Lettre au Comité Central du Parti Communiste Allemand, 16 mars 1920

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Camarades,

Je viens de lire votre proclamation. Mon opinion est que le K. P. D. court à la faillite morale et politique. Je ne puis comprendre, comment, dans une telle situation, en peut écrire des phrases de ce genre : La classe ouvrière, est, en ce moment, incapable d'agir ; il faut le déclarer ouvertement.

Le seul fait que le gouvernement Lüttwitz-Kapp a pris la place du gouvernement Bauer-Noske, n'apporte pas de changement immédiat à la marche de la grande lutte de classe. Ecrire de pareilles choses, c'est faire le jeu de ces misérables éléments du mouvement ouvrier qui crient sans cesse : Tout cela ne mène à rien. Ils peuvent maintenant se réclamer du K. P. D.

Après avoir, dès le premier jour, nié la capacité d'action du prolétariat, on fait paraître le jour suivant une proclamation : « Le moment est enfin arrivé où le prolétariat allemand doit commencer la lutte pour la dictature du prolétariat et la république des soviets ». Et dans ce but on décide de faire : La grève générale (Et cela après la déclaration formelle sur la complète incapacité d action). Puis quand la grève générale a fait sortir des usines tous les ouvriers, on fixe les élections des comités et on convoque un congrès des comités centraux. Bref, politiquement et en matière d'organisation, nos « pontifes » cassent le cou à la grève générale. Moralement ils l'achèvent. Selon moi. c'est un crime que de briser l'action en criant au fort de la lutte : Le prolétariat ne remuera même pas le petit doigt pour la Republique démocratique.

Savez-vous comment cela s'appelle ? Le plus traître coup de couteau dans le dos que l'on ait jamais donné au prolétariat allemand ! Jusqu'à l'heure actuelle je croyais que nous étions tous d'accord sur les points suivants : Quand une action a lieu, même pour le but le plus stupide (la révolution de novembre n'avait aucun but raisonnable et même aucun but du tout) nous devons soutenir cette action, nous efforcer par nos mots d'ordre de la canaliser vers un autre but révolutionnaire et développant cette action faire en sorte que les masses comprennent notre but. Mais il ne faut jamais crier dès le début : « Ne pas remuer même le petit doigt ! » seulement parce que le but ne nous plaît pas. Il faut immédiatement donner des mots d'ordre concrets, dire aux masses ce qui doit être fait à l'instant. Il faut, cela va de soi, élargir le mot d'ordre, l'élargir peu à peu. La république des soviets, cela vient ensuite et non au début. Personne, me semble-t-il, ne pense en ce moment aux élections des conseils de fabriques et d'usines. Pour le moment, le seul mot d'ordre est : L'armement du prolétariat ! Maintenant, regardez dans la Rote Fahne[1] de dimanche l'article intitulé : Que faire ? Nous devrions bien nous dire qu'au cas de l'échec de l'insurrection militaire, le gouvernement Bauer-Ebert-Noske, s'il revenait au pouvoir, ne serait plus l'ancien gouvernement, car il aurait perdu son appui de droite. Ce serait, comme en janvier 1919, où il s'est modifié après avoir perdu son soutien de gauche. C'est pourquoi il faut maintenant faire tous ses efforts pour que l'émeute soit écrasée, sans compromis ! Si on y réussit, toute « République démocratique » future ira fatalement à gauche, car elle aura perdu son soutien de droite. Et c'est alors seulement que viendra le temps où nous pourrons déployer notre propre front ! Mais à l'heure présente nous devons agir avec tous les autres (sans même en excepter les social-démocrates), mais avec des mots d'ordre différents de ceux des Indépendants. (Si seulement nous avions les mots d'ordre qui traînent dans la rue et non des mots d'ordre livresques !) Dans tous les cas, il faut avant tout écraser l'insurrection, et le reste nous sera donné par surcroît. (Notre mot d'ordre pour l'heure présente : Contre tout compromis !)

Et au lieu de cela, nos aimables camarades mènent des pourparlers ! Je ne puis conserver le calme en pensant que l'occasion que nous attendions depuis de longs mois s'est enfin présentée : la droite a fait une bêtise colossale ; et au lieu de lancer quelques proclamations, profiter de la situation pour assurer à notre Parti, comme en 1918, le rôle dirigeant, nous nous amusons à des bagatelles. Je ne puis énumérer tous les détails, il y a de quoi faire hurler. Je ne vois pas comment le Parti se remettra jamais de ce coup. Que de fois n'avions-nous pas dit : « Que vienne l'émeute contre-révolutionnaire ! alors nous marcherons avec les social-démocrates, car ils seront liquidés au cours de l'action. » Et maintenant ? Ne pas remuer même le petit doigt ? Et c'est là un mot d'ordre communiste ?

Cette nuit, pour la première fois depuis que je suis ici, je n'ai pas dormi de toute cette histoire et je veux encore ajouter quelque chose à ce que je vous ai écrit hier. Ce qui pour moi était hier soir une profonde désillusion est aujourd'hui un sujet d'indignation. Je vais pourtant tâcher de faire abstraction de mes sentiments personnels pour ne considérer que les faits.

