Lettres à propos de l'insurrection de Canton

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Mars-Avril 1928

Introduction de la revue Quatrième Internationale (1949)[modifier le wikicode]

« La chute du régime de Tchang-Kaï-Chek, à la suite des victoires remportées par les armées paysannes de Mao-Tsé-Tung, le leader du Parti Communiste Chinois, ouvre objectivement une nouvelle phase de la révolution chinoise au XXe siècle.
La première phase date de 1911, quand la bourgeoisie naissante, guidée par Sun-Yat-Sen et le parti qu'il fonda, le Kuo-Min-Tang, renversa la dynastie mandchoue qui régnait sur le pays depuis 1644. Cependant, la faiblesse politique et économique de la bourgeoisie chinoise, à cette époque, ne lui permit pas de consolider son pouvoir a l'échelle nationale et d'empêcher que celui-ci tombe entre les mains de satrapes militaires régionaux.
Immédiatement après la fin de la première guerre mondiale, la bourgeoisie chinoise, renforcée entretemps par le développement des forces productives du pays et du capitalisme, reprit avec succès sa marche vers la centralisation du pouvoir entre ses mains, en partant de ses fortes positions dans le Sud du pays et dans les grands centres urbains. Parallèlement au renforcement de la bourgeoisie se développaient le prolétariat chinois et son organisation syndicale et politique. L'influence de la Révolution d'Octobre accéléra immensément ce processus. De 1919 à 1920, les grèves se succèdent en Chine, des syndicats s'organisent. En 1920 naît le Parti Communiste Chinois, qui acquiert vite une très grande influence dans le jeune prolétariat chinois et dans la paysannerie pauvre.
En 1925 commence la deuxième phase de la Révolution chinoise. Les masses ouvrières et paysannes font une irruption violente sur la scène politique et exercent une pression accrue sur la bourgeoisie représentée par le Kuo-Min-Tang. Il s'agissait d'obtenir, sans nouveaux délais, la solution des problèmes de caractère bourgeois-démocratique (unification du pays, réforme agraire, indépendance nationale) que le pays devait impérieusement affronter.
La politique du Parti Communiste de l'U. R. S. S. et de l'Internationale Communiste fut divisée sur cette question. La direction Boukharine-Stallne mit en avant la théorie menchevique de la révolution par étapes et décréta que les problèmes bourgeois-démocratiques seraient résolus par la bourgeoisie aidée par le prolétariat ; par conséquent la direction politique de cette première phase devait appartenir à la bourgeoisie et à son parti, le Kuo-Min-Tang. Le rôle du Parti Communiste Chinois, en tant qu'organisation et politique indépendante, était superflu et même nuisible : le Parti Communiste devait se subordonner au Kuo-Min-Tang et se dissoudre dans celui-ci. Cette politique de trahison fut imposée aux communistes chinois, malgré la lutte vigoureuse mené par l'Opposition de Gauche russe, et Trotsky en particulier. Cette politique aboutit en 1927 à l'écrasement du mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans chinois, et à l'installation du régime dictatorial de Tchang-Kaï-Chek.
Les lettres que nous publions ci-dessous datent de 1928 et se rapportent aux événements qui marquèrent la fin de la Révolution chinoise de 1925-1927, à l'estimation de ces événements ainsi qu'au caractère et aux lâches de la troisième Révolution à venir. Elles permettent, d'autre part, d'apprécier la façon dont furent posées les questions de la Révolution chinoise dans son ensemble, non seulement entre la direction Boukharine-Staline et l'Opposition de Gauche, mais à l'intérieur même de celle-ci, Préobrajensky appartenant au centre directeur de notre fraction en U. R. S. S.
L'insurrection de Canton dont il est question dans ces lettres eut lieu le 11 décembre 1927, plusieurs mois après que Tchang-Kaï-Chek, leader du Kuo-Min-Tang (longtemps couvert par Moscou comme un « camarade » et un dirigeant de la « Révolution démocratique-bourgeoise ») eut « trahi ».
Dans la ville de Canton, 4.200 hommes armés, dont 1.200 militants et 8.000 ouvriers, sous la direction d'un « Soviet des Ouvriers, Paysans et Soldats » qu'ils avaient proclamé et qui assura pour 50 heures environ le pouvoir dans la ville, affrontèrent, dans un héroïque combat désespéré, une armée de 50.000 hommes que Tchang-Kaï-Chek lança contre eux.

Pour affronter la nouvelle phase de la Révolution chinoise qui s'ouvre actuellement, toute politique révolutionnaire doit prendre en considération les enseignements des événements et de la politique suivie dans les années 1923-1927.
La Chine est un pays où, malgré les survivances féodales, les relations économiques dominantes sont capitalistes : développement extraordinairement rapide de l'industrie par le capital commercial et bancaire ; dépendance complète des plus importantes régions agricoles envers le marché ; rôle énorme croissant du commerce extérieur ; subordination multiple du village chinois à la ville. En Chine, il n'existe pas une caste féodale des propriétaires terriens opposée à la bourgeoisie. Le type d'exploiteur le plus répandu et le plus haï dans les campagnes est le koulak usurier, l'agent du capital financier dans les villes.
Pour toutes ces raisons, la solution de tous les problèmes impérieux auquel le pays doit toujours faire face — unification nationale et indépendance de l'impérialisme ; réforme agraire — ne pourra se trouver dans aucun régime intermédiaire « démocratique-bourgeois », dans aucun compromis avec la bourgeoisie ou l'impérialisme, mais uniquement dans la dictature du prolétariat allié à la paysannerie pauvre, dictature seule capable d'imposer les mesures nécessaires pour atteindre de tels buts.
Les staliniens chinois s'engagent à nouveau dans la voie du compromis avec la bourgeoisie et l'impérialisme et envisagent une période de développement de la Chine avec des relations économiques capitalistes contrôlées par un gouvernement « démocratique-populaire » ; cette politique ne peut que frustrer une fois encore la victoire des masses chinoises. Mais il faut compter avec l'intervention inévitable de celles-ci.
La Chine entre dans une longue crise révolutionnaire. Les répercussions en sont déjà énormes dans tout le monde colonial asiatique, ainsi que sur le rapport de forces entre l'impérialisme et la révolution.
Nous aurons à revenir souvent sur les développements de la nouvelle phase de la Révolution Chinoise, à les suivre attentivement, à les étudier, et aussi à les exploiter au mieux pour assurer, cette fois-ci, le triomphe de cette Révolution. »

Première lettre de Trotski à Préobrajensky, 2 mars 1928[modifier le wikicode]

La Pravda publie, en plusieurs feuilletons, un long article intitulé « La signification et les leçons de l'Insurrection de Canton ». Cet article est vraiment remarquable à la fois pour les informations de première main précieuses et vérifiées qu'il contient et pour sa claire exposition de contradictions et d'une confusion qui sont d'une nature principielle.

