Lettre à "La Révolution prolétarienne", 5 février 1927

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Paris, 5 février 1927

Camarades,

Permettez-moi de répondre aux observations et critiques de Giauffret, Postgate et Monatte parues dans le numéro de décembre.

Sur la “ forme ” et sur le “ ton ”, je connais déjà l’antienne. Il y a douze ans qu’on me le répète. Pendant la guerre, quand les ouvriers tombaient par millions, Renaudel exigeait de nous des politesses. Aux heures tragiques de la Révolution russe, alors que le prolétariat risquait de subir une défaite plus terrible que celle de la Commune, Longuet se plaignait de notre véhémence peu académique. Plus tard, au cours des luttes pour l’Internationale communiste dans notre Parti, Frossard nous donnait des leçons de galanterie. Maintenant, voici de nouveaux reproches sur la “ forme ” et le “ ton ” discourtois.

J’observe d’abord qu’attacher tant d’importance à la forme c’est n’avoir rien à dire sur le fond. Or est-ce la forme ou le fond qui importe ? Puis Giauffret s’est-il bien rendu compte en quoi consiste la “ violence ” qu’il dénonce : si elle résidait dans la forme, il n’eût pas manqué d’en citer des exemples ? En réalité, la violence est non dans mes paroles, mais dans les faits, dont je n’ai été que le secrétaire, certes passionné, mais passionné de quoi, sinon de l’amour du prolétariat et de la fidélité à sa révolution ?

Je ne suis pas membre de la Chambre des Lords et ne croyais pas écrire pour des demoiselles de pensionnat. Il m’est impossible de traiter des souffrances du prolétariat russe et des destins d’une révolution en danger avec l’impassibilité d’un rédacteur de procès-verbal. Je ne revendique pas la sérénité du spectateur mais l’ardeur du militant. Le journal où j’écris s’appelle Révolution prolétarienne et, par conséquent, évoque une notion impliquant quelque rudesse et même une violence non limitée à la forme. Je plains celui qui se croit révolutionnaire et s’émeut d’une tournure de phrase un peu vive : relisez quelques pages de nos classiques révolutionnaires et nos proses contemporaines vous paraîtront bien pâles. “ Souvenez-vous – disait Saint-Simon à ses disciples – que pour faire quelque chose de grand, il faut être passionné ”.

Avec Postgate, c’est une autre histoire. Il m’attribue des propos fantasmagoriques, ne correspondant ni à ma pensée, ni à mes écrits, pour m’en faire grief, puis accorde que son français est peut-être en défaut. Il est permis d’ignorer le français mais il ne l’est pas de faire de cette ignorance le point de départ d’une polémique. Et quand un camarade ignore le français au point de comprendre tout de travers, et même le contraire de ce qui est écrit, cela ne donne aucun intérêt particulier à son immixtion intempestive dans un débat dont il ignore les plus simples éléments. On se demande ce qui a pu guider la rédaction de la RP en insérant une telle lettre. Donner la parole aux lecteurs ? Mais la rédaction a toujours fait un choix “ parmi nos lettres ”, comme le titre l’indique, et si celle de Postgate a été retenue comme ayant des titres à l’insertion, cela donne à frémir quant à la valeur des autres. Sommes-nous donc tombés si bas ?

Quoi qu’il en soit, cette lettre contient de telles insinuations, des commentaires si dénués de scrupules que j’entends y répondre, me départissant ainsi de mon attitude habituelle. Un solide mépris dont je suis naturellement armé m’a dispensé de réfuter les accusations innombrables dont je suis l’objet depuis des années. J’ai servi de thème à des dizaines de légendes insensées, de prétexte à des tonnes de littérature diffamatrice. J’ai essuyé sans mot dire des rafales de propos injurieux. Je vais tâter d’une nouvelle méthode, puisque la RP m’y incite en publiant des accusations que j’avais coutume de lire dans des journaux où je n’aurais pu répondre.

