IIème partie. La société romaine à l'époque impériale

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1. Une économie esclavagiste[modifier le wikicode]

a. La propriété foncière[modifier le wikicode]

Pour comprendre les manières de voir qui caractérisent une époque historique et la distinguent des autres, il faut d'abord examiner les besoins et les problèmes qui lui sont spécifiques et plongent en dernière analyse leurs racines dans son mode de production particulier, dans la façon dont la société organise sa subsistance.

Nous allons tout d'abord remonter aux origines pour suivre l'évolution des structures économiques qui constituaient l'infrastructure de la société romaine au temps de l'empire. Ce n'est qu'en procédant ainsi que nous pourrons comprendre ses spécificités, telles qu'elles apparaissent au terme de cette évolution, et les tendances particulières qui en étaient la conséquence.

A la base du mode de production des pays constitutifs de l'empire romain, il y avait l'agriculture paysanne, et, parallèlement, mais à un bien moindre degré, l'artisanat et le commerce. Ce qui prédominait encore, c'était l'économie de subsistance. La production marchande, la production pour la vente, était encore peu développée. Les artisans et les marchands possédaient eux-mêmes très souvent des propriétés agricoles, et celles-ci étaient étroitement liées à leur foyer familial, leur destination première était de procurer ce dont le ménage avait besoin. Le travail agricole ravitaillait la cuisine en vivres, il approvisionnait aussi en lin, laine, cuir, bois, les matières premières avec lesquelles les membres de la famille confectionnaient eux-mêmes leurs vêtements, les ustensiles ménagers, les outils. On ne vendait à l'occasion que l'éventuel surplus.

Ce mode de production exige que la plupart des moyens de production soient propriété privée, tous les moyens de production contenant du travail humain, donc aussi les terres cultivées, mais pas les forêts ni les pâtures, qui peuvent rester propriété commune. Le bétail domestique, mais pas le gibier. Enfin, les outils et les matières premières, tout comme les produits du travail effectué.

Mais la propriété privée renferme par elle-même et en elle-même la possibilité d'inégalités économiques. Des circonstances positives peuvent favoriser, enrichir, telle exploitation et désavantager, appauvrir, telle autre. La première se développe, ses terres, son bétail augmentent. Mais déjà apparaît, pour les exploitations les plus importantes, un problème ouvrier sui generis, la question de savoir où aller chercher la force de travail supplémentaire absolument indispensable pour s'occuper correctement d'un troupeau plus nombreux, pour travailler comme il convient des champs qui se sont étendus.

C'est le moment où surgissent les différences et les oppositions de classes. Plus la productivité du travail agricole augmente, plus augmentent les surplus excédant les besoins de l'agriculteur. Ces surplus servent d'une part à nourrir des artisans qui se spécialisent dans la fabrication d'objets usuels, comme les forgerons et les potiers ; par ailleurs, on peut utiliser ces surplus pour les échanger contre des objets courants ou des matériaux bruts qui ne peuvent être trouvés sur place, soit qu'ils ne soient pas présents dans la nature, soit que fasse défaut l'habileté à les fabriquer. Ces produits sont apportés par des marchands venus d'autres contrées. L'émergence de l'artisanat et du commerce contribue à accroître les inégalités de la propriété foncière. A l'inégalité entre propriétés plus ou moins importantes, s'ajoute désormais celle qui vient de la plus ou moins grande proximité, du plus ou moins grand éloignement des lieux où se concentrent les artisans et les marchands pour y échanger leurs marchandises contre les surplus des paysans. Plus les moyens de communication sont rudimentaires, plus il est difficile d'apporter ses produits au marché, plus est favorisé celui qui vit non loin du marché.

C'est ainsi que se forme, à partir de ceux que privilégie l'un ou l'autre de ces facteurs, une classe de propriétaires fonciers qui obtient des excédents plus importants que la masse des paysans, acquiert une plus grande quantité de produits du commerce et de l'artisanat, dispose de plus de loisir que la moyenne des agriculteurs, peut recourir à une technique plus avancée au travail comme à la guerre, est intellectuellement plus stimulée par la cohabitation ou au moins les contacts fréquents avec des artistes et des marchands, et ainsi élargit son horizon. Cette classe de propriétaires fonciers avantagés a maintenant le temps, les capacités et les moyens de s'adonner à des activités qui sont au-delà de l'horizon limité du paysan. Elle a le temps et les forces nécessaires pour construire un État en regroupant plusieurs collectivités paysannes, pour l'administrer et le défendre, pour régler ses relations avec les États voisins ou même plus éloignés.

Toutes ces classes sociales, agriculteurs importants, marchands, artisans, vivent des surplus du travail agricole auxquels viennent bientôt s'ajouter ceux de l'artisanat. Les marchands et les grands propriétaires accaparent une part toujours grandissante de ces surplus, au fur et mesure que leurs fonctions sociales deviennent plus importantes. Bientôt, les grands propriétaires fonciers vont faire jouer, non seulement leur supériorité économique, mais aussi leurs positions de pouvoir dans l’État, pour prélever ces surplus sur la masse des paysans et des artisans. Ils accumulent ainsi des fortunes qui laissent loin derrière elles les proportions habituelles dans la paysannerie et l'artisanat, renforcent leur puissance dans la société et leur capacité à accaparer encore plus de surplus, à accroître encore davantage leur richesse.

C'est ainsi que se constituent, au-dessus des paysans et des artisans, différentes couches de grands exploiteurs, des grands propriétaires fonciers et des marchands, et à côté d'eux, des usuriers, dont nous reparlerons plus tard. Plus leur richesse augmente, plus augmente aussi leur besoin de développer leur maisonnée, qui continue à être intimement liée à l'exploitation agricole. Fonder un ménage suppose à cette époque qu'on dispose d'une exploitation agricole possédée en propre, et pour laquelle la propriété du sol est la meilleure garantie de sécurité. C'est pourquoi tout le monde veut posséder du terrain, même les artisans, les usuriers et les marchands. Et tout le monde aspire à agrandir ce qu'il possède, car la production pour l'usage personnel est encore prédominante. Si on veut accroître son aisance, avoir un train de vie plus riche, il faut augmenter la surface des terres possédées.

Acquérir et à étendre la propriété foncière, voilà la passion majeure de toute cette période, qui s'étend du moment de la sédentarisation assise sur l'agriculture, de la fondation de l'agriculture paysanne, jusqu'à celui de la formation du capital industriel. La société de l'Antiquité, même à l'apogée de l'empire, n'en est jamais sortie. Ce sera l'apanage des temps modernes, de la période qui commence avec la Réforme.

b. L'esclavage domestique[modifier le wikicode]

Mais la propriété foncière n'est rien sans main-d’œuvre pour cultiver la terre. Nous avons déjà mentionné la question ouvrière sui generis apparue dans le sillage de la grande propriété foncière. Dès avant le début des temps historiques, les riches s'attachent à intégrer à leur maisonnée des forces de travail disponibles en permanence sans y être liées, comme les membres de la famille, par les liens du sang.

Il était au départ impossible de les recruter selon les modalités du travail salarié. On trouve certes de bonne heure des cas de ce genre, mais ce sont toujours des exceptions temporaires, par exemple pour aider aux moissons. Les moyens de production nécessaires pour s'engager dans une exploitation autonome étaient tellement réduits qu'en règle générale, une famille qui avait le cœur à l'ouvrage pouvait se les procurer. Et la solidarité familiale et communale était encore suffisamment forte pour que, la plupart du temps, si l'adversité ruinait une famille, le secours des parents et des voisins vienne rétablir sa situation.

L'offre de travail salarié était réduite, mais la demande l'était tout autant. Si l'on voulait incorporer à l'exploitation une main-d’œuvre supplémentaire, il fallait aussi l'intégrer dans le foyer, il fallait que les nouveaux venus n'aient non seulement pas de terre à cultiver, mais pas non plus de famille à eux, il fallait qu'ils se fondent totalement dans une famille qui n'était pas la leur. Des travailleurs libres ne pouvaient répondre à ces exigences. Encore au Moyen-Âge, les compagnons artisans n'acceptaient l'appartenance à la famille du maître-artisan que comme une étape passagère, une transition vers le statut de maître-artisan et la fondation de leur propre famille. A ce stade, on ne pouvait durablement assurer l'intégration de forces de travail supplémentaires à une famille étrangère en salariant des travailleurs libres. Seule, la contrainte pouvait les attacher aux grandes exploitations agricoles. Et c'est à cela que servait l'esclavage. L'étranger n'avait en effet aucun droit, et vu les dimensions réduites des collectivités de cette époque, la notion d'étranger était très extensive. A la guerre, on réduisait en esclavage non seulement les combattants faits prisonniers, mais souvent aussi tous les habitants du pays vaincu, ils étaient soit répartis entre les vainqueurs, soit vendus. Mais il y avait aussi en temps de paix des moyens de s'emparer d'esclaves. Le commerce maritime, en premier lieu. Il était dans ses débuts bien souvent associé à la piraterie, et l'une des prises les plus recherchées étaient des individus bien constitués et en état de travailler que l'on capturait quand, naviguant le long des côtes, on en trouvait sans défense sur les plages. En outre, la progéniture issue des couples d'esclaves était elle-même vouée à l'esclavage.

La situation matérielle de ces esclaves n'était au début pas tellement mauvaise, et ils s'accommodaient parfois facilement de leur sort. Appartenant à une maisonnée fortunée, affectés bien souvent au confort et au luxe, on les utilisait raisonnablement. S'ils étaient employés dans les travaux productifs, c'était souvent – chez les gros paysans – aux côtés de leur maître ; et toujours pour la consommation propre de la famille, qui avait ses limites. Outre le caractère du maître, c'était le degré d'aisance des familles auxquelles ils appartenaient qui déterminait la situation des esclaves. Ils avaient tout intérêt à accroître leur prospérité, car ce faisant, ils amélioraient aussi leur propre situation. D'un autre côté, étant en permanence en contact avec son maître, l'esclave nouait des relations humaines avec lui et pouvait, s'il avait de la jugeote et de l'esprit, lui devenir indispensable, et même devenir un véritable ami. On peut trouver chez les écrivains de l'Antiquité de nombreux exemples des libertés que se permettaient des esclaves face à leur maître et de l'intimité qui régnait souvent entre eux. Il n'était pas rare qu'en récompense de leurs fidèles services, des esclaves fussent affranchis et dotés d'un pécule important, d'autres parvenaient à économiser suffisamment pour pouvoir racheter leur liberté. Mais un nombre non négligeable d'entre eux préférait l'esclavage à la liberté, autrement dit, ils préféraient vivre dans une famille riche plutôt que d'en être bannis et de mener dans la gêne une existence incertaine.

Jentsch écrit : « Il ne faut pas croire que, dans la vie privée, le révoltant statut juridique des esclaves ait été appliqué dans toute sa rigueur et qu'on ne les ait ni considérés ni traités comme des êtres humains : jusqu'à la fin des la première guerre punique, leur sort était vivable. Ce qui a été dit du pouvoir légal du pater familias sur sa femme et ses enfants, vaut aussi pour celui qu'il avait sur les esclaves : légalement absolu, il était en fait contenu par la religion, la morale, la raison, le caractère et l'intérêt, et l'homme qui, au regard de la loi, était un objet que l'on pouvait acheter et vendre, livré totalement sans défense à l'arbitraire de son maître, était apprécié dans les travaux des champs comme un loyal camarade de travail, et à la maison comme un compagnon avec lequel, le travail accompli, on bavardait paisiblement au coin du feu. »[1]

Cette solidarité à base de camaraderie n'était pas le seul fait des exploitations paysannes. Les princes eux aussi, à l'époque héroïque, s'adonnaient aux travaux manuels. Dans l'Odyssée, la fille du roi Alkinoos fait la lessive avec ses esclaves, le prince Ulysse provoque un rival, non pas en duel, mais à une compétition de fauchage et de labourage, et à son retour dans son pays, il trouve son père maniant la pelle dans son jardin. En retour, Ulysse et son fils Télémaque jouissent de la plus chaleureuse affection de leur esclave Eumée, le « divin porcher », qui est fermement convaincu que son maître, s'il était revenu, lui aurait depuis longtemps offert, en récompense de ses loyaux services, la liberté, une ferme, et une épouse.

Ce type d'esclavage était l'une des formes les plus douces d'exploitation que nous connaissions. Mais il changea de visage quand il fut mis au service du gain monétaire, et en particulier quand apparut le travail dans des grandes entreprises détachées de la maison du maître.

c. L'esclavage dans la production marchande[modifier le wikicode]

Les premières entreprises de ce genre ont probablement été des mines. L'extraction et la transformation des minéraux, en particulier des minerais métalliques, se prête, de par sa nature, déjà mal à être pratiquée uniquement pour la consommation du foyer individuel. Dès qu'elle est un tant soit peu développée, elle livre un surplus qui excède largement ses besoins. D'un autre côté, on ne peut la perfectionner que si l'on produit régulièrement des quantités importantes, car autrement, les travailleurs ne peuvent acquérir l'habileté et l'expérience nécessaires et les installations à mettre en place ne sont pas rentables. Dès l'âge de pierre, on trouve de vastes emplacements où l'on fabriquait industriellement et en masse des outils qui étaient ensuite écoulés par échange entre communautés ou entre tribus. Ces produits minéraux furent en tout cas les premières marchandises. Elles furent sans doute les premières à être produites d'emblée comme marchandises, pour être échangées.

A partir du moment où sur un gisement de minéraux précieux s'était développée une exploitation minière et que celle-ci était sortie du stade le plus primitif de l'exploitation de surface, elle exigeait constamment l'emploi d'un nombre de plus en plus important de travailleurs. Les besoins dépassaient facilement le nombre des travailleurs libres pouvant être recrutés dans les rangs de la collectivité territoriale à qui appartenait la mine. Le travail salarié ne fournissait pas durablement des travailleurs en nombre. Seul, le travail forcé, celui des esclaves ou des criminels condamnés, pouvait assurer la présence de la main-d’œuvre nécessaire.

Mais à présent, ces esclaves ne produisaient plus des objets pour l'usage personnel et les besoins limités de leur maître, ils travaillaient pour lui assurer des rentrées d'argent. Ils ne travaillaient pas pour qu'il consomme dans sa maison du marbre ou du soufre, du fer ou du cuivre, de l'or ou de l'argent, mais pour qu'il vende les produits de la mine et reçoive de l'argent en retour, cette marchandise en échange de laquelle on peut tout acheter, tous les plaisirs, tous les pouvoirs, et qu'on ne peut jamais posséder en trop grande quantité. On pressura désormais les travailleurs des mines pour en tirer le plus de travail possible, car plus ils fournissaient de travail, plus leur propriétaire gagnait d'argent. Et en même temps, on les nourrissait et les habillait aussi chichement que possible. C'est qu'il fallait acheter leur nourriture et leurs vêtements, dépenser de l'argent, les esclaves des mines ne les produisant pas eux-mêmes. Alors que le propriétaire d'un riche domaine ne voyait rien de mieux à faire de ses excédents en objets usuels et en vivres que d'en couvrir ses esclaves et ses invités, maintenant, avec la production marchande, l'argent livré par l'entreprise était d'autant plus abondant que les esclaves consommaient moins. Leur situation se détériora d'autant plus que l'entreprise devenait une grande entreprise, que, de ce fait, leurs liens avec la maison du maître se rompaient, qu'ils étaient logés dans des casernes spéciales dont l'horrible nudité contrastait vivement avec le luxe de celle-ci. Toute relation personnelle entre maître et esclave disparaissait, non seulement parce que le lieu de travail était séparé de la maison, mais aussi parce qu'ils étaient employés en masse. C'est ainsi qu'on rapporte qu'à Athènes, à l'époque de la guerre du Péloponnèse, Hipponikos faisait travailler 600 esclaves dans les mines de Thrace, et Nikias 1000. L'absence de droits devint une malédiction pour les esclaves. Le salarié libre peut encore, dans une certaine mesure, et quand les circonstances jouent en sa faveur, faire un choix entre ses maîtres, il peut exercer une certaine pression sur eux et se protéger du pire en arrêtant le travail, mais l'esclave qui s'échappait ou refusait de travailler pouvait, lui, de plein droit, être tué sans autre forme de procès.

Un seul motif poussait à ménager les esclaves, le même que celui pour lequel on ménage les bêtes de somme : ce qu'il coûtait à l'achat. Le travailleur salarié ne coûte rien. S'il se tue au travail, un autre le remplace. L'esclave, lui, devait être acheté. S'il périssait prématurément, c'était une perte sèche pour son maître. Mais plus le prix des esclaves baissait, moins cette considération jouait. Et à certaines époques, ce prix connut une chute considérable, les guerres sans fin, guerres étrangères et guerres civiles, déversaient un nombre élevé de prisonniers sur les marchés.

Ainsi, lors de la troisième guerre menée par les Romains contre la Macédoine, en 169 avant J.C., dans la seule Épire, 70 villes furent pillées en une seule journée et 150 000 habitants vendus comme esclaves.

Selon Böckh[Note du Trad 1] , le prix ordinaire d'un esclave à Athènes oscillait entre 100 et 200 drachmes (80 à 160 marks). Xénophon dit entre 50 et 1000 drachmes. Selon Appian,dans le royaume du Pont, il y eut un jour où les prisonniers de guerre furent bradés pour 4 drachmes (un peu plus de 3 marks!). Joseph fut vendu par ses frères en Égypte pour seulement 20 shekels (18 marks)[2]

Un bon cheval de selle coûtait bien plus cher qu'un esclave. A l'époque d'Aristophane, le prix tournait autour de 12 mines, presque 1000 marks.

Les guerres fournissaient des esclaves bon marché, mais en même temps ruinaient aussi de nombreux paysans, car le noyau des armées était à cette époque constitué par les milices paysannes. Quand le paysan faisait la guerre, son exploitation avait facilement tendance à décliner, faute de forces de travail. Et les paysans ruinés n'avait d'autre solution que de se convertir au brigandage s'ils n'avaient pas la possibilité d'aller s'installer dans une ville voisine pour y survivre comme artisans ou prolétaires « en guenilles » (lumpenprolétaires). C'est ainsi qu'on vit se multiplier crimes et criminels, phénomène inconnu des périodes précédentes. La chasse aux criminels produisait son lot de nouveaux esclaves. On n'avait effet pas encore inventé les maisons de réclusion. Celles-ci sont un produit du mode de production capitaliste. Quand on ne crucifiait pas, on condamnait au travail forcé.

Il y eut donc par périodes des masses considérables d'esclaves très bon marché dont la situation était extrêmement misérable. En témoignent par exemple les mines d'argent espagnoles qui comptaient parmi les plus productives de l'Antiquité.

« Initialement, » rapporte Diodore, « ce sont des particuliers ordinaires qui travaillaient dans les mines, et ils devinrent fort riches, car les minerais d'argent se trouvaient à peu de profondeur et étaient présents en abondance. Plus tard, quand les Romains se furent rendus maîtres de l'Ibérie (l'Espagne), les mines attirèrent une foule d'Italiques âpres au gain qui accumulèrent d'immenses richesses. Ils achetèrent en effet des esclaves en nombre et en remirent la gestion aux surveillants des mines…

Les esclaves qui sont obligés d'y travailler rapportent à leur maître des revenus d'un montant incroyable : mais eux, qui y épuisent leurs forces jour et nuit, meurent en foule. Ils n'ont aucun temps de repos, aucune pause, ils sont contraints, sous les coups des surveillants, de supporter les les pires sévices et de se tuer au travail. Quelques-uns, physiquement plus vigoureux et moralement plus endurants, ne font que prolonger leur misère, dont l'horreur leur rend la mort plus souhaitable que la vie. »[3]

Si l'esclavage domestique dans le cadre patriarcal est peut-être la forme la plus douce de l'exploitation, l'esclavage au service de l'appétit de profit est assurément la plus horrible.

Dans les mines, et dans les conditions générales de l'époque, la technique imposait la forme de la grande entreprise esclavagiste. Mais au fil du temps, apparut aussi dans d'autres domaines de production le besoin d'une production marchande en grand assurée par le travail des esclaves. Il y avait des collectivités qui surpassaient de loin leurs voisins en force guerrière. La guerre leur procurait tant d'avantages qu'elles ne s'en lassaient pas. La guerre ne cessait de livrer de nouvelles fournées d'esclaves que l'on s'efforçait d'employer avec profit. Or ces collectivités étaient aussi rattachées à des grandes villes. Une ville qui, de par sa situation privilégiée, devenait le grand entrepôt d'un commerce dynamique, attirait rien que par cette activité beaucoup de monde, et si elle n'était pas trop parcimonieuse dans l'octroi de la citoyenneté aux étrangers, sa population, mais aussi ses ressources distançaient rapidement celles des communes environnantes, qu'elle soumettait à sa domination. Le pillage et l'exploitation du pays alentour accroissait encore la richesse de la ville ainsi que le nombre de ses habitants. Cette richesse éveillait le besoin de bâtir de grands édifices, dévolus soit à l'hygiène – des égouts, des conduites d'eau -, soit à l'esthétique et à la religion – des temples et des théâtres -, soit aux nécessités militaires – des murs d'enceinte. Et à cette époque, il n'y avait guère d'autre moyen que de les faire construire par de gigantesques foules d'esclaves. Alors apparurent des entrepreneurs du bâtiment qui achetaient une multitude d'esclaves et exécutaient avec leur force de travail les constructions les plus diverses pour le compte de l’État. La grande ville, en outre, donnait naissance à un vaste marché alimentaire. Et c'était la grande exploitation agricole, vu le prix très bas des esclaves, qui livrait les excédents les plus importants. Certes, on ne pouvait parler à cette époque d'une supériorité technique de la grande entreprise agricole. Au contraire, le travail des esclaves était moins productif que celui des paysans libres. Mais l'esclave, dont il n'y avait pas à ménager la force de travail, qu'on pouvait sans limite user jusqu'à la mort, produisait, au-delà de ses frais d'entretien, un surplus plus important que le paysan, qui ne s'était alors pas encore imprégné des bienfaits du surtravail et était habitué à bien vivre. A cela venait s'ajouter, précisément dans ces collectivités, l'avantage que, à la différence du paysan qu'à tout moment le devoir pouvait appeler à quitter sa charrue pour aller défendre la patrie, l'esclave, lui, était exempté du service des armes. C'est ainsi que prit forme, autour de ces grandes cités guerrières, la grande exploitation esclavagiste. Les Carthaginois lui assurèrent un développement remarquable. Les Romains la découvrirent au cours des guerres contre Carthage, et en même temps que les provinces arrachées à la grande rivale, ils en reprirent également le modèle, qu'ensuite ils continuèrent à développer et à étendre.

Enfin, dans les grandes villes où s'entassaient de nombreux esclaves du même métier, et qui représentaient un bon débouché pour leurs produits, il était logique d'acheter en gros un nombre important d'esclaves de ce genre et de les mettre au travail ensemble dans un même atelier pour qu'ils produisent pour le marché, comme cela se fait aujourd'hui dans les usines avec les ouvriers salariés. Pourtant, ce type de manufactures d'esclaves n'a acquis une certaine importance que dans le monde hellénique, pas dans le monde romain. Mais partout se développa avec la grande exploitation agricole un type particulier d'industrie esclavagiste, que celle-ci fût une plantation spécialisée dans la fabrication industrielle d'un seul produit pour le marché, par exemple, des céréales, ou qu'elle servît pour l'essentiel à la consommation de la famille et livrât les produits les plus variés dont celle-ci avait besoin.

Le travail agricole a la particularité d'exiger beaucoup de main-d’œuvre seulement à certaines périodes de l'année, et une main-d’œuvre réduite aux autres périodes, principalement en hiver. C'est un problème aussi pour les grandes exploitations modernes, ce l'était encore davantage avec le système esclavagiste. Un salarié peut être licencié et embauché en fonction des besoins. Entre-temps, c'est à lui de se débrouiller. En revanche, le grand exploitant ne pouvait vendre ses esclaves chaque fois que revenait l'automne et en acheter d'autres au printemps. Cela lui aurait beaucoup coûté. Car en automne, leur valeur serait tombée à zéro, et au printemps, elle aurait grimpé en flèche. Il fallait donc les occuper aussi dans l'intervalle où les travaux agricoles s'arrêtaient. Mais les traditions d'association agriculture - industrie étaient encore vivaces, le paysan travaillait encore lui-même le chanvre, la laine, le cuir, le bois et d'autres produits de sa ferme pour en faire des vêtements et des ustensiles. Les esclaves de la grande exploitation agricole furent donc versés dans l'exécution de travaux industriels pendant le temps que l'agriculture était au repos, dans le tissage, la fabrication et le travail du cuir, la construction de voitures et de charrues, la confection de céramiques de toutes sortes. Mais, à un stade avancé de la production marchande, ils ne produisaient pas seulement pour leur propre exploitation et la maisonnée du maître, mais aussi pour le marché.

Les esclaves ne coûtaient pas cher, les produits de leur industrie pouvaient être bon marché. Ils n'entraînaient pas de sorties d'argent. L'exploitation, le latifundium, fournissait les vivres et les matériaux pour les travailleurs, la plupart du temps aussi les outils. Et comme les esclaves, de toute façon, devaient être entretenus tout le temps qu'ils n'étaient pas nécessaires pour les travaux agricoles, tous les produits industriels qui venaient en surplus des besoins de l'exploitation et de la famille étaient source de profit même si les prix étaient bas.

Rien d'étonnant à ce que, face à cette concurrence du travail des esclaves, n'ait pu se développer un artisanat libre et vigoureux. Dans le monde de l'Antiquité, et en particulier dans le monde romain, les artisans restèrent de pauvres diables travaillant pour la plupart tout seuls, sans compagnons, et qui, en règle générale, ne faisaient que façonner au domicile du client ou chez eux les matériaux qui leur étaient livrés. Aucune comparaison avec le puissant monde artisanal du Moyen-Âge. Les corporations restent faibles, les artisans ne sortent pas de la dépendance qui les lie à leurs clients, très souvent de grands latifundistes aux crochets desquels ils mènent souvent une existence de parasites à la limite du lumpenprolétariat.

Mais la grande entreprise esclavagiste ne pouvait faire plus qu'empêcher l'artisanat de se renforcer et la technique de progresser, et, pendant toute l'Antiquité, vu la pauvreté des artisans, les techniques végétèrent à un faible niveau. L'habileté pouvait bien éventuellement atteindre des sommets, les outils demeuraient constamment primitifs et de piètre qualité. Mais c'était aussi le cas dans la grande entreprise. Là aussi, l'esclavage agissait comme un frein à tout développement technique.

d. L'arriération technique de l'économie esclavagiste[modifier le wikicode]

Dans l'agriculture, la grande entreprise n'était alors pas encore comme dans l'industrie d'extraction une précondition pour une hausse de la productivité. Certes, la production marchande en pleine expansion entraînait une accélération de la division sociale du travail dans l'agriculture ; un certain nombre d'exploitations se spécialisaient dans la culture des céréales, d'autres dans l'élevage, etc. Parallèlement, s'ouvrait la possibilité que ce soient des hommes de formation scientifique, voyant plus loin que la routine paysanne, qui pilotent la grande exploitation. Effectivement, on trouve déjà dans les pays de latifundia, chez les Carthaginois, ensuite chez les Romains, une théorie de l'agriculture aussi élaborée que l'économie agricole européenne du dix-huitième siècle. Mais ce qui manquait, c'était les forces de travail capables, sur la base de cette théorie, de faire passer la grande entreprise à un niveau supérieur à celui de l'exploitation paysanne. Le travail salarié, déjà, ne peut égaler le travail de l'exploitant libre, intérêt et application y sont moindres, et de ce fait, il n'est avantageux que là où la grande entreprise dispose d'une importante supériorité technique sur la petite. L'esclave, lui, quand il n'est pas intégré dans la vie de la famille patriarcale, est un travailleur encore plus réticent, il serait même content de porter tort à son maître. Déjà dans le cadre domestique, le travail des esclaves avait la réputation d'être moins productif que celui du propriétaire libre. Ulysse remarque :

« Les serviteurs, quand ils ne sont plus aiguillonnés par un souverain impérieux,

Se mettent aussitôt à lambiner pour faire le travail nécessaire.

La providence de Zeus diminue de moitié la vertu

Chez celui qui est rattrapé par la servitude ! »

Que dire alors des esclaves maltraités quotidiennement jusqu'au sang, pleins de désespoir et de haine pour le maître ! Il aurait fallu que la grande entreprise ait une énorme supériorité technique sur la petite pour obtenir les mêmes résultats avec le même nombre d'ouvriers. Mais, non seulement elle ne la dépassait en rien, mais elle lui était inférieure à maints égards. Les esclaves, étant eux-mêmes maltraités, se soulageaient de toute leur fureur sur les bêtes, et la qualité de celles-ci en pâtissait. Il était de même inenvisageable de leur confier des outils plus délicats.

On trouve ces considérations déjà chez Marx. Voici ce qu'il dit de la « production basée sur l'esclavage » :

« Ici, pour reprendre la très juste façon de dire des Anciens, le travailleur est un instrumentum vocale (outil doué de parole) qui se distingue de l'animal, instrumentum semivocale (outil doué de voix, mais pas de parole), et de l'outil inerte, instrumentum mutuum (outil muet). Mais il fait sentir à l'animal et à l'outil qu'il n'est pas leur semblable, qu'il est un être humain. Il affirme sa conscience et sa fierté d'être différent d'eux en les maltraitant et en les saccageant con amore. C'est pourquoi, dans ce mode de production, un principe économique reconnu est de n'utiliser que les outils de travail les plus rudimentaires, les plus grossiers, et donc précisément pour cette raison difficiles à détériorer. Jusqu'au début de la guerre civile, on trouvait pour la même raison dans les États esclavagistes bordant le golfe du Mexique des charrues d'un modèle chinois antique qui défoncent la terre comme un porc ou une taupe, mais ne la fendent ni ne la retournent … Dans son ouvrage « Sea Bord Slave States », Olmstedt raconte entre autres la chose suivante : « On me montre ici (dans ces États esclavagistes) des outils que chez nous aucun homme doué de raison n'imposerait à un travailleur auquel il paie un salaire. Ils sont si lourds et frustes qu'à mon avis, ils doivent entraîner une dépense de travail supérieure de dix pour cent à celle qui va avec les outils en usage chez nous. Mais je suis aussi persuadé que, vu l'indifférence et la maladresse des esclaves qui les utilisent, il serait économiquement contre-indiqué de leur donner des outils moins lourds et moins primitifs, et que les ustensiles comme ceux que nous confions à nos ouvriers en permanence et avec profit, ne tiendraient pas une journée dans un champ de blé de la Virginie, alors que le sol y est plus léger et moins empierré que chez nous. Et quand je demande pourquoi, partout dans les fermes, on a des mulets et non des chevaux, la première raison qu'on me donne, et il faut le dire, la plus convaincante, est que les chevaux ne résistent pas au traitement que les nègres leur font subir. Chez eux, les chevaux ne tardent pas à devenir boiteux et perclus, alors que les mulets supportent d'être battus à coups de gourdins, de ne pas être nourris une ou deux fois de suite, ils n'attrapent pas de maladies quand on les néglige ou leur impose des efforts excessifs. Et je n'ai qu'à regarder par la fenêtre de la pièce où j'écris, pour voir presque chaque fois les animaux traités d'une façon qui, dans les États du nord, mènerait infailliblement au renvoi immédiat du cocher par le fermier. » (Le Capital, I, 2ème édition, p. 185).

Stupide, hargneux, malveillant, à l'affût de toute occasion de nuire à son bourreau de propriétaire, l'esclave du latifundium était bien moins productif que le paysan. Au premier siècle de notre ère, Pline évoquait déjà la fertilité des champs italiens à l'époque où les généraux ne dédaignaient pas de les cultiver eux-mêmes, alors que la terre-mère s'était mise à regimber quand on la fit maltraiter par des esclaves enchaînés et marqués au fer rouge. Ce type d'agriculture pouvait certes fournir dans certaines circonstances des excédents plus importants que l'économie paysanne, mais elle était hors d'état de garantir l'aisance du même nombre de personnes. Cependant, tant que le bassin méditerranéen fut agité par les guerres permanentes lancées par Rome, l'expansion de l'esclavagisme continua, et en même temps le déclin de la paysannerie que celui-ci asphyxiait, car la guerre rapportait un riche butin, de nouveaux territoires et des masses énormes d'esclaves bon marché aux grands propriétaires fonciers qui étaient aux commandes.

Nous trouvons donc dans l'empire romain une évolution économique qui, en apparence, présente une ressemblance frappante avec l'évolution moderne : déclin de la petite entreprise, progression de la grande, et augmentation encore plus rapide de la grande propriété foncière, des latifundia qui exproprient les paysans et les transforment, de propriétaires libres qu'ils étaient, en métayers assujettis, quand ils ne les remplacent pas par des plantations ou autres grandes exploitations.