Il commence par donner une estimation de la nature sociale de la révolution elle-même. Comme nous le savons tous, c'est une révolution démocratique-bourgeoise, ouvrière et paysanne. Hier on la supposait se développant sous la bannière du Kuo-Min-Tang, aujourd'hui elle se développe contre le Kuo-Min-Tang.

Mais, de l'avis de l'auteur, la révolution et même toute la politique officielle, conservent un caractère démocratique bourgeois. Passons ensuite au chapitre qui traite de la politique du pouvoir soviétique. Nous y trouvons que « dans les intérêts des ouvriers, le Soviet de Canton publia des décrets établissant... le contrôle ouvrier sur la production, réalisé au moyen de comités d'usines (et)... la nationalisation de la grande industrie, des transports et des banques ».

Il continue par l'énumération des mesures suivantes : « La confiscation de tous les appartements de la grande bourgeoisie pour qu'ils soient mis à la disposition des travailleurs... »

Ainsi les ouvriers avaient le pouvoir à Canton, par leur Soviet. En fait, le pouvoir était entre les mains du Parti communiste, c'est-à-dire du parti du prolétariat. Le programme comprenait non seulement la confiscation de ce qui pouvait encore rester de propriété féodale en Chine, non seulement le contrôle ouvrier sur la production, mais aussi la nationalisation de la grande industrie, des banques et des transports, ainsi que la confiscation des appartements des bourgeois et de toute leur propriété pour qu'ils soient mis à là disposition des travailleurs. La question suivante se pose : si telles sont les méthodes de la révolution bourgeoise, à quoi ressemblera la révolution socialiste en Chine ? Quelle autre classe pourrait effectuer le bouleversement et par quelles sortes de mesures différentes ? Nous remarquons que, dans un développement réel de la révolution, la formule d'une révolution démocratique-bourgeoise, ouvrière et paysanne appliquée à la Chine dans la présente période, au stade donné du développement, est une formule creuse, une fiction, une bagatelle. Ceux qui insistaient sur cette formule avant l'insurrection de Canton, et surtout ceux qui insistent sur elle maintenant, après l'insurrection, répètent (dans des conditions différentes) la faute principielle commise par Zinoviev, Kamenev, Rykov et les autres en 1917. On peut objecter que la révolution agraire n'a pas encore été résolue en Chine ! C'est vrai. Mais elle n'était pas plus résolue dans notre propre pays avant l'instauration de la dictature du prolétariat. Dans notre pays, ce ne fut pas la révolution démocratique bourgeoise mais la révolution socialiste prolétarienne qui réalisa la révolution agraire, laquelle était, de plus, beaucoup plus profonde que celle qui est possible en Chine, étant données les conditions historiques du système chinois de propriété terrienne. On peut dire que la Chine n'est pas encore mûre pour la révolution socialiste. Mais ce serait une manière abstraite et figée de poser la question. La Russie, prise en soi, était-elle donc mûre pour le socialisme ? La Russie était mûre pour la dictature du prolétariat comme la seule méthode capable de résoudre tous les problèmes nationaux ; mais en ce qui concerne le développement socialiste, celui-ci, dépendant des conditions économiques et culturelles d'un pays, est lié indissolublement à tout le développement futur de la révolution mondiale. Ceci s'applique en tout et en partie à la Chine également. Si huit à dix mois plus tôt, ce n'était qu'une prévision (plutôt tardive), aujourd'hui c'est une déduction irréfutable de l'expérience du soulèvement de Canton. Il serait erroné de plaider que le soulèvement de Canton était grosso modo une aventure et que les réels rapports de classe s'y reflétaient sous une forme déformée.

En premier lieu, l'auteur de l'article ci-dessus mentionné ne considère pas du tout l'insurrection de Canton comme une aventure, mais comme une étape tout à fait légitime dans le développement de la révolution chinoise. Le point de vue officiel général combine l'estimation de la révolution comme étant une révolution démocratique bourgeoise à une approbation du programme d'action du gouvernement de Canton. Mais, même en estimant que l'insurrection de Canton était un putsch, on ne peut arriver à la conclusion que la formule de la révolution démocratique bourgeoise est une formule viable. L'insurrection était évidemment inopportune. Elle l'était. Mais les forces de classe et les programmes qui en découlent inévitablement furent révélés par l'insurrection dans toute leur validité. La meilleure preuve en est qu'il était possible et nécessaire de prévoir à l'avance le rapport des forces qui fut dévoilé par l'insurrection de Canton. Et ceci fut prévu.

Cette question est intimement liée à la question primordiale du Kuo-Min-Tang. Incidemment, l'auteur de l'article raconte, avec une visible satisfaction, qu'un des mots d'ordre de combat du soulèvement de Canton était : « A bas le Kuo-Min-Tang ! » Les bannières et les insignes du Kuo-Min-Tang furent déchirés et piétinés. Mais récemment encore, même après la « trahison » de Wan-Tin-Wei, nous entendions les déclarations solennelles : « Nous n'abandonnerons pas la bannière du Kuo-Min-Tang ! » O, ces pauvres révolutionnaires !

