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Ière partie. La personne de Jésus
1. Les sources païennes[modifier le wikicode]
Quelle que soit l'attitude qu'on adopte vis-à-vis du christianisme, force est de reconnaître que c'est l'un des plus gigantesques phénomènes de l'histoire connue de l'humanité. On ne peut se défendre d'un sentiment de profonde admiration quand on regarde l’Église chrétienne, vieille de près de deux millénaires, et qui est là devant nous pleine de vitalité, et dans bien des pays plus puissante que le pouvoir d’État. Tout ce qui contribue à faire comprendre ce phénomène colossal, donc aussi l'étude des origines de cette organisation, bien qu'elle nous fasse faire un bond en arrière de plusieurs millénaires, est de ce fait de la plus vive actualité et d'une grande portée pratique.
Cela assure aux recherches sur les débuts du christianisme un intérêt bien plus grand qu'à toute autre recherche historique sur les périodes antérieures aux deux siècles passés, mais cela rend l'étude de cette époque encore plus difficile qu'elle ne le serait de toute façon.
L’Église chrétienne est devenue un appareil de domination qui, ou bien sert les intérêts de ses propres gouvernants, ou bien ceux d'autres gouvernants à la tête de l’État qui ont su la mettre à leur service. Quiconque les combat doit nécessairement lutter aussi contre elle. C'est ainsi que la lutte autour de l’Église, comme la lutte contre l'Eglise, sont devenues une affaire de partis, en lien étroit avec les intérêts économiques les plus importants. Cela perturbe évidemment l'impartialité de la recherche historique sur l’Église, et fort longtemps, cela a amené les classes dominantes à interdire purement et simplement l'exploration des débuts du christianisme, à attribuer à l’Église une nature divine qui devait se situer au-dessus de - et en-dehors de - toute critique humaine.
Les Lumières bourgeoises du dix-huitième siècle réussirent enfin à dissiper totalement cette auréole divine. C'est ce qui permit pour la première fois d'étudier scientifiquement la naissance du christianisme. Mais, curieusement, au dix-neuvième siècle encore, la science laïque s'est tenue à l'écart de ce domaine, et a feint de croire qu'il continuait à relever de la théologie et ne la concernait en rien. Toute une série d'ouvrages historiques rédigés par les plus sérieux historiens bourgeois du dix-neuvième siècle et qui sont consacrés à l'époque impériale à Rome, passent discrètement et prudemment sans y toucher à côté du phénomène le plus important de cette époque, la naissance du christianisme. C'est ainsi que Mommsen, par exemple, qui, dans le cinquième volume de son histoire romaine, traite en détail de l'histoire juive sous les Césars, ne peut éviter d'évoquer en passant et à l'occasion le christianisme, mais chez lui, celui-ci apparaît immédiatement armé de pied en cap, et il est tacitement supposé connu. Jusqu'ici, il n'y a pour l'essentiel que les théologiens et leurs adversaires, les propagandistes libres-penseurs, qui se soient intéressés aux débuts du christianisme.
Du reste, ce n'était pas nécessairement par la frilosité qui amenait l'historiographie bourgeoise, dans le mesure où elle voulait être pur travail d'historien et pas littérature de combat, à s'abstenir de se pencher sur les origines du christianisme. L'état déplorable des sources où nous devons puiser ce que nous pouvons savoir sur ce sujet, ne pouvait déjà, par lui-même, que l'en dissuader.
La conception traditionnelle voit dans le christianisme la création d'un homme, Jésus Christ. Et encore aujourd'hui on n'en est pas sorti. Certes, au moins dans les milieux « éclairés » et « instruits », on ne croit plus que Jésus soit un dieu, mais on pense quand même que c'est une personnalité hors du commun apparue avec l'intention de fonder une nouvelle religion et qui y réussit avec l'énorme succès que l'on connaît. Des théologiens éclairés adhèrent à cette conception, mais tout aussi bien des libres-penseurs radicaux, et ceux-ci ne diffèrent des premiers que par la critique qu'ils font de la personne de Jésus, qu'ils cherchent à dépouiller le plus possible de tout aspect sublime.
Cependant, dès la fin du dix-huitième siècle, l'historien anglais Gibbon s'est étonné, ironiquement, dans son histoire de la décadence et de la chute de l'empire romain (rédigée de 1774 à 1788), qu'aucun de ses contemporains n'ait parlé de Jésus, alors qu'il est censé avoir accompli des choses si incroyables.
« Comment expliquer », écrit-il, « l'attention indolente accordée par le monde païen et philosophique aux témoignages que la main du Tout-Puissant offrait, non à leur raison, mais à leurs sens ? A l'époque du Christ, de ses apôtres et de ses premiers disciples, la doctrine qu'ils prêchaient était confirmée par d'innombrables miracles. Les paralytiques marchaient, les aveugles voyaient, les malades étaient guéris, les morts ressuscités, les démons exorcisés, et les lois de la nature étaient souvent suspendues pour le plus grand bien de l’Église. Mais les sages de la Grèce et de Rome se détournaient de ce spectacle imposant le respect et semblaient, en poursuivant les occupations ordinaires de la vie et des études, être inconscients de tous les changements qui affectaient le gouvernement moral et physique de l'univers. »
Selon la tradition chrétienne, à la mort de Jésus, la terre entière, ou au moins toute la Palestine, fut plongée dans les ténèbres pendant trois heures. Cela se produisit du vivant de Pline l'ancien, qui a consacré tout un chapitre de son histoire naturelle aux éclipses. Mais il ne dit pas un mot de celle-ci. (Gibbon, chapitre 15)
Mais même si nous laissons de côté les miracles, il est difficilement compréhensible qu'une personnalité comme celle du Jésus des évangiles, qui selon eux, ébranlait tellement les esprits et les cœurs, ait pu agir et finalement mourir en martyr de sa cause sans que les contemporains païens ni juifs ne trouvent bon d'en rien signaler.
