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Lettre à Marceau Pivert, 22 décembre 1938
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 22 décembre 1938 |
La Voie de l’Avant-Garde révolutionnaire en France
Cher Camarade Pivert,
Je reconnais que ce n’est pas sans hésitations que je me suis décidé à vous écrire cette lettre. Non seulement parce que nos opinions politiques sont loin de coïncider, mais parce que l'idée même de m'adresser d'un pays lointain à un militant politique de France pour une question qui concerne la France peut sembler déplacée. Cependant j’ai rejeté ces doutes. La situation est si critique, le sort du prolétariat de la France et de toute l’Europe, à un degré considérable du monde entier, dépend dans une telle mesure du prochain développement des événements en France, les éléments fondamentaux de la situation sont si clairs même à grande distance, que je considère inadmissible de ne pas faire la tentative de m’expliquer avec vous, alors que tout n’est pas encore perdu.
Le développement en France a marché durant les trois ou quatre dernières années plus lentement qu’il était possible de s’y attendre en 34-35 lorsque j’écrivais la brochure Où va la France ? La réalité vivante est toujours plus riche en possibilités, en tournants, en complications, que le pronostic théorique. Mais la marche générale des événements m’a apporté malgré tout rien d’essentiellement nouveau en comparaison de notre conception. Je ne veux pas m’arrêter ici là-dessus, car j’ai consacré à cette question mon dernier article, « L’Heure de la Décision approche », qui, je l'espère, paraîtra bientôt en français (j’en joins en tout cas la copie à cette lettre). Le développement approche manifestement du dénouement. Comme dénouement, il ne peut y avoir que l’établissement d’une dictature fasciste, dans les premiers temps pré-fasciste (bonapartiste) de type militaire, ou la victoire du prolétariat. Je ne pense pas que nous soyons là-dessus en désaccord avec vous. Je ne pense pas non plus qu’il y ait un désaccord quant aux délais : un an ou deux, selon moi, c’est le délai maximum qui reste jusqu’au dénouement « définitif », c’est-à-dire irréparable pour de longues années.
Ce qui peut sauver la situation en France, c’est la création d’une véritable organisation révolutionnaire de quelques milliers d’hommes comprenant clairement la situation, complètement affranchie de l’influence de l’opinion publique bourgeoise et petite-bourgeoise ( « socialiste », « anarcho-syndicaliste » etc.) et disposée à aller jusqu’au bout. Une telle avant-garde saura trouver le chemin des masses. Dans les dix ou quinze dernières années nous avons vu plus d’une fois comment, sous les coups de grandioses événements, tombent en poussière les grands partis traditionnels et leurs groupements, dans le genre du Front de Fer (sans fer), du Front populaire (sans peuple) etc. Ce qui ne se brise pas ni ne tombe en poussière, c’est uniquement ce qui a été soudé par des idées révolutionnaires claires, précises, intransigeantes.
Je n’ai pas la possibilité de suivre de près l’activité de votre parti, je ne connais pas sa composition intérieure et c’est pourquoi je m’abstiens de prononcer une appréciation. Mais je connais les autres partis du bureau de Londres, lesquels existent depuis bien plus d’un an. Je me demande : votre parti peut-il aborder de grandioses tâches la main dans la main avec Fenner Brockway, Walcher, Sneevliet, Brandler et autres vénérables invalides qui non seulement n’ont en rien démontré leur capacité de s’orienter dans les événements révolutionnaires, mais au contraire ont démontré à plusieurs reprises leur incapacité absolue dans l’action révolutionnaire et, les années suivantes, leur incapacité non moins absolue d’apprendre quoi que ce fût de leurs propres erreurs? Le meilleur groupe parmi eux fut le P.O.U.M. Mais n’est-il pas clair que l’effroi du P.O.U.M. devant l’opinion publique petite-bourgeoise de la IIe et de la IIIe Internationale et surtout des anarchistes, fut l’une des principales causes de l’effondrement de la révolution espagnole ?
De deux choses l’une. Ou bien le prolétariat français, trompé et affaibli par Blum, Thorez, Jouhaux et compagnie, sera pris à l’improviste et écrasé sans résistance, comme le prolétariat d’Allemagne, d’Autriche et de Tchécoslovaquie... Mais inutile de faire des calculs sur la base de cette variante : la prostration servile ne réclame aucune stratégie. Ou bien, dans cette période qui reste, l’avant-garde du prolétariat français relèvera encore la tête, rassemblera autour d’elle les masses et se trouvera capable tant de résister que d’attaquer. Mais cette variante suppose un tel essor des espoirs des masses, de leur confiance en elles, de leur passion, de leur colère contre l’ennemi, que tout ce qui est moyen, intermédiaire, informe, sera rejeté à l’écart et dissipé au vent. Seuls des révolutionnaires disposés à aller jusqu’au bout sont capables de diriger une véritable insurrection des masses, car les masses distinguent excellemment les oscillations de l’esprit de décision inébranlable. A l’insurrection des masses, il faut une ferme direction. Et sans insurrection, la catastrophe est inévitable et dans un délai très court.
Je ne vois pas d’autre voie à la formation immédiate d’une avant-garde révolutionnaire en France que l’unification de votre parti et de la section de la IVe Internationale. Je sais qu’entre les deux organisations se mènent des pourparlers sur la fusion et loin de moi l’idée de m’immiscer dans ces pourparlers ou de donner d’ici des conseils concrets. J’aborde la question d’un point de vue plus général. Le fait que les pourparlers durent et traînent me semble être une circonstance extrêmement alarmante, le symptôme d’une discordance entre la situation objective et l’état des esprits dans les rangs les plus avancés de la classe ouvrière. Je serais heureux d’apprendre que je me trompe.
Vous portez une grande responsabilité, camarade Pivert, fort semblable à la responsabilité qui pesait sur Andrés Nin dans les premières années de la révolution espagnole. Vous pouvez donner aux événements une grande impulsion vers l’avant. Mais vous pouvez aussi jouer le rôle fatal de frein. Dans des moments de crise politique aiguë, l’initiative individuelle est capable d’exercer une grande influence sur la marche des événements. Il est seulement nécessaire de se décider fermement à une chose : aller jusqu ’au bout.
J’espère que vous apprécierez à leur juste valeur les motifs qui m’ont guidé en vous écrivant cette lettre et je vous souhaite chaleureusement le succès dans la voie de la révolution prolétarienne.