Les ouvriers de Canton mirent le Kuo-Min-Tang et toutes ses tendances hors la loi. Qu'est-ce que cela implique ? Cela implique que pour résoudre les tâches nationales fondamentales, ni la grande bourgeoisie ni non plus la petite bourgeoisie n'ont pu fournir une force permettant au parti du prolétariat de résoudre en commun avec lui les tâches de la « révolution démocratique bourgeoise ». Mais « nous » négligeons les millions et les millions de paysans et la révolution agraire... Objection pitoyable... Car la clef de toute la situation réside précisément dans le fait que la tâche de la conquête du mouvement paysan incombe au prolétariat, c'est-à-dire directement au parti communiste ; et cette tâche ne peut pas en réalité être résolue autrement qu'elle ne l'avait été par les ouvriers de Canton, c'est-à-dire sous la forme de la dictature du prolétariat dont les méthodes se transforment, dès le début même, inévitablement, en méthodes socialistes. Réciproquement, le sort général de ces méthodes ainsi que de la dictature dans son ensemble est décidé en dernière analyse par le cours du développement mondial, ce qui naturellement n'exclut pas mais au contraire présuppose une juste politique de la part de la dictature prolétarienne, politique qui consiste à fortifier et à développer l'alliance des ouvriers et des paysans et à s'adapter en tous points aux conditions nationales, d'une part, et au cours du développement mondial, de l'autre. Jouer avec la formule de la révolution démocratique bourgeoise, après l'expérience de l'insurrection de Canton, c'est marcher à rencontre de l'Octobre Chinois, car des soulèvements révolutionnaires, quels que puissent être l'héroïsme et l'esprit de sacrifice, ne peuvent être victorieux sans une orientation politique générale correcte.

Certes, la révolution chinoise est « passée dans une nouvelle phase plus élevée » — mais ceci est juste non dans le sens qu'elle jaillira demain ou le jour suivant, mais dans le sens qu'elle a révélé le vide du mot d'ordre de la révolution démocratique bourgeoise. Engels a dit qu'un parti qui manque une situation révolutionnaire et subit par suite une défaite se transforme en un zéro. Ceci s'applique également au parti chinois. La défaite de la révolution chinoise n'est en rien plus petite que la défaite en Allemagne en 1923. Bien entendu, nous devons comprendre la référence au « zéro » d'une manière sensée. Bien des choses annoncent que la prochaine période en Chine sera une période de reflux révolutionnaire, un lent processus d'assimilation des leçons des plus cruelles défaites, et par conséquent d'affaiblissement de l'influence directe du parti communiste. D'où il découle pour celui-ci la nécessité de tirer des conclusions profondes dans toutes les questions de principe et de tactique. Et ceci est impossible sans une discussion ouverte et complète de toutes les erreurs fatales commises jusqu'à présent. Bien entendu cette activité ne doit pas tourner en une activité menant à l'isolement. Il est nécessaire de tenir fermement la main sur le pouls de la classe ouvrière afin de ne pas commettre d'erreurs d'appréciation des rythmes et non seulement de savoir reconnaître une nouvelle vague montante, mais aussi de s'y préparer à temps.

Réponse de Préobrajensky[modifier le wikicode]

Je considère inopportun que vous souleviez la question chinoise. Pourquoi ? Parce que, selon toutes les indications, la révolution chinoise est dans une étape de reflux. Nous avons beaucoup de temps avant une nouvelle montée. Pendant ce temps, nous aurons beaucoup d'occasions d'étudier fondamentalement l'histoire chinoise, sa vie économique actuelle, les rapports de classe et la dynamique du développement de tout le pays. Comme vous le savez, il n'y avait jamais l'unanimité parmi nous sur la question chinoise. Ni Radek, ni Smilga, ni moi-même ne sommes d'un âge à changer nos points de vue sous l'influence de nouveaux arguments en politique (encore moins sous l'influence de la répétition des vieux arguments). Nos points de vue ne peuvent être influencés que par des faits nouveaux d'une importance décisive. Si l'insurrection de Canton était une aventure — et indiscutablement c'en était une car ce n'était pas une entreprise provenant du mouvement des masses — comment une telle entreprise peut-elle créer une situation nouvelle, un point de départ pour une nouvelle expérience et pour une réestimation de toutes les entreprises antérieures ? Il est inadmissible de considérer l'insurrection de Canton comme une aventure et, en même temps, d'essayer de l'utiliser pour procéder à une telle réestimation.

J'avoue sincèrement que, selon toutes les apparences extérieures, je sortis battu de ma controverse avec vous sur la question chinoise (je crois que c'était au début ou au milieu de novembre 1927) mais je ne fus pas convaincu. Plus d'une fois depuis lors j'ai médité sur ces thèmes, mais ma conclusion reste toujours la même : vous avez tort. Voici brièvement mon point de vue.

Votre position n'est forte que dans l'impression extérieure qu'elle produit, que dans sa simplicité schématique et sa clarté, mais elle n'est pas viable. L'analogie faite avec la marche de notre révolution parle non en votre faveur mais contre vous. Nous avions eu une révolution bourgeoise battue en 1905. Bien que la bourgeoisie, même à cette époque, se fut révélée une force contre-révolutionnaire (pendant le soulèvement de décembre), notre parti orienta le prolétariat vers une nouvelle révolution démocratique bourgeoise, comme étant une étape nécessaire à la lutte ultérieure pour le socialisme, avec un nouveau rapport de forces. Lénine avait-il tort ou raison quand, même en 1915-16, c'est-à-dire après avoir mis en avant le mot d'ordre de transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, il considéra nécessaire pour la Russie, pendant la première étape, de s'orienter vers la révolution démocratique bourgeoise et non vers la dictature du prolétariat ? Et il estimait puérile la position de Boukharine et de Piatakov (qui parlaient de mettre en avant le mot d'ordre d'une révolution socialiste directe). Je pense que Lénine avait raison. Et c'est seulement après que la révolution démocratique bourgeoise fut réalisée mais non complétée, en février que Lénine mit en avant le mot d'ordre de la dictature du prolétariat, le mot d'ordre de la révolution qui doit, en route, compléter la révolution démocratique bourgeoise et passer à la reconstruction socialiste de la société. En attendant, les deux révolutions chinoises ne nous ont pas encore donné ce que nous avions obtenu de Février seulement, ni dans le sens des conquêtes matérielles, ni, ce qui est plus important, dans le sens de la création des conditions pour l'organisation de soviets d'ouvriers et de paysans sur une très grande échelle, ce que nous avions obtenu immédiatement après la chute du tsarisme. D'autre part, je ne crois pas que, dans la Chine d'aujourd'hui, il y ait un mouvement dans le sens de la bourgeoisie procédant d'une manière évolutive, tel que celui qui assura l'élimination pacifique des résidus féodaux en Allemagne après la révolution battue de 1848. En résumé : la Chine a encore à faire face à une lutte colossale, âpre et prolongée pour des choses aussi élémentaires que l'unification nationale de la Chine, sans parler du problème colossal de la révolution démocratique bourgeoise agraire. Il n'est pas possible aujourd'hui de dire si la petite bourgeoisie chinoise sera capable de créer une espèce quelconque de parti semblable à nos s. r. (socialistes-révolutionnaires) ou si de tels partis seront créés par des droitiers rompant avec le parti communiste, etc. Une seule chose est claire. L'hégémonie du futur mouvement appartient toujours au prolétariat, mais le contenu social de la première étape de la future troisième révolution chinoise ne peut pas être caractérisée comme un bouleversement socialiste. Vous pourrez difficilement montrer, si nous recourons toujours à des analogies, que la situation présente en Chine est l'étape comprise entre Février et Octobre, mais s'étendant sur une période de plusieurs années. Il n'y a pas eu de février en Chine, le mouvement a été écrasé au seuil de Février, bien que, sur certains points, les choses aient progressé même au delà de Février (l'esprit contre-révolutionnaire de toute la bourgeoisie grande et moyenne, des koulaks et du capitalisme commercial). Votre erreur fondamentale réside dans le fait que vous déterminez le caractère d'une révolution sur la base de qui la fait, de quelle classe, c'est-à-dire par le sujet réel, tandis que vous semblez accorder une importance secondaire au contenu social objectif de ce processus. La révolution de Novembre en Allemagne n'a pas été faite par la bourgeoisie, mais personne ne considère que c'était une révolution prolétarienne. La révolution de 1789 fut complétée par la petite bourgeoisie mais personne n'a caractérisé la grande Révolution française de révolution petite bourgeoise. La révolution chinoise sera dirigée, dès le début, par le prolétariat et celui-ci se fera payer pour cela dès le début, mais, malgré ce fait, la première étape de cette révolution restera une étape de bouleversements démocratiques bourgeois, tandis que la composition des forces agissantes et de celles organisées par l'Etat restera celle de la dictature du prolétariat et de la paysannerie.