La première fois que Jésus est mentionné par un homme qui n'était pas chrétien, c'est dans les « Antiquités juives » de Flavius Josèphe. Le 3ème chapitre du livre 18 traite du procurateur Ponce Pilate, et voici ce qui y est dit entre autres :
« A cette époque vivait Jésus, un homme sage, s'il est permis de dire de lui qu'il était un homme, car il accomplissait des miracles et enseignait aux gens, qui accueillaient avec joie la vérité, et il trouva beaucoup de partisans parmi les Juifs et les Hellènes. C'était le Christ. Bien qu'ensuite, sur l'accusation des hommes les plus distingués de notre peuple, Pilate l'ait puni du châtiment de la croix, ceux qui l'avaient aimé les premiers lui restèrent fidèles. Car il leur réapparut le troisième jour, ressuscité pour une nouvelle vie, comme l'avaient prédit les prophètes de Dieu, qui avaient prédit également des milliers d'autres choses merveilleuses à son sujet. Il a donné son nom aux chrétiens, dont la secte (φῦλον) n'a jamais depuis lors cessé d'exister. »
Flavius Josèphe parle encore du Christ dans le livre 20, au 9ème chapitre, 1 ; il y est dit que le grand-prêtre Ananus, sous le gouvernorat d'Albin (à l'époque de Néron), aurait fait en sorte que « Jacques, le frère de Jésus, celui qu'on appelait le Christ (τοὺ λεγομένου χριστοὺ), fût traîné devant les tribunaux, accusé d'infraction à la loi et lapidé. »
Ces témoignages ont toujours été mis particulièrement en avant par les chrétiens, étant donné qu'ils proviennent d'un homme qui n'était pas chrétien, mais un Juif, un pharisien né en 37 de notre ère et vivant à Jérusalem, et donc parfaitement en mesure de posséder des informations authentiques sur Jésus. Et son témoignage serait d'autant plus remarquable qu'en tant que Juif, il n'avait aucune raison de raconter des fables favorables aux chrétiens.
Mais c'est précisément cette apologie dithyrambique sous la plume d'un Juif dévot qui rendit très tôt suspect ce passage de son œuvre. Au seizième siècle déjà, on mit en cause son authenticité, et aujourd'hui on est sûr que c'est un faux et qu'il n'est pas du tout de Flavius Josèphe.[1] Il a été inséré au troisième siècle par un copiste chrétien manifestement choqué que Flavius Josèphe, qui colporte les racontars les plus insignifiants venant de Palestine, ne dise absolument rien de la personne de Jésus. Ce chrétien avait bien senti, du fond de sa piété, que l'absence de toute évocation du Christ plaidait contre l'existence ou au moins l'importance de la personne de son Sauveur. C'est ainsi que la découverte du faux est devenu une pièce à charge.
Le passage concernant Jacques est également très douteux. Il est exact qu'Origène, qui a vécu de 185 à 254 après J.C., mentionne dans ses commentaires de Mathieu un témoignage de Flavius Josèphe sur Jacques. Il y fait observer qu'il est étrange que Flavius Josèphe n'ait malgré tout pas cru que Jésus était le Christ. Dans son écrit polémique contre Celse, il cite ce passage de Flavius Josèphe sur Jacques et constate également que Flavius Josèphe n'était pas croyant. Ces phrases d'Origène sont une des preuves qui démontrent que la rédaction originale ne pouvait avoir contenu le passage si étonnant sur Jésus où il reconnaît en lui le Christ, le Messie. Il s'avère en même temps que le passage concernant Jacques et qu'Origène trouva chez Flavius Josèphe, est aussi un faux. Car le texte cité par Origène est différent de celui qui se trouve dans les manuscrits de Flavius Josèphe qui nous sont parvenus. La destruction de Jérusalem y était présentée comme le châtiment de l'exécution de Jacques. Ce faux n'est pas passé dans les autres manuscrits et ne nous est donc pas parvenu. Le passage concernant Jacques et qui se trouve dans les manuscrits que nous avons, n'est en revanche pas cité par Origène, alors qu'il mentionne l'autre par trois fois à différentes occasions. Et pourtant, il rassemble soigneusement tous les témoignages de Flavius Josèphe qui pouvaient être exploités en faveur de la foi chrétienne. On peut donc faire l'hypothèse que le passage que nous avons et qui concerne Jacques est également un faux, et qu'il a été inséré par un chrétien pieux pour la plus grande gloire de Dieu, seulement après Origène, mais avant Eusèbe qui le cite.
Comme les lignes concernant Jésus et Jacques, celles qui, chez Flavius Josèphe, ont trait à Jean-Baptiste (Antiquités XVIII, 5, 2) sont suspectes d'être une « interpolation ».[2]
Voilà donc chez Flavius Josèphe, à tout bout de champ, des faux commis par des chrétiens dès la fin du deuxième siècle. C'est que le silence de Flavius Josèphe sur les personnages principaux des évangiles était par trop voyant, il fallait le corriger.
Mais même si le témoignage concernant Jacques était authentique, il démontrerait dans le meilleur des cas qu'il a existé un Jésus qu'on appelait Christ, c'est-à-dire Messie. « S'il fallait réellement attribuer le passage à Flavius Josèphe, la théologie critique n'aurait ce faisant gagné qu'un fil d'une toile d'araignée auquel on accrocherait une figure humaine. Il y a eu, à l'époque de Flavius Josèphe et jusque dans les dernières décennies du deuxième siècle, tellement de prétendants au titre de Christ, qu'il n'en est resté bien souvent que des évocations sommaires. Nous avons un Judas de Galilée, un Theudas, un Égyptien anonyme, un Samaritain, un Bar Kokhba, - pourquoi n'y aurait-il pas eu aussi un Jésus parmi eux ? Jésus était un nom juif très répandu. »[3]
Le deuxième passage de Flavius Josèphe nous dit donc dans le meilleur des cas que parmi les agitateurs de Palestine qui se présentaient alors comme étant le Messie, comme l'oint du Seigneur, il y en avait aussi un qui s'appelait Jésus. Cela ne nous apprend rien sur sa vie et ses actes.
