Mes complots

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Pendant les dix‑huit mois de mon séjour dans ce pays hospitalier, j'ai été accusé de toute une série de terribles complots.

Il y a quelques mois, M. Toledano a déclaré dans un meeting que j'étais en train de préparer la grève générale contre le gouvernement du général Càrdenas. Ni plus ni moins.

Le chef du parti communiste (je crois qu'il s'appelle Laborde[1]) a déclaré dans une manifestation publique, en présence du Président de la République, que j'étais engagé dans un complot fasciste avec les généraux Cedillo et... Villareal[2].

Le lendemain, chacun de ces messieurs les accusateurs balançait sa propre accusation comme on jette un mégot, l'oubliait lui‑même et passait à de nouvelles inventions.

Aujourd'hui, est à l'ordre du jour mon voyage de vacances à Patzcuaro, Jiquilipan, Guadalajara et Morelia. On m'accuse maintenant non pas de préparer la grève générale ou l'insurrection fasciste, mais de... voyager au Mexique, de me loger dans des hôtels et rencontrer des citoyens mexicains et de m'entretenir avec eux. Oui, j'ai effectivement commis tous ces crimes (!), j'ajoute que je l'ai fait avec une grande satisfaction.

De la part des différentes couches de la population, ouvriers, enseignants, militaires, artistes, des autorités de l'Etat et des municipalités, je n'ai rencontré que la prévenance et l'hospitalité qui de façon générale caractérisent si vivement les Mexicains. A Patzcuaro, quelques instituteurs, qui étaient venus nous voir, Diego Rivera et moi, de leur propre initiative, se sont entretenus avec moi de la situation en U.R.S.S. et plus particulièrement de l'éducation populaire. Je leur ai exposé les mêmes conceptions que j'ai déjà exposées souvent dans mes livres et articles. Pour leur assurer la précision nécessaire, je leur ai donné la déclaration écrite ci‑jointe[3]. Autant que je sache, aucun de ces instituteurs ne se considère ni ne se dit « trotskyste ».

A Jiquilpan, Guadalajara et Morelia, je n'ai malheureusement pas fait de telles rencontres, car je ne suis resté que quelques heures dans chacune de ces localités.

A Guadalajara, le centre d'opérations de mon « complot » fut le Palais Municipal, l'Université et l'orphelinat, où j'ai vu les fresques d'Orozco[4]. Beaucoup de gens m'ont abordé pour me demander des autographes ou simplement pour me serrer la main. A quelques‑uns, comme je l'avais fait à Patzcuaro, j'ai demandé en plaisantant : « N'avez‑vous pas peur d'approcher un contre‑révolutionnaire et fasciste ? ». A cette question, j'ai reçu presque invariablement la même réponse : « Personne de sensé ne le croit. » Il est inutile de dire que cette réponse m'a apporté une grande satisfaction morale.

En ce qui concerne ma « conspiration » avec le Dr Atl[5], je ne puis que dire que j'ai entendu pour la première fois son nom par les dernières « révélations ». Je n'ai jamais rencontré le Dr Atl et n'ai pas l'honneur de le connaître.

Je ne doute pas que cette déclaration qui contient la réfutation d'une nouvelle dénonciation fausse, sera interprétée par les dénonciateurs comme « une intervention dans la vie intérieure du Mexique[6] ». Mais le procédé n'abusera personne. J'ai fait une promesse précise au gouvernement de ce pays, c'est‑à-dire au gouvernement du général Càrdenas, et pas au gouvernement de Lombardo Toledano. Personne ne m'a dit que M. Toledano était chargé de surveiller ma conduite. Je n'ai jamais promis de me taire sur les calomnies ou les calomniateurs. Je me suis réservé le droit, dans ma maison, comme pendant mes voyages, de respirer l'air du Mexique, de rencontrer des citoyens de ce pays, de m'entretenir avec eux, de visiter les monuments artistiques et, quand je le juge nécessaire, de fustiger publiquement et en les appelant par leur nom les « démocrates », « socialistes » et « révolutionnaires » qui ‑ oh, ignominie ! ‑ se sont chargés de faire en sorte, par le mensonge et la calomnie, que je sois livré aux mains du G.P.U.

  1. Trotsky fait seulement semblant d'ignorer le nom du secrétaire général du P.C.M. Hernàn Laborde (1896‑1955), cheminot, avait été porté au secrétariat général en 1929 à la suite d'une purge sévère. Il était évidemment prêt à toutes les campagnes contre Trotsky, mais se montra moins zélé pour « l'action directe ».
  2. Ces accusations avaient été lancées dans un meeting le 18 novembre 1937. Le général Cedillo était un conspirateur d'extrême‑droite. L'amalgame est grossier. Antonio I. Villareal (1879‑1944) enseignant, journaliste, dirigeant du parti libéral mexicain (le parti de la révolution démocratique), collaborateur de Regeneracion avant 1910, avait fondé en 1912 la première confédération syndicale mexicaine et fait rouvrir en 1914 dans la capitale la Casa del Obrero Mundial. Il avait été président de la Convention nationale d'Aguascalientes en 1917. Il n'avait pu, pour des raisons personnelles, participer aux travaux de la commission Dewey, mais l'avait soutenue. Trotsky était à ses yeux un révolutionnaire de sa génération, qu'il admirait et respectait. D'où les attaques du P.C. et des hommes de Moscou.
  3. Trotsky avait rédigé la déclaration en russe et Jean van Heijenoort, qui l'accompagnait dans ce voyage, l'avait traduite sur‑le‑champ.
  4. José Clemente Orozco (1883‑1949) était l'un des grands peintres « muralistes » de la révolution et du Mexique contemporain.
  5. Dr Atl était le pseudonyme de Gerardo Murillo (1875‑1964) peintre et poète, lui aussi vétéran de la révolution mexicaine, collaborateur de Carranza, avait été le maître de Diego Rivera. Il avait ensuite évolué vers le fascisme et était lié au général Cedillo. On a émis l'hypothèse qu'il se soit trouvé des « témoins »pour le « voir » à cause d'une certaine ressemblance avec André Breton qui accompagnait Trotsky dans ce voyage.
  6. Chaque fois que Trotsky se défendait contre une attaque calomnieuse de gens comme Lombardo Toledano, ceux‑ci clamaient qu'en les attaquant, Trotsky « intervenait » dans la vie politique mexicaine et violait ainsi ses engagements...