IVème partie. Les débuts du christianisme

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1. La communauté chrétienne primitive[modifier le wikicode]

a. Une communauté de prolétaires[modifier le wikicode]

Nous avons vu que le zélotisme purement nationaliste-démocratique ne satisfaisait pas tous les éléments prolétariens de Jérusalem. Mais il n'était pas non plus du goût de tout le monde de fuir la grande ville pour aller s'installer à la campagne comme le faisaient les Esséniens. En cela, cette époque n'était pas différente de la nôtre, l'exode rural se pratiquait aisément, mais pas du tout le mouvement en sens inverse, de la ville à la campagne. Le prolétaire habitué à la vie d'une grande ville était perdu à la campagne. Un riche pouvait certes voir dans sa villa de campagne un lieu qui le changeait agréablement de l'agitation urbaine, mais pour le prolétaire, le retour à la campagne signifiait se mettre à des travaux agricoles pénibles auxquels il n'entendait rien et qui dépassaient ses forces.

La masse des prolétaires préférait donc, à Jérusalem comme dans les autres grands centres, rester à la ville. Ce que l'essénisme leur proposait ne répondait pas à leurs besoins, surtout pas pour ceux d'entre eux qui étaient de purs lumpenprolétaires et s'étaient accoutumés à une vie de parasites sociaux.

A côté des zélotes et des esséniens se constitua donc, de ce fait, une troisième tendance prolétarienne qui unissait les deux précédentes et prit forme dans la communauté messianique.

Il est admis de tous que la communauté chrétienne était à l'origine composée presque exclusivement d'éléments prolétariens, qu'elle était une organisation prolétarienne. Et cela resta vrai encore longtemps après les tout premiers temps.

Dans sa première épître aux Corinthiens, Paul souligne que ni la culture, ni la propriété ne sont représentées dans la communauté :

« Mes frères, regardez les métiers que vous exercez, parmi vous, il n’y a pas beaucoup de sages selon la chair, ni de gens puissants ou de haute naissance. Au contraire, ce qui passe pour être dépourvu de jugement aux yeux le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion les sages ; ce qu’il y a de faible aux yeux du monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion ce qui est fort ; et ce que le monde tient pour issu d'une origine obscure et est méprisé, voilà ce que Dieu a choisi. »[1]

On trouve une bonne description du caractère prolétarien de la communauté chrétienne primitive dans l'ouvrage déjà plusieurs fois cité de Friedländer sur « L'histoire des mœurs romaines » :

« Si nombreuses qu'aient été les causes qui agissaient en faveur de la propagation de l’Évangile, il n'a manifestement trouvé, dans les couches supérieures de la société, et jusqu'au milieu ou la fin du deuxième siècle, que quelques partisans isolés. Ce n'était pas seulement la culture philosophique, ainsi que celle intimement liée à la croyance aux dieux qui constituaient le plus gros obstacle, c'était que la confession chrétienne débouchait sur les conflits les plus redoutables avec l'ordre existant ; et enfin, dans les milieux qui avaient honneurs, puissance et richesses, se détacher des intérêts de ce bas-monde n'était pas chose aisée. Les pauvres et les gens de basse condition, dit Laetantius, adhérent plus facilement à la foi que les riches ; il aura sans aucun doute bien souvent existé chez ces derniers une hostilité certaine aux tendances socialistes du christianisme. Dans les couches inférieures de la société, en revanche, et favorisé par la dispersion des Juifs, le christianisme s'est assurément propagé à un rythme très rapide, notamment à Rome même ; en 64, le nombre des chrétiens y était déjà très important. »

Mais cette expansion restait limitée à certaines localités.

« D'après les documents dont nous disposons, - mais le hasard seul a fait qu'ils nous soient parvenus – il est établi que jusqu'en l'an 98, il y avait des communautés chrétiennes dans environ 42 localités, en 180, dans environ 74 ; en 325, dans plus de 550.

« Dans l'empire romain, non seulement les chrétiens étaient encore au troisième siècle une petite minorité, mais cette minorité se recrutait, au moins jusqu'aux premières années de ce siècle, exclusivement dans les plus basses couches de la société. Les païens se moquaient d'eux en disant qu'ils n'arrivaient à convertir que les esprits les plus simples et les esclaves, les femmes et les enfants, que c'étaient des gens incultes, grossiers et rustauds, que leurs communautés étaient composées principalement de gens de basse condition, d'artisans et de vieilles femmes. Les chrétiens ne le niaient pas. Ce n'est pas au lycée et à l'académie, dit Jérôme, mais dans le bas peuple (de vili plebecula) que s'est rassemblée la communauté du Christ. Des témoignages explicites d'écrivains chrétiens confirment que, même jusqu'au milieu du troisième siècle, la nouvelle croyance ne comptait que quelques adeptes isolés dans les classes supérieures. Eusèbe de Césarée dit que la tranquillité dont jouit l’Église sous Commode (180 à 192) avait puissamment contribué à son développement, 'de telle sorte que plusieurs personnages éminents par leur fortune et leur naissance s'étaient même convertis au Salut avec toute leur maisonnée et leur lignée'. Sous Alexandre Sévère (222 à 235), Origène dit qu'on voit aussi présentement des riches et un certain de nombre de dignitaires ainsi que des femmes de grande fortune et bien nées accueillir les messagers chrétiens du Verbe : des succès, donc, dont le christianisme n'avait auparavant pas l'occasion de se vanter. … A partir de l'époque de Commode, la propagation du christianisme dans les classes élevées est donc expressément attestée, et de multiples manières, alors qu'il manque totalement de témoignages de ce type pour la période précédente. … Les seules personnes de la haute société de l'époque antérieure à Commode dont on a admis avec un haut degré de probabilité la conversion au christianisme, sont le consul Flavius Clemens, exécuté en 95, et son épouse – ou sa sœur – Flavia Domitille, exilée dans l'île de Pontia. »[2]

Si nous sommes si mal renseignés sur les débuts du christianisme, c'est essentiellement en raison de son caractère prolétarien. Ses premiers partisans étaient peut-être des orateurs hors pair, mais ils ne savaient manier ni la lecture, ni l'écriture. C'étaient des savoir-faire dont la masse du peuple était encore plus éloignée que ce n'est le cas de nos jours. Pendant toute une série de générations, la doctrine chrétienne et l'histoire de la communauté restèrent limitées à des retransmissions orales, retransmissions opérées par des gens enfiévrés et incroyablement crédules, retransmissions d'événements auxquels n'avait participé qu'un tout petit cercle, dans la mesure où ils s'étaient réellement produits, et qui donc ne pouvaient être vérifiés par la masse de la population, et notamment par ses éléments critiques et dépourvus de parti pris. C'est seulement quand le christianisme eut gagné des personnes plus cultivées et d'un rang social plus élevé que commença la mise au point écrite de ses traditions, mais là encore, le but n'était pas d'en écrire l'histoire, mais de poursuivre des objectifs polémiques, de défendre certaines conceptions et certaines exigences.

Il faut avoir beaucoup de courage ou de parti pris, mais aussi être complètement ignorant des critères de fiabilité historique pour entreprendre de tracer avec assurance le parcours, voire même de reproduire les propos, de certaines personnalités, en se basant sur des documents littéraires produits dans ces conditions et qui fourmillent d'événements totalement impossibles et de contradictions éclatantes. Nous avons déjà montré au début qu'il est impossible de rien dire avec certitude concernant le prétendu fondateur de la communauté chrétienne. Nous pouvons maintenant ajouter, après ce que nous venons d'exposer, qu'il n'est pas non plus indispensable d'en rien savoir d'assuré. Toutes les idées qu'on a l'habitude d'associer au christianisme, que ce soit pour en faire l'éloge ou pour les condamner, nous avons découvert qu'elles étaient le produit, soit, pour partie, de l'évolution du monde romano-hellénique, soit de l'évolution du monde juif. Il n'y a pas une seule idée chrétienne qui imposerait de faire l'hypothèse d'un prophète grandiose ou d'un surhomme, aucune dont la présence ne soit déjà attestée avant Jésus dans la littérature « païenne » ou juive.

Mais autant il importe peu pour notre compréhension historique d'être renseignés ou non sur la personne de Jésus et celle de ses disciples, autant il est important de savoir précisément quel était le caractère de la communauté chrétienne primitive elle-même.

Et heureusement, cela est tout à fait possible. Les paroles et les actes des personnes révérées par les chrétiens comme leurs pionniers et leurs maîtres peuvent bien avoir été embellis par l'imagination ou inventés de toutes pièces, en tout cas, les premiers écrivains chrétiens baignaient dans l'esprit dont étaient imprégnées les communautés chrétiennes dans lesquelles et pour lesquelles ils déployaient leur activité. Ils retranscrivaient des traditions venues de périodes précédentes, qu'ils pouvaient certes modifier dans le détail, mais dont le caractère fondamental était suffisamment assuré pour que toute tentative d'altération manifeste eût soulevé une opposition résolue. Ils pouvaient chercher à atténuer l'esprit qui dominait les débuts de la communauté chrétienne ou à en donner une autre interprétation, mais il leur était impossible de l'escamoter. On peut encore retrouver les traces de tentatives de ce genre, et elles prennent de plus en plus d'audace au fur et à mesure que la communauté chrétienne perd son caractère prolétarien des origines et accueille des personnalités cultivées, fortunées et renommées. Mais ce sont précisément ces tentatives qui permettent de voir avec netteté ce qu'était le caractère des origines.

Ce que nous apprenons en utilisant cette méthode se voit confirmé par l'histoire de sectes chrétiennes ultérieures, dont les débuts sont connus et dont l'évolution ultérieure reflète exactement ce que nous savons par ailleurs de la trajectoire de la communauté chrétienne à partir du deuxième siècle. Nous sommes donc en droit de faire l'hypothèse que cette évolution est dictée par une loi, et que les débuts des sectes plus récentes, et que nous connaissons, nous permettent de reconstituer par analogie les débuts, que nous ne connaissons pas, du christianisme. Un tel raisonnement ne constitue naturellement pas, en lui-même, une preuve définitive, mais il peut parfaitement venir en appui à une conception que l'on aura élaborée par d'autres cheminements.

D'un côté comme de l'autre, que ce soit l'analogie avec les sectes plus récentes ou les restes conservés de traditions très anciennes de la vie des chrétiens primitifs, nous voyons à l’œuvre des tendances que le caractère prolétarien de la communauté rendrait à priori hautement probables.

b. Haine de classe[modifier le wikicode]

Avant toute autre chose, il y a une furieuse haine de classe contre les riches.

Elle se manifeste dans l'évangile de Luc qui date du début du deuxième siècle. Notamment dans l'histoire de Lazare, que l'on ne trouve que dans cet évangile (16, 9 sq.). Le riche va en enfer, et le pauvre dans le sein d'Abraham, non pas que le premier soit un pécheur et le deuxième un juste : rien n'est dit à ce sujet. Le riche est damné seulement parce qu'il est riche. Abraham lui lance : « Songe que tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare le malheur pendant la sienne ; maintenant, ici, il trouve, lui, la consolation, et toi la souffrance. » Ce tableau de l'avenir était plein de la soif de vengeance de l'opprimé. Le même évangile fait dire à Jésus : « Comme il est difficile aux riches d'entrer dans le royaume (βασίλειον) de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d'une aiguille que pour un riche d'entrer au royaume de Dieu » (18, 24, 25). Là aussi, le riche est condamné pour sa richesse, pas pour ses péchés.

De même dans le sermon sur la montagne (6, 21 sq.) :

« Heureux êtes-vous, vous les mendiants (πτωχοί, c'est-à-dire les gueux), car le royaume de Dieu est à vous. Heureux, vous qui avez faim, car vous serez rassasiés. Heureux, vous qui pleurez maintenant, car alors vous rirez. … Mais malheur à vous, vous les riches, car vous avez reçu d'avance votre consolation. Malheur à vous, vous qui êtes rassasiés, car vous aurez faim. Malheur à vous, vous qui riez maintenant, car vous serez dans le deuil et vous vous lamenterez. »

On le voit, être riche et jouir de ses richesses est un crime qui appelle le châtiment le plus atroce.

L’épître de Jacques aux douze tribus de la diaspora, datant du milieu du deuxième siècle, exhale le même esprit :

« Et vous, les riches, pleurez, lamentez-vous sur les malheurs qui vous attendent. Votre richesse est pourrie, vos vêtements sont mangés des mites, votre or et votre argent sont rouillés, et cette rouille sera un témoignage contre vous et dévorera votre chair. Vous avez amassé des richesses dans les derniers jours comme pour les livrer au feu. Le salaire que vous avez escroqué aux ouvriers qui moissonnaient dans vos champs, voilà qu'il crie, et le cri des faucheurs est parvenu aux oreilles du Seigneur Sabaoth. Vous avez vécu sur terre dans l'abondance et la bombance, vous vous êtes repus le jour du massacre. Vous avez condamné et tué le juste, et il ne vous a pas résisté. Attendez patiemment, vous mes frères, l'arrivée du Seigneur » (5,1 sq.).

Il tonne même contre les riches de son camp, ceux qui ont rejoint la communauté chrétienne :

« Que le frère humble se glorifie de son élévation, mais que le riche se glorifie de son humiliation, parce qu'il passera comme la fleur de l'herbe. Car le soleil s'est levé avec sa chaleur ardente et a desséché l'herbe, et sa fleur est tombée et son aspect gracieux a disparu. … Écoutez, mes chers frères, est-ce que Dieu n'a pas élu les pauvres selon le monde pour être les riches dans la foi et les héritiers du royaume qu'il a promis à ceux qui l'aiment ? Mais vous, vous avez méprisé le pauvre. Est-ce que ce ne sont pas les riches qui vous font violence, et eux encore qui vous traînent devant les tribunaux ? Est-ce que ce ne sont pas eux qui blasphèment le beau nom que vous portez ? »[3]

La haine de classe du prolétariat moderne n'a pratiquement jamais revêtu de formes aussi fanatiques que celle du prolétariat chrétien. Dans les brefs moments où le prolétariat contemporain est parvenu au pouvoir, il n'a jamais exercé de vengeance sur les riches. Il faut dire qu'il se sent aujourd'hui bien plus fort que ne l'était celui du christianisme naissant. Quand on se sent fort, on est bien plus enclin à la générosité que quand on est faible. Si les représailles de la bourgeoisie contre le prolétariat insurgé prennent de nos jours une tournure aussi terrifiante, cela indique à quel point elle a conscience de sa faiblesse.

Quelques dizaines d'années séparent l'évangile de Mathieu, plus récent, de celui de Luc. Entre-temps, des gens aisés et cultivés avaient commencé à se rapprocher du christianisme. Un certain nombre de propagandistes chrétiens éprouvèrent alors le besoin de donner à la doctrine une forme plus susceptible d'être reçue par ces milieux. Le mythe du« grand soir » et de la « grande bouffe » du christianisme primitif devenait gênant[Note du Trad 1] . Mais comme il avait trop profondément pris racine pour être purement et simplement écarté, on chercha au moins à réviser la vision d'origine dans un sens opportuniste. Grâce à ce révisionnisme, l'évangile de Mathieu est devenu « l'évangile des contradictions »[4] , mais aussi « l'évangile préféré de l’Église ». Pour elle, « le souffle impétueux et révolutionnaire de l'enthousiasme et du socialisme propres au christianisme primitif y était suffisamment tempéré pour n'être plus que le juste milieu d'un opportunisme ecclésiastique et ne plus paraître mettre en péril l'existence d'une Église qui faisait sa paix avec la société des hommes ».

Bien sûr, les différents rédacteurs qui ont successivement remanié l'évangile de Mathieu, ont écarté tout ce qui gênait et pouvait être éliminé, ainsi l'histoire de Lazare, ainsi que le refus de prendre parti dans les querelles d'héritage (Luc 12, 13 sq.) qui débouche lui aussi sur une sortie contre les riches. Mais le Sermon sur la Montagne était déjà trop populaire et trop connu pour être soumis au même traitement. Il fut donc défiguré : Mathieu fait dire à Jésus :

« Heureux sont les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux. … Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils pourront se gaver. »

Toute trace de haine de classe est effacée dans ce révisionnisme astucieux. Heureux sont maintenant les pauvres en esprit. On ne sait trop de qui il s'agit, s'il s'agit de simples d'esprit ou de mendiants imaginaires, imaginaires mais pas réels, autrement dit, de gens qui continuent à être des possédants, mais qui affirment que leur cœur n'est pas attaché à ce qu'ils possèdent. C'est probablement cette dernière catégorie qui est visée, mais quoi qu'il en soit, de fait a disparu la condamnation de la richesse qui était inhérente à la béatification des pauvres.

La métamorphose des affamés en affamés de justice, la promesse qu'ils seront gavés de justice, sont presque cocasses. Le terme grec traduit ici par « gaver » (χορτάζω) s'employait la plupart du temps en parlant d'animaux ; appliqué aux hommes, il prenait un sens péjoratif ou burlesque pour désigner une façon vulgaire de s'en mettre plein la panse. Le fait que ce terme apparaisse dans le Sermon sur la Montagne est un indice de l'origine prolétarienne du christianisme. Dans les milieux où il s'est formé, l'expression était sans doute très courante pour dire qu'on avait réussi à calmer dans la profusion une faim tout ce qu'il y a de plus physique. Mais employée pour dire que la soif de justice serait satisfaite, elle est tout simplement ridicule.

La contrepartie de ces béatitudes, la malédiction qui frappe les riches, est absente du texte de Mathieu. Même en faisant appel à toutes les ressources d'un esprit retors, il n'était pas possible de mettre au point une version qui l'aurait rendue acceptable par les milieux aisés sur l'adhésion desquels on spéculait. Il fallait la faire disparaître.

Pourtant, dans la communauté chrétienne virant alors à l'opportunisme, malgré les efforts déployés par des cercles influents pour effacer son caractère prolétarien, le prolétariat continuait à exister, et sa haine de classe ne cessait de s'exprimer par la voix de divers intellectuels. On trouvera une bonne compilation de passages des écrits de Saint Clément, de l'évêque Astérius, de Basile le Grand, de Saint Grégoire de Nysse, de Saint Ambroise, de Saint Jean Chrysostome, de Saint Jérôme, de Saint Augustin, etc., dans la brochure de Paul Pflüger « Le socialisme des pères de l’Église ». Tous, ils portent de violentes accusations contre les riches, qu'ils mettent sur le même pied que les brigands et les voleurs.

c. Communisme[modifier le wikicode]

Vu le caractère prolétarien de la communauté, l'idée s'impose qu'elle ait tendu à s'organiser sur le mode communiste. Cette hypothèse est expressément confirmée par les documents. On lit dans les Actes des Apôtres :

« Ils persévérèrent dans la doctrine des apôtres et dans le communisme (κοινωνία), dans la coutume de rompre le pain et dans les prières. … Et tous ceux qui étaient devenus croyants possédaient tout en commun, et ils vendaient ce qu'ils possédaient et ce qui leur appartenait et le répartissaient suivant les besoins de chacun (2, 42, 44).

« La multitude de ceux qui étaient devenus croyants était un seul cœur et une seule âme, et personne ne disait que ce qu'il avait était sa propriété, au contraire, ils avaient tout en commun. … Et il n'y avait plus personne parmi eux qui fût dans l'indigence, car ceux qui possédaient des terres ou des maisons les vendaient, ils rapportaient le produit de la vente et le déposaient aux pieds des apôtres, et ensuite il était réparti en fonction des besoins de chacun » (4, 32 à 35).

On sait comment un décret divin punit de mort sans hésitation Ananias et Saphira, qui avaient gardé pour eux une partie de l'argent.

Un critique intrépide de son époque, Saint Jean dit Chrysostome, c'est-à-dire « bouche d'or », en raison de son éloquence enflammée, (347 à 407), fit suivre la description du communisme chrétien primitif citée ci-dessus d'une discussion sur ses avantages qui est d'un économisme très réaliste et ne verse pas du tout dans un ton ascétique et extatique. C'est le sujet de sa onzième homélie (= sermon) sur l'histoire des apôtres. Voici ce qu'il dit :

« La grâce était parmi eux, car personne n'était dans l'indigence, c'est-à-dire qu'ils donnaient avec tant d'ardeur que personne ne restait pauvre. Car ils ne donnaient pas une partie en en gardant une autre pour eux. Et ils ne donnaient pas non plus tout en quelque sorte comme leur propriété. Ils mettaient fin aux inégalités et vivaient dans l'abondance ; et ils faisaient cela de la manière la plus louable. Ils n'osaient pas mettre les offrandes dans les mains des nécessiteux, ils n'en faisaient pas cadeau en affichant une condescendance dédaigneuse, non, ils les déposaient aux pieds des apôtres et leur demandaient d'en disposer et de les distribuer. Ce dont on avait besoin était pris dans les réserves de la communauté, pas dans la propriété privée des uns ou des autres. Ainsi, il ne pouvait y avoir de vanité présomptueuse chez les donateurs.

« Si nous faisions de même aujourd'hui, nous serions bien plus heureux, riches comme pauvres. Et le bonheur des pauvres ne serait pas plus grand que celui des riches … car ceux qui donnaient, non seulement ne devenaient pas pauvres eux-mêmes, mais ils enrichissaient aussi les pauvres.

« Imaginons comment les choses se passent : tout le monde donne ce qu'il a à la propriété commune. Que personne ne s'en inquiète, ni le riche, ni le pauvre. Combien d'argent croyez-vous que cela va faire ? J'estime – car on ne peut l'affirmer avec certitude -, que si chacun donnait tout son argent, ses champs, ses possessions, ses maisons, (je ne parlerai pas des esclaves, les premiers chrétiens n'en avaient sans doute pas, il est probable qu'ils les affranchissaient), alors on aurait un million de livres d'or, et vraisemblablement deux ou trois fois plus. Dites-moi en effet, combien notre ville (Constantinople) compte-t-elle d'habitants ? Combien de chrétiens ? Est-ce qu'il n'y en a pas cent mille ? Et combien de païens et de Juifs ! Et combien de milliers de livres d'or on rassemblerait ! Et combien de pauvres avons-nous ? Je ne crois pas qu'ils soient plus de cinquante mille. Combien faudrait-il pour les nourrir quotidiennement ? S'ils mangent à une table commune, les frais ne pourront être très élevés. Que ferons-nous alors de nos gigantesques richesses ? Crois-tu qu'elles pourraient jamais être épuisées ? Et les bénédictions divines ne se répandront-elles pas mille fois plus sur nous ? Ne ferons-nous pas un ciel de cette terre ? Si cela a si brillamment réussi avec trois ou cinq mille personnes (les premiers chrétiens), et que personne n'était dans l'indigence, combien plus grand sera assurément le succès avec une foule aussi nombreuse ? Est-ce que tous ceux qui viendront en plus n'ajouteront pas quelque chose ?

« La fragmentation des biens est la cause de frais supplémentaires et augmente la pauvreté. Prenons une maison avec un couple, homme et femme, et dix enfants. Elle fait du tissage, lui cherche son gagne-pain sur le marché ; est-ce qu'ils auront de plus grands besoins en habitant ensemble ou en vivant séparément ? Évidemment, en vivant séparés. Si les dix fils se séparent et se dispersent, ils auront besoin de dix maisons, de dix lits, de dix domestiques, et tout le reste sera multiplié de même. Et qu'en est-il de la foule des esclaves ? Est-ce qu'on ne les fait pas manger ensemble à la même table pour s'épargner des frais ? La fragmentation débouche régulièrement sur le gaspillage, le regroupement sur des économies. C'est ainsi qu'on vit actuellement dans les monastères, et c'est ainsi que vivaient autrefois les croyants. Qui est mort de faim ? Qui n'a pas été largement rassasié ? Et pourtant, les gens ont plus peur de cela que de sauter dans la mer infinie. Faisons donc un essai et mettons-nous à la tâche hardiment ! Quel profit nous en retirerions ! Car si alors, en un temps où le nombre des fidèles était si infime, seulement trois à cinq mille, si alors, en un temps où le monde entier nous était hostile, où aucun encouragement ne venait de nulle part, nos prédécesseurs ont fait montre de tant de détermination, combien nous devrions avoir plus de confiance en nous, maintenant que par la grâce de Dieu, il y a des croyants partout ! Qui voudrait alors rester dans le paganisme ? Personne, je pense. Nous attirerions tout le monde de notre côté et nous gagnerions la sympathie de tous. »[5]

Les premiers chrétiens n'étaient pas capables d'une présentation aussi limpide et aussi posée. Mais leurs brèves remarques, leurs exclamations, leurs exigences, leurs malédictions renvoient toutes au même caractère communiste des débuts de la communauté chrétienne.

Dans l'évangile de Jean, rédigé certes seulement vers le milieu du deuxième siècle, il va de soi que Jésus et les apôtres formaient une communauté communiste. Ils n'avaient qu'une bourse pour eux tous, et elle était gérée par – Judas Iscariote. Jean, qui ici comme dans d'autres passages cherche à faire mieux que ses prédécesseurs, renforce encore l'horreur que le traître Judas ne peut manquer d'inspirer, en le taxant de voleur qui s'en est pris à la caisse commune. Jean décrit la scène où Marie enduit les pieds de Jésus d'un onguent précieux.

« Mais Judas, l'Iscariote, l'un des disciples, celui qui allait le trahir, dit : pourquoi n'a-t-on pas vendu l'onguent pour 300 deniers et donné l'argent aux pauvres ? Mais il ne dit pas cela parce qu'il se souciait des pauvres, c'était parce qu'il était un voleur et que, tenant la bourse, il dérobait ce qu'on y mettait »[6]

Lors du dernier repas, Jésus dit à Judas : « Ce que tu fais, fais-le promptement. »

« Mais aucun des convives ne comprit ce qu'il lui avait signifié par ces mots. Quelques-uns pensèrent, puisque Judas tenait la bourse, que Jésus lui avait dit : Achète ce dont nous avons besoin pour la fête, ou donne quelque chose aux pauvres. »[7]

Dans les évangiles, Jésus ne cesse de dire à ses disciples de tous donner ce qu'ils ont.

« Personne d'entre vous ne peut être mon disciple s'il ne renonce à tout ce qu'il possède ? »[8]

« Vendez vos biens et donnez l'argent aux pauvres. »[9]

« Un aristocrate (άρχων) lui demanda (à Jésus) : Bon maître, que dois-je faire pour accéder à la vie éternelle ? Alors, Jésus lui répondit : Pourquoi dis-tu que je suis bon ? Personne n'est bon que Dieu. Tu connais les commandements : tu ne commettras pas l'adultère, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne feras pas de faux témoignage, tu honoreras tes père et mère. Et lui dit : Tout cela, je l'ai observé depuis ma jeunesse. Quand Jésus entendit ces mots, il lui dit : Il te reste encore une chose à faire. Vends tout ce que tu as, distribue-le aux mendiants, et tu auras un trésor dans les cieux. Et ensuite, suis-moi. En entendant cela, il fut très affligé, car il était exceptionnellement riche. »[10]

Cela conduit Jésus à la parabole du chameau qui passe plus facilement à travers le trou d'une aiguille qu'un riche n'entre au royaume de Dieu. Ne pouvaient y accéder que ceux qui partageaient leur fortune avec les pauvres.

L'évangile attribué à Marc présente les choses exactement de la même manière.

Par contre, le révisionniste Mathieu émousse ici aussi la rigueur des origines. Chez lui, l'exhortation n'est plus que conditionnelle. Il fait dire à Jésus s'adressant au riche jeune homme : Si tu veux être parfait, alors va vendre ce que tu as, et donne-le aux pauvres (19, 21).

L'exigence qu'à l'origine on prêtait à Jésus, et qui valait pour tous les membres de sa communauté, devint avec le temps une invitation qui ne s'adressait plus qu'à ceux qui cherchaient la perfection.

C'est une évolution parfaitement normale dans une organisation qui était à ses débuts purement prolétarienne, mais admit plus tard de plus en plus d'éléments riches dans ses rangs.

Il y a cependant toute une série de théologiens qui nient le caractère communiste du christianisme primitif. Selon eux, ce qu'en rapportent les Actes des Apôtres serait de rédaction tardive ; comme souvent dans l'Antiquité, on aurait représenté comme une réalité du passé l'état idéal dont on rêvait. Mais on oublie alors que pour l’Église officielle des siècles ultérieurs, qui ouvrait les bras aux riches, le caractère communiste des premiers temps était très gênant. S'il avait été l'invention d'une époque postérieure, les porte-parole de la tendance opportuniste auraient tout simplement protesté et veillé à enlever du canon des livres reconnus par l’Église les passages correspondants. L’Église n'a jamais toléré les faux que quand ils l'arrangeaient. Or ce n'était pas le cas du communisme. S'il a été reconnu comme la condition initiale de la communauté primitive, c'était certainement parce qu'il était impossible de faire autrement, parce que la tradition était sur ce chapitre trop profondément enracinée et trop universellement acceptée.

d. Objections à la thèse communiste[modifier le wikicode]

Les objections avancées par ceux qui contestent le communisme de la communauté primitive sont rien moins que convaincantes. On les trouvera rassemblées par un critique qui s'oppose au tableau que j'ai fait du christianisme des origines dans mon opuscule sur les précurseurs du socialisme.

A. K., docteur en théologie, a publié ses objections dans un article de la « Neue Zeit » sur le « prétendu communisme du christianisme primitif » (XXVI, 2, p. 482).

Le premier argument est : « le sermon du Nazaréen n'avait pas pour horizon un bouleversement économique ». Ah bon, comment A. K. le sait-il ? Il estime que les Actes des Apôtres sont une source peu fiable pour se faire un idée d'organisations dont on situe l'origine dans la période qui a suivi la prétendue mort du Christ. En revanche, les évangiles, qui sont pour partie plus récents que les Actes des Apôtres, donneraient une image sûre du caractère des paroles du Christ lui-même !

En réalité, ce qui vaut pour les Actes des Apôtres, vaut aussi pour les évangiles. Ce qu'ils nous donnent à voir, c'est le caractère de ceux qui les ont écrits. Ils peuvent également reproduire des souvenirs. Or, le souvenir qu'on garde d'une organisation se perpétue plus longtemps que le souvenir des paroles prononcées et ne se laisse pas aussi facilement déformer.

En outre, comme nous venons de le voir, on peut très bien déduire des propos transmis sur le Christ une caractérisation correspondant au communisme de la communauté primitive.

Contre le communisme, les enseignements particuliers de Jésus, sur lesquels nous ne savons rien avec certitude, ne prouvent donc rien.

Ensuite, A. K. veut à toute force nous faire croire que le communisme pratique des esséniens que les prolétaires de Jérusalem avaient sous les yeux, n'aurait eu aucun impact sur eux. En revanche, les théories communistes des philosophes et poètes grecs auraient profondément influencé les prolétaires incultes des communautés chrétiennes en-dehors de Jérusalem et les auraient imprégnés de ces idéaux communistes, idéaux dont ils auraient ensuite, suivant les habitudes de l'époque, fantasmé la réalisation dans le passé, donc à l'époque de la communauté primitive de Jérusalem.

Donc, les hommes de culture auraient plus tard enseigné aux prolétaires le communisme dont l'exemple pratique les aurait laissés auparavant indifférents. Il faudrait des preuves en béton pour rendre cette thèse plausible. Or les preuves dont nous disposons parlent un langage opposé. Plus les gens instruits prennent d'influence sur le christianisme, plus il s'éloigne du communisme, Mathieu montre cela déjà clairement, et nous verrons la même chose en examinant l'évolution de la communauté.

A. K. a une image totalement fausse des esséniens. Voici ce qu'il écrit au sujet de la communauté chrétienne communiste de Jérusalem :

« On ne peut qu'être méfiant quand on nous dit que cette expérience communiste unique aurait été le fait d'une association composée exclusivement de Juifs. Jamais des Juifs ne se sont lancés avant le début de notre ère dans des tentatives sociales de ce genre. Il n'y a jamais eu jusque là de communisme juif. En revanche, le communisme théorique et pratique n'était rien de neuf dans le monde hellénique. »

Notre critique ne nous révèle pas où il décèle le communisme pratique des Hellènes à l'époque du Christ. Mais ce qui est extraordinaire, c'est qu'il repère moins de communisme chez les Juifs que chez les Hellènes, alors que le communisme des premiers, par sa mise en pratique, s'élève bien au-dessus des rêveries communistes des seconds. Et A.K. ignore manifestement que les esséniens sont mentionnés un siècle et demi déjà avant le Christ. Il semble croire qu'ils seraient apparus seulement à l'époque du Christ !

Mais les mêmes esséniens qui sont censés n'avoir aucunement influencé la pratique de la communauté de Jérusalem, seraient, paraît-il, à l'origine de la légende communiste apparaissant au deuxième siècle après J-C dans les Actes des Apôtres. Les esséniens, qui disparaissent de notre horizon avec la destruction de Jérusalem, probablement parce qu'ils ont été emportés par la ruine de l’État juif, auraient, après cet événement, et à une époque où l'antagonisme entre judaïsme et christianisme était déjà incandescent, apporté aux prolétaires helléniques des légendes sur l'origine de la communauté chrétienne et leur auraient suggéré un passé communiste, alors qu'auparavant, quand les prolétaires juifs de Jérusalem avaient fondé une organisation qui avait nécessairement de nombreux points de contact personnels et matériels avec l'essénisme, cela n'aurait eu aucun effet sur eux !

Il est tout à fait possible que dans la littérature chrétienne des débuts se soient entremêlées des légendes et des conceptions esséniennes. Mais il est encore plus probable qu'aux premières heures de la communauté chrétienne, quand elle ne produisait pas encore d'écrits, son organisation ait été influencée par des modèles esséniens. Et cette influence ne pouvait aller que dans le sens d'une mise en pratique d'un véritable communisme, pas dans celui d'un passé communiste mythologique auquel rien ne correspondait dans la réalité.

Toute cette construction artificielle mise au point par des théologiens modernes et acceptée par A.K., une construction qui nie l'influence de l'essénisme pour l'époque où il existait, mais lui attribue un rôle décisif pour celle il avait cessé d'exister, prouve une seule chose : l'inventivité fertile de bien des cerveaux de théologiens là où il s'agit de dissiper, autour de l’Église des premiers jours, les remugles infâmes du communisme.

Mais tout cela, ce ne sont pas les arguments que A. K. juge décisifs. Lui connaît un « argument massue » qui « n'a encore jamais été pris en compte : les adversaires des chrétiens leur ont reproché toutes sortes de choses, mais pas leur communisme. Et pourtant, s'il avait été fondé, ils ne se seraient pas privés de ce chef d'accusation. » J'ai bien peur que le monde continue comme devant à ne pas tenir compte de cet « argument massue ». A. K. ne peut nier que le caractère communiste du christianisme soit puissamment mis en relief par toute une série de propos tant dans les Actes des Apôtres que dans les évangiles. Ce qu'il affirme seulement, c'est qu'ils sont de nature purement légendaire. Mais dans tous les cas, ils étaient là et correspondaient à des tendances réelles. Si les adversaires ne les ont cependant pas soulignés, la raison ne peut en être qu'ils n'y aient pas trouvé de points d'attaque. N'a-t-on pas reproché aux chrétiens des choses auxquelles la littérature chrétienne ne donne pas la moindre prise, infanticide, inceste, etc. ? Et ils auraient négligé de s'en prendre à des thèmes présents dans les écrits chrétiens depuis le début, depuis qu'il existait une littérature chrétienne !

Il faut en chercher la cause ailleurs que dans l'absence de communisme dans le christianisme primitif.

Et cette cause, c'est qu'on avait à l'époque une tout autre opinion du communisme qu'aujourd'hui.

Aujourd'hui, le communisme au sens où le christianisme primitif l'entendait, autrement dit le partage, est devenu incompatible avec la poursuite de la production, avec l'existence de la société. Aujourd'hui, les besoins économiques exigent absolument le contraire du partage, la concentration de la richesse en quelques points, que ce soit chez des individus privés, comme c'est le cas actuellement, ou entre les mains de la société, de l’État, des communes, et aussi peut-être, de coopératives, comme c'est le cas dans l'organisation socialiste.

Les choses se présentaient différemment à l'époque du christianisme. A part l'extraction minière, l'industrie était presque exclusivement une industrie de toutes petites entreprises. Dans l'agriculture, il y avait bien un nombre élevé de grandes exploitations, mais, reposant sur l'esclavage, elles n'étaient pas techniquement supérieures aux petites exploitations, et ne s'imposaient que là elles pouvaient pressurer sans frein aucun la force de travail de troupeaux d'esclaves bon marché. La grande exploitation n'était pas devenue ce qu'elle est aujourd'hui, la base du mode de production dans son ensemble.

Pour cette raison, la concentration de la richesse dans un petit nombre de mains n'était en aucune façon un stimulant de la productivité du travail, et encore moins le fondement du processus de production et donc de l'existence de la société.

La concentration de la richesse dans un petit nombre de mains ne signifiait pas le développement des forces productives, mais seulement l'accumulation d'une telle quantité de produits de consommation que l'individu n'était pas en mesure de les absorber à lui tout seul, et qu'il n'avait pas d'autre solution que de les partager avec d'autres.

Et c'est ce que les riches faisaient sur une grande échelle. En partie volontairement. Sous l'empire romain, la munificence avait la réputation d'être une des vertus cardinales. Elle était un moyen de se faire des partisans et des amis, donc d'accroître sa propre puissance.

« L'affranchissement (des esclaves) s'accompagnait sans doute très souvent de présents et cadeaux de valeur plus ou moins élevée. Martial cite un don fait probablement à cette occasion et qui se serait monté à 10 millions de sesterces. Les grands personnages de Rome faisaient bénéficier de leurs libéralités et de leur protection également les familles de leurs partisans et de leurs clients. C'est ainsi que dans une inscription funéraire découverte sur la via appia, un affranchi de Cotta Messalinus, un ami de l'empereur Tibère, chante les louanges de son protecteur qui lui aurait fait plusieurs fois cadeau de sommes allant jusqu'au cens de la dignité de chevalier (400 000 sesterces, soit 80 000 marks), aurait pris en charge l'éducation de ses enfants, aurait doté ses fils comme un père, aurait promu au tribunal militaire son fils qui servait dans l'armée, et lui aurait fait dresser à lui-même ce monument funéraire. »[11]

Les cas de ce genre étaient extrêmement fréquents. Mais à ces prodigalités partageuses volontaires venaient s'ajouter les largesses contraintes là où régnait la démocratie. Celui qui postulait pour une charge publique devait l'acheter en procédant à de généreuses distributions au peuple. Là où il avait le pouvoir, le peuple imposait aussi de lourdes contributions aux riches pour pouvoir vivre de leur rapport, les citoyens étant payés sur les revenus de l’État pour leur participation aux assemblées populaires et même aux spectacles publics, ou bien les finances publiques prenant en charge des repas collectifs ou des distributions de vivres.

Que les riches soient là pour partager, cette idée n'avait rien de choquant pour la masse des gens, elle n'était pas en contradiction avec les façons de voir les plus répandues, bien au contraire, elle s'y intégrait parfaitement.

Bien loin de rebuter, elle séduisait. Les adversaires des chrétiens auraient été bien mal inspirés de s'en prendre à elle. On n'a qu'à lire des écrivains aussi conservateurs que Flavius Josèphe ou Philon pour se rendre du compte du respect avec lequel ils parlaient du communisme des esséniens. Ils n'y voient rien de contre-nature ni rien de ridicule, mais bien plutôt une grande hauteur de vues.

L'argument « massue » avancé par A .K. pour contester le communisme du christianisme primitif, à savoir que ses adversaires n'ont jamais joué cette carte contre lui, prouve donc seulement qu'il regarde le passé, non avec les yeux des contemporains, mais avec ceux de la société capitaliste moderne.