Le deuxième écrivain non-chrétien qui mentionne Jésus est l'historien romain Tacite, l'auteur des Annales, rédigées autour de l'an 100. Dans le livre 15, il décrit l'incendie de Rome sous Néron, et voici ce qui est dit dans le chapitre 44 :
« Pour déjouer les rumeurs (qui rendaient Néron responsable de l'incendie), il présenta comme coupables des gens qui, exécrés en raison de leurs ignominies, étaient appelés chrétiens par le peuple, et leur infligea les châtiments les plus raffinés. L'homme à l'origine de leur nom, Christ, avait été exécuté par le procurateur Ponce Pilate sous le règne de Tibère. La superstition, momentanément stoppée, se répandit ensuite de nouveau, pas seulement en Judée, le pays d'origine de cette épidémie (mali), mais aussi dans Rome même, qui voit affluer de tous les points cardinaux et se propager tout ce qu'il peut y avoir d'abject et d'ignoble (atrocia aut pudenda). On se saisit d'abord de quelques-uns, qui passèrent aux aveux. Puis sur leurs indications, on en arrêta un nombre immense qui furent convaincus, non pas d'avoir mis le feu, mais de détester le genre humain. Leur exécution tourna au divertissement ; on les enveloppa de peaux de bêtes sauvages et les laissa se faire déchiqueter par les chiens ou bien on les crucifia ou les apprêta pour être brûlés, ce qui se fit dès que la nuit tomba, pour l'illuminer. Néron prêta ses jardins pour ce spectacle et il organisa des jeux du cirque où il se mêla au peuple dans les atours d'un aurige ou monta sur un char de course. Bien qu'il s'agît de malfaiteurs qui méritaient les plus sévères châtiments, on se prit de pitié pour eux, comme s'ils n'étaient pas sacrifiés pour le bien de tous, mais étaient les victimes de la folie furieuse d'un seul individu. »
Ce document n'a assurément pas été trafiqué par des chrétiens pour retourner l'opinion en leur faveur. L'exactitude en a été certes mise en cause, Dio Cassus ne parlant pas du tout d'une persécution des chrétiens sous Néron. Mais Dio Cassus a vécu cent ans après Tacite. Suétone, qui écrivit peu après Tacite, parle également dans sa biographie de Néron d'une persécution des chrétiens, « des gens qui se sont adonnés à une nouvelle et pernicieuse superstition ». (Chapitre 16)
Mais Suétone ne nous parle pas de Jésus et Tacite ne transmet même pas son nom. Christ, le terme grec qui désigne « celui qui a reçu l'onction sacrée », n'est que la traduction du mot hébreu « Messie ». Tacite ne nous dit rien sur l'activité de Jésus et le contenu de sa doctrine.
Et voilà tout ce que nous apprenons sur Jésus à partir des sources non-chrétiennes du premier siècle de notre ère.
2. Les sources chrétiennes[modifier le wikicode]
Mais les sources chrétiennes n'en sont-elles pas d'autant plus abondantes ? N'avons-nous pas dans les évangiles les descriptions les plus détaillées de la doctrine et des activités de Jésus ?
Certes, détaillées, elles le sont à suffisance. Mais malheureusement, c'est avec leur crédibilité qu'il y a bien des problèmes. L'exemple du texte de Flavius Josèphe falsifié nous a déjà montré une caractéristique de l'historiographie chrétienne ancienne, son indifférence totale à la vérité. Ce qui lui importait, ce n'était pas la vérité, mais l'effet produit, et elle n'était absolument pas regardante dans le choix des moyens.
Pour être juste, il faut reconnaître qu'elle n'était pas la seule dans ce cas à son époque. La littérature religieuse juive ne faisait pas mieux, et les mouvements mystiques « païens » des siècles qui ont précédé et suivi le début de notre ère tombaient eux aussi dans les mêmes manquements. La crédulité du public, la passion d'en imposer, comme le manque de confiance en ses propres forces, le besoin de s'adosser à des autorités surnaturelles, un sens des réalités déficient, toutes propriétés que nous allons découvrir, infectaient alors toute la littérature, et ce d'autant plus qu'elle s'écartait de la tradition. Nous tomberons souvent sur des manifestations de ce type dans la littérature chrétienne et juive. La philosophie mystique, à vrai dire étroitement apparentée au christianisme, avait aussi cette propension, comme le montre l'exemple des néo-pythagoriciens, un courant apparu un siècle avant notre ère, mélange de platonisme et de stoïcisme, regorgeant de croyance dans la révélation et d'addiction aux miracles, qui se faisait passer pour la doctrine de Pythagore, vieux philosophe ayant vécu au sixième siècle avant notre ère – ou avant J.C., comme on dit -, et sur lequel on ne savait quasiment rien. Ce qui rendait d'autant plus facile de lui imputer tout ce pour quoi on avait besoin de l'autorité d'un grand nom.
« Les néo-pythagoriciens voulaient être considérés comme les disciples fidèles du vieux philosophe de Samos : pour démontrer que leurs doctrines relevaient du pythagorisme d'origine, ils lui attribuaient effrontément des foules d'écrits qui mettaient sans vergogne dans la bouche d'un Pythagore ou d'un Archytas absolument n'importe quoi, même de la date la plus récente ou même archiconnu comme étant d'origine platonicienne ou aristotélicienne. »[4]
Nous trouvons exactement la même chose dans la littérature des premiers chrétiens, ce qui fait qu'elle représente un chaos que toute une série d'esprits parmi les plus perspicaces cherche depuis plus d'un siècle à remettre en ordre, sans qu'ils soient parvenus à avancer bien loin dans cette tâche et à arriver à suffisamment de résultats incontestables.