Pöhlmann cite dans son histoire du communisme et du socialisme dans l'Antiquité entre autres « La complainte du pauvre contre le riche » du recueil pseudo-Quintilien de déclamations, dans lequel est très bien décrite la croissance des latifundia. C'est la complainte d'un paysan appauvri qui se lamente :

« Je n'avais pas au début de riche voisin. Autour de moi vivaient dans de nombreuses fermes et en bon voisinage des propriétaires qui qui cultivaient leur modeste domaine et partageaient ainsi tous la même situation que moi. Comme les choses ont changé ! La terre qui nourrissait autrefois tous ces citoyens est maintenant une seule grande plantation qui appartient à un seul riche. Il a repoussé de tous côtés les limites de son domaine ; les fermes qu'il a englouties sont rasées, les sanctuaires des Ancêtres détruits. Les anciens propriétaires ont pris congé du dieu qui protégeait la maison paternelle, ils ont été contraints d'aller au loin avec femmes et enfants. L'uniformité règne sur toute cette vaste étendue. De tous côtés, la richesse me cerne comme une muraille, ici le jardin du riche, là ses champs. Ici ses vignes, là ses forêts et ses pâturages. Moi aussi, j'aurais aimé partir, mais je n'ai trouvé nulle part d'endroit où je n'aurais pas eu de riche pour voisin. Où en effet ne se heurte-t-on pas à la propriété privée des riches ? Ils ne se contentent même plus d'étendre leurs possessions, comme les territoires des nations, jusqu'aux rivières et aux montagnes qui forment une frontière naturelle, ils s'emparent aussi des déserts montagneux et des forêts les plus éloignées. Et nulle part, cette expansion ne rencontre de limite sauf quand un riche rencontre un autre riche. Et le mépris injurieux avec lequel les riches nous traitent, nous autres pauvres, se manifeste aussi dans la désinvolture avec laquelle ils ne se donnent même pas la peine de nier nous avoir fait violence. » (II. p. 582, 583)

Pöhlmann y voit une description des tendances générales « du capitalisme extrême ». Mais la ressemblance entre cette évolution et celle du capitalisme moderne avec sa concentration des capitaux est purement de façade, et on se tromperait grandement à assimiler l'une à l'autre. En creusant un peu, on tombe bien plutôt sur des évolutions totalement opposées. Surtout en ceci que la tendance à la concentration, à l'élimination des petites entreprises par les grandes, de même qu'à une accentuation des liens de dépendance des petites entreprises vis-à-vis des grandes fortunes, se manifeste aujourd'hui essentiellement dans l'industrie et beaucoup moins dans l'agriculture, alors que c'était l'inverse dans l'Antiquité. Ensuite, le moteur de cette victoire de la grande entreprise sur la petite est aujourd'hui surtout la concurrence, qui donne l'avantage à l'entreprise dotée de machines et d'installations puissantes et donc plus productive. Dans l'Antiquité, les trois facteurs à l’œuvre étaient le service armé qui paralysait le paysan libre, le bas prix de la main-d’œuvre que l'apport massif d'esclaves mettait à la disposition des propriétaires fortunés, enfin l'usure, sur laquelle nous reviendrons. Ces trois facteurs faisaient baisser la productivité du travail, ils ne l'élevaient pas. Les conditions requises pour le développement et l'application pratique du machinisme étaient absentes dans l'Antiquité. L'artisanat libre n'avait pas atteint un degré de développement suffisant pour fournir en masse des forces de travail libres et adroites, prêtes en grand nombre à se louer en permanence en échange d'un salaire, le type de forces de travail qui seul est à même de produire des machines et de les faire tourner. Rien n'incitait donc les penseurs et les chercheurs à inventer des machines qui seraient de toute façon restées sans application pratique. En revanche, dès que sont inventées des machines qui peuvent être efficaces dans la production, et qu'il existe une main-d’œuvre libre et abondante qui se bouscule pour les produire et les servir, celles-ci deviennent l'une des armes les plus importantes engagées dans la lutte de concurrence que se livrent les entrepreneurs. Il s'ensuit un perfectionnement de machines de plus en plus performantes, la productivité du travail augmente, augmente aussi la différence entre le salaire payé et le gain réalisé, augmente la nécessité de garder en réserve une partie de cet excédent, d'accumuler pour faire l'acquisition de nouvelles machines de qualité encore supérieure, augmente enfin aussi la nécessité de faire constamment reculer les limites du marché, étant donné qu'une machinerie améliorée livre toujours plus de produits qu'il faut écouler. Et par voie de conséquence, le capital augmente, la production des moyens de production prend de plus en plus de place dans le mode production capitaliste, celui-ci est contraint, pour placer la quantité toujours croissante de moyens de consommation produits par ces moyens de production eux-mêmes en quantité croissante, de chercher sans cesse de nouveaux marchés, en sorte que l'on peut dire qu'il aura suffi d'un siècle, le dix-neuvième, pour qu'il conquière le monde entier.

Les choses se sont passées très différemment dans l'Antiquité. Nous avons vu qu'on ne pouvait confier aux esclaves des grandes entreprises que les outils les plus grossiers, qu'on ne pouvait employer que les travailleurs les plus primitifs et les moins intelligents, que donc, seul le prix extrêmement bas de la main-d’œuvre les rendait à peu près rentables. Il en résultait chez les patrons de ces entreprises une propension permanente à pousser à la guerre, qui était le moyen le plus efficace d'obtenir des esclaves bon marché, et à étendre toujours plus le territoire de l’État. Ce fut à partir des guerres contre Carthage l'un des plus puissants moteurs de la politique romaine de conquêtes, celle qui, en deux siècles, soumit tous les pays bordant la Méditerranée, et s'apprêtait à l'époque du Christ, après avoir assujetti la Gaule, la France d'aujourd'hui, à plier à sa domination aussi l'Allemagne, dont la population pleine de vitalité fournissait de si merveilleux esclaves.

Cette voracité, cette pulsion permanente qui poussait à agrandir les territoires à exploiter, fait, c'est vrai, beaucoup ressembler la grande entreprise antique et la grande entreprise moderne, mais la manière dont la première utilisait les surplus que lui livraient les cohortes toujours plus nombreuses d'esclaves était très différente. Le capitaliste moderne est obligé, nous l'avons vu, d'accumuler la majeure partie de son profit pour améliorer et agrandir son entreprise, faute de quoi il est dépassé et battu par la concurrence. L'esclavagiste de l'Antiquité ne connaissait pas cette contrainte. La base technique de sa production n'était pas supérieure, mais bien plutôt inférieure à celle du petit paysan qu'il évinçait. Elle n'était pas prise dans un bouleversement et une expansion permanente, elle restait toujours la même. Tous les excédents qui restaient après avoir payé les frais, remplacé l'outillage perdu ou usé, le bétail et les esclaves, l'esclavagiste pouvait les consommer pour ses propres plaisirs, même si son caractère ne faisait pas de lui un dilapidateur.

On pouvait certes investir dans le commerce et l'usure ou dans l'acquisition de nouveaux domaines, et ainsi augmenter encore ses revenus, mais ceux-ci non plus ne pouvaient être en fin de compte utilisés que pour se procurer des plaisirs. Il aurait été absurde d'accumuler du capital pour produire de nouveaux moyens de production au-delà d'une certaine quantité, car ils n'auraient pas trouvé d'utilisation.

Plus les petits paysans étaient chassés par les latifundia, plus s'accumulaient les biens fonciers et les esclaves concentrés en une seule main, plus augmentaient les surplus, les richesses, qui étaient à la disposition de quelques particuliers et dont ceux-ci ne savaient que faire sinon les dépenser en plaisirs. Si l'accumulation de capital caractérise le capitaliste moderne, le trait distinctif du Romain de la haute société à l'époque impériale, l'époque où naquit le christianisme, était la soif de jouissances. Les capitalistes modernes ont entassé des capitaux en comparaison desquels les richesses des Romains les plus cossus de l'Antiquité apparaissent bien dérisoires. C'est Narcisse, l'affranchi de Néron, qui a la réputation d'avoir été le Crésus de cette époque, avec une fortune de presque 90 millions de marks. Qu'est-ce que cela en regard des 4000 millions qui sont attribués à un Rockefeller ? Mais la gabegie à laquelle se livrent les milliardaires américains, toute extravagante qu'elle soit, ne soutient pas la comparaison avec celle de leurs prédécesseurs, qui se faisaient servir dans leurs banquets des langues de rossignols et faisaient fondre des pierres précieuses dans du vinaigre.

Avec le luxe, augmentait aussi le nombre des esclaves domestiques dont on avait besoin pour son service personnel, et cela d'autant plus que le prix des esclaves baissait. Dans une de ses satires, Horace estime que le minimum dont avait besoin un individu vivant dans des conditions à peu près correctes, était dix esclaves. Dans une maison de la haute société, leur nombre pouvait aller chercher dans les milliers. Si on envoyait les barbares dans les mines et les plantations, on plaçait ceux qui avaient une meilleure éducation, principalement les Grecs, dans la « famille à la ville », autrement dit, dans la maison de ville. Il y avait non seulement des esclaves cuisiniers, secrétaires, musiciens, pédagogues, comédiens, mais aussi des esclaves médecins et philosophes. A la différence de ceux qui servaient à gagner de l'argent, ceux-ci n'avaient pour la plupart qu'une charge de travail réduite. La majeure partie d'entre eux étaient d'aussi grands fainéants que leurs maîtres. Mais il y avait deux facteurs qui auparavant valaient à l'esclave domestique d'être en règle générale bien traités et qui maintenant disparaissaient : son prix élevé, qui faisait qu'on le ménageait, et la camaraderie qui le liait au maître avec lequel il travaillait. Maintenant, vu la richesse du maître et le peu de valeur de l'esclave, il n'y avait plus lieu de s'imposer de retenue vis-à-vis d'eux. La grande masse des esclaves domestiques n'avaient plus aucune relation personnelle avec le maître, et celui-ci ne les connaissait guère. Et quand maître et serviteur venaient à se rapprocher personnellement, ce n'était pas au travail, qui engendre le respect mutuel, mais dans les orgies et les débauches auxquelles menaient l'oisiveté et le sentiment de ne pas avoir de limites et qui n'éveillaient chez l'un comme chez l'autre que mépris réciproque. Oisifs, souvent dorlotés, les esclaves de la maison étaient pourtant livrés sans défense à chaque mouvement d'humeur, à chaque accès de colère, qui, pour eux, pouvait rapidement prendre des dimensions dangereuses. On connaît le crime perpétré par Bedius Pollio, dont un esclave avait brisé un vase de cristal, en punition de quoi il ordonna de le jeter en pâture aux murènes, pour régaler les poissons carnassiers qu'il élevait avec amour dans un étang.

Avec ces esclaves domestiques, augmentait fortement dans la société le nombre des éléments improductifs, dont la multitude était en même temps gonflée par la croissance du lumpenprolétariat des grandes villes que venait grossir la majorité des paysans chassés de leurs terres. Et pendant ce temps, le travail des esclaves étant substitué au travail libre dans de nombreuses activités productives, la productivité du travail diminuait.

Mais plus une maison comptait de monde, plus il devenait facile de faire fabriquer à son usage par ses propres travailleurs les produits que la petite famille avait été obligée d'acheter, vêtements comme ustensiles ménagers. Cela amenait une nouvelle extension de la production pour la consommation familiale. Pourtant, il ne faut pas confondre cette forme tardive d'économie familiale chez les riches avec l'économie élémentaire des origines, qui découlait de l'absence totale de production marchande, et où on subvenait soi-même aux besoins les plus vitaux, et n'achetait que les outils et les articles de luxe. La forme seconde de la production interne pour la consommation familiale que nous rencontrons dans les familles riches à la fin de la République et sous l'empire, reposait précisément sur la production marchande, la production pour le marché dans les mines et les latifundia ; elle-même servait principalement à la production de luxe.

L'extension de ce type de production à usage interne portait tort à l'artisanat libre, déjà fortement mis en difficulté par les industries fonctionnant avec des esclaves dans les villes comme dans les latifundia. En proportion, il ne pouvait que s'affaiblir, autrement dit, le nombre des travailleurs libres rapporté à celui des esclaves ne pouvait que reculer significativement aussi dans l'artisanat. En chiffres absolus, cependant, des branches pouvaient voir augmenter le nombre des travailleurs libres, l'augmentation des dépenses somptuaires provoquant une demande croissante dans les domaines de l'art, de l'art appliqué, mais aussi du pur apparat, comme les onguents et les pommades.

Si le critère sur lequel on apprécie la prospérité d'une société est l'ampleur des gaspillages, si donc on se place du point de vue borné des Césars et des grands propriétaires fonciers romains ainsi que de leur escorte de courtisans, artistes et littérateurs, certes, on trouvera brillante la situation sociale sous le règne d'Auguste. D'immenses richesses affluaient à Rome, dans le seul but d'alimenter les plaisirs ; des ribauds jouisseurs passaient en titubant d'une fête à l'autre, distribuant à tout-va de pleines poignées de leur superflu qu'il leur était totalement impossible de consommer à eux seuls. De nombreux artistes et intellectuels étaient couverts de moyens matériels par les mécénats, de gigantesques bâtiments surgissaient, dont les dimensions colossales et l'harmonie artistique suscitent encore aujourd'hui l'étonnement, le monde entier paraissait secréter de la richesse par tous ses pores – et pourtant, cette société était déjà alors vouée à la mort.

e. Le déclin économique[modifier le wikicode]

Les classes dominantes, qui, exclues de toute activité, faisaient de plus en plus exécuter par des esclaves toute espèce de travail, même la science, même la politique, eurent de bonne heure un sentiment diffus de décadence. En Grèce, l'esclavage avait d'abord servi à laisser aux maîtres tout le temps de loisir nécessaire pour la gestion des affaires de l’État et la méditation sur les problèmes importants de la vie. Mais plus augmentaient les surplus que la concentration de la propriété foncière, l'extension des latifundia, et la multiplication des esclaves accumulaient dans quelques mains, plus la quête de plaisirs, la dilapidation de ces surplus, devenait la fonction sociale préférée des classes dominantes, plus s'aiguisait en leur sein la compétition pour le maximum de gabegie, la course à qui surpasserait l'autre en éclat, en opulence, en farniente. A Rome, cela rencontra encore moins d'obstacles qu'en Grèce, pour la raison que, culturellement, Rome était relativement en retard sur la Grèce quand elle passa à ce mode de production. L'expansion de la puissance grecque s'était principalement faite aux dépens de peuples barbares, mais s'était heurtée au Moyen-Orient et en Égypte à de solides obstacles. Les esclaves étaient des barbares qui ne pouvaient rien apprendre aux Grecs, et auxquels ils ne pouvaient se risquer à confier les affaires de l’État. Et les richesses que l'on pouvait prendre aux barbares étaient relativement minces. La suprématie romaine, au contraire, s'étendit rapidement sur tous les foyers de culture ancestraux de l'orient jusqu'à Babylone (ou l'empire des Séleucides) ; de ces nouvelles conquêtes, les Romains ne tirèrent pas seulement d'immenses richesses, mais aussi des esclaves dont le savoir était supérieur à celui de leurs maîtres, auprès de qui ceux-ci devaient s'instruire, et à qui ils pouvaient sans difficulté confier la gestion de l’État. L'aristocratie des grands propriétaires fonciers fut à l'époque impériale de plus en plus remplacée dans ses fonctions d'administrateurs de l’État par des esclaves de la maison impériale et d'anciens esclaves de l'empereur, des affranchis demeurés sous la coupe de leur ancien maître.

C'est ainsi que les latifundistes et leur suite de parasites n'avaient plus d'autre fonction dans la société que de s'adonner aux plaisirs. Mais les sensations s'émoussent quand le stimulus agit en permanence, la joie comme la douleur, la volupté comme l'angoisse devant la mort. Une vie ininterrompue de plaisirs, sans parenthèses vouées au travail, à la lutte, entraîna d'abord une recherche incessante de nouvelles jouissances susceptibles de surpasser les anciennes et d'exciter des nerfs engourdis, ce qui menait aux débauches les plus contre-nature, aux cruautés les plus raffinées, mais faisait aussi atteindre à la gabegie les sommets les plus absurdes. Mais tout finit par buter sur des limites, et quand un individu en était arrivé à ne plus être en état de doper ses plaisirs, les moyens ou les forces venant à manquer en raison d'une banqueroute financière ou d'une santé ruinée, alors il était pris d'une gravissime gueule de bois, n'importe quel plaisir lui donnait des nausées, il perdait complètement le goût de vivre, il avait le sentiment que tous les désirs et toutes les pensées étaient vides de sens – vanitas, vanitas vanitatum. C'était le moment de la désespérance, des aspirations suicidaires, mais aussi de l'espoir d'une autre vie, d'une vie supérieure – cependant l'aversion pour le travail était si profondément enracinée qu'on n'imaginait pas cette nouvelle vie idéale sous les traits d'une vie de travail dans la joie, mais comme une félicité totalement inactive dont la béatitude ne venait que de ce qu'elle était délivrée de toutes les douleurs et de toutes les désillusions des besoins et des plaisirs physiques.

Chez les meilleurs des exploiteurs se répandait cependant aussi un sentiment de honte, honte de ce que leur bien-être était bâti sur la ruine de nombreux paysans libres, sur les mauvais traitements infligés à des milliers d'esclaves dans les mines et les latifundia. De la dépression naissait aussi de la pitié pour les esclaves – une contradiction étrange, quand on pense à la brutale cruauté avec laquelle on disposait alors de leur vie -, rappelons seulement les jeux de gladiateurs. Enfin, ce cafard provoquait également de la répugnance contre la cupidité et la chasse à l'or, à l'argent, qui déjà à cette époque dominait le monde.

« Nous savons, » s'exclame Pline dans le 33ème livre de son histoire naturelle, « que Spartacus (le chef d'une révolte d'esclaves) interdisait dans son campement de porter sur soi de l'or ou de l'argent. Comme nos esclaves fugitifs nous surpassent en élévation spirituelle ! L'orateur Messal écrit que le triumvir Antoine s'était servi de vases en or pour tous ses besoins malpropres … Antoine, qui avilissait l'or pour couvrir la nature d'opprobre, aurait mérité d'être banni. Mais il aurait fallu un Spartacus pour le bannir. »

En-dessous de cette classe dominante qui, en partie, dégénérait dans une débauche, une cupidité et une cruauté sans fond, en partie était remplie de compassion pour les pauvres et de dégoût pour l'argent et les jouissances, et même de désirs suicidaires, il y avait une foule immense d''esclaves au travail, plus maltraités que nos bêtes de somme, rassemblés depuis tous les coins de la terre, avilis et corrompus par les mauvais traitements incessants, par le travail dans les chaînes et sous les coups de fouet, pleins de rage, de vindicte et de désespoir, toujours prêts à se révolter et à user de violence, mais incapables, en raison de la misère intellectuelle de ses éléments barbares, c'est-à-dire de la majorité d'entre eux, de mettre à bas l'ordonnance de l'énorme machine étatique et de fonder un nouvel État, même si ce pouvait être le but de certains esprits éminents parmi eux. La seule voie émancipatrice sur laquelle ils pouvaient atteindre leur but, n'était pas celle du bouleversement de la société, mais celle de la fuite hors de la société, la fuite dans le crime, le brigandage, dont ils de cessaient de gonfler les troupes, ou la fuite au-delà des frontières, auprès des ennemis de l'empire.

Au-dessus de ces millions de malheureux s'élevaient des centaines de milliers d'esclaves vivant souvent au milieu de l'opulence et du bien-être, constamment témoins et objets des transports des sens les plus débridés et les plus déments, complices de toutes les corruptions imaginables et, soit saisis eux-mêmes par cette corruption et aussi véreux que leurs maîtres, soit aussi, comme beaucoup d'entre eux et souvent les y précédant parce qu'ils subissaient, eux, les à-côtés insupportables de cette vie de jouissances, profondément écœurés par la dépravation et aspirant à une nouvelle vie, plus pure, plus noble.

Et à côté de tous ces gens grouillaient encore des centaines de milliers de citoyens libres et d'affranchis, des débris de la paysannerie, nombreux mais loqueteux, des métayers tombés dans la misère, des artisans et des porte-faix sans ressources, ainsi, enfin, que le lumpenprolétariat des grandes villes, doué de la vigueur et de l'assurance du citoyen libre, et pourtant économiquement superflu dans la société, sans foyer, sans sécurité aucune, complètement dépendant des miettes que les grands seigneurs leur jetaient en puisant dans leur superflu, par libéralité ou par peur, ou pour avoir la paix.

Quand l'évangile de Mathieu fait dire à Jésus à son propre sujet :

« Les renards ont leurs terriers et les oiseaux ont leurs nids, mais le fils de l'homme, lui, n'a pas de lieu où reposer sa tête »(8, 20), il ne fait que reprendre une idée exprimée 130 ans avant J.-C. par Tiberius Gracchus pour tout le prolétariat de Rome : « Les bêtes sauvages de l'Italie ont leurs tanières et une couche où se reposer, mais les hommes qui combattent et meurent pour la suprématie de l'Italie, n'ont à eux que l'air et la lumière, parce que c'est la seule chose qu'on ne peut pas leur prendre. Sans toit et sans abri, ils vagabondent avec femme et enfants. »

De leur misère et de la précarité de leur mode de vie naissait une amertume d'autant plus vive que les grands mettaient plus d'indécence et de profusion à faire étalage de leur richesse. Les pauvres conçurent une farouche haine de classe pour les riches, mais cette haine était d'une nature très différente de celle du prolétaire moderne.

Aujourd'hui, tout l'édifice social repose sur son travail. Il n'a qu'à arrêter de travailler pour que les fondations de la société soient ébranlées. Le prolétaire de l'Antiquité, le prolétaire en guenilles, ne fournissait aucun travail, et même le travail de ce qu'il restait de paysans et d'artisans libres n'était pas indispensable. A cette époque-là, la société ne vivait pas du prolétariat, c'était le prolétariat qui vivait aux dépens de la société. Il était complètement inutile et aurait pu disparaître sans que cela la menace en rien. Bien au contraire, cela l'aurait seulement soulagée d'une charge. C'était le travail des esclaves qui était le fondement de la société.

Le terrain d'affrontement entre le capitaliste et le prolétaire est aujourd'hui l'usine, l'atelier. L'enjeu, c'est de savoir qui doit commander au processus de production, ceux qui possèdent les moyens de production ou ceux qui possèdent la force de travail. Dans cette lutte, il y va du mode de production, il s'agit de remplacer le mode de production existant par un mode de production supérieur.

Le lumpen prolétaire de l'Antiquité était en-dehors de tout cela. Il ne travaillait pas et ne voulait pas travailler. Ce qu'il réclamait, c'était d'avoir sa part des plaisirs des riches, une autre distribution des biens de consommation et d'agrément, pas des moyens de production, il voulait prendre son butin sur les riches, pas changer de mode de production. Le calvaire des esclaves dans les mines le laissaient autant de marbre que disons les souffrances des bêtes de somme.

Les paysans et les artisans pouvaient encore moins concevoir l'idée d'un mode de production supérieur. Même aujourd'hui, ils en sont incapables. Leur rêve était, au mieux, le retour au passé. Mais ils étaient si proches des prolétaires et les buts de ceux-ci étaient si séduisants qu'ils ne désiraient rien d'autre, n'aspiraient à rien d'autre qu'eux : une vie sans travail et aux frais des riches ; un communisme assis sur le pillage de la fortune des riches.

Il y avait donc dans la société romaine de la fin de la République et de l'époque impériale, certes d'énormes antagonismes sociaux, un océan de haine de classe et de luttes de classes, des soulèvements et des guerres civiles, une aspiration colossale à une autre vie, à une vie meilleure, à un dépassement de l'ordre social existant, mais aucun mouvement visant à instaurer un mode de production différent et supérieur.[4]

Les conditions morales et intellectuelles n'étaient pas remplies, aucune classe n'avait le savoir, l'énergie, le goût du travail ni la générosité nécessaires pour s'engager pratiquement et efficacement sur la voie d'un changement de mode de production. En outre étaient absents les prérequis matériels nécessaires pour que l'idée même en surgisse.

Nous venons de voir que, techniquement, l'économie esclavagiste ne représentait pas un progrès, mais une régression, que l'aristocratie s'avachissait et devenait incapable d'aucun travail, que non seulement le nombre des travailleurs improductifs augmentait dans la société, mais que la productivité des travailleurs productifs baissait et était un frein au développement des techniques – à l'exception peut-être de quelques productions de luxe. Si on comparait le nouveau mode de production esclavagiste avec celui des paysans libres qu'il avait refoulé et asphyxié, on ne pouvait que constater un déclin, pas un essor. D'où l'idée que les temps anciens étaient meilleurs, que c'était l'âge d'or, que le temps passant, tout empirait. Si l'époque capitaliste, avec sa quête permanente d'amélioration des moyens de production, secrète l'idée du progrès infini de l'humanité, si elle incline à peindre autant que se peut le passé en noir et à voir le plus possible l'avenir en rose, nous trouvons tout au contraire, à l'époque de l'empire romain, la perspective inverse, celle d'un irrésistible déclin de l'humanité et d'une nostalgie tenace du bon vieux temps. Si d'aventure des réformes sociales, des idéaux sociaux, visaient à corriger dans le bon sens les rapports de production, ils n'avaient toujours comme horizon que le retour à l'ancien mode de production, celui de la paysannerie libre, et ils avaient raison, car il était supérieur à celui existant. L'esclavagisme menait à une impasse. La société devait être remise sur les fondements de l'économie paysanne avant de pouvoir de nouveau prendre son essor. Mais cela non plus, la société romaine n'en était pas capable, car elle avait perdu les paysans dont elle aurait eu besoin. Il fallut attendre qu'avec les invasions barbares, de nombreux peuples de paysans libres se répandent dans tout l'empire romain, pour que ce qui restait de la civilisation qu'il avait créée pût servir de point de départ d'un nouveau développement social.

A l'instar de tout mode de production édifié sur des antagonismes, l'esclavagisme de l'Antiquité se creusa lui-même sa propre tombe. Sous la forme que ce système économique finit par prendre dans l'empire romain, il reposait sur la guerre. Seules, des guerres victorieuses ininterrompues, l'assujettissement constant de nouvelles nations, l'extension continuelle du territoire, pouvaient assurer l'approvisionnement massif en esclaves bon marché dont il avait besoin.

Mais on ne peut pas faire la guerre sans soldats, et c'était le paysan qui fournissait la meilleure matière première militaire. Habitué à un travail pénible et ininterrompu au grand air, qu'il fasse chaud ou froid, sous le soleil et sous la pluie, c'est lui qui supportait le mieux les fatigues harassantes que la guerre impose au soldat. Le lumpen prolétaire de la ville, déshabitué du travail, en était beaucoup moins capable, et pas davantage l'artisan adroit de ses mains, le tisserand, ou l'orfèvre, ou le sculpteur sur bois. Les paysans libres disparaissant, l'armée romaine voyait disparaître ses soldats. On fut de plus en plus contraint de compléter le nombre des soldats de la milice assujettis au service en recrutant des volontaires, des soldats de métier qui continuaient à servir après avoir fait leur temps obligatoire. Rapidement, cela ne suffit plus si l'on se limitait aux citoyens romains. Tibère, déjà, déclarait au Sénat qu'on manquait de volontaires de qualité et qu'il fallait aller chercher toutes sortes de racailles et de vagabonds. Les armées romaines comptèrent de plus en plus de mercenaires barbares issus des provinces soumises, et même, on finit par recruter des étrangers, des ennemis de l'empire pour combler les vides. Déjà chez César, on trouve des Germains dans les armées romaines.

Mais moins l'armée pouvait recruter dans la nation des seigneurs, plus les soldats devenaient rares et chers, plus les sentiments pacifistes ne pouvaient manquer de se répandre à Rome, non pas en raison d'une révolution éthique, mais pour des motifs très matériels. Rome devait ménager ses soldats, elle ne pouvait plus non plus repousser les frontières de l'empire, car elle devait s'estimer heureuse si elle arrivait à trouver suffisamment de soldats pour protéger la frontière existante. C'est précisément à l'époque où l'on situe la vie de Jésus, sous le règne de Tibère, que, pour l'essentiel, s'arrête l'offensive romaine. A partir de là, les efforts de l'empire romain visent de plus en plus à se défendre des ennemis qui le mettent sous pression. Et cette pression ne cesse alors d'augmenter, car plus il y avait d'étrangers, et particulièrement de Germains, dans les armées romaines, plus les voisins barbares découvraient la richesse et l'art militaire de Rome, mais aussi sa faiblesse, et plus leur prenait l'envie de s'établir dans l'empire, non pas comme mercenaires et comme domestiques, mais comme conquérants et comme seigneurs. Au lieu de lancer des razzias pour attraper des barbares, les maîtres de Rome se virent bientôt contraints de reculer devant les barbares ou de les payer pour qu'ils restent tranquilles. C'est ainsi qu'au cours du premier siècle de notre ère, se tarit l'afflux d'esclaves bon marché. On fut de plus en plus obligé d'en passer par la production d'esclaves.

Mais c'était un procédé extrêmement coûteux et qui ne se justifiait que pour des esclaves domestiques de niveau supérieur pour des travaux qualifiés. Il était impossible de poursuivre l'exploitation d'un latifundium en produisant soi-même ses esclaves. On cessa progressivement d'utiliser des esclaves dans l'agriculture, et de son côté, l'exploitation minière recula, de nombreuses fosses n'étaient plus rentables dès lors que manquaient les prisonniers de guerre que l'on n'avait pas à ménager parce que c'étaient des esclaves.

L'économie esclavagiste se désagrégeait, mais il n'y eut pas de renaissance de la paysannerie. Il aurait fallu pour cela qu'existe une abondante population de paysans économiquement robustes, et la propriété privée du sol y faisait obstacle. Les latifundistes n'avaient aucunement envie de renoncer à leurs propriétés. En revanche, ils restreignirent la taille de leurs grandes entreprises. Ils transformèrent une partie de leurs terres en petites métairies qu'ils cédaient en location à des métayers, des colons, à charge pour eux de consacrer une fraction de leur force de travail à la ferme du propriétaire. Ainsi se constitua le système de gestion des sols qui plus tard, à l'époque féodale, demeura l'horizon des grands seigneurs de la terre, jusqu'au moment où le capitalisme lui substitua son propre système d'affermage.

Les forces de travail parmi lesquelles se recrutaient les colons étaient, soit des esclaves de la campagne et des paysans tombés dans la gêne, soit également des prolétaires, des artisans libres et des esclaves des grandes villes qui n'y trouvaient plus de moyens d'existence, depuis que, les revenus issus de l'esclavage dans l'agriculture et les mines diminuant, les libéralités et la vie de plaisirs des riches se réduisaient. Plus tardivement, ils furent sans doute rejoints par des habitants des provinces frontalières chassés de leurs propriétés par l'avancée des barbares et cherchant refuge dans l'arrière-pays, où ils trouvaient à s'installer comme colons.

Mais ce nouveau mode de production ne put enrayer le déclin économique dû à l'arrêt de l'approvisionnement en esclaves. Lui aussi était techniquement inférieur à la paysannerie libre et constituait un obstacle à toute évolution des techniques. Le travail auquel était astreint le colon dans le domaine du seigneur restait du travail forcé, accompli avec la même grogne et le même laisser-aller, le même manque de respect pour les bêtes et l'outillage, que le travail des esclaves. Certes, le colon avait sa propre exploitation à lui, mais ses dimensions l'empêchaient de trop prospérer et suffisaient tout juste à lui permettre de survivre. En revanche, la hauteur du fermage payé en nature était telle que le colon livrait au seigneur tout ce qu'il produisait au-delà de ce qui était strictement nécessaire pour un train de vie misérable. La pauvreté des colons soutenait la comparaison avec celle des fermes minuscules de l'Irlande ou celle des campagnes de l'actuelle Italie méridionale qui voit subsister un système de production semblable. Mais les contrées agraires d'aujourd'hui ont au moins une soupape de sécurité, l'émigration vers des régions en plein essor industriel. Rien d'analogue pour les colons de l'empire romain. L'industrie ne servait que peu à la production de moyens de production, elle se consacrait essentiellement à la consommation de luxe. Les surplus des propriétaires de mines et de latifundia s'amenuisant, l'industrie reculait aussi dans les villes, et leur population baissait rapidement.