Outre ces objections qui sont de simples « constructions » de l'esprit et ne s'appuient pas sur des documents, A. K. formule des critiques qui se réfèrent à des faits racontés par les Actes des Apôtres eux-mêmes. Curieusement, lui que les descriptions d'états de choses s'étalant sur de longues périodes laissent tellement sceptique, prend pour argent comptant la moindre indication d'un incident isolé. C'est comme s'il traitait de pures affabulations tout ce qui, dans l'Odyssée, expose les conditions sociales de l'âge héroïque, mais considérait Polyphème et Circé comme des personnages historiques qui auraient réellement fait ce qu'on raconte à leur sujet.

Mais ces faits isolés eux-mêmes ne prouvent rien contre le communisme de la communauté primitive.

Premièrement, il allègue que la communauté de Jérusalem aurait compté 5000 personnes. Comment une multitude aussi importante aurait-elle pu, avec femmes et enfants, ne faire qu'une seule famille ?

Bien sûr, mais qui prétend qu'ils aient formé une seule famille, qu'ils aient été tous assis à la même table ? Et qui pourrait jurer que cette communauté comptait bien 5000 personnes comme il est dit dans les Actes des Apôtres (4, 4) ? La statistique n'était pas le fort de la littérature antique, et surtout pas de celle de l'orient, et l'on aimait beaucoup exagérer pour impressionner.

Cinq mille était précisément le nombre que l'on aimait donner pour désigner un grand rassemblement. Les évangiles, par exemple, disent que Jésus donna à manger à cinq mille hommes « sans compter femmes et enfants » (Mathieu 14, 21) en multipliant cinq pains. Est-ce que mon critique soutiendra que, dans ce cas aussi, ce nombre est rigoureusement exact ?

Nous avons par contre de bonnes raisons de penser que ce nombre de cinq mille membres, en ce qui concerne la communauté, est une forfanterie.

Peu de temps après la mort de Jésus, nous disent les Actes des Apôtres, Pierre prononce une harangue enflammée, et aussitôt, trois mille se font baptiser (2, 41). La campagne d'agitation continue, beaucoup « devinrent croyants », et à présent, ils sont cinq mille (4, 4). Bien, combien étaient-ils à la date de la mort de Jésus ? Immédiatement après, ils tiennent une réunion, « et ils étaient environ 120 » (1, 15).

D'après ces indications, donc, la communauté était au départ très petite, malgré le travail d'agitation intense de Jésus et de ses apôtres. Et maintenant, après sa mort, quelques discours l'auraient fait tout d'un coup passer d'un peu plus de cent à cinq mille ? A supposer que nous voulions postuler un nombre déterminé, quel qu'il soit, il sera sûrement beaucoup plus proche du premier que du dernier.

Cinq mille camarades et compagnons organisés – cela ne serait assurément pas passé inaperçu à Jérusalem, et Flavius Josèphe aurait sûrement noté la présence d'un groupe aussi fort. En réalité, la communauté était à coup sûr parfaitement insignifiante, et aucun contemporain n'en mentionne l'existence.

Autre objection d'A. K. : Dans le récit qui porte sur le communisme de la communauté, après la description de celle-ci, il est dit :

« Mais Joseph, que les apôtres appelaient Barnabas, ce qui signifie : l'homme qui encourage, un lévite originaire de Chypre, vendit un champ qui lui appartenait, apporta l'argent et le déposa aux pieds des apôtres. Mais un homme appelé Ananias, avec sa femme Saphira, vendit un domaine, garda pour lui une partie de l'argent, en ayant mis sa femme au courant, et apporta le reste et le déposa aux pieds des apôtres. »

Ce passage témoigne contre le communisme, dit A. K., car on n'aurait pas particulièrement parlé de Barnabas si tous les membres de la communauté avaient vendu leurs biens et apporté l'argent aux apôtres.

A. K. oublie que Barnabas est ici posé comme le modèle de la façon dont il convient d'agir, par opposition à Ananias. C'est précisément un passage qui fait ressortir clairement l'exigence communiste. Est-ce que les Actes des Apôtres auraient dû citer tous ceux qui avaient vendu leurs biens ? Nous ignorons pourquoi une place particulière est donnée à Barnabas. Mais voir dans cette mise en valeur l'intention de citer le seul qui aurait mis en œuvre le communisme, c'est sous-estimer grandement l'intelligence des rédacteurs. L'exemple de Barnabas suit immédiatement le récit qui rapporte que tous ceux qui possédaient quelque chose l'avaient vendu. Si Barnabas est cité à part, c'est peut-être qu'il était particulièrement apprécié des rédacteurs, qui ensuite l'évoqueront encore souvent. Mais peut-être aussi était-ce parce que la tradition citait seulement son nom en lien avec celui d'Ananias. Finalement, l'un et l'autre étaient les seuls membres de la communauté d'origine qui avaient quelque chose à vendre, tous les autres étaient des prolétaires !

Troisième objection : Actes des Apôtres (6, 1) :

« En ces jours-là, comme le nombre des disciples augmentait, les frères de langue grecque récriminèrent contre ceux de langue hébraïque, parce que les veuves de leur groupe étaient désavantagées dans le service quotidien. »

« Cela peut-il s'imaginer dans un communisme pleinement réalisé » ? demande A. K. d'un ton indigné.

Mais qui va prétendre que le communisme n'aurait pas rencontré de difficultés dans sa mise en pratique, ou même qu'il ne pourrait pas en rencontrer ? Dans la suite du récit, le communisme n'est pas abandonné, on a au contraire amélioré son organisation en introduisant un partage du travail. Les apôtres ne furent plus chargés que de la propagande, et pour les fonctions économiques de la communauté, on procéda à l'élection d'un comité de sept membres.

Toute cette description s'accorde parfaitement avec l'hypothèse du communisme, mais devient absurde à partir du moment où l'on admet le point de vue de notre critique, point de vue qu'il emprunte à Holtzmann, et selon lequel les premiers chrétiens se distinguaient de leurs concitoyens juifs, non pas par leur organisation sociale, mais uniquement par leur croyance au « Nazaréen qui venait d'être exécuté ».

Pourquoi ces récriminations sur les modalités du partage, s'il n'y avait pas de partage ?

Continuons : « Au chapitre 12 (des Actes des Apôtres), il est dit, en opposition absolue avec le récit sur le communisme, qu'une certaine Marie, membre de l'association, habitait une maison à elle. »

C'est exact, mais comment A. K. sait-il qu'elle avait le droit de vendre la maison ? Peut-être que son époux, qui n'avait pas adhéré à la communauté, vivait encore ? Du reste, même si elle avait eu le droit de vendre sa maison, la communauté n'avait nullement l'obligation d'exiger cela d'elle. Cette maison était le lieu où se réunissaient les camarades. Marie l'avait mise à la disposition de la communauté. La communauté l'utilisait, même si, juridiquement, elle appartenait à Marie. Le fait que la communauté avait besoin de lieux de réunion, qu'elle n'était pas une personne morale habilitée à en acheter une, que certains membres, pour cette raison, en avaient la propriété formelle, rien de tout cela ne parle contre le communisme. Pourquoi vouloir une telle absurdité, que le communisme des premiers chrétiens applique mécaniquement ses principes, et que la communauté mette en vente, alors qu'elle avait l'intention de les utiliser pour elle-même, les maisons de ses adhérents pour redistribuer ensuite le produit de la transaction ?

Enfin, dernière objection : une mise en pratique du communisme n'est rapportée que dans la communauté de Jérusalem. Il n'en serait question dans aucun autre groupe. Nous reviendrons sur ce point en étudiant l'évolution ultérieure de la communauté chrétienne. Nous verrons si les tentatives de réaliser le communisme ont réussi, dans quelle mesure, et pour combien de temps. Tout cela est une question en soi. Il a déjà été signalé qu'il y a dans une grande ville des difficultés qui n'existaient pas à la campagne, par exemple pour les esséniens.

Pour le moment, nous traitons seulement des tendances communistes primitives du christianisme. Et il n'y a pas le moindre motif de les mettre en doute. Les documents du Nouveau Testament, le caractère prolétaire de la communauté, la force du courant communiste dans la fraction prolétarienne du judaïsme des deux siècles précédant la destruction de Jérusalem, celui qui s'exprima de façon aussi nette dans l'essénisme, tout cela témoigne en faveur de cette thèse.

Les arguments avancés pour soutenir le contraire reposent sur des contre-sens, des distorsions et des échafaudages ne reposant sur rien de réel.

e. Le mépris du travail[modifier le wikicode]

Le communisme que le christianisme des origines se donnait pour but était épousait totalement les conditions de son époque, il concernait les produits de consommation, leur répartition et leur usage collectif. Appliqué à l'agriculture, ce communisme pouvait aussi mener à un communisme de production, avec un travail collectif et planifié. Dans une grande ville, que l'on travaille ou que l'on mendie, vu les rapports de production de l'époque, l'une et l'autre activités dispersaient les prolétaires. Le communisme de la grande ville ne pouvait avoir pour but que de pousser au maximum les possibilités pour les pauvres de saigner les riches, comme l'avait magistralement fait dans les siècles précédents, le prolétariat là où il avait conquis un pouvoir politique, à Athènes et à Rome, par exemple. Le collectivisme qu'on pouvait avoir en vue pouvait tout au plus consister en une consommation collective des ressources acquises par cette méthode, c'était un communisme de la maisonnée, de la communauté familiale. Et effectivement, comme nous l'avons vu, Chrysostome n'en parle que de ce point de vue. Il ne se soucie pas de savoir qui va produire la richesse à consommer en commun. De même dans le christianisme primitif. Les évangiles font parler Jésus sur toutes sortes de sujets, sauf celui du travail. Ou plutôt, quand il en parle, c'est sur le ton le plus dédaigneux possible. Ainsi chez Luc (12, 22 sq.) :

« Ne soyez pas en souci de ce que vous mangerez ; ni de quoi vous serez vêtus : la vie est plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement. Considérez les corbeaux : ils ne sèment ni ne moissonnent, et ils n’ont pas de cellier ni de grenier ; et Dieu les nourrit : combien valez-vous mieux que les oiseaux ! Et qui d’entre vous, par le souci qu’il se donne, peut ajouter une coudée à sa taille ? Si donc vous ne pouvez pas même la moindre chose, pourquoi êtes-vous en souci du reste ? Considérez les lis, et comment ils croissent : ils ne travaillent ni ne filent ; cependant je vous dis que même Salomon, dans toute sa gloire, n’était pas vêtu comme l’un d’eux. Et si Dieu revêt ainsi l’herbe qui est aujourd’hui au champ et qui demain est jetée dans le four, combien plus vous [vêtira-t-il], gens de petite foi ! Et vous, ne recherchez pas ce que vous mangerez ou ce que vous boirez, et n’en soyez pas en peine ; car les païens du monde recherchent toutes ces choses, et votre Père sait que vous avez besoin de ces choses ; mais recherchez son royaume, et ces choses vous seront données par-dessus. Ne crains pas, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le pouvoir. Vendez ce que vous avez, et donnez-le aux pauvres. »

Est-ce qu'ici, il serait question pour le chrétien, par ascétisme, de ne pas se soucier de la nourriture et de la boisson parce qu'il ne doit se soucier que du salut de son âme ? Non, les chrétiens doivent aspirer au royaume de Dieu, c'est-à-dire à leur propre pouvoir, et alors ils recueilleront tout ce dont ils ont besoin. Nous aurons encore l'occasion de voir à quel point le « royaume de Dieu » était terrestre.

f. La destruction de la famille[modifier le wikicode]

Quand le communisme n'est pas un communisme de la production, mais un communisme de la consommation, quand il tend à transformer la communauté en une nouvelle famille, l'existence des liens familiaux traditionnels devient une gêne. Nous l'avons déjà constaté chez les esséniens. Le phénomène se reproduit dans les christianisme. Celui-ci donne à son hostilité à la famille une expression souvent très agressive.

Prenons pas exemple l'évangile attribué à Marc (3, 31 sq.) :

« Alors arrivèrent sa mère (celle de Jésus) et ses frères, ils étaient dehors et le firent appeler, mais une foule était assise en rond autour de lui. Et on lui dit : Vois, ta mère et tes frères sont dehors et te cherchent. Il leur répondit : Que me fait ma mère, que me font mes frères ? Et il fit du regard le tour de ceux qui étaient assis autour de lui, et il dit : Voyez, voici ma mère, voici mes frères. Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là est pour moi frère, sœur, mère. »

Sur ce chapitre, Luc s'exprime aussi avec une particulière brutalité. Voici ce qu'il raconte (9, 59 sq.) :

« Jésus dit à un autre : Suis-moi. Alors, celui-ci dit : Seigneur, permets-moi d'abord d'aller enterrer mon père. Mais lui, lui répondit : Laisse les morts enterrer leurs morts, mais toi, va proclamer le royaume de Dieu. Un autre encore dit : Je veux te suivre, Seigneur. Mais laisse-moi d'abord prendre congé des gens de ma maison. Alors Jésus dit : Quiconque a pris en main la charrue puis regarde en arrière n'est pas fait pour le royaume de Dieu. »

Si ici la plus grande brutalité est exigée vis-à-vis de la famille, dans le passage suivant de l'évangile de Luc, c'est de haine de la famille qu'il faut parler (14, 26) :

« Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. »

Là encore, Mathieu se comporte en révisionniste opportuniste. Voici comment il reformule la phrase ci-dessus (10, 37) :

« Quiconque aime son père et sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi ; et quiconque préfère son fils ou sa fille, n'est pas digne de moi ! »

La haine de la famille est déjà considérablement atténuée.

La haine de la famille est étroitement liée au refus du mariage, un refus que le christianisme des origines exigeait tout comme l'essénisme. Et il lui ressemble aussi en ce qu'il semble avoir développé les deux formes de l'état hors mariage : la première, le célibat, le renoncement à toute relation conjugale, et la deuxième, les relations sexuelles sans règle contraignante qu'on appelle aussi « communauté des femmes ».

Il y a un passage remarquable dans « La Cité du Soleil » de Campanella. Un critique y affirme :

« Le Romain saint Clément dit que si l'on se conforme aux institutions apostoliques, les épouses doivent elles aussi être mises en commun, et il fait l'éloge de Platon et de Socrate pour avoir dit qu'il devait en être ainsi. Mais les commentaires entendent par là le devoir d'obéissance à tous, pas seulement que leur couche est partagée par tous. Et Tertullien confirme le commentaire et dit que les premiers chrétiens avaient tout en commun, sauf les femmes, mais qu'elles l'auraient été également en ce qui concerne le devoir d'obéissance. »

Cette communauté « d'obéissance » rappelle fortement la félicité des pauvres « en esprit ».

Un passage de la « Doctrine des douze apôtres », un des plus anciens textes du christianisme, et qui permet de voir comment il était organisé au deuxième siècle, laisse entrevoir un mode particulier de relations entre les sexes. On y lit (XI, 11) :

« Tout prophète éprouvé, véridique, agissant en vue du mystère terrestre de l’Église, mais n'enseignant pas aux autres à faire tout ce qu'il fait lui-même, ne sera pas jugé parmi vous, car c'est à Dieu qu'il appartient de le juger; les anciens prophètes (chrétiens) ont également fait des choses semblables. »

Harnack commente ces propos obscurs en disant que le « mystère terrestre de l’Église » est le mariage. Le but serait, selon lui, de désamorcer la méfiance des communautés vis-à-vis de prophètes qui auraient d'étranges pratiques conjugales. Harnack émet l'hypothèse qu'il s'agirait de gens qui vivraient en eunuques dans le mariage ou pour qui leurs femmes seraient comme des sœurs. Est-ce qu'une abstinence de ce type aurait pu vraiment choquer ? Il est difficile de l'admettre. Ce serait tout autre chose si ces prophètes s'étaient certes abstenus de prêcher des relations sexuelles hors mariage, mais les avaient pratiquées « à l'exemple des anciens prophètes », donc des premiers prédicateurs du christianisme.

Harnack lui-même cite, à titre « d'illustration pertinente du comportement concernant le mystère terrestre de l’Église » le passage suivant de l'épître sur la virginité faussement attribuée à Clément (I, 10) :

« Bien des dévergondés vivent avec des vierges sous prétexte de piété et se mettent ainsi en danger, ou bien ils vagabondent seuls avec elles sur des chemins et dans des contrées désertes, sur des routes pleines de périls et de scandales, de pièges et de traquenards. … D'autres encore mangent et boivent avec elles, allongés à table, avec des vierges et des femmes sanctifiées (sacratis), en se laissant aller à une débauche de nourriture et à beaucoup de turpitudes ; ce genre de choses ne devait pas se produire entre croyants et surtout pas chez ceux qui ont choisi l'état virginal. »

Dans la première épître de Paul aux Corinthiens, les apôtres, qui ont fait vœu de célibat, s'estiment en droit de parcourir librement le monde en compagnie de compagnes chrétiennes. Paul s'écrie :

« Ne suis-je pas libre ? … N'ai-je pas le droit d'emmener avec moi une compagne (αδελφήν) qui me tienne lieu de femme (γυναικα)[12] , comme l'ont fait eux-même les autres apôtres et les frères du Seigneur et Kephas (Pierre) ? »[13]

Immédiatement avant, pourtant, Paul déconseille le mariage.

Cette errance de l'apôtre en compagnie d'une jeune femme joue un grand rôle dans les « Actes de Saint-Paul », un roman dont, selon Tertullien, un prêtre (presbyter) d'Asie Mineure du deuxième siècle avoua avoir tout inventé. Pourtant, ces Actes « ont longtemps été un livre d'instruction morale populaire »[14] , le signe que les faits qui y sont relatés ne paraissaient à beaucoup de pieux chrétiens nullement choquants, mais bien plutôt très édifiants. Les pages les plus marquantes en sont celles sur « la jolie légende de Thékla … qui nous livre un excellent tableau de l'état d'esprit de la chrétienté du deuxième siècle ».[15]

Cette légende raconte comment Thékla, fiancée à un jeune homme de la bonne société d'Ikarium, entendit Paul parler et fut aussitôt prise d'enthousiasme. A cette occasion, nous avons une description de l'aspect physique de Paul : petite taille, chauve, les jambes torses, les genoux proéminents, de grands yeux, des sourcils qui se rejoignent, un nez oblong, plein de charme, ressemblant tantôt à un homme, tantôt à un ange. Nous n'apprenons malheureusement pas lequel de ces traits lui donne l'aspect d'un ange.

Bref, le pouvoir envoûtant de ses paroles produit une profonde impression sur Thékla, et elle se sépare de son fiancé. Celui-ci porte plainte contre Paul auprès du gouverneur en l'accusant de manipuler les femmes et les vierges pour qu'elles se détournent du mariage, Paul est jeté en prison., mais Thékla réussit à y pénétrer et est trouvée près de lui dans son cachot. Le gouverneur condamne alors Paul à être expulsé de la ville, et Thékla au bûcher. Elle est sauvée par un miracle, le bûcher en flammes est éteint par une pluie d'orage qui s'abat aussi sur les spectateurs et les disperse.

Thékla est libre et va rejoindre Paul qu'elle retrouve sur la route. Il la prend par la main et se dirige avec elle vers Antioche. Ils rencontrent là un homme de condition élevée qui s'éprend aussitôt de Thékla et veut la prendre à Paul en échange d'une généreuse indemnité. Paul répond qu'elle ne lui appartient pas et qu'il ne la connaît pas, une réponse bien pusillanime dans la bouche d'un confesseur de la foi plein de superbe. Thékla met d'autant plus d'énergie à se défendre des assauts de l'aristocrate débauché qui veut s'emparer d'elle par la force. En guise de châtiment, elle est jetée aux bêtes sauvages dans le cirque, mais celles-ci ne lui font rien, si bien qu'elle redevient libre. Elle revêt alors des habits masculins, se coupe les cheveux et reprend la route à la suite de Paul qui lui donne pour mission d'enseigner la parole de Dieu, et lui donne probablement aussi le droit de baptiser, à en juger d'après une remarque de Tertullien.

La version originale du récit contenait manifestement bien des éléments qui étaient choquants pour l’Église de la période suivante. « Mais comme on trouvait par ailleurs dans ce texte bien des choses plaisantes et propres à l'édification des fidèles, l’Église s'en tira en le remaniant, en éliminant ce qui était le plus critique sans pour autant en gommer le caractère originel. » (Pfleiderer, op. cit., p. 179). Mais en dépit de tout ce qui a ainsi été perdu, les indications qui se sont conservées suffisent à attester l'existence de rapports très spéciaux entre les sexes, très déviants par rapports aux règles traditionnelles, et qui choquaient au point que les apôtres étaient contraints de les défendre énergiquement. Un type de rapports que l’Église des temps qui suivirent, tenue de rendre des comptes, s'efforça de camoufler autant qu'elle le pouvait.

Si on met de côté les ascètes fanatiques, il est clair que le célibat pousse aux relations extra-conjugales, il n'est pas nécessaire de développer plus amplement ce point.

L'idée, entretenue par les chrétiens, que le mariage disparaîtrait dans la société future dont la résurrection devait constituer le point de départ, est attestée par le passage suivant, où Jésus est amené à aborder la délicate question de savoir à qui appartiendrait une femme qui aurait eu sept époux consécutifs :

« Et Jésus leur répondit: Les enfants de ce siècle (αιωνος) prennent des femmes et des maris; mais ceux qui seront trouvés dignes d'avoir part au siècle à venir et à la résurrection des morts ne prendront ni femmes ni maris. Car ils ne pourront plus mourir, parce qu'ils seront semblables aux anges, et qu'ils seront fils de Dieu, étant fils de la résurrection ». (Luc 20, 34 à 36).

Il ne faut pas en déduire que dans l’État futur attendu par les premiers chrétiens les hommes seraient de purs esprits sans appétits charnels. Comme nous le verrons, il est expressément souligné qu'ils auront un corps et qu'ils auront leur lot de plaisirs physiques. De toute façon, Jésus dit bien ici que dans l’État futur, tous les mariages existants seront dissous, de telle sorte que la question de savoir lequel des sept maris sera le bon, est sans objet.

Il ne faut pas cependant prendre pour une preuve d'hostilité au mariage le fait que l'évêque romain Callistus (217 – 222) autorise les vierges et les veuves de rang sénatorial à avoir des relations sexuelles non-conjugales même avec des esclaves. Cette concession n'était pas le produit d'un communisme hostile au mariage poussé à l'extrême, mais bien plutôt celui d'un révisionnisme opportuniste qui, pour gagner des partisans riches et puissants, était prêt à lâcher exceptionnellement du lest en leur faveur.

Mais en opposition à ce révisionnisme, des tendances communistes ne cessèrent de ressurgir dans l’Église chrétienne, et elles s'accompagnaient très fréquemment d'un rejet du mariage, que ce soit sous la forme du célibat ou celle de ce qu'on appelle la communauté des femmes, par exemple à de multiples reprises chez les manichéens ou les gnostiques.

Parmi ceux-ci, les plus énergiques furent les carpocratiens.

« La justice divine, enseignait Epiphane (fils de Carpocrate), a tout donné à ses créatures, pour qu'elles en soient les maîtres et en jouissent à égalité. Ce sont seulement les lois humaines qui ont introduit dans le monde le mien et le tien, et ce faisant, le vol et l'adultère et tous les autres péchés ; comme le dit l'apôtre : « C'est par la loi que j'ai connu le péché. » (Romains 3, 20 ; 7, 7). Dieu ayant, disait-il, gravé dans la nature des hommes une pulsion sexuelle intense pour pourvoir à la perpétuation de l'espèce, l'interdiction de la convoitise physique est ridicule, et doublement ridicule est l'interdiction de désirer la femme de son prochain, qui reviendrait à faire de ce qui est en commun une possession particulière. Selon ce gnostique, la monogamie contrevient donc à la communauté des femmes exigée par la justice divine, au même titre que la propriété privée contrevient à la communauté des biens. … Clément conclut sa description de ces gnostiques libertins (les carpocratiens comme les nicolaïtes, une branche dérivée des simoniens) en remarquant que tous ces hérétiques peuvent être regroupés en deux tendances : ou bien ils enseignent l'indifférentisme moral, ou bien une abstinence hypocrite et exaltée. »[16]

C'étaient effectivement les deux alternatives du communisme ménager conséquent. Nous avons déjà fait remarquer que ces deux extrêmes se touchent, qu'ils ont, bien que leur mode de pensée soit radicalement incompatible, la même racine économique.

La dissolution ou au moins le desserrement des liens familiaux traditionnels ne pouvait qu'aller de pair avec un changement dans la situation des femmes. A partir du moment où elles cessaient d'être étroitement attachées au cercle familial, où elles s'en dégageaient, elles s'ouvraient à d'autres idées, à des idées ancrées à l'extérieur de la famille. En fonction de leur tempérament, de leurs dispositions naturelles et de leur situation sociale, elles pouvaient, en se libérant des liens familiaux, abandonner toute pensée éthique, tout respect pour les commandements de la société, toute discipline et toute pudeur. C'était la plupart de temps le cas des dames de la haute société dans la Rome impériale, que l'énormité de leur richesse et l'absence voulue d'enfants dispensaient de tout travail ménager.

Inversement, chez les femmes du prolétariat, l'abolition de la famille par le communisme ménager avait pour effet une intensification significative de leur sens moral, qui, sortant du cercle étroit de la famille, se donnait pour objet désormais celui, beaucoup plus vaste, de la communauté chrétienne ; leur dévouement n'étant plus circonscrit à la satisfaction des besoins quotidiens du mari et des enfants, elles se vouaient à la libération du genre humain de toute misère.

Les débuts de la communauté chrétienne connaissent effectivement non seulement des prophètes, mais des prophétesses. Dans les Actes des Apôtres, il est dit par exemple de « l'évangéliste » Philippe « qu'il avait quatre filles non mariées qui prophétisaient » (21, 9).

L'histoire de Thékla à qui Paul aurait donné pour mission d'enseigner et même probablement de baptiser, indique également que les annonciatrices de la parole divine n'étaient pas rares dans la communauté chrétienne.

Dans la première épître aux Corinthiens (11ème chapitre), Paul reconnaît expressément aux femmes le droit de se manifester comme prophétesses. Il leur demande seulement de se voiler – pour ne pas provoquer la lubricité des anges. Il est écrit à vrai dire dans le 14ème chapitre :

« Dans les réunions, les femmes doivent se taire ; il ne leur revient pas de parler, mais d'être soumises. Si elles veulent s'informer, elles n'ont qu'à interroger leurs époux à la maison ; il est indigne qu'une femme parle en réunion » (34, 35).

Mais selon des philologues modernes, ce passage serait un faux ultérieur. De même, toute la première épître de Paul à Timothée (comme la deuxième et celle à Titus) sont des faux datant du deuxième siècle. Les femmes y sont déjà énergiquement renvoyées dans les étroites limites de la famille. Il y est dit : « La femme sera sauvée en enfantant » (2, 15).

Ce n'était nullement la façon de voir de la communauté chrétienne des premiers temps. Leurs conceptions du mariage, de la famille, de la place des femmes, correspondent pleinement à ce qui découlait logiquement des formes de communisme alors possibles, et sont de leur côté une preuve supplémentaire de ce que celui-ci était dominant dans la pensée du christianisme primitif.

2. Le messianisme chrétien[modifier le wikicode]

a. La venue du royaume de Dieu[modifier le wikicode]

Le titre de ce chapitre est dans le fond un pléonasme. Nous savons que le mot Christ n'est rien d'autre que la traduction en grec de Messie. Le messianisme chrétien ne signifie donc, du point de vue de la pure philologie, que le messianisme messianique.

Mais historiquement, le terme de christianisme ne désigne pas l'ensemble de ceux qui croient en un Messie, mais seulement une variété d'entre eux. Une variété dont les attentes messianiques, à ses débuts, ne différaient que fort peu de celles du reste du judaïsme.

Surtout, la communauté chrétienne de Jérusalem, tout comme les autres Juifs, pensait que le Messie viendrait dans un avenir proche, même si la date ne pouvait en être précisément fixée. Bien que les évangiles qui nous sont parvenus datent d'une période où la majorité des chrétiens n'était plus prise dans une effervescence de même nature, et où même, il était évident que l'espérance des contemporains du Christ avait complètement échoué, ces textes en gardent encore quelques vestiges issus des sources orales ou écrites dans lesquelles ils puisaient.

Selon Marc (1, 15), « après l’arrestation de Jean, Jésus partit pour la Galilée proclamer la bonne nouvelle (l'évangile) de Dieu : les temps sont accomplis, et le règne de Dieu est tout proche. »

Les disciples demandent à Jésus de leur dire le signe qui annoncera la venue du Messie. Il les énonce tous, tremblement de terre, épidémies, misères de la guerre, éclipses du soleil, etc., raconte ensuite comment le fils de l'homme arrivera dans toute sa puissance et toute sa gloire pour délivrer ses fidèles, et ajoute : « En vérité, je vous le dis, la génération actuelle ne passera pas sans que tout cela n’arrive. » (Luc 21, 32)

Marc fait le même récit (13, 30). Dans le 9ème chapitre, il fait de nouveau dire à Jésus :

« En vérité, je vous le dis, il y en a ici quelques-uns parmi vous qui ne connaîtront pas la mort avant d'avoir vu venir le règne de Dieu dans toute sa puissance. »

Chez Mathieu, enfin, Jésus promet à ses disciples :

« Celui qui persévère jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé. S'ils vous persécutent dans une ville, réfugiez-vous dans une autre. Vous n'aurez pas encore fait le tour de toutes les villes d'Israël que le fils de l'homme arrivera » (10, 22, 23).

Dans sa première épître aux Thessaloniciens, Paul tient des propos analogues (4, 13 sq.) :

« Frères, nous ne voulons pas vous laisser dans l’ignorance au sujet de ceux qui se sont endormis dans la mort ; il ne faut pas que vous soyez abattus comme les autres, qui n’ont pas d’espérance. Si nous croyons que Jésus est mort et ressuscité, alors, Dieu, par l'entremise de Jésus, amènera avec lui ceux qui se sont endormis,. Car, nous vous le déclarons avec la parole du Seigneur : nous les vivants, nous qui vivons et serons encore là pour la venue du Seigneur, nous ne devancerons pas ceux qui se sont endormis. Au signal donné par la voix de l’archange et par la trompette divine, le Seigneur lui-même descendra du ciel, et ceux qui sont morts dans le Christ seront les premiers à ressusciter. Ensuite, nous les vivants, nous qui sommes encore là, nous serons emportés sur les nuées du ciel en même temps qu’eux, à la rencontre du Seigneur, et de ce moment, nous serons pour toujours avec le Seigneur. »

Il n'était donc nullement indispensable d'être mort pour entrer au royaume de Dieu. Les vivants avaient le droit d'escompter le voir advenir. Et on se le représentait comme un royaume où aussi bien ceux qui étaient vivants que ceux qui ressuscitaient jouissaient de l'existence dans tous ses aspects physiques et matériels. Et il en reste encore des traces dans les évangiles, bien que les conceptions ultérieures de l’Église aient abandonné l’État terrestre de l'avenir pour le remplacer par le royaume céleste.

Dans l'évangile de Mathieu, Jésus promet (19, 28) :

« En vérité, je vous le dis, vous qui me suivez, après la résurrection, lorsque le fils de l’homme siégera sur son trône de gloire, vous siégerez vous aussi sur douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël. Et celui qui aura entièrement quitté, à cause de mon nom, maisons ou frères ou sœurs ou père ou mère ou enfants ou champs, recevra cent fois autant, et il aura en héritage la vie éternelle. »

Donc, en compensation de la dissolution de la famille et de l'abandon de ce qu'on possède, on sera, dans l’État à venir, richement récompensé en jouissances terrestres. Et ces plaisirs sont conçus notamment en termes de plaisirs de la table.

Jésus menace ceux qui ne veulent pas le suivre d'être exclus de la société le lendemain de la grande catastrophe :

« Là, il y aura des pleurs et des grincements de dents, quand vous verrez Abraham, Isaac et Jacob, et tous les prophètes, dans le royaume de Dieu, et que vous-mêmes, vous serez jetés dehors. Alors on viendra de l’orient et de l’occident, du nord et du midi, prendre place au festin dans le royaume de Dieu. » (Luc 13, 28, 29 ; voir également Mathieu 8, 11, 12).

Mais il promet aux apôtres :

« Je vous remets mon royaume, comme mon père me l'a remis, de sorte que vous mangerez et boirez à ma table dans mon royaume, et vous siégerez pour juger les douze tribus d’Israël. » (Luc, 22, 29, 30).

Il surgit même des disputes entre les apôtres sur le plan de table dans l’État de l'avenir. Jacques et Jean revendiquent les places à droite et à gauche du maître, ce qui provoque l'indignation des dix autres (Marc 10, 35 sq.).

Jésus exhorte un pharisien chez lequel il dîne, à inviter à sa table des pauvres, des infirmes, des paralytiques, des aveugles, à la place des ses amis et de ses parents : « Heureux seras-tu, parce qu’ils n’ont rien à te donner en retour. Car cela te sera rendu à la résurrection des justes. » Et nous apprenons tout de suite ce qu'est ce bonheur promis : « En entendant parler Jésus, un des convives lui dit : Heureux celui qui mangera du pain dans le royaume de Dieu » (Luc 14, 15).

Et il y aura aussi à boire. Lors de son dernier repas, Jésus annonce : « Je vous le dis : désormais je ne boirai plus de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où je le boirai de nouveau avec vous dans le royaume de mon Père. » (Mathieu 26, 29).

La résurrection de Jésus est le modèle que suivra la résurrection de ses disciples. Or les évangiles soulignent avec force que Jésus est là en chair et en os après la résurrection.

Après sa résurrection, il rencontre deux de ses disciples près du village d'Emmaüs. Il dîne avec eux et disparaît ensuite.

« À l’instant même, ils se levèrent et retournèrent à Jérusalem. Ils y trouvèrent réunis les onze apôtres et leurs compagnons, qui leur dirent : le Seigneur est réellement ressuscité et il est apparu à Simon-Pierre. À leur tour, ils racontèrent ce qui s’était passé sur la route, et comment ils l'avaient reconnu lorsqu'il avait rompu le pain. Ils en parlaient encore, que lui-même apparut au milieu d’eux. Ils furent saisis de frayeur, et dans leur crainte, ils crurent voir un esprit. Et lui leur dit : « Pourquoi êtes-vous stupéfaits ? Et pourquoi ces doutes qui surgissent dans votre cœur ? Voyez mes mains et mes pieds : c’est bien moi ! Touchez-moi, regardez : un esprit n’a pas de chair ni d’os comme vous constatez que j’en ai ». Dans leur joie, ils n’osaient pas encore y croire, et restaient saisis d’étonnement. Alors, Jésus leur dit : Avez-vous ici quelque chose à manger ? Ils lui présentèrent une part de poisson grillé, et il la prit et la mangea devant eux. » (Luc 24, 33 sq.).

Dans l'évangile de Luc aussi, Jésus témoigne être là en chair et en os et fait preuve d'un bel appétit. Jean décrit comment Jésus apparaît alors que les portes sont fermées, comment il est palpé par Thomas l'incrédule, et il continue :

« Après cela, Jésus se manifesta encore aux disciples sur le bord du lac de Tibériade, et voici comment. Il y avait là, ensemble, Simon-Pierre, avec Thomas, appelé le jumeau, Nathanaël, de Cana de Galilée, les fils de Zébédée, et deux autres de ses disciples. Simon-Pierre leur dit : « Je m’en vais à la pêche. » Ils lui répondirent : « Nous allons avec toi. » Ils partirent et montèrent dans la barque ; or, cette nuit-là, ils ne prirent rien. Au lever du jour, Jésus se tenait là sur le rivage, mais les disciples ne le reconnurent pas. Jésus leur dit : « Les enfants, auriez-vous quelque chose à manger ? » Ils lui répondirent : « Non » . Mais lui leur dit : « Jetez le filet à droite de la barque, et vous trouverez. » Ils jetèrent donc le filet, et cette fois ils n’arrivaient pas à le tirer, tellement il y avait de poissons. Alors, le disciple que Jésus aimait, dit à Pierre : « C’est le Seigneur ! ». ... Une fois descendus à terre, ils aperçurent, disposé là, un feu de braise avec du poisson posé dessus, et du pain. … Jésus leur dit alors : « Venez manger ». ... C’était la troisième fois que Jésus ressuscité d’entre les morts se manifestait à ses disciples. » (Jean 21).

La troisième et sans doute la dernière fois. Peut-être qu'après s'être revigorés avec ce petit déjeuner de poisson, l'imagination des disciples leur fit voir Jésus montant au ciel, d'où il devait revenir comme Messie.

Convaincus de la matérialité charnelle des ressuscités, les chrétiens ne pouvaient manquer de se dire qu'elle devait être d'une autre nature que celle d'avant la mort, la première des raisons étant la vie éternelle. Il n'est pas surprenant que, dans un siècle aussi ignorant et en même temps aussi crédule que celui des premiers temps du christianisme, aient germé dans les cerveaux chrétiens comme dans les cerveaux juifs les idées les plus farfelues.

C'est ainsi que dans la première lettre de Paul au Corinthiens, celui-ci développe le point de vue suivant lequel ceux de ses camarades qui vivront l’État de l'avenir, de même que ceux qui seront réveillés d'entre les morts pour y entrer, seront dotés d'une espèce nouvelle et supérieure de vie corporelle :

« Voyez, c’est un mystère que je vous annonce : nous ne mourrons pas tous (avant l'arrivée du Messie), mais tous nous serons transformés, et cela en un instant, en un clin d’œil, quand, à la fin, la trompette retentira. Car quand elle retentira, les morts ressusciteront, immortels, et nous (les vivants), nous serons transformés » (15, 51, 52).

L'Apocalypse de Jean connaît même deux résurrections. La première a lieu après que Rome a été mise à terre :

« Et je vis des trônes, et ils s'y assirent, et ils reçurent la mission de juger ; et les âmes de ceux qui avaient été mis à mort pour avoir professé Jésus et la parole de Dieu … revinrent à la vie et régnèrent avec le Messie pendant mille années. Les autres morts ne revinrent pas à la vie avant que les mille ans ne fussent écoulés. C'était la première résurrection. Heureux sont et saints ceux qui ont part à la première résurrection. La deuxième mort n'a pas de prise sur eux ; ils seront les prêtres de Dieu et du Messie et régneront pendant les mille années. »

Mais ensuite les peuples de la terre se révoltent contre ces saints. Les rebelles sont jetés dans un lac de feu et de soufre, et les morts, qui maintenant ressuscitent tous, sont jugés, les injustes sont précipités dans le lac de feu, mais les justes ne connaîtront plus la mort et profiteront de la vie dans la nouvelle Jérusalem où les nations de la terre apporteront leurs trésors et leurs richesses.

Ici encore, le nationalisme juif perce sur le mode le plus naïf qui soit. Et effectivement, comme nous l'avons déjà noté, le modèle de l'Apocalypse chrétienne de Jean est d'origine juive et a sa source à l'époque du siège de Jérusalem.

Après la chute de la ville, il y eut encore des apocalypses juives qui dépeignaient de façon semblable leurs attentes messianiques. Ainsi celle de Baruch et le quatrième livre d'Ezra.

Baruch annonce que le Messie rassemblera les peuples, donnera la vie à ceux qui se soumettront aux héritiers de Jacob, et exterminera les autres, qui ont opprimé Israël. Ensuite il prendra place sur le trône, et il régnera une joie éternelle, la nature dispensera ses dons de la façon la plus généreuse, notamment le vin. Les morts ressusciteront, et l'humanité sera organisée autrement. Les justes ne s'épuiseront plus au travail, leurs corps seront transformés en lumière, et, plus hideux qu'auparavant, les injustes seront livrés aux tourments.

L'auteur du quatrième livre d'Ezra développe des idées du même genre. Le Messie arrivera, vivra 400 ans, et mourra ensuite avec l'humanité entière. Suit une résurrection universelle et le jugement qui donnera aux justes le repos et une joie septuplée.