Un seul exemple montrera à quel point les interprétations les plus diverses de l'origine des écrits du christianisme primitif forment un assortiment extravagant, celui de l'Apocalypse de Jean, qui est, il faut le reconnaître, un casse-tête particulièrement difficile. Voici ce qu'en dit Pfleiderer dans son livre sur « Le christianisme primitif, ses écrits et ses doctrines » :
« Le livre de Daniel était la plus ancienne des apocalypses de ce type et a servi de modèle pour l'ensemble de ce genre littéraire. Comme on avait trouvé la clé des visions de Daniel dans les événements contemporains de la guerre juive sous Antiochos Epiphane, on eut raison d'en déduire que l'Apocalypse de Jean devait s'expliquer aussi par la situation de son époque. Or 666, le nombre mystique du chapitre 13, verset 18, ayant été interprété presque simultanément par plusieurs savants (Benary, Hitzig et Reuss), en s'appuyant sur la valeur numérique des lettres hébraïques, comme désignant l'empereur Néron, on en déduisit, en comparant les chapitres 13 et 17, que l'Apocalypse avait été rédigée peu après la mort de Néron en 68. Ce fut longtemps l'opinion dominante, en particulier dans l'ancienne école de Tübingen, laquelle, partant que l'hypothèse non contestée que le livre avait été rédigé par l'apôtre Jean, pensait avoir trouvé dans les controverses entre judaïstes et pauliniens la clé d'explication de tout le livre, ce qui n'était rendu possible dans le détail que par une lecture arbitraire (en particulier chez Volkmar). L'impulsion pour un nouvel examen approfondi de la question fut lancée en 1882 par un élève de Weizsäcker, Daniel Völker, qui émit la supposition qu'un texte de départ avait été remanié et enrichi par différents rédacteurs entre 66 et 70 (plus tard entre 66 et 140). La méthode d'histoire littéraire ainsi appliquée passa dans les quinze années qui suivirent par les variations les plus diverses : pour Bischer, un texte juif avait été remanié par un rédacteur chrétien, Sabatier et Schön pensaient inversement que des éléments juifs avaient été introduits dans un texte chrétien ; Weyland distingua deux sources juives de l'époque de Néron et de Titus et un rédacteur chrétien de l'époque de Trajan ; Spitta voyait un texte chrétien de l'an 60, deux sources juives de l'an 63 et de l'an 40, et un rédacteur chrétien de l'époque de Trajan ; Schmidt : trois sources juives et deux chrétiens qui les auraient remaniées ; Völker, dans un nouvel ouvrage de 1893, une apocalypse primitive datant de 62 et quatre nouvelles versions datant des règnes de Titus, Domitien, Trajan et Hadrien. Le résultat final de toutes ces hypothèses se contredisant et renchérissant les unes sur les autres fut en fin de compte seulement que « ceux qui n'avaient pas pris part au débat avaient l'impression que, dans le domaine des recherches sur le Nouveau Testament, rien n'était sûr et qu'on n'était à l'abri d'aucune interprétation » (Jülicher). »[5]
Pfleiderer croit à vrai dire que « les recherches persévérantes des vingt dernières années ont abouti à un résultat solide », mais il n'ose quand même pas l'affirmer en toute certitude, il dit qu'il lui « semble » qu'il en est ainsi. Il n'y a finalement d'à peu près incontestable que ce qui concerne les falsifications repérées dans la littérature du christianisme primitif.
Il est établi que seul un tout petit nombre de textes provient des auteurs auxquels ils sont attribués, que, pour la plupart, ils ont été écrits bien après la date qui y est revendiquée, et que le texte d'origine a très souvent été très grossièrement défiguré par des remaniements et des ajouts. On est sûr, enfin, qu'aucun des évangiles ou des autres textes du christianisme primitif ne provient d'un contemporain de Jésus.
On estime maintenant que l'évangile le plus ancien est celui qui est attribué à Marc, mais qu'il n'a en tout cas pas été écrit avant la destruction de Jérusalem, que l'auteur fait prophétiser à Jésus, et qui était donc un fait accompli lorsqu'il a commencé à rédiger. Il n'a en conséquence pas été écrit avant que se soit écoulé environ un demi-siècle après la période où l'on place la mort de Jésus. Ce qu'il couche par écrit est donc le produit d'une légende qui se constituait depuis une cinquantaine d'années.
Après Marc vient Luc, ensuite celui qu'on appelle Mathieu, enfin, bon dernier, Jean, au milieu du deuxième siècle, au moins cent ans après la naissance du Christ. Plus on avance dans le temps, plus les récits des évangiles comportent de merveilleux. Marc, déjà, nous parle de miracles, mais ils n'ont l'air de rien en comparaison de ceux qui vont suivre. Par exemple les résurrections. Chez Marc, Jésus est appelé auprès de la fille de Jaïre qui est à l'agonie. Tout le monde croit qu'elle est déjà morte, mais Jésus dit : Elle ne fait que dormir, tendez-lui la main, et elle se relèvera. (Marc, chapitre 5)
Chez Luc, vient s'ajouter le jeune homme de Naïm qui est réveillé d'entre les morts. Il est mort depuis assez longtemps pour qu'on l'emporte au tombeau quand Jésus le rencontre. Celui-ci le fait se relever de son cercueil. (Luc, chapitre 7)
Mais cela ne suffit pas à Jean. Il nous raconte au chapitre 11 la résurrection de Lazare qui est déjà au tombeau depuis quatre jours et sent déjà. Là, il bat un record.
Les évangélistes étaient de grands ignorants qui avaient, sur bien des sujets sur lesquels ils écrivaient, des idées complètement fausses. C'est ainsi que Luc fait faire à Joseph accompagné de Marie le déplacement de Nazareth à Bethléem, où Jésus naît, à cause d'un recensement romain. Or il n'y a jamais eu de recensement de ce genre sous le règne d'Auguste. En outre, la Judée n'est devenue une province romaine qu'après la date qui est indiquée pour la naissance du Christ. Il y a certes eu un recensement en l'an 7 après J.C., mais celui-ci s'est fait dans les localités de résidence. Il ne rendait nullement nécessaire de faire le voyage de Bethléem.[6]Nous y reviendrons.
Le procès qui amène Jésus devant Ponce Pilate n'est conforme ni au droit juif, ni au droit romain. Même là où les évangélistes ne racontent pas de miracles, ce qu'ils disent est bien souvent faux ou impossible.
Et ce qui a été ainsi compilé comme « évangile » a ensuite encore été modifié sous bien des aspects par des « rédacteurs » et des copistes ultérieurs, pour l'édification des croyants.
Par exemple, les meilleurs manuscrits de l'évangile de Marc concluent l'ouvrage par le verset 8 du chapitre 16, où les femmes cherchent Jésus mort dans son tombeau, mais trouvent à sa place un jeune homme vêtu d'une longue tunique blanche. Elles quittèrent alors le tombeau « en tremblant de peur ».