Un mot sur votre remarque à propos de l'ignorance de « millions et de millions de paysans et de la révolution agraire ». Vous y faites allusion comme à une « objection pitoyable » et ajoutez « Zinoviev » entre parenthèses. Vous ne pouvez guère avoir oublié que tous deux, Radek et moi, vous avons soulevé cette objection. Je ne suis pas opposé à de vives attaques dans une polémique de principe entre amis, mais je suis opposé à être traqué, avec Radek, sous le pseudonyme de Zinoviev. Nous sommes tout à fait capables de nous battre sous nos noms honorablement acquis.

J'ai une demande très urgente à vous faire, Lev Davidovitch ; si vous écrivez une réponse et si vous l'envoyez à toute notre communauté en exil, veuillez faire taper ma lettre et l'envoyer également. Mais en général, comme je l'ai déjà indiqué, je ne suis pas en faveur d'une discussion sur cette question à présent. Je ne considère pas non plus que nos divergences sont essentielles, car nous avons toujours été unanimes sur ce que le P.C. Chinois devait faire pratiquement, à présent et lorsqu'une nouvelle montée révolutionnaire aurait lieu.

Deuxième lettre de Trotski à Préobrajensky, fin avril 1928[modifier le wikicode]

Votre lettre a voyagé pendant 22 jours. Il est difficile de discuter de questions vitales dans de telles conditions et, à mon avis, la question chinoise est des plus vitales, parce que la lutte continue à se dérouler en Chine, les armées de partisans sont sur le terrain et une insurrection armée a été mise à l'ordre du jour, comme vous le savez sans doute de la dernière résolution du Plenum de l'Exécutif de l'I.C.

Pour commencer, je veux répondre à un point mineur mais irritant. Vous dites que je polémique inutilement contre vous sous le pseudonyme de Zinoviev. Vous êtes tout à fait dans l'erreur. Je crois, incidemment, que le malentendu s'est produit par suite de la délivrance irrégulière du courrier. J'ai écrit au sujet de l'affaire de Canton, à un moment où j'étais informée de la fameuse lettre des deux mousquetaires (Zinoviev et Kamenev) et où, en outre, des rapports de Moscou faisaient savoir qu'ils avaient été munis de secrétaires pour dénoncer le « trotskysme ». J'étais certain que Zinoviev publierait plusieurs de mes lettres sur la question chinoise dans lesquelles je m'efforçais de prouver qu'en aucun cas il n'y aurait dans la révolution chinoise une époque spéciale de dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, parce qu'il y avait pour elle incomparablement moins de conditions préalables que dans notre propre pays et parce que l'expérience, et non la théorie, nous a déjà montré que la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, en tant que telle, ne s'était pas réalisée dans notre propre pays. Toute ma lettre était donc écrite en vue des « dénonciations » passées et futures de Zinoviev. En mentionnant l'accusation d'ignorer la paysannerie, je n'avais pas oublié un seul instant certaines de nos discussions sur la Chine — mais je n'avais aucune raison de mettre sur vos lèvres cette accusation banale contre moi : car nous reconnaissez, je l'espère, qu'il est possible, sans le moins du monde ignorer la « paysannerie », d'arriver à la conclusion que la seule voie pour résoudre la question paysanne passe par la dictature du prolétariat. De sorte que — ne vous vexez pas, mon cher E. A. d'une comparaison de chasseur — vous assumez gratuitement le rôle du lièvre effrayé qui conclut que le fusil est dirigé contre lui alors que la poursuite se fait sur une piste tout à fait différente.