On voit combien, sur ces points, il y avait peu de différence entre le messianisme chrétien des débuts et le messianisme juif en général. Enrichi de nombreux ajouts, le quatrième livre d'Ezra a du reste fait autorité dans l’Église chrétienne et été repris dans bien des traductions protestantes de la Bible.

b. L'ascendance de Jésus[modifier le wikicode]

Le messianisme chrétien des origines s'accordait tellement bien au judaïsme de l'époque que les évangiles estiment de la plus haute importance de présenter Jésus comme un descendant de David. Dans la conception juive, le Messie devait en effet être de souche royale. Sans cesse, il est question de lui comme du « fils de David » ou du « fils de Dieu », ce qui, en langage juif, revient au même. Ainsi, dans le deuxième livre de Samuel (7, 14), Dieu dit à David : « Je veux être leur père (celui de tes descendants), et ils seront mes fils. »

Et le roi dit dans le deuxième psaume :

« Yahvé m'a dit : Tu es mon fils, je t'ai engendré aujourd'hui. »

D'où la nécessité de dresser un très long arbre généalogique pour présenter Joseph, le père de Jésus, comme un descendant de David, puis de faire naître Jésus, le Nazaréen, à Bethléem, la ville de David. La chose ne devenait plausible qu'au prix d'affirmations les plus fantaisistes. Nous avons déjà cité au début le récit de Luc (2, 1 sq.) :

« En ces jours-là, parut un édit de l’empereur Auguste, ordonnant de recenser tout l'empire. Ce premier recensement eut lieu lorsque Quirinius était gouverneur de Syrie. Et tous allèrent se faire recenser, chacun dans sa ville d’origine. Joseph de Nazareth, lui aussi, monta de Galilée vers la Judée, avec Marie, sa fiancée, qui était enceinte, jusqu’à la ville de David appelée Bethléem, car il était de la maison et de la lignée de David. »

Le ou les rédacteurs de l'évangile avaient eu vent de quelque chose, et dans leur ignorance, ils en ont fait un monument d'absurdité.

Auguste n'a jamais ordonné de recensement général dans l'empire. Manifestement, il s'agit du recensement de l'an 7 de notre ère auquel Quirinius fit procéder en Judée, car elle venait de devenir une province romaine. Ce fut le premier recensement de ce type dans le pays.

Cette confusion n'est cependant ce qu'il y a de pire. Que dire d'une conception qui voudrait que dans un recensement général de l'empire, ou même seulement provincial, tout le monde devrait revenir dans son pays d'origine pour s'y faire enregistrer ! Même aujourd'hui, au siècle des chemins de fer, une telle disposition produirait une vague de migrations d'ampleur monstrueuse. Et celle-ci ne serait dépassée que par sa totale futilité. En fait, lors des recensements romains, les hommes seuls devaient se présenter, et cela dans leur lieu de résidence.

Mais la pieuse intention n'y aurait pas trouvé son compte si le brave Joseph était parti seul pour la ville de David. On a donc forgé de toutes pièces une disposition obligeant chaque père de famille à déplacer tout son petit monde vers son lieu d'origine pour que Joseph fût contraint d'emmener sa femme en dépit de sa grossesse avancée.

Tous ces efforts ne menèrent cependant pas à grand-chose, et même, ils occasionnèrent bien des embarras à la pensée chrétienne quand la communauté se fut émancipée du milieu juif. Pour les païens, le nom de David était sans intérêt aucun, et il n'y avait pas d'honneur particulier à descendre de lui. En revanche, la pensée hellénistique et romaine inclinait à prendre très au sérieux la paternité de Dieu, alors que, pour les Juifs, elle ne faisait que symboliser la lignée royale. Nous l'avons vu, il n'était pas rare chez les Grecs et les Romains de considérer un grand homme comme le fils d'Apollon ou d'un autre dieu.

Mais en mettant ainsi en valeur le Messie aux yeux des païens, la pensée chrétienne se heurtait à une petite difficulté : le monothéisme, hérité du judaïsme. Dans le polythéisme, il n'y a pas d'obstacle à ce qu'un dieu engendre un fils : cela fait un dieu de plus, c'est tout. Mais que Dieu engendre un Dieu et qu'il n'y ait pourtant qu'un seul Dieu, voilà qui n'est pas si simple à imaginer. Séparer de Dieu la force procréatrice qui émanait de lui en lui donnant la forme d'un esprit saint à part, ne rendait pas la chose plus aisée à concevoir. Il fallait même maintenant concilier trois personnes en une seule. C'était une tâche qui ne pouvait que mener dans l'impasse même l'imagination la plus débridée et la subtilité la plus fertile en arguties. La Trinité devint un de ces mystères que l'on pouvait seulement croire, mais pas comprendre ; un mystère qu'il fallait croire précisément parce qu'il était absurde.

Il n'existe pas de religion sans contradictions. Aucune n'est née dans un seul cerveau, au terme d'un processus logique, toutes sont le produit d'influences sociales multiples qui agissent souvent sur une durée de plusieurs siècles et reflètent les situations historiques les plus diverses. Mais la religion chrétienne est pratiquement la seule à être pétrie d'autant de contradictions et d'incohérences, car aucune autre ne s'est formée comme elle dans le jeu d'antinomies aussi abruptes. Le christianisme, juif au départ, est devenu romain ; prolétaire, il est devenu le maître du monde ; organisateur communiste, il est devenu l'organisateur de l'exploitation de toutes les classes.

Ceci dit, l'unité du père et du fils en une seule personne ne fut pas la seule difficulté que la figure du Messie créa pour la pensée chrétienne dès qu'elle fut soumise à l'influence du milieu extérieur au judaïsme.

Qu'allait-on faire désormais de la paternité de Joseph ? Marie ne pouvait plus avoir conçu Jésus avec son époux. Et comme Dieu l'avait connue, non sous une enveloppe humaine, mais comme esprit, il fallait donc qu'elle soit restée vierge. Mais alors, la filiation de Jésus avec David était compromise. La tradition est cependant si forte dans la religion que l'arbre généalogique de Joseph si soigneusement mis au point et la caractérisation de Jésus comme fils de David continuèrent à se transmettre sans interruption. Le pauvre Joseph fut donc contraint d'endosser le rôle ingrat où on le faisait cohabiter avec la Vierge sans qu'il touche à sa virginité, et sans non plus qu'il s'offusque le moins du monde de sa grossesse.

c. Jésus rebelle[modifier le wikicode]

Si les chrétiens ne purent se résoudre à renoncer totalement à la filiation royale de leur Messie, malgré son ascendance divine, ils mirent d'autant plus de zèle à extirper une autre caractéristique de sa naissance juive : son esprit rebelle.

A partir du deuxième siècle, l'obéissance passive prit de plus en plus de place dans le christianisme. A l'opposé du judaïsme du siècle précédent. Nous avons vu quel esprit de révolte animait alors les couches sociales juives portées par l'espérance messianique, et notamment les prolétaires de Jérusalem et les bandes galiléennes, c'est-à-dire les éléments d'où allait sortir le christianisme. On est amené à en induire qu'à ses débuts, il devait avoir un caractère violent. Et l'hypothèse devient certitude quand on relève des indices concordants dans les évangiles malgré le soin extrême mis plus tard à éliminer tout ce qui aurait pu heurter les puissants.

A côté de la douceur et de la bonté qui caractérisent Jésus habituellement, il profère à l'occasion des propos d'une tout autre tonalité qui font supposer, qu'il ait réellement existé ou soit seulement une figure idéale construite par l'imagination, que dans la tradition d'origine, il menait une vie de rebelle et qu'il a été crucifié à cause d'un soulèvement qui a mal tourné.

La façon dont il s'exprime de temps à autre sur la légalité est déjà en soi curieuse :

« Je ne suis pas venu appeler ceux qui respectent la loi (δικαίους ), mais les pécheurs. » (Marc 2, 17).

Luther traduit : « Je suis venu appeler les pécheurs à faire pénitence, pas les justes. » Peut-être était-ce formulé ainsi dans son manuscrit. Les chrétiens ne tardèrent pas à se rendre compte du danger qu'il y avait à admettre que Jésus appelait à lui précisément les catégories rétives à la légalité. Raison pour laquelle Luc complète « appeler » par « au repentir » (εἰς μετάνοιαν), ajout qu'on retrouve dans plusieurs manuscrits de Marc. Mais en transformant « appeler » (καλέω) en « appeler au repentir », ils ont vidé la phrase de son sens. A qui pourrait-il venir à l'esprit d'appeler les « justes », comme Luther traduit δικαίους, à faire pénitence ? En plus, cela est en contradiction avec le contexte, car Jésus emploie le mot parce que le reproche qui lui est fait, c'est de manger avec des gens méprisés, d'avoir des relations sociales avec eux, pas de tenter de les convaincre de changer leur mode de vie. Personne ne lui aurait fait grief d'appeler les pécheurs à « faire pénitence ».

Bruno Bauer a raison dans le commentaire qu'il fait de ce passage :

« Dans sa version d'origine, la question de savoir si les pécheurs font réellement pénitence, s'ils répondent à l'appel et mériteront le royaume des cieux en obéissant au prédicateur est totalement absente. En tant que pécheurs, ils sont bien plutôt privilégiés du point de vue de la justice, en tant que pécheurs, ils sont appelés à la béatitude, ils bénéficient d'une prérogative absolue, le royaume des cieux est destiné aux pécheurs, et l'appel qui s'adresse à eux leur confère seulement le titre de propriété qui leur revient de droit en leur qualité de pécheurs. »[17]

Si ce passage dénote le mépris dans lequel est tenue la légalité traditionnelle, les paroles où Jésus annonce la venue du Messie, sont empreintes d'un climat de violence : l'empire romain existant sombrera, dit-il, dans des massacres épouvantables. Et les saints ne s'y cantonneront nullement à un rôle passif.

Jésus déclare :

« Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! Je dois recevoir un baptême, et comme j'ai hâte qu’il soit accompli ! Pensez-vous que je sois venu apporter la paix sur la terre ? Non, je vous le dis, mais bien plutôt la division. Car désormais, sur cinq personnes de la même maison, trois seront contre deux et deux seront contre trois. » (Luc 12, 49)

Chez Mathieu, le propos est direct :

« Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée » (10, 34).

Arrivé à Jérusalem pour la fête de Pâques, il chasse les vendeurs et les banquiers du temple, ce qui ne peut s'imaginer sans l'intervention violente d'une foule importante qu'il aura ameutée.

Peu après, lors du dernier repas, immédiatement avant la catastrophe, Jésus dit à ses disciples :

« Maintenant, que celui qui a une bourse, la prenne, et aussi un sac, et que celui qui n'en a pas, vende son manteau et achète une épée. Car je vous le dis, ce qui est écrit doit être accompli sur ma personne, à savoir : et il sera compté au nombre des criminels(ἀνόμων). Car ce qui est écrit sur moi s'accomplit. Mais eux dirent : Seigneur, voici deux épées. Et il leur dit : Cela suffit. »

Tout de suite après, c'est, au Mont des Oliviers, le heurt avec le pouvoir armé de l’État. Jésus doit être arrêté.

« Quand ceux qui étaient avec lui virent ce qui allait se passer, il dirent : Seigneur, veux-tu que nous frappions avec l'épée ? Et l'un d'entre eux frappa le serviteur du grand-prêtre et lui coupa l'oreille droite. »

Pourtant, dans le récit des évangiles, Jésus est contre toute effusion de sang, se laisse docilement enchaîner et quand il est ensuite exécuté, ses camarades ne sont nullement inquiétés.

Présentée ainsi, voilà une histoire bien étrange, qui regorge de contradictions, et qui a assurément été à l'origine très différente.

Jésus demande des épées comme si l'heure de l'action avait sonné ; ses fidèles se mettent en route armés d'épées – et quand ils rencontrent l'ennemi et dégainent, Jésus déclare tout à coup qu'il est par principe hostile à tout emploi de la force – ceci sous une forme particulièrement abrupte chez Mathieu :

« Remets ton épée au fourreau ; car qui se saisit de l'épée mourra par l'épée. Ou bien doutes-tu que je puisse demander à mon père de m'envoyer sur-le-champ plus de douze légions d'anges ? Mais comment, alors, les écritures s'accompliraient-elles ? »

Eh oui, si Jésus était de prime abord contre tout emploi de la force, pourquoi alors cet appel à se procurer des épées ? Dans quel but a-t-il permis à ses amis de l'accompagner armés ?

Cette contradiction ne peut se résoudre que si l'on suppose que la tradition chrétienne racontait à l'origine un coup de main planifié au cours duquel Jésus avait été fait prisonnier, un coup de main pour lequel le moment semblait opportun après qu'il avait réussi à chasser du temple banquiers et marchands. Les rédacteurs des époques ultérieures n'osèrent pas escamoter ce récit qui avait pris profondément racine. Ils le dénaturèrent en faisant de l'emploi de la force une tentative faite par les apôtres contre la volonté de Jésus.

Il n'est peut-être pas non plus insignifiant que le heurt ait eu lieu sur le Mont des Oliviers. C'était le meilleur point de départ pour organiser un coup de main sur Jérusalem.

Rappelons-nous par exemple le putsch tenté par un Juif égyptien à l'époque du procurateur Félix (52-60) et raconté par Flavius Josèphe (p. 317).

Sortant du désert avec 30 000 hommes, il gagna le Mont des Oliviers pour attaquer la ville de Jérusalem, chasser la garnison romaine et conquérir le pouvoir. Félix livra bataille à l’Égyptien et dispersa ses partisans. Lui-même réussit à s'échapper.

L'histoire écrite par Flavius Josèphe fourmille d'événements semblables. Ils caractérisent l'atmosphère régnant dans la population juive à l'époque du Christ. Une tentative de putsch du prophète galiléen Jésus s'y intégrerait parfaitement.

Si nous voyons dans son action une tentative de ce genre, on comprend alors sans peine la trahison de Judas, dont le récit est étroitement mêlé au précédent.

Dans la version qui nous est parvenue, Judas trahit Jésus par un baiser, le désignant ainsi aux gardes comme l'homme qu'ils devaient arrêter. C'est absurde. A en croire les évangiles, Jésus était bien connu à Jérusalem, il prêchait publiquement tous les jours, la foule l'accueillait avec des transports d'enthousiasme – et soudain il aurait été tellement inconnu qu'il aurait fallu que Judas le désigne pour qu'on pût le distinguer dans le groupe de ses partisans ! Ce serait à peu près comme si la police berlinoise appointait un mouchard pour qu'il lui désigne la personne qui s'appelle Bebel.

Ce ne serait pas du tout la même chose s'il s'était agi d'un projet de coup de main. Là, il y aurait eu quelque chose à révéler, un secret qu'il valait la peine d'acheter. S'il fallait effacer ce projet du récit, la trahison de Judas n'avait plus d'objet. Mais comme elle était manifestement connue de tout le monde dans les milieux militants et que la colère contre le traître était immense, il n'était pas possible pour l'évangéliste de la passer sous silence. Mais il lui fallait maintenant tirer de son imagination un nouveau récit de trahison – ce qu'il fit sans vraiment y réussir.

Également remanié, le récit de l'arrestation de Jésus n'est pas non plus une réussite. Lui, qui prêche la voie pacifique, est arrêté, mais on laisse en paix les apôtres, alors qu'ils ont dégainé leur épée et ont frappé dans le tas. Pierre, qui a coupé l'oreille de Malchus, suit les gardes, s'assied très tranquillement au milieu d'eux dans la cour du grand-prêtre et bavarde avec eux. Qu'on imagine un homme qui, à Berlin, s'oppose à l'arrestation d'un camarade, tire un coup de revolver, blesse un policier, et ensuite accompagne très aimablement les agents au commissariat pour s'y réchauffer et boire une chope de bière avec eux !

La maladresse atteint là des sommets. Mais c'est elle précisément qui indique qu'il fallait cacher quelque chose qui devait à tout prix être camouflé. Une action logique et facile à comprendre, une escarmouche qui, à cause de la trahison de Judas, se termine par une défaite et l'arrestation du chef, est maquillée en un événement inintelligible et absurde qui ne se produit que pour que « s'accomplisse ce qui est écrit ».

La mise à mort de Jésus, compréhensible s'il était un rebelle, est maintenant l'acte parfaitement irrationnel d'une méchanceté absurde qui impose sa volonté contre le gouverneur romain lui-même, alors qu'il est prêt à acquitter Jésus. C'est une accumulation d'aberrations qui ne s'explique que par le besoin qu'ont éprouvé plus tard les correcteurs du texte de caviarder ce qui s'était réellement passé.

Même les pacifiques esséniens, eux qui répugnaient à toute espèce de lutte, étaient à cette époque entraînés par la vague générale de patriotisme. On trouve des esséniens parmi les généraux juifs de la dernière grande guerre contre les Romains. Flavius Josèphe écrit par exemple, à propos du début de la guerre :

« Les Juifs avaient pris trois extraordinaires chefs de guerre, non seulement doués de force physique et de bravoure, mais aussi d'entendement et de sagesse, Niger de Perea, Sylas de Babylone et Jean, l'essénien. »[18]

L'hypothèse selon laquelle Jésus aurait été condamné à mort et exécuté pour rébellion, n'est donc pas seulement celle qui, seule, rend intelligibles les indications des évangiles, elle s'intègre de surcroît parfaitement dans les circonstances de temps et de lieu. Dans la période qui va de l'époque à laquelle on situe la mort de Jésus à la destruction de Jérusalem, les troubles ne cessèrent pas. Les combats de rue étaient un phénomène tout à fait courant, tout de même que les exécutions d'insurgés. Un combat de rue livré par un petite troupe de prolétaires, suivi de la mise en croix d'un meneur issu d'une Galilée en rébellion permanente, pouvait sans aucun doute produire une profonde impression sur les survivants du groupe, sans que l'historiographie ait cru nécessaire de prendre note d'un incident aussi banal.

Étant donné l'effervescence insurrectionnelle qui touchait tout le judaïsme à cette époque, la secte d'où était partie cette tentative de soulèvement ne pouvait manquer, en la mettant en valeur, d'en tirer avantage dans son travail d'agitation, si bien qu'elle se fixa dans la mémoire avec les exagérations et les embellissements inévitables, notamment en ce qui concernait la personnalité de son héros.

La situation changea avec la destruction de Jérusalem. L'anéantissement de l’État juif entraîna celui du dernier reste d'opposition démocratique qui subsistât encore dans l'empire romain. Et à la même époque, les guerres civiles cessèrent dans le monde romain.

Durant les deux siècles qui séparent l'époque des Macchabées de la destruction de Jérusalem par Titus, le bassin oriental de la Méditerranée avait été un foyer de troubles permanents. Les gouvernements tombaient les uns après les autres, les peuples perdaient tour à tour leur indépendance ou leur position dominante. Et la puissance qui était, directement ou indirectement, à l'origine de tous ces bouleversements, l’État romain, était au même moment, de l'époque des Gracques jusqu'à celle de Vespasien, agitée en tous sens par d'énormes désordres provoqués de plus en plus par les armées et leurs commandants.

Alors que se développait et se stabilisait l'espérance messianique, aucun organisme politique ne semblait devoir durer, tous semblaient n'être que des formations provisoires, la seule chose inéluctable, la seule permanence, était le bouleversement politique. Vespasien mit un terme à tout cela. Sous son règne, la monarchie militaire donna enfin aux finances l'organisation dont avait besoin l'empereur pour prévenir toute concurrence, autrement dit toute tentative d'un rival voulant gagner la faveur des soldats, et donc pour obturer pour longtemps la source des rébellions militaires.

Alors commença « l'âge d'or » de l'empire, une paix intérieure générale qui dura plus de cent ans, de Vespasien (60) à Commode (180). Si tout au long des deux siècles précédents, les turbulences avaient été la règle, pour celui-ci, ce fut le calme et la tranquillité. Le remue-ménage politique, qui était auparavant la norme, devint alors une anomalie. La soumission au pouvoir impérial, l'obéissance passive, n'apparaissait plus seulement comme un impératif dicté aux pleutres intelligents, elle prenait de plus en plus racine sous les espèces d'une obligation morale.

Cela ne pouvait manquer d'avoir des effets sur la communauté chrétienne. Elle ne sut alors plus que faire du Messie rebelle qui était en accord avec la pensée juive. Il froissait même sa sensibilité morale. Mais comme elle s'était habituée à vénérer en Jésus son dieu, l'incarnation de toutes les vertus, la mutation ne prit pas le chemin de l'abandon de la personne du Jésus rebelle au bénéfice de la figure idéalisée d'une autre personnalité répondant mieux aux nécessités de la nouvelle situation, non, de la figure du dieu Jésus, elle effaça de plus en plus tout ce qui était rebelle, elle transforma le Jésus rebelle en un Jésus souffrant, assassiné, non pas pour avoir fomenté une insurrection, mais uniquement en raison de sa bonté et de sa sainteté infinies, et ce par la méchanceté et la vilenie d'envieux perfides.

Heureusement, ces nouvelles retouches ont été apportées avec tellement de maladresse qu'on peut encore découvrir des traces des couleurs d'origine, ce qui permet de reconstituer l'ensemble du tableau. C'est précisément parce que ces restes ne s'accordent pas avec les retouches ultérieures qu'on peut admettre avec suffisamment de certitude qu'ils sont authentiques et proviennent du vrai récit de départ.

Sur ce point comme sur ceux qui ont été examinés par ailleurs, le Messie de la première communauté chrétienne était en parfait accord avec le Messie juif d'origine. Ce n'est que plus tard que la communauté chrétienne s'en est écartée. Il y a en revanche deux aspects par lesquels le Messie chrétien diffère nettement du Messie juif.

d. La résurrection du crucifié[modifier le wikicode]

Il ne manquait pas de Messies à l'époque de Jésus, notamment en Galilée, où à tout instant surgissaient des prophètes et des chefs de bandes qui se présentaient comme des rédempteurs et des oints du Seigneur. Mais à partir du moment où il avait succombé devant la puissance romaine, où il avait été arrêté, crucifié ou assommé, son rôle de Messie était épuisé, il était considéré comme un faux prophète et un faux Messie. Il fallait encore attendre la venue du vrai Messie.

La communauté chrétienne, par contre, ne lâcha pas son champion. Certes, pour eux aussi, la venue du Messie dans toute sa gloire était encore à venir. Mais ce ne devait être personne d'autre que celui qui avait déjà été là, le crucifié, ressuscité trois jours après sa mort et remonté au ciel après s'être montré à ses partisans.

Cette conception était propre à la seule communauté chrétienne. D'où provenait-elle ?

Pour les premiers chrétiens, c'était le miracle de la résurrection de Jésus le troisième jour après la crucifixion qui prouvait sa divinité et fondait l'attente de son retour depuis les cieux. Les théologiens contemporains en restent là eux aussi. Bien sûr, les « libres-penseurs » parmi eux ne prennent plus à la lettre la résurrection. Pour eux, Jésus n'est pas réellement ressuscité, ce sont ses disciples qui, dans des moments d'ivresse extatique, ont cru le voir après sa mort et en ont déduit sa nature céleste :

« Nous devons nous représenter l'apparition du Christ à Pierre exactement à l'image de ce qu'a vécu Paul sur le chemin de Damas, une vision d'extase momentanée, où la figure céleste du Christ apparaît en lumière – une expérience mentale qui n'est nullement un miracle incompréhensible, mais qu'on peut tout à fait saisir psychologiquement par analogie avec de nombreux exemples tirés de toute l'histoire. … Et d'autres analogies nous permettent de comprendre que cette vision enthousiaste n'ait pas été le fait du seul Pierre, mais se soit peu après reproduite chez d'autres disciples, et même dans des réunions entières de croyants. … Le fondement historique de la croyance des disciples en la résurrection se trouve donc dans des visions extatiques individuelles qui ont convaincu tout le monde et dans lesquelles ils croyaient voir vivant et élevé à la gloire céleste leur maître crucifié. L'imagination, familière du merveilleux, a tissé l'enrobage de ce qui remplissait et faisait vibrer l'âme. La force motrice de cette croyance en la résurrection de Jésus n'était au fond rien d'autre que l'impression indélébile que leur avait laissée sa personne : l'amour et la confiance qu'ils mettaient en lui étaient plus forts que la mort. C'est ce miracle de l'amour, pas un miracle de la toute-puissance, qui était à la base de la croyance de la communauté primitive en la résurrection. C'est cela qui fit qu'on n'en resta pas à des émotions éphémères, mais que la foi enthousiaste nouvellement ravivée poussa aussi à l'action, les disciples reconnurent que leur mission était d'annoncer à leurs compatriotes que ce Jésus de Nazareth qu'ils avaient livré aux ennemis était bien le Messie, fait tel à plus forte raison maintenant que Dieu l'avait réveillé d'entre les morts et élevé au ciel, d'où il redescendrait sous peu pour inaugurer son règne messianique sur terre. »[19]

Si on suit l'auteur de ses propos, nous devrions donc attribuer la propagation de la croyance de la communauté des premiers chrétiens au Messie et, conséquemment, la portée considérable qu'a eue le phénomène du christianisme dans l'histoire universelle, à l'hallucination fortuite d'un petit homme isolé.

Il n'est nullement impossible qu'un quelconque des apôtres ait eu une vision du crucifié. Il est tout aussi possible que cette vision ait trouvé des croyants, toute cette époque étant exceptionnellement crédule et le judaïsme profondément pénétré de la croyance à la résurrection. Ramener des morts à la vie ne passait absolument pas pour un exploit inconcevable. Ajoutons quelques exemples à ceux que nous avons déjà cités.

Chez Mathieu, Jésus prescrit aux apôtres leur ligne de conduite : « Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, exorcisez les démons » (10, 8). Ressusciter les morts est placidement énoncé ici, comme guérir les malades, au titre d'activité quotidienne des apôtres, au même titre que. Et ils sont en outre exhortés à ne pas se faire payer pour cela. Donc, Jésus, ou plutôt le rédacteur de l'évangile estimait possibles les résurrections rémunérées, les résurrections comme travail.

La façon dont la résurrection est décrite dans l'évangile de Mathieu est caractéristique. Le tombeau de Jésus est gardé par des soldats pour empêcher les disciples de voler le cadavre et ensuite de répandre la nouvelle qu'il serait ressuscité. Mais éclairs et tremblements de terre font rouler la roche et l'écartent du tombeau, et Jésus se lève.

« Quelques hommes de la garde entrèrent dans la ville, et annoncèrent au grand-prêtre tout ce qui était arrivé. Ceux-ci, après s'être assemblés avec les anciens et avoir tenu conseil, donnèrent aux soldats une forte somme d'argent, en disant : Dites que ses disciples sont venus de nuit le dérober, pendant que vous dormiez. Et si le gouverneur l'apprend, nous l'apaiserons, et nous vous tirerons de peine. Les soldats prirent l'argent, et suivirent les instructions qui leur avaient été données. Et ce bruit s'est répandu parmi les Juifs, jusqu'à ce jour. » (28, 11 sq.)

Pour ces chrétiens, donc, la résurrection d'un mort enterré depuis trois jours ne pouvait que très peu impressionner les témoins oculaires, et un pourboire généreux suffisait pour non seulement leur imposer la discrétion, mais aussi les convaincre de propager le contraire de la vérité.

Les conceptions du genre de celles que l'évangéliste expose ici étaient sans doute partagées par les rédacteurs, et on est en droit de penser qu'ils faisaient leur sans difficulté la légende de la résurrection.

Mais cela n'épuise pas la question. Cette crédulité et cette conviction qu'il est possible de ressusciter n'étaient pas une particularité spécifique des communautés chrétiennes. Elles les partageaient avec tout le judaïsme de leur temps dans la mesure il attendait un Messie. Mais pourquoi les chrétiens sont-ils les seuls à avoir eu la vision de la résurrection de leur Messie ? Pourquoi cela n'a-t-il été le cas d'aucun des partisans des autres Messies morts en martyrs à cette époque ?

Nos théologiens répondront que la raison en est l'impression extraordinaire faite par la personnalité de Jésus, une impression qu'aucun des autres Messies n'aurait produite. Mais cet argument ne tient pas devant le fait que l'activité de Jésus, dont tout indique qu'elle n'a duré que peu de temps, n'a laissé aucune trace dans les masses, si bien qu'aucun contemporain n'en a rien mentionné. D'autres Messies, en revanche, ont mené une lutte de longue haleine contre les Romains en remportant par moments de grandes victoires dont le souvenir s'est perpétué dans l'histoire. Est-ce que ces derniers auraient fait moins d'impression ? Mais admettons que Jésus, tout en n'ayant certes pas su captiver les masses, ait du moins laissé à ses quelques partisans, du fait de son ascendant personnel, des souvenirs indélébiles. Cela expliquerait tout au plus pourquoi la foi en Jésus s'est perpétuée chez ses amis proches, mais pas pourquoi elle aurait développé une capacité propagandiste parmi des gens qui ne l'avaient pas connu et sur lesquels sa personnalité ne pouvait exercer d'influence. Si c'était seulement l'aura personnelle de Jésus qui produisait la croyance à sa résurrection et à sa mission divine, celle-ci aurait dû s'affaiblir au fur et à mesure que le souvenir personnel s'estompait et que diminuait le nombre de ceux qui l'avaient fréquenté personnellement.

C'est connu, la postérité ne tresse pas de couronnes au mime ; en cela également, le comédien et le pasteur montrent beaucoup de points communs. Et ce qui vaut pour l'acteur, vaut aussi pour le prédicateur quand celui-ci se restreint à la prédication, n'agit que par le rayonnement de sa personnalité, et ne laisse après lui aucune œuvre qui survive à sa personne. Si profonde que soit l'émotion, si intense que soit l'exaltation provoquée par les prêches, ils ne peuvent faire la même impression sur des gens qui n'y assistent pas, des gens auxquels ils ne parviennent que par ouï-dire. Et la personne du prédicateur laissera ces gens indifférents. Elle n'a aucune chance d'exciter leur imagination.

Nul ne laisse un souvenir de lui-même au-delà du cercle de ceux qui l'ont connu personnellement, s'il n'a pas laissé une œuvre qui impressionne indépendamment de sa personne, que ce soit une œuvre artistique, un édifice, un portrait, un morceau de musique, une œuvre poétique ; que ce soit un apport scientifique, une collection de matériaux scientifiquement ordonnée, une théorie, une invention ou une découverte ; ou bien enfin que ce soit une institution politique ou sociale ou une quelconque organisation qu'il a fondée ou à la création et à la consolidation de laquelle il a pris une part éminente.

Tant que dure l’œuvre et qu'elle joue un rôle, on continue à s'intéresser à la personne du créateur. Plus, si cette œuvre est restée ignorée de son vivant, mais prend de l'importance après sa mort, comme c'est souvent le cas pour nombre de découvertes, d'inventions et d'organisations, il est possible que l'intérêt pour le créateur ne s'éveille qu'après sa mort mais ne cesse ensuite d'augmenter. Moins on a fait attention à lui de son vivant, moins on en sait sur sa personne, plus l'imagination se plaira à la dépeindre si son œuvre est grandiose, et plus elle l'entourera d'une guirlande d'anecdotes et de légendes. Le besoin universel de trouver une cause à toute chose, ce besoin qui pousse à chercher, à l'origine de chaque processus social – et aussi aux débuts, à l'origine de chaque processus naturel – un auteur, un initiateur, est si fort que, lorsqu'il s'agit d'un phénomène d'une immense importance, on en vient à lui inventer un fondateur, ou à lui accoler un nom transmis par la tradition quand le véritable fondateur a été oublié, ou que, ce qui est souvent le cas, l’œuvre est le produit du concours de tant de forces dont aucune ne dominait l'autre, qu'il aurait à priori été impossible de donner un nom précis.

Ce n'est pas dans sa personnalité, mais dans l’œuvre historique qui est attachée à son nom qu'il convient de chercher la raison pour laquelle le messianisme de Jésus n'a pas fini comme celui des Judas, des Theudas et d'autres Messies de l'époque. Confiance exaltée dans la personnalité du prophète, soif de merveilleux, extase et croyance en la résurrection, nous trouvons tout cela chez les partisans des autres Messies autant que chez ceux de Jésus. Ce n'est pas ce qu'ils ont en commun qui peut expliquer leur destinée différente. Quand les théologiens, même les plus libres-penseurs, inclinent à penser que, même s'il faut faire une croix sur tous les miracles qu'on rapporte sur Jésus, Jésus lui-même reste un miracle, un surhomme qui n'a pas son pareil dans le monde entier, nous ne pouvons, nous autres, pas non plus en convenir. Alors, la seule chose qui fasse la différence entre Jésus et les autres Messies, c'est seulement que ceux-ci n'ont rien légué qui fasse se perpétuer leur personnalité, alors que Jésus a laissé après lui une organisation dotée de règles se prêtant à merveille à maintenir la cohésion de ses partisans et à en attirer en permanence de nouveaux.

Les autres Messies avaient seulement réuni des troupes pour une insurrection, et elles s'étaient dispersées après l'échec. Si Jésus n'avait rien fait de plus, son nom aurait disparu sans laisser de traces après qu'il eut été crucifié. Mais Jésus n'était pas seulement un rebelle, il était aussi le représentant et la figure de proue, peut-être le fondateur d'une organisation qui lui a survécu et s'est de plus en plus étoffée, est devenue de plus en plus puissante.

Il est traditionnellement admis, à vrai dire, que la communauté aurait été organisée par les apôtres seulement après sa mort. Mais rien n'impose cette hypothèse, qui est très peu probable. Elle supposerait en effet qu'immédiatement après la mort de Jésus, ses partisans aient introduit dans sa doctrine quelque chose de totalement nouveau, dont il ne se serait pas avisé et qui aurait été étranger à sa volonté, et qu'eux, qui jusqu'alors n'étaient pas organisés, se seraient lancés dans une entreprise à laquelle leur maître n'avait pas pensé, juste au moment où ils avaient subi une défaite qui aurait pu faire voler en éclats même une organisation solide. Par analogie avec des organisations similaires dont on connaît mieux les premiers pas, on pourrait plutôt penser que des associations communistes de secours mutuel animées d'attentes messianiques et réunissant des prolétaires de Jérusalem avaient déjà existé avant Jésus et qu'un agitateur et rebelle audacieux portant ce nom et originaire de Galilée devint seulement leur porte-parole et martyr le plus éminent.

D'après Jean, les douze apôtres avaient déjà au temps de Jésus une caisse commune. Mais Jésus exigeait aussi de tous les autres disciples qu'ils abandonnent tout ce qu'ils possédaient.

Dans les Actes des Apôtres, il n'est dit nulle part que les apôtres n'auraient commencé à organiser la communauté qu'après la mort de Jésus. On la trouve déjà organisée à ce moment-là, tenant ses réunions d'adhérents et remplissant ses fonctions. La première mention du communisme dans les Actes des Apôtres est ainsi rédigée :

« Ils restèrent pourtant fidèles (ἦσαν δε προσκαρτεροῦντες ) à l’enseignement des Apôtres et à la propriété commune, au pain rompu et aux commandements ». Autrement dit, ils continuèrent à prendre leurs repas en commun et à suivre les autres principes communistes. Si ces derniers avaient été introduits seulement après la mort de Jésus, la rédaction aurait été tout autre.

L'organisation en communauté était le lien qui maintint ensemble les partisans de Jésus aussi après sa mort et garda vivant le souvenir de leur porte-parole crucifié qui, selon la tradition, s'était dit lui-même être le Messie. Plus l'organisation grandissait, plus elle se renforçait, et plus leur martyr ne pouvait manquer d'occuper l'imagination des adhérents, moins ils pouvaient admettre que leur Messie crucifié fût un faux Messie, plus ils se sentaient poussés à voir en lui, malgré sa mort, le vrai Messie qui reviendrait dans toute sa gloire ; plus donc ils avaient de raisons de croire à sa résurrection, plus la croyance que le crucifié était le Messie et qu'il était ressuscité devenait le signe distinctif de l'organisation, ce qui les séparait des autres croyants au Messie. Si la croyance à la résurrection n'avait eu pour source que des impressions personnelles, elle se serait affaiblie au fil des ans, elle aurait été effacée par d'autres impressions et aurait fini par disparaître avec ceux qui avaient connu Jésus personnellement. Mais si la croyance en la résurrection du crucifié se nourrissait de la force de son organisation, elle devait immanquablement s'affermir et s'exalter au fur et à mesure que l'organisation s'étendait, que s'étiolait ce qu'on savait positivement de la personne de Jésus, que l'imagination de ses adorateurs n'était plus bridée par la connaissance de faits précis.

Ce n'est pas la croyance en la résurrection qui créa la communauté chrétienne et lui donna sa vigueur, ce fut, à l'inverse, la vitalité de la communauté qui créa la croyance à la survie de son Messie.

La doctrine du Messie crucifié et ressuscité ne contenait rien qui fût incompatible avec le mode de pensée juif. Nous avons vu à quel point il vibrait à cette époque de la croyance à la résurrection ; l'idée que la magnificence à venir devait être achetée par les souffrances et la mort des justes, parcourait également la littérature messianique juive et était une conséquence naturelle de la situation douloureuse du judaïsme.

La croyance au Messie crucifié aurait très bien pu ne constituer qu'une variante particulière des multiples attentes messianiques du judaïsme de cette époque, si le terrain sur lequel elle s'édifia n'avait pas été en même temps tel qu'il ne pouvait que développer un antagonisme par rapport au judaïsme. Ce terrain, la vitalité de l'organisation communiste du prolétariat, était étroitement lié à la spécificité des attentes messianiques des prolétaires communistes de Jérusalem.

e. Le rédempteur international[modifier le wikicode]

Le messianisme du reste du judaïsme, y compris celui des zélotes, étaient purement national. Soumettre les autres peuples à la domination mondiale juive, aux lieu et place de la domination romaine, se venger des peuples qui opprimaient et maltraitaient les Juifs, tel était leur contenu. Celui de la communauté chrétienne était différent. Elle aussi était patriotique et anti-romaine. En finir avec la domination étrangère était la condition préalable de toute libération. Mais les partisans de la communauté chrétienne n'entendaient pas en rester là. Il ne s'agissait pas seulement de se débarrasser du joug des satrapes étrangers, mais de celui de tous les satrapes, y compris de ceux de l'intérieur du pays. Ils appelaient à les rejoindre seulement les gens qui étaient écrasés et dans la peine, le jour du jugement devait être celui du châtiment de tous les riches et tous les puissants.

La passion qui les enflammait le plus n'était pas une haine raciale, mais une haine de classe. Il y avait de ce fait en germe la séparation d'avec le reste du judaïsme, uni autour de la nation.

Mais en même temps était aussi en germe le rapprochement avec le reste du monde, le monde non-juif. L'idée messianique nationale ne pouvait bien sûr que rester circonscrite au judaïsme et être rejetée du reste du monde qu'elle rêvait d'asservir.

Par contre, la haine de classe contre les riches et la solidarité prolétarienne étaient des idées que des prolétaires qui n'étaient pas juifs pouvaient parfaitement accepter. Une attente messianique qui avait pour horizon la délivrance des pauvres ne pouvait que trouver l'oreille des pauvres de tous les pays. Seul, le Messie social, pas le Messie national, pouvait franchir les limites du judaïsme, lui seul pouvait survivre à la terrible catastrophe de l’État juif culminant dans la destruction de Jérusalem.

D'un autre côté, une organisation communiste ne pouvait s'affirmer dans l'empire romain que là où elle était renforcée par la croyance à la venue du Messie et à la libération de tous les opprimés et de tous les maltraités. En pratique, ces organisations communistes, nous allons le voir, étaient des sociétés de secours mutuel. Dans l'empire romain du premier siècle de notre ère, le besoin de telles associations était général et devenait d'autant plus vif qu'augmentait la pauvreté et que se dissolvaient les derniers restes du communisme traditionnel des origines. Or, un despotisme soupçonneux interdisait toute vie associative ; nous avons vu que Trajan craignait même les corps de pompiers volontaires. César avait encore épargné les organisations juives, mais par la suite, elles aussi perdirent leur position privilégiée.