Ce qui suit dans les éditions traditionnelles a été ajouté plus tard. Mais il est impossible que l'ouvrage se soit terminé par ce verset 8. Renan déjà supposait que la suite avait été effacée dans l'intérêt de la cause, parce qu'il aurait contenu un récit qui, aux yeux des générations suivantes, aurait paru choquant.
Autre point, Pfleiderer, comme d'autres, conclut, après une étude de détail, « que l'évangile de Luc ne parlait encore pas de la conception surnaturelle de Jésus, que cet élément était plus tardif et avait été rajouté plus tard en insérant les versets 1, 34 sq.[7] et les mots « à ce que l'on pensait » dans 3, 23 ». (Christianisme primitif, I, p. 408)
Rien d'étonnant, au vu de tout cela, que dès les premières décennies du dix-neuvième siècle, bien des chercheurs aient reconnu qu'on ne pouvait absolument pas utiliser les évangiles comme sources pour une histoire de Jésus et que Bruno Bauer en soit même venu à nier totalement qu'il fût un personnage historique. Il est compréhensible que les théologiens ne puissent malgré tout abandonner les évangiles et que même ceux d'entre eux qui sont les plus libéraux mettent tout en œuvre pour préserver leur autorité. Que resterait-il du christianisme si l'on renonçait à la personne du Christ ? Mais pour la sauver du naufrage, ils sont obligés de se livrer à des contorsions bien étranges.
Harnack, par exemple, a expliqué dans ses cours sur « l'essence du christianisme » (1900), que David Friedrich Strauss avait bien cru avoir pulvérisé l'historicité des évangiles. Mais, continuait-il, le travail historique et critique de deux générations aurait réussi à la rétablir dans une large mesure. Certes, les évangiles ne sont pas une œuvre historique, ils n'ont pas été écrits pour raconter ce qui s'était passé, mais pour édifier les fidèles. « Pourtant, comme sources historiques, ils ne sont nullement inutilisables, d'autant plus que le but qu'ils poursuivent n'est pas emprunté de l'extérieur, mais coïncide partiellement avec les intentions de Jésus. » (p. 14)
Mais de ces intentions, nous ne savons que ce que les évangiles nous en disent ! Toute la démonstration de Harnack entreprise pour établir la crédibilité des évangiles comme sources d'information sur la personnalité de Jésus prouve une seule chose, c'est à quel point il est impossible d'avancer quoi que ce soit de certain et de probant en ce sens.
Dans la suite de son traité, Harnack lui-même se voit obligé de laisser tomber comme a-historique tout ce que les évangiles racontent sur les trente premières années de Jésus, et de même sur la période suivante, tout ce dont on peut établir que c'est impossible ou simplement inventé. Mais il voudrait pourtant sauver le reste et y voir des faits historiques. Selon lui, il nous reste encore « un tableau vivant des prédications de Jésus, de la fin de sa vie et de l'impression qu'il a faite sur ses disciples. » (p. 20)
Mais comment Harnack sait-il que les enseignements de Jésus, précisément eux, ont été fidèlement reproduits dans les évangiles ? Les théologiens considèrent avec beaucoup plus de scepticisme les reproductions d'autres sermons de cette époque. Pfleiderer, qui est un collègue de Harnack, écrit dans son livre sur le christianisme primitif :
« Il est futile en fait de discuter de l'historicité des discours relatés par les Actes des Apôtres ; qu'on songe seulement à toutes les conditions qui devraient être remplies pour rendre possible une retransmission littérale ou même simplement à peu près fidèle : il aurait fallu qu'ils soient aussitôt notés par écrit (ou plutôt carrément sténographiés) par un témoin oculaire, et ces notes consignant les différents discours auraient dû être gardées pendant plus d'un demi-siècle dans les milieux de ceux qui les avaient entendus et qui étaient pour la plupart des Juifs ou des païens et n'avaient qu'indifférence ou hostilité pour ces propos. Et ensuite, l'historien aurait dû aller les chercher dans les endroits les plus divers pour les collecter ! Une fois qu'on s'est rendu compte que tout cela est impossible, il n'y a plus de doutes, et on sait ce qu'on doit penser de tous ces discours : ce sont, dans les Actes des Apôtres exactement comme chez tous les historiens laïcs de l'Antiquité, de libres compositions dans lesquelles l'auteur fait parler ses héros comme il pense qu'ils auraient pu parler dans les situations où ils sont présentés. » (p 500, 501)
Très juste ! Mais pourquoi tout cela, tout d'un coup, ne devrait-il pas s'appliquer aux discours de Jésus, dont les rédacteurs des évangiles étaient encore plus éloignés dans le temps que des discours retranscrits dans les Actes de Apôtres ? Pourquoi le discours de Jésus dans les évangiles devraient-ils être autre chose que des discours dont les rédacteurs de ces récits auraient voulu que Jésus les ait prononcés ? Et effectivement, on trouve dans ces discours tels qu'ils nous sont transmis bien des contradictions, par exemple des discours de rébellion et des discours de soumission, pour lesquelles la seule explication possible est que, parmi les chrétiens, existaient différents courants dont chacun adaptait à ses besoins les discours du Christ qu'il propageait. Un seul exemple montrera à quel point les chrétiens étaient peu regardants dans cet ordre de choses. Que l'on compare le sermon sur la montagne chez Luc et chez Mathieu. Chez le premier, c'est encore une glorification des déshérités, une condamnation des riches. A l'époque de Mathieu, beaucoup de chrétiens commençaient à trouver cela gênant. D'un trait de plume, l'évangile de Mathieu fait des déshérités qui accèdent à la félicité, des pauvres en esprit, quant à la damnation promise aux riches, elle disparaît totalement.
Voilà comment on manipulait des discours qui étaient déjà écrits, et on voudrait nous faire croire que les discours que Jésus aurait, dit-on, prononcés un demi-siècle avant qu'ils soient notés, sont retranscrits fidèlement dans les évangiles ! Il est impossible de conserver fidèlement pendant cinquante ans, seulement par transmission orale, le texte exact d'un discours qui n'a pas été noté aussitôt. Celui qui malgré cela prétend mettre par écrit textuellement, au bout d'une aussi longue période, des discours qui ne sont connus que par ouï-dire, montre seulement qu'il se croit autorisé à écrire ce qui lui convient à lui, ou bien qu'il est assez crédule pour prendre pour argent comptant ce qu'on lui raconte.