J'en étais venu à l'opinion qu'il n'y aurait pas de dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie en Chine au moment où le gouvernement de Wuhan fut formé. Je m'étais basé précisément sur l'analyse des faits sociaux les plus fondamentaux et non sur la manière dont ils étaient politiquement réfractés, ce qui, on le sait bien, prend souvent des formes particulières, étant donné que, dans cette sphère, entrent des facteurs d'ordre secondaire, y compris la tradition nationale. J'étais convaincu que les faits sociaux fondamentaux avaient déjà clairement déblayé le chemin à travers les particularités de la superstructure politique quand le naufrage de Wuhan détruisit complètement la légende du Kuo-Min-Tang de gauche, lequel paraît-il embrassait les neuf-dixièmes de tout le Kuo-Min-Tang. En 1924-25 il était presque admis comme un lieu commun que le Kuo-Min-Tang était un parti ouvrier et paysan. Ce parti s'avéra « de façon inattendue » un parti capitaliste bourgeois. Une autre version fut alors créée, selon laquelle celui-ci n'était qu'un « sommet », mais que le véritable Kuo-Min-Tang, les neuf-dixièmes du Kuo-Min-Tang, était un parti paysan révolutionnaire. Une fois encore, il s'avéra que « de façon inattendue », le Kuo-Min-Tang de gauche, en tout et en parties, procéda à l'écrasement du mouvement paysan qui on le sait bien, a de grandes traditions en Chine et des formes propres d'organisation traditionnelles qui se sont largement répandues au cours de ces années. C'est pourquoi, quand vous écrivez dans un esprit d'abstraction absolue qu' « il n'est pas possible de dire aujourd'hui si la petite bourgeoisie chinoise sera capable de créer une espèce quelconque de parti semblable à nos S.-R. ou si de tels partis seront créés par des droitiers rompant avec le Parti communiste, etc. », voici ma réponse à cet argument de la « théorie des improbabilités » : en premier lieu, même si un parti S.-R. était créé, il ne s'ensuivrait pas du tout une quelconque dictature du prolétariat et de la paysannerie, de même qu'il n'y en a pas eu dans notre pays malgré des conditions infiniment plus favorables ; deuxièmement, au lieu de deviner si la petite bourgeoisie est capable dans l'avenir — c'est-à-dire avec une aggravation des rapports de classe — de jouer un rôle indépendant plus ou moins grand (imaginons qu'un morceau de bois tire soudainement une balle ?) on devrait plutôt se demander pourquoi la petite bourgeoisie s'est avérée incapable de jouer un tel rôle dans un passé récent, quand elle avait à sa disposition les conditions les plus favorables : le parti communiste avait été poussé dans le Kuo-Min-Tang, celui-ci était qualifié de parti ouvrier et paysan, il était soutenu par toute l'autorité de l'Internationale communiste et de l'U.R.S.S., le mouvement paysan était largement développé et cherchait une direction, les intellectuelle étalent amplement mobilisés depuis 1919, etc.

Vous écrivez que la Chine a toujours à faire face au « colossal problème de la révolution démocratique bourgeoise agraire ». Pour Lénine, c'était le cœur de la question. Lénine souligna que la paysannerie, même en tant qu'état[1], est capable de jouer un rôle révolutionnaire dans la lutte contre l'état de la noblesse terrienne et la bureaucratie indissolublement liée à celle-ci, couronnée par l'autocratie tsariste. A l'étape suivante, dit Lénine, les koulaks, et avec eux une partie considérable des paysans moyens, rompront avec les ouvriers, mais ceci se produira déjà au cours de la transition vers la révolution prolétarienne, partie intégrante de la révolution internationale. Mais comment les choses se présentent-elles en Chine ? La Chine n'a pas de noblesse terrienne ; pas d'état de la paysannerie, soudé par une communauté d'intérêts contre les propriétaires fonciers. La révolution agraire en Chine est dirigée contre la bourgeoisie urbaine et rurale. Radek l'a souligné souvent — même Boukharine l'a maintenant à moitié compris. C'est en cela que réside le fond de l'affaire.

Vous écrivez que « le contenu social de la première étape de la future troisième révolution chinoise ne peut pas être caractérisé comme un bouleversement socialiste ». Mais nous courons ici le risque de tomber dans la scholastique boukharinienne et de nous occuper à couper des cheveux en quatre sur la terminologie, au lieu de donner une caractérisation vivante du processus dialectique. Quel fut le contenu de notre révolution d'Octobre 1917 à juillet 1918 ? Nous avions laissé les entreprises aux mains des capitalistes, nous limitant au contrôle ouvrier ; nous avions exproprié les propriétés terriennes et effectué le programme petit bourgeois S.-R. de partage des terres ; et, pour couronner le tout, pendant celle période, nous avions un co-participant au pouvoir sous la forme des S.-R. de gauche. On pourrait dire d'une manière totalement justifiée que « le contenu social de la première étape de la Révolution d'Octobre ne peut pas être caractérisé comme un bouleversement socialiste ». Je crois que Yakovlev et plusieurs autres professeurs rouges ont débité pas mal de sophismes à ce sujet. Lénine dit que nous avions achevé la révolution bourgeoise en route. Mais la révolution chinoise (la « troisième ») devra commencer par attaquer le koulak dès ses premières étapes ; elle aura à exproprier les concessions aux capitalistes étrangers, sans quoi il ne peut y avoir d'unification de la Chine dans le sens d'une véritable souveraineté étatique en économie et en politique. Autrement dit, la première étape même de la troisième révolution chinoise sera d'un contenu moins bourgeois que la première étape de la révolution d'Octobre.

D'autre part, les événements de Canton (ainsi que d'autres événements chinois antérieurs) ont démontré que la bourgeoisie « nationale » aussi, ayant derrière elle Hong-Kong, des conseillers étrangers et des croiseurs étrangers, prend une telle position à l'égard du moindre mouvement indépendant des ouvriers et des paysans que cela rend le contrôle ouvrier sur la production encore moins probable que ce ne fut le cas chez nous. En toute probabilité nous aurions à exproprier les usines, de toute dimension, aux premiers moments même de la « troisième révolution chinoise ».

Il est vrai que vous proposez simplement de mettre de côté les preuves provenant du soulèvement de Canton. Vous dites : « si » l'insurrection de Canton était une aventure — c'est-à-dire une entreprise ne provenant pas du mouvement des masses — par conséquent, « comment une telle entreprise peut-elle créer une situation nouvelle ?... » Mais vous-même savez qu'il n'est pas permis de simplifier ainsi la question. Je serais le dernier à contester le fait qu'il y avait des éléments d'aventurisme dans le soulèvement de Canton. Mais décrire les événements de Canton comme une sorte de tour de passe-passe d'où il ne découle aucune conclusion est une tentative supersimplifiée d'éviter l'analyse du contenu réel de l'expérience de Canton. En quoi résidait l'aventurisme ? Dans le fait que la direction, tentant de couvrir ses péchés passés, força monstrueusement la marche des événements et provoqua un avortement. Le mouvement de masse existait, mais il était inadéquat et pas assez mûr. Il est erroné de penser qu'un avortement ne peut rien nous apprendre sur l'organisme maternel et sur le processus de gestation. L'importance énorme et théoriquement décisive des événements de Canton en ce qui concerne les questions fondamentales de la révolution chinoise réside précisément dans le fait que nous avons là — « grâce à » l'aventure (oui, bien entendu) — ce qui arrive si rarement en histoire et en politique : virtuellement une expérience de laboratoire à une échelle gigantesque. Nous avons payé chèrement pour elle, mais c'est d'autant moins une raison d'en mettre les leçons de côté.

