esclavagiste », Recherches internationales à la lumière du marxisme, mai-juin 1957, p. 62.
- ↑ Hobsbawm, Pre-capitalist formations, p. 83.
- ↑ Hobsbawm, Pre-capitalist formations, p. 71.
- ↑ Karl Marx, The British rule in India , 1853.
- ↑ Carrère d'Encausse, op. cit. p. 125. Van Kol au Congrès de l'Internationale Socialiste d'Amsterdam (14-20 août 1904).
- ↑ Wittfogel, op. cit., p. 381 .
- ↑ Avineri, p. 13.
- ↑ Avineri, p. 30.
- ↑ Cette distinction a été soulignée par Hobsbawm dans son introduction à Marx, Pre-capitalist formations, et par Maxime Rodinson dans un article de New Left Review.
- ↑ Hobsbawm, Pre-capitalist formations, p. 49.
- ↑ Karl Marx, Réponse à Vera Zassoulitch , 8 mars 1881.
- ↑ Karl Marx, Projet de réponse à Vera Zassoulitch , 1881.
- ↑ Karl Marx, « Réponse à Mikhailovsky », 1877, in Pages choisies pour une éthique socialiste, Librairie Marcel Rivière, 1948.
- ↑ 26 Bernard, Lewis, Historians of the Middle East, Londres, 1962, p. 13.
- ↑ Ibid.