Postgate nous adresse, dit-il, “ tout à fait amicalement ” ses reproches. Suivent les dits reproches signifiant que le principal responsable serait un faux témoin, un divagateur, un partisan de la scission du parti russe, et, pour comble, un ami de Zinoviev. Tout cela, “ tout à fait amicalement ”. Que serait-ce si l’amitié n’intervenait pas dans cette affaire ? Voilà un exemple de “ forme ” et de “ ton ” conforme aux vœux de Giauffret, expert en courtoisie. Pas de terme vif mais quelles insultes implicites : si Postgate n’indiquait sa méconnaissance du français, de quel mot faudrait-il qualifier ses procédés de discussion ! Ce mot, j’allais l’écrire, mais je m’abstiens comme témoignage de ma bonne volonté envers les tenants du langage sénatorial.

Postgate m’impute “ que les dirigeants actuels du PCR sont des phénomènes psychopathologiques ” et qu’ils se conduisent comme ils le font parce qu’ils sont victimes de l’alcoolisme. Personne n’a pu lire dans mon article de pareilles sottises, que je n’ai ni écrites ni pensées, et je les laisse entièrement au compte de Postgate. J’ai parlé de phénomènes psychopathologiques sans faire le moins du monde allusion aux dirigeants du Parti, que Postgate introduit là je ne sais ni pourquoi ni comment, mais, au contraire, aux malheureuses créatures dont ils ont déchaîné la bestialité, et j’ai de même appelé l’attention sur l’alcoolisme sans faire allusion aux dirigeants mais en me référant aux insanités d’un certain journal dont les rédacteurs sont de bas domestiques. Postgate n’a donc aucun droit de prendre ici la “ majorité de la vieille garde ” comme si je l’avais mise en cause, alors que je n’y ai pas fait allusion, et que si j’avais été tenté d’en parler, ç’aurait été au contraire pour constater que la majorité des vieux bolcheviks est dans l’opposition.

Postgate découvre ensuite les pêchés de Zinoviev et stigmatise celui-ci. C’est s’y prendre un peu tard. Et qu’est-ce que cela peut bien avoir de commun avec l’auteur de l’article discuté ? Si quelqu’un au monde pouvait se croire à l’abri d’une suspicion de complaisances envers Zinoviev, c’est bien le soussigné. Je pensais avoir payé assez cher le privilège d’avoir eu raison presque seul contre le président de l’Internationale à l’époque où il était tout-puissant, escorté de fanatiques, de flatteurs et de suiveurs, et où Postgate, que je sache, ne s’est jamais permis de le prendre à partie. Encore une illusion envolée. Mais puisque Postgate m’y oblige de la sorte, je lui dirai tout net que sa vaillance tardive n’en impose à personne. Il fallait se montrer deux ans plus tôt. S’escrimer contre un Zinoviev réduit à l’impuissance est à la portée du premier venu. J’ai compris mon devoir autrement, en m’élevant contre Zinoviev à l’apogée de son omnipotence, contre sa désastreuse politique, ses catastrophiques méthodes, et en laissant à d’autres le triste courage de le piétiner abattu. Je n’ai pas corrigé d’un iota mes appréciations à son égard ; je n’ai éprouvé le besoin d’y rien ajouter contre un adversaire vaincu ; enfin, je dédaigne les champions attardés qui accourent à la rescousse quand le danger est passé.

Postgate continue en m’attribuant l’arrière-pensée de désirer la scission du parti. De quel droit ? J’ai écrit exactement le contraire. Voici mon texte : “ Des politiques trop intéressés et d’irresponsables amateurs d’émotions fortes espéraient une tragédie ; dans leur déception, ils ont crié à la farce. Les communistes non-conformistes de notre sorte, appréhendant une tournure violente du conflit que tout laissait craindre, sont naturellement d’un autre avis ”. J’ai expliqué dix fois que, en Russie, scission du Parti signifierait guerre civile, et j’ai encore écrit à ce sujet : “ L’opposition privée de tout droit d’exister ne pouvait choisir qu’entre l’insurrection et la soumission. Elle s’est soumise sans rien rabattre de ses opinions, pour éviter une effusion de sang. Des adversaires principiels du régime peuvent seuls l’en blâmer ”. Où Postgate est-il allé chercher un désir de scission ?