Mais la population du plat pays se réduisait elle aussi simultanément. Les micro-exploitations ne permettaient pas de faire vivre de grandes familles. Ce qu'on en tirait suffisait tout juste en période normale à nourrir chichement les tenanciers. En cas de mauvaises récoltes, ils n'avaient pas de stocks ni d'argent pour acheter ce qui faisait défaut. La faim et la misère ne pouvaient que faire des ravages et éclaircir les rangs des colons, notamment ceux de leurs enfants. L'Irlande voit depuis un siècle sa population diminuer, il en était de même dans l'empire romain.

« Il est facile de comprendre que les causes de nature économique qui provoquèrent dans l'ensemble de l'empire romain la diminution de la population, se faisaient particulièrement sentir en Italie, et en tout premier lieu à Rome. Si l'on veut citer des chiffres, on peut admettre qu'à l'époque d'Auguste, la ville comptait environ un million d'habitants, qu'au premier siècle de l'empire, ce nombre est resté à peu près constant, est ensuite tombé à 600 000 environ à l'époque des Sévères, puis s'est effondré rapidement. »[5]

Dans sa belle étude sur « L'évolution économique de l'Antiquité » (1895), Eduard Meyer reproduit dans une annexe la description que Dion Chrysostome (né autour de 50 après J.-C.) fait, dans son septième discours, de la situation régnant dans une petite ville d'Eubée dont le nom n'est pas cité. Le dépeuplement de l'empire y est vigoureusement mis en évidence.

« Tout le district dépend de la ville et est redevable de l'impôt. Pour la majeure partie, sinon exclusivement, le sol appartient à des riches, propriétaires de vastes complexes exploités partie en pâturages, partie en terres arables. Mais il est complètement désertifié. Un citoyen déclare devant l'assemblée du peuple : « Les deux tiers de notre territoire, ou presque, sont à l'abandon, parce que nous ne nous en occupons pas ou que la population y est trop clairsemée. J'ai moi-même autant d'arpents que n'importe qui d'autre, non seulement à la montagne, mais aussi en plaine, et si je trouvais quelqu'un pour les cultiver, non seulement je les lui céderais pour rien, mais je lui donnerais encore de l'argent avec plaisir... » La désertification commence, poursuit-il, immédiatement aux portes de la ville,, « le pays est complètement dépeuplé et présente un aspect désolé, comme s'il était situé au milieu du désert et pas aux portes d'une ville. A l'intérieur des murs, par contre, on sème et on fait paître du bétail sur le terrain urbain. … On a transformé le gymnase en champs cultivés, et en été, Héraclès et les autres statues de dieux et de héros sont enfouies dans le blé. Tous les matins, l'orateur qui m'a précédé emmène ses bêtes paître sur le marché, devant la mairie et les bureaux administratifs, ce qui fait que la ville est la risée des gens qui viennent d'ailleurs, ou leur fait pitié. »

« En concordance avec cet état de choses, dans la ville elle-même, beaucoup de maisons sont vides, manifestement, la population ne cesse de diminuer. Aux rochers de Kaphareus habitent quelques pêcheurs de pourpre ; sinon, dans toute la région, de vastes étendues sont inhabitées. Naguère, tout ce pays appartenait à un riche citoyen « qui possédait de nombreux troupeaux de chevaux et de bœufs, de nombreuses prairies, de nombreux champs florissants et encore d'autres biens de belle taille. » Sa richesse lui a valu d'être tué sur ordre de l'empereur, ses troupeaux ont été déplacés au loin, et par la même occasion le bétail appartenant à son berger, et depuis, tout le pays est là inexploité. Seuls sont restés deux gardiens de bœufs, des hommes libres et citoyens de la ville, ils se nourrissent de chasse, d'un peu de culture et de jardinage ainsi que d'élevage. …

« Dion brosse ici un tableau – valable pour l'ensemble de la Grèce dès le début de l'ère impériale – que l'on retrouvera au cours des siècles suivants à Rome et dans ses environs et dont l'empreinte est encore aujourd'hui visible dans la Campanie. Là aussi, on en est venu à une situation où les villes moyennes ont disparu, où la campagne n'est plus que friches s'étendant sur des lieues à la ronde, où la seule activité est l'élevage (et ici et là sur les pentes des montagnes la viticulture), avant que, au bout du compte, même Rome soit déserte, que les maisons y restent inoccupées et s'effondrent, de même que les bâtiments publics, et que le forum et le Capitole servent de pâturage aux troupeaux. N'importe quel voyageur arrivant à Dublin ou parcourant l'Irlande constate aussitôt que ce pays, au dix-neuvième siècle, commence à être atteint par le même phénomène. » (op. cit., p. 67 à 69)

En même temps, la fertilité du sol s'effondrait. L'alimentation en étable était peu développée, et ne pouvait que perdre encore dans une économie esclavagiste, ce système impliquant un mauvais traitement du bétail. Or sans stabulation, pas d'engrais. Sans fumure et sans culture intensive, on ne tirait du sol que ce qu'il voulait bien produire. Ce type de culture ne donnait de bons rendements que sur les meilleures terres. Mais si on les exploitait sans trêve, le sol se vidait de sa substance et leur surface se rétrécissait.

Il s'est passé quelque chose d'analogue au dix-neuvième siècle en Amérique : dans les États esclavagistes du sud, le sol, faute d'engrais, s'épuisait lui aussi rapidement, et en même temps, ce n'était que sur les meilleures terres que l'utilisation d'esclaves pouvait être profitable. L'économie esclavagiste ne pouvait perdurer qu'en avançant toujours plus loin vers l'ouest, en conquérant sans cesse de nouvelles contrées, et en laissant derrière elle des sols épuisés et dévastés. Même phénomène dans l'empire romain, et c'est de cela entre autres causes que venait la soif inextinguible de terres qui caractérisait ses gouvernants, et leur appétit de conquêtes militaires. Dès le début de l'époque impériale, l'Italie du sud, la Sicile, la Grèce étaient des pays désertifiés.

Des sols pressurés, une main-d’œuvre faisant de plus en plus défaut, des méthodes irrationnelles – cela ne pouvait donner d'autres résultats que des rendements en chute libre.

Mais en même temps, diminuait aussi la capacité du pays à acheter des vivres à l'étranger. L'or et l'argent se faisaient de plus en plus rares. Car les mines produisaient de moins en moins faute de main-d’œuvre, comme déjà vu. Et une quantité toujours croissante des métaux disponibles partait à l'étranger, en partie en Inde et en Arabie pour acheter des produits de luxe pour les riches qui existaient encore, mais surtout pour arroser les nations barbares du voisinage. Nous avons vu que c'est chez elles qu'on allait de plus en plus recruter les soldats. Le nombre de ceux qui emportaient à l'étranger leur solde ou au moins ce qui leur en restait une fois leur période de service terminée, augmentait. Mais plus l'empire perdait de ses capacités à se défendre, plus il tentait d'amadouer ses dangereux voisins, le meilleur moyen étant de leur payer un riche tribut. Trop souvent, si la manœuvre échouait, les troupes ennemies envahissaient le territoire de l'empire pour se livrer à des pillages. Et cela lui soustrayait d'une autre façon une partie de ses richesses.

Et au final, pour les protéger, on dépensait ce qu'il en restait. Moins les habitants de l'empire étaient en état de se défendre, plus se faisaient rares les recrues originaires de l'intérieur, plus il fallait aller en chercher de l'autre côté des frontières, plus se faisait sentir la pression des ennemis barbares, plus, donc, la demande de mercenaires augmentait alors que l'offre diminuait, plus s'élevait le montant de la solde à payer. « Depuis César, elle était de 225 deniers annuels (196 marks) et à cela s'ajoutaient chaque mois deux tiers de médimne de céréales (un médimne = 54 litres), c'est-à-dire quatre modius, plus tard même cinq modius. Un esclave qui ne vivait que de céréales touchait mensuellement la même quantité. Vu la frugalité des méridionaux, ces céréales suffisaient à répondre à la majeure partie des besoins alimentaires. Domitien porta la solde à 300 deniers (261 marks). Sous les empereurs suivants, les armes étaient de surcroît fournies gratuitement. Septime Sévère et plus tard Caracalla ont encore augmenté la solde. »

N'oublions pas que le pouvoir d'achat de l'argent était alors bien supérieur à ce qu'il est aujourd'hui. Sénèque, par exemple, à l'époque de Néron, estimait qu'un philosophe pouvait vivre avec une demi-sesterce (11 pfennig) par jour. 40 litres de vin coûtaient 25 pfennig, un agneau de 40 à 50 pfennig, une brebis 1,5 marks.

« Il est clair que, vu le niveau des prix, la solde du légionnaire romain était très consistante. Et en plus de la solde, il y avait les cadeaux qu'il recevait quand un nouvel empereur était choisi par les soldats. A une époque où il ne s'écoulait que quelques mois entre deux accessions au trône, cela était assez considérable. A l'issue de son temps de service, il recevait un cadeau d'adieu qui, à l'époque d'Auguste, était de 3000 deniers (2600 marks), qui fut certes réduit de moitié par Caligula, mais de nouveau élevé à 5000 deniers (4350 marks) par Caracalla. » (Paul Ernst, Inventaire social de l'empire romain avant les invasions barbares. Neue Zeit[Note du Trad 2] , XI, 2, p. 253 sq.)

En même temps, il fallait augmenter la taille de l'armée permanente au fur et à mesure que les attaques aux frontières se multipliaient de tous côtés. Sous le règne d'Auguste, elle comptait 300 000 hommes, plus tard plus du double.

C'est énorme, si l'on songe que, vu l'état de l'agriculture, la population de l'empire était très clairsemée et le surplus fourni par leur travail très maigre. Beloch[Note du Trad 3] estime la population de l'ensemble de l'empire, environ quatre fois plus étendu que l'actuel empire d'Allemagne, à environ 55 millions d'habitants à l'époque d'Auguste. L'Italie, où vivent aujourd'hui 33 millions de personnes, en comptait alors seulement 6 millions. Avec leur technique primitive, ces 55 millions devaient entretenir une armée aussi importante que celle qui pour l'Allemagne actuelle, représente une charge écrasante en dépit de l'énorme progrès technique survenu entre-temps, une armée de mercenaires bien mieux payés que les militaires d'aujourd'hui.

Et pendant que la population diminuait et s'appauvrissait, le fardeau du militarisme ne cessait de s'alourdir.

A cela deux causes qui toutes deux achevèrent l'effondrement économique.

L’État avait alors essentiellement deux domaines d'intervention : les affaires militaires et les ouvrages architecturaux. S'il voulait augmenter les dépenses pour les premières sans majorer les impôts, il était contraint de délaisser les deuxièmes. Et c'est bien ce qui se passa. Dans la période d'opulence et de surplus importants fournis par le travail d'esclaves présents en masse, l’État avait lui-même été riche et capable de construire de grands édifices non seulement voués au luxe, à la religion, à l'hygiène, mais aussi à la vie économique. Les gigantesques foules humaines auxquelles il commandait, donnaient à l’État les moyens de construire ces œuvres colossales qui font encore aujourd'hui notre admiration, les temples et les palais, les canalisations et les égouts, mais aussi un excellent réseau de routes qui reliaient Rome aux extrémités les plus reculées de l'empire et constituaient un vigoureux instrument de cohésion économique et politique et de relations internationales. Et parallèlement, de grands travaux d'irrigation et d'assèchement. Les Marais Pontins, par exemple, étaient au sud de Rome une très vaste région de terrains prodigieusement fertiles dont l'assèchement ouvrit 100 000 hectares à la culture. Il y eut un moment où on y comptait pas moins de 33 villes. La construction et le maintien en état des ouvrages d'assainissement des Marais Pontins étaient une préoccupation constante des responsables de Rome. Ces ouvrages se délabrèrent si complètement qu'aujourd'hui encore, toute cette région de marais et ce qui les entoure est dans un état de désolation désertique.

A partir du moment où s'affaiblirent les capacités financières de l'empire, ses gouvernants préférèrent laisser ces ouvrages à l'abandon plutôt que de réduire le militarisme. Ces édifices colossaux devinrent des ruines colossales qui se délabraient d'autant plus que, vu le déficit croissant de main-d’œuvre, on préférait récupérer les matériaux dont on avait besoin pour les nouvelles constructions qu'il était absolument inévitable d'entreprendre, en démolissant les anciennes plutôt que d'aller s'approvisionner dans les carrières. Cette méthode a davantage endommagé les œuvres d'art de l'Antiquité que les ravages causés par l'invasion des Vandales et autres barbares.

« Le voyageur dont le regard affligé parcourt les ruines de la Rome antique, est tenté de maudire la mémoire des Goths et des Vandales, accusés de calamités qu'ils n'eurent ni le temps ni les forces, ni peut-être même l'envie de perpétrer. Les orages de la guerre ont pu certes raser quelques tours, mais les destructions qui ont miné les fondations de ces édifices stupéfiants, se sont poursuivies pendant un espace de dix siècles, sans précipitation et sans bruit. … Les monuments témoignant du rayonnement consulaire ou impérial n'étaient plus vénérés comme témoins de la gloire immortelle de la capitale. On ne voyait plus en eux qu'une mine inépuisable de matériaux moins chers et plus faciles à récupérer que ceux de carrières lointaines. »[6]

Le délabrement ne touchait pas seulement les œuvres d'art, mais aussi les bâtiments publics utiles à l'activité économique ou à l'hygiène, les routes et les infrastructures hydrauliques. Cet effondrement était la conséquence de la débâcle générale de l'économie et contribuait en retour à l'accélérer.

Mais, les dépenses militaires étant malgré tout cela en progression constante, il était inévitable qu'elles deviennent de plus en plus insupportables et parachèvent la ruine complète. La somme des charges publiques – les redevances en nature, les prestations en travail, la fiscalité monétaire – restaient constantes ou augmentaient, cependant que la population et la richesse diminuaient. L'individu était accablé par les prélèvements de plus en plus lourds de l’État. Chacun essayait d'en faire retomber le poids sur de plus faibles épaules. Et au bout se trouvaient les infortunés colons, dont la situation déjà bien pénible devenait désespérée, comme en témoignent de nombreuses révoltes, par exemple celle des Bagaudes, des colons gaulois qui se soulevèrent d'abord sous Dioclétien, en 285 après J.C., furent écrasés après des victoires initiales, mais dont la profonde misère ne cessa pendant tout un siècle de se manifester dans une série de troubles et de tentatives d'insurrection.

Les autres classes étaient elles aussi de plus en plus poussées vers le bas, quoique moins durement que les colons. Le fisc prenait tout ce qu'il pouvait trouver, les barbares ne pouvaient piller plus sauvagement que l’État. Il s'ensuivit une désagrégation générale de la société, les individus refusant de plus en plus et étant de moins en moins en situation de faire ne serait-ce que le minimum primordial pour la cité ou pour les autres. Il fallait maintenant de plus en plus souvent recourir à la force étatique pour obtenir ce qui, jusqu'ici, avait été réglé par la tradition et par les besoins économiques. Les lois coercitives se multiplièrent à partir de Dioclétien. Les unes enchaînèrent les colons à la terre, les transformant ainsi légalement en serfs. D'autres firent obligation aux propriétaire fonciers de participer à l'administration des villes, ce qui, à vrai dire, consistait essentiellement à collecter les impôts pour le compte de l’État. D'autres encore organisèrent les artisans en corporations obligatoires et leur imposèrent de fournir leurs services et leurs marchandises à un prix déterminé. Cela faisait proliférer la bureaucratie d’État chargée de mettre à exécution ces lois.

Un antagonisme de plus en plus aigu se développait ainsi entre la bureaucratie et l'armée, c'est-à-dire le pouvoir étatique, d'un côté, et, de l'autre, non seulement les classes exploitées, mais aussi les classes d'exploiteurs. Pour celles-ci aussi, l’État était de moins en moins une institution protectrice qui les soutenait, et de plus en plus un mécanisme qui les dépouillait et les ruinait. L'hostilité envers l’État montait, même la prise du pouvoir par les barbares était considérée comme une délivrance. La population des régions frontalières allait de plus en plus chercher refuge chez eux, qui étaient des paysans libres, et en fin de compte c'est à eux qu'on fit appel comme à des sauveurs pour qu'ils viennent délivrer les habitants de l'ordre politique et social dominant, et ils furent reçus à bras ouverts.

Voici ce qu'écrivait à ce propos Salvien de Marseille, un écrivain chrétien de la fin de l'empire romain, dans son livre De gubernatione dei :

« Une grande partie de la Gaule et de l'Espagne est déjà gothique, et tous les Romains qui y vivent n'ont qu'un seul souhait : ne pas redevenir romain. Je ne serais pas étonné que la seule chose qui retienne tous les pauvres et les nécessiteux d'aller s'y installer, soit qu'ils ne peuvent abandonner leurs effets personnels et leurs familles. Et nous autres Romains, nous nous étonnons de ne pas venir à bout des Goths, alors que c'est nous qui préférons vivre parmi eux plutôt qu'entre nous. »

Les invasions barbares, la marée de grossiers Germains submergeant l'empire romain, ne signifièrent pas la destruction prématurée d'une haute culture florissante, mais seulement la phase finale d'un processus de putréfaction qui rongeait une civilisation à l'agonie, la première étape fondatrice d'un nouvel essor culturel, qui, cela est vrai, se développa très lentement et avec bien des hésitations tout au long de plusieurs siècles.

C'est dans les quatre siècles qui séparent la fondation du pouvoir impérial par Auguste et les invasions barbares, que se forma le christianisme : une époque qui commence somptueusement avec l'éclat le plus resplendissant qu'ait jamais connu le monde antique, la concentration la plus colossale et la plus grisante de richesses et de pouvoir en quelques mains, l'accumulation la plus massive de la misère la plus profonde chez les esclaves, les paysans, les artisans, les prolétaires « en guenilles » de plus en plus déclassés, les antagonismes de classes les plus exacerbés et la haine de classe la plus farouche – et qui se termine dans la paupérisation et la désespérance absolues de toute la société.

Tout cela a marqué le christianisme de son empreinte et y a laissé ses stigmates.

Mais il porte aussi les traces d'autres influences provenant de la vie sociale et politique qui a été nourrie par le mode de production dont nous venons de faire le tableau, et en a amplifié les effets.

2. L’État[modifier le wikicode]

a. L’État et le commerce[modifier le wikicode]

Dans l'Antiquité, l'esclavage était flanqué de deux autres importantes méthodes d'exploitation : l'usure et le pillage des provinces conquises par le pouvoir central. L'une et l'autre, comme l'esclavage, connurent leur apogée à l'époque où apparut le christianisme, portant à l'incandescence les antagonismes de classe avant de précipiter le mouvement qui mena la société et l’État au désastre. Les deux méthodes sont intimement liées au caractère de l’État de cette époque, qui était de façon générale si chevillé à l'économie que, dans notre étude des infrastructures sur lesquelles reposaient l’État et la société, nous ne pouvions faire autrement que d'y faire référence à plusieurs reprises.

Définissons donc au préalable ce qu'est l’État dans l'Antiquité.

La démocratie antique n'a jamais débordé du cadre de la cité ou de la collectivité rurale[Note du Trad 4] . Une collectivité rurale était constituée par un ou plusieurs villages qui possédaient et géraient en commun un territoire. C'était le peuple, c'est-à-dire l'assemblée de tous les membres de la collectivité dotés du droit de vote, qui légiférait directement. Cela supposait déjà que la commune ou la communauté n'occupent pas une surface trop étendue. Ses dimensions devaient permettre à chacun de quitter son exploitation sans que ce déplacement signifie pour lui une perte, et de rejoindre sans difficulté excessive l'assemblée du peuple. L'Antiquité ne pouvait mettre sur pied une organisation démocratique couvrant une superficie qui excède ce périmètre. Il aurait fallu pour cela d'autres conditions techniques et économiques, qui précisément faisaient défaut. C'est seulement avec le capitalisme moderne, avec l'imprimerie, l'organisation des postes, les journaux, les chemins de fer, les télégraphes, que les nations modernes sont devenues de robustes organismes économiques et politiques, alors qu'elles n'étaient auparavant que des communautés linguistiques. Une évolution qui date pour l'essentiel du dix-neuvième siècle. Seules, l'Angleterre et la France, en raison de la spécificité de leur situation, ont été plus tôt en mesure de devenir des nations au sens moderne du terme, et d'établir un système parlementaire national, autrement dit la base d'une démocratie qui dépasse le cadre de la commune. Mais même dans ce cas, cela ne fut possible que sous la direction de deux communes importantes, Londres et Paris, et, encore en 1848, le mouvement démocratique fut de façon prépondérante un mouvement porté par quelques communes jouant les premiers rôles – Paris, Vienne, Berlin.

Les moyens de communication de l'Antiquité, bien moins développés, contenaient la démocratie dans les limites de la commune. Certes, la circulation entre les pays méditerranéens finit par atteindre au premier siècle de notre ère une extension remarquable, au point qu'elle aboutit à l'usage de deux langues internationales, le grec et le latin. Mais malheureusement, cela coïncida avec l'extinction de la démocratie et de toute vie politique : « malheureusement ne signifie pas ici « par suite d'un hasard malheureux ». Le développement des communications entre les cités était à l'époque inévitablement lié à des conditions qui étaient mortelles pour la démocratie.

Il n'entre pas dans notre propos d'expliciter cela pour les pays orientaux, où la démocratie restreinte à la commune fut le point de départ d'une forme particulière de despotisme. Nous allons ici seulement examiner comment les choses évoluèrent dans le monde hellénique et romain, et cela en prenant un seul exemple, la commune de Rome. Avec Rome, nous avons un tableau particulièrement net des tendances à l’œuvre dans l'évolution de l'Antiquité, parce que le rythme y est plus rapide, et les dimensions plus colossales, que dans toute autre cité du monde antique. Mais toutes ont connu les mêmes tendances, même si celles-ci se manifestèrent souvent avec plus d'hésitation et dans un format plus réduit.

Toute communauté rurale, toute cité était bornée par des limites étroites qu'elle ne pouvait franchir et qui faisaient qu'elles restaient entre elles plus ou moins sur un pied d'égalité tant que prédominait une économie paysanne à l'état pur. A ce stade, il y avait peu de motifs de rivalités et de luttes entre elles, chacune produisant pour l'essentiel elle-même ce dont elle avait besoin. Tout au plus les terres pouvaient-elles arriver à manquer quand la population augmentait. Mais cette augmentation ne pouvait avoir pour résultat une extension en surface de la communauté. Il fallait que tous les membres puissent sans difficulté excessive et sans dommage pour leur exploitation se rendre à l'assemblée populaire qui faisait les lois. Si toutes les terres cultivables de la communauté étaient effectivement travaillées, la jeune génération mâle excédentaire et en état de porter les armes émigrait pour fonder une nouvelle communauté, soit en délogeant des éléments plus faibles, soit en s'établissant dans des régions où prévalait un mode de production encore plus primitif, où de ce fait la population était clairsemée et où il y avait donc encore de la place.

Entre les différentes cités et communautés, il y avait donc très peu de différence de niveau. Mais les choses changèrent quand, à côté de l'économie paysanne, se développa le commerce.

Nous avons déjà vu que le commerce de marchandises commence très tôt. Ses débuts remontent à l'âge de pierre. Dans des régions où des matériaux bruts très recherchés, et peu ou pas du tout présents ailleurs, étaient faciles d'accès, leurs habitants en venaient tout naturellement à en produire des quantités supérieures à leur propre consommation, et à acquérir une plus grande habileté dans les travaux d'extraction et de transformation. Ils écoulaient alors leurs excédents chez leurs voisins en échange d'autres produits, et ceux-ci, à leur tour, en cédaient une bonne partie encore à d'autres. Sur cette route de troc passant d'une tribu à une autre, bien des produits pouvaient parcourir des distances incroyables. Ce commerce supposait l'existence d'un mode de vie nomade chez certaines hordes, qui se rencontraient fréquemment au cours de leurs pérégrinations et, à ces occasions, échangeaient leurs excédents.

Ces occasions se tarirent avec la sédentarisation. Mais celle-ci n'éteignait pas le besoin d'échanger des marchandises. Ne pouvait que croître notamment le besoin de se procurer des outils ou bien le matériau avec lequel ils étaient fabriqués, et qui n'était accessible que dans peu de gisements et ne pouvait donc être acquis que par le commerce. Pour le satisfaire, se constitua en conséquence une classe spéciale de nomades, les marchands. C'étaient, ou bien des tribus nomades d'éleveurs qui chargeaient leur bêtes de somme de marchandises à transporter d'une contrée où elles étaient en surnombre, et donc bon marché, vers d'autres où elles étaient rares et fort chères, ou bien des pêcheurs qui longeaient les côtes avec leurs embarcations ou encore se risquaient à passer d'une île à l'autre. Mais plus le commerce prospérait, plus des cultivateurs pouvaient être eux aussi tentés de s'y adonner. Cependant, en règle générale, la propriété foncière n'a que hauteur et dédain pour les activités commerciales. Pour l'aristocratie romaine, c'est l'usure, pas le commerce, qui est une occupation convenable à son rang social. Ce qui n'empêche pas la grande propriété foncière de tirer du commerce parfois aussi de copieux bénéfices.

Le commerce emprunte des itinéraires particuliers, et la fréquentation y est supérieure à la moyenne. Les communes qui sont situées sur ces routes ont plus de facilités que d'autres pour recevoir les marchandises dont elles ont besoin, et elles peuvent placer leurs produits auprès des marchands. Là où le relief ne permet pas de s'écarter de la route, où il n'y a pas de contournement possible, et où la nature a également pourvu à faire du site une citadelle, les maîtres du lieu, les propriétaires fonciers, donc, sont en bonne posture pour arrêter les marchands et les ponctionner, pour leur imposer des droits de passage. Il y a aussi des sites qui deviennent des entrepôts, où les marchandises doivent être déchargées, par exemple les ports, ou les carrefours, où se croisent des marchands venus des quatre coins du monde et où les marchandises restent souvent stockées pour une assez longue période.

Toutes les communes que la nature a ainsi dotées de bonnes conditions pour les échanges commerciaux ne peuvent que sortir du lot ordinaire des communautés paysannes. Et si la population d'une communauté paysanne finit assez vite par se heurter aux limites déterminées par la dimension de son territoire et à celles de la fertilité du sol occupé, ce n'est pas le cas de la population d'une ville commerçante. Celle-ci peut repousser ses frontières bien au-delà de son territoire initial. Les marchandises dont elle dispose lui permettent d'acheter tout ce dont elle a besoin, et donc aussi d'aller à l'extérieur se procurer sa nourriture. Avec le commerce des instruments agricoles, des matières premières et de l'outillage industriel, et avec celui des produits de l'industrie destinés à la consommation de luxe, se développe donc le commerce des biens d'alimentation pour les citadins.

L'extension du commerce lui-même n'a aucune limite objective, et de par sa nature, il tend sans cesse à dépasser celles qu'il vient d'atteindre, il cherche continuellement de nouveaux clients, de nouveaux producteurs, de nouveaux gisements de métaux rares, de nouvelles régions industrielles, de nouveaux débouchés pour leurs produits. C'est ainsi que les Phéniciens sont de très bonne heure sortis de la Méditerranée et parvenus jusqu'à l'Angleterre, cependant qu'ils contournaient au sud le cap de Bonne Espérance.

« On les trouve à une époque incroyablement ancienne à Chypre et en Égypte, en Grèce et en Sicile, en Afrique et en Espagne, et même dans l'Océan Atlantique et la Mer du Nord. Leur espace commercial va de la Sierra Leone (Afrique occidentale) et de Cornwall (Angleterre) à l'ouest jusqu'à la côte de Malabar (Inde) ; dans leurs mains passent l'or et les perles de l'orient, la pourpre de Tyr, les esclaves, l'ivoire, les peaux de lions et de léopards de l'intérieur de l'Afrique, l'encens arabe, la toile d’Égypte, la céramique et les vins fins de Grèce, le cuivre chypriote, l'argent espagnol, l'étain anglais, le fer de l'île d'Elbe. » (Mommsen, Histoire Romaine, 6ème édition, 1874, I, p. 484).

Les artisans préfèrent eux aussi s'installer dans les villes commerçantes. Ou plutôt, la ville commerçante est la première à ouvrir à beaucoup de métiers artisanaux le marché qui leur est nécessaire pour voir le jour : d'un côté, les marchands en quête de marchandises, de l'autre, les campagnards des villages environnants qui viennent en ville les jours de marché pour y vendre leurs productions alimentaires et acheter en retour des outils, des armes et des parures. La ville commerçante garantit aussi l'approvisionnement continu en matériaux bruts absolument nécessaires à l'activité des artisans.

Mais à côté des marchands et des artisans, la communauté urbaine voit aussi se constituer une classe de riches propriétaires fonciers. Les anciens associés parties prenantes de la communauté initiale s'enrichissent, la propriété foncière étant recherchée par les nouveaux arrivants, ce qui en augmente la valeur et en fait constamment monter le prix. Ils profitent également du fait qu'au nombre des marchandises apportées par les commerçants, il y a aussi des esclaves, comme nous l'avons vu. Certaines familles de propriétaires fonciers qui, pour une raison ou une autre, se sont élevées au-dessus des paysans ordinaires en accumulant terrains et richesses, ont désormais la possibilité d'agrandir leur exploitation agricole en achetant des esclaves, mais aussi celle de faire que le travail de la terre soit exclusivement un travail d'esclaves, d'aller s'installer eux-mêmes en ville et de se consacrer aux affaires urbaines, à l'administration de la ville ou à la guerre. Le propriétaire, qui habitait jusqu'ici son domaine situé aux environs, peut maintenant se faire construire une maison dans la ville et s'y établir. Les propriétaires fonciers de cette catégorie continuent à devoir leur puissance économique et leur statut social à leur domaine campagnard et à l'agriculture, mais ils deviennent quand mêmes des citadins et accroissent la population urbaine avec leur maisonnée, qui, au fil de temps, avec ses esclaves de luxe, peut prendre des dimensions considérables, ainsi que nous l'avons vu.

La ville commerçante croît ainsi de plus en plus en richesse et en nombre d'habitants. Mais sa puissance développe aussi ses humeurs belliqueuses et ses appétits d'exploiteur. Le commerce, en effet, n'est nullement aussi pacifique que le prétend l'économie bourgeoise, et il l'était encore moins à ses débuts. Le commerce et les transports n'étaient à cette époque-là pas encore séparés. Le marchand ne pouvait pas comme aujourd'hui rester à son comptoir, enregistrer par écrit les commandes de ses clients et recourir aux chemins de fer, aux bateaux à vapeur et à la poste pour les satisfaire. Il devait en personne apporter les marchandises au marché, et cela requérait de la force et du courage. Il fallait traverser à pied ou à cheval des contrées sauvages et dépourvues de routes, ou franchir dans de petites embarcations ouvertes des mers agitées, traversées qui pouvaient prendre des mois, et souvent des années. C'étaient des épreuves tout aussi harassantes que celles d'une campagne militaire, et que seuls des hommes robustes pouvaient supporter.

Mais les dangers auxquels exposait le voyage n'étaient pas non plus moindres que ceux d'une guerre. Il n'y avait pas que la nature qui fût une menace permanente pour le marchand, que ce soit le déferlement des vagues ou le surgissement des écueils, les tempêtes de sable, le manque d'eau et de nourriture, le froid glacial ou la fournaise porteuse de la peste. Les richesses que le marchand transportait étaient aussi un butin excitant la convoitise de tous ceux qui avaient pour eux la supériorité de la force. A l'origine, le commerce se pratiquait entre tribus, mais ultérieurement, ce fut l'apanage de groupes d'une certaine importance, à terre avec les caravanes, sur mer avec les flottes commerciales. Et tous ceux qui participaient à l'expédition devaient être équipés et capables de défendre leur bien les armes à la main. C'est ainsi que le commerce devint une école de mentalité militaire.

Si les richesses marchandes qu'il transportait contraignaient le commerçant à développer ses capacités militaires pour les défendre, d'un autre côté, ces mêmes capacités l'incitaient à les mettre à profit pour attaquer. Le profit commercial venait de qu'on achetait bon marché et vendait cher. Et le mode d'acquisition le plus avantageux consistait indiscutablement à s'emparer sans rien débourser de ce qu'on voulait avoir. Brigandage et commerce sont au départ étroitement liés. Là où il se sentait le plus fort, le marchand tournait facilement au pirate si l'enjeu était un butin de valeur – et les êtres humains n'étaient pas les captures les moins cotées.