  1. Tout d'abord, en ce moment a lieu une grève à laquelle participent les ouvriers de toute l'Allemagne, Berlin y compris ; c'est là, je suppose, un fait que ne peut nier même le Comité Central du Parti Communiste d'Allemagne qui a déclaré que le prolétariat était incapable d'action. Mais une grève suppose des revendications. En la déclarant, il faut savoir ce qu'on veut en obtenir. En d'autres termes, il faut savoir ce qui doit être réalisé pour que le travail recommence : quelles sont les revendications auxquelles doit satisfaire l'adversaire ? C'était au K. P. D. de formuler ces revendications, car le Vorwärts[2], il va de soi, ne l'a pas fait. Ces exigences sont :
    1. L'armement du prolétariat pour la sécurité de la République, c'est-à-dire la distribution d'armes aux ouvriers politiquement organisés ;
    2. La capitulation sans conditions des Kapp-Lüttwitz. Ceci est de la plus haute importance. Évidemment, il y a déjà des machinations, on noue des intrigues ;
    3. L'arrestation immédiate des chefs de l'émeute et leur jugement par un tribunal prolétaire exceptionnel, extraordinaire, car le conseil de guerre c'est de la comédie et rien de plus ! Ce que le Comité Centra] du K. P. D. écrit dans sa proclamation du 16 mars est inapplicable dans la pratique. « République Soviétiste », « Convocation du congrès de conseils » ce ne sont pas là des revendications de grève, avant l'acceptation desquelles on ne saurait reprendre le travail. Ce ne sont même pas en général des revendications que l'on puisse poser à l'adversaire. « A bas la dictature militaire ! A bas la démocratie bourgeoise ! » Ce ne sont pas non plus des revendications, ce ne sont que des phrases.

      Les revendications concrètes énumérées dans la proclamation et qui ont été ensuite supprimées (pourquoi ?) ne valaient rien non plus. Ce n'est pas la démission « du gouvernement Kapp, mais son arrestation » qu'il faut réclamer. Les traîtres n'ont pas à donner de démission. « Le désarmement de la Reichswehr » est également un non-sens : si on faisait droit à cette revendication dirigée en partie contre les éléments de la « Reichswehr » sur l'appui desquels les ouvriers pourraient compter, cela pousserait dans le camp adverse les éléments qui sont contre l'émeute militaire. Enfin la confiscation immédiate des armes qui sont entre les mains de la bourgeoisie et la création d'une milice ouvrière sont des mesures qui ne peuvent être réalisées du jour au lendemain ; cela demande des semaines, et c'est pourquoi, ces revendications ne sont pas des revendications de grève. Je ne vois pas, en ce moment, d'autres revendications à présenter que celles que je viens de citer. Peut-être, au cours de l'action, en surgira-t-il de nouvelles que je ne puis prévoir.
  2. Avec les mots d'ordre que j'ai indiqués, le K. P. D. aurait ainsi donné à la grève la raison d'être dont elle est privée maintenant. Avec ces mots d'ordre, au bout de quelque temps on aurait vu la justesse de ce que le K. P. D. affirmait dès le début, savoir que les social-démocrates ne prendraient pas part, ou plutôt ne pourraient prendre part à l'action jusqu'au bout. Et alors, mais seulement alors, ç'aurait été le moment de montrer aux masses qui avait trahi leurs intérêts, qui était responsable de leur insuccès. Alors, mais seulement alors, quand les masses auraient adopté nos revendications et que les « meneurs » refusant de soutenir ces revendications auraient fait défection, la marche même des événements en aurait suscité de nouvelles : les Soviets, le Congrès des Soviets, la République Soviétiste, l'abolition de la république démocratique, etc. Toutes ces revendications auraient surgi d'elles-mêmes, si les revendications de la grève avaient reçu satisfaction. C'est autour de ces dernières qu'il faut tout faire converger dans le moment présent : si on y fait droit, la République glisse fatalement vers la gauche, même si Noske reste au pouvoir, ce qui est à peu près impossible. Car si les revendications de la grève étaient satisfaites, le prolétariat deviendrait le soutien de la République, et le nouveau gouvernement, quel que fût son nom, ne serait qu'une enseigne au changement radical survenu dans le rapport des anciennes forces sociales. Et alors, après six mois de développement normal, nous aurions la République soviétiste.

A l'heure actuelle, en ce qui concerne l'organisation, voici ce que nous devrions faire :

  1. Une fois, ou même selon les circonstances, deux fois par jour, publier une petite feuille, de caractère général où il y aurait l'appréciation de la situation, les conclusions à en tirer, les revendications et, ce qui est particulièrement important, une critique de l'action du Comité de grève qui se dispose à engager des pourparlers ;
  2. Publier des proclamations aux soldats ;
  3. Des feuilles dirigées contre les membres de la social-démocratie ;
  4. Des feuilles éclairant les fonctionnaires sur le sens de la situation ;
  5. Des feuilles pour les cheminots et les employés des P. T. T. ;
  6. Faire en sorte que la vague du mouvement enfle de plus en plus, organiser de grandes manifestations au parc de Treptow en évitant toutefois les collisions ;
  7. Préparer les cadres de la lutte, même sans armes. D'ailleurs, quand commencera le combat entre les troupes amenées pour rétablir l'ordre et celles de la ville, la population ne devrait pas rester indifférente. Il devrait y avoir des cadres préparés à l'avance, ne serait-ce que pour tenir en respect la racaille qui va surgir des bas-fonds et agir à l'arrière de nos troupes et pour n'avoir pas à répandre le sang.

Prison cellulaire, 16 mars 1920.

  1. Journal du KPD.
  2. Journal du Parti Social-démocrate (SPD).