Ensuite, les reproches “ tout à fait amicaux ” de Postgate tournent à quelque chose de difficilement qualifiable en termes admis par Giauffret. J’avais cité le Troud des 15 et 18 septembre, la Pravda du 23 septembre. Et Postgate d’écrire à mon propos : “ Peut-il indiquer ses références ? ” Non seulement je puis les indiquer mais c’est ce que j’ai fait. Et je ne puis maintenant que me répéter. Jusques à quand Postgate exige-t-il que je le fasse ? Troud des 15 et 18 septembre, Pravda du 23 septembre : est-ce assez clair ? Je ne puis ni chanter ni mimer ni danser Troud et Pravda de telle et telle date, mais seulement l’écrire. Et quand j’écrirais cent fois la même chose, quelle raison de supposer que Postgate comprendrait mieux à la centième fois ?

Je ne suivrai pas Postgate dans tous les détails de ses déformations. Je suis déjà las d’une discussion aussi oiseuse, mon dégoût naturel de ce genre d’exercice tend à reprendre le dessus et je risque à tout instant de donner matière à la chaste intervention de Giauffret. Heureusement, un camarade bien connu du noyau de la RP, non suspect de complaisance envers qui que ce soit, m’écrit de Moscou ces lignes que je me bornerai à reproduire : “ Figurez-vous qu’il y a des gens indignes de lire autre chose que des thèses de Kuusinen, qui prennent ce que vous écrivez au sens propre, et qui par suite sont scandalisés du “raisonnement” : quand on viole des statuts on peut bien violer des petites filles. Ainsi X. Ils entendent au sens propre que, d’après vous, les gens qui ont écrit les manchettes de la Leningradskaïa Pravda avaient le delirium tremens et ils seraient prêts à vous envoyer des certificats de médecins attestant le contraire. C’est à décourager d’écrire. Il est vrai qu’après s’être nourri des proses que vous savez, on est excusable de ne plus saisir l’esprit ”. Ce n’est pas seulement en Russie mais aussi en France et en Angleterre parait-il qu’il se trouve des gens pour prendre au propre cette figure de rhétorique appelée métaphore et pour donner un sens littéral à une tournure ironique. Qu’y puis-je ? Constater seulement une fois de plus la déchéance des lecteurs qui se croient “ avancés ” et mesurer l’immense besogne que l’avenir réserve aux quelques anachroniques bipèdes, dont je suis, qui s’obstinent à rester révolutionnaires quand rien ne les y encourage.