Les conditions de l'expérience étaient presque « chimiquement pures ». Toutes les résolutions adoptées antérieurement avaient inscrit, scellé et canonisé, comme deux et deux font quatre, que la révolution était une révolution agraire bourgeoise, que seuls ceux « qui sautaient par-dessus les étapes » pouvaient balbutier au sujet de la dictature du prolétariat basée sur une alliance avec les paysans pauvres qui constituent 80 % de la paysannerie chinoise, etc. Le dernier congrès du parti communiste chinois s'était réuni sous ce drapeau. Un représentant spécial du Comintern, le camarade N[2] était présent. Nous avions été prévenus que le nouveau comité central du parti communiste chinois était au-dessus de tout soupçon. Pendant ce temps, la campagne contre le soi-disant trotskysme atteignait son déchaînement le plus frénétique également en Chine. Or, au seuil même des événements de Canton, le comité central du parti communiste chinois adopte, selon les termes de la Pravda, une résolution déclarant que la révolution chinoise a pris un caractère « permanent »'''. En outre, le représentant du Comintern, le camarade N., avait la même position. Par caractère « permanent » de la révolution, voici ce que nous devons comprendre : en face de la tâche pratique la plus hautement responsable (bien qu'elle fut posée prématurément), les communistes chinois et même le représentant du Comintern, après avoir pris en considération toute l'expérience passée et le capital politique, tirèrent la conclusion que seuls les ouvriers, dirigés par les communistes, pouvaient diriger les paysans contre les agrariens (la bourgeoisie urbaine et rurale) et que seule la dictature du prolétariat, basée sur une alliance avec les centaines de millions de paysans pauvres pouvait s'ensuivre d'une telle lutte victorieuse. De même que, pendant la Commune de Paris qui avait aussi en elle les éléments d'une expérience de laboratoire (car le soulèvement eut lieu dans une seule ville isolée du reste du pays), les proudhoniens et les blanquistes recoururent à des mesures directement contraires à leurs propres doctrines et ainsi (selon Marx) révélèrent d'autant plus clairement la logique réelle des rapports de classe, de même à Canton, les dirigeants qui étaient bourrés jusque par-dessus les oreilles de préjugés contre l'épouvantail de la « révolution permanente », une fois qu'ils se mirent au travail furent coupables de ce péché originel permanent, le commettant dès les premiers pas. Qu'advint-il de l'antitoxine antérieure de martinovisme qui avait été injectée à doses pour chevaux et ânes ? Oh non ! Si cela avait été seulement une aventure, c'est-à-dire une sorte de tour de passe-passe ne montrant rien et ne prouvant rien, cette aventure eut été à l'image de ses créateurs. Mais non ! Cette aventure entra en contact avec la terre, elle fut nourrie des sucs des mouvements réels (bien qu'insuffisamment mûris) des masses et des rapports avec les masses ; et c'est à cause de cela que cette « aventure » saisit ses créateurs par la peau du cou, les souleva impoliment, les secoua en l'air et les déposa sur la tête, leur cognant le crâne sur les pavés chinois... Comme les dernières résolutions et le dernier article sur ce sujet en témoignent, ces « créateurs » continuent à danser sur la tête, à danser de façon « permanente » avec les pieds en l'air.

Il est absurde et inadmissible de dire qu'il est « inopportun » de tirer des conclusions d'événements vivants sur lesquels tout ouvrier révolutionnaire doit penser jusqu'au bout. Au moment du soulèvement de He Long-Ye Ting, je voulais soulever ouvertement la question que, en raison de l'achèvement du cycle de développement du Kuo-Min-Tang, seule l'avant-garde du prolétariat pouvait aspirer au pouvoir. Cela aurait présupposé pour celle-ci un nouveau point de vue, une nouvelle autoestimation — après une réévaluation de la situation objective — et une telle chose aurait exclu la façon aventuriste suivante d'aborder la situation : « Nous attendrons notre heure dans un petit coin, le moujik viendra à notre aide en commençant les choses, et quelqu'un d'une façon quelconque s'emparera du pouvoir et fera quelque chose. » A ce moment-là, quelques camarades me dirent : « Il est inopportune de soulever ces questions maintenant en relation avec le soulèvement de He Long qui, apparemment, a déjà été écrasé. » Je n'étais pas du tout enclin à surestimer le soulèvement de He Long ; néanmoins je considérais que c'était le dernier signal pour la nécessité d'une révision de l'orientation dans la révolution chinoise. Si ces questions avaient été posées opportunément à ce moment-là, peut-être que les auteurs idéologiques de l'aventure de Canton eussent été obligés de repenser aux choses et que le parti chinois n'eut pas été aussi brutalement détruit ; et si non, alors à la lumière de notre pronostic et de notre avertissement, les événements de Canton seraient entrés comme une leçon de poids dans la conscience de centaines et de milliers de militants, comme le fit par exemple l'avertissement de Radek a l'égard de Tchang-Kaï-Chek à la veille du coup d'état de Shanghaï. Non, le moment propice est passé. Je ne sais pas quand la révolution chinoise revivra. Mais nous devons utiliser le temps qui reste à notre disposition, quel qu'il soit, entièrement pour sa préparation et, qui plus est, pour le faire sur la base de la piste fraîche des événements.

Vous écrivez qu'il est nécessaire d'étudier l'histoire de la Chine, sa vie économique, des données statistiques, etc. Personne ne peut y faire d'objections (à moins que ça serve d'argument pour renvoyer la question au jour du Jugement dernier). En ce qui me concerne, toutefois, je dois dire que depuis mon arrivée à Alma-Ata, je me suis occupé seulement de la Chine (de l'Inde et de la Polynésie, etc., pour des études comparatives). Bien entendu il reste plus de trous que de lieux complètement étudiés, mais je dois dire que dans tous les livres nouveaux (pour moi) que j'ai lus, je ne trouve même aujourd'hui rien qui ne soit principiellement nouveau. Mais il reste le point principal — la confirmation de nos pronostics par l'expérience — premièrement en rapport avec le Kuo-Min-Tang dans son ensemble, puis en rapport avec le Kuo-Min-Tang « de gauche » et le gouvernement de Wuhan et finalement en rapport avec la « provision » sur la troisième révolution, sous la forme du soulèvement de Canton. C'est pourquoi je pense qu'il ne peut y avoir aucun ajournement.