D'un autre côté, on peut prouver que bien des propos mis dans la bouche de Jésus ne sont pas de lui, mais étaient déjà en vogue avant lui.
On considère par exemple le « Notre Père » comme un produit spécifique de Jésus. Mais Pfleiderer indique qu'une très ancienne prière du kaddich en araméen se concluait par ces mots :
« Que son nom sublime soit dressé et sanctifié dans le monde qu'il a créé selon sa volonté. Qu'il instaure son règne de votre vivant et du vivant de toute la maison d'Israël. »
On voit que le début du Notre-Père chrétien est une imitation.
Mais s'il n'y a rien à retenir des discours de Jésus, de l'histoire de sa jeunesse et surtout pas de ses miracles, qu'est-ce qu'il reste alors des évangiles ?
Selon Harnack, il resterait la forte impression faite par Jésus sur ses disciples et l'histoire de sa passion. Mais les évangiles n'ont pas été rédigés par les disciples, ils ne reflètent pas l'impression que la personnalité de Jésus, mais celle que les récits sur la personnalité de Jésus, ont faite sur les membres de la communauté chrétienne. Même la plus profonde empreinte ne dit rien sur la vérité historique de ces récits. Un récit qui parle d'une personne fictive peut aussi laisser une marque profonde dans la société si les conditions historiques sont réunies. Quelle n'a pas été l'empreinte laissée par le Werther de Goethe, alors que tout le monde savait que ce n'était là qu'un roman. Et pourtant il a suscité de nombreux disciples et de nombreux successeurs.
Il se trouve que les siècles qui précédent et suivent immédiatement Jésus ont vu dans le monde judaïque des personnalités nées de l'imagination produire les plus grands effets quand les exploits et les doctrines qu'on leur attribuait entraient en résonance avec les besoins pressants du peuple juif. Ainsi par exemple de la figure du prophète Daniel, dont le livre de Daniel raconte qu'il aurait vécu sous le règne de Nabuchodonosor, de Darius et de Cyrus, donc au sixième siècle avant J.C., qu'il aurait accompli les miracles les plus stupéfiants et émis des prophéties qui se seraient plus tard réalisées de façon étonnante, celles-ci culminant dans la prédiction que le judaïsme serait frappé de grands malheurs dont il serait sauvé par un rédempteur qui le ferait accéder à une nouvelle splendeur. Ce Daniel n'a jamais existé, le livre qui parle de lui a été écrit vers l'an 165, à l'époque du soulèvement des Macchabées, il n'y a rien de surprenant à que toutes les prophéties qu'il aurait émises au sixième siècle se soient révélées exactes jusqu'à cette date, mais cela remplissait le pieux lecteur de la conviction que la dernière prédiction d'un prophète aussi infaillible ne pourrait manquer de s'accomplir. Tout cela était une affabulation effrontée, ce qui ne l'a pas empêchée de produire des effets considérables ; la croyance au Messie, la croyance à un sauveur à venir, en tira l'essentiel de sa force, ce fut un modèle qu'imitèrent toutes les prophéties annonçant un Messie. Le livre de Daniel montre cependant aussi avec quel sans-gêne on se livrait à l'époque, dans les cercles de dévots, à des mystifications à seule fin d'aboutir au résultat souhaité. L'effet produit par le personnage de Jésus ne prouve donc en rien son authenticité historique.
Ainsi donc, de ce que Harnack lui-même pense avoir sauvé comme noyau historique des évangiles, il ne reste rien que l'histoire de la Passion du Christ. Mais elle est elle aussi, du début à la fin, jusqu'à la résurrection et à l'Ascension, tellement truffée de miracles que là encore, il est presque impossible de repérer avec certitude un noyau historique. Du reste, nous nous occuperons plus tard d'un peu plus près de la crédibilité de cette histoire.
Il n'en va pas mieux des autres écrits du christianisme primitif. On sait que tout ce qui est censé venir de contemporains de Jésus, des apôtres par exemple, est constitué de faux, au moins au sens où ce sont des produits d'une époque plus tardive.
De toutes les lettres attribuées à Paul, il n'y en a aucune dont l'authenticité serait restée totalement incontestée. La critique historique a reconnu unanimement comme fausses un certain nombre d'entre elles. Le faux le plus effronté est sans doute la deuxième lettre aux Thessaloniciens. Dans cette lettre contrefaite, le rédacteur qui se cache derrière le nom de Paul met les lecteurs en garde : « Ne vous laissez pas égarer ni troubler, ni par un esprit, ni par un mot, ni encore par une lettre (falsifiée) en notre nom. » (2, 2). Et à la fin, l'imposteur ajoute : « La salutation est de ma main à moi, Paul. Je signe de cette façon toutes mes lettres, c’est mon écriture. » Ce sont ces mots qui l'ont trahi.
Une série d'autres lettres de Paul constituent peut-être les plus anciennes productions littéraires du christianisme. Mais elles ne parlent pratiquement pas de Jésus, sauf de sa crucifixion et de sa résurrection.
Point n'est besoin d'expliquer à nos lecteurs ce qu'il convient de penser de la résurrection. De la littérature chrétienne concernant Jésus, nous ne tirons donc quasiment aucune information qui soit sûre.