J’en viens à des choses plus sérieuses, les commentaires de Monatte. Celui-ci écrit “ qu’après les grandes tourmentes, les violents efforts de guerre et de révolution, il y a toujours comme une détente des freins moraux, nous ne pouvons évidemment songer à rendre telle ou telle tendance responsable d’un tel état de choses ”. Cela n’est pas niable, mais on ne peut cependant pas accepter cette manière vague d’ignorer certaines responsabilités, directes ou non. Quand les vingt cinq millions de famille paysannes russes cultivent la terre, accomplissant les gestes ancestraux qu’aucune thèse d’aucun congrès d’aucun parti ne leur a jamais appris ; quand des millions d’ouvriers russes triment au fond des mines ou sur les chantiers ou devant les haut-fourneaux ou à l’établi, selon les dures lois de la production moderne de tous les pays ; quand, à la fin de l’année, les statisticiens alignent les chiffres traduisant les résultats de cet immense labeur – les dirigeants du parti s’en attribuent le mérite et la presse à leur dévotion leur fait honneur des pouds de blé et des tonnes de houille. Si la pluie nourrit les céréales et si le soleil mûrit la moisson, c’est grâce au bureau politique et même à l’Agit-Prop. Mais les millions de chômeurs, les centaines de milliers d’enfants abandonnés, les milliers de prostituées, la misère, la mendicité, l’apachisme et l’ignorance – ce n’est la faute de personne. C’est l’héritage du passé, l’état arriéré du pays, les conséquences de la guerre, bref toutes sortes de causes impersonnelles qui nous valent ces plaies. Une telle façon de résoudre la question est trop simple. Des marxistes ne peuvent attribuer à des individus, si puissants soient-ils, des torts ou des mérites hors de proportion avec des phénomènes économiques et sociaux d’envergure collective ; nous qui ne sommes ni des serviteurs du pouvoir, ni des démagogues, nous cherchons sincèrement à aider la classe ouvrière à faire ses affaires elle-même, et ne pouvons nous tirer d’embarras par le classique “ c’est la faute au gouvernement ” en contrepartie du “ c’est grâce au comité central léniniste ” des flagorneurs attitrés. Nous savons que ce n’est pas le gouvernement qui produit l’acier et que ce n’est pas lui qui ordonne de violer les jeunes filles dans la rue. Mais nous savons aussi que l’État n’est pas sans influence sur la production, surtout en Russie sur la production industrielle, et qu’il joue un rôle immense dans l’éducation, qu’il peut avoir parfois une action décisive sur certaines tares sociales. Il est donc possible que le gouvernement ait un mérite dans l’amélioration de la production et il est possible qu’il ait une responsabilité dans certains fléaux – quelles que soient par ailleurs les causes objectives qui interviennent. Dans le cas qui nous occupe, j’ai dit sous une forme plus ou moins heureuse, n’ayant pas le talent littéraire de Postgate, en tout cas j’ai voulu dire, et je le répète, que les dirigeants du Parti et du pays portent une lourde responsabilité dans la vague de démoralisation et d’immoralisme dont les effets ont été signalés, dénoncés et commentés par la presse soviétique quand le mal s’est avéré virulent. Si les dirigeants donnent l’exemple de l’arbitraire, du mépris des lois, de la répudiation de toute morale, les dirigés doivent inévitablement sur d’autres plans, à une autre échelle, sous diverses formes, donner libre cours à leurs dérèglements et débordements. J’ai écrit dans la RP de septembre déjà : “ Il faut une légalité révolutionnaire pour abolir l’arbitraire bureaucratique, il faut soumettre à la loi – la loi dictée par le prolétariat en révolution – le secrétariat du Parti, le Politbureau et le Guépéou, qui actuellement ne connaissent d’autres lois que celles de leurs improvisations. La dictature du prolétariat doit trouver sa formule dans un système de droits et de devoirs qui fasse loi pour tous… ” Telle est ma pensée de toujours exprimée sous diverses formes. Cette question de la légalité a fait couler beaucoup d’encre en Russie, depuis deux ans, et comme elle n’est pas résolue, on doit y insister. Deux juristes communistes bien connus, Krylenko et Iakhontov, ont défendu contre la thèse officielle de l’efficience révolutionnaire celle de la légalité révolutionnaire et leur point de vue a été critiquée dans les Isvestia du 7 septembre 1926 (je dis, camarade Postgate : Isvestia du 7 sept. 1926) dans les termes suivants : “ Le camarade Iakhontov estime, avec Krylenko, que l’efficience révolutionnaire doit être intégrée dans les cadres de la législation en vigueur. Il nous semble que de telles tentatives d’opposer l’efficience révolutionnaire à la légalité révolutionnaire peuvent finalement conduire à la négation de la conception léniniste de la dictature du prolétariat. La dictature du prolétariat, comme toute dictature, est un pouvoir qui n’est lié par aucune loi. ”

Voilà qui est parler net, voilà bien la théorie de l’arbitraire, voilà la pensée des dirigeants du parti, voilà ce que je conteste et dénonce. Je dis que si le pouvoir lui-même viole ses lois – et ce n’est pas de nos lois communistes qu’il s’agit –, n’importe qui peut violer n’importe quoi. Je ne prétends pas avoir ainsi résolu la question mais c’est déjà quelque chose que de l’avoir posée. Quand on le voudra j’apporterai là-dessus des faits, des documents et des arguments. Ce n’est pas tout : les dirigeants ont des responsabilités lourdes aussi par l’exemple qu’ils donnent, leurs actes et leurs paroles ayant une bien plus grande portée que ceux du commun des mortels. Là encore, il y a beaucoup de faits, de documents, d’arguments à jeter dans le débat. Enfin, il est une autre sorte de responsabilités qui pèsent sur les dirigeants : celle d’interdire ou d’entraver toute initiative spontanée de la masse ou des individus, de briser leur activité autonome, d’étouffer leurs créations, de n’admettre comme n’ayant droit à la vie que les formes d’organisation officielles, les institutions du Parti ou de l’État stérilisées par la bureaucratie, et de vouer ainsi au désœuvrement, à la démoralisation, à la débauche des milliers d’êtres sans culture, sans maîtrise de soi, sans but de vivre et, comme dit le poète, sans foi ni loi, sans feu ni lieu. Je dis que si le parti était un parti, si les syndicats étaient des syndicats, si les soviets étaient des soviets, si les coopératives étaient des coopératives au lieu d’être simplement des appareils, tout ne serait pas encore pour le mieux dans la meilleure des républiques soviétiques, mais les maux seraient moindres et en voie de réduction au lieu d’aller s’aggravant.