Les associations d’entraide ne pouvaient subsister que comme sociétés secrètes. Mais qui était prêt à risquer sa vie pour percevoir seulement des secours ? Qui allait ainsi s'engager par solidarité envers ses camarades, à une époque où tout sens du collectif avait pratiquement disparu ? Ce qui restait encore de sens du collectif, de dévouement à l'intérêt général, ne rencontrait que dans l'idée de la renaissance messianique du monde, c'est-à-dire de la société, une vision généreuse et enthousiasmante. Et les plus égocentriques des prolétaires, ceux qui, dans les associations de secours, ne cherchaient que leur intérêt personnel, et pouvaient néanmoins craindre pour leur sécurité, étaient rassurés par l'idée de la résurrection individuelle accompagnée d'une copieuse compensation ; une idée dont on aurait pu se passer à une époque où la situation générale aurait puissamment stimulé les instincts et les sentiments sociaux, et où chacun se serait senti irrésistiblement poussé à les suivre même au risque de mettre en danger son intérêt personnel, voire sa vie. L'idée de la résurrection individuelle était en revanche indispensable s'il s'agissait de mener une lutte pleine de périls contre des forces puissantes dans un siècle où tous les instincts et les sentiments sociaux étaient fragilisés à l'extrême par la décomposition endémique de la société, et cela non seulement dans les classes supérieures, mais aussi dans les classes opprimées et exploitées.

L'idée messianique ne pouvait prendre racine en-dehors du monde juif qu'en revêtant la forme communiste de la communauté chrétienne, la forme du Messie crucifié. Seule, la croyance au Messie et à la résurrection pouvait permettre à l'organisation communiste de s'affirmer comme société secrète et de faire tache d'huile dans l'empire romain. En se combinant, ces deux facteurs – communisme et messianisme – devenaient irrésistibles. Ce que le judaïsme avait vainement attendu de son Messie de lignée royale, le Messie crucifié sorti du prolétariat y parvint : il soumit Rome, fit plier les Césars, conquit l'univers. Mais il ne le conquit pas pour le prolétariat. D'une victoire à l'autre, l'organisation de secours communiste prolétarienne se métamorphosa pour devenir la plus puissante machine de domination et d'exploitation du monde. Ce processus dialectique n'est en rien unique en son genre. Le Messie crucifié ne fut ni le premier ni le dernier conquérant à retourner au bout du compte contre son propre peuple les armées qui lui avaient donné la victoire et à les employer à le réprimer et à le maintenir dans ses chaînes.

César et Napoléon avaient eux aussi été le fruit de la victoire de la démocratie.

3. Chrétiens juifs et chrétiens païens[modifier le wikicode]

a. L'agitation auprès des païens[modifier le wikicode]

La première association communiste messianique se forma à Jérusalem. Il n'y a pas la moindre raison de mettre en doute cette indication livrée par les Actes des Apôtres. Mais d'autres villes comptant un prolétariat juif ne tardèrent pas à voir naître de leur côté des communautés. Un trafic intense reliait Jérusalem et les autres parties de l'empire, notamment sa moitié orientale, à commencer par les centaines de milliers, peut-être les millions de pèlerins qui s'y rendaient tous les ans. Et de nombreux mendiants démunis de tout, sans famille ni foyer, circulaient constamment d'une localité à l'autre, à l'image de ce qui se fait encore aujourd'hui dans l'Europe orientale, ne quittant un endroit que lorsque les ressources de la charité y sont épuisées. C'est à cet état que correspondent les instructions données par Jésus à ses apôtres :

« Ne portez ni bourse, ni sac, ni souliers, et ne saluez personne en chemin. Dans quelque maison que vous entriez, dites d'abord: Que la paix soit sur cette maison! Et s'il se trouve là un enfant de la paix, votre paix reposera sur lui; sinon, elle reviendra à vous. Demeurez dans cette maison-là, mangeant et buvant ce qu'on vous donnera; car l'ouvrier mérite son salaire (!). Ne passez pas de maison en maison. Dans quelque ville que vous entriez, et où l'on vous recevra, mangez ce qui vous sera présenté, guérissez les malades qui s'y trouveront, et dites-leur: Le royaume de Dieu est venu chez vous.Mais dans toute ville où vous entrerez et où vous ne serez pas accueillis, parcourez leurs ruelles en disant : “Même la poussière de votre ville, collée à nos pieds, nous l’enlevons pour vous la laisser. Toutefois, sachez-le : le royaume de Dieu a été chez vous.” Je vous le déclare : au dernier jour, Sodome sera mieux traitée que cette ville. » (Luc 10, 4 à 13).

La conclusion que l'évangéliste met dans la bouche de Jésus exprime typiquement la soif de vengeance du mendiant voyant déçus ses espoirs qu'on lui fasse l'aumône. Ce qu'il roule dans sa tête, c'est le spectacle d'un incendie ravageant toute la ville. Mais c'est le Messie qui y pourvoira pour lui.

Tous les agitateurs indigents et itinérants de la nouvelle organisation étaient considérés comme des apôtres, pas seulement les douze dont la tradition a transmis les noms et qui auraient été établis par Jésus comme propagateurs de sa parole. La « Didachè » déjà évoquée (la Doctrine des douze apôtres) parle encore au milieu du deuxième siècle d'apôtres agissant dans les communes.

Ce sont ces « mendiants et conspirateurs », se croyant pleins du Saint-Esprit, qui apportèrent les principes de la nouvelle organisation prolétarienne, « la joyeuse nouvelle », l'évangile[20] , d'abord de Jérusalem dans les communes juives du voisinage, puis bien au-delà, jusqu'à Rome. Mais dès que l'évangile quitta le sol de la Palestine, il arriva dans un milieu social complètement différent qui lui imprima un tout autre caractère.

A côté des membres de la communauté juive, les apôtres trouvaient, en relations très étroites avec eux, les compagnons de route du judaïsme, les païens « craignant Dieu » (σεβόμενοι) qui révéraient le dieu juif, fréquentaient les synagogues, mais ne pouvaient se résoudre à adopter tous les usages juifs. Dans le meilleur des cas, ils acceptaient la cérémonie du bain par immersion, le baptême ; mais ils refusaient la circoncision et ne voulaient rien savoir des règles alimentaires, du repos du sabbat et autres manifestations extérieures qui les auraient coupés de leur entourage « païen ».

Le contenu social de l'évangile a certainement été bien accueilli dans les milieux prolétariens de ces « païens craignant Dieu ». Par leur entremise, il fut transmis dans d'autres milieux de prolétaires non juifs, où se trouvait un terrain favorable pour la doctrine du Messie crucifié, dans la mesure où elle ouvrait la perspective d'un bouleversement social et mettait sur pied des organisations de secours immédiat. En revanche, ces milieux trouvaient incompréhensible tout ce qui était spécifiquement juif, cela pouvant aller jusqu'à la répugnance et au sarcasme.

Plus la nouvelle doctrine se répandait dans les communautés juives extérieures à la Palestine, plus il devenait évident qu'elle gagnerait infiniment en force propagandiste si elle renonçait à ses spécificités juives, si elle cessait d'être nationale pour devenir exclusivement sociale.

On dit que celui qui s'en rendit compte le premier et agit énergiquement en ce sens fut Saul, un Juif qui, selon la tradition, n'était pas originaire de Palestine, mais venait de la communauté juive d'une ville grecque, Tarse en Cilicie. Caractère passionné, il s'était d'abord lancé de toute son énergie dans la défense du pharisianisme, avait combattu en tant que pharisien la communauté chrétienne apparentée au zélotisme, jusqu'au moment où, paraît-il, une vision l'avait brusquement fait virer de bord et où il avait basculé dans l'extrême opposé. Il rejoignit la communauté chrétienne, mais y intervint immédiatement pour bousculer les conceptions qui y avaient cours en exigeant de propager la nouvelle doctrine chez les « gentils » et de renoncer à vouloir les convertir au judaïsme.

Il est significatif qu'il ait remplacé son nom hébreu de Saul par le nom latin de Paul. Les changements de nom de ce genre étaient courants chez les Juifs qui aspiraient à percer dans les milieux extérieurs au judaïsme. Si un Manassé se faisait appeler Ménélas, pourquoi un Saul n'aurait-il pas pris le nom de Paul ?

Il n'est plus guère possible de distinguer avec certitude ce qui, dans l'histoire de Paul, a un fondement historique. Comme en tout ce qui a trait aux événements personnels, le Nouveau Testament est ici aussi une source peu sûre, pleine de contradictions et de récits de miracles impossibles. Mais l'histoire personnelle de Paul est de toute façon d'importance secondaire. Ce qui est décisif, c'est l'opposition objective qu'il incarne avec l'ancienne façon qu'avait la communauté chrétienne de voir les choses. Cette opposition avait sa racine dans la nature même de l'enjeu, il était inévitable qu'elle se fasse jour, et quelles que soient les acrobaties auxquelles se livrent les Actes des Apôtres à propos de différents incidents, ils nous donnent clairement à voir que s'est réellement déroulée une lutte entre les deux tendances de la communauté. Les Actes des Apôtres ont eux-mêmes été écrits au cours de cette lutte à l'appui de l'orientation défendue par Paul, mais en même temps pour camoufler l'opposition entre les deux tendances.

La nouvelle orientation s'est probablement encore exprimée avec retenue dans les premiers temps, en demandant seulement un peu de tolérance sur certains points pour lesquels était attendue quelque indulgence de la part de la communauté-mère.

C'est du moins ce qui ressort du récit qu'en font les Actes des Apôtres, qui certes peignent en rose et parlent de paix là où en réalité se déroulait une lutte acharnée.[21]

On y lit par exemple le récit suivant sur la période où Paul faisait de l'agitation en Syrie :

« Des gens, venus de Judée (en Syrie), enseignaient les frères en disant : « si vous n’acceptez pas la circoncision selon la coutume de Moïse, vous ne pouvez pas être sauvés. » Cela provoqua un affrontement ainsi qu’une vive discussion engagée par Paul et Barnabé contre ces gens-là. Alors on décida que Paul et Barnabé, avec quelques autres frères, monteraient à Jérusalem auprès des Apôtres et des Anciens pour discuter de cette question. La communauté facilita leur voyage. Ils traversèrent la Phénicie et la Samarie en racontant la conversion des païens, ce qui remplissait de joie tous les frères. À leur arrivée à Jérusalem, ils furent accueillis par l’Église, les Apôtres et les Anciens, et ils rapportèrent les grandes choses que Dieu avait faites avec eux. Mais quelques membres de la secte des pharisiens qui étaient devenus croyants intervinrent pour dire qu’il fallait circoncire les païens et leur ordonner d’observer la loi de Moïse. » (Actes des Apôtres 15, 1 à 5).

Alors, les apôtres et les anciens, en quelque sorte le comité directeur du parti, se réunissent, Pierre et Jacques tiennent des propos conciliants, et finalement il est décidé d'envoyer en Syrie Judas Barsabas et Silas, qui faisaient aussi parti de la direction, avec la mission d'annoncer aux frères :

« L’Esprit Saint et nous-mêmes avons décidé de ne pas faire peser sur vous d’autres obligations que celles-ci, qui s’imposent : vous abstenir des viandes offertes en sacrifice aux idoles, du sang des viandes non saignées et des unions illégitimes.» La direction renonçait à la circoncision des prosélytes païens. Mais il ne fallait pas, disaient-ils, négliger l'organisation de l'entraide : « Ils nous ont seulement demandé de nous souvenir des pauvres, ce que j’ai pris grand soin de faire », écrit Paul dans sa lettre aux Galates où il rapporte les faits (2, 10).

Les chrétiens juifs comme les chrétiens païens tenaient les uns et les autres beaucoup à l'entraide. Ce n'était pas un sujet de discorde entre eux. Pour cette raison, c'est un point qui n'est guère abordé dans leurs écrits, presque exclusivement consacrés à la polémique. De ce qu'il est rarement évoqué, il serait erroné de conclure qu'il ne jouait aucun rôle dans le christianisme primitif. Simplement, il ne jouait aucun rôle dans les querelles internes.

Celles-ci continuaient en dépit de toutes les tentatives de médiation.

Dans la lettre de Paul aux Galates qu'on vient de citer, reproche est fait aux défenseurs de la circoncision de se laisser guider par des considérations opportunistes :

« Ceux qui veulent faire bonne figure dans le monde, veulent vous contraindre à la circoncision ; ils le font seulement afin de ne pas être persécutés pour la croix du Messie » (6, 12).

Après le congrès de Jérusalem évoqué plus haut, les Actes des Apôtres font entreprendre à Paul une tournée d'agitation en Grèce qui s'adresse de nouveau aux païens. Revenu à Jérusalem, il fait à ses camarades un rapport sur les succès de son agitation.

« L’ayant écouté, ils glorifièrent Dieu et dirent à Paul : « Tu vois, frère, combien de dizaines de milliers de croyants sont parmi les Juifs, et ils sont tous des partisans fervents de la Loi. Or, ils ont entendu ce que l’on colporte à ton sujet : que, par ton enseignement, tu détournes de Moïse les Juifs vivant dans les pays païens, en leur disant de ne pas circoncire leurs enfants et de ne pas observer les coutumes. » (Actes, 21, 20 sq.)

On lui demande de se justifier de cette accusation et de prouver qu'il est toujours un Juif pieux. Il s'y montre disposé, mais en est empêché par une révolte des Juifs contre lui, qui voudraient le tuer comme traître à la nation. Les autorités romaines le protègent en quelque sorte en le mettant en détention et finissent par l'envoyer à Rome, où, à la différence de Jérusalem, il peut poursuivre son agitation sans entraves : « Il y annonçait le royaume de Dieu et il enseignait ce qui concerne le Seigneur Jésus Christ à la face du monde et sans obstacle. » (Actes 28, 31.)

b. L'opposition entre Juifs et chrétiens[modifier le wikicode]

Le cours naturel des choses fit que, bien entendu, les chrétiens païens augmentant en nombre, ils défendaient leur point de vue avec d'autant plus d'énergie. Le conflit ne pouvait que s'envenimer.

Plus il durait, plus les frictions se multipliaient, et plus l'hostilité grandissait entre les deux tendances. Et cette situation était encore aggravée par l'exacerbation des heurts entre le peuple juif et les peuples au milieu desquels ils vivaient, au cours des décennies précédant immédiatement la destruction de Jérusalem. Les éléments prolétariens du judaïsme en particulier, notamment ceux de Jérusalem, étaient animés d'une haine de plus en plus fanatique contre les autres peuples et notamment les Romains. Les Romains, c'étaient les pires des oppresseurs et des exploiteurs, les pires des ennemis. Et les Hellènes étaient leurs alliés. Tout ce qui faisait la différence entre eux et les Juifs était mis en valeur, et avec toujours plus de vigueur. Dans ces conditions, tous ceux qui misaient avant tout sur la propagande auprès des Juifs, étaient obligés, quand ce n'aurait été que par souci d'efficacité, de mettre plus fortement l'accent sur les spécificités juives, sur la fidélité à toutes les prescriptions du judaïsme, ce à quoi à priori les disposait l'influence de leur entourage.

Mais parallèlement à la montée en flèche de la haine fanatique des Juifs contre les nations de leurs oppresseurs, augmentaient chez celles-ci l'aversion et le mépris des masses pour le judaïsme. Une conséquence en fut que les chrétiens païens et leurs agitateurs ne réclamaient pas seulement d'être dispensés pour leur propre compte des prescriptions juives, mais se mirent à les critiquer de plus en plus vivement. L'opposition entre chrétiens païens et chrétiens juifs tourna chez les premiers de plus en plus à une opposition au judaïsme lui-même. Mais en même temps, la croyance au Messie, la croyance au Messie crucifié, était bien trop attachée par toutes ses fibres au judaïsme pour que les chrétiens païens aient pu le renier sans plus d'ambages. Ils reprenaient au judaïsme toutes les prophéties messianiques et tout ce qu'il pouvait y avoir qui soutînt l'attente du Messie, mais en même temps faisaient de plus en plus montre d'hostilité envers le même judaïsme. C'était une nouvelle contradiction venant s'ajouter à toutes celles que nous avons déjà relevées dans le christianisme.

Nous avons déjà vu quelle importance les évangiles attachent à la filiation de Jésus avec David, comment ils échafaudent les hypothèses les plus tordues pour faire naître le Galiléen à Bethléem. Ils citent avec obstination des passages des livres saints des Juifs pour prouver la mission messianique de Jésus. Ils présentent Jésus protestant qu'il n'a nullement l'intention de suspendre la loi juive :

« Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir. Car en vérité, je vous le dis : avant que le ciel et la terre disparaissent, pas un seul iota, pas un seul trait ne disparaîtra de la Loi jusqu’à ce que tout se réalise. » (Mathieu 5, 17. cf. Luc 16, 16).

Jésus ordonne à ses disciples : « Ne prenez pas le chemin qui mène vers les païens et n’entrez dans aucune ville des Samaritains, allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël. » (Mathieu 10, 6)

Ici, toute propagande en-dehors du judaïsme est carrément interdite. Chez Mathieu, Jésus tient des propos similaires, bien qu'adoucis, en s'adressant à une Phénicienne (chez Marc, c'est une Grecque, syro-phénicienne de naissance). Elle lui lance :

« Prends pitié de moi, Seigneur, fils de David ! Ma fille est tourmentée par un démon. Mais il ne lui répondit pas un mot. Et comme ses disciples s’approchaient, ils lui demandèrent : Fais ce qu'elle demande, car elle nous poursuit de ses cris ! Mais lui répondit : Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. Mais elle vint se prosterner devant lui en disant : Seigneur, viens à mon secours ! Et lui répondit : Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux chiens. Elle reprit : Oui, Seigneur ; mais justement, les chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leur maître. Jésus répondit : Femme, grande est ta foi, que tout se passe pour toi comme tu le veux ! Et, à l’heure même, sa fille fut guérie. » (Mathieu 15, 21 sq. cf. Marc 7, 27 sq.)

Jésus ne refuse donc pas de discuter. Mais au premier abord, il se montre très mal disposé envers la Grecque, simplement parce qu'elle n'est pas juive, bien qu'elle l'implore en l'appelant, au sens de la croyance juive au Messie, fils de David.

Enfin, c'est une pensée très juive qui guide Jésus quand il promet à ses apôtres que dans l’État à venir, ils seront assis sur douze trônes pour juger les douze tribus d'Israël. Seul un Juif, et plus exactement un Juif de Judée, pouvait trouver quelque attrait à cette perspective. Pour la propagande chez les païens, elle ne servait à rien.

On trouve certes dans les évangiles des traces marquantes de la croyance juive, mais sans transition viennent ensuite des pages où s'exprime avec violence l'aversion des rédacteurs et des correcteurs pour ce qui est juif. Jésus ne cesse de polémiquer contre tout ce qui était cher au cœur des Juifs pieux, les jeûnes, les règles alimentaires, le repos du sabbat. Il place les païens au-dessus des Juifs :

« Aussi, je vous le dis : Le royaume de Dieu vous sera enlevé pour être donné à une nation qui lui fera produire ses fruits. » (Mathieu 21, 42).

Il va même jusqu'à maudire carrément les Juifs :

« Alors Jésus se mit à vilipender les villes où avaient eu lieu la plupart de ses miracles, parce qu’elles n'avaient pas fait pénitence : Malheur à toi, Corazine ! Malheur à toi, Bethsaïde ! Car, si les miracles qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr et à Sidon, ces villes, autrefois, se seraient enveloppées d'un sac et couvertes de cendre pour faire pénitence. Mais, je vous le déclare : au jour du jugement, Tyr et Sidon seront traitées moins sévèrement que vous. Et toi, Capharnaüm, n'as-tu pas été élevée jusqu’au ciel ? Toi, tu seras jetée jusqu’en enfer ! Car, si les miracles qui ont eu lieu chez toi avaient eu lieu à Sodome, cette ville serait encore là aujourd’hui. Mais je vous le déclare : au jour du jugement, le pays de Sodome sera traité moins sévèrement que toi. » (Mathieu 11, 20 sq.)

Là, c'est la haine des Juifs qui s'exprime. Ce n'est plus, au sein du judaïsme, une secte qui polémique contre une autre. C'est la nation juive en tant que telle qui est stigmatisée comme moralement inférieure, qui est dénoncée comme particulièrement malfaisante et butée.

Cela apparaît aussi dans les prophéties concernant la destruction de Jérusalem qui sont mises dans la bouche de Jésus, mais qui ont bien sûr été fabriquées seulement après l'événement.

La guerre juive, qui surprit tellement les adversaires de la nation juive en donnant à voir sa vigueur et le danger qu'elle représentait pour eux, cette éruption furieuse du plus violent désespoir, exacerba au dernier degré l'antagonisme entre le judaïsme et le paganisme, et eut à peu près les mêmes conséquences que celles qu'eurent au dix-neuvième siècle les journées de juin 48 et la Commune de Paris sur la haine de classe entre prolétariat et bourgeoisie. L'abîme séparant le christianisme juif et le christianisme païen en fut creusé encore davantage, et en outre le premier en perdit de plus en plus son assise. La ruine de Jérusalem priva de base le mouvement autonome de classe du prolétariat juif. Tout mouvement de ce type a pour condition d'existence l'indépendance nationale. Après la destruction de Jérusalem, il n'y avait plus de Juifs qu'à l'étranger, au milieu d'ennemis qui les haïssaient et les persécutaient tous, pauvres comme riches, de la même manière, et contre lesquels ils devaient tous être solidaires entre eux. La générosité des possédants envers leurs compatriotes dans la misère s'éleva pour cette raison à un niveau très élevé, la solidarité nationale l'emportait bien souvent sur l'antagonisme de classe. Cela fit perdre peu à peu au christianisme juif sa force propagandiste. Le christianisme devint dès lors et de plus en plus un christianisme exclusivement païen, de parti enchâssé dans le judaïsme, il devint un parti extra-judaïque, voir un parti opposé au judaïsme. Mentalité chrétienne et mentalité anti-juive devinrent de plus en plus des concepts synonymes.

Mais la ruine de l’État juif sapait aussi la raison d'être de l'espérance messianique nationale juive. Elle se survécut encore quelques dizaines d'années en déclenchant des convulsions d'agonie, mais l'anéantissement de la capitale juive avait porté un coup mortel à son rôle d'élément déterminant de l'évolution politique et sociale.

Cela ne touchait cependant pas le messianisme des chrétiens païens, qui s'était détaché de la nationalité juive et n'était pas atteint par le sort qui la frappait. La vitalité de l'idée messianique ne subsistait plus que dans la figure du Messie crucifié, dans la figure du Messie non-juif, traduit en grec, la figure du Christ.

Bien plus, les chrétiens réussirent à carrément transformer l'événement effroyable qui signifiait la faillite de l'espérance messianique juive en un triomphe de leur Christ. Jérusalem apparaissait désormais comme l'ennemie du Christ, sa destruction comme la vengeance du Christ sur le judaïsme, comme la terrible preuve de sa force victorieuse.

Voici ce que dit Luc de l'entrée de Jésus à Jérusalem :

« Lorsque Jésus fut près de Jérusalem, voyant la ville, il pleura sur elle, en disant : si seulement toi aussi, tu avais reconnu en ce jour ce qui est bon pour que tu connaisses la paix ! Mais maintenant cela est resté caché à tes yeux. Car il viendra pour toi des jours où tes ennemis creuseront des fossés autour de toi, t’encercleront et te presseront de tous côtés. Ils t’anéantiront, toi et tes enfants qui sont chez toi, et ils ne laisseront pas pierre sur pierre, parce que tu n’as pas reconnu le moment où Dieu te visitait. » (Luc 19, 41 sq.)

Et tout de suite après, Jésus déclare de nouveau que les jours de la destruction de Jérusalem, qui apporteront l'anéantissement même aux femmes enceintes et aux femmes qui allaitent, seront des « jours de vengeance » (ἐκδικήσεως). (Luc 21, 22)

Les massacres de septembre de la révolution française, qui ne visaient pas, eux, à se venger sur des nourrissons, mais à se défendre d'un ennemi cruel, paraissent bien cléments en comparaison du tribunal du bon pasteur.

Mais la destruction de Jérusalem eut encore d'autres conséquences pour la pensée chrétienne. Nous avons déjà indiqué comment le christianisme, qui jusqu'alors, avait été adepte de la violence, se mit désormais à devenir pacifique. Ce n'est que chez les Juifs qu'il y avait encore eu une démocratie vigoureuse au début de l'ère impériale. Les autres nations de l'empire étaient déjà mises hors de combat et la lâcheté y régnait, chez les prolétaires comme chez les autres. La destruction de Jérusalem mit à terre le dernier havre d'énergie populaire de l'empire. Aucune rébellion ne pouvait plus envisager de gagner. Et le christianisme devenait de plus en plus un christianisme des seuls païens. Il devint soumis, voire servile.

Or les maîtres du monde étaient les Romains. C'était auprès d'eux qu'il convenait de se faire bien voir. Alors que les premiers chrétiens avaient été des patriotes juifs et des ennemis de toute domination étrangère et de toute exploitation, les chrétiens païens joignirent à la haine des Juifs la vénération de ce qui était romain et des autorités impériales. Cela se retrouve dans les évangiles. On connaît le récit qui parle des provocateurs que les « docteurs et les grands-prêtres » envoyèrent auprès de Jésus pour lui faire prononcer des paroles de haute trahison :

« Ils se mirent alors à épier ses faits et gestes et envoyèrent des mouchards (ἐγκαϑέτους) qui devaient jouer le rôle d’hommes justes (autrement dit de compagnons de Jésus) pour prendre sa parole en défaut, afin de le livrer à l’autorité et au pouvoir du gouverneur. Ceux-ci l’interrogèrent en disant : Maître, nous savons que ce que tu dis et ce que tu enseignes est vrai, tu es impartial et tu enseignes le chemin de Dieu selon la vérité. Nous est-il permis, oui ou non, de payer l’impôt à l’empereur ? Mais Jésus, percevant leur fourberie, leur dit : Montrez-moi un denier. De qui porte-t-il l’effigie et le nom gravé ? – De l'empereur, répondirent-ils. Et lui leur dit : Alors donnez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » (Luc 20, 20 sq.)

Voilà Jésus développant une bien curieuse théorie de la monnaie et de l'impôt : la monnaie appartient à celui dont elle porte l'effigie et le nom. Donc, on ne fait que rendre son argent à l'empereur quand on paie l'impôt.

Le même esprit souffle dans les écrits des pionniers de la propagande des chrétiens païens. C'est ainsi qu'on lit dans la lettre de Paul aux Romains (13, 1) :

« Que chacun soit soumis aux autorités supérieures, car il n’y a pas d’autorité qui n’émane de Dieu. Là où elle existe, elle vient de Dieu. Se dresser contre les autorités, c'est se rebeller contre l’ordre des choses établi par Dieu, les factieux seront voués à la damnation. … Ce n’est pas pour rien que l’autorité détient le glaive, elle est l'auxiliaire de Dieu : elle venge et elle juge celui qui fait le mal. C’est pourquoi il est impératif de se soumettre, pas seulement par crainte du châtiment, mais aussi pour obéir à sa conscience. Voilà la raison pour laquelle vous devez payer l'impôt, car ce sont des ministres de Dieu qui sont employés pour les percevoir. Donnez à chacun ce qui lui est dû : à celui-ci l’impôt, à un autre la taxe, à celui-ci le respect, à un autre l’honneur. »

A quelle distance sommes-nous déjà du Jésus qui invitait ses disciples à acheter des épées, et prêchait la haine des riches et des puissants. A quelle distance du christianisme qui, dans l'Apocalypse de Jean, maudissait furieusement Rome et les rois qui lui étaient alliés : « Babylone la Grande (Rome) ! La voilà devenue tanière de démons, antre de tous les esprits impurs, repaire de tous les oiseaux impurs et répugnants ! Car toutes les nations ont bu du vin déchaîné de sa prostitution ; les rois de la terre se sont prostitués avec elle, et les marchands de la terre se sont enrichis de son luxe insolent. … Alors, ils pleureront et se lamenteront sur elle, les rois de la terre qui se sont prostitués avec elle et qui ont partagé son luxe » etc. (18, 2 sq.)

La tonalité fondamentale des Actes des Apôtres, c'est l'accent mis sur l'hostilité du judaïsme envers l'enseignement du Messie crucifié et la mise en valeur d'un prétendu accueil favorable que lui font les Romains. Ce que le christianisme, ou bien souhaitait, ou bien s'imaginait, après la chute de Jérusalem, est présenté comme un fait objectif. A Jérusalem, si l'on en croit les Actes des Apôtres, la propagande chrétienne ne cesse d'être opprimée par les Juifs, les Juifs persécutent et lapident les chrétiens tant qu'ils peuvent, alors que les autorités romaines les protègent. Nous avons vu qu'on rapporte que Paul aurait été sévèrement menacé à Jérusalem, alors qu'il aurait eu toute liberté de parler à Rome. Rome terre de liberté, Jérusalem ville d'oppression et de violence !

La haine des Juifs et les flatteries en direction des Romains s'expriment de la façon la plus frappante dans le récit de la Passion, l'histoire des sévices infligés au Christ et de sa mort. On peut voir nettement dans ce texte comment le contenu initial a été changé en son contraire sous l'influence des nouvelles tendances.

Étant donné que la Passion constitue la partie la plus importante de l'exposé historique des évangiles, la seule où l'on puisse véritablement parler d'écriture historique, et qu'elle met nettement en lumière la façon qu'avait le christianisme primitif d'écrire l'histoire, nous allons encore y revenir en détail.

4. Le récit de la Passion du Christ[modifier le wikicode]

Il y a très peu d'informations sur la vie de Jésus que nous puissions tirer des évangiles et admettre avec quelque vraisemblance comme faits avérés : seulement sa naissance et sa mort ; deux faits qui, à vrai dire, à supposer qu'on puisse les authentifier, prouvent que Jésus a réellement vécu et n'est pas seulement une figure mythologique, mais qui ne font aucune clarté sur ce qui est le plus important dans une personnalité historique : l'activité qu'il a déployée entre sa naissance et sa mort. Le pêle-mêle de maximes morales et d'opérations miraculeuses que les évangiles rapportent, contient tellement d'impossibilités et d'inventions attestées comme telles, tellement peu – pratiquement aucune donnée qui soit corroborée par d'autres témoignages, qu'il n'est pas exploitable.

On n'est guère plus avancé avec ce qui est dit de sa naissance et de sa mort. Et pourtant nous avons là quelques indices qui semblent montrer que sous un fatras d'affabulations se dissimule un noyau de vérité. C'est une déduction qui s'impose là où le récit contient des éléments très gênants pour le christianisme, qu'il n'aurait à coup sûr pas inventés, si, dans le milieu de ses adeptes, ils n'avaient été manifestement trop connus et reconnus pour que les rédacteurs d'évangiles s'aventurent à leur substituer une histoire de leur crû comme ils le faisaient si souvent sans réticence aucune.

L'un de ces faits est l'origine galiléenne de Jésus. C'était très gênant pour un messianisme qui se réclame de la lignée de David. Le Messie devait à toute force être originaire de la ville de David. Nous avons vu les manipulations emberlificotées auxquelles il a fallu se livrer pour le l'y faire naître. Si Jésus avait simplement été la création imaginaire d'une communauté soulevée par l'exaltation messianique, elle n'aurait jamais songé à faire de lui un Galiléen. Nous sommes donc amenés à accepter au moins comme très vraisemblables son origine galiléenne et du même coup son existence. Et de la même manière sa mort sur la croix. Nous avons noté qu'il y a dans les évangiles des passages qui donnent à penser qu'il aurait projeté une insurrection par les armes et aurait été crucifié à ce titre. Cela aussi était assez gênant pour ne pas relever de la fantaisie. C'était en contradiction avec l'état d'esprit dominant du christianisme de l'époque où celui-ci se mit à réfléchir sur son identité et à écrire l'histoire de ses origines, non pas certes, dans une perspective historique, mais avec des objectifs polémiques dans son travail d'agitation.

La mort du Messie sur la croix était elle-même une idée si éloignée de la pensée juive – qui ne pouvait se le représenter que dans toute la gloire d'un héros victorieux – qu'il a bien fallu un événement réel laissant une impression indélébile sur ses partisans, qu'il a bien fallu qu'un pionnier de la juste cause meure en martyr, pour que germe l'idée du Messie crucifié.

Mais en reprenant cette tradition de la mort sur la croix, les chrétiens païens étaient confrontés à quelque chose de fort ennuyeux : selon la tradition, Jésus, Messie juif, roi des Juifs, c'est-à-dire partisan de l'indépendance juive, avait été crucifié par les Romains pour haute trahison perpétrée contre la domination romaine. Après la chute de Jérusalem, cela devenait doublement gênant. Le christianisme en était venu à s'opposer frontalement au judaïsme et cherchait à avoir de bonnes relations avec les autorités romaines. Il s'agissait désormais de tordre la tradition pour faire retomber la responsabilité de la crucifixion du Christ sur les Juifs en en déchargeant les Romains, et pour laver le Christ, non seulement de tout soupçon de violence, mais aussi de toute trace de patriotisme juif et d'hostilité aux Romains.

Mais comme les évangélistes étaient presque aussi ignorants que la masse du peuple subalterne de l'époque, en retouchant le tableau original, ils produisirent les plus invraisemblables mélanges de couleurs.

Aucun chapitre des évangiles ne présente sans doute plus de contradictions et d'incohérences que celui qui, depuis bientôt deux millénaires, a le plus impressionné le monde chrétien et le plus fécondé son imagination. Aucun motif n'aura sans doute été aussi souvent peint que la passion et la mort du Christ. Et pourtant, ce récit, qui présente une accumulation des effets les moins artistiques et les plus grossiers, ne résiste à aucun examen objectif.

Seule, la force de l'habitude a rendu même les têtes les plus admirables de la chrétienté sourdes et aveugles devant les ingrédients les plus invraisemblables ajoutés par les rédacteurs, si bien que le tragique d'origine attaché à la crucifixion de Jésus comme à tout martyre subi pour une grande cause, a en permanence agi sur les esprits malgré cet amoncellement d'absurdités parfois ridicules auxquelles il prêtait même une auréole.

Le récit de la Passion commence par l'entrée de Jésus à Jérusalem. C'est le cortège triomphal d'un roi.[22] La population va à sa rencontre, les uns étalent leurs habits sur son chemin, d'autres détachent des ramilles sur les arbres et en parsèment sa route, et tous l'acclament :

« Hosanna (sauve-nous!), béni soit celui qui vient au nom du Seigneur, béni soit le règne qui vient, celui de David, notre père. » (Marc 11, 9).

C'est de cette façon que chez les Juifs, on accueillait les rois. (cf. Rois 9, 13 à propos de Jéhu)

Le peuple tout entier est pour Jésus, seules, l'aristocratie et la bourgeoise, les « grands-prêtres et les scribes », lui sont hostiles. Jésus se comporte comme un dictateur. Il est assez fort pour chasser du temple les marchands et les banquiers sans rencontrer la moindre résistance. Il règne en maître absolu dans cette citadelle du judaïsme.

C'est bien entendu une forfanterie des évangélistes. Si Jésus avait eu un jour ce pouvoir-là, cela ne serait pas passé inaperçu. Un auteur comme Flavius Josèphe, qui rentre dans les détails les plus insignifiants, en aurait rendu compte. Les éléments prolétariens de Jérusalem, comme par exemple les zélotes, n'ont jamais eu la force de régner sans partage sur Jérusalem. Ils se sont toujours heurtés à des résistances. Si Jésus voulait, en opposition aux sadducéens et aux pharisiens, entrer dans Jérusalem pour nettoyer le temple, il fallait qu'il l'emporte d'abord dans une bataille de rues. Les batailles de rue entre les différentes tendances du judaïsme étaient alors quotidiennes à Jérusalem.

Notons que dans le récit, Jésus est accueilli par la population comme étant celui qui apporte « le règne de David notre père », autrement dit, comme le restaurateur de l'indépendance du royaume juif. Cela nous montre Jésus non seulement comme adversaire des classes dominantes du judaïsme, mais aussi comme celui des Romains. Là, manifestement, ce n'est pas l'imagination chrétienne qui est à l’œuvre, c'est la réalité juive.

La suite raconte les événements sur lesquels nous nous sommes déjà penchés : l'invitation faite aux disciples pour qu'ils s'arment, la trahison de Judas, l'accrochage sur le Mont des Oliviers. Nous avons déjà vu que ce sont les vestiges laissés par une ancienne tradition et plus tard jugés inopportuns, et qui ont été remaniés dans le sens d'une soumission pacifique.

Jésus est arrêté, amené dans le palais du grand-prêtre, et le procès commence :

« Les grands prêtres et tout le Sanhédrin cherchaient un témoignage contre Jésus pour le faire mettre à mort, et ils n’en trouvaient pas. Car beaucoup portaient de faux témoignages contre Jésus, et ces témoignages ne concordaient pas. … Et le grand prêtre s'avança et interrogea Jésus : Tu ne réponds rien aux témoignages que ces gens portent contre toi ? Mais lui gardait le silence et ne répondait rien. Le grand prêtre l’interrogea de nouveau : Es-tu le Messie, le fils du Dieu béni ? Jésus lui dit : Je le suis. Et vous verrez le fils de l’homme siéger à la droite du Tout-Puissant, et venir parmi les nuées du ciel. Alors, le grand prêtre déchira ses vêtements et dit : Avons-nous encore besoin de témoins ? Vous avez entendu le blasphème. Qu’en pensez-vous ? Tous le condamnèrent à mort. » (Marc 14, 55 sq.)

Certes, voilà un bien étrange procès ! Le tribunal se réunit immédiatement après l'arrestation, alors qu'il fait encore nuit, et pas dans le prétoire situé probablement sur le Mont du Temple[23] , mais dans le palais du grand-prêtre ! Imaginons la confiance qu'on pourrait accorder à un reportage sur un procès en haute trahison en Allemagne, lequel ferait siéger la Cour dans le château royal à Berlin ! Et voilà de faux témoins qui comparaissent contre Jésus, mais bien que personne ne les soumette à un contre-interrogatoire, que Jésus garde le silence face à leurs accusations, ils ne déclarent rien qui le charge. C'est Jésus qui se charge le premier en reconnaissant qu'il est le Messie. Alors, pourquoi cette comédie de faux témoins, si cet aveu suffit pour le condamner ? Ils n'ont pas d'autre raison d'être que de faire la preuve de la vilenie des Juifs. La condamnation à mort est prononcée sans autre formalité. C'est une infraction aux formes prescrites et auxquelles le judaïsme de cette époque était particulièrement attaché. Le tribunal n'avait le droit de prononcer immédiatement que l'acquittement, pour une condamnation, il fallait attendre le lendemain de l'audience.

Mais le Sanhédrin avait-il à cette époque le droit de condamner à la peine capitale ? Il est dit à ce propos : « Quarante ans avant la destruction du Temple, Israël se vit retirer le droit de prononcer des sentences de mort. ».

Ceci est confirmé par le fait que le Sanhédrin ne punit pas Jésus, une fois le procès terminé, il le livre à Pilate pour une nouvelle procédure, et ce en l'accusant de haute trahison envers les Romains, pour avoir voulu se faire roi des Juifs, avoir donc voulu libérer la Judée de la domination romaine. Curieuse accusation proférée par un tribunal de patriotes juifs !

Il est toutefois possible que le Sanhédrin ait eu le droit de prononcer des condamnations à la peine de mort, mais qu'elles aient dû être confirmées par le procurateur.

Comment cela se passe-t-il alors devant le gouverneur romain ?