Deux questions finales.

Vous demandez si Lénine avait eu raison de défendre pendant la guerre contre Boukharine l'idée que la Russie avait encore à faire face à une révolution bourgeoise. Oui, il avait eu raison car la formule de Boukharine était schématique et scolastique, elle représentait la caricature même de la révolution permanente que Boukharine tente de m'imputer à présent. Mais il y a un autre côté à cette même question : Lénine avait-il eu raison quand, contre Staline, Rykov, Zinoviev, Kamenev, Frounzé, Kalinine, Tomsky, etc., etc. (sans parler des Lyadov), il présenta ses thèses d'avril ? Avait-il eu raison quand, contre Zinoviev, Kamenev, Rykov, Milioutine, etc., il défendit la conquête du pouvoir par le prolétariat ? Vous savez mieux que moi que, si Lénine n'avait pas pu atteindre Petrograd en avril 1917, il n'y aurait pas eu de révolution d'Octobre. Jusqu'en février 1917, le mot d'ordre de la dictature du prolétariat et de la paysannerie était historiquement progressif ; après le bouleversement de Février, ce même mot d'ordre — de Staline, Kamenev et des autres — est devenu un mol d'ordre réactionnaire.

D'avril à mai 1927, j'ai soutenu le mot d'ordre de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie pour la Chine (plus exactement je me suis accommodé à ce mot d'ordre) dans la mesure où les forces sociales n'avaient pas encore passé leur verdict politique, bien que la situation en Chine fut incomparablement moins propice à ce mot d'ordre qu'en Russie ; après qu'une action historique colossale (l'expérience de Wuhan) ait passé son verdict, le mot d'ordre de la dictature démocratique devient une force réactionnaire qui conduira inévitablement à l'opportunisme ou à l'aventurisme.

Vous soutenez en outre que, pour faire le saut d'Octobre, nous avions eu la course d'élan de Février. C'est juste. Si, au début même de l'expédition le Nord, nous avions commencé à construire des soviets dans les régions « émancipées » (et les masses aspiraient à cela), nous aurions acquis l'élan nécessaire, désintégré les armées de l'ennemi, obtenu notre propre armée, et nous aurions pris le pouvoir — si ce n'est dans toute la Chine d'un coup, du moins sur une très grande partie de celle-ci. A présent, bien entendu, la révolution est sur son déclin. Les bavardages des écrivailleurs légers sur le fait que la révolution serait au seuil d'une nouvelle montée, alors qu'en Chine ont lieu d'innombrables exécutions et qu'une cruelle crise commerciale et industrielle fait rage — sont de l'idiotie criminelle. Après trois très grandes défaites une crise ne stimule pas mais au contraire opprime le prolétariat, tandis que les exécutions détruisent le parti politiquement affaibli. Nous sommes entrés dans la période de reflux. Qu'est-ce qui donnera l'impulsion à une nouvelle vague montante ? Ou pour le dire différemment : quelles conditions fourniront l'élan nécessaire à l'avant-garde prolétarienne à la tête des masses ouvrières et paysannes ? Je ne le sais pas. L'avenir montrera si seulement les processus intérieurs suffiront ou si une impulsion du dehors sera nécessaire. J'incline à penser que la première étape du mouvement pourrait répéter sous une forme abrégée et changée les étapes de la révolution que nous avons déjà passées (par exemple quelque nouvelle parodie du « front pan-national » contre Tchang-Tso-Lin) ; mais la première phase suffira peut-être seulement à permettre au parti communiste de proposer et de proclamer des « thèses d'avril », c'est-à-dire son programme et sa stratégie de conquête du pouvoir par le prolétariat. Mais si nous entrons dans la nouvelle montée qui se déroulera à un rythme incomparablement plus rapide que par le passé avec le schéma de la « dictature démocratique », schéma vermoulu dès aujourd'hui, alors on pourra par avance parier sa tête que l'on trouvera en Chine de nombreux Lyadov, mais à peine un Lénine pour effectuer contre tous les Lyadov le réarmement tactique du parti au jour qui suivra le stimulant révolutionnaire.

Troisième lettre de Trotski à Préobrajensky, fin avril 1928[modifier le wikicode]

Cher E. A.

J'ai reçu hier votre lettre par avion. Ainsi toutes les lettres sont arrivées. La dernière lettre a mis 16 jours à circuler, c'est-à-dire six jours de moins que le courrier ordinaire. Il y a deux jours, j'ai envoyé une réponse détaillée à vos objections sur la révolution chinoise. Mais, en me levant ce matin, je me suis rappelé que j'ai apparemment omis de répondre à l'argument que vous estimez le plus important, si je le comprends bien. Vous écrivez :

« Votre erreur fondamentale réside dans le fait que vous déterminez le caractère d'une révolution sur la base de qui la fait, de quelle classe, c'est-à-dire par le sujet réel, tandis que semblez accorder une importance secondaire au contenu social objectif du processus. »

Puis vous poursuivez, en apportant comme exemples la révolution de Novembre en Allemagne, la révolution française de 1789 et la future révolution chinoise.

Cet argument est, dans son essence, seulement une généralisation « sociologique » (pour employer la terminologie johnsonienne) de tous vos autres points de vue économiques et historiques concrets. Mais je veux aussi répondre à vos idées dans cette formulation sociologique généralisée car, en le faisant, « l'erreur fondamentale » (de votre part et non de la mienne) apparait de la façon la plus claire.