Monatte fait allusion aux “ récits idylliques ” rapportés de Russie comme témoignage de la situation là-bas. Certes, ces récits sont sans valeur scientifique et n’ont jamais présenté qu’un intérêt littéraire ou de propagande, mais je ne sache pas qu’un camarade connaissant réellement les choses de Russie ait fait de tels récits. Le bourrage de crânes sur le thème russe, c’est la méthode Cachin-Frossard contre laquelle j’ai vigoureusement réagi en 1921, dès mon arrivée à Moscou, ce qui m’a valu mon premier conflit avec les trop zélés serviteurs des puissants et dont il reste heureusement des traces écrites. Au lieu de bavarder à tort et à travers sur un sujet aussi complexe et ardu comme l’ont fait tant de politiciens et de journalistes pressés de bâcler une série d’articles bruyants ou un “ bouquin ” après quelques semaines ou quelques mois de séjour là-bas, la plupart ignorant la langue, le pays, son histoire, sa composition sociale, sa structure économique, ses mœurs, n’ayant ni liens ni contact avec son peuple et réduits à n’observer que des apparences dans deux ou trois grandes villes ; au lieu, dis-je, de barbouiller du papier comme tant d’autres, j’ai cru devoir rester en Russie le plus longtemps possible, essayer de voir les choses “ d’en haut ” et “ d’en bas ”, pénétrer dans les milieux les plus divers enfin apprendre à connaître la différence entre ce qui est écrit sur le papier et ce qui existe dans la vie, entre le décret splendide et l’exécution lamentable, entre la théorie et la réalité. Et à mesure que je me rendais maître du sujet, j’apercevais mieux tout ce qu’il fallait encore apprendre et l’impossibilité de transmettre à d’autres les fruits de ce travail. Il me souvient de m’en être ouvert un jour à l’ami Pascal, qui dit judicieusement : “ La difficulté d’écrire sur la Russie, c’est que pendant longtemps on n’en sait pas assez, et qu’après avoir bien travaillé on en sait trop… ” Ce n’est que trop vrai. Il n’y a pas de langue commune entre celui qui connaît le sujet et ceux qui l’ignorent : il faut la créer, définir préalablement les termes, transposer les notions admises. Ainsi les syndicalistes de la RP, spécialistes en la matière, ne se font pas la moindre idée de ce qu’est un syndicat en Russie ; si l’on prononce le mot, ils se représentent la chose à l’occidentale et cela n’a rien de commun avec ce dont il s’agit. Il en est de même pour tout ce qui n’est pas spécifiquement défini. Quand je songe à ce que le mot “ soviet ” peut évoquer à l’esprit de celui qui n’en a jamais vu ou qui en ignore le mode de formation …

Depuis 1917, j’ai fait une besogne apologétique connue en faveur de la révolution bolchevique et je n’ai rien à en retrancher. J’ai dit la vérité et je continue. Je ne pouvais pas dire avant la mort de Lénine des choses qui ne se sont passés qu’après. Je ne pouvais non plus parler avant de savoir, avant d’avoir vérifié, contrôlé, éprouvé. Et enfin, il y a temps pour tout : n’est-il pas naturel, rationnel de faire passer avant tout la défense à l’heure du danger et de passer à l’autocritique une fois la sécurité assurée ? C’est ce que j’ai fait, que je suis prêt à refaire. J’ai défendu la révolution menacée contre ses ennemis de toute sorte et je persiste à la défendre contre ses faux amis, contre ses profiteurs et ses parasites. On sait ce que cette attitude m’a valu. Je ne regrette rien, sauf de n’avoir rien su faire de plus efficace.