3. Les batailles autour de la figure de Jésus[modifier le wikicode]
Dans le meilleur des cas, nous n'avons donc comme noyau historique des récits primitifs sur Jésus rien de plus que ce que nous en dit Tacite : à l'époque de Tibère fut exécuté un prophète de qui la secte des chrétiens tirait son origine. De ce que ce prophète a enseigné et de ce qu'il a fait, on ne peut rien savoir avec certitude. Il ne peut en aucun cas avoir suscité l'émotion publique dont parlent les récits du christianisme primitif, sinon Flavius Josèphe, qui relate tant de faits sans importance, en rendrait assurément compte. L'agitation et l'exécution de Jésus n'ont suscité en tout cas chez ses contemporains pas le moindre intérêt. Mais si Jésus avait réellement été un agitateur qu'une secte vénérait comme son pionnier et son guide, alors sa personnalité devait immanquablement prendre de l'importance si la secte grossissait. Alors commença à se former autour de cette personnalité un cycle de légendes, dans lequel les esprits pieux investirent tout ce qu'ils souhaitaient que leur modèle eût dit et fait. Mais plus Jésus devenait un modèle exemplaire pour toute la secte, plus chacun des courants dont elle se composait depuis le début chercha à attribuer à cette personnalité les idées qui lui tenaient à cœur, pour pouvoir ensuite se référer à cette autorité. C'est ainsi que le personnage de Jésus, tel qu'il était dépeint dans les légendes qui étaient au départ colportées oralement, mais furent ensuite aussi fixées par écrit, devint de plus en plus une figure surhumaine, le résumé de tous les idéaux que la nouvelle secte développait, mais c'est aussi ainsi qu'il devint un personnage de plus en plus contradictoire, les différents traits qu'on lui attribuait ne pouvant s'harmoniser entre eux.
Quand ensuite la secte se mua en une organisation solide et devint une Église dans laquelle certaines tendances conquirent le pouvoir, une de ses tâches fut de mettre au point un canon stable, un répertoire de tous les écrits du christianisme primitif dont elle reconnaissait l'authenticité. Bien entendu, c'étaient ceux qui allaient dans le sens de la tendance dominante. Tous les évangiles et autres écrits qui dessinaient un portrait de Jésus qui ne concordait pas avec cette tendance de l’Église, furent rejetés comme hérétiques, « falsifiés », ou au moins « apocryphes », comme légèrement douteux et ne furent plus diffusés, ils furent même dans la mesure du possible mis sous le boisseau, leurs copies détruites, de sorte que seulement un petit nombre nous en est parvenu. Les écrits intégrés au canon furent à leur tour soumis à une « re-rédaction » pour les rendre autant que possible cohérents entre eux, mais heureusement, cela se fit avec tant de maladresse que des traces de versions antérieures divergentes sont encore perceptibles ici et là et laissent deviner comment ils ont évolué.
Mais l’Église ne réussit pas, et elle ne pouvait pas réussir, à réaliser son objectif, c'est-à-dire à uniformiser totalement les opinions dans ses rangs. L'évolution des rapports sociaux ne cessait de produire de nouvelles différences dans les points de vue et les aspirations. Et grâce aux contradictions qui s'étaient maintenues dans la figure de Jésus telle qu'elle était reconnue par l’Église, malgré toutes les re-rédactions et toutes les ratures opérées, ces différences trouvaient toujours des points auxquels elles pouvaient se raccrocher. La lutte des antagonismes sociaux prit ainsi dans le cadre de l’Église chrétienne l'apparence d'une simple lutte autour de l'interprétation des paroles de Jésus, et les historiens superficiels croient eux aussi que toutes les grandes luttes, si souvent sanglantes, qui traversèrent la chrétienté et furent menées sous un étendard religieux, n'ont été que des batailles pour des mots, un triste témoignage de la stupidité du genre humain. Mais quand on réduit un phénomène social de masse à la seule sottise des participants, cette apparence de sottise ne fait que témoigner de l'incompréhension de l'observateur et du critique, incapable de pénétrer un mode de pensée différent du sien et de percevoir les conditions et les forces motrices matérielles qui le nourrissent. Ce sont en règle générale des intérêts très concrets qui étaient aux prises les uns avec les autres, quand les différentes sectes chrétiennes se querellaient sur le sens à donner aux paroles du Christ.
L'apparition de la pensée moderne qui a relégué à l'arrière-plan la pensée cléricale a ensuite certes ôté de plus en plus de leur signification pratique aux disputes autour de la figure du Christ et les a réduites à de simples ergotages de théologiens payés par l’État pour maintenir autant que possible en vie le mode de pensée lié à l’Église et tenus en contrepartie de faire valoir quelques résultats.
Mais la nouvelle critique biblique qui applique à ces écrits les méthodes de l'étude historique des sources, a donné une nouvelle impulsion aux querelles sur la façon dont on conçoit la personne de Jésus. Elle a ébranlé les certitudes de l'image léguée par la tradition, mais n'a été que rarement capable, étant surtout le fait de théologiens, d'aller jusqu'à adopter le point de vue défendu d'abord par Bruno Bauer, plus tard par d'autres aussi, notamment A. Kalthoff, selon lequel, vu l'état des sources, il est absolument impossible de recomposer un portrait à neuf. Elle fait des tentatives répétées dans ce sens, avec toujours le même résultat que celui qu'a produit le christianisme des siècles passés : chacun de ces messieurs les théologiens a mis dans son portrait de Jésus ses propres idéaux et l'esprit qui l'anime. Tout de même que les représentations de Jésus du deuxième siècle, celles du vingtième siècle montrent, non pas ce que Jésus a réellement enseigné, mais ce que leurs auteurs aimeraient qu'il ait enseigné.
