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Special pages :
Lettre à Léon Trotski, 10 août 1936
Auteur·e(s) | Victor Serge |
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Écriture | 10 août 1936 |
Cher Léon Davidovitch !
Excusez-moi de ne pas avoir encore répondu à votre lettre du 30 juillet. Par deux fois j'ai commencé à le faire et me suis interrompu. Je suis débordé de travail et ne sais plus où donner de la tête.
Et, étant donné que malgré tout il n'y a pas entre nous de désaccords vraiment essentiels (car les appréciations sur les qualités personnelles et les capacités de travail des camarades de la R.P.[1] ne sont malgré tout pas essentielles), il est possible de remettre ces sujets à plus tard. Ce n'est pas vous que je suis porté à accuser de sectarisme, mais tout notre mouvement. Je pense pouvoir le prouver hélas! de façon très convaincante. Mais maintenant le travail permet d'échapper au sectarisme! Quel dépit et même quel écœurement de voir combien de papiers on a noirci à propos de chicaneries personnelles autour de Molinier, alors que l'on n'a pas trouvé le moyen de publier une seule brochure sur nos camarades jetés dans les prisons staliniennes ! Comment ! Des centaines de camarades prolétaires français connaissent les chamailleries à propos de Molinier, mais ils ignorent le nom de Iakovine et celui de Pankratov ! C'est vraiment monstrueux. Mais la vague montante du mouvement révolutionnaire doit emporter ces monstruosités. En ce moment se produit quelque chose d'extrêmement réconfortant. Tout le monde se précipite en Espagne. Je viens de recevoir une lettre désespérée de Ver[eeken], tous ses jeunes s'en vont, tous sont en route! Il me demande d'intervenir afin que quelques-uns restent ici. J'essaierai. A Paris c'est la même chose. Deux camarades italiens de Marseille ont été tués près de Saragosse. (Et à nouveau il est impossible de travailler: quel sale petit article leur a consacré La Lutte [ouvrière].) Rosmer est parti. Et parmi les socialistes proches de nous, Collinet. Louzon aussi. Les anarchistes s'y rendent en masse de partout.
Ce n'est qu'au prix de longues conversations que j'ai réussi à retenir mon fils (seize ans, il est bien jeune). Au sujet des anarchistes et des syndicalistes, j'ai adressé une proposition au Secrétariat international. Il faut absolument prévenir le très grave conflit dans lequel trempent ces canailles de staliniens espagnols. Voici la déclaration qu'a faite Hernandez[2] à la presse: “ Cette révolution sera une révolution bourgeoise, en aucune façon une révolution sociale (sic); nous viendrons à bout des anarchistes. ” (sic, journal du 8 août!) Les anarchistes ont tué à Barcelone le bureaucrate socialiste Trillas. Parmi eux les voix qui disent “ nous ne laisserons pas faire les staliniens, nous les tuerons les premiers ” sont très fortes. Une guerre civile peut se déclencher dans les rangs prolétariens! Les anarchistes espagnols sont incontestablement une majorité écrasante en Catalogne, région industrielle d'une importance décisive. Voici la ligne que je propose de choisir et l'appel que je propose de leur lancer:
- Nous, révolutionnaires marxistes, considérant comme indispensable de renforcer fortement les arrières de la révolution, proclamons que la dictature du prolétariat doit être et sera une liberté véritable pour les travailleurs. Nous lutterons avec vous pour assurer la liberté de pensée et de tendances à l'intérieur de la révolution et faisons le serment solennel de tout faire pour ne laisser aucun bureaucrate de quelque couleur que ce soit transformer la révolution en prison pour les travailleurs à la façon stalinienne.
- Nous sommes partisans d'une démocratie totale, et en même temps d'une discipline totale dans le combat et dans la production.
- Nous vous considérons, vous, anarchistes et syndicalistes, comme des frères de classe, comme des révolutionnaires dévoués et vous proposons le maximum de collaboration, en même temps qu'une critique implacable et une lutte idéologique dans une atmosphère fraternelle.
Nous sommes les seuls, au nom de la IV° Internationale, à pouvoir parler ainsi aux anarchistes et aux syndicalistes. Ni les socialistes du genre de Caballero ni les staliniens ne peuvent agir ainsi. Nous avons là une immense supériorité qui peut avoir un rôle salutaire.
Il faut que toute notre presse adopte cette ligne. (L'anarchiste Ascaso a eu une mort exemplaire; pourquoi notre presse l'a-t-elle tu ? J'ai essayé comme j'ai pu de réparer cette faute.)
Votre dernière lettre me donne à penser que vous n'avez pas reçu l'une de mes lettres, écrite à la main, en russe, dans laquelle je vous annonçais que l'on m'avait retiré (ainsi qu'à ma famille!) la citoyenneté soviétique, ce qui pour le moment m'empêche d'aller à Paris. Ce serait tout à fait "étrange" si cette lettre ne vous parvenait pas. Tenez-moi au courant.
J'irai à Paris quand j'aurai reçu les papiers me permettant de me déplacer. Puis je me rendrai auprès de vous sans tarder. Je vous écrirai spécialement à ce sujet.
J'ai proposé aux camarades de lancer énergiquement en liaison avec les événements d'Espagne le mot d'ordre du contrôle ouvrier de l'armée:
- en tant que mot d'ordre de propagande instituant la dualité des pouvoirs dans le feu des événements;
- et tout d'abord en tant que mot d'ordre de propagande qui permettrait de démasquer l'adversaire et aurait l'application pratique suivante: chaque ouvrier doit se considérer à l'armée comme un représentant du contrôle ouvrier et faire preuve du maximum de vigilance.
L'éditeur voudrait que je lui envoie la traduction[3] au fur et à mesure. (Je me réjouis de la façon tout à fait nouvelle dont vous posez le problème de l'Etat. C'est un grand apport sur le plan théorique.) J'attendrai vos remarques avant de faire un premier envoi à l'éditeur.
Je vous serre la main fort et cordialement, à vous à N.I[4].
V.S.