“ Si nous ne comprenons pas, il y a de leur faute ”, écrit Monatte à propos des camarades qui ont longtemps séjourné en Russie. Il y a peut-être aussi de la faute du lecteur qui exige des opinions toutes faites, des sujets tout mâchés, des simplifications déformatrices quand la question est complexe. Si le lecteur daignait s’en donner la peine, bien des choses lui seraient accessibles d’emblée sans qu’il soit besoin de seriner : précisément celles qui ne varient pas selon le degré de longitude. Supposons cependant que le lecteur moyen ne puisse se faire une idée suffisante sans secours. Mais Monatte ? N’a-t-il pas bénéficié d’informations personnelles précieuses, n’a-t-il pas eu en même temps que moi-même des entrevues avec des camarades de diverses nuances d’opinion, qualifiés pour nous documenter, n’avons-nous pas partagé nos renseignements ? Dans l’énorme “ littérature ” publié après coup par l’exécutif, n’a-t-il rien puisé ? N’a-t-il rien lu d’utile dans divers journaux comme Le Temps (articles de M. Rollin), L’Information et certaines publications sérieuses comme celles du Bureau International du Travail. Et si, après avoir tout lu, Monatte peut écrire : “ Nous ne comprenons pas, nous ne pouvons pas comprendre ”, il y a sans doute d’autres raisons que celle qu’il invoque.