Kalthoff décrit très subtilement ces métamorphoses de l'image de Jésus :
« Du point de vue d'une théologie sociale, l'image du Christ est pour cette raison l'expression religieuse la plus raffinée de tout ce qui, à une époque donnée, a été actif en matière de forces sociales et éthiques, et dans les modifications que cette image a subies en permanence, dans ses dilatations et ses entrecroisements, dans le pâlissement des attributs précédents et dans l'embrasement de nouvelles couleurs, nous avons le plus sensible des thermomètres qui permet de mesurer les changements qui affectent la vie contemporaine depuis les sommets de ses idéaux les plus spirituels jusqu'aux profondeurs des processus vitaux les plus matériels. Ce Christ a tantôt les traits du penseur grec, tantôt ceux du César romain, puis ceux du seigneur féodal, du maître de corporation, du paysan molesté et corvéable et du bourgeois libre, et tous ces traits sont vrais, ils sont tous vivants tant que les théologiens en chaire ne songent pas à vouloir prouver que les traits propres à leur époque sont les traits originaux et historiques du Christ des évangiles. Il s'en dégage tout au plus une apparence d'historicité, du fait que dans les époques où s'est formée et développée la société chrétienne, les forces les plus variées et même les plus opposées ont agi toutes en même temps, et que chacune d'entre elles laisse paraître une certaine ressemblance avec les forces vives d'aujourd'hui. Le Christ des temps présents a l'air de prime abord très contradictoire. Il a encore les traits du saint d'autrefois ou du monarque céleste, mais il a aussi les traits très modernes de l'ami des prolétaires, et même du dirigeant ouvrier. Il ne fait par là que manifester au grand jour les contradictions intimes de l'époque actuelle. »
Et auparavant :
« La plupart des représentants de la théologie dite moderne se servent, pour leurs citations, de la méthode critique que David Strauss affectionnait : on enlève d'un coup de ciseaux ce qui, dans les évangiles, relève du mythe, et ce qui reste est censé être le noyau historique. Mais après toutes ces opérations, eux aussi finirent par trouver le noyau trop léger. … Faute de toute certitude historique, le nom de Jésus est devenu pour la théologie protestante un vase vide dans lequel chaque théologien verse ses propres pensées. L'un fait alors de Jésus un spinoziste moderne, l'autre un socialiste, cependant que la théologie universitaire officielle, conformément à son rôle, lui donne pour fonction l'éclairage religieux de l’État moderne, et même depuis quelque temps, voit en lui le représentant religieux de tout ce qui revendique une position dirigeante dans la théologie d’État de la Grande Prusse. »[8]
Dans cette situation, il n'est pas étonnant que l'historiographie laïque ne se sente que très peu motivée pour aller étudier les origines du christianisme, si elle part de l'idée qu'il aurait été créé par une personnalité individuelle. Si cela était exact, on pourrait certes abandonner les recherches sur la naissance du christianisme et en laisser la description à l'inspiration poétique et religieuse de nos théologiens.
Les choses se présentent très différemment si l'on ne voit pas dans une religion mondiale la création d'un surhomme isolé mais un produit de la société. On connaît plutôt bien la société de l'époque de la naissance du christianisme. Et de sa littérature on peut tirer une vision à peu près assurée de ce que représentait socialement le christianisme des premiers temps.
Certes, la valeur historique des évangiles et des Actes des Apôtres ne peut être jugée supérieure à celle, disons, des poèmes homériques ou de la Chanson des Nibelungen. Ils mettent en scène des personnages historiques, mais leur action est racontée avec tant de licences poétiques qu'il est impossible d'en rien tirer pour la représentation historique de ces personnages, sans compter qu'ils sont tellement mêlés à des êtres fabuleux qu'on ne peut jamais, sur la seule base de ces poèmes, dire quels sont les personnages historiques et quels sont les personnages fictifs. Si nous ne savions sur Attila rien de plus que ce que nous en apprend la Chanson des Nibelungen, nous serions obligés de dire, comme pour Jésus, que nous ne savons même pas avec certitude s'il a existé et s'il n'est pas un personnage mythologique comme Siegfried.
Mais ces œuvres poétiques sont d'une valeur inestimable pour qui veut connaître la société dans laquelle elles sont nées. Elles en donnent une image fidèle, quelque liberté que prennent leurs auteurs pour imaginer certains faits et certains personnages. Dans quelle mesure l'histoire de la guerre de Troie et de ses héros repose sur un fondement historique, cela est obscur et le restera peut-être toujours. Mais pour savoir ce qu'était la société de l'âge héroïque, l'Iliade et l'Odyssée sont des sources historiques de tout premier ordre.
Les créations littéraires sont souvent plus importantes que les plus fidèles chroniques historiques quand on veut connaître une époque. Celles-ci, en effet, nous renseignent seulement sur ce qui est individuel, ce qui surprend, ce qui est inhabituel, choses qui ont le moins de conséquences historiques à long terme. Les premières en revanche nous font entrer dans la vie et l'activité quotidienne des masses, choses continues et durables qui exercent l'influence la plus prolongée sur la société, mais que l'historien ne consigne pas parce qu'elle lui paraissent bien connues et allant de soi. Raison pour laquelle nous disposons par exemple, avec les romans de Balzac, d'une des sources historiques les plus importantes sur la vie sociale française dans les premières décennies du dix-neuvième siècle.
Les évangiles, les Actes des Apôtres, les lettres des apôtres ne nous apprennent ainsi certes rien qui soit assuré sur la vie et la doctrine de Jésus, mais ils nous livrent de très importantes informations sur le caractère social, les idéaux et les aspirations des communautés chrétiennes des premiers temps. La critique biblique, en dégageant les différentes strates qui se sont superposées dans ces écrits, nous fournit la possibilité de suivre l'évolution de ces communautés au moins dans une certaine mesure, cependant que les sources « païennes » et juives nous font voir les forces motrices qui agirent simultanément sur le christianisme primitif. Nous pouvons ainsi le voir et le comprendre comme un produit de son époque, et c'est là la base de toute connaissance historique. Les personnalités peuvent influencer la société, et on ne peut se passer du portrait d'individus exceptionnels pour peindre une période dans son ensemble. Mais mesurée à l'aune des époques historiques, leur influence est seulement passagère, elle ne constitue qu'un ornement de surface qui nous saute aux yeux quand on considère l'édifice, mais ne nous dit rien sur ses fondations. Or, ce sont elles qui déterminent le caractère de l'édifice et sa consistance. Le travail le plus important pour comprendre l'ouvrage, c'est de réussir à les dégager.
- ↑ Voir entre autres Schürer, Histoire du peuple juif à l'époque de Jésus-Christ. Volume 1, 3ème édition, 1901, p. 544 sq.
- ↑ Schürer, op. cit., p. 438, 548, 581.
- ↑ Alb. Kalthoff, La naissance du christianisme, 1904, p. 16, 17.
- ↑ Zeller, Philosophie grecque, 3ème partie, section 2, Leipzig 1868, p. 96
- ↑ Pfleiderer, Christianisme primitif, 1902, II, p. 282, 283.
- ↑ Voir à ce sujet déjà David Strauss, La vie de Jésus, Tübingen 1840, 4ème édition, I, p. 227 sq.
- ↑ 7 « Marie dit à l’ange : Comment cela va-t-il se faire puisque je ne connais pas d’homme ? L’ange lui répondit : L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre etc. »
- ↑ Le problème du Christ. Lignes directrices d'une théologie sociale. 1902. p. 80, 81, 15, 17.