« Pilate l’interrogea : Es-tu le roi des Juifs ? Jésus répondit : C’est toi-même qui le dis. Et les grands prêtres multipliaient contre lui les accusations. Pilate lui demanda à nouveau : Tu ne réponds rien ? Vois toutes les accusations qu’ils portent contre toi. Mais Jésus ne répondit plus rien, si bien que Pilate fut étonné. Mais à la fête, il avait coutume de relâcher un prisonnier, celui qu’ils demandaient. Or, il y avait en prison un dénommé Barabbas, arrêté avec des émeutiers pour des meurtres commis pendant la révolte. La foule monta donc chez Pilate, et se mit à demander ce qu’il leur accordait d’habitude. Pilate leur répondit : Voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs ? Il se rendait bien compte que c’était par jalousie que les grands prêtres l’avaient livré. Ces derniers soulevèrent la foule pour qu’il leur relâche plutôt Barabbas. Et Pilate reprit : Que voulez-vous donc que je fasse de celui que vous appelez le roi des Juifs ? Et eux, de nouveau, crièrent : Crucifie-le ! Mais Pilate leur dit : Qu’a-t-il donc fait de mal ? Mais ils crièrent encore plus fort : Crucifie-le ! Pilate, voulant contenter la foule, relâcha Barabbas et, après avoir fait flageller Jésus, il le livra pour qu’il soit crucifié. » (Marc 15, 2 sq.)

Dans l'évangile de Mathieu, Pilate va jusqu'à se laver les mains devant la foule en déclarant : Regardez, je suis innocent de ce sang-là. Et le peuple tout entier répondit : Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants !

Luc, enfin, ne dit pas que le Sanhédrin condamne Jésus. Il le dénonce seulement à Pilate.

« Et l’assemblée tout entière se leva, et on l’emmena chez Pilate. Ils se mirent alors à l’accuser en disant : Nous avons trouvé cet homme en train d'ameuter notre peuple, il empêche de payer l’impôt à l’empereur, et il dit qu’il est le Messie et le Roi. Pilate l’interrogea : Es-tu le roi des Juifs ? Jésus répondit : C’est toi-même qui le dis. Pilate s’adressa alors aux grands prêtres et à la masse du peuple : Je ne trouve chez cet homme aucune culpabilité. Mais eux insistaient avec force : Avec ses enseignements, il soulève le peuple dans toute la Judée et toute la Galilée. » (23, 1 sq.)

Le plus près de la vérité est probablement Luc. Jésus y est directement accusé de haute trahison devant Pilate. Et plein d'un fier courage, il ne nie pas sa culpabilité. Pilate lui demandant s'il est le roi des Juifs, donc leur chef dans la lutte pour l'indépendance, Jésus déclare : Tu le dis. L'évangile de Jean sent combien ce reste de patriotisme juif est gênant, il fait donc répondre à Jésus : Mon royaume n'est pas de ce monde. S'il était de ce monde, mes serviteurs auraient livré bataille. L'évangile de Jean est le plus récent. Il se passa donc un temps assez long avant que les écrivains chrétiens se résolvent à maquiller les faits tels qu'ils étaient relatés à l'origine.

Pour Pilate, l'affaire était évidemment très simple. En faisant exécuter le rebelle Jésus, il ne faisait que remplir ses fonctions de représentant du pouvoir romain.

La masse des Juifs n'a en revanche pas la moindre raison de s'indigner qu'un homme ne veuille rien savoir de la domination romaine et appelle à refuser de payer l'impôt à l'empereur. Si c'est bien ce que Jésus a réellement fait, c'était entièrement dans la ligne du zélotisme qui était à cette époque le courant dominant dans la population de Jérusalem.

A supposer que le chef d'accusation invoqué dans l'évangile soit exact, il en résulte que les Juifs auraient dû avoir de la sympathie pour Jésus, mais que Pilate aurait dû le condamner.

Or, que disent les évangiles ? Pour Pilate, Jésus n'est coupable de rien, bien qu'il avoue lui-même qu'il l'est. Le gouverneur ne cesse d'affirmer que l'accusé est innocent, et il demande ce qu'il a fait de mal.

Voilà qui est quand même étrange. Mais ce qui l'est encore davantage : Pilate a beau ne pas voir en quoi Jésus serait coupable, il ne l'acquitte pas pour autant.

Il arrivait certes que le procurateur trouve un cas trop complexe pour se sentir à même de prendre lui-même une décision. Mais on n'a jamais vu un fonctionnaire de l'empereur romain chercher à se tirer d'embarras en demandant à la masse du peuple ce qu'il convenait de faire de l'accusé. S'il ne voulait pas condamner lui-même un accusé de haute trahison, il n'avait qu'une possibilité : l'envoyer à Rome comparaître devant l'empereur. C'est ce que fit par exemple le procurateur Antonius Felix (52-60), qui attira chez lui en lui promettant faussement liberté et sécurité, le meneur des zélotes de Jérusalem, le chef de bande Eleazar qui vingt ans durant avait semé la terreur dans le pays. Il le fit prisonnier et l'envoya à Rome. Quant à ses partisans, il en fit crucifier un grand nombre.

Pilate aurait pu de la même manière envoyer Jésus à Rome. Par contre, le rôle que Mathieu lui fait jouer est franchement grotesque : voilà un juge romain, représentant de l'empereur Tibère, maître de la vie et de la mort, qui supplie une assemblée du peuple de Jérusalem de lui permettre d'acquitter l'accusé, et qui, à leurs vociférations, répond : eh bien, alors tuez-le, la faute n'en retombera pas sur moi !

Ce rôle est totalement incompatible avec la figure historique de Pilate. Dans une lettre à Philon, Agrippa 1er traite Pilate de « caractère d'une brutalité inflexible et sans scrupules », et il lui reproche « sa vénalité, des actes de violence, des pillages, des sévices, des outrages, des exécutions continues sans jugement, des cruautés sans fin et insupportables ».

Sa dureté et sa férocité produisirent une situation si détestable que cela excéda même le gouvernement central de Rome, qui le rappela (36 après J.-C.).

Et c'est lui qui aurait, face au traître prolétarien Jésus, manifesté un amour de la justice et une générosité si exceptionnelles, des qualités qui, pour le malheur de l'accusé, auraient été encore surpassées par une veule complaisance tout simplement inepte pour le peuple !

Les évangélistes étaient trop ignorants pour trouver à y redire, mais ils se doutaient probablement de l'étrangeté du rôle qu'ils attribuaient au gouverneur romain. Ils cherchèrent donc un motif qui le rendît plus crédible : ils racontent que les Juifs étaient habitués à ce que Pilate leur relâche un prisonnier à Pâques, et que, quand il leur proposa de libérer Jésus, ils auraient répondu : non, nous préférons que ce soit Barrabas le meurtrier !

Il est déjà bizarre que, à part dans les évangiles, aucun usage de ce genre ne soit mentionné nulle part. Il est en contradiction avec les institutions romaines, qui ne donnaient pas le droit de grâce aux gouverneurs. Confier le droit de grâce, non à – disons - une entité responsable de ses actes, mais à des badauds réunis par le seul hasard, est en outre en contradiction avec tout organisation juridique normalement constituée. Il n'y a que des théologiens pour prendre une telle fable pour argent comptant.

Mais même si nous faisons abstraction de tout cela et décidons d'admettre que la foule juive qui traîne à ce moment-là devant la résidence du procurateur est bizarrement dotée du droit de grâce, il faut encore se demander ce que ce droit a à voir avec le cas présent ?

La condamnation de Jésus n'a encore nullement l'autorité de la chose jugée. Ponce Pilate doit répondre à une question : Jésus est-il oui ou non coupable de haute trahison ? Est-ce que je dois le condamner ou pas ? Et il répond en demandant : Voulez-vous faire usage en sa faveur de votre droit de grâce ou pas ?

Pilate doit prononcer le verdict, et au lieu de le faire, il appelle à gracier Jésus ! N'a-t-il donc pas le droit d'acquitter Jésus s'il l'estime innocent ?

Et alors surgit une nouvelle énormité. Les Juifs, nous dit-on, ont le droit de faire grâce, et comment l'exercent-ils ? Se contentent-ils d'exiger la libération de Barrabas ? Non, ils demandent que Jésus soit crucifié ! Les évangélistes s'imaginent manifestement que du droit de gracier l'un découle aussi le droit de condamner l'autre.

A cette délirante façon de dire le droit correspond une non moins délirante façon de faire de la politique.

Les évangélistes nous présentent une foule populaire qui hait Jésus au point de préférer gracier un meurtrier (pas moins qu'un meurtrier – cette foule n'a pas trouvé d'objet plus digne d'être gracié), et de ne se calmer que lorsqu'il est emmené au lieu d'exécution.

Qu'on y songe, c'est cette même foule qui, la veille encore, l'a accueilli comme un roi avec des Hosanna, qui, sur son chemin, a étalé devant lui ses habits, et l'a unanimement acclamé sans qu'on entende la moindre objection. C'est précisément cette popularité qui a été, selon les évangiles, la raison pour laquelle les aristocrates ont voulu se défaire de lui mais n'ont pas osé non plus l'arrêter en plein jour, la raison pour laquelle ils ont choisi la nuit pour le faire. Et voilà que maintenant la même foule se montre tout aussi unanime dans ses déchaînements de haine fanatique contre lui – contre un homme accusé d'un crime qui le rend digne de la plus profonde vénération aux yeux de tous les patriotes juifs : accusé d'avoir tenté de libérer la nation juive de la domination étrangère.

Que s'est-il donc passé qui a provoqué ce stupéfiant retournement ? Il faudrait des motifs extrêmement puissants pour rendre la chose compréhensible. Quand ils disent quelque chose, les évangélistes ne font que bredouiller quelques explications dérisoires. Luc et Jean n'avancent strictement aucune motivation. Marc dit : »Les grands-prêtres ameutèrent la foule » contre Jésus, Mathieu : Ils « réussirent à convaincre les masses ».

Ces pauvres tentatives prouvent seulement à quel point les écrivains chrétiens avaient perdu jusqu'au dernier reste de sens et de savoir politique.

Même les masses les plus informelles ne se laissent pas convertir à une haine fanatique sans une raison, quelle qu'elle soit. Que cette raison soit stupide ou infâme, peu importe, il faut bien qu'il y en ait une. Mais chez les évangélistes, les masses juives surpassent en bêtise honteuse le plus honteux et le plus bête des scélérats de théâtre, sans la moindre raison, sans le moindre motif, elles exigent frénétiquement le sang de celui qu'elles adoraient la veille.

La sottise devient encore plus évidente quand on regarde la situation politique de l'époque. A l'opposé de presque toutes les autres composantes de l'empire romain, la communauté juive était traversée par une vie politique intense, tous les antagonismes sociaux et politiques y étaient exacerbés. Les partis politiques étaient bien organisés, très loin d'être des masses sans consistance. Le zélotisme avait complètement gagné les classes subalternes de Jérusalem, qui s'opposaient en permanence et brutalement aux sadducéens et aux pharisiens et haïssaient passionnément les Romains. Leurs meilleurs alliés étaient les rebelles galiléens.

Même si les sadducéens et les pharisiens avaient réussi à « retourner » quelques éléments populaires contre Jésus, ils n'auraient jamais pu organiser une manifestation unanime, tout au plus auraient-ils pu déclencher une bataille de rues acharnée. Rien de plus grotesque que cette mise en scène de zélotes qui se précipitent en vociférant, non pas sur des Romains et des aristocrates, mais sur un rebelle mis en accusation, dont ils obtiennent par leurs clameurs fanatiques l'exécution qu'il leur faut imposer à une chiffe molle de commandant romain envoûté par le factieux.

On n'a jamais imaginé plus puéril.

Les évangélistes, après avoir ainsi génialement réussi à présenter Pilate, le bourreau sanguinaire, sous les traits d'un agneau sans tache, et l'abjection congénitale au judaïsme comme la vraie raison de la crucifixion d'un Messie inoffensif et pacifique, sont à bout de forces. Leur inventivité se tarit pour un moment, et l'ancien récit refait au moins passagèrement surface : après sa condamnation, Jésus est l'objet de sarcasmes et sévices, mais pas de la part des Juifs, pas du tout, de la part des soldats du même Pilate qui vient de le déclarer innocent. Celui-ci ne le fait pas seulement crucifier par ses soldats, auparavant, il le fait flageller, et l'offre comme cible aux quolibets qui visent sa royauté juive : on lui met une couronne d'épines, un manteau de pourpre, les soldats plient le genou devant lui, avant de se remettre à le frapper et à le couvrir de crachats. Sur sa croix enfin, ils fixent l'inscription : Jésus, roi des Juifs.

On a ici sans ambiguïtés la catastrophe telle qu'elle était racontée à l'origine. Les Romains sont les ennemis forcenés de Jésus, et la raison de leurs railleries comme de leur haine est sa rébellion contre l’État, son aspiration à la royauté juive, sa volonté de se débarrasser de la domination romaine.

Malheureusement, cette lueur d'une vérité toute simple est fugace.

Jésus meurt, et maintenant il s'agit, en alignant les effets sensationnels, d'apporter la preuve que c'est un Dieu qui vient de mourir :

« Mais Jésus, poussant de nouveau un grand cri, rendit l’esprit. Et voici que le rideau du Temple se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas, et la terre trembla et les rochers se fendirent, et les tombeaux s’ouvrirent et les corps de nombreux saints qui étaient morts ressuscitèrent. Et ils sortirent des tombeaux et après la résurrection de Jésus, ils entrèrent dans la ville sainte, et se montrèrent à un grand nombre de gens. » (Mathieu 27, 50 sq.)

Les évangélistes ne disent pas ce que les « saints » ressuscités firent pendant et après leur expédition de masse à Jérusalem, s'ils restèrent en vie ou allèrent se recoucher bien sagement dans leurs tombeaux. Quoi qu'en soit, on devait s'attendre à ce qu'un événement aussi extraordinaire fasse immanquablement une impression inouïe sur les témoins et convainque tout un chacun de la divinité de Jésus. Mais les Juifs, eux, restent là encore butés. De nouveau, ce sont les Romains, et eux seuls, qui s'inclinent devant la divinité.

« À la vue du tremblement de terre et de ces événements, le centurion et ceux qui, avec lui, gardaient Jésus, furent saisis d’une grande crainte et dirent : Vraiment, celui-ci était le fils de Dieu ! » (Mathieu 27, 54)

Malgré tout cela, les grands-prêtres et les pharisiens déclarent que Jésus est un imposteur (Mathieu 27, 63), et quand il ressuscite d'entre les morts, cela n'a pas d'autre effet que ce pourboire déjà mentionné qui est versé aux témoins oculaires pour qu'ils fassent passer le miracle pour une escroquerie.

Ainsi, en conclusion du récit de la Passion, c'est encore la corruption juive qui transforme les braves soldats romains en instruments de la malignité et de la vilenie des Juifs opposant à la sublime générosité divine une fureur diabolique.

Servilité envers les Romains, haine anti-juive, cette narration force tellement la dose, et accumule tellement d'absurdités qu'on serait en droit de supposer qu'elle aurait été incapable de produire le moindre effet sur des gens doués de pensée. Et pourtant, nous savons qu'elle n'a que trop bien atteint son but. Ce récit baigné de lumière divine, anobli par le martyre du fier héraut d'une mission sublime, a été au cours des siècles l'un des moyens les plus importants utilisés pour éveiller même chez les esprits les mieux intentionnés de la chrétienté la haine et le mépris d'un judaïsme qu'ils ne connaissaient personnellement que de loin et dont ils se tenaient à distance ; un outil mis en œuvre pour décréter les Juifs lie de l'humanité, race remplie par nature de la noirceur et de l'obstination les plus infâmes, race qu'il faut tenir à l'écart de toute communauté humaine et mater d'une main de fer.

Mais il aurait été impossible que cette perception du judaïsme s'impose si elle ne s'était constituée à une époque de haine et de persécution universelles des Juifs.

Née de la mise au ban du judaïsme, elle l'a considérablement renforcée, l'a prolongée et a élargi son rayon d'action.

Ce qui se présente comme l'histoire de la Passion de Jésus-Christ est au fond seulement un document qui témoigne du chemin de croix du peuple juif.

5. L'évolution de la communauté chrétienne[modifier le wikicode]

a. Prolétaires et esclaves[modifier le wikicode]

Nous avons vu comment une partie des éléments du christianisme, le monothéisme, le messianisme, la croyance à la résurrection, le communisme essénien, se sont formés dans le judaïsme, et comment une partie des classes subalternes de cette nation voyait dans la combinaison de ces éléments la meilleure réponse à ses aspirations. Nous avons vu en outre comment tout l'organisme social de l'empire romain était plongé dans des conditions qui le rendaient, notamment dans ses couches prolétariennes, de plus en plus réceptif aux nouvelles tendances en provenance du judaïsme, mais comment ces tendances, dès qu'elles subissaient l'influence du milieu extérieur au judaïsme, non seulement se détachaient de celui-ci, mais lui devenaient même hostiles. Elles se combinaient désormais avec des tendances du monde gréco-romain en décomposition, tendances qui, en y greffant soumission passive, servilité et désir de mort, retournaient en son contraire l'esprit de vigoureuse démocratie nationale qui dominait dans le judaïsme jusqu'à la destruction de Jérusalem.

Mais en même temps que les idées, l'organisation de la communauté se transformait aussi profondément.

A ses débuts, elle était pénétrée d'un communisme énergique, mais vague, on refusait toute propriété privée, on aspirait à un nouvel ordre social, supérieur, dans lequel toutes les différences de classes seraient corrigées par le partage des biens.

A l'origine, la communauté chrétienne était sans doute principalement une organisation de combat, si est juste notre hypothèse que les différents passages des évangiles prônant la violence ne peuvent s'expliquer que parce qu'ils seraient des vestiges de la tradition des premiers temps. Cela cadrerait entièrement avec la situation historique de la communauté juive de l'époque.

Il est difficilement imaginable que le climat révolutionnaire qui agitait toute la société n'aurait pas touché justement une secte prolétarienne.

Les premières organisations chrétiennes du monde juif étaient en tout cas pétries d'une atmosphère d'attente de la révolution, du Messie à venir, du bouleversement social. Le souci du présent, et donc le travail pratique sur les détails du quotidien, était sans doute relégué au second plan.

La destruction de Jérusalem modifia la situation. Les éléments qui avaient communiqué à la communauté messianique son esprit rebelle avaient été vaincus. Et celle-ci devenait de plus en plus une communauté anti-juive agissant au cœur d'un prolétariat non-juif incapable et peu désireux de se battre. Plus le temps passait, plus il devenait clair qu'il ne fallait plus s'attendre à ce que se réalise la prophétie qui se trouve encore dans les évangiles et qui annonçait que les contemporains de Jésus seraient eux-mêmes les témoins du grand bouleversement. La conviction que le « royaume de Dieu » viendrait sur terre s'étiolait de plus en plus, on se mettait de plus en plus à situer dans les cieux le royaume de Dieu, qui devait au départ descendre des cieux pour s'établir sur terre. La résurrection des corps se métamorphosait en immortalité de l'âme qui seule connaîtrait les félicités célestes ou les tourments de l'enfer.

Plus l'espérance messianique revêtait ces formes surnaturelles et tournait politiquement au conservatisme ou à l'indifférentisme, plus il était inévitable que l'organisation pratique du présent prenne d'importance.

Mais l'enthousiasme révolutionnaire diminuant, le communisme pratique lui-même se modifiait.

A l'origine, il était né d'une aspiration énergique mais indéterminée à voir abolie toute propriété privée, né de l'aspiration à remédier à la misère des compagnons par la mise en commun de tous les biens.

Nous avons déjà noté qu'à la différence de l'essénisme, les communautés chrétiennes n'existaient au début que dans les villes, et même principalement dans les grandes villes, et que c'était un obstacle à l'organisation achevée et durable de leur communisme.

Chez les esséniens comme chez les chrétiens, le point de départ était un communisme de la consommation. Or à la campagne encore aujourd'hui, et c'était encore plus marqué à cette époque, consommation et production sont étroitement liées. Les producteurs produisent pour leurs propres besoins, pas pour la vente ; travail des champs, élevage et entretien de la maisonnée étaient imbriqués. De plus, les grandes entreprises étaient tout à fait possibles dans le domaine de l'agriculture, leur supériorité sur les petites tenait à un partage du travail plus poussé et à une meilleure utilisation des outils et des bâtiments. Ces avantages étaient à vrai dire plus que compensés par les inconvénients de l'esclavagisme. Mais, même si l'entreprise esclavagiste était alors la forme largement la plus répandue de la grande exploitation agricole, elle n'était pas la seule possible. L'agriculture connaît dès ses débuts des exploitations d'assez grandes dimensions menées par des familles paysannes étendues. Les esséniens eux aussi ont très probablement organisé de grandes coopératives familiales là où, seuls au milieu des campagnes, ils formèrent de grandes colonies de type monastique comme celles sur la Mer Morte dont parle Pline (Histoire Naturelle, 5ème livre) et dont il dit qu'elles « vivaient dans la société des palmiers ».

Mais la façon de produire est en dernière instance le facteur décisif dans toute formation sociale. Seules, celles qui ont leurs racines dans le mode de production sont durables et vigoureuses.

Si une agriculture sociale ou coopérative était possible à l'époque où apparut le christianisme, en revanche manquaient les conditions préalables à une industrie urbaine coopérative. Les ouvriers y étaient soit des esclaves soit des travailleurs à domicile libres. Il n'y avait quasiment pas, à l'image de la grande famille paysanne, d'entreprises d'une certaine dimension employant des travailleurs libres. Esclaves, travailleurs à domicile, porte-faix, colporteurs, petits boutiquiers, prolétaires en guenilles, voilà de quoi étaient faites les classes subalternes de la population urbaine de cette époque, celles où pouvaient apparaître des tendances communistes. Chez eux, aucun facteur agissant ne poussait à étendre la communauté des biens en direction d'une communauté productive. Elle restait d'emblée bornée à la communauté de consommation. Et elle-même n'était pour l'essentiel qu'une mise en commun des repas. Vêtements et logis ne jouaient un grand rôle ni dans la terre d'origine du christianisme ni en Italie méridionale et centrale. Même un communisme aussi ambitieux que celui des esséniens n'a fait que quelques timides avancées en direction d'une communauté vestimentaire. Dans ce domaine, la propriété privée est indépassable. La communauté d'habitation, elle, était difficile à réaliser dans une grande ville, d'autant plus difficile que les emplois des uns et des autres étaient dispersés et que du fait de la spéculation immobilière qui sévissait dans les grandes villes à l'époque du christianisme primitif, il fallait beaucoup d'argent pour acheter une maison. L'absence de moyens de communication faisait que la population s'entassait sur un espace restreint et que les propriétaires régnaient en maîtres absolus sur des habitants qu'ils saignaient atrocement. On construisait des maisons aussi hautes que l'état de la technique le permettait, à Rome sept étages et plus, et les loyers atteignaient des niveaux incroyables. L'usure immobilière était pour cette raison, pour les capitalistes de cette époque, une forme appréciée d'investissement. Dans le triumvirat qui mit la main sur la république romaine, Crassus s'était enrichi notamment par la spéculation immobilière.

Les prolétaires de la grande ville ne pouvaient jouer sur ce terrain. Il leur était de ce fait impossible d'instaurer un habitat commun. En outre, sous l’œil soupçonneux des autorités impériales, la communauté chrétienne ne pouvait être qu'une association secrète. Regroupés dans une même habitation, ils auraient été bien trop faciles à repérer.

Le communisme chrétien ne pouvait dans ces conditions exister comme institution durable et générale pour l'ensemble de ses adeptes que dans les repas pris en commun.

Dans l'évangile, on n'évoque guère, quand il s'agit du « royaume de Dieu », autrement dit de l’État de l'avenir, que les repas communs. C'est la seule félicité qui soit attendue. De toute évidence, c'était elle qui occupait le plus les esprits des premiers chrétiens.

Ce type de communisme pratique était important pour les prolétaires libres, mais sans intérêt pour les esclaves, qui, en règle générale, étaient intégrés à la famille de leur maître et avaient chez lui leur couvert et leur table, même si c'était plutôt frugal. Des esclaves vivaient certes en-dehors de la maison de leur maître, par exemple ceux qui tenaient boutique à la ville pour écouler les produits de son domaine, mais ils étaient très peu nombreux.

C'était l'espérance messianique, la perspective d'un royaume de félicité universelle, qui était le plus à même d'attirer les esclaves, pas le communisme pratique, qui n'était possible que dans des formes qui ne leur apportaient rien tant qu'ils restaient esclaves.

Nous ignorons ce que les premiers chrétiens pensaient de l'esclavage. Les esséniens étaient contre, comme nous l'avons vu. Philon dit :

« Chez eux, personne n'est esclave, tous sont libres, et ils travaillent les uns pour les autres. Ils estiment que posséder des esclaves est non seulement injuste et une offense à la piété, mais aussi un sacrilège, une suspension de l'ordre naturel qui nous a tous créés égaux … comme des frères ... ».

Les prolétaires de la communauté messianique de Jérusalem auront probablement pensé de même.

Mais avec la destruction de Jérusalem s'évanouit la perspective d'une révolution sociale. Les porte-parole des communautés chrétiennes étaient fort soucieux d'écarter tout soupçon d'hostilité aux pouvoirs établis et devaient, dans le même mouvement, s'efforcer de calmer les esclaves rebelles qu'elles comptaient dans leurs rangs.

Voici ce que dit aux esclaves le rédacteur de la lettre de Paul aux Colossiens – dans la forme présente, il s'agit d'un « remaniement » ou d'un faux du deuxième siècle :

« Vous les esclaves, obéissez en toute chose à vos maîtres d’ici-bas, non pas en faisant semblant par souci de plaire à des hommes, mais dans la simplicité de votre cœur, en craignant le Seigneur. » (3, 22).

L'auteur de la première lettre de Pierre, qui vivait probablement à l'époque de Trajan, s'exprime encore plus vigoureusement :

« Que les domestiques soient soumis en tout respect à leurs maîtres, non seulement à ceux qui sont bons et corrects, mais aussi à ceux qui sont des canailles.[24] Car c’est une grâce de supporter, les yeux dirigés vers Dieu, des peines que l’on souffre injustement. En effet, quelle gloire y a-t-il à supporter patiemment des coups en punition d'une faute ? Mais si vous les supportez patiemment même si c'est pour avoir fait le bien, cela plaît à Dieu. » (I, 2, 18, sq.)

L'opportunisme naissant du christianisme du deuxième siècle s'accommodait même de ce que des maîtres chrétiens aient comme esclaves des frères de la communauté, comme l'atteste le première lettre de Paul à Timothée :

« Ceux qui sont sous le joug de l’esclavage doivent avoir une considération respectueuse pour leurs maîtres, pour que le nom de Dieu et l’enseignement de la foi ne soient pas blasphémés. Et ceux qui ont des maîtres croyants, qu’ils ne les respectent pas moins sous prétexte que ce sont des frères ; mais qu’ils les servent avec d’autant plus de docilité parce que ce sont des croyants bien-aimés, qu'ils participent aux repas communs (ἀγαπητοὶ) et s'appliquent à faire le bien » (6, 1 sq.)

Ce serait une grossière erreur de croire que le christianisme aurait supprimé l'esclavage. Il lui a bien plutôt donné un nouveau support sur lequel s'appuyer. L'Antiquité n'avait que la peur pour tenir les esclaves dans l'obéissance. C'est le christianisme qui, pour la première fois, a élevé la soumission et l'obéissance de l'esclave au rang d'un devoir moral auquel il convient de se conformer dans la joie.

Au moins depuis qu'il avait cessé d'être révolutionnaire, le christianisme ne parlait plus aux esclaves de leur libération à venir. Son communisme pratique ne présentait par ailleurs pour eux que rarement un intérêt réel. La seule chose qui était encore susceptible de les séduire était l'égalité « devant Dieu », c'est-à-dire dans la communauté, où chaque compagnon était censé avoir même valeur, où il pouvait arriver que lors des agapes communes, l'esclave soit le voisin de table de son maître si celui-ci appartenait également à la communauté.

Callistus, esclave chrétien d'un affranchi chrétien, devint même évêque de Rome (217-222).

Mais même cette égalité-là ne signifiait plus grand-chose à l'époque. Rappelons-nous comment le prolétariat libre s'était rapproché du monde des esclaves et s'y recrutait, comment d'un autre côté, les esclaves de la maison impériale occupaient les plus hautes fonctions politiques et étaient souvent courtisés même par des aristocrates.

Si le christianisme, avec tout son communisme et toute sa sensibilité prolétarienne, n'a même pas réussi à en finir avec l'esclavage dans ses propres rangs, cela montre la profondeur de son enracinement dans l'Antiquité « païenne » malgré toute l'hostilité qu'il pouvait lui témoigner. Cela montre aussi à quel point l'éthique est tenue en lisières par le mode de production. De la même façon que les droits humains de la Déclaration d'indépendance américaine, l'amour du prochain et la fraternité universelles, l'égalité de tous devant Dieu de la communauté messianique s'accommodaient de l'esclavage. Le christianisme a été dès le départ principalement une religion du prolétariat libre, et en dépit des rapprochements, il resta toujours dans l'Antiquité une différence d'intérêts entre prolétaires et esclaves.

Les prolétaires libres étaient dès le départ plus nombreux dans la communauté chrétienne, et de ce fait, les intérêts des esclaves n'étaient pas toujours pris en considération. La conséquence, c'est que l'attraction exercée étaient moindre chez les esclaves que chez les prolétaires libres, et cela à son tour renforçait la position prépondérante de ces derniers.

L'évolution économique poussait dans le même sens. Précisément la date qui vit porter un coup mortel aux tendances révolutionnaires de la communauté chrétienne, la date de la chute de Jérusalem, fut celle aussi où, comme nous l'avons vu, commença une nouvelle époque pour l'empire romain, une époque de paix universelle, paix intérieure, mais aussi dans une grande mesure, paix extérieure, due à l'arrêt de la force expansive de la puissance romaine. Or la guerre, guerre civile comme guerre de conquête, avait été le moyen de procurer des esclaves à bon compte. C'était maintenant terminé. Les esclaves devinrent rares et précieux, l'économie esclavagiste cessa d'être rentable. En agriculture, elle fut remplacée par le colonat, dans l'industrie urbaine, par le travail de travailleurs libres. L'esclave avait été un outil de la production des biens de nécessité, il était maintenant de plus en plus un outil de luxe. Les services personnels rendus aux gens de la haute société et aux riches devinrent désormais le domaine essentiel d'activité des esclaves. Âme d'esclave, âme de laquais, devenaient de plus en plus synonymes. L'époque des Spartacus était révolue.

L'opposition entre esclave et prolétaire libre ne pouvait que s'envenimer, cependant qu'en même temps, le nombre des esclaves diminuait, et celui des prolétaires libres augmentait dans les grandes villes. Les deux tendances combinées ne pouvaient que faire encore davantage reculer l'importance des esclaves dans la communauté chrétienne. Il n'est pas étonnant que le christianisme ne se soit finalement pas soucié des esclaves.

Il n'y aucune difficulté à rendre compte de cette évolution si l'on voit dans le christianisme l'expression d'intérêts de classe particuliers. Elle devient en revanche inexplicable si on le considère comme un phénomène constitué seulement autour d'idées. L'évolution logique de ses idées fondamentales aurait dû conduire à la suppression de l'esclavage. Mais dans l'histoire universelle, la logique a toujours cédé le pas aux intérêts de classe.

b. Le déclin du communisme[modifier le wikicode]

L'esclavage n'était pas remis en cause, de même la communauté des biens se réduisait de plus en plus aux repas pris en commun, mais ce n'étaient pas les seules limitations imposées aux tendances communistes de la communauté.

Chaque membre de la communauté aurait en principe dû vendre tout ce qu'il possédait et mettre l'argent à sa disposition pour qu'il soit réparti entre tous.

Il est évident à priori qu'un tel procédé était irréalisable à grande échelle. Il supposait qu'au moins une moitié de la société reste incroyante, sinon personne n'aurait été là pour acheter leurs biens aux croyants. Il n'y aurait eu personne non plus à qui acheter avec le montant de la vente les vivres dont avaient besoin les croyants.

Si les croyants ne voulaient pas vivre de la production, mais du partage, il fallait qu'il reste suffisamment d'incroyants pour produire pour eux. Mais dans ce cas aussi, la belle entreprise menaçait de se terminer tristement dès que les croyants auraient vendu, réparti et consommé tous leurs biens. Certes, d'ici là, le Messie devait descendre des nuages et aplanir toutes les difficultés de « l'ici-bas ».

Mais cette vérification n'eut pas lieu.

Le nombre des compagnons qui possédaient quelque chose qu'il valait la peine de vendre et de répartir, était dans les débuts de la communauté très réduit. Il lui était impossible d'en vivre. Elle ne pouvait avoir des recettes constantes que si chaque participant déposait auprès de la communauté ce qu'il gagnait jour après jour. Mais dans la mesure où ils n'étaient pas de simples mendiants ou porte-faix, il leur fallait bien posséder quelque chose pour gagner leur vie, ce quelque chose pouvant être les moyens de production dont a besoin un tisserand, un potier ou un forgeron, ou bien les stocks de marchandises qu'ils vendaient comme boutiquiers ou colporteurs.

La communauté ne pouvant, dans les conditions dans lesquelles elle se trouvait, instaurer comme les esséniens des lieux de production commune destinés à couvrir ses propres besoins, ne pouvant se mettre hors du domaine de la production marchande et de la production individuelle, elle était bien obligée, quelles que fussent ses aspirations communistes, de caler devant la propriété privée des moyens de production et des stocks de marchandises.

Mais l'acceptation de l'entreprise individuelle entraînait avec une sorte de nécessité naturelle qu'on admît aussi, en dépit de tous les repas pris en commun, le ménage individuel qui lui est étroitement lié, la famille individuelle et le mariage.

Nous revenons donc ici aux repas communautaires, comme étant le résultat pratique des tendances communistes.

Mais ce n'était pas le seul. Les prolétaires s'étaient associés pour combattre la misère en unissant leurs forces. Puisque des obstacles les empêchaient de réaliser pleinement le communisme, ils n'en ressentaient que plus vivement le besoin de perfectionner l’œuvre d'assistance mutuelle destinée à secourir les individus en cas de détresse exceptionnelle.

Les communautés chrétiennes communiquaient entre elles. Si arrivait un camarade venant de l'extérieur, la communauté lui procurait du travail s'il voulait rester ; elle lui donnait un petit pécule s'il voulait continuer sa route.

En cas de maladie, la communauté s'occupait du malade. S'il mourait, elle l'enterrait à ses frais et pourvoyait aux besoins de sa veuve et de ses enfants ; s'il était jeté en prison, ce qui arrivait fréquemment, c'était de nouveau la communauté qui prenait en charge soutien moral et matériel.

L'organisation chrétienne, organisation prolétarienne, mettait ainsi en place un ensemble d'obligations mutuelles qui correspond à peu près aux garanties assurées par un syndicat moderne. Dans l'évangile, c'est l'exercice effectif de ces engagements réciproques qui assure le droit à la vie éternelle. Quand le Messie viendra, il répartira l'humanité en deux groupes, ceux qui auront part à la magnificence de l’État de l'avenir et à la vie éternelle, et ceux qui seront voués à la damnation éternelle. Aux premiers, le groupe des brebis, le roi dira :

« Allez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde. J’avais faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger, et vous m’avez invité ; j’étais nu, et vous m’avez habillé ; j’étais malade, et vous avez veillé sur moi ; j’étais en prison, et vous êtes venus jusqu’à moi !”

Les justes répondront qu'ils n'ont jamais rien fait de tout cela pour le roi. « Et le Roi leur répondra : En vérité, je vous le dis : chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mathieu 25, 34 sq.)

Les repas pris en commun et le système d'assistance mutuelle constituaient en tout cas le ciment le plus solide de la communauté chrétienne, celui qui assurait en permanence la cohésion de la masse de ses adhérents.

Et pourtant, c'est précisément du soin apporté à faire vivre ce système d'assistance que devait naître une dynamique qui allait fragiliser et saper la quête communiste des débuts.

Plus s'étiolait la perspective de voir bientôt le Messie arriver dans toute sa gloire, plus la communauté attachait d'importance à l'acquisition de moyens lui permettant de faire face aux tâches d'assistance, et plus on faisait d'entorses au caractère de classe prolétarien de la propagande chrétienne, plus on s'efforçait de gagner des partisans aisés dont on n'aurait aucun mal à utiliser les ressources.

Plus la communauté avait besoin d'argent, plus ses agitateurs rivalisaient de zèle pour expliquer à de riches bienfaiteurs combien il y avait de vanité à posséder tous ces trésors d'or et d'argent, combien ils n'étaient rien en regard de la félicité de la vie éternelle à laquelle le riche ne pouvait accéder qu'en se défaisant de ce qu'il possédait. Et leur prédication avait un certain succès à cette époque où un cafard diffus et général s'était emparé notamment des classes possédantes. Combien étaient-ils, ceux chez qui, au sortir d'une jeunesse passée dans une débauche sans frein, tous les plaisirs des sens et tous les moyens qui en procurent ne soulevaient plus que des nausées ? Après avoir épuisé toutes les sensations qui peuvent s'acheter contre monnaie, il ne leur en restait plus qu'une à essayer : celle du total dénuement.

Jusqu'au Moyen-Âge, on trouve de temps à autre de ces riches qui font cadeau de tous leurs avoirs aux pauvres et mènent une vie de mendicité – la plupart du temps après avoir goûté sans limites à tous les plaisirs de cette terre et s'être ainsi gâté l'estomac.

Toujours est-il que la découverte de personnages de ce type relevait du hasard, et que le hasard ne revenait pas aussi souvent que l'auraient voulu les besoins de la communauté. Plus la misère s'étendait dans l'empire, plus la communauté comptait dans ses rangs de prolétaires « en haillons » qui ne pouvaient ou ne voulaient pas gagner leur pain en travaillant, et plus se faisait sentir la nécessité de gagner des riches pour répondre aux besoins collectifs.

Il était moins facile d'obtenir qu'un riche donne toute sa fortune de son vivant que de réussir à la lui faire léguer après sa mort à la communauté pour ses œuvres de solidarité. Il était très courant de ne pas avoir d'enfants, et les liens avec la parentèle étaient très relâchés. L'envie de laisser ses biens à ses proches parents était bien souvent très mince. D'un autre côté, l'individualisme, l'intérêt que chacun accordait à sa propre personnalité, avait atteint des sommets, le souhait intense de la voir se perpétuer après la mort, et se perpétuer dans les plus heureuses conditions, était fortement développé.

Le riche ne pouvait donc que prêter une oreille complaisante à l'enseignement chrétien, qui lui proposait de s'engager dans un chemin facile pour accéder à la félicité éternelle sans avoir à se priver de rien dans la vie d'ici-bas, en faisant cadeau de ses biens après sa mort quand il n'en aurait plus besoin. Avec l'héritage qu'il laissait, et dont de toute façon il ne savait trop que faire, il pouvait maintenant s'acheter la béatitude de l'éternité.

La corde sensible chez les riches jeunes et passionnés, c'était le dégoût qu'ils avaient maintenant de la vie qu'ils avaient menée, chez les riches âgés et las, c'était la peur de la mort et des châtiments infernaux qui les attendaient – les agitateurs chrétiens jouaient sur l'une et sur l'autre. Depuis lors et jusqu'à aujourd'hui, la captation d'héritage allait demeurer un de leurs moyens favoris pour fournir des nourritures constamment renouvelées à l'appétit dévorant de l’Église.

Mais dans les premiers siècles, les héritages d'ampleur importante étaient encore rares, d'autant plus qu'une société secrète, comme l'était la communauté, n'avait pas de personnalité juridique et ne pouvait donc hériter directement.

On s'efforçait donc de persuader les riches de soutenir la communauté de leur vivant, même s'ils étaient plus que réticents à exécuter strictement le commandement du Seigneur qui enjoignait de partager entre les pauvres tout ce qu'ils possédaient. Nous avons vu que la munificence était, à cette époque où l'accumulation du capital ne jouait encore aucun rôle dans le mode de production, une disposition largement répandue chez les riches. Il fallait – et il suffisait de - réussir à éveiller l'intérêt et les sympathies des riches pour que cette qualité profite à la communauté et lui assure des recettes durables. Plus elle cessait d'être une organisation de combat, plus les secours mutuels y prenaient les premières places, et plus émergeaient en elle des tendances à mettre un bémol à la haine prolétarienne contre les riches et à rendre plaisante pour les riches, même s'ils restaient riches, même s'ils étaient attachés à leurs biens, l'entrée dans la communauté.