Monatte me reproche de n’avoir pas donné “ en trois articles ” un résumé de ce que pense, de ce qu’a dit dans ses thèses et déclarations l’opposition russe, puis de n’avoir pas expliqué pourquoi les critiques et les suggestions n’avaient soulevé nul grand écho, etc. Malgré mon vif désir de reconnaître quelques torts, ne fût-ce que comme preuve de conciliation vis-à-vis de mes critiques, je ne puis considérer comme fondée cette observation. Trois articles, c’est peut-être beaucoup pour la RP, ce n’est rien pour la question russe. À raison de l’importance accordée par la RP à tel autre sujet, infinitésimal devant la révolution russe, c’est cent articles que mériterait celle-ci. Ensuite, je ne pouvais résumer les thèses de l’opposition avant de les avoir reçues. Et enfin, les ayant reçues très tardivement, Monatte sait comment et pourquoi je n’avais pas le droit d’en disposer. J’ajoute que depuis trois années, je me suis systématiquement abstenu de suivre dirigeants et opposants dans leurs simulacres de discussions théoriques ou économiques, destinées à masquer le véritable différend ; j’ai écrit dix fois que le seul problème qui divisait réellement le Parti était celui du pouvoir, du régime intérieur ; quand je ne puis dire que la millième partie du nécessaire, je me limite à l’essentiel ; j’ai écrit et je le répète que les fractions aux prises se mettraient aisément d’accord sur les moyens pratiques de faire progresser la révolution si la question du pouvoir ne les dressait l’un contre l’autre, ne les incitait à prendre systématiquement le contre-pied de l’opinion de l’adversaire par esprit de tendance. Depuis quand se bat-on dans le parti russe pour savoir s’il faut importer des marchandises, fermer une usine, accroître l’émission, augmenter les salaires, imposer les paysans, assigner des fonds à l’industrie ? Depuis la disparition de Lénine, depuis que la question du pouvoir est posée. Il y a toujours eu des désaccords et des controverses dans le Parti mais on finissait par s’entendre pour travailler en commun dans l’intérêt de la révolution : ce temps n’est plus. Au lieu de s’attaquer aux difficultés pour les résoudre, on s’en empare pour en faire des armes, on guette le contradicteur pour le prendre en défaut, on espère son erreur, on spécule sur ses défaillances. Et c’est le parti qui en souffre, la révolution qui en pâtit. “ Le socialisme dans un seul pays ? ” Pourquoi s’est-on battu à ce propos en 1926 et non en 1924 ? Pour la raison déjà dite. Et “ la révolution permanente ” ? Pourquoi s’ingénie-t-on à réveiller d’anciennes disputes classées, appartenant à une autre époque historique ? Toujours pour la même raison. Il n’est pas vrai que le parti se soit divisé en 1923 sur “ l’intervention des marchandises ”, en 1924 sur “ les leçons d’Octobre ”, en 1925, sur le “ socialisme dans un seul pays ”, en 1926 sur “ l’industrialisation ”. Il n’est pas vrai que le Parti se soit divisé sur le Plan, sur la concentration industrielle, sur la stabilisation du rouble, sur le pourcentage de koulaks. Cela n’est pas vrai car le parti ne comprend rien à des discussions de spécialistes, encore embrouillées par des considérations de tactique, de manœuvres compliquées de fractions. Le parti russe ne comprend pas plus que toi, Monatte, et tu voudrais que les communistes français soient mieux partagés ? Après avoir lu l’article de Chliapnikov sur l’opposition ouvrière, étais-tu plus avancé ? Et après avoir lu un discours de Staline vois-tu plus clair ? Rappelle-toi l’inepte discussion sur le point de savoir – en France – s’il fallait, ou non, fermer l’usine Poutilef, soulevée par des gens qui espéraient porter un coup à Trotsky et ignoraient que la proposition venait de Rykov. Oui, le parti russe, les communistes français pourraient comprendre, mais à condition que les questions soient traitées pour elles-mêmes, non dans un but de discréditer les uns ou les autres. Si l’on demande à un communiste moyen quelle somme devrait être assignée à telle branche d’industrie en telle année, ce camarade, à moins d’être un imbécile, ne peut que répondre qu’il n’en sait rien, que c’est l’affaire des spécialistes qui ont la confiance du parti ; si l’on exige pourtant son avis, il demandera des matériaux d’étude, consultera les connaisseurs et leurs écrits et essaiera de se faire une opinion ; mais si ce malheureux doit craindre en se prononçant de faire le jeu de Trotsky ou de déplaire à Staline, voire de se faire traiter de contre-révolutionnaire et de perdre son gagne-pain, à quoi sert de le consulter ? Autre exemple : il s’est livré en Russie de furieux débats sur le nombre de koulaks ; les statisticiens attitrés ne peuvent arriver à l’établir, les fractions se servent des chiffres qui servent leur thèse, les dirigeants donnent l’ordre de modifier les tables, hier officielles, qui les gênent, et là-dessus, on demande l’avis d’un membre… de la cellule de Citroën. Et si je dis que les maniganceurs de ces choses méritent du bromure, Giauffret se plaint de mon “ ton ” et Postgate conteste gravement le diagnostic.

La preuve que tous ces grands thèmes de discussion ne sont que des prétextes, c’est que les hommes les plus en désaccord ont su se rejoindre dans les deux camps et unifier leurs conceptions disparates. Je ne cite pas de noms et m’abstiens d’énumérer les sujets de discorde pour abréger mais on sait de quoi je parle : les deux blocs opposés sont fort hétérogènes et c’est la question du pouvoir qui les a formés en dépit de toutes autres divergences théoriques et pratiques. Me demander “ un résumé de ce que je pense, de ce qu’a dit l’opposition dans ses thèses et déclarations ”, c’est oublier que ces textes ont été rédigés sous les pires menaces et qu’ils dissimulent plus de choses qu’ils n’en peuvent révéler.

Les opposants ne sont pas libres de s’exprimer, ils tiennent compte des moyens de pression et de répression de l’adversaire, des risques à courir… Comme les dirigeants d’ailleurs, ils ne disent pas toujours ce qu’ils pensent, ils ne pensent pas toujours ce qu’ils disent. Tout est empoisonné de tactique. Mais je ferai mieux bientôt que de résumer des thèses, je les publierai intégralement. Cela n’expliquera pas à Monatte “ l’absence de grand écho dans le parti russe ”, puisque personne là-bas ne les connaît, c’est-à-dire que quelques centaines seulement les connaissent sur un million de membres du Parti.