Mais le marchand avait besoin de sa force militaire, non seulement pour s'assurer le plus bas prix possible de ses achats et de ses approvisionnements, mais aussi pour éloigner les concurrents des marchés qu'il fréquentait. Plus il y avait d'acheteurs, plus montaient les prix des marchandises qui l'intéressaient, et plus il y avait de vendeurs, plus baissait celui de celles qu'il apportait sur les marchés, plus se réduisait l'écart entre le prix d'achat et le prix de vente, autrement dit le profit. Aussitôt que se forment plusieurs grandes villes commerçantes à proximité les unes des autres, ne tardent pas à éclater des guerres qui les opposent, l'avantage pour le vainqueur étant non seulement qu'il élimine la concurrence, mais de surcroît, que, d'un concurrent qui porte préjudice à ses profits, il peut faire un facteur qui leur bénéficie. Soit, par les moyens le plus radicaux, mais qu'on ne peut réitérer souvent, en se livrant au pillage définitif de la ville adverse et en vendant en esclavage ses habitants, soit, en procédant avec plus de modération, mais en répétant l'opération tous les ans, en intégrant la cité vaincue à l’État, comme « alliée » tenue d'acquitter des impôts et de livrer des troupes ainsi que de s'abstenir de toute action qui pourrait porter tort à sa concurrente devenue sa souveraine.

Certaines cités commerçantes particulièrement favorisées par leur situation, ou encore d'autres facteurs, peuvent, de cette manière, incorporer d'autres cités à leur territoire et unifier le tout dans un seul organisme étatique. Chaque ville peut garder une constitution démocratique. Mais l'ensemble qui réunit toutes ces villes, l’État central, lui, n'a pas de gouvernement démocratique. La cité victorieuse gouverne seule et les autres n'ont qu'à obéir sans exercer la moindre influence sur les lois et l'administration de l’État central.

On trouve en Grèce de nombreuses cités de ce genre, la plus puissante d'entre elles étant Athènes. Mais aucune des cités victorieuses n'était en état de soumettre durablement toutes les autres, d'en finir avec toutes les rivales. C'est pourquoi l'histoire grecque n'est qu'une suite de guerres opposant les différentes villes et les différentes cités-États entre elles, une suite qui n'est que rarement interrompue par des accords passés pour repousser un ennemi commun. Ces guerres ont considérablement précipité le déclin de la Grèce, dès que se manifestèrent les effets provoqués par l'esclavagisme et dont nous avons parlé. Mais il est ridicule de s'en scandaliser comme le font un bon nombre de nos savants professeurs. La lutte contre la concurrence est dans la nature même du commerce. Les formes peuvent varier, mais elle prend inévitablement la forme de la guerre quand se font face des cités commerçantes souveraines. Il était inéluctable que la Grèce se déchire, à partir du moment ou le commerce commença à faire de ses villes des cités prestigieuses et puissantes.

Toute concurrence a pour but final d'exclure ou d'écraser les concurrents, l'objectif étant d'établir un monopole. Aucune cité grecque n'y parvint, pas même la si puissante Athènes. Ce fut l’œuvre d'une cité italienne. Rome devint le maître de tout le monde civilisé entourant la Méditerranée.

b. Patriciens et plébéiens[modifier le wikicode]

La concurrence avec les rivales n'est cependant pas, pour une grande ville commerçante, la seule cause qui déclenche les guerres. Là où son territoire est attenant à celui de paysans vigoureux, notamment d'éleveurs de bétail montagnards, qui, en règle générale, sont plus pauvres que les cultivateurs de plaines fertiles, mais également moins attachés à la terre, plus habitués à verser le sang et à partir à la chasse, cette école de la guerre, la richesse de la grande ville a tôt fait d'éveiller la convoitise des paysans. Ils peuvent passer sans leur accorder un regard à côté de petites villes vouées au commerce local d'une région aux dimensions modestes et abritant en outre quelques petits artisans, mais les trésors d'un grand centre commercial ne peuvent manquer d'exciter leurs appétits et de les inciter à se regrouper en masses pour lancer un assaut prédateur sur cette cité opulente. De son côté, celle-ci tend à élargir son territoire et à augmenter le nombre de ses sujets. Nous avons vu comment, avec le développement de la ville, se crée un vaste marché pour les produits de l'agriculture, comment le sol qui produit des marchandises pour la ville prend une valeur, comment cela engendre la soif de terre et la chasse à la main-d’œuvre, celle qui va travailler pour le compte de ses conquérants le terrain nouvellement acquis. D'où une lutte continuelle entre la grande ville et les peuples paysans qui l'entourent. Si ces derniers l'emportent, la ville est pillée, et doit repartir à zéro. Si c'est la ville qui est victorieuse, elle s'empare d'une partie plus ou moins grande des terres des paysans vaincus pour les attribuer à ses propres propriétaires fonciers, qui y établissent parfois des héritiers sans terre, mais la plupart du temps les font cultiver à leur bénéfice par des travailleurs forcés que le pays conquis doit aussi livrer, que ce soit sous la forme de tenanciers, de serfs ou d'esclaves. Parfois, le procédé utilisé est moins sévère, la population vaincue n'est pas asservie, mais accueillie dans les rangs des citoyens de la ville victorieuse, pas à vrai dire parmi les citoyens de plein exercice dont l'assemblée gouverne la ville et l’État, mais parmi les citoyens de second rang, ceux qui jouissent d'une totale liberté et de la protection complète de l’État, mais n'ont aucune part au gouvernement. Ces nouveaux citoyens étaient d'autant plus les bienvenus que les besoins militaires de la ville augmentaient avec ses richesses et que les familles des citoyens d'origine suffisaient de moins en moins à pourvoir en soldats les rangs de l'armée à la hauteur des besoins. Or obligation militaire et citoyenneté sont à l'origine étroitement liées. Si l'on voulait augmenter rapidement le nombre des soldats, il fallait intégrer à l’État de nouveaux citoyens. L'expansion romaine est pour une bonne part due à la grande libéralité avec laquelle Rome donnait la citoyenneté aux nouveaux venus ainsi qu'aux communes voisines qu'elle avait soumises.

On pouvait multiplier à volonté le nombre de ces nouveaux citoyens. Il n'étaient pas concernés par les limites qui restreignaient celui des anciens citoyens et qui étaient en partie de nature technique. La gestion de l’État étant réglée par l'assemblée des anciens citoyens, celle-ci ne devait pas s'enfler au point de rendre impossible toute délibération. Il ne fallait pas non plus que les citoyens résident à une distance telle du siège de l'assemblée qu'ils ne puissent à certaines saisons s'y rendre sans avoir à surmonter des obstacles et à négliger la conduite de leurs affaires. Ces considérations ne s'appliquaient pas aux nouveaux citoyens. Même là où leur étaient concédés quelques droits politiques, y compris le droit de vote dans les assemblées – ce qui, à vrai dire, était à priori plutôt rare – rien, au moins du point de vue des anciens citoyens, n'imposait qu'ils aient continûment la possibilité d'y prendre part. Plus les anciens restaient entre eux, mieux cela leur convenait.

Les nécessités qui limitaient le nombre de ces derniers ne concernaient donc pas le nombre des nouveaux citoyens.

Celui-ci pouvait être augmenté à volonté et n'était borné que par l'étendue de l’État et ses besoins en soldats dignes de confiance. Même là où, en effet, les provinces soumises avaient à aligner des troupes, l'armée avait besoin d'un noyau qui assurât leur loyauté, et celui-ci ne pouvait être constitué que par un fort contingent de soldats-citoyens.

De ce fait, la croissance de la cité engendre au niveau de l’État une deuxième forme d'organisation non démocratique. La grande commune urbaine règne d'un côté en souveraine absolue sur un nombre élevé de cités et de provinces, mais d'un autre côté, au sein de la communauté des citoyens de cette commune, dont le territoire déborde désormais très largement au-delà des frontières d'origine, s'établit un antagonisme entre les anciens citoyens de plein droit (les patriciens) et les nouveaux citoyens (les plébéiens). Dans l'un comme dans l'autre cas, la démocratie devient une aristocratie, non pas parce que le périmètre de la citoyenneté de plein exercice serait diminué, non pas parce que quelques privilégiés se hisseraient au-dessus des autres, mais parce que les dimensions de l’État changent alors que la collectivité citoyenne reste la même, de sorte que tous les nouveaux éléments qui viennent s'agréger à l'ancienne cité ou à l'ancienne communauté rurale ont moins de droits, voire en sont totalement dépourvus.

Mais ces deux cheminements qui voient naître une aristocratie dans les flancs de la démocratie, ne mènent pas tous deux dans la même direction. Le premier mode, où une minorité privilégiée exploite et domine l’État, où une commune règne sur tout un empire, peut, comme le montre l'exemple de de Rome, gagner continuellement en extension ; et il est obligé de s'étendre aussi longtemps que l’État est vigoureux et ne s'effondre pas sous les coups d'une puissance supérieure. Mais il en va autrement de l'absence de droits politiques reconnus aux nouveaux citoyens. Tant qu'il s'agit presque exclusivement de paysans, ceux-ci s'accommodent plus ou moins paisiblement de cette situation. Étant donné la distance importante qui sépare leur exploitation de la ville, ils ne sont la plupart du temps pas en mesure de quitter leur foyer le matin, d'assister à midi à l'assemblée qui se réunit en ville sur la place du marché, et d'être de retour chez eux le soir. Et avec la croissance de l’État, le contexte intérieur aussi bien qu'extérieur se complexifie de plus en plus, la politique et aussi la conduite de la guerre deviennent une occupation qui requiert des connaissances préliminaires inaccessibles au paysan. Il n'entend de ce fait rien aux problèmes de personnes et aux questions pratiques qui sont l'objet des décisions prises par les assemblées de la ville, et n'éprouve donc guère le besoin de conquérir le droit d'y participer.

Mais la nouvelle citoyenneté se met à concerner d'autres populations que la paysannerie. Elle est conférée à des étrangers qui viennent s'établir dans la ville et lui sont utiles. Les régions conquises et dotées de la citoyenneté ne comprennent pas seulement des villages, mais aussi des villes habitées par des artisans et des marchands, ainsi que des grands propriétaires fonciers qui, à côté de leur maison de campagne, possèdent une maison en ville. Dès que leur est octroyée la citoyenneté, ils subissent l'attirance de la grande ville, où ils ne sont plus seulement tolérés, et qui leur ouvre la perspective de gains plus faciles et de plaisirs plus nombreux. Dans le même temps, la guerre et le système esclavagiste font, de la manière que nous déjà évoquée, que de plus en plus de paysans sont expropriés. Le meilleur refuge pour ces éléments mis sur le pavé est également la grande ville dont ils sont citoyens et où ils tentent de subsister comme artisans ou porte-faix, aubergistes, épiciers, ou même comme parasites de quelque riche personnage dont ils deviennent les clients et les courtisans en se proposant pour tous les services possibles – d'authentiques prolétaires « en guenilles ».

Ces éléments ont, bien plus que les paysans, le loisir et l'occasion de s'occuper de la politique de la cité, dont ils subissent du reste bien plus nettement et plus immédiatement les effets. Ils sont très vivement intéressés à pouvoir influencer cette politique, à remplacer l'assemblée des anciens par celle de l'ensemble des citoyens, à obtenir pour ces derniers le droit d'élire les magistrats et d'édicter les lois.

La ville gagnant en importance, le nombre de tous ces éléments ne cessait d'augmenter, cependant que le cercle des anciens restait stable. Sa force relative diminuait, d'autant plus qu'il n'avait pas à sa disposition d'appareil militaire à lui, que, au même titre que les anciens, les nouveaux citoyens étaient des militaires, possédaient des armes et étaient habitués à les manipuler. Ainsi se déclenche dans toutes les cités de ce type, entre anciens et nouveaux citoyens, une lutte de classes acharnée qui s'achève régulièrement tôt ou tard par la victoire des seconds, donc de la démocratie. Mais celle-ci n'est par ailleurs rien d'autre qu'un élargissement de l'aristocratie, les provinces non pourvues de la citoyenneté continuant à n'avoir aucun droit et à être exploitées. Bien plus, la surface et parfois l'intensité de l'exploitation des provinces augmentent au fur et à mesure que la démocratie progresse dans la cité dominante.

c. L’État romain[modifier le wikicode]

Toutes les villes commerçantes et en plein essor de l'Antiquité connaissent ces luttes, et elles battent leur plein à Rome quand Rome fait son entrée dans l'histoire.

L'emplacement se prête excellemment à la fonction d'entrepôt. Situé sur le Tibre, il est assez éloigné du littoral, mais à l'époque, vu la taille réduite des navires, cela ne faisait pas obstacle au commerce maritime, c'était même un avantage : à l'intérieur des terres, on était plus à l'abri des pirates et des tempêtes. Ce n'est pas sans raison que beaucoup des grandes villes commerçantes fondées dans l'ancien temps ne sont pas situées directement sur le bord de mer, mais sur des rivières navigables, et assez loin de leur embouchure – ainsi Babylone et Bagdad, Londres et Paris, Anvers et Hambourg.

La ville de Rome se constitua sur un site où le Tibre est encore navigable, et où il est bordé de deux collines faciles à fortifier qui offraient protection et sécurité aux magasins abritant les marchandises à débarquer et à embarquer. La région où Rome se développa, était encore à l'état brut, purement paysanne, mais au nord et au sud s'étendaient des contrées à l'économie très avancée, l’Étrurie et la Campanie, avec une industrie vigoureuse, un commerce étendu, et aussi déjà une agriculture reposant sur le travail non-libre. Et d'Afrique arrivaient, chargés de leurs marchandises, les Carthaginois qui en étaient au même stade de développement que les Étrusques et les colonies grecques de l'Italie méridionale.

Cette situation géographique donnait à Rome un double visage. Pour son environnement immédiat, face aux Latins et aux Volsques, la ville commerçante représentait une civilisation supérieure. Au-delà, en comparaison des Étrusques et des Grecs d'Italie, les Romains faisaient figure de frustes paysans. Effectivement, le travail de la terre restait pour les Romains la principale branche d'activité, malgré la croissance du commerce. Étant éloignés de la mer, ils n'entendaient rien à la navigation et à la construction navale. Ils laissaient aux marchands et aux bateliers étrangers le soin d'arriver jusqu'à eux et de prendre en mains leur commerce. Et cela ne changea jamais. Ainsi s'explique en partie qu'à l'époque de César et de ses premiers successeurs, à l'époque donc où apparut le christianisme, les Juifs aient constitué à Rome une colonie aussi puissante. Ils s'étaient alors emparés d'une partie du commerce romain. De la même manière, aujourd'hui encore, à Constantinople, le commerce est de façon prépondérante entre les mains de nationalités qui ne sont pas turques.

Plus Rome prospérait grâce à son commerce, plus elle entrait en conflit avec ses voisins. Le marché vivrier ouvert par le commerce faisait naître chez les propriétaires fonciers romains le désir d'étendre leurs terres aux dépens des voisins, et chez ceux-ci, la richesse de la ville éveillait les convoitises. Par ailleurs, la concurrence avec les villes étrusques engendrait des conflits armés. La jeune cité dut soutenir des guerres nombreuses, longues et sans merci, mais elle en sortit victorieuse, une victoire due au caractère double que nous venons d'évoquer. La grande ville avait pour elle la supériorité de la technique et la cohésion de l'organisation, ce qui lui donnait l'avantage sur les paysans. En retour, la ténacité et l'endurance des paysans romains vainquirent les Étrusques, militairement affaiblis par l'éviction de la paysannerie libre et son remplacement par le travail forcé.

Mais en devenant assez forte pour venir à bout des Étrusques, Rome fit l'expérience que la guerre pouvait devenir une excellente affaire. Il y avait plus à gagner en menant des guerres victorieuses contre des villes et des nations opulentes que l'on pouvait piller et soumettre à tribut, que dans le commerce, qui était la plupart du temps affaire d'étrangers, et dans l'agriculture, qui, en raison de la petite taille des exploitations, ne donnait que de maigres surplus annuels. Commerce et banditisme sont cousins dès l'origine, mais aucune ville commerçante n'a sans doute poussé aussi loin que Rome le brigandage, ne l'a autant élevé au rang d'institution officielle, pour ne pas dire qu'elle en a fait la base de la splendeur de la ville.

Aussitôt après avoir conquis, pillé et assujetti à tribut les villes étrusques, Rome se retourna contre ses voisins du sud, dont la richesse croissante, pour les raisons que nous avons déjà souvent citées, avait entraîné un étiolement de leurs capacités militaires, si bien que le butin excitait d'autant plus les appétits qu'il était plus facile à récolter. Mais cette richesse attirait en même temps un autre peuple de paysans, les Samnites. Il fallait commencer par éliminer les Samnites avant de pouvoir s'emparer des cités grecques de l'Italie méridionale. Paysans contre paysans, donc, mais il n'y avait pas chez les Samnites de ville de l'importance de Rome, pour donner à leurs armées paysannes une organisation centralisée. Ce qui eut pour conséquence leur défaite, ouvrant ainsi à Rome la route des riches cités du sud, qui furent alors pillées et soumises.

De l'Italie du sud à la Sicile, dont la richesse ne le cédait en rien à celle des colonies grecques et pour laquelle les bandes romaines avaient la même attirance, il n'y avait plus qu'un pas à franchir. Mais là, elles se heurtèrent à un ennemi dangereux, les Carthaginois. Carthage, puissante cité commerçante située non loin de l'actuelle Tripoli et animée du même élan que Rome dans ses entreprises de brigandage, avait conquis et soumis la côte occidentale de l'Afrique du nord ainsi que l'Espagne, et tentait maintenant de faire de même avec la Sicile. C'était une colonie phénicienne, la configuration de leur pays ayant de très bonne heure poussé les Phéniciens à la navigation maritime, domaine dans lequel ils avaient acquis une nette supériorité. Carthage devait elle aussi son lustre et sa richesse à la navigation. Elle ne formait pas des paysans, elle formait des marins. A Carthage, pas de paysannerie, mais des latifundia exploités avec le travail des esclaves bon marché raflés avec le butin. Et parallèlement, des mines. Elle n'avait donc pas d'armée populaire constituée de paysans. Dès qu'elle était contrainte de quitter les côtes, de pénétrer dans l'intérieur d'un pays pour asseoir ses conquêtes, et de déployer des forces terrestres, elle devait recourir à des mercenaires.

Le bras de fer entre Rome et Carthage, ce qu'on appelle les trois guerres puniques, commença en 264 avant J.-C. et ne prit définitivement fin qu'en 146 avec la destruction de Carthage. Mais les dés étaient déjà jetés après la défaite d'Hannibal qui signifia en 201 la fin de la deuxième guerre punique. Ces confrontations étaient des guerres opposant une armée professionnelle à une armée de milice, des armées de mercenaires à des armées de paysans. Les premières l'emportèrent souvent, elles furent sous Hannibal à deux doigts de provoquer la ruine de Rome, mais l'armée de milice, qui défendait ses propres foyers, se révéla au bout du compte plus résistante, et, à la fin de ce terrible duel, elle anéantit complètement l'adversaire. Carthage fut rasée, sa population exterminée. Ses immenses possessions, les latifundia, les mines, les villes assujetties, tombèrent entre les mains du vainqueur.

Le plus dangereux adversaire de Rome était tombé. Rome était dorénavant la maîtresse absolue du bassin occidental de la Méditerranée. Et le bassin oriental n'allait pas tarder à suivre. Dans les États de cette partie du monde, le paysan ruiné par les guerres continuelles, la paysannerie libre évincée et remplacée par le travail forcé des esclaves ou des serfs, les milices supplantées par les armées de mercenaires, marquaient un déclin si avancé de ces civilisations ancestrales, leurs capacités militaires étaient si affaiblies, qu'ils n'étaient plus en état d'opposer de résistance significative aux armées romaines. Celles-ci n'eurent aucun mal à écraser ces villes les unes après les autres, à les piller et à les condamner à payer un tribut perpétuel. Rome était désormais le seul maître de l'ancien monde civilisé, et ceci dura jusqu'au jour où les barbares germaniques lui firent subir le sort qu'elle avait infligé aux Grecs, alors que ceux-ci, dans les sciences et dans les arts, leur étaient bien supérieurs. En économie et en politique, Rome resta toujours, face aux Grecs, dans le rôle du pillard, et il en fut de même en philosophie et en art. Ses grands penseurs, ses grands poètes ont presque toujours été des plagiaires.

Les pays les plus riches du monde de cette époque, ceux dans lesquels s'étaient accumulés d'innombrables trésors d'une civilisation vieille de plusieurs siècles, et même, comme en Égypte, de plusieurs millénaires, furent ouverts au pillage et à l'oppression romaine.

L'énorme déploiement de force militaire qui avait abouti à ce résultat flamboyant n'avait été possible que parce que Rome était une démocratie, une cité dont l'existence intéressait toutes les classes sociales, même si c'était chacune à sa manière. Par une lutte prolongée et obstinée qui avait duré du sixième au quatrième siècle avant J.C., les nouveaux citoyens, les plébéiens, avaient réussi à arracher un privilège après l'autre aux citoyens d'origine, aux patriciens, si bien qu'au bout du compte avait disparu toute différence statutaire entre les deux états et que l'assemblée plénière de l'ensemble des citoyens arrêtait les lois et élisait les plus hauts magistrats, les consuls, les préteurs, les édiles, qui, à l'issue de leur mandat, entraient au Sénat, lequel gouvernait effectivement tout l’État.

Mais cela ne signifiait pas que le peuple romain avait conquis le pouvoir, il avait seulement conquis le droit de choisir ses maîtres. Et plus le prolétariat en guenilles devenait hégémonique à Rome, plus les droits démocratiques devenaient un moyen de gagner sa vie, le moyen de faire pression sur les candidats pour obtenir subsides et divertissements.

Nous avons déjà évoqué les clients, ces individus qui se mettaient à la disposition des riches pour leur rendre n'importe quel service. S'ils avaient le droit de vote, de tous les services qu'ils pouvaient rendre, aucun n'était plus important que celui de voter dans le sens voulu par leur protecteur, leur patron. Tous les Romains riches, toutes les familles riches disposaient ainsi dans l'assemblée communale de nombreuses voix qui l'orientaient dans l'intérêt de la clique dont elles relevaient. Un certain nombre de coteries de familles riches gardaient de cette façon la main sur la gestion de l’État, édictaient l'élection successive de leurs membres aux magistratures suprêmes et géraient par là-même la composition du Sénat. La démocratie ne touchait en rien au système établi, la seule modification était qu'elle permettait maintenant aussi à quelques riches familles plébéiennes de s'introduire dans ce milieu, qui, dans le régime aristocratique, était resté réservé aux patriciens.

Les consuls et les préteurs, une fois élus, devaient passer à Rome la première année de leur mandat. L'année suivante, chacun d'entre eux était chargé de l'administration d'une province et cherchait à s'y dédommager des frais qu'avait entraînés sa candidature tout en en retirant encore un profit supplémentaire. Ils ne percevaient en effet aucun traitement. Les magistratures étaient « honorifiques ». D'un autre côté, la perspective des gains qu'on pouvait tirer des provinces, par pression et corruption, et parfois par simple rapine, suffisait pour dynamiser au maximum les campagnes électorales, de sorte que les différents candidats ne cessaient de surenchérir dans leurs dépenses destinées au peuple.

Mais plus on investissait généreusement pour acheter les voix des prolétaires en guenilles, plus les paysans qui avaient la citoyenneté romaine et vivaient chichement du pénible travail de la terre, devaient être tentés d'abandonner la campagne et de venir s'installer à Rome. Ce mouvement augmentait à son tour le nombre des prolétaires ayant le droit de vote et donc les exigences auxquelles les candidats devaient répondre. A l'époque de César, il y avait à Rome pas moins de 320 000 citoyens romains auxquels l’État fournissait gratuitement du blé, les voix à acheter devaient représenter un nombre à peu près équivalent. Il est facile d'imaginer les sommes qui étaient englouties dans une élection.

En 53 avant notre ère, on dépensa tellement pour acheter les voix que la demande d'argent liquide fit énormément monter les taux d'intérêt et entraîna une crise monétaire.[7]

«La noblesse (la noblesse de magistrature) devait faire face à d'énormes dépenses, » remarque Mommsen. « Un combat de gladiateurs coûtait 720 000 sesterces (150 000 marks). Mais elle consentait volontiers à les débourser, car elle barrait ainsi l'accès des gens impécunieux à la carrière politique. »[8]

Et ces dépenses se renouvelaient très fréquemment, car tous les ans revenaient de nouvelles élections. Mais il n'y avait pas de motivation idéaliste dans ces campagnes, les candidats savaient qu'ils achetaient ainsi seulement un blanc-seing pour aller se livrer au pillage des provinces, une opération bien plus lucrative, et c'était donc globalement une très bonne affaire.

La « démocratie », autrement dit la domination de quelques centaines de milliers de citoyens romains sur les 50 à 60 millions d'habitants de l'empire, devint ainsi, en multipliant le nombre des bénéficiaires, l'un des moyens les plus puissants de piller et saigner à fond les provinces.

Et ce n'étaient pas seulement les gouverneurs qui les pressuraient autant qu'ils pouvaient, chacun d'entre eux emmenait avec lui une nuée « d'amis » qui l'avaient soutenu lors des élections et maintenant l'accompagnaient pour voler et piller sous sa haute protection.

Et en plus, le capital usuraire de Rome était aussi lâché sur les provinces, où il trouvait l'occasion de déployer toute sa puissance destructrice et de d'occuper une position dominatrice unique en son genre dans le monde antique.

d. L'usure[modifier le wikicode]

L'usure elle-même est très ancienne, presque aussi ancienne que le commerce. On ne peut sans doute pas faire remonter cette pratique jusqu'à l'âge de pierre, mais elle date probablement d'avant la monnaie. Dès lors que différentes maisonnées possédaient des terres en propre, apparaissait la possibilité qu'une famille devînt plus riche que d'autres, qu'elle ait plus de bétail, plus de terres, plus d'esclaves, tandis que d'autres s'appauvrissaient. Il en découlait facilement une situation où des paysans dans le besoin empruntaient au voisin plus chanceux ce que celui-ci possédait en abondance, par exemple des céréales ou du bétail, en échange de quoi ils devaient s'engager à le rendre avec un supplément ou bien à exécuter quelque travail – c'était l'embryon de la servitude pour dettes. Des pratiques usuraires de ce genre sont possibles et existent dans le cadre d'une économie naturelle de subsistance sans intervention de la monnaie. La grande propriété foncière et l'usure sont étroitement liées dès leurs débuts, et capital usuraire – appelé aujourd'hui haute finance – et grande propriété foncière ont maintes fois vécu ensemble en parfaite harmonie. A Rome aussi, les grands propriétaires étaient des usuriers, autant qu'on puisse remonter dans leur histoire, et la lutte entre patriciens et plébéiens n'opposait pas seulement aristocratie et démocratie sur la question des droits politiques, pas seulement la grande propriété et la paysannerie sur la question des biens communs relevant de l’État, mais aussi usuriers et endettés.

Cependant, la productivité du travail des paysans était si faible, et donc le surplus si mince, qu'il fallait aux exploiteurs, pour s'assurer des fortunes substantielles, des foules humaines à pressurer. Tant que les aristocrates romains n'eurent que les paysans de la région romaine à saigner, l'oppression que ceux-ci subissaient pouvait certes être accablante, le profit qu'en tiraient les premiers était cependant plutôt modeste. En revanche, les affaires des usuriers romains se mirent à prospérer, et leurs richesses à s'accumuler, au fur et à mesure que s'ouvrit à eux tout le monde civilisé de l'époque.

S'organisa alors une division du travail. Pratiquer l'usure aux dépens de ses voisins n'était pas une affaire requérant une vigilance particulière. Les aristocrates pouvaient sans peine s'en occuper en même temps qu'ils exploitaient leur domaine et géraient les affaires publiques. Mais il était bien difficile de concilier avec la conduite d'un État aussi immense des activités d'usurier sévissant en Espagne et en Syrie, en Gaule et en Afrique du nord,. De ce fait, usure et politique se mirent à diverger de plus en plus. Il y avait d'un côté de la noblesse de magistrature pour qui le pillage des provinces était un attribut de ses fonctions de chefs des armées et de préfets délégués, et qui aussi, parallèlement, ne rechignait pas à se livrer à des opérations financières, mais à ses côtés se forma dès lors une caste particulière de capitalistes usuriers constituée en corporation spéciale, la classe des « chevaliers ». Et plus la classe des capitalistes se consacrant exclusivement aux affaires financières devenait nombreuse, plus celles-ci se diversifiaient.

Un des principaux moyens de piller les provinces consistait à affermer la collecte des impôts. Il n'existait pas encore de bureaucratie à laquelle on aurait pu en confier le soin. Le plus pratique était, pour une province donnée, de charger de cette fonction un financier romain tenu de transmettre le montant des contributions fiscales à l’État, et par ailleurs laissé complètement libre de voir de quelle façon il pouvait rentrer dans ses frais. C'était un système analogue à celui qui sévit encore aujourd'hui en de multiples endroits en orient et le ravage. Le fermier ne va bien sûr pas se contenter de ce qui lui revient légitimement. Les provinciaux lui sont livrés pieds et mains liés et il les saigne à blanc.

Or, il arrive souvent que certaines villes ou certains souverains assujettis à un tribut ne puissent payer les sommes qui sont exigées d'eux. Les financiers romains sont alors là, tout prêts à les leur avancer, au prix bien sûr d'un intérêt à la hauteur. C'est ainsi, pour prendre un exemple, que Junius Brutus, le grand républicain, « spécula avec énormément de bonheur en prêtant au roi de Cappadoce et à la ville de Salamine ; il conclut avec celle-ci un emprunt au taux de 48 pour cent ». (Salvioli, op. cit.p. 42) Ce taux n'avait rien d'exceptionnel. Salvioli cite dans son livre des taux de 75 pour cent sur des prêts consentis à des villes. Si le risque était particulièrement élevé, l'intérêt pouvait encore dépasser ce niveau. Ainsi, à l'époque de César, la grande banque de Rabirius prêta à Ptolémée, roi d’Égypte exilé, tous ses avoirs et celui de ses amis contre des intérêts à 100 pour cent. Certes, Rabirius avait fait un mauvais calcul, car une fois revenu au pouvoir, Ptolémée ne paya rien et fit jeter en prison le créancier gênant qui prétendait traiter tout l’État égyptien comme sa propriété. Le financier réussit toutefois à regagner Rome, et César lui donna l'occasion de récupérer une nouvelle fortune en lui confiant les fournitures pour la guerre d'Afrique.

C'était là une autre méthode pour faire de l'argent. Les tributs prélevés sur les provinces assujetties et qui convergeaient vers les caisses de l’État romain, représentaient des sommes énormes. Mais les guerres continuelles, elles aussi, coûtaient cher. Elles devinrent pour les financiers eux-mêmes un moyen de faire affluer dans leurs poches sans fond des sommes considérables prises sur la partie du butin recueilli dans les provinces qui ne leur revenait pas directement mais était livré à l’État. Ils assuraient les fournitures de guerre pour l’État, une méthode qui aujourd'hui encore fait les grandes fortunes. Ils passèrent aussi à une autre étape en prêtant à l’État à des taux usuraires quand celui-ci se trouvait financièrement coincé, ce qui n'était pas rare, car plus il pouvait faire rendre aux provinces, plus augmentaient les prétentions de tous les parasites possibles vivant à ses crochets. Il arrivait qu'il faille avancer des sommes importantes à l’État, plus importantes que celles que pouvait posséder aucun individu. Alors se constituaient comme recours des sociétés par actions. De même que l'usure est la première forme de l'exploitation capitaliste, de même, elle est la première raison d'être des sociétés par actions.

Les financiers romains « fondèrent des sociétés analogues à nos banques par actions, avec des directeurs, des trésoriers, des agents, etc. A l'époque de Sylla, se constitua la société des Asiani, dotée d'un capital si considérable qu'elle put prêter à l’État 20 000 sesterces, 100 millions de marks. Douze années plus tard, elle fit monter cette dette à 120 000 talents … Les petits capitaux étaient investis dans les actions des grandes sociétés, si bien que, comme le dit Polybe (VI, 17) la ville tout entière (Rome) était associée aux différentes entreprises financières conduites par quelques établissements illustres. Les plus petits épargnants avaient leur part des entreprises des publicains, autrement dit des affermages des impôts et des domaines publics, qui généraient des profits extraordinaires. » (Salvioli, op. cit. p. 40, 41)

Tout cela nous paraît très moderne, et témoigne effectivement du fait que la société romaine, à l'époque où naît le christianisme, était parvenue au seuil du capitalisme moderne, et pourtant, les effets produits par ce capitalisme antique furent de tout autre nature que ceux du capitalisme moderne.