L'idéologie de la communauté – renoncement aux anciens dieux, monothéisme, croyance à la résurrection, attente du Sauveur, - tout cela répondait, on l'a vu, aux besoins partagés de l'époque et devait éveiller, jusque dans la haute société, de la sympathie pour la doctrine chrétienne.

Par ailleurs, confrontés à la misère croissante des masses, les riches étaient à la recherche de moyens d'y parer, comme le prouvent déjà les fondations de secours alimentaires. C'était la vie de toute la société qui était en jeu. Cet aspect-là aussi leur rendait à coup sûr plus sympathiques les organisations chrétiennes.

Enfin, la course à la popularité trouvait aussi son compte dans le soutien apporté aux communautés chrétiennes, au moins partout où celles-ci avaient gagné de l'influence sur une fraction notable de la population.

La communauté pouvait donc aussi exercer une certaine attraction sur des riches qui n'étant pas désespérés, ne fuyaient nullement le monde, ou d'autres à qui ni l'angoisse de la mort ni la crainte des supplices de l'enfer n'auraient arraché la promesse de léguer leur héritage.

Mais pour que des riches se sentent à l'aise dans la communauté, il fallait que son caractère se transforme profondément, il fallait que disparaisse la haine de classe contre les riches.

Face à ce dessein d'attirer les riches en leur faisant des concessions, la réaction des prolétaires combatifs ne pouvait qu'être douloureuse, ainsi que l'atteste la lettre datant de milieu du deuxième siècle - et déjà citée - de Jacques aux douze tribus de la diaspora. Il met en garde ses camarades :

« Si, dans votre assemblée, arrivent en même temps un homme au vêtement rutilant et portant des bagues en or, et un pauvre au vêtement sale. Vous tournez vos regards vers celui qui porte le vêtement rutilant et vous lui dites : assieds-toi ici à ton aise ; et vous dites au pauvre : toi, tu peux rester là debout ou bien tu peux t'asseoir au bas de mon escabeau, n'avez-vous pas perdu la mesure s ne jugez-vous pas selon de faux critères ? … Mais vous, vous avez montré du mépris pour le pauvre. … Mais si vous montrez de la partialité envers les personnes, vous commettez un péché. » (2, 2 à 9)

Et ensuite, il s'en prend à la tendance qui n'exige des riches que l'adhésion théorique aux articles de foi, sans leur demander qu'ils donnent leur argent :

« Mes frères, si quelqu’un prétend avoir la foi, sans la mettre en œuvre, à quoi cela sert-il ? Sa foi peut-elle le sauver ? Supposons qu’un frère ou une sœur n’ait pas de quoi s’habiller, ni de quoi manger tous les jours ; si l’un de vous leur dit : allez en paix ! Mettez-vous au chaud, et mangez à votre faim ! sans leur donner le nécessaire pour vivre, à quoi cela sert-il ? Ainsi donc, la foi, si elle n’est pas mise en œuvre, est bel et bien morte. » (2, 14 à 17)

Les fondements de l'organisation ne furent certes pas modifiés par l'attention portée aux riches. En théorie comme en pratique, elle resta la même. Mais à l'obligation de donner à la communauté tout ce qu'on possédait, se substitua une sorte de taxation volontaire qui se limitait souvent à l'apport d'une petite contribution.

Un peu plus récente que la lettre de Jacques est l'Apologétique de Tertullien (rédigée sans doute entre 150 et 160). On y trouve aussi une description de l'organisation de la communauté :

« Si nous avons nous aussi une sorte de caisse, elle n'est pas alimentée par des droits d'entrée, ce qui reviendrait peu ou prou à vendre la religion. Chacun verse une contribution modérée à une date fixe du mois ou bien quand il veut, s'il le veut et s'il le peut ; car personne n'y est contraint, tout le monde donne librement sa cotisation. Ce sont pour ainsi dire les petites pièces mises dans la tirelire de la piété. On n'en dépense rien en festins, en beuveries, ni en bombances inutiles. Elles servent pour aider à vivre les pauvres, les enfants garçons ou filles orphelins et sans fortune, aussi les vieillards qui ne peuvent plus sortir de chez eux, on aide encore les naufragés, ou bien, quand il y a des gens dans les mines, dans les îles ou en captivité pour la seule raison de leur appartenance à la communauté des croyants – ceux-là ont droit de par leur engagement à être pris en charge. »

Et il poursuit : « Nous qui nous savons liés de tout notre cœur et de toute notre âme les uns aux autres, n'avons aucune hésitation concernant la communauté des biens : chez nous, tout est en commun, sauf les femmes ; chez nous, la communauté s'arrête là où les autres la mettent en pratique uniquement sur ce chapitre-là. »[25]

Sur le plan théorique, on ne quittait donc pas le communisme, et dans la pratique, c'est seulement la rigueur avec laquelle on l'appliquait qui semblait s'adoucir. Mais insensiblement, le souci croissant de gagner les riches modifiait quand même la nature de la communauté qui, à l'origine, avait été organisée exclusivement en adéquation avec la situation des prolétaires. Les éléments qui visaient l'adhésion de membres riches n'étaient pas seulement obligés de mettre une sourdine à la haine de classe, beaucoup de choses dans le fonctionnement interne devaient aussi changer.

Le communisme s'était tempéré à bien des égards, mais le repas pris en commun était demeuré le lien solide qui rassemblait tout le monde. Les secours ne concernaient que des cas isolés de détresse, ce qui certes pouvait arriver à tout un chacun. Le repas commun répondait aux besoins quotidiens de tous. Toute la communauté s'y retrouvait, il était le centre de gravité de toute la vie communautaire.

Mais pour ceux qui étaient à l'abri du besoin, le repas, par lui-même, n'avait aucune utilité. Ils mangeaient et buvaient mieux et dans de meilleures conditions chez eux. Cette alimentation simple et souvent grossière n'était pas pour des palais délicats. S'ils y assistaient, c'était uniquement pour participer à la vie de la communauté, pour y gagner de l'influence, pas pour satisfaire leur faim. Ce qui, pour les autres, était le contentement d'un besoin physiologique, devenait pour eux celui d'un besoin spirituel, la consommation partagée du pain et du vin un acte purement symbolique. Plus la communauté comptait de membres d'une situation aisée, plus augmentait le nombre de ceux pour qui, dans les repas collectifs, ce qui comptait, c'était de se retrouver ensemble, pas ce qu'on y mangeait et buvait. C'est ainsi qu'au deuxième siècle, les vrais repas communs destinés aux adhérents les plus pauvres se trouvèrent disjoints des repas uniquement symboliques destinés à l'ensemble de la communauté, et au quatrième siècle, l’Église étant devenue la puissance dominante dans l’État, on finit par délocaliser les repas du premier type hors des bâtiments où se réunissait la communauté, hors donc des églises. L'institution se mit à décliner et fut abrogée dans les siècles suivants. La caractéristique la plus remarquable du communisme pratique disparut du même coup complètement de la communauté chrétienne, et sa place fut dès lors exclusivement occupée par les œuvres de secours, l'assistance aux pauvres et aux malades, laquelle s'est maintenue, certes sous des formes bien dégradées, jusqu'à notre époque.

Il n'y avait maintenant plus rien qui pût mettre les riches mal à l'aise. La communauté avait cessé d'être une institution prolétarienne. Les riches, qui, à l'origine, avaient été totalement exclus du « royaume de Dieu » s'ils ne transféraient pas leurs biens aux pauvres, pouvaient désormais y jouer le même rôle que dans le « monde du Malin », et ils ont abondamment mis à profit cette possibilité.

Mais ce ne furent pas seulement les anciens antagonismes de classes qui se reproduisirent dans la communauté chrétienne, il s'y constitua aussi une nouvelle classe dominante, une nouvelle bureaucratie avec un nouveau chef, l'évêque. Nous allons tout de suite faire la connaissance de ce personnage.

En fin de compte, les empereurs romains s'inclinèrent, non pas devant le communisme chrétien, mais devant la communauté chrétienne. La victoire du christianisme signifia, non pas la dictature du prolétariat, mais la dictature des maîtres que celui-ci avait lui-même nourris et fait grandir au sein de sa communauté.

Les pionniers et les martyrs des communautés primitives, eux qui avaient voué leurs biens, leurs peines, leurs vies à la délivrance des pauvres et des misérables, n'avaient fait que jeter les bases d'un nouveau type d'asservissement et d'exploitation.

c. Apôtres, prophètes et docteurs[modifier le wikicode]

Au début, la communauté ne connaissait ni différenciation entre les uns et les autres ni employés spécifiquement affectés à une tâche. Tout membre de la communauté, homme ou femme, pouvait s'instituer docteur et agitateur, s'il s'en sentait la capacité. Tout le monde parlait sans détours de ce qu'il avait sur le cœur, et comme cela lui venait, ou, pour parler le langage de l'époque, comme l'esprit saint le lui inspirait. La plupart continuaient certes, en parallèle, à exercer leur métier, mais parmi eux, il y en avait aussi un certain nombre qui, particulièrement brillants et forts de leur prestige, faisaient cadeau de tout ce qu'ils possédaient et se consacraient entièrement à une vie d'apôtres ou de prophètes, c'est-à-dire à l'agitation. Une nouvelle différence de classe se constituait.

La communauté chrétienne se scinda donc en deux catégories : il y avait les membres ordinaires, dont le communisme pratique ne débordait pas le cadre des repas communs et des œuvres d'assistance mutuelle mises en place par la communauté : aide à la recherche de travail, soutien des veuves et des orphelins ainsi que des détenus, assurance-maladie, caisse pour les obsèques. Mais à côté d'eux, il y avait ceux qu'on appelait les « saints » ou les « parfaits », qui pratiquaient un communisme radical, renonçaient à toute propriété et à toute vie de couple et faisaient cadeau de tout ce qu'ils possédaient à la communauté.

C'était fort impressionnant et conférait à ces éléments radicaux, comme en témoignent les titres qu'on leur donnait, un immense prestige dans la communauté. Et eux-mêmes avaient le sentiment d'être au-dessus de leurs compagnons ordinaires et se comportaient comme une élite dirigeante.

Voilà donc enfantée une nouvelle aristocratie, et enfantée par qui ? par la version radicale du communisme.

Et comme n'importe quelle aristocratie, celle-ci ne se contentait pas de s'arroger le pouvoir de commander au reste de la communauté, elle tentait aussi de l'exploiter.

Effectivement, de quoi pouvaient vivre les « saints » une fois qu'ils s'étaient défaits de tous les moyens de production et de tous les stocks de marchandises qu'ils possédaient ? Il ne leur restait plus que le choix entre les petits travaux occasionnels, transporter des fardeaux, faire les commissionnaires et autres emplois de ce genre – et la mendicité.

Le plus simple était de quémander auprès des camarades et de la communauté elle-même, qui ne pouvaient laisser en proie à la faim un membre méritant, surtout si cet homme ou cette femme de mérite avaient un talent propagandiste – ce qui, à vrai dire, ne demandait pas alors la maîtrise d'un savoir à acquérir par un dur labeur, mais seulement du tempérament, de l'astuce et le sens de la répartie.

Paul déjà se querelle avec les Corinthiens en disant que la communauté est dans l'obligation de le dispenser, lui comme les autres apôtres, de tout travail manuel, et de subvenir à ses besoins :

« Ne suis-je pas libre ? Ne suis-je pas apôtre ? N’ai-je pas vu Jésus notre Seigneur ? Et vous, n’êtes-vous pas mon œuvre dans le Seigneur ? … N’ai-je pas le droit d’emmener avec moi une femme croyante, comme l'ont fait les autres apôtres et les frères du Seigneur et Képhas (Pierre) lui-même ? Ou bien serais-je le seul avec Barnabé à ne pas avoir le droit d’être dispensé de travail ? … Qui garde un troupeau sans boire du lait de ce troupeau ? … En effet, dans la loi de Moïse il est écrit : Tu ne muselleras pas le bœuf qui foule le grain. Dieu s’inquiète-t-il des bœufs, ou bien sa parole ne se rapporte-t-elle pas toujours et partout à nous ? »

Paul explique donc que quand Dieu parle du bœuf, c'est nous qu'il a en vue. Bien sûr il ne s'agit pas du bœuf, ce roi des sots ![Note du Trad 2] . L'apôtre continue :

« Si nous avons semé parmi vous des biens spirituels, serait-ce trop de récolter chez vous des biens matériels ? Si d’autres ont part à vos ressources, n’en avons-nous pas le droit encore plus qu’eux ? » (1. Corinthiens 9, 7 sq.)

Soit dit en passant, la dernière phrase renvoie aussi au caractère communiste des premières communautés chrétiennes.

Après ce plaidoyer en faveur d'un soutien correct à assurer aux apôtres, Paul ajoute certes qu'il ne parle pas pour lui, mais pour les autres, lui-même ne demandant rien aux Corinthiens :

« J’ai sollicité d’autres communautés et me suis fait donner par elles l’argent nécessaire (ὀψώνιον) pour me mettre à votre service. … les frères venus de Macédoine m'ont apporté ce dont j’avais besoin. » (2. Corinthiens 11, 8)

Cela ne change rien au fait que Paul souligne que c'est le devoir de la communauté de pourvoir aux besoin des « saints », lesquels ne se reconnaissaient pour eux-mêmes aucune obligation de travailler.

Comment ce type de communisme chrétien se peignait dans la tête de ceux qui n'étaient pas croyants, c'est ce que nous montre la biographie de Pérégrinus Protée écrite par Lucien en 165. Certes, le satiriste Lucien n'est pas un témoin impartial, il colporte beaucoup de racontars malveillants d'une totale invraisemblance, par exemple quand il raconte que Pérégrinus aurait quitté Parion, sa ville natale située sur l'Hellespont, parce qu'il aurait tué son père. Aucun tribunal n'ayant jamais eu à se saisir de cette accusation, la chose est pour le moins hautement douteuse.

Mais quand nous retranchons du récit de Lucien ce qu'il faut en ôter, il reste toujours assez de notations intéressantes, car elles ne montrent pas seulement comment le monde païen percevait la communauté chrétienne, elles donnent aussi un aperçu sur sa vie réelle.

Après avoir lâché une bordée de vilenies sur le compte de Pérégrinus, il raconte comment celui-ci se bannit lui-même après le meurtre de son père et entreprit de vagabonder dans le monde entier :

« A cette époque, il s'initia à la mirifique sagesse des chrétiens en fréquentant leurs prêtres et leurs scribes en Palestine. Face à lui, ils ne tardèrent pas à se révéler être de grands enfants, chez eux, il cumula dans sa seule personne les fonctions de prophète, de président de leurs agapes (ϑιασάρχης), de président de la synagogue (Lucien mélange Juifs et chrétiens. K.). Il leur expliquait quelques écrits et les interprétait, il en rédigea lui-même une foule d'autres, bref, ils le prirent pour un dieu, firent de lui leur ordonnateur et le nommèrent président. Ils vénèrent certes en plus l'autre grand personnage, l'homme crucifié en Palestine, parce qu'il a introduit dans le monde cette nouvelle religion (τελετήν)[26] . Pour cette raison, Pérégrinus fut arrêté et jeté en prison, ce qui lui valut un prestige considérable pour le restant de sa vie, et alimenta sa forfanterie et sa gloriole qui étaient ses passions dominantes.

« Alors qu'il était au cachot, les chrétiens, y voyant un grand malheur, cherchèrent toutes les possibilités pour l'aider à s'évader. Quand ils se furent rendu compte que c'était irréalisable, ils lui procurèrent toutes les attentions et toutes les délicatesses imaginables. Dès le petit matin, on pouvait voir de vieilles femmes, des veuves et des orphelins assis devant la prison, tandis que leurs chefs soudoyaient les gardiens pour passer la nuit auprès de lui. On lui faisait passer toutes sortes de plats, ils se racontaient leurs légendes sacrées, et l'excellent Pérégrinus, comme on l'appelait encore, était pour eux un nouveau Socrate. Il venait même des envoyés des communautés chrétiennes des villes d'Asie pour le soutenir, pour l'assister devant le tribunal et pour l'encourager. Dans les cas qui, comme celui-là, touchent leur communauté, ils font preuve d'une ferveur incroyable, bref, ils ne lésinent pas sur les moyens. Pérégrinus toucha alors lui aussi beaucoup d'argent de leur part à cause de son incarcération, et en tira un bénéfice qui n'est pas mince.

« Ces pauvres crétins sont en effet pénétrés de la conviction qu'ils sont immortels et qu'ils vivront éternellement, raison pour laquelle ils méprisent la mort et souvent la recherchent de leur plein gré. En outre, leur premier législateur les a persuadés qu'ils seraient tous frères à partir du moment où ils auraient abjuré les dieux grecs, adoreraient leur maître (σοφιστήν) crucifié et vivraient suivant ses lois ; c'est pourquoi toutes choses sont pour eux d'aussi peu de valeur les unes que les autres et ils pensent que ce sont des biens communs (κοινὰ ἡγοῦνται), sans qu'ils avancent de raison suffisante pour cette façon de voir. Que vienne chez eux un imposteur habile et qui s'entend à profiter de la situation, il s'enrichit en très peu de temps en menant ces nigauds par le bout du nez. »

Tout cela n'est pas à prendre au pied de la lettre. Ces propos sont dans doute du même niveau que les petites histoires sur les trésors accumulés par les agitateurs de la social-démocratie à partir des sous extorqués aux ouvriers. Avant de pouvoir s'enrichir sur son dos, il fallait que la communauté chrétienne commence par devenir plus riche que ce qu'elle était alors. Mais il est probablement exact que déjà à cette époque, la communauté entretenait très correctement ses agitateurs et ses organisateurs, et que des fripouilles dénuées de scrupules pouvaient en profiter. Il faut noter que le texte atteste le communisme de la communauté.

Lucien raconte ensuite que le gouverneur de Syrie aurait libéré Pérégrinus parce qu'il le trouvait trop insignifiant. Pérégrinus serait alors retourné dans sa ville natale où il aurait trouvé l'héritage paternel en piteux état. Toujours est-il qu'il lui restait quand même une somme importante qui apparaissait énorme à ses partisans et que même Lucien, qui n'a aucune bienveillance pour lui, estime se monter à 15 talents (70 000 marks). Il en fit don à la population de la ville pour, selon Lucien, se laver de l'accusation de parricide.

« Il se présenta devant l'assemblée du peuple de Parion : il avait déjà les cheveux longs, son manteau était crasseux, il portait une sacoche en bandoulière, tenait un bâton à la main et s'était pour tout dire arrangé une tenue très théâtrale. C'est dans cet accoutrement qu'il parut devant eux et dit que toute la fortune que lui avait laissée son regretté père était désormais propriété du peuple. En entendant cela, le peuple, des pauvres qui salivaient à l'idée du partage, crièrent aussitôt que lui seul était un ami de la sagesse et de la patrie, le vrai successeur de Diogène et de Cratès. Il avait ainsi passé une muselière à ses ennemis, et quiconque se serait aventuré à rappeler l'assassinat aurait été aussitôt assommé.

« Il partit alors pour la deuxième fois en vagabond, les chrétiens, qui suivaient sa route et ne le laissaient manquer de rien, le pourvoyant largement en moyens de faire face aux frais du voyage. C'est ainsi qu'il fit son chemin un certain temps. »[27]

Il finit par être exclu de la communauté, pour avoir, dit-on, mangé des choses interdites. Mais cela lui ôtait ses moyens d'existence, et il chercha donc à récupérer sa fortune – sans succès. Il se composa alors un personnage de philosophe mendiant, cynique et ascétique, et parcourut ainsi l’Égypte, l'Italie, la Grèce, pour finir à Olympie où, après les Jeux, il mit théâtralement fin à sa vie devant un public spécialement convoqué à ce spectacle, en se précipitant à minuit au clair de lune dans un bûcher en flammes.

On le voit, l'époque qui a vu naître le christianisme a produit de drôles de farfelus. Mais il serait injuste de traiter les individus comme ce Pérégrinus de simples charlatans. Son suicide est déjà un démenti. Il faut en tout cas, non seulement être immensément imbu de soi-même et avide de se mettre soi-même en scène, mais aussi avoir déjà une certaine dose de mépris du monde et de dégoût de la vie, ou disons de folie, pour utiliser le suicide comme moyen de faire sa réclame.

Il se peut que le Pérégrinus Protée dépeint par Lucien ne soit pas une figure réelle, mais une caricature, mais en tout cas, c'est une caricature géniale.

L'art de la caricature ne consiste pas à simplement déformer l'apparence, mais à accentuer et exagérer les traits caractéristiques décisifs. Le vrai caricaturiste n'est pas un simple bouffon grotesque, il doit voir le fond des choses et distinguer nettement ce qui est essentiel et significatif.

Lucien a, avec Pérégrinus, souligné les facettes qui allaient devenir la marque de toute la catégorie des « saints » et des « parfaits » dont il est ici le représentant. Ils pouvaient bien être guidés par les motifs les plus variés, les plus sublimes comme les plus fous, et être eux-mêmes persuadés de leur parfaite abnégation, il y avait, dissimulés dans les plis de leurs rapports avec la communauté, les germes d'un rapport d'exploitation qui n'échappaient pas à Lucien. Il est possible qu'à son époque, il ait encore été outrancier de dire que les « saints » censés ne rien avoir à eux s'enrichissaient sur le dos de la communauté communiste, cela n'allait pas tarder à devenir une réalité, et en fin de compte une réalité laissant loin derrière elles les plus grossières exagérations du satiriste de ses débuts.

Si Lucien met au premier plan les « richesses » acquises par les prophètes, un autre païen, son contemporain, raille le dérangement de leurs facultés.

Celse décrit « les façons dont on prédit l'avenir en Phénicie et en Palestine » :

« Il existe beaucoup de gens qui, tout en étant de parfaits anonymes, se comportent comme s'ils étaient saisis d'extase prophétique, et cela sans le moindre effort et à la première occasion qui se présente, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur des sanctuaires ; d'autres, qui vagabondent en mendiant et font le tour des villes et des campements en offrant le même spectacle. Tous connaissent les mots par cœur, ils les débitent sur-le-champ : 'Je suis Dieu', ou bien 'le fils de Dieu', ou bien 'l'esprit de Dieu'. 'Je suis venu parce que la fin du monde est proche, et vous courez à votre perte à cause de vos injustices. Mais je veux vous sauver, et vous me verrez revenir bientôt vêtu de la puissance céleste ! Heureux celui qui m'honore aujourd'hui ! Tous les autres, je les abandonnerai au feu éternel, les villes comme les pays et leurs habitants. Ceux qui refusent maintenant de voir le jugement qui les attend, changeront en vain d'avis et soupireront en vain ! Mais ceux qui auront cru en moi, je les garderai pour l'éternité !' Ils enchevêtrent en outre ces menaces grandiloquentes de paroles étranges, à moitié démentes et absolument incompréhensibles, dont aucun homme, si doué de raison soit-il, ne peut démêler le sens, tellement elles sont ténébreuses et creuses. Mais le premier imbécile ou le premier charlatan venu peut les interpréter à sa guise. … J'ai moi-même entendu plus d'une fois ces prétendus prophètes de mes propres oreilles, mais une fois démasqués, ils m'ont avoué leurs faiblesses et reconnu qu'ils avaient inventé eux-mêmes leurs propos inintelligibles. »[28]

Ici encore, on a le même plaisant mélange de charlatan et de prophète, mais ici aussi on irait trop loin en traitant toute l'affaire exclusivement d'imposture. Elle témoigne seulement de l'atmosphère générale dans laquelle baignait la population, une atmosphère certes propice à l'activité des charlatans, mais qui ne pouvait manquer aussi de produire une exaltation et une extase réelles dans des esprits faciles à s'enflammer.

Sous ce rapport, les apôtres et les prophètes étaient probablement du même calibre. Mais ils se distinguaient sur un point essentiel : les apôtres n'avaient pas de résidence stable, ils se déplaçaient sans itinéraire fixe, d'où leur nom, (ἀπόστολος, messager, voyageur, marin) ; les prophètes, en revanche, étaient les « notables locaux ».

C'est très probablement le phénomène de l'apostolat qui s'est développé le premier. Tant qu'une communauté restait réduite en nombre, elle ne pouvait entretenir en permanence un agitateur. Dès que ses moyens étaient épuisés, celui-ci devait poursuivre sa route. Et tant que les communautés furent peu nombreuses, il s'agissait en premier lieu d'en fonder de nouvelles dans les villes d'où elles étaient absentes. Étendre l'organisation aux régions où elle n'existait pas encore, maintenir les relations entre elles, voilà quelle était la tâche prioritaire de ces agitateurs itinérants qu'étaient les apôtres. C'est à eux surtout qu'est dû le caractère international de l'organisation chrétienne qui a tant contribué à sa vitalité. Une organisation locale pouvait être anéantie si elle ne pouvait compter que sur ses propres forces. En revanche, il était quasiment impossible, avec les moyens dont disposait alors la puissance étatique, de persécuter toutes les communautés chrétiennes en même temps et partout dans l'empire. Il en restait toujours d'où les persécutés pouvaient recevoir de l'aide matérielle ou bien où ils pouvaient trouver refuge.

Ce fut avant tout l'effet des pérégrinations incessantes des apôtres, dont le nombre, à certaines périodes, a dû être assez élevé.

Des agitateurs locaux, se consacrant exclusivement à l'agitation, il ne pouvait y en avoir que lorsque les communautés avaient atteint une taille suffisante pour avoir les moyens de les entretenir en permanence.

Plus il y avait de villes où existait une communauté, et plus les communautés grossissaient, plus prospéraient les prophètes, plus se rétrécissait en revanche le champ d'action des apôtres qui étaient essentiellement intervenus dans les villes où il n'en existait pas ou bien où elles étaient très petites. Le prestige des apôtres était condamné à décliner.

Mais il ne pouvait manquer non plus de se dessiner une certaine opposition entre eux et les prophètes. Car les moyens dont disposaient les communautés étaient limités. Plus grande était la part prise par les apôtres, moins il restait pour les prophètes. Ceux-ci étaient donc amenés à vouloir affaiblir encore l'autorité déjà déclinante des apôtres et à restreindre les subsides qui leur étaient alloués, et par ailleurs à augmenter leur propre influence et à fixer les droits auxquels on pouvait prétendre sur les dons des croyants.

Cette volonté transparaît clairement dans le livre déjà cité à plusieurs reprises et appelé la « Doctrine des douze apôtres (didachè) », un ouvrage rédigé entre 135 et 170. On peut y lire :

« Que tout apôtre qui vient chez vous soit accueilli comme le Seigneur. Mais il ne restera pas plus d'une journée, et si c'est nécessaire, encore une journée. Mais s'il reste trois jours, alors c'est un faux prophète. A son départ, qu'il ne reçoive rien que la quantité de pain dont il a besoin pour rejoindre un gîte pour la nuit suivante. S'il réclame de l'argent, c'est un faux prophète.

« Vous n'éprouverez et ne critiquerez aucun prophète qui parle en esprit : car tout péché sera remis, mais ce péché-là ne le sera pas. Mais tout homme qui parle en esprit n'est pas prophète, mais seulement s'il a la conduite du Seigneur, c'est donc d'après leur conduite que l'on distinguera le faux prophète et le vrai prophète. Et aucun prophète qui, poussé par l'esprit de Dieu, ordonne de dresser une table (pour les pauvres, Harnack), ne vient y manger, à moins qu'il ne soit un faux prophète. Et tout prophète qui enseigne la vérité, mais sans faire ce qu'il enseigne, est un faux prophète. Et aucun prophète éprouvé, véridique, qui agit en ayant en vue le mystère terrestre de l’Église, mais qui n'enseigne pas aux autres à faire tout ce qu'il fait lui-même, ne doit être jugé par vous ; car c'est Dieu qui le jugera. Les anciens prophètes (chrétiens) ont en effet agi de même. »

Nous avons vu que ce passage contient vraisemblablement une allusion à l'amour libre, qui doit être permis aux prophètes à condition qu'ils n'invitent pas la communauté à imiter leur exemple.

Le texte continue :

« Quiconque vous dit en esprit : donne-moi de l'argent ou quelque chose d'autre, ne l'écoutez pas ; mais s'il demande qu'on donne pour d'autres indigents, que nul ne le juge.

« Tout homme « qui vient au nom du Seigneur » (donc tout camarade, K.) doit être accueilli ; ensuite éprouvez-le, et discernez ce qui est exact et ce qui est faux, car vous devez savoir ce qu'il en est. Si le nouveau venu ne fait que passer, secourez-le ; mais il ne demeurera chez vous que deux ou trois jours, si c'est nécessaire ; s'il veut s'établir chez vous, et qu'il soit artisan, qu'il travaille et qu'il se nourrisse ; mais s'il n'a pas de métier, que votre prudence avise à ne pas laisser un chrétien vivre en fainéant avec vous. S'il ne veut pas agir ainsi, c'est un trafiquant du Christ ; gardez-vous des gens de cette sorte. »

On estimait donc déjà nécessaire de veiller à ce que la communauté ne soit pas envahie et exploitée par des mendiants qui viendraient se joindre à elle. Mais cela ne vaut que pour les mendiants ordinaires :

« Tout vrai prophète voulant s'établir chez vous mérite sa nourriture. Pareillement, le docteur véritable mérite sa nourriture comme n'importe quel ouvrier. Tu prendras donc, du pressoir et de l'aire de battage, des bœufs et des brebis, les prémices de tous les produits, tu les donneras aux prophètes, car ils sont vos grands-prêtres. Et si vous n'avez pas de prophète, donnez-les aux pauvres. Si tu fais du pain, prélève les prémices et donne-les selon le commandement. De même, si tu ouvres une amphore de vin ou d'huile, prélèves-en les prémices et donne-les aux prophètes. Sur ton argent, sur tes vêtements, sur toute sorte de richesse, prélève les prémices, selon ton appréciation, et donne-les selon le commandement. »

Dans ces instructions, les apôtres s'en tirent plutôt mal. On ne peut encore les empêcher d'exister. Mais la communauté dans laquelle ils se montrent, est invitée à les faire partir aussi vite que possible. Le camarade ordinaire qui passe par la ville a droit à deux-trois jours de secours, mais le pauvre diable d'apôtre seulement à un ou deux jours. Et il ne faut surtout pas lui donner d'argent.

Le prophète, en revanche, « mérite sa nourriture ! ». Il doit être entretenu sur la caisse commune. En outre, les croyants sont dans l'obligation de lui livrer tous les prémices de vin, de pain, de viande, d'huile et de drap, et même des rentrées d'argent.

Cela concorde tout à fait avec la description que fait Lucien, à la même époque que celle où est conçue la didachè, de la belle vie de Pérégrinus qui s'était établi comme prophète.

Mais tandis que les prophètes refoulaient ainsi les apôtres, eux-mêmes commençaient à être confrontés à une nouvelle concurrence en la personne des docteurs, qui, certes, à l'époque de la rédaction de la didachè, ne devaient pas avoir encore une grande importance, n'y étant mentionnés que brièvement.

A côté de ces trois catégories, d'autres éléments encore, non évoqués dans la didachè, étaient actifs dans la communauté. Dans la première lettre aux Corinthiens (12, 28), Paul les mentionne tous :

« Les uns, Dieu les a placés premièrement comme apôtres, deuxièmement comme prophètes, troisièmement pour enseigner, et ensuite pour les miracles, les dons de guérison, d'assistance, d'administration, et le don de parler diverses langues. »

Les dons d'assistance et d'administration sont devenus très importants, mais pas ceux des rebouteux et guérisseurs, qui n'ont sans doute pas pris à l'intérieur de la communauté des formes différentes de celles qui étaient généralement répandues à cette époque. L'apparition des docteurs est liée à l'arrivée d'éléments aisés et cultivés. Les apôtres et les prophètes étaient des ignorants qui parlaient en improvisant sans jamais étudier. Peu importait que les gens cultivés ricanent. Mais bientôt s'en trouvèrent parmi eux qui, attirés soit par les œuvres charitables, soit par la puissance de la communauté, soit peut-être aussi par l'universalisme de la doctrine chrétienne, tentèrent d'élever celle-ci à un niveau supérieur de ce qu'on entendait à l'époque par savoir scientifique – un niveau qui à vrai dire n'était plus que l'ombre de lui-même. Ce furent les docteurs. Ce sont eux qui les premiers cherchèrent à insuffler au christianisme l'esprit d'un Sénèque ou d'un Philon dont jusqu'ici l'effet sur lui avait selon toute probabilité été pratiquement nul.

Mais la masse des adhérents comme sans doute la majorité des apôtres et des prophètes les regardaient avec humeur et jalousie ; peut-être était-ce une relation analogue à celle que l'on connaît entre le « poing calleux de l'ouvrier » et les « universitaires ». Cependant, avec la multiplication des éléments aisés et instruits dans la communauté, ils seraient peut-être parvenus à gagner en autorité et à éliminer les prophètes et les apôtres.

Mais cela ne se produisit pas, car auparavant, les trois catégories furent absorbées par une puissance devenue supérieure à elles toutes, mais qui n'est mentionnée que marginalement dans la didachè : l'évêque.

d. Les évêques[modifier le wikicode]

Les débuts des communautés chrétiennes ont connu le même processus que n'importe quelle nouvelle organisation prolétarienne à sa création. Leurs fondateurs, les apôtres, étaient obligés de tout faire, la propagande, l'organisation et la gestion. Mais au bout d'un certain temps, et quand la communauté grossit, se fait sentir le besoin de partager le travail, la nécessité d'attribuer certaines fonctions à certains délégués.

Ce fut d'abord la gestion des recettes et des dépenses qui fut confiée à un responsable de la communauté.

Chaque adhérent pouvait faire de la propagande comme il lui convenait. Même ceux qui s'y consacraient exclusivement, n'avaient, encore au deuxième siècle, pas de mandat délivré par la communauté. Apôtres et prophètes s'instituaient tels de leur propre chef, ou, si on reprend leur perception de la chose, ils suivaient seulement l'appel de Dieu. La considération dont jouissait tel ou tel propagandiste, apôtre ou prophète, et pareillement sans doute le niveau de ses revenus, dépendait de l'impression qu'il faisait, donc de sa personnalité.

Par ailleurs, le respect de la discipline de parti, si l'on peut utiliser ce terme, était l'affaire de la communauté elle-même tant qu'elle était de dimensions réduites et que tous ses membres se connaissaient. C'est elle qui décidait de l'admission des nouveaux membres ; peu importait qui prenait en charge la cérémonie d'admission, le bain par immersion. C'est elle qui décidait des exclusions, qui veillait à ce que la paix règne entre ses membres, qui tranchait toutes les querelles qui pouvaient surgir entre eux. Elle était le tribunal auquel devaient être soumises les plaintes portées par les uns contre les autres. La méfiance des chrétiens vis-à-vis des tribunaux officiels n'était alors pas moindre que celle des social-démocrates d'aujourd'hui. Leur idée de la société se situait au pôle opposé de celle des juges d’État. S'adresser à eux pour obtenir justice aurait été vu comme un péché, notamment quand le différend opposait deux chrétiens. Ainsi était posé le germe du pouvoir judiciaire séparé que l’Église a toujours revendiqué pour ses fidèles face aux tribunaux d’État. Certes, le caractère originel de la juridiction s'est là aussi transformé plus tard en son contraire, car dans les débuts, elle signifiait l'abolition de toute justice de classe, la comparution de l'accusé devant ses propres camarades.

On lit dans la première lettre de Paul au Corinthiens (6, 1 sq.) :

« Lorsque l’un d’entre vous a un désaccord avec un autre, est-ce qu'il ose aller en procès devant les injustes plutôt que devant les saints (c'est-à-dire ses camarades) ? Ne savez-vous pas que les saints jugeront le monde ? Et si c’est à vous qu'il revient de juger le monde, seriez-vous indignes de juger des affaires les plus insignifiantes ? Ne savez-vous pas que nous serons les juges des anges ? Alors pourquoi ne jugerions-nous pas des affaires de propriété ! Et quand vous vous querellez pour savoir à qui appartient ceci ou cela, vous prenez comme juges des gens que vous méprisez ? »

Le maintien de la discipline et de la paix dans la communauté était au départ aussi peu encadré que la propagande, et n'était lié à aucune fonction ni à aucune procédure définies.

En revanche, le facteur économique nécessita de bonne heure l'établissement de règles, d'autant plus que la communauté n'était pas seulement une société de propagande, mais dès le début une association d'assistance mutuelle.

Suivant les Actes des Apôtres, la communauté de Jérusalem ressentit très tôt le besoin de charger certains de ses membres de la collecte et de la distribution des dons des adhérents, notamment de la distribution des plats à table. Diakoneo (διακονέω)[29] signifie servir, et en tout premier lieu faire le service des repas. C'était manifestement à l'origine la fonction principale des diacres, le repas pris en commun étant la mise en œuvre la plus importante du communisme d'origine des chrétiens.

Les Actes des Apôtres racontent :

« En ces jours-là, comme le nombre des disciples augmentait, les frères de langue grecque récriminèrent contre ceux de langue hébraïque, parce que les veuves de leur groupe étaient désavantagées dans le service quotidien (παρεϑεωροῦντο ἐν τῂ διακονίᾳ). Les Douze (apôtres, en fait ils étaient à ce moment-là seulement onze si nous prenons pour argent comptant les récits des évangiles) convoquèrent alors l’ensemble des disciples et leur dirent : Il n’est pas bon que nous délaissions la diffusion de la parole de Dieu pour servir aux tables. Cherchez plutôt sept d’entre vous, des hommes qui ont fait leurs preuves, pleins de raison et de sagesse, et nous les établirons dans cette charge. » (6, 1 à 3).

Le récit rapporte qu'on fit les choses ainsi, et cela s'est sûrement passé réellement de cette manière, c'est dans la nature de la chose en question.

Les apôtres furent donc dispensés du service de table dans la maison du peuple, service auquel ils avaient au départ été astreints, en plus de la propagande, et qui était devenu une contrainte insupportable quand la communauté se développa. Mais les préposés au service, les diacres, durent bientôt eux-mêmes se partager les tâches. Le service de table, comme les travaux de nettoyage et autres tâches annexes, était une fonction très différente de la collecte et de la gestion des cotisations. Cette dernière fonction représentait un poste de confiance de tout premier ordre, notamment quand la communauté grossissait et que les recettes augmentaient. Il y fallait un très haut niveau d'honnêteté, de connaissance des affaires et de générosité sachant le cas échéant aller de pair avec une grande rigueur.

Les diacres furent donc subordonnés à un gestionnaire.

Installer un gestionnaire n'avait rien que de très naturel. Toute coopérative qui possède des biens ou dispose de recettes est obligée d'en avoir un. Dans les coopératives et associations d'Asie Mineure, les chargés de la gestion et des finances portaient le titre d'Epimeletes ou Episkopos (ἐπισκοπος, observateur, surveillant). On utilisait le même terme dans les administrations urbaines pour désigner certains employés de l'administration. Hatch, qui a suivi dans le détail cette évolution et l'a exposée dans un livre auquel nous sommes très redevables sur cette question[30] , cite un juriste romain, Charisius, qui dit : « Les épiscopes (évêques) sont ceux qui surveillent le pain et les autres denrées qui servent à la subsistance quotidienne du peuple des villes. »

L'évêque de la ville était donc un employé dont la tâche principale était de veiller à l'alimentation correcte de la population. Il n'y avait qu'un pas à faire pour donner le même titre au gestionnaire de la « maison du peuple » chrétienne.

Nous avons déjà vu Tertullien parler de la caisse commune de la communauté. La première Apologie de Justin martyr (né vers 100 après J.-C.) nous apprend que sa gestion était remise à un homme de confiance particulier. On y lit :

« Les gens fortunés et volontaires donnent à leur gré quelque chose de ce qui leur appartient, qui est collecté et déposé auprès du responsable ; avec ces dépôts, celui-ci secourt les orphelins et les veuves, ceux qui sont dans l'indigence en raison d'une maladie ou de toute autre cause, les prisonniers et les étrangers de passage, il s'occupe de façon générale de tous les nécessiteux. »

L'évêque était donc le dépositaire de beaucoup de travail, de beaucoup de responsabilité, mais aussi de beaucoup de pouvoir.