Comment caractériser une révolution ? Par la classe qui la réalise ou par le contenu social qui y est inclus ? Il y a un piège théorique dans l'opposition de l'un à l'autre sous une telle forme générale. La période jacobine de la Révolution française fut évidemment la période de la dictature petite bourgeoise, la petite bourgeoisie — en conformité complète avec sa « nature sociologique » — déblayant en outre la voie pour la grande bourgeoisie. La révolution de novembre en Allemagne fut le commencement d'une révolution prolétarienne, mais elle fut matée à ses premiers pas par une direction petite bourgeoise et réussit seulement à achever certaines choses non réalisées par la révolution bourgeoise. Comment devons-nous qualifier la révolution de novembre : de bourgeoise ou de prolétarienne ? L'un ou l'autre serait faux. La place de la révolution de novembre sera déterminée quand nous en donnons à la fois la mécanique et ses résultats. Il n'y aura pas de contradiction dans ce cas entre la mécanique (si nous comprenons par cela évidemment non seulement la force motrice mais aussi la direction) et les résultats : tous deux sont « sociologiquement » de caractère déterminé. Je me permets de vous poser la question : comment qualifiez-vous la révolution hongroise de 1919 ? Vous direz qu'elle était prolétarienne. Pourquoi ? Le « contenu » social de la révolution hongroise ne s'est-il pas montré capitaliste ? Vous répondrez : c'est le contenu social de la contre-révolution. Juste. Appliquez cela maintenant à la Chine. Le « contenu social » sous la dictature du prolétariat (basée sur une alliance avec la paysannerie) peut pendant une certaine période de temps rester non socialiste, en soi, mais la voie vers le développement bourgeois à partir de la dictature du prolétariat ne peut passer que par la contre-révolution. Pour cette raison, en ce qui concerne le contenu social il est nécessaire de dire : « Attendre et voir. »

Le fond de l'affaire consiste précisément dans le fait que, bien que la mécanique politique de la révolution dépende, en dernière analyse, d'une base économique (non seulement nationale mais internationale), elle ne peut pas cependant être déduite de cette base économique au moyen de la logique abstraite. En premier lieu, la base elle-même est très contradictoire et sa « maturité » ne relève pas d'une détermination statistique pure ; deuxièmement, il faut aborder la base économique aussi bien que la situation politique non dans le cadre national mais dans le cadre international, en tenant compte de l'action et de la réaction dialectiques entre le national et l'international : troisièmement, la lutte de classe et son expression politique, qui se développent sur les fondations économiques, ont aussi leur propre impérieuse logique de développement par-dessus laquelle on ne peut sauter. Lorsqu'en avril 1917 Lénine dit que seule la dictature du prolétariat pouvait sauver la Russie de la désintégration et de la perte, l'adversaire le plus conséquent, Soukhanov, le contredit avec deux arguments fondamentaux : 1) le contenu social de la révolution bourgeoise n'avait pas encore été réalisé ; 2) la Russie n'était pas encore économiquement mûre pour la révolution socialiste. Et que répondit Lénine ? Que la Russie soit ou non mûre est une chose au sujet de laquelle il faut « attendre et voir », elle ne peut pas être déterminée statistiquement, elle sera déterminée par la tendance des événements et, qui plus est, à une échelle internationale. Mais, dit Lénine, indépendamment de la manière dont ce contenu social sera finalement déterminé, à présent, aujourd'hui, pour sauver le pays de la famine, de la guerre et de l'esclavage, il n'y a pas d'autre voie que la conquête du pouvoir par le prolétariat.

C'est précisément ce que nous devons dire maintenant par rapport à la Chine. Avant tout, il est faux de prétendre que la révolution agraire constitue le contenu fondamental de la présente lutte historique. En quoi doit consister cette révolution agraire ? Le partage universel de la terre ? Mais il y a déjà eu plusieurs de ces partages universels dans l'histoire chinoise. Et ensuite, le développement est toujours revenu dans « sa propre orbite ». La révolution agraire, c'est la destruction des propriétaires fonciers chinois et des fonctionnaires chinois. Mats l'unification nationale de la Chine et sa souveraineté économique impliquent son émancipation de l'impérialisme mondial, pour lequel la Chine reste la plus importante soupape de sûreté contre l'effondrement du capitalisme européen et demain du capitalisme américain. Le bouleversement agraire en Chine sans unification nationale et sans autonomie douanière (essentiellement, le monopole du commerce extérieur) n'ouvrirait aucune issue ni aucune perspective à la Chine. C'est ce qui prédétermine l'ampleur gigantesque et l'acuité monstrueuse de la lutte à laquelle la Chine a à faire face, aujourd'hui après l'expérience déjà subie par tous les participants. Que devrait donc se dire un communiste chinois dans ces conditions ? Peut-il vraiment procéder au raisonnement suivant : le contenu social de la révolution chinoise ne peut être que bourgeois (ainsi qu'il est montré par tels et tels tableaux). Par conséquent, nous ne devons pas nous poser comme tâche la dictature du prolétariat : le contenu social prescrit, dans le cas le plus extrême, une dictature du prolétariat et de la paysannerie coalisés. Mais pour qu'il y ait une coalition (il est ici question bien entendu d'une coalition politique et non d'une alliance sociologique des classes), il faut un partenaire. Moscou m'a enseigné que le Kuo-Min-Tang était un tel partenaire. Mais il ne s'est pas matérialisé de Kuo-Min-Tang de gauche. Que faire ? Evidemment il ne me reste à moi, communiste chinois, qu'à me consoler avec l'idée qu' « il est impossible de dire aujourd'hui si la petite bourgeoisie chinoise sera capable de créer une telle espèce de parti »... ou si elle ne le sera pas. Supposons qu'elle le fasse soudainement ?

Un communiste chinois qui raisonnerait suivant une telle prescription couperait le cou de la révolution chinoise.

Il est bien entendu moins que tout questions ici d'appeler le parti communiste de Chine à une insurrection immédiate pour la conquête du pouvoir. Le rythme dépend entièrement des circonstances. La tâche consiste en ce que le parti communiste devienne totalement imbu de la conviction que la troisième révolution chinoise ne peut parvenir à une conclusion triomphante qu'avec la dictature du prolétariat sous la direction du parti communiste. En outre, il faut comprendre cette direction non dans un sens « général », mais dans le sens d'un exercice direct de tout le pouvoir révolutionnaire. En ce qui concerne le rythme avec lequel nous aurons à bâtir le socialisme en Chine, nous devons « attendre et voir ».

  1. Note du traducteur : Ce terme est employé pour désigner une couche sociale sous un régime féodal ou semi-féodal (par exemple, le Tiers-Etat).
  2. N. du T. : Il s'agit de Neumann, dirigeant du P.C. Allemand, qui fut liquidé dans les épurations de 1937.