Les méthodes que nous venons d'exposer sont à peu de choses près les mêmes que celles avec lesquelles furent jetées les bases du capitalisme moderne, et que Marx a appelées « l'accumulation primitive » : expropriation du peuple des campagnes, pillage des colonies, commerce des esclaves, guerres commerciales et dettes publiques. Et nous trouvons à l'époque moderne comme dans l'Antiquité les mêmes effets destructeurs et dévastateurs de ces méthodes. Mais ce qui distingue les deux époques l'une de l'autre, c'est que l'Antiquité ne sut développer que les conséquences néfastes du capitalisme, alors que le capitalisme moderne, au milieu des ruines qu'il sème, produit les conditions de la reconstruction d'un mode de production supérieur. Assurément, les méthodes de développement du capitalisme moderne ne sont pas moins barbares ni moins cruelles que celles du capitalisme antique ; mais elles jettent les bases du dépassement par en-haut de cette sauvagerie, alors que le capitalisme antique en resta à ce stade.

Nous en avons dit les raisons dans le chapitre précédent. De tout ce que le capitalisme moderne accapare en pillant, en opprimant, et par toutes sortes d'autres violences encore, seule une toute petite partie sert à la consommation et aux plaisirs, la majeure partie est utilisée pour produire de nouveaux moyens de production, de qualité supérieure, pour accroître la productivité du travail humain. Le capitalisme de l'Antiquité ne se trouva pas mis dans les conditions qui auraient permis cela. Dans la mesure où il pénétra dans la sphère productive, il ne sut rien faire d'autre que de substituer au travail du paysan libre le travail de l'esclave, lequel signifiait dans les secteurs décisifs de la production une régression technique, une baisse de la productivité du travail social, un appauvrissement de la société.

Dans la mesure où les profits engrangés par les financiers romains, au même titre que le butin raflé par les généraux et les magistrats, ne servaient pas à lancer de nouvelles offensives usuraires, donc de nouveaux pillages, ils ne pouvaient être dépensés, d'un côté, que dans la consommation de plaisirs comme dans la production de plaisirs à consommer – et au nombre de ceux-ci il faut ranger, non seulement les palais, mais aussi les temples -, et par ailleurs, si nous laissons de côté les quelques mines existantes, ils ne pouvaient être utilisés que pour acheter du foncier, c'est-à-dire pour exproprier des paysans libres et les remplacer par des esclaves.

Le pillage et le saccage des provinces n'aboutissaient donc qu'à une chose : donner aux financiers de Rome les moyens d'accélérer encore plus que cela n'aurait été sinon le cas, la baisse de la productivité du travail social allant de pair avec la propagation de l'esclavage. Les ravages causés ici n'étaient pas compensés ailleurs par un essor économique, comme cela se produit au moins de temps à autre dans le capitalisme actuel, les dévastations à un bout précipitaient encore la ruine à l'autre bout. La suprématie universelle de Rome fit que le monde antique entra plus tôt que cela ne se serait sinon produit, dans une phase d'appauvrissement généralisé.

Mais longtemps encore, les signaux de la banqueroute économique demeurèrent occultés par l'éclat éblouissant que diffusait la concentration à Rome, en seulement quelques décennies, de tout ce qu'avaient créé des siècles, et même des millénaires de travail artistique assidu dans tous les ateliers situés sur le pourtour de la Méditerranée. Bien avant ceux de la faillite économique, ce sont les symptômes de la faillite politique du système qui apparurent avec évidence.

e. L'absolutisme[modifier le wikicode]

En brisant leur capacité de résistance et en les privant de toute autonomie, Rome tua la vie politique dans tous les territoires conquis. Toute la politique de cet empire immense était concentrée dans la seule ville de Rome. Mais là, quels étaient les hommes qui s'occupaient de politique et en faisaient une affaire ? Des financiers qui n'avaient qu'une idée, accumuler les revenus tirés du prix de l'argent ; des aristocrates qui passaient en titubant d'une jouissance à une autre et détestaient toute espèce d'effort, tout travail régulier, même celui de gouverner et de faire la guerre ; enfin des prolétaires en guenilles qui ne vivaient que de la vente au plus offrant de leur pouvoir politique.

Dans sa biographie de César, Suétone raconte ainsi les prodigalités qu'il dispensa après les guerres civiles :

« Il distribua au peuple, outre dix modius de blé et autant de livres d'huile, les 300 sesterces par personne qu'il avait promises auparavant, augmentées de 100 sesterces d'intérêts de retard. (Donc 80 marks, à une époque où l'on pouvait vivre avec 10 pfennig par jour. K.) Il prit également en charge (pour ceux qui habitaient en location. K.) le règlement du loyer annuel, jusqu'à hauteur de 2000 sesterces chacun (400 marks) à Rome, 500 en Italie (100 marks). Il y ajouta un banquet (pour 200 000 personnes. K.) et une distribution de viande, et après la victoire sur l'Espagne, encore deux petits déjeuners. En effet, ayant trouvé le premier frugal et indigne de sa générosité, il en fit organiser cinq jours plus tard un deuxième très copieux. » (chap. 28)

En outre, il donna des jeux d'une splendeur inouïe. Un des acteurs, Decimus Laberius, reçut pour une seule représentation 500 000 sesterces, 100 000 marks !

Voici ce que Suétone dit à propos d'Auguste :

« Fréquemment, il distribuait des dons au peuple, mais pas toujours la même somme, tantôt 400 sesterces (80 marks), tantôt 300 (60 marks), quelquefois seulement 250 (50 marks) par personne. Et il allait même jusqu'à gratifier les tout jeunes garçons, alors que d'ordinaire, ceux-ci ne recevaient quelque chose qu'à partir de leur onzième année. De la même manière, dans les années où la vie devenait plus chère, il faisait distribuer à chacun du blé, souvent pour un prix très modique, et quelquefois gratuitement, et doublait le montant des dons en argent. » (Octavius, chap. 41)

Il est évident qu'un prolétariat qui se laissait ainsi acheter, qui faisait de la vénalité un système et la portait en bandoulière, perdait toute indépendance politique. Il n'était plus qu'un outil aux mains du plus offrant. La lutte pour le pouvoir politique se muait en une compétition entre quelques rapaces qui avaient été en mesure de rafler le plus gros butin et qui de ce fait jouissaient du meilleur crédit auprès des financiers.

Ce facteur était encore énormément renforcé par l'apparition du système du mercenariat. L'armée devenait alors de plus en plus la maîtresse de la république. Au fur et à mesure que le mercenariat prenait plus de place, l'esprit civique de défense reculait chez les citoyens romains – ou plutôt inversement, ce recul entraînait le développement du mercenariat. Tous les éléments du peuple qui avaient quelque vaillance militaire faisaient partie de l'armée. L'autre partie du peuple perdait de plus en plus en valeur militaire et en combativité.

Deux facteurs particulièrement agissants faisaient que l'armée se dégradait de plus en plus, au point de devenir un instrument docile aux mains de n'importe quel commandant, pourvu qu'il lui offrît ou lui promît solde et butin en quantité suffisante, et qu'elle était de moins en moins animée par des vues politiques. Le premier était l'augmentation du nombre des soldats qui n'étaient pas romains, mais issus des provinces, voire finalement étaient étrangers, c'est-à-dire des éléments qui n'avaient pas la citoyenneté et étaient donc d'entrée exclus de la vie politique romaine. Le deuxième était la motivation en baisse de l'aristocratie, jouisseuse et avachie, qui renâclait à servir sous les armes. C'est en son sein que s'étaient recrutés les officiers, mais maintenant, ils étaient de plus en plus remplacés par des officiers de métier, sans indépendance économique, à la différence des aristocrates, sans le moindre intérêt pour les luttes de partis à Rome qui n'étaient en réalité que des luttes de cliques aristocratiques.

Plus donc l'armée comptait de soldats autres que romains, et plus les officiers de métier se substituaient aux aristocrates, plus augmentait la propension à se vendre au plus offrant et à faire de celui-ci le maître de Rome.

L'armature du césarisme était donc en place, l'homme le plus riche de Rome pouvait acheter la république en gros et en détail, il pouvait en payant accéder au pouvoir politique. D'un autre côté, c'était une raison supplémentaire pour un chef de guerre victorieux et ayant en mains son armée, de mettre tout en œuvre pour devenir l'homme le plus riche de Rome, le moyen le plus simple d'atteindre ce but étant d'exproprier ses adversaires, de confisquer leurs biens.

Le vie politique du dernier siècle de la république n'est faite au fond que de « guerres civiles » - de « guerres entre citoyens »[Note du Trad 5] , un terme du reste tout à fait impropre, les citoyens n'ayant absolument pas la parole dans ces guerres-là. Ce n'étaient pas des guerres opposant des citoyens, mais des guerres opposant les uns aux autres certains hommes politiques qui, pour la plupart, étaient tout à la fois des financiers cupides et de brillants généraux, et qui se massacrèrent et se détroussèrent mutuellement jusqu'au moment où Auguste finit par réussir à éliminer tous ses concurrents et à établir dans la durée son pouvoir personnel et absolu.

César l'y avait précédé sans y réussir totalement : aventurier aristocratique gravement endetté, il avait comploté avec deux des plus riches financiers romains pour s'emparer du pouvoir : Pompée et Crassus. Voici le portrait que Mommsen fait de ce dernier : « Sa fortune avait pour origine des achats de biens pendant la révolution ; mais il ne dédaignait aucune affaire : il bâtissait dans la capitale avec autant de magnificence que de prudence ; dans les entreprises les plus diverses, il se faisait accompagner de ses affranchis ; il faisait le banquier à Rome et en-dehors de Rome, lui-même ou par l'intermédiaire de ses gens ; il avançait de l'argent à ses collègues du sénat et se chargeait pour leur compte d'exécuter des travaux ou de soudoyer des tribunaux, selon les hasards du moment. Quand il s'agissait de faire du profit, il n'était pas regardant … Ce n'était pas parce que, de notoriété publique, le testament où figurait son nom était falsifié, qu'il aurait refusé un héritage. »[9]

César n'était pas meilleur. Il ne dédaignait aucun moyen de gagner de l'argent. Dans sa biographie de ce César tellement porté aux nues par Mommsen, Suétone, auquel nous nous sommes déjà référés à maintes reprises, raconte la chose suivante :

« Aucun désintéressement chez lui, ni dans ses fonctions de chef de guerre, ni dans celles de magistrat. Plusieurs témoignages attestent que comme proconsul en Espagne, il reçut de ses alliés de l'argent qu'il avait quémandé auprès d'eux pour payer des dettes. Il se livra au pillage de plusieurs villes de Lusitanie comme si elles avaient appartenu au camp ennemi, alors qu'elles se conformaient à ses ordres et lui avaient ouvert leurs portes dès son arrivée. En Gaule, il vida les temples et les sanctuaires en emportant les présents dont ils regorgeaient. Il saccageait plus souvent les villes pour le butin qu'il comptait y ramasser qu'en raison de manquements dont elles se seraient rendues coupables. C'est pourquoi il possédait de telles quantités d'or qu'il en mit sur le marché et en vendit en Italie et dans les provinces au tarif de 3000 sesterces la livre.[10] Pendant son premier consulat, il vola au Capitole trois mille livres d'or auxquelles il substitua une quantité égale de cuivre doré. Il vendait les alliances et les royaumes pour de l'argent ; c'est ainsi qu'en son nom et au nom de Pompée, il soutira au seul Ptolémée (roi d’Égypte) presque 6000 talents (30 millions de marks). Plus tard, pour assurer les dépenses les plus importantes des guerres civiles, des triomphes et des festivités, il se livra aux chantages les plus grossiers et à des razzias dans les temples. » (Jules César, chap. 54)

La Gaule était jusqu'alors restée en-dehors de la domination romaine et n'avait donc pas subi de pillages : c'est la principale raison qui poussa César, dans sa cupidité, à entrer en guerre. Le formidable butin qu'il y amassa lui permit de se mettre à son propre compte et de rompre son association avec Pompée avec qui il avait jusqu'ici partagé ses entreprises conquérantes. Crassus, le troisième larron, était mort dans une razzia contre les Parthes, entreprise, comme le dit Appian, « non seulement pour engranger beaucoup de gloire, mais aussi des masses d'argent »[11] - en même temps que César, et avec les mêmes méthodes que lui, mais César, lui, réussit.

Après la mort de Crassus, César ne trouvait plus sur son chemin que Pompée, autour duquel se regroupa ce qui restait d'aristocrates encore politiquement actifs. Une série de campagnes militaires permit au grand Jules d'en venir à bout, et de remplir à nouveau abondamment sa besace.

« On rapporte que lors de son triomphe (à la fin de la guerre civile), il fit étalage de 60 000 talents d'argent, ainsi que de 2822 couronnes en or qui pesaient 2414 livres. Tout de suite après son triomphe, il se servit de ces richesses pour combler son armée, et, surenchérissant sur ses propres promesses, il fit don à chaque soldat de 5000 drachmes attiques (plus de 4000 marks), du double à chaque sous-officier, et aux officiers supérieurs du double de ce que recevaient les sous-officiers. »[12] Nous avons déjà évoqué en nous appuyant sur Suétone les libéralités dont il couvrit les prolétaires de Rome.

A partir de ce moment, personne ne contesta plus publiquement le pouvoir absolu de César, et les républicains n'osèrent plus protester qu'en l'assassinant. Les héritiers de César, Antoine et Auguste, leur donnèrent ensuite le coup de grâce.

C'est ainsi que l'empire romain devint le domaine réservé, la propriété privée d'un seul homme, celle du César – de l'empereur. Toute vie politique cessa. La gestion de ce domaine devint l'affaire privée de son propriétaire. A l'instar de n'importe quelle propriété, celle-ci pouvait être remise en cause. Il n'était pas rare que des brigands, autrement dit : des généraux favorisés par la fortune des armes et qui avaient derrière eux une armée puissante, menacent le propriétaire du moment, que parfois sa garde personnelle abattait pour vendre au plus offrant le trône qu'ils venaient de libérer. Mais ceci était une transaction commerciale, en rien pire que beaucoup d'autres qui se passaient au même moment, et nullement un acte politique. La vie politique s'éteignit complètement, et même, commença à se manifester, d'abord dans les classes subalternes, mais gagnant ensuite aussi les couches supérieures de la société, non seulement une totale indifférence aux affaires de l’État, mais aussi de la haine pour l’État et ses représentants, pour les juges, les fonctionnaires des impôts, les soldats, pour les empereurs eux-mêmes, qui en fin de compte ne protégeaient plus personne, qui devenaient, même aux yeux des classes possédantes, un fléau, dont celles-ci cherchèrent à se protéger en faisant appel aux barbares.

Après la victoire de César, des restes de vie politique ne subsistèrent que dans quelques coins de l'empire romain. Et ces dernières braises furent rapidement dispersées par ses successeurs. C'est à Jérusalem, la grande ville de Palestine, que cette vitalité politique se maintint le plus longtemps. Il fallut mettre en œuvre des opérations de grande envergure pour écraser cette dernière citadelle de liberté politique encore dressée dans l'empire romain. En l'an 70 de notre ère, à l'issue d'un long siège opiniâtre, Jérusalem fut rasée et le peuple juif dépouillé de toute espèce de foyer.

3. Climat intellectuel et moral de la Rome impériale[modifier le wikicode]

a. Perte des repères[modifier le wikicode]

Nous avons vu qu'à l'époque où le christianisme se forma, les formes traditionnelles de la production et de l’État étaient en pleine décomposition. Ce fut de la même manière une époque de désagrégation totale des formes traditionnelles de la pensée. Une époque prise dans un mouvement général de recherche et de tâtonnements en quête de nouvelles formes de pensée. En même temps, l'individu se sentait totalement renvoyé à lui-même, car tout ce qui avait constitué jusqu'ici un cadre solide et une référence, la communauté, ou la propriété commune territoriale[Note du Trad 6] était en plein processus de dislocation, entraînant avec elle les principes moraux qui y étaient liés. Émergea un nouveau mode de pensée dont l'un des traits marquants était l'individualisme. Être individualiste ne signifie jamais que l'on se détache complètement du cadre de la société. Ceci est parfaitement impossible. L'individu humain ne peut vivre que dans la société et par elle. Mais la notion d'individualisme signifie que perd de sa vigueur la structure sociale où jusqu'ici les individus grandissaient et se formaient, et qui pour cette raison leur apparaissait comme naturelle et allant de soi, et qu'ils sont désormais mis en demeure de se frayer eux-mêmes leur propre chemin en-dehors de ce cadre périmé. Et cela n'est possible que s'ils constituent de nouvelles organisations sociales en s'associant avec ceux qui partagent les mêmes intérêts et les mêmes besoins. La nature de ces organisations est certes déterminée par la situation objective et ne dépend pas du libre-arbitre des individus. Mais pour l'individu, elles ne sont pas, à l'image des organisations héritées du passé, déjà achevées et toutes prêtes, c'est à lui qu'il revient de les créer en lien avec ceux dont les aspirations vont dans la même direction, ce qui ne va pas sans de multiples méprises et les plus vives controverses, des luttes d'opinions et des expérimentations diverses d'où ressortent finalement de nouveaux organismes adaptés aux nouvelles conditions, et qui peuvent durer et offrir aux générations suivantes un cadre de référence aussi solide que l'étaient les précédents et auxquels ils se substituent. Dans ces périodes intermédiaires, il semble qu'au lieu que ce soit la société qui détermine l'individu, ce soit l'inverse, que la configuration de la société, ses tâches et ses finalités procèdent entièrement de sa libre volonté.

Ce type d'individualisme, c'est-à-dire la recherche individuelle et tâtonnante de nouveaux modes de pensée et de nouvelles formes d'organisation, a par exemple caractérisé l'époque de transition entre le féodalisme en décomposition et le libéralisme, alors que celui-ci n'avait encore pas eu le temps de mettre en place un autre mode d'organisation, un processus au bout duquel, progressivement, les organisations des ouvriers et des entrepreneurs nouvellement surgies sont devenues les constituants décisifs de la société capitaliste.

Formation de nouvelles organisations, dissolution des anciennes, les premiers siècles de l'empire romain rappellent beaucoup le dix-neuvième siècle. Une ressemblance qui vient également de ce que ce processus est le plus marqué et avance le plus rapidement dans les grandes villes, et que toute la vie sociale est de plus en plus déterminée par celles-ci.

A l'époque où la paysannerie était vigoureuse et se suffisait à elle-même, la vie sociale n'était guère objet de réflexion, elle était réglée par la coutume. En revanche, c'est la nature qui suscitait les interrogations, car le paysan était constamment aux prises avec elle, elle lui réservait quotidiennement de nouvelles surprises, il était complètement dépendant d'elle, il devait s'en rendre maître pour exister. La cause, le pourquoi des phénomènes naturels, était de ce fait une question qu'il ne pouvait manquer de se poser. Il chercha tout d'abord, naïvement, à les expliquer en personnifiant les diverses forces naturelles, en présumant l'existence de nombreuses divinités à l’œuvre dans la nature, mais ce questionnement contenait déjà en germe la démarche des sciences de la nature, qui est impulsée par les mêmes questions, celles sur le pourquoi, sur les causes de toutes choses. A partir du moment où on commença à percevoir un lien régulier et nécessaire entre la cause et l'effet dans les phénomènes naturels, où on reconnut qu'il ne dépendait pas des humeurs de divinités personnelles, la route des sciences de la nature était ouverte.

Certes, ce n'étaient pas les paysans, totalement dépendants de la nature, qui étaient en mesure d'ouvrir la voie. Ils se soumettaient aveuglément aux forces naturelles, qu'ils ne cherchaient pas à maîtriser par la connaissance, mais à infléchir par des prières et des offrandes. La connaissance scientifique de la nature n'est possible que dans les villes, où l'être humain ne perçoit pas aussi immédiatement et avec autant de force combien il dépend d'elle, et il est de fait en mesure de commencer à l'observer avec détachement. C'est là aussi et là seulement que se formait une classe dominante qui avait le loisir de cultiver les observations et et ne se laissait pas aller à consacrer son temps libre aux seuls plaisirs physiques, à la différence du grand propriétaire terrien établi à la campagne, là où la production exige force et endurance, et où le loisir et l'abondance ne produisent que des distractions grossières comme chasses à courre ou festins.

La philosophie de la nature a commencé dans les villes. Mais peu à peu, les villes ont grossi, elles devinrent des grandes villes, si bien que leur population se mit à perdre le contact avec la nature et de ce fait tout intérêt pour elle. L'évolution conférait de plus en plus à ces grandes villes la direction de la vie intellectuelle comme de la vie économique de vastes territoires. Et cette même évolution disloquait, comme nous l'avons vu, tous les cadres sociaux, les organisations et les modes de pensée traditionnels qui avaient été la référence de l'individu. En même temps, elle aiguisait de plus en plus les oppositions de classes, déchaînait une lutte de classes toujours plus acharnée qui parfois allait jusqu'au bouleversement de toutes les relations traditionnelles. Ce n'était pas la nature maintenant, mais la société, qui apportait tous les jours son lot de surprises, confrontait les hommes quotidiennement à des tâches complètement nouvelles, et leur posait inlassablement jour pour jour la même question : que faire ?

Il ne s'agissait plus de connaître le pourquoi dans la nature, mais de savoir comment faire dans la société, ce n'était plus la connaissance des rapports naturels et nécessaires, mais la définition en apparence totalement libre des buts qu'on assigne à la société, qui était au centre des préoccupations. L'éthique prit le relais de la philosophie de la nature, sous la forme de la recherche du bonheur individuel. Cela avait déjà été le cas dans le monde hellénique après les guerres contre les Perses. Dans les arts et les sciences, le monde romain, nous l'avons vu, ne fit que plagier le monde grec, ne s'étant assimilé que par le pillage, pas par le travail, ses trésors tant intellectuels que matériels. Les Romains entrèrent en contact avec la philosophie grecque à un moment où, déjà, l'intérêt pour l'éthique avait dépassé celui pour la connaissance de la nature. C'est ainsi que la pensée romaine s'est peu préoccupée de philosophie de la nature et a tout de suite porté son attention du côté de l'éthique.

Dans les premiers siècles de l'époque impériale, cette philosophie était particulièrement dominée par deux tendances : celle d’Épicure et celle du stoïcisme.

Pour Épicure, la philosophie était une activité qui, en maniant les concepts et les preuves, menait à une vie heureuse. Il pensait atteindre ce but par la quête du plaisir, mais d'un plaisir raisonnable, durable, pas du plaisir débauché et passager des sens, qui ruine la santé et les fortunes, et donc débouche sur le déplaisir.

C'était une philosophie parfaitement adaptée à une classe d'exploiteurs qui ne pouvaient faire usage de leur richesse qu'en la consommant. Des règles raisonnables qui encadrent une vie de plaisirs, c'était juste ce dont ils avaient besoin. Mais cette doctrine n'offrait pas de consolation à ceux – et leur nombre ne cessait d'augmenter – qui avaient déjà fait naufrage physiquement, spirituellement ou financièrement ; pas aux pauvres et aux misérables, mais pas non plus à ceux que la surabondance de plaisirs avait saturés et dégoûtés. Pas plus qu'à ceux qui portaient encore un certain intérêt aux formes traditionnelles de la chose publique et poursuivaient des objectifs dépassant leur propre personne ; aux patriotes qui assistaient navrés et impuissants à la décadence de l’État et de la société, mais ne pouvaient rien y faire. Pour tous ceux-là, les jouissances de ce monde étaient fades et vaines. Ils se tournèrent alors vers la doctrine stoïcienne qui cherchait le bien suprême, la félicité unique, non dans le plaisir, mais dans la vertu. Les biens matériels, la santé, la richesse, etc., étaient, selon elle, tout aussi indifférents que les maux matériels.

Cela finit par conduire un nombre important de personnes à tourner le dos au monde, à mépriser la vie, et même à aspirer à la mort. Les suicides se multiplièrent dans la Rome impériale, c'était carrément à la mode.

Le citoyen d'une des collectivités de l'antiquité classique se sentait partie prenante d'un grand ensemble qui lui survivait après sa mort, qui, par rapport à lui, était immortel. Il continuerait à vivre dans sa communauté, celle-ci porterait les traces de son activité, il n'avait besoin d'aucune autre immortalité. Effectivement, chez les peuples de l'antiquité qui n'ont pas derrière eux une longue évolution culturelle, nous trouvons, ou bien une absence totale de point de vue sur la survie après la mort, ou bien des représentations issues du besoin de s'expliquer les apparitions de personnes décédées dans les rêves : une existence pitoyable, fantomatique, dont il valait mieux se passer. On connaît les lamentations de l'ombre d'Achille :

J'aimerais mieux cultiver les champs comme journalier,

pressé par le besoin, sans héritage et sans aisance,

que régner sur la foule entière des morts !

(Odyssée, XI, 489-491)

L'hypothèse d'une vie fantomatique après la mort était, je répète, naïve, elle était destinée à expliquer certaines apparitions en rêve, mais ne répondait pas à un besoin profondément éprouvé.

Les choses changèrent quand la cité se mit à dépérir et l'individu à s'en détacher. Il n'avait plus le sentiment que son activité continuait à vivre dans un État pour lequel il n'avait qu'indifférence, et même souvent hostilité, et pourtant l'idée d'un total anéantissement lui était insupportable. C'est ainsi que se forma une peur de la mort qui avait été étrangère à l'antiquité. La lâcheté se répandit, la mort devint un épouvantail, alors qu'auparavant, elle avait été la sœur du sommeil.

Le besoin d'une doctrine affirmant l'immortalité de l'individu, non pas survivant comme une ombre sans consistance, mais comme un être ayant atteint la béatitude, se faisait donc de plus en plus sentir. Bientôt, on ne chercha plus la félicité ici-bas, pas plus dans les plaisirs que dans la vertu, mais dans l'accès à un au-delà supérieur, auquel la vie misérable sur terre ne faisait que préparer. Cette conception trouvait un fondement solide dans la doctrine de Platon, et l'école stoïcienne se développa aussi dans ce sens.

Platon admettait déjà l'existence d'une vie dans l'au-delà, où les âmes continuaient à vivre séparées de leur corps, et où elles recevaient récompense ou châtiment pour leurs agissements terrestres. Dans le 13ème chapitre du 10ème livre de la « République », il évoque un Pamphylien mort au combat. Le douzième jour après sa mort, alors qu'il devait être incinéré, il se releva soudain et raconta que son âme, après avoir quitté son corps, était arrivée à un merveilleux endroit traversé de brèches qui pour les unes ouvraient sur le chemin du ciel, et pour les autres vers l'intérieur de la terre. Des juges siégeaient là, et jugeaient les âmes qui arrivaient. Celles qui étaient reconnues justes étaient envoyées à droite en direction du ciel, une contrée d'une beauté inimaginable. Les âmes injustes, elles, étaient précipitées à gauche vers l'intérieur de la terre, dans un abîme souterrain où elles devraient expier dix fois leurs péchés. Les méchants irrécupérables enfin étaient empoignés, ligotés et torturés par des sauvages tout en flammes. Les deux premières catégories, les âmes qui arrivaient dans le gouffre souterrain, comme celles qui étaient au ciel, commençaient une nouvelle vie au terme de mille années. Le Pamphylien, qui, selon ses dires, avait assisté à tout cela, avait reçu comme mission de venir le raconter, et était alors comme par miracle revenu à la vie.

On ne peut s'empêcher de penser au ciel et à l'enfer du dogme chrétien, aux brebis à droite et aux boucs à gauche, au feu éternel qui attend dans l'enfer (Mathieu 25, 33, 41) et aux morts qui ressuscitent « quand mille ans seront accomplis » (Apocalypse 20, 5) etc. Et pourtant Platon a vécu au quatrième siècle avant J.-C.

Et la phrase suivante n'a-t-elle pas une résonance toute chrétienne : « Le corps est le fardeau et le châtiment de l'esprit. Il pèse sur l'esprit et le ligote » ?

Et pourtant elle n'a pas été écrite par un chrétien, mais par le précepteur et ministre de Néron persécuteur des chrétiens, le philosophe stoïcien Sénèque.

Même tonalité dans un autre passage :

« L'âme est masquée, recouverte, contaminée, par cette enveloppe charnelle, séparée de ce qui est le vrai et qui lui appartient en propre, plongée dans un mirage trompeur ; toutes ses batailles, elle les mène contre la chair qui pèse sur elle. Elle aspire à retourner au lieu d'où elle a été envoyée : un repos éternel l'y attend, où le pur et le limpide l'attend après la confusion épaisse de ce monde. »

Et on trouve encore chez Sénèque une foule étonnante d'autres tournures qui réapparaissent dans le Nouveau Testament. Sénèque dit par exemple : « Revêts-toi de l'esprit d'un grand homme ». Bruno Bauer rapproche à juste titre cette expression de celle de Saint-Paul dans sa lettre aux Romains : « Revêtez le Seigneur Jésus Christ (3,27) ». On a conclu de ces concordances que Sénèque aurait puisé à des sources chrétiennes, et même qu'il aurait été lui-même chrétien, une hypothèse qui ne pouvait naître que dans le cerveau d'un chrétien. Par ailleurs, Sénèque a écrit avant qu'aient été rédigées les différentes parties du Nouveau Testament. Si jamais quelqu'un a emprunté quelque chose, on serait plutôt en droit de supposer que les chrétiens ont puisé dans les écrits largement répandus du philosophe à la mode de cette époque-là. Mais on est tout autant fondé à supposer que d'un côté comme de l'autre, on a utilisé des expressions qui à ce moment-là étaient dans la bouche de tout un chacun.

C'est ainsi par exemple que Pfleiderer estime que l'expression « revêtir le Christ » a son origine dans le culte de Mithra qui était très répandu dans la Rome impériale. Voici un extrait de ce qu'il écrit à propos de l'influence de ce culte sur les conceptions chrétiennes :

« Les sacrements du culte de Mithras comprenaient également le repas consacré [la Cène], où le pain consacré et une coupe d'eau ou bien de vin servaient de symboles mystiques pour communiquer la vie divine aux fidèles, ceux-ci venant à cette célébration la figure couverte d'un masque d'animal pour indiquer, par cette reproduction des attributs du dieu Mithra, que les concélébrants avaient « revêtu » leur dieu, autrement dit, qu'ils étaient entrés dans une communauté de vie intime avec lui. Il y a évidemment un parallèle avec le dogme paulinien de la Cène du Seigneur considérée comme une communion « du corps et du sang du Christ » (1. Corinthiens 10,16), le Christ que celui qui est baptisé a « revêtu » (Galates 3, 27) » (Pfleiderer, La naissance du christianisme, 1907, p.130)

Sénèque n'est pas le seul philosophe de son époque qui ait rédigé ou utilisé des expressions qui ont pour nos oreilles une résonance chrétienne.

Les idées que nous sommes en train d'examiner, celles sur l'immortalité de l'âme et sur l'au-delà, avaient en particulier des partisans de plus en plus nombreux à l'époque des débuts du christianisme. Ainsi le Juif Philon d'Alexandrie, qui vivait au début de notre ère, et qui conclut son premier livre sur les allégories de la loi par la phrase suivante :

« Héraclite aussi a dit : « Nous vivons la même mort qu'eux (les dieux) et sommes morts de la même vie qu'eux » ; puisque, tant que nous vivons, l'âme est morte et enfermée dans le corps comme ensevelie dans un caveau, mais que, quand nous sommes morts, l'âme vit de sa propre vie et est délivrée du mal et de la dépouille mortelle à laquelle elle était enchaînée. »

De plus en plus, se préparer à l'au-delà apparaissait bien plus méritoire que lutter pour les biens d'ici-bas. Le royaume de Dieu prenait la place des royaumes de ce monde. Mais comment y accéder ? Autrefois, le citoyen avait eu dans la tradition, la volonté du peuple, les besoins de la cité trois instances claires et fiables qui lui dictaient sa conduite. Elles avaient maintenant disparu. La tradition s'était estompée et était devenue une ombre sans consistance, le peuple n'avait plus de volonté collective, il n'avait plus qu'indifférence pour les besoins de la cité. Renvoyé à lui-même et rien qu'à lui-même, l'individu restait là désemparé au milieu d'un flux de nouvelles idées et de transformations qui submergeait la société, il promenait son regard autour de lui, cherchant un point d'appui fixe, des doctrines et des maîtres qui lui enseignent la vérité et une vraie sagesse, qui lui montrent la voie véritable pouvant le mener au royaume de Dieu.

Comme toujours quand se manifeste un nouveau besoin, apparurent alors une multiplicité de personnes se donnant pour but de le satisfaire. On vit se développer la prédication d'une morale individuelle, une morale censée permettre à l'individu, sans changer la société, de s'en extraire et de s'élever au-dessus d'elle, de devenir le digne citoyen d'un monde meilleur.