Dans les débuts, la charge d'évêque comme celle de ses auxiliaires et des autres fonctionnaires de la communauté était exercée à titre bénévole, en-dehors du travail, et sans rémunération.

« Les évêques et les prêtres de cette époque étaient banquiers, médecins, orfèvres, gardaient les moutons et vendaient leurs produits sur le marché. … Selon les dispositions les plus importantes les concernant qui nous soient parvenues, établies par les anciens synodes provinciaux, les évêques ne devaient pas écouler leurs marchandises en faisant les marchés les uns après les autres ni profiter de leur position pour acheter meilleur marché et vendre plus cher que les autres. »[31]

Mais dès que la taille d'une communauté augmentait, il devenait impossible d'assurer ses nombreuses fonctions économiques en plus des activités professionnelles. On fit de l'évêque un employé de la communauté rémunéré par elle.

Mais de ce fait, il restait en permanence en fonction. La communauté avait certes le droit de le démettre à tout moment s'il ne satisfaisait pas ses attentes. Mais il est évident qu'on n'allait pas mettre sur le pavé sans nécessité un homme qu'on avait arraché à sa profession. D'un autre côté, les affaires de la communauté exigeaient un certain savoir-faire et une familiarité avec l'état interne de la communauté que l'on n'acquérait qu'en exerçant ces fonctions pendant un temps assez long. Il était donc dans l'intérêt de la communauté, pour que ses affaires se traitent sans heurts ni cahots, d'éviter tout changement inutile dans l'affectation de la fonction épiscopale.

Mais plus l'évêque restait longtemps en fonction, plus, naturellement, son autorité et sa puissance augmentaient s'il était à la hauteur de la tâche.

Il n'était pas le seul employé permanent de la communauté. La fonction de diacre elle non plus ne pouvait plus, à la longue, être assumée bénévolement. Comme l'évêque, les diacres étaient payés sur les fonds de la caisse commune, mais étaient ses subordonnés. L'évêque devait fonctionner avec eux, et c'était déjà une raison d'écouter ses recommandations lors de leur élection. C'est ainsi qu'il en vint à distribuer les postes, ce qui bien sûr accroissait son influence.

Quand les dimensions de la communauté augmentaient, il lui devenait également impossible de régler elle-même les questions disciplinaires. Non seulement le nombre augmentait, mais aussi la variété des éléments qui la composaient. Si, au début, tous avaient formé une famille dont tous les membres se connaissaient bien entre eux et savaient exactement comment ils réagissaient et pensaient les uns et les autres, s'ils constituaient sans doute une élite d'enthousiastes pleins de dévouement, cela cessa ensuite d'être le cas, et ce d'autant plus qu'ils étaient plus nombreux. La communauté voyait arriver les éléments les plus divers, issus de classes et de régions différentes, qui souvent se considéraient d'un œil surpris, ne se comprenaient pas, et parfois même s'opposaient les uns aux autres – par exemple des esclaves et des propriétaires d'esclaves-, en outre des éléments qui ne venaient pas poussés par l'enthousiasme mais par un froid calcul et ne visaient qu'à exploiter à leur bénéfice la crédulité et le dévouement des adhérents. Venaient s'ajouter des divergences d'opinion – tout cela provoquait inévitablement des querelles, et souvent des querelles qui ne pouvaient être tranchées par une simple discussion au sein de l'assemblée communautaire mais nécessitaient de longues enquêtes sur leur objet.

On chargea donc un collège, le collège des anciens – les « presbytères » – de veiller à la discipline interne et d'arbitrer les conflits, de rapporter devant la communauté sur les cas d'exclusion de membres au comportement inacceptable et sans doute aussi sur l'admission des nouveaux, dont ils devaient célébrer la cérémonie d'accueil, le baptême.

L'évêque, qui connaissait tous les détails de la vie communautaire, était le président naturel de ce collège. Cela lui donnait le pouvoir d'influer sur la police des mœurs et la juridiction. Là où les « presbytères » (d'où est dérivé le terme de « prêtre »), en raison de la croissance de la communauté, devenaient des permanents rémunérés, ils étaient subordonnés, comme les diacres, à l'autorité suprême de l'évêque, le responsable de la caisse communautaire.

Dans les grandes villes, la communauté pouvait facilement se renforcer au point qu'un seul bâtiment ne fût plus suffisant pour accueillir son assemblée. Elle était alors divisée en districts ; dans chaque assemblée de district, un diacre avait la charge de servir les adhérents, et un « presbytère » était délégué par l'évêque pour diriger l'assemblée et le représenter. On procédait de manière similaire avec les faubourgs et les villages. Là où ils étaient limitrophes d'une communauté comme celle de Rome ou d'Alexandrie, le poids de cette dernière était prépondérant, les communautés voisines tombaient d'elles-mêmes sous l'influence de la grande ville et de son évêque qui leur envoyait ses diacres et ses « presbytères ».

Ainsi se constitua progressivement une bureaucratie ayant l'évêque à sa tête et qui devenait de plus en plus autonome et puissante. Il fallait jouir du plus grand prestige pour être élu à un poste aussi convoité. Une fois obtenu, il conférait un tel pouvoir qu'avec un peu d'habileté et de capacités, la volonté de l'évêque, dont les tendances recouvraient à priori celles de la majorité de sa communauté, devienne de plus en plus, notamment dans les questions de personnes, le facteur décisif.

La conséquence en fut que finalement son autorité ne s'exerçait plus seulement sur les personnes chargées de la gestion de la communauté, mais aussi sur celles qui s'occupaient de propagande et de théorie.

Nous avons vu les apôtres refoulés au deuxième siècle par les prophètes. Mais il arrivait assez fréquemment que les uns et les autres entrent en conflit avec l'évêque, qui n'hésitait alors pas à leur faire sentir le poids de son pouvoir financier et moral. Il n'avait en tout cas aucun mal à rendre la vie impossible dans la communauté aux apôtres et aux prophètes, mais aussi aux docteurs, dès lors qu'ils représentaient des tendances qui ne lui agréaient pas. Ce qui n'était sans doute pas rare notamment en ce qui concerne les apôtres et les prophètes.

De préférence, vu la nature de la fonction, on n'élisait pas évêques, c'est-à-dire trésoriers, des enthousiastes dépourvus du sens des réalités, mais des praticiens à l'esprit posé et versés dans les affaires. Ceux-ci savaient parfaitement apprécier la valeur de l'argent, donc aussi la valeur d'un nombre élevé de membres aisés. Les choses étant ce qu'elles sont, c'était donc surtout eux qui représentaient dans la communauté chrétienne le révisionnisme opportuniste, qui s'efforçaient de tempérer la haine des riches et de modérer les enseignements de façon que les riches s'y sentent plus à l'aise.

Les riches, c'était à l'époque aussi les gens instruits. Adapter la communauté aux besoins des riches et des gens instruits, c'était faire reculer l'influence des apôtres et des prophètes et réfuter par l'absurde les tendances qu'ils représentaient, qu'ils pourchassent la richesse d'une haine sans limites par pur immobilisme médiocre ou avec l'enthousiasme d'anciens riches ayant fait don à la communauté de tous leurs biens pour réaliser leur idéal communiste.

Dans la lutte entre rigorisme et opportunisme, ce fut ce dernier qui l'emporta, les évêques vainquirent les apôtres et les prophètes, ceux-ci virent leur liberté de mouvement, et même leur possibilité d'exister dans la communauté décroître à vue d’œil. Ils furent de plus en plus remplacés par des fonctionnaires de la communauté. Comme, à l'origine, chacun avait le droit de prendre la parole à l'assemblée et d'avoir une activité propagandiste, les fonctionnaires pouvaient eux aussi s'y livrer, et ils l'auront vraisemblablement fait à haute dose. Évidemment, on élisait de préférence aux fonctions communautaires les compagnons qui se distinguaient de la masse anonyme par leur talent oratoire plutôt que de parfaits inconnus. Par ailleurs, on attendait sans doute des élus, en sus de leur travail administratif et judiciaire, une activité propagandiste. Chez bien des gestionnaires, cette activité prenait le pas sur leurs attributions d'origine quand la croissance de la communauté créait de nouveaux organes qui venaient soulager les anciens d'une part de leurs tâches. Ainsi, les diacres pouvaient se consacrer davantage à la propagande quand, dans les grandes communautés, leurs fonctions étaient reprises par des hôpitaux, des orphelinats, des hospices, des auberges pour compagnons de passage.

D'un autre côté, le développement de la communauté et de ses fonctions économiques rendait nécessaire une formation préparatoire à l'entrée en fonction dans le poste auquel on avait été élu. Il aurait désormais été trop coûteux et périlleux de laisser chacun s'instruire seulement par sa propre expérience. Les futurs fonctionnaires étaient formés dans la maison de l'évêque et familiarisés avec les obligations des fonctions ecclésiastiques. Là où ils devaient s'occuper aussi de propagande, il était facile de les y former également au même endroit et de leur enseigner les doctrines de la communauté.

L'évêque devenait ainsi le centre, non seulement des activités économiques, mais aussi des activités propagandistes, cette fois encore, l'idéologie était obligée de s'incliner devant l'économie.

Ainsi se forma maintenant une doctrine officielle, reconnue et propagée par la bureaucratie communautaire, une doctrine qui réprimait avec tous les instruments de pouvoir dont elle disposait les conceptions qui s'en écartaient.

Ce qui ne veut pas dire qu'elle était toujours hostile à la culture.

Les tendances que les évêques combattaient étaient celles du communisme prolétarien d'origine, hostiles à l’État et à la propriété. Étant donné l'ignorance des couches populaires subalternes, leur crédulité, l'incompatibilité de leurs espoirs avec les réalités, ces tendances étaient précisément celles qui étaient pénétrées de croyances au miracle et d'exaltation. L’Église officielle ne manquait pas elle non plus de faire des prodiges sur ce terrain, mais les sectes qu'elle persécutait dans les premiers siècles en faisaient encore davantage en matière de délires.

La sympathie avec les opprimés, l'aversion pour toute oppression, ne doit pas nous induire en erreur et nous faire voir automatiquement dans toute opposition à l’Église officielle, dans toute hérésie une conception de niveau supérieur.

La formation dans l’Église d'une doctrine de la foi officielle était encore favorisée par d'autres circonstances.

Nous sommes mal informés des doctrines des premiers temps de la communauté. Divers indices semblent indiquer qu'elles n'avaient guère d'envergure et étaient très simples. Il ne faut surtout pas imaginer qu'on y trouvait déjà tout ce que les évangiles ont posé plus tard comme enseignement de Jésus.

Nous pouvons à la rigueur admettre que Jésus a vécu et a été crucifié, probablement en raison d'une tentative d'insurrection, mais c'est à peu près tout ce que nous savons de lui. Ce qui est rapporté de sa doctrine est si peu attesté, si contradictoire et également si peu original, se réduit tellement à de petites maximes morales très générales qui étaient alors dans la bouche de beaucoup de gens, qu'on ne peut strictement rien en déduire avec assurance sur la doctrine réelle de Jésus. Nous ne savons absolument rien à ce sujet.

Nous sommes d'autant plus en droit d'imaginer les débuts des communautés chrétiennes à peu près à l'image des débuts des associations socialistes, avec lesquelles elles montrent par ailleurs de nombreuses similitudes. Un coup d’œil sur ces débuts ne nous montre nulle part une personnalité au rayonnement supérieur dont la doctrine serait déterminante pour l'évolution ultérieure du mouvement, mais une fermentation chaotique, un tâtonnement hésitant et instinctif de nombreux prolétaires dont aucun ne dépasse significativement l'autre, qui tous sont en gros poussés par les mêmes tendances mais souvent, ici et là, tombent dans les plus étranges bizarreries. C'est un tableau de ce genre que présentent par exemple les débuts du mouvement socialiste prolétarien des années trente et quarante du dix-neuvième siècle. C'est ainsi que la Ligue des Justes, qui allait devenir la Ligue des Communistes, avait déjà une longue carrière derrière elle quand Marx et Engels lui donnèrent un fondement théorique solide avec le Manifeste Communiste. Et cette Ligue elle-même n'était que le prolongement de courants prolétariens encore plus anciens en France et en Angleterre. Sans Marx et Engels, sa doctrine serait encore longtemps restée au stade de la fermentation. Mais les deux pères du Manifeste Communiste ne purent gagner leur position prééminente et décisive que grâce à la maîtrise qu'ils avaient de la science de leur temps.

Rien n'indique, il est même au contraire totalement exclu, que se soit penchée sur le berceau du christianisme une personnalité ayant une solide culture scientifique. Il est dit expressément que Jésus ne dépassait pas en culture ses camarades, qui étaient des prolétaires parmi les plus simples. Ce que Paul met en exergue, ce n'est pas un savoir supérieur, mais son martyre et sa résurrection. C'est cette mort qui fit une profonde impression sur les chrétiens.

A cela correspond le type de prédication du premier siècle.

Les apôtres et les prophètes ne transmettent pas une doctrine arrêtée que d'autres leur auraient transmise, ils parlent comme l'esprit leur vient. Les conceptions les plus diverses s'expriment, les disputes et les querelles remplissent les communautés.

Paul écrit aux Corinthiens :

« Je ne peux pas trouver louable que vos réunions ne mènent pas au bien, mais au mal. Tout d’abord, j’entends dire que quand vous vous réunissez, il y a entre vous des disputes (σχίσματα) , et je crois que c’est assez vrai. Il faut bien qu’il y ait parmi vous des tendances différentes, afin qu’on reconnaisse ceux d’entre vous qui ont une valeur éprouvée (δόκιμοι). » (1. Corinthiens 11, 17, 18)

Cette nécessité qu'il y ait des différences d'orientation, des hérésies (Paul utilise le terme αἱρέσεις) à l'intérieur de la communauté, fut ensuite rejetée par l’Église officielle.

Au deuxième siècle, les tâtonnements cessent. La communauté a une histoire derrière elle. Et au cours de cette histoire, certains articles de foi se sont imposés et ont été reconnus par la grande masse des adhérents. Or, maintenant arrivent dans la communauté des gens instruits qui, d'une part fixent par écrit l'histoire du mouvement et les articles de foi qui leur ont été communiqués oralement, et ce faisant les préservent d'autres modifications ; mais qui, d'autre part, élèvent la doctrine naïve qui leur est présentée au niveau du savoir de leur temps, si peu développé soit-il, et la nourrissent de leur philosophie dans le but de la mettre au goût des classes cultivées et de l'armer contre les objections de la critique païenne.

Pour être admis comme docteur dans la communauté chrétienne, il fallait désormais disposer d'un certain savoir. Les apôtres et les prophètes qui avaient simplement tonné contre les péchés du monde et annoncé sa fin proche ne pouvaient plus suivre.

Ces pauvres diables d'apôtres et de prophètes étaient ainsi pressés et coincés de toutes parts. Leurs entreprises minuscules étaient condamnées à succomber finalement à l'énorme appareil de la bureaucratie chrétienne. Ils disparurent. Quant aux docteurs, ils furent dépouillés de leur liberté et subordonnés à l'évêque. Bientôt, dans l'assemblée, à l'église[32] , plus personne n'osa prendre la parole sans y avoir été habilité par l'évêque. C'est-à-dire personne en-dehors de la bureaucratie dirigée par l'évêque, le clergé[33] , qui se séparait de plus en plus de la masse des compagnons, les laïcs[34] et s'élevait au-dessus d'eux. S'ancre l'image du berger et du troupeau, lequel troupeau est vu comme un troupeau de brebis dociles qui se laissent mener et tondre sans opposer de résistance. Quant au berger en chef, c'est l'évêque.

Le caractère international du mouvement contribuait encore à accroître le pouvoir de l'évêque. Autrefois, c'était les apôtres qui, par leurs pérégrinations perpétuelles, avaient maintenu la cohésion internationale des différentes communautés. Plus l'apostolat reculait, plus il devenait important de trouver d'autres moyens de maintenir les liens et d'assurer la communication entre les communautés. Maintenant, quand surgissaient des questions litigieuses, ou s'il était nécessaire de mettre au point une démarche commune ou un arrangement commun dans une quelconque affaire, les délégués des communautés se réunissaient en congrès, congrès provinciaux mais aussi, depuis le deuxième siècle déjà, congrès à l'échelle de l'empire.

Au début, ces réunions servaient seulement à discuter et à échanger. Elles ne pouvaient pas prendre de décisions à caractère contraignant. Chaque communauté se sentait souveraine. Cyprien, dans la première moitié du troisième siècle, proclamait encore l'indépendance absolue de chaque communauté. Mais il est clair que la majorité bénéficiait à priori d'une prépondérance morale. Peu à peu, cette prépondérance devint contraignante, les décisions de la majorité liaient la totalité des communautés représentées, celles-ci fusionnaient pour ne plus former qu'un seul corps uni et solidaire. Si les communautés perdaient en liberté de mouvement, l'ensemble gagnait désormais en force.

C'est ainsi que fut créée l’Église catholique.[35] Les communautés qui refusaient de se plier aux décisions des congrès (des synodes, des conciles) étaient obligées de quitter la fédération catholique et étaient mises à l'écart de toutes les autres. Et l'individu qui était exclu de sa communauté ne pouvait plus être accueilli dans une autre, il était exclu ipso facto de toutes. Cette exclusion, l'excommunication, produisait maintenant des effets sensiblement plus douloureux.

Tant qu'elle constitua à l'intérieur de l’État un parti, une association particulière, poursuivant ses propres buts, et coexistant avec beaucoup d'autres partis et associations, c'était tout à fait le droit de l’Église d'exclure les membres qui contrevenaient aux buts de la communauté. Elle n'aurait pu remplir ses objectifs si elle s'était privée du droit d'exclure de ses rangs tous ceux qui allaient en sens inverse.

Les choses changèrent quand l’Église devint une organisation remplissant tout l’État, et même toute la société européenne, les États n'en formant que des pièces détachées. L'exclusion de l’Église équivalait alors à l'exclusion de la société humaine, elle pouvait signifier un arrêt de mort.

La possibilité d'exclure ceux qui n’adhèrent pas aux buts poursuivis par la communauté est indispensable pour la formation et le succès des partis, donc pour une vie politique active et féconde, pour un développement politique vigoureux. Elle devient au contraire un moyen d'entraver toute constitution de parti, de rendre impossible toute vie politique, toute évolution politique, si elle est mise en œuvre, non pas par des partis comme organisations séparées dans l’État, mais par l’État lui-même ou une organisation qui en remplit tout l'espace. Cette même liberté d'opinion dont chaque parti démocratique va naturellement exiger le respect de la part de l’État, il serait absurde de l'exiger des partis eux-mêmes. Un parti qui tolère toutes les opinions dans ses rangs cesse d'être un parti. Par contre, l’État qui traque certaines opinions devient par là-même lui-même parti. La démocratie n'a pas à demander que les partis cessent d'être des partis, mais que l’État arrête d'en être un.

D'un point de vue démocratique, il n'y a rien à objecter contre les excommunications, si l’Église n'est qu'un parti parmi beaucoup d'autres. Celui qui ne croit pas aux doctrines de l’Église et ne veut pas se plier à ses prescriptions, n'y a pas sa place. La démocratie n'a aucune raison d'exiger de l’Église qu'elle soit tolérante – mais évidemment seulement si l’Église se contente d'être un parti parmi beaucoup d'autres, si l’État ne prend pas parti en sa faveur, ni surtout ne s'identifie à elle. C'est dans ce cas qu'une politique démocratique des cultes a à intervenir, mais pas pour exiger que l’Église tolère des incroyants en son sein, ce qui n'est qu'une demi-mesure bien médiocre.

Mais si du point de vue démocratique, il n'y a rien à redire au droit d'excommunication de l’Église tant qu'elle n'était pas Église d’État, il y a en revanche bien des critiques à faire sur la façon dont ce droit était exercé à cette époque. Car ce n'était plus la masse des adhérents, mais la bureaucratie qui procédait aux excommunications. Plus le tort ainsi fait à l'individu pouvait être grand, plus augmentait le pouvoir de la bureaucratie ecclésiastique et de son chef, l'évêque.

A cela venait s'ajouter le fait que celui-ci était dans les congrès le délégué de sa communauté. Le pouvoir épiscopal se forma au même moment que celui où s'organisèrent les conciles, et c'est ainsi que ceux-ci furent dès le départ des assemblées d'évêques.

L'autorité et le pouvoir que l'administration des biens de la communauté, le pouvoir de nomination et la direction de tout l'appareil administratif, judiciaire, scientifico-propagandiste de la bureaucratie donnaient à l'évêque, étaient encore renforcés par la prédominance du tout, de l’Église catholique, sur la partie, la communauté. Vis-à-vis d'elle, l'évêque représentait l’Église dans sa totalité. Plus l’Église dans sa globalité était corsetée, plus la communauté était impuissante face à l'évêque, du moins quand celui-ci défendait les tendances de la majorité de ses collègues. « Le cartel des évêques réduisit les laïcs au rang de mineurs sous tutelle. »[36]

Les évêques avaient quelques raisons de faire remonter leur pouvoir aux apôtres dont ils estimaient être les successeurs. Comme eux, ils représentaient vis-à-vis de chacune des communautés le lien international qui les fédérait, et c'est de là précisément qu'ils tiraient une part essentielle de leur influence et de leur force.

Dans les communautés, le dernier reste de la démocratie des débuts, le droit d'élire elles-mêmes leurs fonctionnaires, s'étiolait désormais rapidement. Plus se renforçaient l'autonomie et le pouvoir de l'évêque et de ses gens dans la communauté, plus il avait de facilité à l'inciter à désigner les personnes qui lui agréaient. Il devint dans les faits celui qui nommait aux différentes fonctions. Lors de l'élection de l'évêque lui-même, vu la puissance du clergé, les candidats que celui-ci proposait avaient à priori les meilleures chances. En fin de compte, ce ne fut plus que le clergé qui élit l'évêque, la masse des adhérents n'ayant plus que le droit d'en confirmer ou d'en refuser le résultat. Mais cela aussi devenait de plus en plus une simple formalité. La communauté se vit finalement dégradée au rang de multitude et de claque, le clergé lui présentant l'évêque qu'il avait élu pour qu'elle l'acclame dans l'enthousiasme.

A ce stade, il ne restait plus rien de l'organisation démocratique de la communauté, l'absolutisme du clergé était entériné, sa mutation, de « serviteur des serviteurs de Dieu » en maître absolu achevée.

Bien entendu, les biens des la communauté devinrent dans les faits ceux de ses gestionnaires, certes pas leurs biens personnels, mais ceux de la bureaucratie comme corporation. Les biens de l’Église cessèrent d'être la propriété commune des compagnons, pour devenir celle du clergé.

Cette transformation fut puissamment appuyée et accélérée par la reconnaissance du christianisme comme religion de l'empire au début du quatrième siècle. Mais d'un autre côté, la reconnaissance de l’Église catholique par les empereurs ne fut elle-même que la conséquence du renforcement à un niveau inégalé de la bureaucratie et de l'absolutisme épiscopal.

Aussi longtemps que l’Église fut une organisation démocratique, elle était en opposition directe avec ce qui faisait l'essence du despotisme impérial dans l'empire romain. En revanche, la domination absolue de la bureaucratie épiscopale exploitant le peuple pouvait être pour lui un instrument utile. Il ne pouvait se permettre de l'ignorer, il lui fallait s'arranger avec elle, sous peine de la voir lui échapper.

Le clergé était devenu une puissance avec laquelle tout gouvernant de l'empire devait compter. Dans les guerres civiles du début du quatrième siècle, le prétendant au trône qui l'emporta fut celui qui s'était allié au clergé, Constantin.

Les évêques devinrent alors les seigneurs qui gouvernaient l'empire en commun avec les empereurs. Les empereurs présidaient souvent les conciles d'évêques, en retour, ils mettaient le pouvoir d’État à la disposition des évêques pour faire exécuter les décisions des conciles et les excommunications.

En même temps, l’Église obtenait maintenant les droits d'une personnalité juridique pouvant acquérir des biens et en hériter (depuis 321). Son fameux appétit en fut énormément augmenté, les propriétés de l’Église connurent une croissance gigantesque. Et par là s'accrut aussi l'exploitation à laquelle elle se livrait.

L'organisation d'un communisme prolétarien rebelle enfanta ainsi le plus ferme appui du despotisme et de l'exploitation, une source de nouveau despotisme, de nouvelle exploitation.

La communauté chrétienne victorieuse était en tous points l'exact opposé de la communauté qui avait été fondée par des pêcheurs et des paysans pauvres de Galilée et des prolétaires de Jérusalem trois siècles auparavant. Le Messie crucifié était devenu le plus solide appui de la société infâme et corrompue dont la communauté messianique avait espéré qu'il n'en laisserait pas pierre sur pierre.

e. Le monachisme[modifier le wikicode]

Si l’Église catholique, surtout depuis qu'elle avait été officiellement reconnue, avait transformé les tendances de la communauté messianique des débuts en son exact contraire, cela ne s'était pas fait paisiblement, sans résistances ni luttes. Les conditions sociales qui avaient donné naissance au communisme démocratique du christianisme primitif continuaient à exister, elles devenaient même de plus en plus harassantes et révoltantes au fur et à mesure que l'empire se décomposait.

Nous avons vu comment dès le début des voix s'exprimèrent pour protester contre la nouvelle orientation. Après que celle-ci fut devenue dominante et officielle dans l’Église et que celle-ci ne voulut plus en tolérer d'autre dans ses rangs, de nouvelles sectes démocratiques et communistes ne cessèrent de se constituer en marge de l’Église catholique. Par exemple, après la reconnaissance officielle par Constantin, l'Afrique du nord vit se propager largement la secte des circoncellions, des mendiants exaltés qui radicalisèrent la lutte des donatistes contre l’Église d’État et l’État lui-même et prêchaient la guerre contre les classes supérieures et les riches. Comme en Galilée à l'époque du Christ, au quatrième siècle, la population paysanne nord-africaine se souleva pleine de désespoir contre ses oppresseurs, et ses protestations s'organisèrent sous la forme de nombreuses bandes de brigands. Comme en leur temps les zélotes et probablement aussi les premiers partisans de Jésus, les circoncellions donnèrent à ces bandes un but, la libération et la fin de toute oppression. D'une audace extrême, ils affrontaient même les troupes impériales qui, main dans la main avec des ecclésiastiques catholiques, tentaient de réprimer cette révolte, qui dura des dizaines d'années.

Comme celle-là, toutes les autres tentatives de renouvellement communiste de l’Église échouèrent, qu'elles aient été pacifiques ou violentes. Elles échouèrent toutes pour les mêmes causes, celles qui avaient finalement transformé la toute première tentative en son contraire, et qui se perpétuaient comme se perpétuait le besoin de les renouveler. Si ce besoin était accentué par l'aggravation de la pauvreté, il ne faut pas oublier qu'en même temps augmentaient les moyens dont disposait l’Église pour multiplier les œuvres d'assistance et ainsi préserver des révoltes de la misère une partie toujours plus grande du prolétariat, pour aussi le mettre sous la dépendance du clergé, pour le corrompre, pour étouffer en lui tout enthousiasme et toute idée plus noble.

Quand l’Église devint Église d’État, un outil de despotisme et d'exploitation vigoureux et immense comme on n'en avait encore jamais vu dans l'histoire, il sembla bien que fût désormais scellée la fin de toutes tendances communistes. Et pourtant, celles-ci devaient ressurgir dotées d'une nouvelle vigueur précisément de l'intérieur de l’Église officielle.

Jusqu'à sa reconnaissance officielle, la vie communautaire chrétienne avait été pour l'essentiel le fait des grandes villes. Seules les grandes villes pouvaient lui permettre de se maintenir dans les périodes de persécutions. A la campagne, où il est facile de contrôler tout un chacun, les organisations secrètes ne peuvent subsister que si elles sont portées par l'ensemble de la population, comme cela a été par exemple le cas, au cours des derniers siècles, des sociétés secrètes irlandaises dressées contre le joug anglais. Les mouvements sociaux d'opposition propres à une minorité se sont jusqu'ici toujours heurtées aux plus grandes difficultés à la campagne. Cela vaut aussi pour le christianisme des trois premiers siècles.

Les difficultés à s'étendre à la campagne s'évanouirent quand le christianisme cessa d'être un mouvement d'opposition et fut officiellement reconnu. A partir de ce moment, rien ne s'opposa plus à l'organisation de communautés chrétiennes aussi à la campagne. Pendant trois siècles, le christianisme avait été – comme le judaïsme – presque exclusivement une religion urbaine. C'est seulement maintenant qu'il commença à devenir aussi une religion de paysans.

Avec le christianisme, la campagne vit arriver aussi ses tendances communistes. Mais ici, elles trouvaient des conditions très différentes et bien plus favorables qu'à la ville, comme nous l'avons vu avec l'essénisme. Celui-ci reprit aussitôt vie sous un emballage chrétien, dès qu'exista à la campagne la possibilité d'organisations communistes publiquement connues, ce qui indique la profondeur du besoin auquel il répondait. Exactement à l'époque où le christianisme est officiellement reconnu, au début du quatrième siècle, apparaissent en Égypte les premiers monastères, lesquels ne tardèrent pas à être suivis par d'autres dans les régions les plus diverses de l'empire.

Les autorités ecclésiastiques et civiles, non seulement ne dressent aucun obstacle devant ce type de communisme, mais même les favorisent : de la même façon, dans la première moitié du siècle passé, les autorités françaises et anglaises ne voyaient pas non plus d'un mauvais œil les expérimentations communistes en Amérique. Ils ne voyaient que des avantages à ce que les trublions communistes des grandes villes aillent dans des déserts à l'écart du monde pour y planter paisiblement leurs choux.

Mais à la différence des expérimentations communistes des owéniens, des fouriéristes et des cabétistes en Amérique, celles du paysan égyptien Antoine et de ses disciples réussirent brillamment, comme aux dix-huitième et dix-neuvième siècles les colonies communistes paysannes, très proches d'elles, établies aux États-Unis. On en attribue souvent le mérite à l'enthousiasme religieux qui les animait et qui aurait manqué aux partisans de l'utopisme moderne. Sans religion, pas de communisme. Mais l'enthousiasme religieux qui inspirait les moines avait aussi été présent chez les chrétiens des premiers siècles dans les grandes villes, et pourtant leurs expérimentations communistes n'avaient été ni radicales ni de longue durée.

Ce n'est pas la religion qui explique la réussite à un endroit, et l'échec à un autre, mais la différence des conditions matérielles.

Par comparaison avec les expérimentations communistes du christianisme primitif des grandes villes, les monastères ou les colonies communistes des contrées sauvages présentaient l'avantage que l'agriculture exige l'union de l'entreprise et de la famille, et que l'agriculture sur grande échelle, unie à l'exploitation industrielle, était déjà devenue possible, et avait même atteint un haut niveau de développement avec l'économie domestique autarcique des grands propriétaires fonciers. Mais cette autarcie avait été assise sur l'esclavage. Cela fixait des limites à sa productivité et à son existence même. L'apport en esclaves s'amenuisant, la grande entreprise du grand latifundiaire disparaissait. Les monastères prirent le relais, remplaçant le travail des esclaves par celui d'associés libres, ils purent même la développer davantage. Au vu de la décadence générale de la société, les monastères devinrent finalement les seuls lieux de l'empire en décomposition à garder les derniers restes de la technique antique et à les sauver au milieu des bourrasques des grandes invasions, voire à les perfectionner sur de multiples aspects.

Mis à part les influences orientales, notamment celles venues des Arabes, ce furent les monastères qui constituèrent le point de départ du renouveau de la culture en Europe pendant le Moyen-Âge.

Le mode de production coopératif des monastères convenait particulièrement bien aux conditions de production rurales de l'Antiquité finissante et du Moyen-Âge commençant. D'où leur succès. Dans les villes par contre, les conditions de production contrecarraient le travail coopératif, le communisme ne pouvait être qu'un pur communisme de consommation, or, c'est le mode de production, pas celui de la répartition ou de la consommation qui détermine en dernière analyse le caractère des relations sociales. C'est seulement à la campagne, dans les monastères, que la communauté des moyens de consommation à laquelle aspirait le christianisme primitif trouva un fondement durable dans la communauté de la production. C'était elle qui avait permis aux coopératives des esséniens de connaître pendant des siècles une prospérité qui ne fut mise à mal que par la destruction violente de l’État juif, et pas par des difficultés internes. C'est elle qui fut maintenant à la base de l'imposant édifice du monachisme chrétien qui s'est maintenu jusqu'à aujourd'hui.

Pourquoi alors les colonies du communisme moderne, du communisme utopique ont-elles échoué ? Elles étaient édifiées sur une base analogue à celle du communisme des monastères, mais le mode de production avait depuis lors totalement changé. A la place des entreprises dispersées de l'Antiquité qui développent l'individualisme au travail, rendent difficile le travail coopératif pour l'ouvrier de la ville et lui inoculent une mentalité anarchiste, nous trouvons aujourd'hui dans l'industrie urbaine de gigantesques entreprises dans lesquelles chaque ouvrier n'est qu'un rouage qui doit fonctionner en accord avec une infinité d'autres. Les habitudes du travail coopératif, de la discipline au travail, de la subordination de l'individu aux besoins de la collectivité remplacent l'état d'esprit anarchiste du travailleur isolé.

Mais seulement dans la production.

Il en est autrement dans la consommation.

Les conditions de vie étaient autrefois si simples et si uniformes pour la masse de la population qu'il s'ensuivait également une uniformité de la consommation et des besoins, qui ne rendait nullement insupportable un mode permanent de consommation collective.

Le mode de production moderne qui brasse toutes les couches de la population et toutes les nations, qui rassemble dans les centres commerciaux les produits du monde entier, qui crée sans cesse du nouveau, produit de façon ininterrompue de nouvelles méthodes de satisfaction des besoins, et même de nouveaux besoins, introduit dans la masse de la population une diversité de penchants et de besoins personnels, un « individualisme » comme on n'en rencontrait autrefois que dans les classes riches et supérieures de la société. Donc aussi une diversité dans la consommation, le mot étant pris dans son sens le plus large. Les moyens de consommation les plus grossiers, les plus matériels, la nourriture, la boisson, les vêtements, sont certes sous bien des aspects uniformisés dans le mode de production moderne. Mais la nature même de ce mode de production fait qu'il ne restreint pas la consommation, même des masses, à ces moyens-là, qu'il éveille aussi dans les masses travailleuses un besoin croissant de biens culturels, scientifiques, artistiques, sportifs et autres, un besoin de plus en plus différencié qui se manifeste différemment dans chaque individu. L'individualisme de la consommation, qui était jusqu'ici un privilège de possédants et de gens instruits, se répand ainsi dans les classes travailleuses, d'abord dans les grandes villes, puis de là, gagne progressivement le reste de la population. Autant l'ouvrier moderne se plie à la discipline quand il travaille avec ses camarades, autant il regimbe contre toute prétention à lui imposer une façon de consommer. Dans ce domaine, il devient de plus en plus individualiste, ou si l'on veut, anarchiste.

On voit maintenant ce que peut ressentir un prolétaire urbain moderne installé dans une petite colonie communiste située dans quelque contrée sauvage, et qui n'est au fond rien d'autre qu'une grande entreprise agricole avec annexes industrielles. Nous l'avons déjà dit plusieurs fois, dans cette branche de production, exploitation et ménage domestique sont étroitement liés. C'était un avantage pour le communisme chrétien qui partait de la communauté de consommation. Dans les monastères de la campagne, cela contraignait ce communisme à se combiner avec un communisme de production, ce qui lui donnait une force de résistance et une capacité de développement énormes.

Le communisme utopique moderne, qui avait comme point de départ la communauté de production et ainsi un fondement très solide, était en revanche contraint par le lien étroit existant entre consommation et production dans ses petits établissements, d'ajouter au communisme de production le communisme de consommation, ce qui, vu l'influence des conditions sociales générales, ne pouvait agir que comme de la dynamite en provoquant d'incessantes querelles de l'espèce la plus détestable et ce pour des broutilles.

Seules des populations restées à l'écart du capitalisme moderne, des paysans ignorants du monde, pouvaient encore au dix-neuvième siècle, au milieu de la civilisation moderne, fonder des colonies communistes avec succès. Leur religion n'a à voir avec leur réussite que dans la mesure où l'enthousiasme religieux, comme phénomène social, pas comme bizarrerie individuelle, ne se trouve plus aujourd'hui que dans des couches extrêmement retardataires.

Pour les populations modernes liées à la grande industrie, le communisme de production n'est plus réalisable qu'à une échelle tellement vaste qu'il est compatible avec un très large individualisme de consommation – le mot étant pris dans son sens le plus général.

Ce n'est pas le communisme de la production qui a échoué dans les colonies communistes non-religieuses du siècle passé. Le capital pratique depuis longtemps ce communisme avec le plus grand succès. Ce qui a échoué, c'est un communisme uniformisant la consommation personnelle, ceci allant à contre-sens de la modernité.

Dans l'Antiquité comme au Moyen-Âge, il n'était nullement question, dans les masses populaires, d'une individualisation des besoins. Le communisme conventuel ne se heurtait pas à ce genre de barrière, et il prospéra d'autant plus que son mode de fonctionnement était supérieur à celui qui était dominant par ailleurs, que sa supériorité économique était manifeste. Rufin d'Aquilée (345-410), qui fonda lui-même un monastère sur le Mont des Oliviers près de Jérusalem, affirme qu'en Égypte, presque autant de gens vivaient à la campagne dans les monastères que dans les villes. Il faut sans doute soustraire la part d'exagération due à une pieuse imagination, mais cela indique en tout cas un nombre de moines et de nonnes qui paraissait extraordinairement élevé.

C'est ainsi que le monachisme revivifia l'enthousiasme communiste dans le monde chrétien, et il y trouva une forme qui ne le contraignait pas à se dresser comme opposition hérétique contre la bureaucratie régnante de l’Église, au contraire, il sut très bien s'en accommoder.

Mais cette nouvelle forme de communisme chrétien ne pouvait elle non plus devenir la forme générale de la société, elle aussi ne concernait que certaines couches de la population. Aussi ce nouveau communisme était-il condamné à sans cesse basculer du côté opposé, et cela d'autant plus que sa supériorité économique creusait l'écart. Celle-ci faisait de ses acteurs une aristocratie s'élevant au-dessus du reste de la population et finissant par la dominer et l'exploiter.

Le communisme monacal ne pouvait devenir la forme générale de la société, d'abord parce que, pour réaliser la maisonnée commune qui était son fondement, il ne pouvait accepter le mariage, pas plus que les esséniens avant lui ni les colonies communistes religieuses d'Amérique du nord au siècle passé. La prospérité de la maison commune n'interdisait certes que les couples individuels ; une sorte de mariage communautaire aurait été possible, comme le montre l'exemple de certaines de ces colonies. Mais ce type de relations entre les sexes contredisait trop les mentalités de l'Antiquité finissante pour être admis et pratiqué ouvertement. Et dans l'atmosphère cafardeuse de cette époque, le renoncement à toute espèce de plaisir, l'ascèse, était une issue qui semblait beaucoup plus accessible, sans compter l'auréole de sainteté qui ornait ceux qui pratiquaient cette abstinence. Mais le célibat condamnait à priori le monachisme à rester une minorité. Cette minorité pouvait certes périodiquement grossir, comme on le voit avec les affirmations de Rufin d'Aquilée, mais tout en se livrant à une indéniable exagération, celui-ci n'allait pas jusqu'à prétendre que la population des monastères représentait une majorité. Et l'enthousiasme monacal des Égyptiens de l'époque de Rufin ne tarda pas à se calmer.