Pourquoi “ nul grand écho ” ? J’ai expliqué les conditions dans lesquelles s’est manifestée la brève tentative de l’opposition de prendre la parole malgré l’interdiction. Je répète que le parti ignore tout des questions débattues ; ce n’est pas parce que l’opposition a réussi à prendre la parole dans quelques cellules – le parti en compte des milliers – où les orateurs disposaient le plus souvent de trois minutes, que les ouvriers russes savent quelque chose des thèses de l’opposition. Mais si les ouvriers avaient eu cette possibilité de s’informer et de discuter que le Parti leur refuse, que se serait-il passé ? Voilà une grande question qui dépasse singulièrement celle de la conférence d’octobre. J’ai dit cent fois à des camarades russes de l’opposition : “ La classe ouvrière n’est ni avec vous, ni avec les dirigeants. Elle en a assez de ces histoires auxquelles elle ne comprend rien. Elle est fatiguée par douze ans de guerre et de révolution. Elle veut du travail, des salaires meilleurs, des logements plus propres, des écoles pour ses enfants, et quelques libertés pour elle. Vous ne pouvez actuellement lui demander un nouvel effort. Travaillez à son éducation, c’est ce que vous avez pour l’heure de mieux à faire… ” Ces choses peuvent être dites et discutées entre gens qui connaissent tous les éléments du problème. Mais puis-je les écrire dans la RP sans leur donner les développements nécessaires ? Si je dis que les ouvriers ne sont ni avec les uns ni avec les autres, cela ne signifie-t-il pas qu’ils sont contre le Parti ? peut-être même avec la bourgeoisie ? Cela non plus n’est pas. La question n’est pas si simple. Il ne s’agit plus d’ailleurs d’une péripétie de lutte intestine du parti, mais bien de l’état de la Russie dans la dixième année de la révolution. Il faudrait pouvoir exposer objectivement la situation, l’analyser, puis essayer de dégager des perspectives probables ou possibles. C’est un rien. Combien de lignes Monatte m’accorde-t-il pour cette bagatelle ?

Ce n’est pas en trois articles qu’on pouvait satisfaire le lecteur mais en un volume. Que de camarades m’ont incité à écrire le bouquin sur ce sujet qu’ils me savent posséder à fond. Ils en parlent à leur aise : depuis neuf ans les bourreurs de crânes de droite ou de gauche accablent le public de descriptions horrifiantes ou de récits paradisiaques d’égale valeur, le désorientent et le découragent ; l’informateur compétent et consciencieux est pris malhonnêtement à partie des deux côtés ; à peine signale-t-on un fait, en indiquant une authentique référence officielle, qu’il se trouve un Postgate pour faire “ tout à fait amicalement ” les pires insinuations, que serait-ce d’un livre donnant mille données et mille références ? Nous avons à refaire la préparation de cette partie du public animée de bonne volonté envers la question russe, désireuse de comprendre, sympathique a priori à la révolution (sans cette sympathie initiale pas de compréhension possible), qui demande des faits exacts, des arguments désintéresses, des témoignages sincères. La tâche n’est pas mince. Raison de plus pour ne pas décourager ceux qui y collaborent.

Je ne crois pas impossible d’éclairer certains aspects du problème russe en des articles de dimensions restreintes pour les lecteurs capables de reconstituer en esprit l’ensemble, d’enchaîner eux-mêmes les questions. Mais à condition de les traiter en dehors des conflits de fractions et de factions. Ce n’est pas au cours d’une phase aiguë de lutte que ce travail peut être fait utilement, si l’on demande des articles à l’heure où le parti est en pleine crise, où la presse informe et déforme à tort et à travers, l’actualité impose sa loi, je cours au plus pressé et délaisse ce qui peut attendre ; c’est entre deux crises que l’on peut exposer à loisir et discuter sans fièvre. Je l’ai dit plusieurs fois à Monatte et à d’autres.

Je finis. Je n’ai pas répondu à tout, bien que l’envie ne m’en fasse pas défaut, mais j’écris sous l’obsession du manque de place. Je crois pourtant avoir dit l’essentiel. Telles sont la complexité et la richesse du sujet que quelques lignes d’affirmation entraînent quelques pages d’argumentation. On ne peut tirer un fil sans attirer toute une trame. Puisse cette discussion n’avoir pas été inutile.