Les talents oratoires et philosophiques n'avaient pas d'autre terrain où se déployer. Toute activité politique avait cessé ; on ne s'intéressait plus à l'étude des causes de toutes choses, c'est-à-dire à l'activité scientifique. Que restait-il d'autre à faire aux orateurs et philosophes ? soit consacrer leur énergie à mener des procès pour grossir les propriétés, soit aller prêcher le mépris de la propriété, se faire soit juristes soit prédicateurs. Ces deux terrains furent effectivement très activement cultivés à l'époque impériale, et les Romains ont alors réalisé des prouesses tant en ce qui concerne les déclamations sur la vanité des biens de ce monde qu'en ce qui concerne les paragraphes destinés à protéger ces mêmes biens. Ce fut la mode de tenir de vertueux discours, de fabriquer et collectionner des maximes et des anecdotes édifiantes. Les évangiles eux-mêmes ne sont dans le fond rien d'autre que la reprise de ce genre de recueils.

Bien entendu, il ne faut pas juger cette époque seulement d'après sa rhétorique moralisante. La nouvelle morale, avec son mépris du monde, était bien née de besoins psychiques impérieux produits par des conditions sociales très réelles. Mais il était quand même impossible de s'évader réellement du monde, et celui-ci ne cessait de montrer que le plus fort, c'était lui. Ce qui fit surgir la contradiction, inévitable dans ce genre de morale, entre la théorie et la pratique.

Un exemple classique, c'est Sénèque, que nous avons déjà nommé plusieurs fois. Quand il faisait de la morale, ce noble stoïcien dénonçait toute participation à la politique et blâmait Brutus pour avoir enfreint les principes du stoïcisme en se mêlant de politique. Mais le même Sénèque qui reprochait au républicain Brutus d'avoir pris part à des luttes politiques, accompagna tous les meurtres commis par Agrippine et Néron, et joua les entremetteurs pour le compte de ce dernier dans le seul but de rester ministre. Le même Sénèque fulminait dans ses écrits contre la richesse, la cupidité et la soif de plaisirs. Mais en l'an 58 de notre ère, Sullius put lui reprocher au Sénat d'avoir amassé ses millions en détournant des héritages et en pratiquant l'usure. Selon Dion Cassius, une des causes du soulèvement des Britanniques sous le règne de Néron aurait été que Sénèque leur aurait imposé un emprunt de 10 millions de deniers (7 millions de marks) à intérêts élevés et aurait ensuite recouvré sans ménagement aucun la somme totale en une seule fois. Lui qui faisait le panégyrique de la pauvreté laissa à sa mort un patrimoine de 300 millions de sesterces (plus de 60 millions de marks), l'une des plus grosses fortunes de l'époque.

En regard de ce grandiose exemple d'hypocrisie accomplie, on peut trouver bien timide le persiflage du satiriste Lucien quand dans son « Hermotimus » il met en scène un philosophe stoïque de son imagination qui, enseignant le mépris de l'argent et des plaisirs, promet à ses adeptes une noble sérénité dans toutes les vicissitudes de la vie, mais qui porte plainte en justice contre ses disciples quand ils ne peuvent pas lui payer le prix d'écolage convenu, s'enivre dans les banquets et s'échauffe dans les disputes au point de jeter un gobelet d'argent à la tête de son adversaire.

Tenir des discours moraux était devenu à la mode à l'époque impériale. Mais on n'était pas seulement en quête de doctrines morales auxquelles pouvaient se raccrocher les esprits faibles et désemparés, ceux qui, avec l'activité publique commune et la tradition, avaient perdu tout repère, on éprouvait aussi le besoin d'un soutien personnel. Épicure disait déjà : « Il nous faut chercher un homme de noble caractère que nous ayons en permanence à nos côtés, pour que nous vivions comme s'il nous regardait et que nous agissions comme s'il nous voyait. » Sénèque cite ce passage et poursuit : « Nous avons besoin d'un gardien et d'un éducateur. Un grand nombre d'écarts de conduite sera évité si celui qui trébuche a un témoin à ses côtés. L'esprit a besoin de quelqu'un qu'il vénère avec un respect qui sanctifie aussi son intimité la plus secrète. L'idée même d'avoir un soutien de ce type développe à elle seule une force régulatrice et réformatrice. C'est une vigie, un exemple et une règle sans lesquels il n'est pas possible de redresser ce qui est mal engagé. »

C'est ainsi qu'on prit l'habitude d'élire un grand homme décédé comme saint patron. Mais on alla encore plus loin et soumit sa conduite au contrôle d'hommes encore en vie, de moralistes qui se présentaient avec la prétention d'être, de par leur morale supérieure, au-dessus du reste de l'humanité. Le stoïcisme proclamait déjà le philosophe exempt d'erreurs et de fautes. Parallèlement à l'hypocrisie et à la duplicité se développe dès lors l'arrogance pharisienne des maîtres de morale – des propriétés qui étaient totalement étrangères à l'antiquité classique, qui provenaient d'une époque de dissolution sociale et qui, nécessairement, passaient d'autant plus au premier plan que dans la philosophie, la science était évincée par l'éthique, autrement dit, l'exploration du monde par la mise en avant de prescriptions adressées à l'individu.

Pour chaque classe sociale, il y eut désormais des moralistes qui prétendaient élever les autres à un degré plus élevé de perfection morale en donnant l'exemple de leur propre supériorité. Pour les prolétaires, c'étaient surtout des philosophes de l'école cynique, des successeurs de Diogène, qui prêchaient dans les rues, vivaient de mendicité et voyaient la félicité suprême dans la crasse et l'absence de besoins, ce qui les dispensait de tout travail, travail qu'ils méprisaient et haïssaient comme un terrible péché. Le Christ et ses apôtres sont décrits eux aussi comme des mendiants prêcheurs. Dans aucun des évangiles, il n'est question de travail. C'est un point sur lequel ils s'accordent tous harmonieusement en dépit de toutes leurs contradictions.

La bonne société, de son côté, avait ses propres moralistes domestiques, qui appartenaient pour la plupart à l'école stoïcienne.

« Auguste avait auprès de lui, comme tous les grands depuis l'époque de Scipion, son philosophe à lui, Areus, un stoïcien originaire d'Alexandrie. C'est auprès de lui aussi que Livia alla chercher réconfort après la mort de son fils Drusus. Il faisait partie de la suite d'Auguste quand, après la bataille d'Actium celui-ci entra à Alexandrie, et dans le discours où il annonça aux Alexandrins, les compatriotes d'Areus, qu'il leur pardonnait leur soutien à Antoine, il le cita comme l'un des motifs de sa clémence. Les mêmes guides spirituels veillaient dans d'autres palais et d'autres maisons aux besoins psychiques des grands. De propagateurs d'une nouvelle théorie qu'ils étaient à l'origine, ils étaient devenus pour les Romains, après les guerres civiles, des guides spirituels pratiques, des directeurs de conscience, des consolateurs dans le malheur, des confesseurs. Ils accompagnaient à la mort les victimes de l'arbitraire césarien et leur donnaient le dernier soutien. Canus Julius, qui reçut avec des remerciements sa condamnation à mort prononcée par l'empereur Caligula et mourut calmement et dans la sérénité, fut accompagné par « son philosophe » au moment de partir pour son dernier voyage. Thrasea voulut la compagnie de son gendre Helvidius et aussi du cynique Demetrius, son aumônier pour ainsi dire, dans la pièce où il se fit ouvrir les veines, et il garda tout au long de sa douloureuse agonie les yeux fixés sur lui. »[13]

Nous voyons donc entrer en scène le confesseur dès avant l'avènement du christianisme, et se former, à partir de la force prégnante des nouvelles relations sociales, et non à la suite des enseignements d'un seul homme, un facteur historique nouveau pour les pays européens, la domination des prêtres. Chez les Romains et les Grecs, il y avait certes des prêtres depuis longtemps. Mais ils pesaient peu dans l’État. Ce n'est qu'à l'époque impériale que naissent dans les pays européens les conditions favorables à une domination du clergé qui fût du même ordre que celle que connaissaient les pays de l'orient depuis la haute antiquité. L'occident voit se réunir les conditions préalables à la formation d'un clergé, d'une classe sacerdotale dominante dont l'hypocrisie et l'arrogance développées par beaucoup de ses membres présente déjà les caractéristiques de la prêtraille qui lui vaudra jusqu'à aujourd'hui la haine de tous les éléments vigoureux de la société qui, eux, n'ont nul besoin d'aucune tutelle.

Déjà Platon avait déclaré que l’État ne serait correctement administré que lorsque les philosophes le dirigeraient et que le reste des citoyens n'auraient pas leur mot à dire. Son rêve se réalisait désormais, sous une forme à vrai dire qui n'aurait guère été de son goût.

Mais ces moralistes et confesseurs ne suffisaient pas encore aux esprits désemparés de cette époque. L’État était pris dans un mouvement irrésistible de déclin. Les barbares frappaient de plus en plus fort aux portes de l'Empire qui était souvent déchiré par les querelles sanglantes de ses généraux. Et la misère des masses allait croissant, la dépopulation augmentait. La société romaine assistait à son propre naufrage : mais elle était trop corrompue, trop malade physiquement et spirituellement, trop lâche, trop veule, trop brouillée avec elle-même et son environnement pour se lancer dans une tentative énergique et se libérer de cet état insupportable des choses. Elle avait perdu la foi en elle-même, et le seul soutien qui la préservait d'un désespoir complet, était l'espérance en une aide venue d'une puissance supérieure, en un Sauveur.

Dans les premiers temps, on vit ce sauveur dans la personne des Césars. A l'époque d'Auguste circulait une prophétie des Livres Sibyllins qui annonçait un sauveur pour un avenir proche.[14] On voyait en Auguste un prince de la paix qui, après les guerres civiles, conduirait l'Empire ébranlé vers une nouvelle époque de splendeur et de prospérité, où « la paix régnerait sur terre parmi les hommes de bonne volonté ».

Mais les Césars n'apportèrent ni paix durable ni essor économique ou moral, en dépit de la confiance qu'on accordait à leurs pouvoirs divins. Et celle-ci n'était pas chichement mesurée.

Ils furent effectivement placés au rang des dieux – avant que ne surgisse le dogme du dieu fait homme, on acceptait celui de l'homme fait dieu, et pourtant cette deuxième procédure n'était-elle pas de toute évidence encore plus problématique que la première ?

Là où toute vie politique est éteinte, le maître de l’État s'élève tellement au-dessus de la population qu'il lui apparaît de fait comme un surhomme, lui qui semble concentrer en sa personne la force et la puissance totale de la société et la guider à sa guise. D'un autre côté, l'antiquité se faisait des divinités une image très humaine. Ce qui faisait que le pas à franchir pour passer de l'état de surhomme à celui de dieu n'était pas gigantesque.

Les Grecs dégénérés d'Asie et d’Égypte avaient déjà commencé quelques siècles avant notre ère à considérer leurs despotes comme des dieux ou des fils de dieux. Leurs philosophes étaient également l'objet d'un culte analogue. Dans l'éloge funèbre de Speusippe, neveu de Platon, est mentionnée une légende qui aurait déjà circulé du vivant de Platon, selon laquelle sa mère Perictione ne l'aurait pas conçu avec son époux, mais avec Apollon. Quand les royaumes hellénistiques devinrent des provinces romaines, elles transférèrent l'adoration divine de leurs rois et philosophes sur les gouverneurs romains.

Jules César fut cependant le premier qui osa demander aux Romains ce que les Grecs vénaux lui offraient : qu'on le vénère comme un dieu. Il se vantait d'une filiation divine. A l'origine de sa lignée, il y avait, selon lui, rien de moins que la déesse Vénus – ce que Virgile, le poète de cour de son neveu Auguste, exposa en détail dans une longue épopée, l'Enéide.

Quand César revint de la guerre civile à Rome en vainqueur et triomphateur, on y décida « de lui élever plusieurs temples comme à un dieu, il partageait l'un d'entre aux avec la déesse de la clémence, où il était représenté main dans la main avec elle ».[15] C'était une façon habile d'en appeler à la clémence du vainqueur. Après sa mort, le « divin César » fut solennellement admis, par décret du peuple et du sénat de Rome dans le cercle des divinités romaines. Et cela se fit, dit Suétone, « pas seulement dans la forme extérieure du décret, mais aussi dans l'intime conviction du peuple. N'avait-on pas vu pendant les jeux que son héritier Auguste organisait en son honneur et qui étaient les premiers après sa divinisation, sept jours de suite, une comète se lever à la onzième heure du jour (entre 5 et 6 heures du soir) ? On pensa que c'était l'âme de César monté au ciel. Et c'est la raison pour laquelle on le représente avec une étoile au-dessus de la tête. » (Chapitre 89).

Cela ne rappelle-t-il pas l'étoile qui témoigna auprès des sages de l'orient de la divinité de l'Enfant Jésus ?

A partir d'Auguste, il fut entendu une fois pour toutes que tous les empereurs étaient après leur mort élevés au rang des dieux. Dans les régions orientales de l'Empire, ils recevaient à ce titre le nom grec « Soter », c'est-à-dire : Sauveur.

Mais ces canonisations (apothéoses) n'étaient pas réservées aux empereurs défunts, leurs parents et favoris en bénéficiaient aussi. Hadrien était tombé amoureux d'un jeune et joli Grec du nom d'Antinoüs qui « devint le favori de l'empereur sous tous les aspects possibles », comme le formule élégamment Hertzberg dans son histoire de l'Empire romain (p.369). Quand son préféré se noya dans le Nil, il le fit tout de go entrer dans le cercle des dieux en raison de ses mérites antérieurs et postérieurs[Note du Trad 7] , construisit une ville splendide baptisée Antinoupolis à proximité du lieu de l'accident, et dans son enceinte un temple magnifique dédié à ce saint hors normes. Ce culte se répandit rapidement dans tout l'Empire, à Athènes, on instaura même des jeux et des sacrifices solennels en sa mémoire.

Suétone rapporte cependant à propos d'Auguste : « Bien qu'il sût que même des proconsuls (gouverneurs) se faisaient dédier des temples, il n'accepta cet honneur dans aucune province si le temple n'était pas consacré simultanément à lui et à Rome. A Rome même, il refusa toujours énergiquement cet honneur. » (Chapitre 52)

Auguste était encore fort modeste. Le troisième empereur de la dynastie julienne, Gaius, surnommé Caligula (petite botte), se fit vénérer de son vivant à Rome même non seulement comme demi-dieu, mais tout de suite comme dieu complet, et il était convaincu d'en être réellement un.

« De même que ceux qui ont à garder les moutons et les bœufs, » dit-il un jour, « ne sont ni des moutons ni des bœufs, mais possèdent une nature d'un niveau supérieur, de même ceux qui, comme souverains, sont placés au-dessus des hommes, ne sont pas des hommes comme les autres, mais des dieux. »

C'est en réalité la nature bêlante des hommes qui produit la divinité de leurs souverains. Or, ce caractère bêlant était énormément développé sous l'Empire. Et ainsi, la vénération des empereurs et de leurs favoris comme divinités était prise avec le même sérieux que celui affiché par les gens qui de nos jours reçoivent le droit de mettre un ruban à la boutonnière et lui attribuent des effets merveilleux. Bien sûr, cette adoration contenait une bonne pincée de servilité – sur ce point, l'époque impériale n'a pas été dépassée jusqu'ici, ce qui veut dire quelque chose ! Mais à côté de la servilité, la crédulité jouait aussi un rôle important.

b. Crédulité[modifier le wikicode]

La crédulité était également un enfant de la nouvelle situation d'ensemble.

Dès ses débuts, l'humanité est dans l'obligation impérieuse d'observer exactement la nature, de ne se tromper sur aucun de ses phénomènes et de saisir précisément toute une série de liens entre cause et effet. Toute son existence repose là-dessus. Y échouer, c'est vite se retrouver en mauvaise posture.

Toutes les activités humaines reposent sur l'expérience qui montre que certaines causes produisent certains effets, que la pierre lancée en direction d'un oiseau le tue, que la chair de cet oiseau calme la faim, que deux pièces de bois frottées l'une contre l'autre produisent du feu, que le feu réchauffe mais consume du bois, etc.

L'homme juge ensuite les autres phénomènes de la nature, dans la mesure où ils sont impersonnels, sur le modèle de sa propre activité, telle qu'elle est déterminée par les expériences de ce genre. Il voit en eux les effets de l'intervention de personnalités diverses dotées de forces surhumaines, les divinités. Celles-ci ne jouent cependant pas au début le rôle de faiseurs de miracles, elles sont simplement à l'origine du cours naturel, ordinaire des choses, du vent qui souffle, des vagues de la mer, de la puissance destructrice de la foudre, mais aussi de bien des idées naissant chez les hommes, les bonnes comme les stupides. Le dieux aveuglent, c'est bien connu, ceux dont ils veulent la perte. La fonction principale des dieux dans la religion naturelle et naïve est essentiellement de produire de tels phénomènes.

Le charme de cette religion est tout entier dans sa spontanéité, dans son observation acérée des choses et des hommes qui aujourd'hui encore fait par exemple des poèmes homériques une œuvre d'art inégalable.

Cette observation précise et l'étude du pourquoi, des causes des phénomènes dans le monde se raffina quand se formèrent les villes et dans les villes la philosophie de la nature, comme nous l'avons vu. Les observateurs des villes furent maintenant en mesure de découvrir des phénomènes impersonnels de si simples mais aussi si rigoureusement réguliers qu'ils pouvaient aisément être reconnus comme nécessaires, étrangers au règne de l'arbitraire lié à l'idée de divinités personnelles. Ce furent surtout les mouvements des astres qui imposèrent la notion de loi et de nécessité. La science de la nature commence avec l'astronomie. Ces notions sont ensuite appliquées à toute la nature, dans tous les domaines, on se met à rechercher des liens de nécessité, des lois. Le retour régulier de l'expérience constitue la base et le point de départ.

Les choses changent, quand, pour les raisons déjà exposées, l'intérêt pour l'exploration scientifique de la nature recule et est remplacé par l'intérêt éthique. L'esprit humain n'est dès lors plus occupé par des mouvements aussi simples que par exemple la trajectoire des étoiles qu'il peut prendre comme point de départ ; il a affaire exclusivement à lui-même, au phénomène qui est le plus compliqué, le plus variable, le plus difficilement saisissable, le plus résistant à toute formulation de lois. Et ce faisant, il ne s'agit plus, avec l'éthique, de connaître ce qui est et a été, ce que l'expérience, et la plupart du temps une expérience revenant avec régularité a retenu. Ce qui est en jeu, c'est le vouloir et le devoir pour l'avenir qui est devant nous, inconnu, donc apparemment parfaitement libre. Les souhaits et les rêves ont ici un espace où se déployer librement, l'imagination peut s'en donner à cœur joie et s'élever au-dessus de toutes les barrières de l'expérience et de la critique. Lecky, dans son « Histoire de l'esprit des Lumières » remarque à bon droit : « La philosophie de Platon augmenta la croyance (à la magie) en élargissant la sphère du spirituel, et nous constatons que chaque époque, avant ou après J-C., où cette philosophie était à l'honneur, a montré aussi un penchant plus marqué pour la magie. » (Édition allemande, 1874, p.19).

En même temps, la vie dans la grande ville coupe ses habitants, - alors qu'elle joue maintenant le rôle de guide intellectuel, - des liens avec la nature, les dispense de la nécessité et leur ôte la possibilité d'observer et de comprendre la nature. Les notions de naturel et de possible en sont ébranlées, ils perdent tout étalon permettant de mesurer l'absurdité de l'impossible, de ce qui n'est pas naturel ou est surnaturel.

Mais plus l'individu se sent impuissant, plus son angoisse le pousse à chercher un repère solide dans une personnalité qui dépasse la mesure commune ; plus la situation est désespérée, plus un miracle seul peut en faire sortir, plus il inclinera à attribuer en confiance l'accomplissement de pareils miracles à la personnalité à laquelle il se cramponne comme à son sauveur. Mieux, il en exigera carrément comme preuves que le sauveur possède réellement le pouvoir qu'on lui attribue.

Ce faisant, il est aisé de reprendre des légendes divines de la période antérieure, les nouveaux mythes en intègrent volontiers des motifs. Mais ils ont maintenant un tout autre caractère. On attribuait aux anciens dieux des pouvoirs surhumains pour expliquer des phénomènes réels observés avec précision et exactitude. Maintenant, ce sont des hommes qui se voient attribuer des pouvoirs surhumains, on attend d'eux qu'ils déclenchent des phénomènes que personne n'a jamais observés et sont totalement impossibles. Une imagination puissante pouvait de temps à autre avoir développé dans l'époque précédente de tels phénomènes merveilleux à partir des vieilles légendes sur les dieux ; mais ils n'en étaient pas le point de départ. Le miracle, en revanche, est le point de départ du nouveau mythe.

L'un des points communs les plus fréquents de la légende ancienne et de la nouvelle légende était celui de l'engendrement de leur héros par un dieu. A l'époque précédente, les hommes aimaient, pour relever le plus possible l'éclat de leur lignée, faire magnifiquement apparaître l'homme dont ils disaient être les descendants comme un surhomme, un demi-dieu. Il ne pouvait naturellement, selon les façons de voir alors en vigueur qui cherchait un dieu derrière toute chose, avoir reçu sa force que d'un dieu. Et comme ces dieux, tout surhommes qu'ils fussent, étaient imaginés avec des caractéristiques très humaines, il était tentant de supposer que la mère de l'aïeul avait inspiré de tendres sentiments à un dieu et que le fruit en était le héros.

De la même manière, les nouvelles légendes faisaient également descendre les sauveurs du monde de mères mortelles, mais de pères divins. Suétone raconte par exemple :

« Je lis dans le livre d'Asclépiade de Mendès sur les divinités qu'Atia, la mère d'Auguste, étant venue au milieu de la nuit dans le temple d'Apollon pour y faire un sacrifice solennel, s'était endormie dans sa litière en attendant l'arrivée des autres matrones. Tout à coup un serpent se serait glissé vers elle, et se serait retiré peu après. A son réveil elle aurait eu la sensation de sortir d'une étreinte de son mari et se serait purifiée en conséquence ; dès ce moment, elle aurait eu sur le corps l'empreinte indélébile d'un serpent, de sorte qu'elle ne parut plus aux bains publics ; enfin Auguste serait venu au monde dans le dixième mois, et aurait été considéré en conséquence comme le fils d'Apollon » (Octave, chapitre 94).

Il semble que les dames romaines aient alors tenu une aventure amoureuse avec un dieu pour une possibilité aussi bien que pour une distinction enviable. Josephus nous régale à ce sujet d'une historiette plaisante. A Rome vivait sous le règne de Tibère une dame appelée Paulina dont la beauté n'avait d'égale que sa chasteté. Un riche chevalier, Decius Mundus, se prit de passion pour elle, lui offrit 200 000 drachmes pour une seule nuit, mais fut repoussé. Mais une esclave affranchie trouva une solution. Ayant appris que la belle Paulina était une adoratrice passionnée de la déesse Isis, c'est là-dessus qu'elle bâtit son plan. Avec 40 000 drachmes, elle soudoya les prêtres de la déesse, si bien que ceux-ci firent savoir à Paulina que le dieu Anubis la désirait. « Cela la rendit très heureuse, et elle se vanta auprès de ses amies de l'honneur immense que lui faisait Anubis. Elle informa également son époux qu'elle était invitée par Anubis à partager son dîner et sa couche. Celui-ci donna son accord sans difficulté, car il connaissait la chasteté de sa femme. Et la voilà qui arrive au temple, et quand, après le repas, il fut l'heure d'aller se coucher, le prêtre éteignit toutes les lumières et ferma la porte à clé. Mundus, resté caché jusqu'ici dans le temple, vint la retrouver et ne se fit pas prier. Elle se soumit à lui toute la nuit, confiante d'avoir affaire au dieu. Après avoir comblé sa convoitise, Mundus repartit le matin avant le retour des prêtres au temple, et Paulina revint auprès de son mari lui raconter que le dieu Anubis l'avait honorée, ce dont elle se vanta aussi auprès de ses connaissances. »

Mais le noble chevalier Decius Mundus poussa l'impudence jusqu'à aller la narguer quelques jours plus tard sur la voie publique, en racontant qu'elle s'était donnée à lui sans qu'il ait rien eu à débourser. Là-dessus, bien sûr, immense fureur de la pieuse adoratrice complètement sidérée, qui sans attendre courut trouver Tibère et réussit à obtenir que les prêtres d'Isis soient crucifiés, leur temple détruit, et Mundus banni.[16]

Le piquant de cette anecdote, c'est qu'elle suit immédiatement le passage que nous avons mentionné au début et dans lequel est chanté avec un enthousiasme lyrique l'éloge de l'homme miracle Jésus-Christ. Cet enchaînement a très tôt attiré l'attention de pieux commentateurs, qui ont rapproché les aventures de la dame Paulina et l'histoire du Christ et subodoré que le Juif Josephus y dissimulait un sarcasme visant la virginité de la Vierge Marie et la crédulité de son fiancé Joseph, un sarcasme qui, à vrai dire, colle mal avec le fait qu'immédiatement avant, Josephus reconnaît sans ambages les miracles accomplis par Jésus. Mais comme en réalité Josephus ignorait tout des miracles du Christ et que le passage qui en témoigne est une interpolation ultérieure, comme on le sait, la raillerie visant la Sainte Vierge et le fiancé se résignant à son sort, est tout à fait involontaire. Elle prouve seulement la naïveté à courte vue du faussaire chrétien, qui a estimé que ce passage convenait le mieux pour témoigner de la paternité divine du Christ.

Être le fils d'un dieu était à l'époque un des attributs substantiels du sauveur, qu'il soit un César ou un prédicateur de rue. Cela impliquait tout autant de faire des miracles, qui étaient inventés dans un cas comme dans l'autre sur le même modèle.

Même Tacite, très peu porté sur les exubérances, raconte (Histoires, IV, chapitre 81) comment à Alexandrie, Vespasien avait fait des miracles qui prouvaient la bienveillance du ciel pour l'empereur. Avec un peu de salive, il aurait humecté les yeux d'un aveugle qui aurait recouvré la vue. De même, il aurait guéri la main malade d'un paralytique en lui marchant dessus.

Le pouvoir d'accomplir de tels miracles passa plus tard des empereurs païens aux monarques chrétiens. Les rois de France avaient le jour de leur couronnement le don remarquable de guérir par attouchement la scrofule et les goitres. Lorsque le dernier Bourbon, Charles X, fut couronné en 1825, le programme établi fut respecté et ce miracle se produisit encore une fois.

On sait qu'on rapporte que Jésus procéda à des guérisons analogues. Merivale[17] , dans sa piété, pense que le miracle de Vespasien a été imité du modèle chrétien – un point de vue qui manque de vraisemblance si l'on considère combien le christianisme, à l'époque de Vespasien, était insignifiant et inconnu. De son côté, Bruno Bauer écrit dans « Le Christ et les Césars » : « Je vais réjouir le cœur des théologiens contemporains en affirmant que l'auteur tardif du quatrième évangile et le rédacteur qui a retravaillé l'évangile primitif de Marc ont emprunté à Tacite l'application de salive dans les guérisons miraculeuses du Christ. » (Jean 9,6 ; Marc7,33 ;8,33)

A notre avis, il n'est même pas nécessaire de supposer un emprunt. Toutes les époques qui admettent des miracles ont leurs propres conceptions de la façon dont ils se passent. A la fin du Moyen-Âge, il était généralement admis qu'un pacte avec le diable devait être signé avec du sang tout chaud, si bien que deux écrivains peuvent mentionner ce trait de la même manière dans deux récits différents sans que l'un n'ait copié l'autre. De la même manière, il se peut fort bien qu'à l'époque de Vespasien et plus tard, on ait tenu la salive pour un remède habituel en cas de guérisons miraculeuses, de sorte que l'historien du sauveur terrestre sur le trône des Césars tout comme le chroniqueur du sauveur sur le trône du royaume millénaire pouvaient, l'un la tête froide, l'autre dans la griserie de son enthousiasme, attribuer une telle guérison à la personnalité qu'il s'agissait de glorifier, sans que l'un n'ait à s'inspirer de l'autre. Et Tacite n'a sûrement rien inventé, simplement trouvé la légende toute prête dans l'air du temps.

Du reste, les Césars n'étaient pas les seuls à faire des miracles, un nombre important de leurs contemporains en faisaient également. Les récits de miracles étaient quelque chose de si ordinaire qu'ils ne faisaient même pas tellement sensation. C'est ainsi que les auteurs des évangiles n'attribuent pas aux miracles et aux signes émanant de Jésus un effet aussi puissant que nous pourrions l'imaginer à l'aune de nos critères. Le miracle de la multiplication des pains ne suffit pas à convaincre vraiment même les disciples de Jésus. D'un autre côté, ses apôtres et ses disciples font eux-mêmes de nombreux miracles. La crédulité était telle qu'il ne venait par exemple absolument pas à l'esprit des chrétiens de mettre en doute des miracles provenant de gens qu'ils estimaient être des coquins. Ils se contentaient d'attribuer ces miracles au pouvoir des diables et des mauvais esprits.

Les miracles étaient alors très courants sur le marché, n'importe quel fondateur de secte religieuse ou d'école philosophique en faisait pour se légitimer. Voyez par exemple le néopythagoricien Apollonius de Tyane, un contemporain de Néron.

Sa naissance relève déjà bien sûr du merveilleux. Alors que sa mère était enceinte, le dieu Protée lui apparut, le dieu qui sait tout et que personne ne peut saisir, mais elle lui demanda sans crainte ce qu'elle mettrait au monde. Et il lui répondit : « Moi »[18] . Le jeune Apollonius grandit, un prodige de sagesse, il prêche une vie pure et morale, partage sa fortune entre ses amis et des parents sans ressources, et parcourt le monde comme mendiant philosophe. Encore plus que par son ascétisme et sa vertu, il en impose par ses miracles. Il y a souvent une ressemblance frappante avec les miracles chrétiens. C'est ainsi qu'on raconte la chose suivante datant de son séjour à Rome :

« Une jeune fille était décédée le jour de ses noces, ou du moins on pensait qu'elle était morte. Le fiancé suivait la civière en gémissant, et Rome partageait son deuil, car la jeune fille était issue d'une famille très distinguée. Mais quand Apollonius rencontra le cortège, il dit : « Déposez la civière, je veux essuyer vos larmes. » Comme il demandait le nom de la jeune fille, la foule crut qu'il allait tenir l'un de ces discours funèbres coutumiers. Mais lui toucha la morte, dit quelques mots incompréhensibles et la sortit de sa mort apparente. Et elle éleva la voix et retourna dans la maison de son père. »[19]

Selon la légende, Apollonius défie ensuite hardiment les tyrans, un Néron et un Domitien, est arrêté, sait se défaire sans peine de ses entraves, mais au lieu de fuir, il attend dans sa prison le jour du procès, prononce devant le tribunal une longue plaidoirie, puis disparaît mystérieusement de la salle du tribunal à Rome avant le prononcé du jugement et réapparaît quelques heures plus tard à Dikearchia près de Naples où les dieux l'ont emporté à la vitesse d'un train rapide.

Le don de la prophétie, qui était alors indispensable dans l'activité d'un sauveur, était particulièrement développé chez lui, de même que la télépathie. Quand Domitien fut assassiné dans son palais romain, Apollonius, à Éphèse, vit les événements avec autant de précision que s'il y avait assisté, et en informa aussitôt les Éphésiens. Une télégraphie sans fil au regard de laquelle celle de Marconi est un bricolage d'amateur.

Quant à sa fin, il disparut dans un temple dont les portes s'ouvrirent devant lui et se refermèrent ensuite. « Venant de l'intérieur, on aurait entendu des voix de jeunes filles qui, comme si elles l'invitaient à monter au ciel, auraient chanté : Quitte les ténèbres terrestres, viens dans la lumière céleste, viens. »[20]

On ne retrouva pas de corps. Ce sauveur était de toute évidence lui aussi monté au ciel.

Entre les adeptes du Christ et ceux d'Apollonius se déclencha bientôt une vive concurrence en matière de miracles. Sous Dioclétien, l'un de ses gouverneurs, Hieroclès, écrivit un livre contre les chrétiens dans lequel il soulignait que les miracles du Christ n'étaient rien en comparaison de ceux d'Apollonius, et de surcroît moins sûrement attestés. Eusèbe de Césarée répliqua par une réponse qui n'exprimait pas le moindre doute sur la réalité des miracles d'Apollonius, mais tentait d'en minimiser la portée, en les qualifiant, non d’œuvres divines, mais de magie, d’œuvre de ténébreux démons.

Donc, même quand on était contraint de critiquer les miracles, on ne pensait nullement à les mettre en doute.