Plus le communisme monacal s'affermissait et faisait ses preuves, plus les monastères s'enrichissaient. La grande entreprise monacale se mit à livrer les meilleurs produits, et au meilleur marché, ses coûts de production étant réduits grâce à la mise en commun de la vie quotidienne. Comme l'entreprise autarcique du grand latifundiaire, les monastères produisaient eux-mêmes presque tout ce dont ils avaient besoin en matière de nourriture et de matières premières. La main-d’œuvre était bien plus active que ne l'avaient été les esclaves des grands propriétaires, car c'étaient eux qui récoltaient tout le produit de leur travail. En outre, chaque monastère disposait de tant de main-d’œuvre que pour les différentes branches d'activité, il pouvait choisir les ouvriers les plus aptes, et réaliser donc une division poussée du travail. Enfin, le monastère avait, face à l'individu, l'éternité pour lui. Les inventions, les secrets de fabrication, qui d'ordinaire se perdaient avec l'inventeur et sa famille, étaient ici, au monastère, connus de nombreux associés qui les transmettaient aux successeurs. En outre, le monastère, personnalité perpétuelle, était à l'abri des fractionnements liés aux droits d'héritage. Il concentrait la propriété sans jamais être obligé de la partager entre des héritiers.

C'est ainsi que s'accumulait la richesse de chaque monastère et des associations de monastères unies sous une même direction et par les mêmes règlements, les ordres monastiques. Mais dès qu'un monastère était devenu riche et puissant, se déclenchait le même processus que celui qui s'est reproduit dans bien d'autres associations communistes quand elles ne réunissaient qu'une petite parcelle de la société et qu'on peut observer aujourd'hui encore dans les coopératives de production prospères. Les propriétaires des moyens de production trouvent alors plus commode de faire travailler les autres plutôt que de travailler eux-mêmes, s'ils trouvent la main-d’œuvre nécessaire: des travailleurs salariés dépourvus de tout, des esclaves ou des serfs.

Si à ses débuts, le monachisme insuffla une nouvelle vie à l'enthousiasme communiste dans le monde chrétien, il dériva finalement quand même en s'engageant dans la voie qu'avait suivie le clergé de l’Église avant lui. Il devint comme lui une organisation exploiteuse et dominatrice.

Une organisation, certes, qui ne se laissait pas réduire au rôle d'instrument docile des chefs de l’Église, c'est-à-dire des évêques. Économiquement indépendants, rivalisant de richesse avec eux, comme eux organisés internationalement, les monastères avaient la capacité de s'opposer aux évêques là où personne d'autre ne pouvait s'y aventurer.

Ils ont ainsi aidé parfois à modérer un peu le despotisme épiscopal. Mais cette atténuation du despotisme allait finalement se renverser en son contraire.

Après la scission en une Église orientale et une Église occidentale, l'empereur devint dans la première le souverain des évêques. En occident, aucun pouvoir d’État ne couvrait toute l'étendue du territoire de l’Église. C'est pourquoi ce fut ici l'évêque de Rome qui obtint d'abord la prééminence sur les autres évêques, en raison de l'importance de son diocèse, mais qui, au cours des siècles, étoffa de plus en plus cette primauté au point d'en faire une souveraineté sur les autres évêques. Dans cette lutte contre les évêques, les ordres monacaux lui furent un puissant appui. De la même façon que la monarchie absolue des temps modernes se constitua dans la lutte de classes entre la noblesse féodale et la bourgeoisie, la monarchie absolue du pape se constitua dans la lutte de classes opposant l'aristocratie épiscopale et les moines, les propriétaires des grandes entreprises monacales.

La consolidation de la papauté marque l'achèvement de l'évolution ascendante de l’Église. A partir de là, toute évolution ultérieure touchant l’État et la société signifie pour elle un recul, l'évolution devient son ennemie, et elle l'ennemie de toute évolution, elle devient une institution réactionnaire de part en part et nuisible à la société.

Même après s'être renversée pour aboutir à l'opposé de ses débuts et être devenue une machine de domination et d'exploitation, elle a été capable pendant encore toute une période de faire de grandes choses. Mais avec les croisades, l’Église était arrivée au bout de ce qu'elle était capable de faire pour l'humanité. Son rôle, depuis qu'elle était devenue religion d’État, consistait à sauver et développer les restes de la culture antique qui lui préexistaient. Mais quand, sur les fondements qu'elle avait préservés et perfectionnés, se développa un nouveau mode de production bien supérieur à celui de l'Antiquité, celui du capitalisme, et qu'avec lui se formèrent les préconditions d'un communisme de la production universel, l’Église catholique ne pouvait plus représenter qu'un obstacle au progrès social. Née du communisme, elle compte parmi les ennemis les plus acharnés du communisme moderne.

Est-ce que ce communisme ne va pas maintenant à son tour développer la même dialectique que celle par laquelle est passé le communisme chrétien, et se renverser également en un nouvel organisme d'exploitation et de domination ?

C'est la question à laquelle il nous faut maintenant répondre.

6. Christianisme et social-démocratie[modifier le wikicode]

Engels conclut la célèbre introduction qu'il rédigea en mars 1895 pour une nouvelle édition de la brochure de Marx « Les luttes de classes en France de 1848 à 1850 » par les développements suivants :

« Il y a maintenant presque exactement mille six cents ans que dans l'Empire romain sévissait également un dangereux parti révolutionnaire. Il sapait la religion et tous les fondements de l'État. Il niait carrément que la volonté de l'empereur fût la loi suprême, il était sans patrie, international, il s'étendait sur tout l'Empire depuis la Gaule jusqu'à l'Asie, débordait les limites de l'Empire, Il avait fait longtemps un travail de sape souterrain, secret. Mais depuis assez longtemps déjà il se croyait assez fort pour paraître au grand jour. Ce parti révolutionnaire qui était connu sous le nom de chrétien avait aussi sa forte représentation dans l'armée; des légions tout entières étaient chrétiennes. Lorsqu'ils recevaient l'ordre d'aller aux sacrifices solennels de l'Église païenne nationale pour y rendre les honneurs, les soldats révolutionnaires poussaient l'insolence jusqu'à accrocher à leur casque des insignes particuliers - des croix, - en signe de protestation. Même les chicanes coutumières des supérieurs à la caserne restaient vaines. L'empereur Dioclétien ne put conserver plus longtemps son calme en voyant comment on sapait l'ordre, l'obéissance et la discipline dans son armée. Il intervint énergiquement, car il était temps encore. Il promulgua une loi contre les socialistes, je voulais dire une loi contre les chrétiens. Les réunions des révolutionnaires furent interdites, leurs locaux fermés ou même démolis, les insignes chrétiens, croix, etc., furent interdits, comme en Saxe les mouchoirs rouges. Les chrétiens furent déclarés incapables d'occuper des postes publics, on ne leur laissait même pas le droit de passer caporaux. Comme on ne disposait pas encore à l'époque de juges aussi bien dressés au « respect de l'individu » que le suppose le projet de loi contre la révolution de M. de Koeller, on interdit purement et simplement aux chrétiens de demander justice devant les tribunaux. Cette loi d'exception resta elle aussi sans effet. Par dérision, les chrétiens l'arrachèrent des murs; bien mieux, on dit qu'à Nicomédie, ils incendièrent le palais au-dessus de la tête de l'empereur. Alors, celui-ci se vengea par la grande persécution des chrétiens de l'année 303 de notre ère. Ce fut la dernière de ce genre. Et elle fut si efficace que dix-sept années plus tard, l'armée était composée en majeure partie de chrétiens et que le nouvel autocrate de l'Empire romain qui succéda à Dioclétien, Constantin, appelé par les curés le Grand, proclamait le christianisme religion d'État. »

Personne, parmi ceux qui connaissent Engels et comparent ces dernières lignes de son « testament politique » avec les opinions qu'il a défendues toute sa vie, ne peut douter du sens qu'il donnait à ce rapprochement plein d'humour. Il voulait souligner la force irrépressible et la rapidité des progrès de notre mouvement, rendu irrésistible notamment, selon lui, par la multiplication de ses partisans dans l'armée, en sorte qu'il serait sous peu en état de contraindre à la capitulation même l'autocrate le plus puissant.

Cette description exprime surtout le vigoureux optimisme qui anima Engels jusqu'à la fin de sa vie.

Mais on lui a aussi donné une autre interprétation, étant donné qu'elle suit immédiatement des propos qui exposent l'idée que la voie légale est pour le moment le meilleur chemin sur lequel notre parti pourrait prospérer. Il y a eu des gens pour penser qu'Engels reniait dans son testament politique tout le travail de sa vie et posait finalement comme erroné le point de vue révolutionnaire qu'il avait défendu pendant deux générations. Ces gens concluaient qu'Engels en était venu à reconnaître que l'idée de Marx suivant laquelle la violence est l'accoucheuse de toute nouvelle société ne pouvait plus être défendue plus longtemps. Dans cette comparaison entre christianisme et social-démocratie, les commentateurs de ce type ont mis l'accent, non pas sur la force irrésistible et la rapidité avec lesquelles le christianisme progressait, mais sur le fait que Constantin l'avait reconnu volontairement comme religion officielle, que celui-ci avait remporté la victoire sans aucune secousse violente ébranlant l’État, d'une façon parfaitement pacifique, le gouvernement se rangeant à une attitude conciliatrice.

C'est ainsi, pensaient-ils, que la social-démocratie finirait par l'emporter. Et immédiatement après sa mort, cette espérance sembla effectivement se réaliser, Monsieur Waldeck-Rousseau prenant en France la place d'un nouveau Constantin et faisant de l'évêque des nouveaux chrétiens, Monsieur Millerand, son ministre.

Ceux qui connaissent Engels et n'ont pas d'à-priori, savent qu'il n'a jamais songé à abjurer son passé révolutionnaire, et donc que la conclusion de son introduction ne peut être interprétée dans le sens qui vient d'être indiqué. Mais force est d'admettre que la rédaction n'en est pas très claire. Pour les gens qui ne connaissent pas Engels, mais qui pensent qu'il aurait été, immédiatement avant sa mort, subitement saisi de doutes sur le sens de ce qu'il avait fait toute sa vie, ce passage, considéré isolément, peut certes est compris comme indiquant que le chemin de la victoire parcouru par le christianisme serait un modèle pour la voie que la social-démocratie doit emprunter pour arriver à ses buts.

Si c'était ce qu'Engels avait réellement voulu dire, il n'aurait rien pu dire de pire sur la social-démocratie, il aurait prophétisé, non le triomphe à venir, mais la déroute totale du but magnifique que sert la social-démocratie.

Il est significatif que les gens qui exploitent dans leur sens le passage en question, passent sans rien comprendre et le regard méfiant devant tout ce qu'il y a de grand et de profond chez Engels, mais accueillent avec enthousiasme des phrases qui, si elles contenaient réellement ce qu'on veut y mettre, ne seraient que des non-sens.

Nous avons vu que le christianisme n'a remporté la victoire qu'après être devenu l'exact contraire de ce qu'il était à l'origine ; qu'avec le christianisme, ce n'est pas le prolétariat qui a triomphé, mais le clergé qui l'exploitait et le dominait ; que le christianisme n'a pas vaincu comme force révolutionnaire mais comme force conservatrice, comme nouvel appui de l'oppression et de l'exploitation ; qu'il n'a non seulement pas éliminé le pouvoir impérial, l'esclavage, l'indigence des masses et la concentration des richesses dans un petit nombre de mains, mais qu'il les a consolidés. L'organisation chrétienne, l’Église, a vaincu en abandonnant son but primitif et en devenant la championne du pôle opposé.

Vraiment, si la victoire de la social-démocratie devait se produire de la même façon que celle du christianisme, alors ce serait une raison d'abjurer, non la révolution, mais la social-démocratie, alors il n'y aurait du point de vue prolétarien pas d'accusation plus cinglante, alors les attaques que les anarchistes lui adressent ne seraient que trop justifiées. Et effectivement, la tentative française de ministérialisme socialiste, qui a essayé d'imiter, tant dans le camp socialiste que dans le camp bourgeois, la méthode d'étatisation du christianisme d'antan – bizarrerie des temps, cette fois pour combattre le christianisme d’État d'aujourd'hui – n'a eu pour conséquence qu'un regain de forces du syndicalisme mi-anarchiste et antisocial-démocrate.

Mais heureusement, c'est se fourvoyer complètement que de faire dans ce contexte un parallèle entre christianisme et social-démocratie.

Le christianisme est certes à sa naissance un mouvement de déshérités, comme la social-démocratie, et c'est la raison pour laquelle l'une et l'autre ont beaucoup en commun, comme cela a été souligné à maintes reprises dans ce qui a été dit plus haut.

Engels a également, peu avant sa mort, attiré l'attention sur ce point dans un article publié dans la « Neue Zeit » et intitulé « A propos de l'histoire du christianisme primitif », un article qui témoigne de l'intérêt que portait alors Engels au sujet, si bien que le parallèle lui est venu naturellement dans son introduction aux « Luttes de classes en France ». Il y écrit :

« L'histoire du christianisme primitif offre des points de contact remarquables avec le mouvement ouvrier moderne. Comme celui-ci, le christianisme était à l'origine un mouvement d'opprimés ; il apparut tout d'abord comme religion des esclaves et des affranchis, des pauvres et des hommes privés de droits, des peuples subjugués ou dispersés par Rome. Tous les deux, le christianisme de même que le socialisme, prêchent une délivrance prochaine de la servitude et de la misère; le christianisme transporte cette délivrance dans l'au-delà, dans une vie après la mort, au ciel ; le socialisme la place dans ce monde, dans une transformation de la société. Tous les deux sont poursuivis, et traqués, leurs adhérents sont proscrits et soumis à des lois d'exception, les uns comme ennemis du genre humain, les autres comme ennemis de l’État, de la religion, de la famille, de l'ordre social. Et malgré toutes les persécutions, et même directement servis par elles, l'un et l'autre se frayent victorieusement, irrésistiblement, leur chemin. Trois siècles après sa naissance, le christianisme est reconnu comme la religion d'État de l'empire mondial de Rome : en moins de 60 ans, le socialisme a conquis une position telle que son triomphe définitif est absolument assuré. »

Ce parallèle est juste en gros, mais avec quelques réserves : on ne peut guère dire que le christianisme était une religion d'esclaves, il n'a rien fait pour eux. D'autre part, la délivrance de la misère proclamée par le christianisme était au début imaginée sous des espèces très matérielles, dans le monde d'ici-bas, pas au ciel. Mais cet aspect ne fait qu'augmenter la ressemblance avec le mouvement ouvrier moderne.

Engels poursuit :

« Déjà au Moyen-Âge, le parallélisme des deux phénomènes s'impose lors des premiers soulèvements de paysans opprimés, et surtout, des plébéiens des villes. … Tant les communistes révolutionnaires français, que Weitling et ses partisans, se réclamèrent du christianisme primitif, bien longtemps avant qu'Ernest Renan ait dit : Si vous voulez vous faire une idée des premières communautés chrétiennes, regardez une section locale de l'Association internationale des travailleurs.

« L'homme de lettres français qui, en exploitant la critique biblique allemande avec un sans-gêne inouï même dans le journalisme moderne, a confectionné, les Origines du Christianisme, un roman sur l'histoire de l’Église, ne savait pas combien il y avait de vérité dans son propos. Je voudrais voir l'ancien « international », capable de lire, par exemple, le texte appelé seconde épître aux Corinthiens, sans que, sur un point tout au moins, d'anciennes blessures ne se rouvrent chez lui. »

Engels poursuit ensuite en entrant encore plus dans les détails la comparaison entre le christianisme primitif et l'Internationale, mais n'étudie pas l'évolution ultérieure du christianisme ni du mouvement ouvrier. Le renversement dialectique du premier ne le préoccupait pas, et pourtant, s'il avait suivi ce fil, il aurait pu aussi découvrir dans le mouvement ouvrier moderne des germes d'un tel renversement. Comme le christianisme, celui-ci, en se développant, est obligé de créer dans le parti comme dans les syndicats, des organes permanents, une sorte de bureaucratie professionnelle, dont il ne peut se passer, qui est pour lui une nécessité et qui ne peut que croître et remplir des fonctions de plus en plus importantes.

Cette bureaucratie, que l'on ne doit pas restreindre aux seuls employés administratifs, mais voir au sens large aussi chez les rédacteurs de journaux et les députés, ne va-t-elle pas elle aussi, évoluer, comme le clergé mené par l'évêque, et former une nouvelle aristocratie ? Une aristocratie qui domine et exploite la masse des travailleurs et qui finit par obtenir le pouvoir de négocier d'égal à égal avec le pouvoir d’État, qui éprouve le besoin, non de le subvertir, mais de s'y intégrer ?

Il n'y aurait pas à douter de ce résultat final si le parallèle était justifié en tous points. Mais ce n'est heureusement pas le cas. Autant il y peut y avoir de similitudes entre le christianisme et le mouvement ouvrier moderne, autant il y a par ailleurs de différences, et des différences fondamentales.

Avant toute autre chose, le prolétariat est aujourd'hui très différent de ce qu'il était à la naissance du christianisme. Certes, il serait exagéré de dire, comme on a coutume de le faire, que le prolétariat libre était à l'époque exclusivement constitué de mendiants, et que les esclaves étaient les seuls travailleurs. Mais il est certain que la présence du travail des esclaves corrompait aussi les prolétaires libres qui travaillaient et qui étaient la plupart du temps des ouvriers à domicile. L'idéal du prolétaire travailleur était alors, tout comme celui du mendiant, de parvenir à vivre sans travailler, aux dépens des riches, ce qui supposait de pressurer au maximum les esclaves pour en soutirer les produits nécessaires.

En outre, le christianisme était dans les trois premiers siècles un mouvement exclusivement urbain, alors que l'existence de la société dépendait peu des prolétaires des villes, même de ceux qui travaillaient, sa base productive étant encore presque uniquement l'agriculture, à laquelle étaient liées de très importantes branches d'industrie.

Tout cela faisait que les principaux acteurs du mouvement chrétien, les prolétaires libres des villes, ceux qui travaillaient comme ceux qui paressaient, n'avaient pas le sentiment que la société vivait à leurs crochets, et qu'ils aspiraient tous à vivre de la société sans fournir de contrepartie. Dans la société de l'avenir dont ils rêvaient, le travail ne jouait aucun rôle.

Il en découlait à priori qu'en dépit de toute la haine de classe nourrie contre les riches, le désir de gagner leurs faveurs et leurs libéralités ne cessait périodiquement de percer et que l'inclination de la bureaucratie ecclésiastique pour les riches rencontrait aussi peu de résistance durable que l'arrogance de cette bureaucratie elle-même.

La dégénérescence économique et morale du prolétariat de l'empire romain était par ailleurs encore aggravée par la dégénérescence générale de toute la société, qui s'appauvrissait et se décomposait de plus en plus et dont les forces productives ne cessaient de décroître. Ainsi, la désespérance et l'abattement se saisissaient de toutes les classes sociales, paralysaient leur activité autonome, leur faisaient toutes n'attendre de salut que de forces situées en-dehors de l'ordre des choses, de forces surnaturelles, faisaient d'elles la proie passive de tout imposteur un peu malin et de tout aventurier énergique et sûr de lui, leur faisaient renoncer, comme à une entreprise vouée à l'échec, à toute lutte autonome contre l'un ou l'autre des pouvoirs établis.

Quelle différence avec le prolétariat moderne ! C'est un prolétariat qui travaille, et il sait que toute la société repose sur ses épaules. En même temps, le mode de production capitaliste transfère de plus en plus le centre de gravité de la production des campagnes vers les centres industriels, dans lesquels la vie intellectuelle et politique est des plus intenses. Ce sont ces ouvriers, les plus énergiques et les plus intelligents de tous, qui sont maintenant les éléments qui tiennent dans leurs mains le sort de la société tout entière.

Le mode de production dominant développe par ailleurs énormément les forces productives et augmente ce faisant les attentes que les ouvriers font valoir vis-à-vis de la société tout en augmentant aussi leur capacité à obtenir satisfaction. Ils sont pleins d'espoirs, de confiance en l'avenir, de conscience de leur force, comme l'était avant eux la bourgeoisie montante qui s'en trouvait stimulée à briser les chaînes de la domination et de l'exploitation féodale, cléricale, bureaucratique, l'essor du capital lui donnant la force de le faire.

Les origines du christianisme coïncident avec l'effondrement de la démocratie. Les trois siècles de son développement jusqu'à sa reconnaissance officielle sont une époque de décadence prolongée de tous les restes d'auto-administration, de même qu'ils sont une époque de déclin prolongé des forces productives.

Le mouvement ouvrier moderne a son point de départ dans une éclatante victoire de la démocratie, la Révolution française. Le siècle qui s'est écoulé depuis montre, au-delà de toutes les vicissitudes et de toutes les péripéties, une progression constante de la démocratie, une croissance carrément fabuleuse des forces productives, et non seulement une expansion numérique, mais aussi une augmentation de l'autonomie et de la lucidité du prolétariat.

Il suffit d'avoir à l'esprit ces contrastes pour comprendre que la social-démocratie ne peut en aucun cas se développer en suivant les mêmes voies que le christianisme et qu'il n'y a pas à craindre que de ses rangs surgisse une nouvelle classe de dominants et d'exploiteurs qui partage le butin avec les anciens détenteurs du pouvoir.

Alors que dans l'empire romain, la combativité et l'insolence du prolétariat ne cessaient de s'affaiblir, dans la société moderne, les antagonismes de classes ne font que s'approfondir à vue d’œil, et toutes les tentatives d'amener le prolétariat à renoncer à son combat en se conciliant son avant-garde, ne peuvent que se briser sur cet écueil. Partout où cela a été tenté, les initiateurs se sont vus abandonnés par leurs partisans, quels qu'aient été auparavant leurs mérites dans la cause du prolétariat.

Mais il n'y a pas que le prolétariat et le milieu politique et social dans lequel il baigne qui soient aujourd'hui fondamentalement différents de ceux de l'époque du christianisme primitif, le caractère du communisme lui-même et les conditions de sa mise en œuvre sont également tout autres.

L'aspiration au communisme, le besoin de l'instaurer, découlent certes de la même source qu'autrefois, la dépossession, et tant que le socialisme est seulement un socialisme sentimental, seulement l'expression de ce besoin, il se manifeste parfois aussi dans le mouvement ouvrier moderne dans des tentatives analogues à celles de l'époque du christianisme primitif. Mais même le plus petit niveau de compréhension des conditions économiques du communisme lui donne maintenant aussitôt un caractère totalement différent.

La concentration des richesses dans un petit nombre de mains, qui sous l'empire romain allait de pair avec une diminution constante des forces productives dont elle était elle-même partiellement responsable, cette même concentration est devenue aujourd'hui la base d'une énorme croissance des forces productives. Alors que la redistribution des richesses n'aurait alors pas nui le moins du monde, aurait plutôt favorisé la productivité de la société, elle signifierait aujourd'hui la paralysie complète de la production. Le communisme moderne ne peut plus songer aujourd'hui à redistribuer les richesses de façon égalitaire, il veut bien plutôt ouvrir la voie à la plus grande productivité possible du travail et à plus d'égalité dans la répartition des produits annuels du travail en poussant jusqu'à ses dernières limites la concentration des richesses et en les transformant, de monopole privé de quelques groupes de capitalistes qu'elles sont, en un monopole social.

Mais sur le versant opposé, le communisme moderne, s'il veut satisfaire les besoins des êtres humains tels que les a façonnés le mode de production moderne, doit préserver pleinement l'individualisme de la consommation. Cet individualisme ne signifie pas que les individus s'écartent les uns des autres quand ils consomment, il peut prendre, il prendra bien souvent la forme de la sociabilité, de la consommation sociable ; l'individualisme de la consommation ne signifie pas non plus la suppression de la grande entreprise dans la production des moyens de consommation, ne signifie pas le remplacement de la machine par le travail manuel, comme en rêvent bien des socialistes esthètes. L'individualisme de la consommation, cela veut dire la liberté de choisir ce qu'on veut consommer, et aussi la liberté de choisir la société avec laquelle on partage les plaisirs.

Les masses populaires de l'époque du christianisme primitif ne connaissaient par contre pas de formes de production sociale ; dans l'industrie urbaine, il n'y avait pour ainsi dire pas de grande entreprise employant des travailleurs libres. Mais elles étaient familières de formes sociales de consommation, souvent arrêtées par décision de la commune ou de l’État, et notamment des repas pris en commun.

Le communisme des premiers chrétiens était ainsi un communisme de la répartition des richesses et de l'uniformisation de la consommation, le communisme moderne est un communisme de la concentration des richesses et de la production.

Ce communisme chrétien des premiers temps n'avait pas besoin, pour être mis en œuvre, d'être étendu à toute la société. On pouvait commencer déjà dans le cadre de la société existante, et même, dans la mesure où il était en état de s'organiser durablement, les formes qu'il prenait excluaient carrément toute possibilité de généralisation à toute la société.

Pour cette raison, ce communisme-là devait immanquablement déboucher sur une nouvelle forme d'aristocratie, et cette dialectique interne se développer déjà dans le cadre de la société existante. Il n'était pas en mesure de supprimer les classes sociales, mais seulement d'intégrer finalement à la société un nouveau rapport de domination.

Le communisme moderne, en revanche, étant donné la colossale extension des moyens de production, le caractère social du mode de production, la concentration poussée des richesses les plus importantes, n'a aucune possibilité de se réaliser à une échelle inférieure à celle de l'ensemble de la société. Toutes les tentatives de l'instaurer dans le cadre de petites fondations de colonies socialistes ou de coopératives de production dans la société existante, ont échoué. Il ne peut pas être organisé en créant à l'intérieur de la société capitaliste de petites associations qui grossiraient peu à peu et finiraient par absorber celle-ci, mais seulement en conquérant un pouvoir capable de dominer et de transformer toute la vie sociale. Ce pouvoir, c'est le pouvoir d’État. La conquête du pouvoir politique par le prolétariat est la première condition à remplir pour réaliser le communisme moderne.

Tant que le prolétariat n'en est pas là, il ne peut aucunement être question de production socialiste, donc pas non plus d'un développement qui ferait mûrir des contradictions transformant la raison en déraison et le bienfait en fléau. Mais même quand le prolétariat aura conquis le pouvoir politique, la production socialiste ne surgira pas d'un seul coup comme une totalité toute faite. A partir de là, au contraire, l'évolution économique prendra seulement et soudainement un nouveau tournant, non pas en forçant encore les traits du capitalisme mais en construisant la production sociale. A quel moment celle-ci en viendra à produire de son côté des contradictions et des dysfonctionnements poussant à des évolutions qui la dépassent, sous des formes dont nous ne pouvons encore rien savoir, il est impossible de le dire aujourd'hui et nous n'avons pas à nous en préoccuper.

Autant qu'il est possible d'observer le mouvement socialiste moderne, il est exclu qu'il donne naissance de lui-même à des phénomènes qui auraient la moindre ressemblance avec ceux du christianisme comme religion d’État. Mais cela veut certes aussi dire qu'il est exclu que les modalités qui ont vu le christianisme parvenir à triompher puissent être en aucune manière un modèle pour le mouvement moderne d'émancipation du prolétariat.

L'avant-garde du prolétariat ne parviendra pas à vaincre aussi commodément que ces messieurs les évêques du quatrième siècle.

Non seulement on peut affirmer que pour la période précédant la victoire, le socialisme ne produira pas de contradictions ayant quoi que ce soit de commun avec celles dans lesquelles s'embourba le christianisme, mais on peut aussi faire avec un niveau élevé de certitude le même pronostic pour la période qui verra se déployer les conséquences infinies de cette victoire.

Car le capitalisme a créé les conditions permettant d'organiser la société sur des fondements tout nouveaux, totalement différents de ceux sur lesquels elle était édifiée depuis l'apparition de classes différentes. Alors que jusqu'ici, toute nouvelle classe, tout nouveau parti révolutionnaire, même quand ils allaient beaucoup plus loin que le christianisme reconnu officiellement par Constantin, même quand ils éliminaient réellement des différences de classes, n'avaient jamais été en état de supprimer toutes les classes, mais substituaient aux classes vaincues de nouvelles inégalités de classes, aujourd'hui, les conditions matérielles sont d'ores et déjà réunies pour qu'il soit mis fin à toutes les différences de classes, et le prolétariat moderne est poussé par son intérêt de classe à s'appuyer sur ces conditions pour atteindre ce but, car il constitue maintenant la classe la plus basse de la société, à la différence de l'époque du christianisme, où il avait encore les esclaves en-dessous de lui.

Il ne faut pas confondre les différences de classes et les antagonismes de classes avec les différenciations que la division du travail opère entre les diverses professions. Les antagonismes de classes ont trois sources : la propriété privée des moyens de production, la technique des armes, la science. Certaines conditions techniques et sociales produisent les antagonismes entre les possesseurs des moyens de production et ceux qui sont exclus de leur possession, ensuite l'opposition entre ceux qui sont bien équipés et entraînés au maniement des armes et ceux qui sont désarmés, enfin l'opposition entre ceux qui sont familiers des sciences et les ignorants.

Le mode de production capitaliste crée les conditions nécessaires à la suppression de toutes ces oppositions. Il ne pousse pas seulement à supprimer la propriété privée des moyens de production, l'abondance des forces productives élimine aussi la nécessité de réserver l'usage des armes et le savoir à certaines couches. Cette nécessité était apparue autrefois, dès que la technique militaire et la science avaient atteint un niveau tel qu'il fallait avoir du temps libre et des moyens matériels débordant les besoins de la simple survie pour se procurer les armes et le savoir et s'en servir avec efficacité.

Tant que la productivité du travail restait réduite et ne livrait que peu de surplus, seule, une minorité pouvait disposer du temps, et acquérir les moyens nécessaires pour être à la hauteur de son époque tant dans la technique militaire que dans l'appropriation du savoir. Il fallait même réunir les surplus produits par beaucoup d'individus pour en rendre un seul capable de bien les maîtriser.

Cela n'était possible que si un petit nombre exploitait la multitude. La supériorité acquise par ce petit nombre dans l'utilisation des armes et dans la maîtrise du savoir leur permettait d'opprimer et d'exploiter les masses désarmées et ignorantes. D'un autre côté, cette oppression et cette exploitation devenaient un moyen d'augmenter les capacités des classes dominantes dans ces deux domaines.

Les nations qui avaient su demeurer libres de toute exploitation et de toute oppression, restaient ignorantes et souvent aussi sans défense face à des voisins mieux armés et plus instruits. Dans la lutte pour la vie, les nations des exploiteurs et des oppresseurs l'emportaient pour cette raison sur celles qui restaient attachées au communisme et à la démocratie des temps primitifs.

Le mode de production capitaliste a porté la productivité du travail à un niveau si considérablement élevé que cette source d'antagonismes de classes s'est tarie. S'ils subsistent, ce n'est plus par nécessité sociale, mais seulement comme prolongation d'un rapport de forces hérité du passé, si bien qu'ils disparaissent dès que ce rapport s'évanouit.

Le mode de production capitaliste lui-même a, en raison des énormes surplus qu'il produit, donné aux différentes nations les moyens de passer au service militaire universel et par là de ranger au placard l'aristocratie des guerriers. Lui-même met par ailleurs toutes les nations du marché mondial en relations si étroites et si constantes que la paix mondiale devient de plus en plus une nécessité impérieuse et que toute guerre à l'échelle du monde apparaît comme une folie abjecte.

Une fois dépassés, avec le mode de production capitaliste, les antagonismes économiques opposant les nations les unes aux autres, la paix perpétuelle à laquelle aspirent les masses de tous les pays dès aujourd'hui, deviendra réalité. La paix que le despotisme latin parvint à instaurer au deuxième siècle du christianisme entre les nations du pourtour méditerranéen - le seul bienfait qu'il leur ait apporté, - la démocratie sociale du vingtième siècle l'établira pour les nations du monde entier.

Ainsi disparaîtra complètement tout fondement à l'opposition entre la classe des guerriers et celle des gens désarmés.

Les fondements de l'opposition entre gens instruits et gens incultes se dissiperont de même. Dès aujourd'hui, avec l'imprimerie, le mode de production capitaliste a considérablement réduit le coût des moyens de production du savoir et les a rendus accessibles aux masses. En même temps, il produit une demande croissante d'intellectuels qu'il forme dans ses écoles, mais fait tomber dans le prolétariat au fur et à mesure qu'ils deviennent de plus en plus nombreux. En outre, il a créé la possibilité technique de réduire considérablement le temps de travail, et diverses couches de travailleurs se sont déjà assuré quelques longueurs d'avance dans cette direction et conquis plus de temps libre pour leur culture.

Dès que le prolétariat l'aura emporté, il fera aussitôt s'épanouir pleinement toutes les promesses de ces semences, et exploitera toutes les possibilités de culture générale des masses créées par le mode de production capitaliste pour en faire la plus splendide des réalités.

Alors que l'époque de l'ascension du christianisme avait été marquée par le plus affligeant déclin intellectuel, par une expansion rapide de l'ignorance la plus grotesque et par la superstition la plus stupide, l'époque du socialisme ascendant est celle où les sciences de la nature connaissent les progrès les plus éclatants et où s'étend avec rapidité la culture des masses populaires organisées par la social-démocratie.

L'antagonisme de classe né des nécessités militaires a déjà perdu sa base, et celui qui a ses racines dans la propriété privée des moyens de production la perdra dès que la domination politique du prolétariat produira ses effets, et ses conséquences se manifesteront rapidement dans la diminution des différences basées sur l'instruction et qui pourraient avoir disparu dans l'espace d'une génération.

Alors s'éteindra la dernière cause d'un antagonisme ou d'une différence de classes.

La social-démocratie, non seulement prendra un autre chemin que le christianisme pour accéder au pouvoir, mais son impact sera tout autre. Elle mettra fin pour toujours à toute domination de classe.

  1. 115 Première épitre aux Corinthiens, 1, 26 sq.
  2. Histoire des mœurs romaines, II., p. 540 à 543.
  3. Jacques, 1, 9 à 11, 2, 5 à 7.
  4. Pfleiderer, Le christianisme primitif, I, p. 613.
  5. S.P.N. Joanni Chrysostomi opera omnia quae exstant. Paris 1859, Ed . Migne. IX, 96 à 98
  6. Jean 12, 4 à 7.
  7. Jean 13, 27 à 29.
  8. Luc 14, 33.
  9. Luc 12, 33.
  10. Luc 18, 18 à 23.
  11. Friedländer, Histoire des mœurs romaines, I, p. 111.
  12. Luther traduit « emmener une sœur qui me tienne lieu de femme », Weizsäcker « emmener comme épouse ». Γυνή désigne la femme comme être sexué, la femelle chez les animaux, aussi la concubine, enfin l'épouse. Il est impossible qu'il s'agisse ici d'une épouse légale, puisque l'apôtre défend sa « liberté ».
  13. 1. Corinthiens 9, 1, 5.
  14. Pfleiderer, Christianisme primitif, II, p. 171.
  15. Pfleiderer, op. cit., p. 172.
  16. Pfleiderer, Christianisme Primitif, II, p. 113, 114.
  17. Critique des évangiles et histoire de leurs origines, 1851, p. 248
  18. Guerre Juive, III, 2, 1.
  19. O. Pfleiderer, La naissance du christianisme, 1907, p. 112 à 114
  20. De : εὐ, eu, bon, heureux et ἀγγέλλω, annoncer
  21. Cf. Bruno Bauer, Les Actes des Apôtres, un équilibrisme entre le paulinisme et le judaïsme à l'intérieur de l'Eglise chrétienne, 1850.
  22. Notons ici à titre de curiosité « le miracle stylistique accompli par Mathieu, qui fait entrer Jésus en même temps sur deux montures » (Bruno Bauer, Critique des évangiles, III, p. 114). Les traductions traditionnelles camouflent ce miracle. Par exemple chez Luther : « Et ils amenèrent l'ânesse et son poulain et posèrent leurs habits dessus et l'assirent dessus. » (Mathieu 21, 7) L'original dit : Et ils amenèrent l'ânesse et son poulain et posèrent leurs habits sur les deux (ἐπ᾽ ἀυτῶν) et l'assirent sur les deux((ἐπάνω ἀυτῶν). Ils avaient beau se sentir libres de dénaturer le texte, les copistes ont reproduit ce passage tel quel les uns après les autres, ce qui est symptomatique de la distraction et de la balourdise des compilateurs des évangiles.
  23. Schürer, Histoire du peuple juif, II, p. 211.
  24. σκολιοῖς Le mot inclut injustice, fausseté et fourberie. Luther donne une traduction très atténuée : difficiles
  25. Cité par Harnack, « La mission et la propagation du christianisme dans les trois premiers siècles », 1906, I, p. 132. Voir aussi Pfleiderer, Christianisme primitif, II, 672, 673.
  26. Cette phrase marque une rupture de sens, et est par ailleurs douteuse, notamment le « certes » (γοῠν). En outre Suidas, un lexicographe du 10ème siècle, note expressément que Lucien aurait, dans sa biographie de Pérégrinus, « calomnié le Christ lui-même ». Dans les textes qui nous sont parvenus, on ne trouve pas de passage correspondant. Il serait tentant de considérer que c'est cette phrase qui est en jeu, et de supposer que Lucien se serait ici moqué de Jésus, que cela aurait scandalisé des âmes pieuses et les aurait incitées, en la copiant, à la retourner en son contraire. Différents chercheurs admettent effectivement que cette phrase pourrait être, dans sa forme actuelle, le résultat d'une falsification.
  27. Lucien, La mort de Pérégrinus, 11 à 16.
  28. Cité par Harnack dans son édition de la « Doctrine des douze apôtres », p. 130 sq.
  29. Diakoneo : l'étymologie est plus évidente en allemand (Diakon) qu'en français (diacre)
  30. Edwin Hatch, L'organisation des églises chrétiennes dans l'Antiquité. Traduit et annoté par A. Harnack, Gießen 1883
  31. Hatch, Organisation de l’Église chrétienne, 152, 153.
  32. Ecclesia, ἐκκλησία, signifie à l'origine assemblée du peuple.
  33. Kleros (κλῆρος), l'héritage, la propriété de Dieu, le peuple de Dieu, les élus de Dieu
  34. De laos (λᾶος), le peuple
  35. Catholique vient de « holos » (ὅλος), entier, complet, et de « kata » (κατα), en descendant de, concernant, appartenant à. « Katholikos » veut dire concernant la totalité, l’Église catholique est donc l’Église universelle.
  36. Harnack, Mission et propagation du christianisme, I, 370. Harnack cite comme exemple du pouvoir que les évêques avaient acquis sur leurs communautés l'évêque Trophime. Lorsque, dans une période de persécutions, celui-ci se convertit au paganisme, la majorité de sa communauté le suivit. « Mais quand il se renia et fit pénitence, il fut aussi suivi par les autres, qui ne seraient pas revenus à l’Église si Trophime n'avait pas été leur chef. »
  1. « Fresslegende » : approximativement « la légende du grand engloutissement », expression – de tonalité très familière - forgée dans des buts polémiques par Bernstein pour désigner une théorie attribuée à ses adversaires et selon laquelle la grande entreprise « dévorerait » inéluctablement la petite, et, par extension, signaler une vision, qu'il conteste, du passage au socialisme, du rythme de « l'expropriation des expropriateurs ». Évoquant une rupture révolutionnaire rapide elle a, dans la tonalité, quelque chose de commun avec le « grand soir ». Plaisamment, Kautsky la reprend ici en lui attribuant son sens littéral de « mythe de la grande bouffe ».
  2. « Ochsen, die leeres Stroh dreschen ». Kautsky risque une plaisanterie : Ochse, 1 « bœuf » 2 familièrement: un « abruti »; dreschen battre (le blé) - dans le texte biblique, un bœuf « bat », donc « écrase » du blé ; leeres Stroh dreschen « battre de la paille vide »: beaucoup parler pour ne rien dire. On reprend ici, pour équivalence dans la tonalité, une citation de Stendhal (La Chartreuse de Parme,1839, p. 63) : "Ce bœuf, ce roi des sots"