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Lettre à Léon Trotski, mars-avril 1928
Auteur·e(s) | Evgueni Preobrajenski |
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Écriture | mars 1928 |
Je considère inopportun que vous souleviez la question chinoise. Pourquoi ? Parce que, selon toutes les indications, la révolution chinoise est dans une étape de reflux. Nous avons beaucoup de temps avant une nouvelle montée. Pendant ce temps, nous aurons beaucoup d'occasions d'étudier fondamentalement l'histoire chinoise, sa vie économique actuelle, les rapports de classe et la dynamique du développement de tout le pays. Comme vous le savez, il n'y avait jamais l'unanimité parmi nous sur la question chinoise. Ni Radek, ni Smilga, ni moi-même ne sommes d'un âge à changer nos points de vue sous l'influence de nouveaux arguments en politique (encore moins sous l'influence de la répétition des vieux arguments). Nos points de vue ne peuvent être influencés que par des faits nouveaux d'une importance décisive. Si l'insurrection de Canton était une aventure — et indiscutablement c'en était une car ce n'était pas une entreprise provenant du mouvement des masses — comment une telle entreprise peut-elle créer une situation nouvelle, un point de départ pour une nouvelle expérience et pour une réestimation de toutes les entreprises antérieures ? Il est inadmissible de considérer l'insurrection de Canton comme une aventure et, en même temps, d'essayer de l'utiliser pour procéder à une telle réestimation.
J'avoue sincèrement que, selon toutes les apparences extérieures, je sortis battu de ma controverse avec vous sur la question chinoise (je crois que c'était au début ou au milieu de novembre 1927) mais je ne fus pas convaincu. Plus d'une fois depuis lors j'ai médité sur ces thèmes, mais ma conclusion reste toujours la même : vous avez tort. Voici brièvement mon point de vue.
Votre position n'est forte que dans l'impression extérieure qu'elle produit, que dans sa simplicité schématique et sa clarté, mais elle n'est pas viable. L'analogie faite avec la marche de notre révolution parle non en votre faveur mais contre vous. Nous avions eu une révolution bourgeoise battue en 1905. Bien que la bourgeoisie, même à cette époque, se fut révélée une force contre-révolutionnaire (pendant le soulèvement de décembre), notre parti orienta le prolétariat vers une nouvelle révolution démocratique bourgeoise, comme étant une étape nécessaire à la lutte ultérieure pour le socialisme, avec un nouveau rapport de forces. Lénine avait-il tort ou raison quand, même en 1915-16, c'est-à-dire après avoir mis en avant le mot d'ordre de transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, il considéra nécessaire pour la Russie, pendant la première étape, de s'orienter vers la révolution démocratique bourgeoise et non vers la dictature du prolétariat ? Et il estimait puérile la position de Boukharine et de Piatakov (qui parlaient de mettre en avant le mot d'ordre d'une révolution socialiste directe). Je pense que Lénine avait raison. Et c'est seulement après que la révolution démocratique bourgeoise fut réalisée mais non complétée, en février que Lénine mit en avant le mot d'ordre de la dictature du prolétariat, le mot d'ordre de la révolution qui doit, en route, compléter la révolution démocratique bourgeoise et passer à la reconstruction socialiste de la société. En attendant, les deux révolutions chinoises ne nous ont pas encore donné ce que nous avions obtenu de Février seulement, ni dans le sens des conquêtes matérielles, ni, ce qui est plus important, dans le sens de la création des conditions pour l'organisation de soviets d'ouvriers et de paysans sur une très grande échelle, ce que nous avions obtenu immédiatement après la chute du tsarisme. D'autre part, je ne crois pas que, dans la Chine d'aujourd'hui, il y ait un mouvement dans le sens de la bourgeoisie procédant d'une manière évolutive, tel que celui qui assura l'élimination pacifique des résidus féodaux en Allemagne après la révolution battue de 1848. En résumé : la Chine a encore à faire face à une lutte colossale, âpre et prolongée pour des choses aussi élémentaires que l'unification nationale de la Chine, sans parler du problème colossal de la révolution démocratique bourgeoise agraire. Il n'est pas possible aujourd'hui de dire si la petite bourgeoisie chinoise sera capable de créer une espèce quelconque de parti semblable à nos s. r. (socialistes-révolutionnaires) ou si de tels partis seront créés par des droitiers rompant avec le parti communiste, etc. Une seule chose est claire. L'hégémonie du futur mouvement appartient toujours au prolétariat, mais le contenu social de la première étape de la future troisième révolution chinoise ne peut pas être caractérisée comme un bouleversement socialiste. Vous pourrez difficilement montrer, si nous recourons toujours à des analogies, que la situation présente en Chine est l'étape comprise entre Février et Octobre, mais s'étendant sur une période de plusieurs années. Il n'y a pas eu de février en Chine, le mouvement a été écrasé au seuil de Février, bien que, sur certains points, les choses aient progressé même au delà de Février (l'esprit contre-révolutionnaire de toute la bourgeoisie grande et moyenne, des koulaks et du capitalisme commercial). Votre erreur fondamentale réside dans le fait que vous déterminez le caractère d'une révolution sur la base de qui la fait, de quelle classe, c'est-à-dire par le sujet réel, tandis que vous semblez accorder une importance secondaire au contenu social objectif de ce processus. La révolution de Novembre en Allemagne n'a pas été faite par la bourgeoisie, mais personne ne considère que c'était une révolution prolétarienne. La révolution de 1789 fut complétée par la petite bourgeoisie mais personne n'a caractérisé la grande Révolution française de révolution petite bourgeoise. La révolution chinoise sera dirigée, dès le début, par le prolétariat et celui-ci se fera payer pour cela dès le début, mais, malgré ce fait, la première étape de cette révolution restera une étape de bouleversements démocratiques bourgeois, tandis que la composition des forces agissantes et de celles organisées par l'Etat restera celle de la dictature du prolétariat et de la paysannerie.
Un mot sur votre remarque à propos de l'ignorance de « millions et de millions de paysans et de la révolution agraire ». Vous y faites allusion comme à une « objection pitoyable » et ajoutez « Zinoviev » entre parenthèses. Vous ne pouvez guère avoir oublié que tous deux, Radek et moi, vous avons soulevé cette objection. Je ne suis pas opposé à de vives attaques dans une polémique de principe entre amis, mais je suis opposé à être traqué, avec Radek, sous le pseudonyme de Zinoviev. Nous sommes tout à fait capables de nous battre sous nos noms honorablement acquis.
J'ai une demande très urgente à vous faire, Lev Davidovitch ; si vous écrivez une réponse et si vous l'envoyez à toute notre communauté en exil, veuillez faire taper ma lettre et l'envoyer également. Mais en général, comme je l'ai déjà indiqué, je ne suis pas en faveur d'une discussion sur cette question à présent. Je ne considère pas non plus que nos divergences sont essentielles, car nous avons toujours été unanimes sur ce que le P.C. Chinois devait faire pratiquement, à présent et lorsqu'une nouvelle montée révolutionnaire aurait lieu.