Et cette crédulité augmentait à mesure que la société se délabrait, que l'esprit de recherche des sciences de la nature reculait devant l'invasion de la prédication morale. Avec la crédulité montait aussi la recherche maladive du merveilleux. Toute sensation cesse de faire effet dès qu'elle se répète trop souvent. Il faut des doses de plus en plus fortes pour la renouveler. Nous avons déjà vu dans le premier chapitre, avec l'exemple des résurrections, comment on peut suivre clairement cette évolution dans les évangiles, le plus ancien rapportant des miracles qui restent encore assez simples.

L'évangile le plus récent, celui de Jean, ajoute aux anciens miracles encore la fabrication de vin aux noces de Cana ; un malade guéri par Jésus ne peut faire moins que d'avoir été malade pendant 38 ans, un aveugle à qui il rend la vue, d'être né aveugle ; bref, la surenchère s'empare des miracles dans tous les domaines.

Dans le deuxième livre de Moïse, 17, 1 à 6, on racontait que Moïse avait, dans le désert, fait jaillir une source d'un rocher pour donner à boire aux Israélites assoiffés. A l'époque chrétienne, ce merveilleux ne suffisait plus. Dans la première lettre de l'apôtre Paul aux Corinthiens, 10, 4, nous apprenons que le rocher dispensateur d'eau les avait suivis dans leur traversée du désert pour que celle-ci ne vienne jamais à leur manquer – une source rocheuse nomade.

La niaiserie atteint des sommets dans les prétendus « Actes de l'apôtre Pierre ». Dans un concours de miracles avec le magicien Simon, l'apôtre rend la vie à un hareng salé.

D'un autre côté, les hommes de ce temps-là voyaient aussi dans des événements parfaitement naturels des miracles, des signes de l'intervention divine dans le cours du monde – pas seulement dans les guérisons et les décès, les victoires et les défaites, mais également dans des amusements au plus haut point vulgaires comme les paris. « Dans une course hippique à Gaza, où étaient en compétition les chevaux d'un chrétien et ceux d'un païen, fervents l'un comme l'autre, 'Christ battit Marnas', et beaucoup de païens se firent baptiser. »[21]

L'événement naturel regardé comme un miracle n'était pas toujours aussi évident que dans ce cas.

« Pendant la guerre des Quades de Marc-Aurèle de 173 à 174, l'armée romaine se vit un jour, mourant de soif sous un soleil de plomb, encerclée par des ennemis en nombre bien supérieur et menacée d'anéantissement total. Mais soudain, des nuages épais couvrirent le ciel et répandirent une averse abondante tandis que du côté ennemi, un orage terrible semait la confusion et la perte ; les Romains étaient sauvés, la victoire était de leur côté. Cet événement eut un effet retentissant, il fut, comme c'était la coutume, gravé pour l'éternité dans des représentations plastiques, on considérait unanimement que c'était un miracle, son souvenir se perpétua jusque dans les derniers temps de l'antiquité, et encore des siècles après, chrétiens comme païens s'y référaient comme preuve de la vérité de leur foi … La plupart, apparemment, attribuèrent ce salut miraculeux aux prières de l'empereur adressées à Jupiter ; mais d'autres affirmaient qu'il était dû à l'art d'Arnuphis, un magicien égyptien qui faisait partie de sa suite, et qui en implorant les dieux, en particulier Hermès, avait attiré la pluie. Mais selon le récit d'un contemporain chrétien, le miracle avait été provoqué par les prières de soldats chrétiens dans la douzième légion (maltaise). Tertullien, qui se réfère à une lettre de Marc-Aurèle, raconte la même chose comme un événement connu. »[22]

L'avidité de miracles et la crédulité ne cessèrent de s'amplifier, pour arriver finalement à ce que, lorsque les quatrième et cinquième siècles atteignirent le fin fond de la déchéance, les moines accomplissent des miracles en comparaison desquels les miracles de Jésus rapportés par les évangiles font bien pâle figure.

« Une époque crédule se laissait facilement convaincre que la moindre saute d'humeur d'un moine égyptien ou syrien avait suffi à suspendre les lois éternelles de l'univers. Les favoris du ciel avaient coutume de guérir les maladies les plus tenaces par un contact, un mot, un message envoyé de loin, et de chasser les démons les plus coriaces des âmes ou des corps des possédés. Ils s'approchaient familièrement des lions et des serpents du désert ou leur intimaient des ordres impérieux, insufflaient de la vie à une souche d'arbre desséchée, faisaient nager du fer à la surface de l'eau, traversaient le Nil en chevauchant un crocodile ou se rafraîchissaient dans un foyer ardent. » (Gibbon, 37ème chapitre).

On trouve une remarquable description de l'état d'esprit de l'époque où naquit le christianisme dans le portrait que Schlosser, dans son histoire universelle, fait de Plotin, le plus célèbre philosophe néoplatonicien du troisième siècle de notre ère.

« Plotin, né en 205 en Egypte à Lycopolis et mort en 270 en Campanie, a été pendant onze ans un disciple assidu d'Ammonius, mais s'absorba tellement dans ses méditations sur la nature divine et la nature humaine que, n'étant pas satisfait par la doctrine secrète gréco-égyptienne de son prédécesseur et maître, il éprouva le besoin de se former à la sagesse perse et indienne et se joignit à l'armée de Gordianus le jeune pour le suivre en Perse … Plotin alla plus tard s'installer à Rome, où la faveur dont jouissait largement le mysticisme oriental lui fournit un terrain propice aux buts qu'il poursuivait, et où pendant 25 ans, presque jusqu'à sa mort, il tint le rôle de prophète. L'empereur Gallien et son épouse lui vouaient un culte si débridé qu'ils auraient eu, dit-on, le projet d'édifier dans une ville d'Italie un État philosophique fondé sur les principes de Plotin. Plotin avait tout autant de succès dans les familles les plus en vue de la société romaine ; quelques hommes de la ville parmi les plus importants devinrent ses ses plus chauds partisans et voyaient dans sa doctrine un message céleste.

« Rien ne témoigne mieux du relâchement intellectuel et moral du monde romain, du goût dominant pour l'exaltation mystique, le moralisme monastique, le surnaturel et le prophétique, que l'énorme impression faite par Plotin et que la considération dont jouit sa doctrine précisément parce qu'elle était incompréhensible.

« Les méthodes utilisées par Plotin et ses disciples pour propager la sagesse nouvelle étaient les mêmes que celles avec lesquelles on réussit, à la fin du dix-huitième siècle, à gagner l'adhésion, en France, de grands seigneurs dépravés aux tours de passe-passe de Mesmer et de Cagliostro, et en Allemagne, la faveur d'un roi de Prusse dévot pour les rose-croix, les spiritistes, et autres personnages du même tonneau. Plotin pratiquait la magie, convoquait les esprits et même s'abaissait à une pratique qui n'est chez nous en usage que chez une sorte méprisée d'individus, il dénonçait les auteurs de petits vols si quelqu'un de son cercle le lui demandait.

« Les écrits de Plotin étaient aussi rédigés comme des prophéties ; en effet, suivant son plus célèbre disciple, il notait ses prétendues inspirations sans daigner les reprendre ensuite ni même corriger les fautes d'orthographe. Ce n'est certes pas de cette façon qu'étaient nés les chefs-d’œuvre des Grecs anciens ! De même, les règles ordinaires de la pensée, ce que nous appelons la méthode, étaient absentes dans les écrits tout autant que dans le discours oral de cet homme qui exigeait de tous ceux qui aspiraient à la connaissance philosophique, comme toute première condition, qu'ils se dépouillent d'eux-mêmes ou qu'ils sortent de l'état naturel de la pensée et de la perception.

« Pour exposer le caractère de sa doctrine et l'effet qu'elle produisait, quelques remarques sur le contenu de ses écrits suffiront. Pour lui, de façon constante, la vie avec les hommes et parmi les hommes est marquée du péché et fait fausse route. La vraie sagesse consiste à rompre totalement avec le monde des sens, à retourner des pensées comme en rêve, à sombrer définitivement au fond de soi-même en retrouvant un état suprême … Cette théorie qui sape toute activité, qui balaie avec mépris toute relation humaine, et qui, de surcroît, est exposée avec le dédain le plus prononcé pour ceux qui pensent autrement, va de pair avec une vision fondée sur des idées délirantes et purement théoriques de la nature et de ses lois. Aristote avait fondé sur l'expérience, l'observation et les mathématiques ses idées sur la nature. Rien de tout cela chez Plotin. Il se tenait pour un philosophe inspiré de Dieu, et croyait pour cette raison tout savoir par intuition intérieure et n'avoir nul besoin de franchir des étapes pour accéder à la connaissance. Ses ailes le portaient au-dessus de la terre et dans les espaces célestes...

« Plotin avait trois disciples qui retranscrivaient en style passable ce qu'il avait exposé sous forme d'oracles et le propageaient comme apôtres de sa doctrine. Il s'agit de Herennius, Amelius et Porphyrius. Ils avaient tous trois beaucoup de talent, et Longinus, si hostile qu'il fût à une sagesse ennemie de la vie et d'une saine raison, dit des deux derniers qu'ils étaient les deux seuls philosophes de son temps dont les écrits fussent lisibles.

« Mais la biographie de Plotin rédigée par Porphyrius montre combien l'amour de la vérité leur tenait peu à cœur. Il relate les plus sottes histoires ayant trait à son seigneur et maître, et comme il était bien trop raisonnable pour qu'il ait pu y croire, on est bien obligé d'en déduire qu'il les a inventées intentionnellement et en toute connaissance de cause pour donner de l'éclat aux oracles de Plotin. »[23]

c. Impostures[modifier le wikicode]

L'imposture accompagne inévitablement la soif de miracles et la crédulité. Nous n'avons jusqu'ici présenté que des exemples dans lesquels les narrateurs racontaient les prodiges de personnes déjà décédées. Mais il ne manquait pas de gens pour faire état des plus merveilleux miracles qu'ils avaient eux-mêmes accomplis, tel l'antisémite Apion d'Alexandrie, « la cymbale de l'univers, comme l'appelait l'empereur Tibère, émetteur de phrases ronflantes et de mensonges encore plus retentissants, étalant une omniscience effrontée, plein d'une foi absolue en lui-même, connaissant tout, sinon des hommes, du moins de leur bassesse, un maître de la parole et un démagogue auréolé de succès, à la répartie vive, amusant, sans vergogne et d'une loyauté absolue. »[24]

Loyal – ce qui veut dire : servile -, ce type d'individus l'était la plupart du temps. Cette loyale canaille avait suffisamment d'impudence pour conjurer l'esprit d'Homère afin de le questionner sur le lieu d'où il venait. Et il assurait que le poète lui était effectivement apparu, avait répondu à sa question, mais – lui avait fait jurer de ne rien révéler à personne !

Alexandre d'Abonoteichos (né vers 105, mort vers 175) le surpassa encore en charlatanerie. Il utilisait pour ses tours de passe-passe les moyens les plus frustes, par exemple des animaux dressés et des idoles creuses où il cachait quelqu'un. L'homme fonda un oracle qui répondait en échange d'une taxe d'environ un mark. Lucien estime que cette affaire rapportait environ 60 000 marks par an.

Même l'empereur « philosophe » Marc-Aurèle, par l'intermédiaire de l'ancien consul Rutilianus, se laissa influencer par Alexandre. L'escroc mourut à soixante-dix ans couvert de richesses et d'honneurs. On racontait qu'une statue dressée en son honneur émettait encore des prophéties après sa mort.

L'anecdote suivante était manifestement aussi une escroquerie habilement mise en scène :

« Dio Cassus raconte qu'en 220 (après J.-C.) un esprit qui, suivant ses propres dires, était l'esprit d'Alexandre le Grand, ayant tout à fait son allure, ses traits et sa tenue, avait parcouru, suivi de quatre cents personnes vêtues comme des bacchantes, la distance séparant le Danube du Bosphore, où il disparut : aucune autorité n'osa l'arrêter, mieux, sur les deniers publics, on lui accorda partout le gîte et le couvert. »[25]

Au vu de telles prouesses, nos héros de la quatrième dimension mais aussi le capitaine de Köpenick en chair et en os, n'ont qu'à bien se tenir.

Cependant, les fripons et les prestidigitateurs n'étaient pas les seuls à pratiquer l'illusionnisme et l'imposture, il y avait aussi des penseurs sérieux et des gens aux visées sincères.

L'historiographie de l'antiquité ne s'est jamais particulièrement distinguée par la rigueur de son sens critique. Ce n'était pas encore une science au sens strict du mot, elle ne servait pas encore à l'étude des lois de développement de la société, mais poursuivait des buts pédagogiques ou politiques. Elle voulait édifier le lecteur ou lui démontrer la justesse des tendances politiques qui avaient les faveurs de l'historien. Les exploits des ancêtres devaient stimuler les générations suivantes et les pousser à les imiter – en ce sens, l’écrit historique n'était qu'une reprise de l'épopée, cette fois-ci en prose. Mais les générations futures devaient aussi apprendre des expériences de leurs aînés ce qu'il convenait de faire ou de ne pas faire. On comprend sans peine que, dans ces conditions, bien des historiens, surtout quand il s'agissait avant tout d'édifier et de susciter l'enthousiasme, n'aient pas fait preuve de beaucoup de rigueur dans le choix et la critique de leurs sources, voire même se soient permis, pour accroître l'effet artistique, de faire jouer leur propre imagination pour combler des lacunes. Tout historien s'estimait en particulier en droit de fabriquer à sa guise les discours qu'il mettait dans la bouche de ses personnages. Toutefois, les historiens classiques s'abstenaient de falsifier consciemment et intentionnellement l'action des personnages dont ils parlaient. Ils devaient d'autant plus s'en garder qu'ils rendaient compte d'une action politique publique, si bien que les faits pouvaient être contrôlés précisément.

Mais le déclin de la vieille société modifia les tâches de l'historien. On n'attendait plus de lui des enseignements politiques, la politique suscitant de moins en moins d'intérêt, et même de plus en plus de dégoût. On n'était plus non plus à la recherche d'exemples de courage et de dévouement à la patrie, mais à la recherche de distractions, d'excitants pour des nerfs fatigués, de ragots et de sensations, de faits prodigieux. On n'en était donc pas à un peu plus ou un peu moins d'exactitude. Or il devenait de plus en difficile de vérifier quoi que ce soit, car c'étaient maintenant des événements privés qui éveillaient avant tout l'intérêt, des événements qui ne s'étaient pas déroulés sous les yeux du grand public. L’œuvre des historiens se réduisit de plus en plus à une chronique scandaleuse d'un côté, à des pantalonnades à la Münchhausen (baron de Crac), de l'autre.

Dans la littérature grecque, cette nouvelle tendance se manifeste à partir d'Alexandre le Grand, sur les exploits de qui son courtisan Onesikritos écrivit un livre fourmillant de mensonges et d'exagérations. Du mensonge à la falsification, il n'y a qu'un pas. Un pas que franchit Euhemerus qui, au troisième siècle, rapporta d'Inde des inscriptions prétendument très anciennes mais que le brave homme avait fabriquées lui-même.

Mais cette fameuse méthode n'était pas seulement appliquée à l'histoire. Nous avons vu comment en philosophie, l'intérêt pour le monde d'ici-bas ne cessait de décroître alors que celui pour l'au-delà se renforçait de plus en plus. Comment dès lors un philosophe pouvait-il convaincre ses disciples que les conceptions de l'au-delà qu'il défendait étaient bien plus que de simples fruits de son imagination ? Le plus simple était évidemment d'inventer un témoin revenu du pays d'où ne revient aucun marcheur et relatant son organisation. Platon lui-même n'a pas dédaigné cet artifice, comme le montre le fameux mythe du Pamphylien que nous avons déjà évoqué.

De plus, l'intérêt pour les sciences de la nature diminuant et étant refoulé par l'éthique, s'estompait l'esprit critique lui-même, celui qui cherche à mettre toute proposition à l'épreuve de l'expérience effective. Les individus étaient de plus en plus en perte de repères, et leur besoin de trouver un appui auprès d'une personnalité importante était en constante augmentation. Ce ne furent plus désormais les preuves par les faits, mais les autorités morales qui emportaient la décision, et celui qui voulait impressionner devait s'efforcer de les avoir avec soi. Si on n'aboutissait pas de ce côté-là, alors il fallait « corriger la fortune »[Note du Trad 8] et se fabriquer soi-même ses autorités. Nous avons déjà rencontré cette catégorie d'autorités avec Daniel et Pythagore. Jésus en faisait de même partie, comme ses apôtres, Moïse, les Sibylles, etc...

On ne se donnait pas toujours le mal d'écrire tout de go un livre entier sous un faux nom. Souvent, il suffisait d'insérer dans l’œuvre authentique d'une autorité reconnue, une phrase correspondant à ses propres tendances pour, de cette façon, gagner son appui. C'était d'autant plus facile à faire que l'imprimerie n'avait pas encore été inventée. Les livres circulaient seulement en copies que l'on faisait soi-même ou bien qu'on faisait exécuter par un esclave quand on avait les moyens de s'en payer un apte à ce travail. Il existait aussi des entrepreneurs qui employaient des esclaves à recopier des livres, revendus ensuite avec un profit important. Aucune difficulté à falsifier dans ces conditions, on pouvait omettre une phrase qui dérangeait, ou en glisser une autre dont on avait besoin, à plus forte raison quand l'auteur était déjà mort et qu'il n'y avait pas de protestation à craindre dans cette époque dépravée et crédule. Et le faux était retransmis à la postérité par les copistes suivants.

Sous ce rapport, ceux pour qui la tâche était la plus aisée étaient assurément les chrétiens. Quels qu'aient été les premiers précepteurs et organisateurs de communautés chrétiennes, ils étaient à coup sûr issus des couches populaires situées au plus bas de l'échelle, ils étaient illettrés et ne laissèrent aucun écrit. Leurs doctrines se propageaient au début uniquement par voie orale. Ceux qui, parmi leurs partisans, se référaient aux premiers maîtres de la communauté en cas de désaccords risquaient peu d'être démentis s'ils ne contrevenaient pas trop grossièrement à la tradition. Les versions les plus divergentes ont dû très tôt commencer à se former sur les paroles « du Seigneur » et de ses apôtres. Et étant donné les luttes qui dès le départ ont fait rage au sein des communautés chrétiennes, les différentes versions n'étaient pas à priori destinées à un récit historique objectif, mais à alimenter les polémiques. Ce sont elles qui furent ultérieurement consignées par écrit et réunies dans les évangiles. Les copistes et transcripteurs suivants étaient avant tout animés par ces buts polémiques, et cela les incitait, ici à biffer une phrase malencontreuse, là, à en ajouter une, pour pouvoir ensuite invoquer le tout comme preuve que le Christ ou ses apôtres avaient défendu telle ou telle opinion. Cet usage polémique apparaît à chaque pas que l'on fait dans l'examen des évangiles. Mais bientôt, les chrétiens ne se contentèrent plus de refaçonner de cette manière leurs propres saintes écritures à coups de mensonges et de faux en fonction de leurs besoins. La méthode était trop aisée pour ne pas tenter aussi de l'étendre à des auteurs « païens », à partir du moment où les chrétiens comptèrent dans leurs rangs suffisamment d'éléments cultivés pour commencer à attacher du prix au témoignage d'auteurs de premier ordre en-dehors de la littérature chrétienne, et aussi en nombre suffisamment élevé pour qu'il vaille la peine de faire confectionner à destination de ces chrétiens cultivés des copies falsifiées qui étaient diffusées auprès de ceux-ci et accueillies avec satisfaction. Un bon nombre de ces falsifications se sont perpétuées jusqu'à aujourd'hui.

Nous en avons déjà mentionné une, le témoignage de Flavius Josèphe sur Jésus. Le deuxième écrivain qui, à côté de Tacite, parle des chrétiens en contemporain, est Pline le jeune, qui, propréteur de Bithynie (probablement de 111 à 113) adressa à Trajan une missive à leur sujet qui nous est parvenue dans le recueil de ses lettres (C. Plinii Caecilii Espistolarum libri decem, livre X, 97ème lettre). Il y demande comment il doit procéder avec les chrétiens de sa province, sur lesquels il n'aurait que des rapports positifs, mais qui dépeupleraient tous les temples. Ce point de vue qui considère les chrétiens comme inoffensifs, cadre mal avec celui de son ami Tacite qui souligne leur « haine de tout le genre humain ». On est tout autant surpris de lire que sous Trajan le christianisme aurait déjà été si répandu qu'il ait pu dépeupler les temples de Bithynie, « qui étaient déjà presque déserts, où les cérémonies n'étaient célébrées que de loin en loin, et où les animaux sacrificiels avaient du mal à trouver un acheteur ». Des faits de telle nature, est-on en droit de penser, auraient dû faire autant sensation que si, par exemple, à Berlin, on ne décomptait plus que des bulletins de vote pour la social-démocratie. Le pays aurait dû être saisi d'une émotion générale. Or, c'est seulement une dénonciation qui informe Pline de l'existence des chrétiens. Pour cette raison, comme pour d'autres, on est est amené à supposer que cette lettre est un faux chrétien. Semler[Note du Trad 9] avançait déjà en1788 l'hypothèse que toute cette lettre avait inventée à la gloire du christianisme par un chrétien d'une époque ultérieure. Bruno Bauer, en revanche, pense que la lettre est bien de Pline, mais n'était à l'origine nullement flatteuse pour les chrétiens et avait été pour cette raison « corrigée » en ce sens par un copiste chrétien.

L'audace des falsificateurs augmenta quand vint l'époque des invasions barbares et que les peuplades germaniques déferlèrent sur l'empire romain. Les nouveaux maîtres du monde étaient de simples paysans, certes retors, la tête froide et pleins de roublardise dans les domaines qu'ils comprenaient. Mais en dépit d'une certaine candeur, ils s'avérèrent moins avides de merveilleux et moins crédules que les héritiers de la culture antique. La lecture et l'écriture leur étaient toutefois des arts étrangers. Et ceux-ci devinrent le privilège du clergé chrétien, désormais seul à représenter la classe cultivée. Il n'avait donc plus à craindre de voir critiquées les falsifications opérées dans l'intérêt de l’Église, et celles-ci se multiplièrent plus que jamais. Et elles ne restèrent pas cantonnées comme c'était jusqu'ici le cas, au domaine de la doctrine, n'étaient pas simplement des armes utilisées dans les batailles théoriques, tactiques et d'organisation, mais devinrent une source de rapport et de revenu, ou bien de justification juridique d'une appropriation déjà effectuée. Les plus énormes falsifications furent en tout cas la Donation de Constantin et les Fausses Décrétales d'Isidore. Toutes deux datent du huitième siècle. Dans le premier document, Constantin (306 à 337) laisse aux papes la souveraineté absolue et perpétuelle sur Rome, l'Italie et toutes les provinces de l'occident. Les Fausses Décrétales sont un recueil de lois ecclésiales censées provenir de l'évêque espagnol Isidore au début du septième siècle et établissant le pouvoir absolu du pape dans l’Église.

C'est ce nombre invraisemblable de falsifications qui fait que, pour la majeure partie, l'histoire de la naissance du christianisme est encore aujourd'hui entourée de tant d'obscurité. Il est assez facile de repérer beaucoup d'entre elles ; un bon nombre a été mis au jour il y a plusieurs siècles, ainsi l'inauthenticité de la Donation de Constantin démontrée par Laurent Valla[Note du Trad 10] . Mais il est moins aisé de trouver l'éventuel grain de vérité qui se dissimulerait dans le faux et de le dégager.

Ce n'est pas un joli tableau que nous devons dessiner ici. Décadence à tous les coins de rue, dégénérescence économique, politique, et par voie de conséquence aussi scientifique et morale. Pour les anciens Romains et les anciens Grecs, la vertu consistait dans le développement harmonieux total de la vaillance virile au meilleur sens du mot. Virtus et arete désignaient le courage et la constance, mais aussi la fierté, le sens du sacrifice et le don désintéressé de sa personne à la cité. Mais plus la société sombrait dans la servitude, plus la servilité devenait la vertu suprême. Et celle-ci faisait éclore les peu séduisantes qualités que nous voyons émerger, l'éloignement de la vie politique et la concentration sur son ego, la lâcheté et le manque de confiance en soi, le désir d'être sauvé par un empereur ou un dieu, et non par la mise en œuvre de ses propres forces ou des forces de sa propre classe sociale, l'humilité contrite vers le haut et l'arrogance de clerc vers le bas ; l'attitude blasée et le dégoût de la vie et en retour le besoin de sensations, de merveilleux ; l'exaltation et l'extase tout comme l'hypocrisie, le mensonge et la mentalité de faussaire. Voilà le tableau que nous présente l'époque impériale et dont les traits sont reflétés par ce qui en est le produit, le christianisme.

d. Humanité[modifier le wikicode]

Mais, nous diront les défenseurs du christianisme, cette description est unilatérale et donc inexacte. Bien sûr, les chrétiens n'étaient que des hommes et ne pouvaient se soustraire à l'empreinte dégradante de leur environnement. Mais ceci n'est qu'une des faces du christianisme. Sur l'autre face, nous trouvons cependant qu'il développe une morale bien supérieure à celle de l'antiquité, une humanité élevée, une miséricorde infinie, qui s'étendent à tout ce qui porte visage humain, ceux d'en bas comme ceux d'en haut, les étrangers comme les concitoyens, les ennemis comme les amis ; qu'il prêche la fraternisation des hommes de toutes les classes et de toutes les races. Cette morale ne peut s'expliquer par le siècle où le christianisme est apparu ; elle est d'autant plus admirable qu'elle a été enseignée à une époque de la plus profonde déliquescence morale ; sur ce point, le matérialisme historique est pris en défaut, ici nous avons un phénomène qui ne peut s'expliquer que par la grandeur hors du commun d'une personnalité totalement détachée des conditions d'espace et de temps, d'un homme-Dieu, ou bien, pour recourir au jargon moderne, d'un surhomme.

Voilà pour nos « idéalistes ».

Qu'en disent les faits ? Premier point : la charité envers les pauvres et l'humanité envers les esclaves. Est-ce que ces deux phénomènes sont l'apanage exclusif du christianisme ? Il est exact que nous ne trouvons dans l'antiquité que peu de choses relevant de la charité. La raison en est simple : la charité suppose au préalable la pauvreté à une échelle de masse. Or la vie intellectuelle de l'antiquité avait ses racines dans un système d'organisation communiste, dans la propriété commune de la maisonnée, de la cité, de la communauté, qui conféraient à leurs membres un droit sur leurs produits et leurs moyens de production communs. Il y avait rarement d'occasion de faire des aumônes.

On ne confondait pas l'hospitalité avec la charité. L'hospitalité était dans l'antiquité une pratique générale. Mais elle représente une relation entre égaux, alors que la charité repose sur l'inégalité sociale. L'hospitalité comble celui qui est reçu comme celui qui reçoit. La charité, en revanche, élève celui qui la fait, rabaisse et humilie celui qui la reçoit.

Dans les villes d'une certaine importance, nous l'avons vu, commença à se former un prolétariat de masse. Mais celui-ci possédait ou conquit un pouvoir politique et l'utilisa pour s'approprier la jouissance d'une partie des produits de consommation dont le travail des esclaves et l'exploitation des provinces alimentaient les riches et l’État. Grâce à la démocratie et à leur pouvoir politique, ces prolétaires n'avaient donc pas non plus besoin qu'on leur fasse la charité. Il n'y a de charité que là où non seulement il règne une misère de masse, mais aussi où le prolétariat est dépourvu de droits et de pouvoir, des conditions qui ne furent largement remplies qu'à l'époque impériale. Il n'est donc pas étonnant que l'idée de la charité ait seulement commencé à ce moment-là à se répandre dans la société romaine. Mais elle n'avait pas son origine dans une morale supérieure et surnaturelle du christianisme.

Dans les premiers temps de l'empire, les Césars pensaient encore qu'il était souhaitable d'acheter, outre les faveurs de l'armée, celles du prolétariat de la capitale, avec du pain et des jeux. Néron se distingua particulièrement dans ce domaine. Et dans nombre de grandes villes des provinces également, on cherchait de cette façon à maintenir le calme dans les couches inférieures de la population.

Mais cela ne dura pas longtemps. L'appauvrissement croissant de la société contraignit vite à réduire les dépenses de l’État, et les Césars commencèrent naturellement par les prolétaires, qui maintenant ne leur faisaient plus peur. Sans doute jouait aussi le désir de remédier au manque croissant de main-d’œuvre. Si les distributions de pain étaient suspendues, les prolétaires en état de travailler étaient obligés de chercher à s'employer, par exemple de se louer aux grands propriétaires terriens comme colons ou emphytéotes.

Mais le besoin de main-d’œuvre lui-même faisait désormais surgir de nouveaux modes d'aide aux pauvres.

A l'époque impériale, toutes les vieilles organisations sociales se décomposent, pas seulement les communautés rurales, mais aussi les maisonnées et les grandes familles. Tout le monde ne pense qu'à soi, les rapports de parenté se dissolvent comme les relations politiques, l'engagement en faveur de la parentèle s'éteint comme l'engagement pour la cité et l’État. Les orphelins en étaient les premières victimes. Sans parents, ils étaient sans défense dans le monde, personne ne s'occupait d'eux. Le nombre d'enfants livrés à eux-mêmes augmentait d'autant plus que, dans cette situation d'appauvrissement généralisé, et alors que le don de soi était un vertu en voie d'extinction, de plus en plus de gens faisaient tout pour écarter d'eux les charges d'une famille. Les uns choisissaient de rester célibataires et se rabattaient sur la prostitution, la prostitution masculine prospérant particulièrement ; d'autres, mariés, s'efforçaient au moins de s'abstenir de procréer. Dans un cas comme dans l'autre, ces comportements contribuaient bien sûr puissamment au dépeuplement, au déficit de main-d’œuvre, et donc à l'appauvrissement de la société. Par ailleurs, beaucoup de ceux à qui naissaient des enfants, trouvaient plus pratique de se débarrasser d'eux en les exposant dans la rue. Ce phénomène atteignait des dimensions énormes. Les interdictions étaient totalement inefficaces. Et ainsi, la question, d'une part, de la prise en charge des enfants abandonnés, d'autre part des enfants de familles pauvres, devenait de plus en plus brûlante. Elle préoccupait aussi beaucoup les premiers chrétiens. L'aide à apporter aux orphelins était leur souci permanent. Non seulement la pitié, mais aussi la nécessité de se procurer des forces de travail et des soldats poussait à organiser un système qui assure l'entretien des orphelins, des enfants trouvés et des enfants de prolétaires.

Sous le règne d'Auguste, nous rencontrons déjà des démarches allant dans cette direction, elles deviennent réalité pratique au deuxième siècle. Les empereurs Nerva et Trajan ont été les premiers à créer, d'abord en Italie, des fondations gagées sur des domaines, soit achetés par l’État, soit mis en fermage, soit encore hypothéqués. Les revenus des intérêts des fermages et des hypothèques étaient destinés à financer l'éducation d'enfants dans la pauvreté, et en premier lieu, d'orphelins.[26]

Dès son accession au trône, Hadrien développa cette institution qui, sous Trajan, était destinée à 5000 enfants environ. D'autres empereurs l'élargirent ensuite encore. En même temps, une politique sociale communale voyait le jour parallèlement à celle de l’État. Des initiatives privées l'avait précédée. La plus ancienne fondation privée d'aide sociale que nous connaissions remonte à l'époque d'Auguste. Helvius Basila, qui avait été préteur, légua aux citoyens d'Atina dans le Latium 88 000 marks pour distribuer du pain à un nombre malheureusement non précisé d'enfants.[27] Des fondations de ce type sont mentionnées en grand nombre à l'époque de Trajan. Célia Macrina, une dame fortunée de Tarracina qui avait perdu son fils, fit don d'un million de sesterces (plus de 200 000 marks) dont les intérêts devaient servir à nourrir cent garçons et autant de filles ; Pline le jeune créa en 97 dans sa ville natale de Comum (Côme) une fondation d'aide à l'enfance dans la pauvreté, les revenus annuels d'un domaine agricole valant 500 000 sesterces y étant consacrés. Il fonda des écoles, des bibliothèques, etc...

Mais toutes ces fondations ne pouvaient inverser la tendance au dépeuplement de l'empire. Celle-ci avait des racines trop profondes dans les rapports économiques et s'amplifiait au fur et à mesure que le déclin gagnait. L'appauvrissement général finit par tarir les sources d'où provenait l'aide à l'enfance et précipita dans la faillite l’État et les fondations.

Müller suit cette évolution :

« Leur existence est attestée pendant 150 ans. Hadrien augmenta les montants revenant aux enfants. Antonin le Pieux accorda de nouvelles sommes à cet effet. Les garçons et les filles de Cupramontana, une ville du Picenum, lui dédièrent une inscription en 145, de même ceux et celles de Sestinum en Ombrie en 161. Une dédicace semblable de Ficulea dans le Latium témoigne de la même activité chez Marc-Aurèle. Il semble que la fondation ait atteint son plus grand développement dans les premières années de ce règne ; à partir de là, vu la situation déplorable de l'empire, tout se mit à péricliter. Pressé par les besoins générés en permanence par les guerres, besoins qui l'amenèrent même à vendre aux enchères les bijoux de la couronne et autres objets précieux de la maison impériale, Marc-Aurèle semble en être venu à mettre la main sur les capitaux de l'aide sociale et à transférer le paiement des intérêts à la caisse de l’État. Sous le règne de Commode, neuf années de suite, celle-ci ne put pas faire face à ses obligations, et Pertinax, n'étant pas en mesure de payer les arriérés, fut contraint de les annuler. Mais la situation de la fondation semble s'être de nouveau améliorée. A la fin du troisième siècle, la présence d'un fonctionnaire est attestée. Mais elle s'éteint ensuite. Elle n'existait plus sous Constantin. »[28]

L'extension de la pauvreté étranglait les fondations, mais l'idée de la bienfaisance, elle, se maintenait. La misère augmentant, elle ne pouvait que se renforcer. Elle n'est absolument pas propre au christianisme seul, il la partage avec son époque à qui elle était imposée non par de hautes considérations morales, mais par la décadence économique.

Mais l'engouement pour les œuvres de charité s'accompagnait aussi d'une autre particularité moins aimable : il était de bon ton de faire étalage des aumônes accordées. Pline, que nous venons de citer, nous en fournit un exemple. Ce n'est que par lui que nous savons quelque chose de ses institutions charitables ; il les a décrites par le menu dans des écrits destinés au public. Quand nous voyons comment Pline exhibe ses sentiments et quelle admiration il manifeste pour sa propre grandeur d'âme, nous n'avons pas l'impression que cela prouve en rien la grandeur morale de « l'âge d'or » de l'empire romain, de sa période la plus heureuse, suivant l'expression de Gregovorius[Note du Trad 11][29] , en cela en accord avec la majorité de ses collègues, mais bien plutôt la fatuité de cette période, un complément édifiant de son arrogance de clerc et de sa pieuse hypocrisie.

C'est Niebuhr[Note du Trad 12] , qui, à notre connaissance, porte le jugement le plus sévère sur Pline, en lui reprochant sa « puérile vanité » et son « humilité feinte »[30] .

La générosité envers les esclaves, dont on prétend qu'elle était une particularité du christianisme, est logée à la même enseigne que la charité.

Notons avant tout que le christianisme, du moins tel qu'il était quand il devint religion d’État, ne songea pas un instant à mener une lutte de principe contre l'esclavage. Il n'a rien fait pour l'abolir. Si l'exploitation lucrative des esclaves a cessé à l'époque du christianisme, cela s'est fait pour des raisons totalement étrangères à quelque opinion religieuse que ce soit. Nous les avons déjà examinées. Ce fut le déclin militaire de Rome qui enraya l'apport d'esclaves à vil prix et ôta à leur exploitation son caractère profitable. L'esclavage de luxe, par contre, se maintint au-delà de l'existence de l'empire, et mieux, à la même époque que celle où apparut le christianisme, apparut dans le monde romain une nouvelle catégorie d'esclaves, les eunuques, qui jouent un rôle important précisément sous les empereurs chrétiens à partir de Constantin. Mais nous les trouvons déjà à la cour de Claude, le père de Néron (Suétone, Tiberius Claudius Drusus, Chap. 28, 44.)

L'idée d'abolir l'esclavage était étrangère aux prolétaires libres eux-mêmes. Ils cherchaient à améliorer leur situation en soutirant davantage aux riches et à l’État sans travailler eux-mêmes, ce qui n'était possible que sur la base de l'exploitation des esclaves.

Il est significatif que dans l’État communiste d'avenir persiflé par Aristophane dans « l'Assemblée des Femmes », l'esclavage continue à exister. La différence entre possédants et non-possédants disparaît, mais seulement pour les hommes libres ; pour eux, tout devient propriété commune, même les esclaves, qui assurent la continuité de la production. C'est certes une comédie bouffonne, mais elle est tout à fait conforme à la façon de penser antique.

Nous trouvons une façon de penser analogue dans une brochure datant du quatrième siècle avant J.C. et traitant des sources de la prospérité publique en Attique – brochure citée par Pöhlmann[Note du Trad 13] dans son ouvrage.

Cet écrit exige – citons Pöhlmann - « une extension considérable de la surface économique publique de l’État dans les échanges et la production » . Et en tout premier lieu que l’État achète des esclaves pour l'exploitation des mines d'argent. Le nombre des esclaves appartenant à l’État doit être accru de telle sorte qu'au final, pour chaque citoyen, il y ait trois esclaves. Ce qui permettrait alors à l’État d'accorder à chacun de ses citoyens au moins le revenu minimum d'existence.[31]

Le professeur Pöhlmann considère que cette fameuse proposition est typique du « radicalisme collectiviste » et du « socialisme démocratique », qui voudrait étatiser tous les moyens de production dans l'intérêt du prolétariat. En vérité, elle caractérise la situation particulière du prolétariat antique et l'intérêt qu'il avait au maintien de l'esclavage. Mais la façon dont Pöhlmann l'interprète est typique de l'incompréhension de la science bourgeoise, pour qui toute étatisation de la propriété, jusques et y compris de la propriété des êtres humains, est du « collectivisme », toute mesure prise dans l'intérêt du prolétariat est du « socialisme démocratique », et peu importe que ce prolétariat soit dans le camp des exploiteurs ou des exploités.

En conformité avec l'intérêt que les prolétaires tiraient de l'esclavage, on ne trouve nulle part dans la pratique révolutionnaire du prolétariat romain une opposition de principe à ce que des êtres humains soient la propriété d'autres êtres humains. Ce qui explique que les esclaves se soient à l'occasion prêtés à la répression d'un soulèvement de prolétaires. Ce sont des esclaves qui, sous la conduite d'aristocrates, donnèrent le coup de grâce au mouvement prolétaire de Caïus Gracchus. Cinquante ans plus tard, ce sont des prolétaires romains qui, sous la conduite de Marcus Crassus, réprimèrent les esclaves révoltés menés par Spartacus.

Il ne faut pas confondre abolition générale de l'esclavage, une mesure à laquelle personne ne pensait sérieusement, et la façon de traiter les esclaves. Et là, il faut convenir que dans le christianisme, apparaît un adoucissement considérable des conceptions, avec la reconnaissance des droits humains des esclaves ; et celui-ci contraste violemment avec la situation misérable des esclaves du début de l'époque impériale, où, comme nous l'avons vu, le corps et la vie de l'esclave étaient livrés à la merci des humeurs de son maître, celui-ci faisant souvent l'usage le plus cruel de son droit.

Le christianisme s'est certes opposé résolument à ce type de traitement. Mais cela ne veut pas dire qu'il entrait en opposition avec l'esprit de son époque, qu'il était seul à défendre les droits des esclaves.

Quelle était la classe sociale qui revendiquait le droit de maltraiter à sa guise et de tuer les esclaves ? Bien sûr celle des riches propriétaires fonciers, et avant tout l'aristocratie.

Mais la démocratie, le peuple d'en-bas, qui lui-même ne possédait pas d'esclaves, n'avait pas le même intérêt que les grands esclavagistes à voir maintenu le droit de les maltraiter. Certes, tant que la couche des petits paysans, qui avaient eux aussi des esclaves, ou du moins que les traditions de cette catégorie sociale prédominèrent dans le peuple romain, rien n'incitait celui-ci à prendre parti en faveur des esclaves.

Mais progressivement s'instaura un basculement dans l'opinion, non pas parce que la morale aurait atteint un niveau supérieur, mais parce que la composition du prolétariat romain se modifiait. Il comptait de moins en moins de Romains nés libres, surtout de moins en moins de petits paysans dans ses rangs ; par contre, le nombre des esclaves affranchis qui, eux aussi, accédaient à la citoyenneté romaine, augmentait énormément, si bien que, pendant l'époque impériale, c'est eux qui constituaient la majorité de la population de Rome. Les raisons d'affranchir les esclaves étaient très diverses. Chez un nombre élevé de citoyens restés sans enfants, ce qui était un cas fréquent à cette époque où l'on craignait de plus en plus les charges liées au mariage et à la progéniture, le caprice ou bien un tempérament bienveillant les amenait à ordonner par disposition testamentaire l'affranchissement de leurs esclaves après leur mort. Plus d'un affranchit déjà de son vivant l'un ou l'autre de ses esclaves, en récompense de mérites particuliers, ou bien par goût de l'ostentation, car quand on affranchissait beaucoup d'esclaves, on passait pour riche. D'autres étaient affranchis par calcul politique, car l'affranchi, devenu la plupart du temps le client de son ancien maître, restait dépendant de lui, tout en acquérant des droits politiques. Il augmentait donc l'influence politique de son maître. Enfin, les esclaves avaient le droit de faire des économies et d'acheter leur liberté avec les sommes épargnées, et plus d'un maître faisait là une bonne affaire, quand un esclave qu'il avait usé jusqu'à la corde, se rachetait pour un prix qui lui permettait d'en acquérir un nouveau tout frais dont les forces étaient encore intactes.

Plus les esclaves étaient nombreux dans la population, plus augmentait le nombre des affranchis. Le prolétariat libre se recrutait désormais de plus en plus non plus parmi les paysans, mais parmi les esclaves. Or, le même prolétariat se confrontait politiquement à l'aristocratie esclavagiste à laquelle il s'efforçait d'arracher des droits politiques et du pouvoir politique auxquels étaient liés des bénéfices économiques extrêmement tentateurs. Il n'est donc pas étonnant que dans la démocratie romaine, se soit manifesté un mouvement de sympathie pour les esclaves précisément à cette époque, alors que les excès des propriétaires traitant leurs esclaves comme des bêtes atteignaient des sommets.

A cela s'ajoutait encore un autre phénomène.

Quand les Césars arrivèrent au pouvoir, leur maisonnée, comme celle de tous les Romains distingués, était gérée par des esclaves et des affranchis. Les Romains avaient beau être tombés bien bas, un citoyen né libre aurait estimé en-dessous de sa dignité de se louer pour des services personnels même auprès du plus puissant de ses concitoyens. Or, la maisonnée des Césars devenait maintenant la cour impériale, leurs employés domestiques devenaient des employés de celle-ci. Ils devinrent le point de départ d'un nouvel appareil d'administration de l’État, juxtaposé à celui hérité de la République. Et c'est le premier qui de plus en plus gérait les affaires réelles et gouvernait l’État, tandis que les charges héritées de l'époque républicaine devenaient de façon croissante des titres sans contenu réel, propres à flatter la vanité, mais dépourvus de pouvoir effectif.

Les esclaves et les affranchis de la cour impériale devinrent les maîtres du monde, et du même mouvement, en usant de malversations, chantages et corruption, ses exploiteurs les plus prospères. Friedländer en fait un excellent tableau dans son histoire des mœurs de la Rome impériale que nous avons déjà citée à plusieurs reprises : « Les richesses accumulées en raison de leur position privilégiée étaient une des sources principales de leur puissance. A une époque où les richesses des affranchis étaient proverbiales, assurément, seule une infime minorité était en état de se mesurer avec ces serviteurs impériaux. Narcisse possédait 400 millions de sesterces (87 millions de marks), la plus grosse fortune connue de toute l'antiquité ; Pallas, 300 millions (65 ¼ millions de marks). Calliste, Epaphrodite, Doryphore et d'autres un patrimoine à peine moins colossal. Quand un jour Claude gémit que les caisses impériales étaient à sec, on disait à Rome qu'il nagerait dans l'opulence si ses deux affranchis (Narcisse et Pallas) l'admettaient dans leur association. »

Effectivement, une source de revenus d'un certain nombre d'empereurs consistait à contraindre des esclaves et des affranchis fortunés à partager le fruit de leurs escroqueries et de leurs chantages avec eux.

« A la tête de richesses aussi gigantesques, le luxe et la splendeur des affranchis impériaux surpassaient celle des grands personnages de Rome. Leurs palais étaient les plus magnifiques de Rome, celui de Posides, l'eunuque de Claude, faisait, selon Juvénal, de l'ombre au Capitole, et ils resplendissaient d'un luxe colossal fait des produits les plus rares et les plus précieux du monde entier ... Mais les affranchis impériaux ornèrent aussi Rome et d'autres villes de la monarchie de somptueux bâtiments d'utilité publique. Cléandre, le puissant affranchi de Commode, consacra une partie de son immense fortune à l'édification de maisons, de thermes ainsi que d'autres établissements utiles aussi bien à des particuliers qu'à des villes entières ».

Cette ascension de nombre d'esclaves et d'affranchis frappait d'autant plus les esprits qu'on pouvait la comparer avec le déclin financier parallèle de la vieille aristocratie foncière. Elle offrait un spectacle qui rappelle celui de l'ascension actuelle de l'aristocratie juive de la finance. Et si aujourd'hui les aristocrates de naissance en faillite caressent les Juifs fortunés quand ils en ont besoin, tout en les haïssant et les méprisant au fond de leur cœur, les esclaves et les affranchis impériaux étaient traités de la même manière.

« La plus haute aristocratie de Rome rivalisait d'hommages et d'honneurs rendus aux tout puissants serviteurs de l'empereur, quelque mépris et quelque haine abyssale que pussent concevoir en leur for intérieur ces descendants de glorieuses lignées ancestrales pour des individus issus de nations détestées, marqués de façon indélébile de la honte de la servitude, et qui du reste, juridiquement, se situaient sous bien des rapports encore en-dessous des mendiants nés libres. »

En apparence, la position des serviteurs de l'empereur était très modeste, totalement subordonnée aux dignitaires de haute naissance.

« En réalité, la relation était très différente, et même s'inversait très souvent, et les 'esclaves' immensément méprisés avaient la satisfaction se voir 'admirer et féliciter par des hommes libres et nobles', de voir les plus hauts personnages de Rome s'humilier profondément devant eux ; peu nombreux étaient ceux qui s'aventuraient à les traiter comme des domestiques … Pour Pallas, une grossière flatterie inventa de toutes pièces un arbre généalogique qui le faisait descendre du roi d'Arcadie du même nom, et un descendant des Scipions proposa au Sénat une adresse de remerciement, au motif que ce rejeton d'une maison royale faisait passer son antique noblesse derrière le bien de l’État et condescendait à être le serviteur d'un prince. Sur proposition d'un des consuls (en 52), on lui offrit les insignes de préteur et un important présent en argent (15 millions de sesterces). » Pallas n'accepta que les insignes.

Le sénat décida alors de manifester solennellement sa reconnaissance à Pallas. « Ce décret fut publié sur un écriteau de bronze apposé à côté d'un Jules César en armes, et qui vantait ce propriétaire de 300 millions de sesterces comme un modèle de désintéressement total. L. Vitellius, le père de l'empereur du même nom, un homme très haut placé, mais dont à vrai dire la virtuosité à jouer de la bassesse suscitait même alors l'étonnement, révérait parmi ses dieux domestiques des portraits en or de Pallas et de Narcisse …

« Mais rien n'est plus significatif de la position dont jouissaient ces anciens esclaves que le fait qu'ils pouvaient se permettre de contracter mariage avec les filles de familles distinguées et même apparentées à la maison impériale, et ce à une époque où la noblesse s'enorgueillissait immensément de l'ancienneté de ses origines et d'une longue lignée de nobles ancêtres. »[32]

C'est ainsi que les citoyens romains, les maîtres du monde, en étaient venus à être gouvernés par des esclaves et d'ex-esclaves et à s'incliner devant eux.

Cela ne pouvait évidemment manquer de se répercuter dans les conceptions de l'époque sur l'esclavage en général. Les aristocrates pouvaient bien d'autant plus haïr les esclaves qu'ils étaient contraints de s'incliner devant certains d'entre eux, la masse du peuple conçut du respect pour les esclaves, et ceux-ci commençaient à prendre conscience d'eux-mêmes.

D'un autre côté, le césarisme s'était formé dans la lutte de la démocratie, elle-même constituée en grande partie d'anciens esclaves, contre l'aristocratie des grands esclavagistes. Celle-ci, pas aussi facile à acheter que les masses populaires non-possédantes, était la seule rivale de quelque importance à laquelle les Césars nouveaux venus se virent confrontés dans la lutte pour le pouvoir ; les grands propriétaires d'esclaves représentaient sous l'empire l'opposition républicaine, dans la mesure où on pouvait encore parler d'opposition. Les esclaves et les affranchis étaient en revanche les plus fidèles soutiens des empereurs.

Tout cela ne pouvait manquer de promouvoir un état d'esprit favorable aux esclaves, non seulement dans le prolétariat, mais aussi à la cour impériale et dans les milieux qui se laissaient guider par elle, un état d'esprit que les philosophes de cour tout comme les prédicateurs de rue traduisaient dans un langage très énergique.

On pourrait citer une foule d'exemples et de formulations allant dans ce sens, mais nous n'allons retenir qu'un fait significatif : l'indulgence de Néron, ce fou furieux, pour les esclaves et les affranchis. Il était pour cette raison en lutte perpétuelle avec le sénat aristocratique qui, si servile qu'il fût vis-à-vis de certains affranchis dans les sommets du pouvoir, ne cessait d'exiger les mesures les plus rigoureuses contre les esclaves et les affranchis en général. Ainsi le sénat demanda-t-il en 56 que « l'insolence » des affranchis soit brisée en donnant à leur ancien maître le droit de reprendre la liberté de ceux qui s'avéreraient être des « propres à rien », autrement dit pas suffisamment obéissants à son égard. Néron s'opposa avec la dernière énergie à cette motion. Il fit remarquer l'importance qu'avait prise l'état d'affranchi où se recrutaient bon nombre de chevaliers et même de sénateurs, et rappela le vieux principe romain suivant lequel, quelles que fussent les différences séparant les diverses classes du peuple, la liberté devait être un bien commun universel. Néron présenta une contre-motion refusant de restreindre les droits des affranchis, et contraignit un sénat pusillanime à l'adopter.

La situation en 61 se révéla plus compliquée. Le préfet urbain Pedanius Secundus avait été assassiné par un de ses esclaves. L'ancienne loi aristocratique exigeait pour le châtiment de ce crime l'exécution de l'ensemble des esclaves qui étaient présents dans la maison au moment du meurtre, ce qui signifiait dans ce cas pas moins de 400 personnes, dont des femmes et des enfants. Mais l'opinion publique soutenait des mesures plus modérées. Les masses populaires prenaient résolument position en faveur des esclaves, il semblait que le sénat lui-même fût prêt à se laisser entraîner par l'état d'esprit général. C'est alors que Caïus Cassius, le chef de l'opposition républicaine au sénat, descendant d'un des meurtriers de César, se lança dans une harangue véhémente pour exhorter le sénat à ne pas se laisser intimider et à fermer vigoureusement la porte à la clémence. Seule, la peur, dit-il, pouvait brider la lie de l'humanité. Le discours de cet extrémiste produisit un effet retentissant, personne ne répliqua au sénat, Néron lui-même se laissa intimider et jugea plus prudent de se taire. Les esclaves furent tous exécutés. Mais quand les aristocrates républicains, enhardis par cette victoire, déposèrent au sénat une motion qui demandait la déportation hors d'Italie des affranchis qui avaient vécu sous le même toit que les esclaves condamnés, Néron se leva, déclara que, puisque la coutume ancienne ne devait pas être tempérée par des sentiments de compassion, il ne fallait pas non plus la durcir. Et il fit échouer la proposition.

Néron institua également un juge à lui qui, comme le rapporte Sénèque, « devait procéder à une enquête sur les mauvais traitements infligés aux esclaves par leurs maîtres et mettre des bornes à la cruauté et à l'arbitraire des maîtres ainsi qu'à leur avarice concernant la nourriture des esclaves. » Le même empereur restreignit le nombre des jeux de gladiateurs et, selon Suétone, ne fit parfois exécuter aucun d'entre eux, même pas les criminels condamnés.

On rapporte une attitude semblable chez Tibère. Ces faits montrent clairement la stérilité d'une histoire moralisatrice ou tendancieusement politique qui se donne pour tâche de jauger les hommes du passé à l'aune morale ou politique de notre temps. Néron, matricide et assassin de sa femme, use de clémence et accorde la vie à des esclaves et des criminels ; le tyran défend la liberté contre les républicains ; le débauché déséquilibré pratique les vertus de l'humanité et de la charité avant les saints et les martyrs du christianisme, donne à manger aux affamés, à boire aux assoiffés, habille ceux qui sont nus – voyez sa générosité princière envers le prolétariat romain - ; il défend la cause des pauvres et des misérables : cette figure historique défie toutes les tentatives de l'évaluer à l'aune de la morale. Mais autant il est difficile et stupide de vouloir décider si Néron était dans le fond un brave gars ou une crapule, ou bien l'un et l'autre à la fois, comme on l'admet la plupart du temps aujourd'hui, autant il est facile de comprendre Néron et ses actes, ceux qui éveillent notre sympathie comme ceux qui nous révulsent, à partir de son époque et de sa position.

La bienveillance que la cour impériale comme le prolétariat éprouvaient pour les esclaves était vigoureusement entretenue par le fait que l'esclave cessait d'être une marchandise bon marché. D'un côté, cela mettait fin à cet aspect du travail des esclaves qui avait engendré les plus épouvantables brutalités, leur exploitation pour le profit. Il ne restait plus que l'esclavage de luxe qui dès le départ prenait des formes plus douces. Et celles-ci prenaient d'autant plus le dessus que les esclaves devenaient plus rares et plus chers, que la perte en cas de décès prématuré d'un esclave était plus importante, et qu'il était plus difficile de le remplacer.

Enfin, le service des armes n'étant plus qu'un souvenir de plus en plus lointain, cette tendance était renforcée par la répulsion croissante qu'éprouvaient beaucoup de citadins pour les effusions de sang. A cela s'ajoutait le cosmopolitisme qui enseignait à respecter également tout être humain sans considération de son origine et estompait les différences et les oppositions nationales.

e. Internationalité[modifier le wikicode]

Nous avons précédemment attiré l'attention sur le développement à l'époque impériale des communications à l'échelle du monde. Un réseau de routes excellentes reliait Rome aux provinces et celles-ci entre elles. Les échanges commerciaux entre elles étaient particulièrement stimulés par la paix intérieure qui succéda aux sempiternelles guerres des cités et des États entre eux, puis aux guerres civiles qui avaient occupé les derniers siècles de la République. Grâce à cette situation, la puissance maritime de l’État pouvait être tout entière utilisée à lutter contre la piraterie, et celle-ci, qui jusqu'alors n'avait jamais cessé de sévir en Méditerranée, disparut. Les mesures, les poids, la monnaie étaient maintenant communes à tout l'empire : tout cela dynamisait significativement les échanges entre ses diverses régions.

Et ces échanges prenaient essentiellement la forme de la circulation des personnes. La poste, du moins pour les communications privées, était encore peu développée, et quand on avait à s'occuper d'une affaire à l'étranger, on se voyait bien plus souvent qu'aujourd'hui contraint de la régler personnellement et d'entreprendre le voyage.

Tout cela contribuait à rapprocher les peuples habitant le pourtour de la Méditerranée et à lisser leurs particularités. Sans pour autant que l'empire tout entier en soit jamais venu à former une masse uniforme. On pouvait en permanence y distinguer deux moitiés, la moitié occidentale, parlant latin, romanisée, et la moitié orientale, parlant grec, hellénisée. Quand la domination de la romanité sur le monde s'étiola, que Rome eut cessé d'être la capitale de l'empire, les deux entités se séparèrent bientôt politiquement et religieusement.

Mais au début de l'époque impériale, personne ne songeait à mettre en cause l'unité de l'empire. C'est au contraire la période où la différence entre les nations dominées et la cité dominante tendait à s'effacer. Plus le peuple de Rome sombrait dans la décadence, plus les Césars se considéraient comme les maîtres de tout l'empire, comme les seigneurs de Rome et des provinces, et non comme chargés de gouverner les provinces au nom de Rome. La Rome qui – aristocratie et peuple – se faisait nourrir par les provinces, mais n'était pas en état de fournir par elle-même suffisamment de soldats et de fonctionnaires pour gouverner les provinces, cette Rome-là constituait pour l'empire des Césars un élément de faiblesse, pas de force. Ce que Rome prélevait sur les provinces était perdu pour les Césars, et cela sans contrepartie. Cela amena les empereurs, dans leur propre intérêt, à lutter contre la place privilégiée de Rome et à finir par la supprimer.

La citoyenneté romaine fut donc généreusement accordée aux provinciaux. Nous en voyons entrer au sénat et occuper de hautes fonctions. Les Césars furent les premiers à mettre en pratique le principe de l'égalité des hommes sans considération de l'origine : tous les êtres humains étaient leurs serviteurs au même degré et étaient appréciés uniquement à l'aune de leur utilité sans distinction de la personne, qu'ils soient sénateurs ou esclaves, Romains, Syriens ou Gaulois. Au début du troisième siècle, le processus de fusion et de nivellement entre les nations avait assez progressé pour que Caracalla puisse oser conférer la citoyenneté romaine à tous les habitants des provinces et abolir de ce fait toute différence formelle entre les dominateurs et les dominés, maintenant que toute différence essentielle avait dans les faits disparu depuis longtemps. Ce fut l'un des empereurs les plus lamentables qui fut donc manifestement le héraut d'une des idées les plus élevées de cette époque, une idée que le christianisme aimerait bien revendiquer pour lui-même. Et le motif qui inspira son décret au despote était parfaitement affligeant : le besoin d'argent.

Sous la République, les citoyens romains avaient été exemptés d'impôts à partir du moment où le butin en provenance des provinces conquises avait commencé à devenir substantiel. « Après la victoire sur Persée, Aemilius Paullus versa, pris sur le butin macédonien, 300 millions de sesterces au trésor public, et à partir de ce moment-là, le peuple romain fut exonéré de taxes. »[33] Mais à partir d'Auguste, la crise financière en aggravation constante avait progressivement amené à imposer de nouveau de nouvelles charges fiscales frappant également les citoyens romains. Si la « réforme » de Caracalla faisait des provinciaux des citoyens romains, c'était pour ajouter à leurs impôts ceux des citoyens romains, que le génie financier impérial s'empressa immédiatement de doubler. D'un autre côté, il augmenta le budget militaire de 61 millions de marks. Rien d'étonnant à ce que cette « réforme des finances » n'ait pas suffi, et qu'il en ait fallu d'autres, comme celle, effrontée, et pas la moins importante, consistant à détériorer et falsifier la monnaie.

La décadence généralisée favorisait encore d'une autre manière la propagation d'un état d'esprit international et l'extinction des préjugés nationaux.

Le dépeuplement et la corruption à Rome arrivèrent au point que les Romains, après avoir cessé de fournir des soldats, cessèrent bientôt aussi de produire des fonctionnaires capables. On peut suivre ce processus au vu de la liste des empereurs eux-mêmes. Les premiers empereurs étaient encore des descendants de vieilles familles aristocratiques de la gens Iulia ou de la gens Claudia. Mais Caligula, le troisième empereur de la gens Iulia, était déjà fou, et avec Néron, l'aristocratie romaine montra la faillite de sa capacité à gouverner. Le successeur de Néron, Galba, était encore issu d'une lignée de patriciens romains, mais Othon, qui lui succéda, venait d'une famille noble étrusque, vient ensuite Vitellius, qui était un plébéien originaire d'Apulie. Vespasien, enfin, qui fonda la dynastie des Flaviens, était un plébéien de la tribu des Sabins. Mais les plébéiens italiques se révélèrent bientôt tout aussi corrompus et incapables de gouverner que les aristocrates romains, et au misérable Domitien, le fils de Vespasien, succéda après le court interrègne de Nerva l'Espagnol Trajan. Il inaugure la liste des empereurs espagnols qui règnent pendant presque un siècle jusqu'à la faillite politique de Commode.

Aux Espagnols succède avec Septime Sévère une dynastie africano-syrienne ; après l'assassinat du dernier représentant de cette dynastie, Alexandre Sévère, c'est déjà un Thrace d'ascendance gothique, Maximin, qui ceignit la couronne que lui offraient les légions, signe avant-coureur de l'époque où Rome allait être gouvernée par des Goths. De plus en plus, les provinces étaient atteintes par la décomposition générale, de plus en plus il devint nécessaire de recourir à du sang frais, barbare, non-romain, pour insuffler de l'énergie à l'empire agonisant. Il fallait aller de plus en plus loin des centres de la civilisation pour chercher, non seulement les soldats, mais aussi les empereurs.

Nous avons vu plus haut comment des esclaves dotés de charges à la cour dominaient des hommes libres, nous voyons maintenant les Romains dominés par des provinciaux, et même des Barbares assis sur le trône impérial, et à qui était rendu un culte divin. Tous les préjugés de races et de classes de l'antiquité païenne ne pouvaient, dans cet environnement, que s'effacer, et apparaître, de plus en plus nettement, le sentiment de l'égalité de tous.

Ce sentiment apparut de bonne heure déjà chez certains esprits, bien avant que la situation que nous venons de décrire, l'ait transformé en lieu commun. Cicéron écrit par exemple (De officiis, 3, 6) : « Affirmer qu'il faut traiter ses concitoyens avec des égards, mais que cela ne s'applique pas aux étrangers, c'est disjoindre les liens qui unissent l'espèce humaine, et de la sorte faire disparaître radicalement la bienfaisance, la générosité, la bonté et la justice. » Nos historiens idéologiques confondent ici comme ailleurs, naturellement, la cause et l'effet et cherchent dans des phrases du même genre, que les « âmes pieuses » trouvent dans l'évangile, et les « partisans des lumières » chez des philosophes païens, la cause de l'adoucissement des mœurs et du dépassement de la nation par le concept d'humanité. Mais ils jouent de malchance, car, en tête des « esprits nobles et supérieurs » qui seraient à l'origine de cette révolution dans les têtes, on voit défiler des monstres sanguinaires dépravés, des débauchés, comme Tibère, Néron, Caracalla, et un peloton de charlatans et de philosophes à la mode pleins de fatuité du genre de Sénèque, Pline le jeune, Apollonios de Tyane ou Plotin.

Les chrétiens de condition élevée, soit dit en passant, surent du reste rapidement s'adapter à cette honorable compagnie, citons un seul exemple : parmi les nombreuses concubines et concubins qu'entretenait l'empereur Commode (180 à 192), Marcia, une pieuse chrétienne et fille adoptive de Hyacinthe, presbyter de la communauté chrétienne de Rome, avait l'honneur de figurer au premier rang. Elle avait suffisamment d'influence pour obtenir la libération d'une série de chrétiens déportés. Mais elle en vint progressivement à ne plus supporter son amant impérial, sa violence sanguinaire lui inspira peut-être des craintes pour sa propre vie. Bref, elle participa à un complot contre la vie de l'empereur et prit en charge l'exécution du projet meurtrier. Dans la nuit du 31 décembre 192, cette bonne chrétienne tendit à son amant qui était loin de rien soupçonner un breuvage empoisonné. Et comme les effets tardaient à se faire sentir, bien qu'il fût déjà sans connaissance, elle l'étrangla.

Tout aussi caractéristique est l'histoire de Callistus, un protégé de Marcia :

« Ce Callistus, étant très doué pour les affaires d'argent, avait dans la première partie de sa vie géré lui-même un établissement bancaire. Il avait été d'abord l'esclave d'un chrétien de haute condition qui lui remit une somme importante pour qu'il la fasse fructifier dans des transactions bancaires. Mais, ayant détourné les nombreux dépôts faits par des veuves et d'autres créanciers confiants dans le sérieux et l'honnêteté du maître, il fut convoqué pour rendre des comptes. Le serviteur indélicat prit la fuite, fut rattrapé et envoyé au bagne par son maître. Libéré sur les instances de frères chrétiens, puis envoyé par le préfet dans les mines de Sardaigne, il parvient à obtenir l'appui de Marcia, la maîtresse de Commode la plus influente, dont l'intercession lui vaut d'être libéré, avant d'être élu peu après évêque de Rome. »[34]

Kalthoff estime possible que les deux récits de l'évangile qui parlent de l'intendant déloyal qui « se fait des amis avec Mammon l'injuste » (Luc 16, 7 à 9) et de la grande pécheresse à qui « beaucoup de péchés seront pardonnés parce qu'elle a beaucoup aimé » (Luc 7, 36 à 48) aient été insérés pour « donner l'interprétation et la sanction de l'Eglise » aux personnalités douteuses de Marcia et Callistus qui ont tenu un rôle si important dans la communauté chrétienne de Rome.

Encore une contribution à la genèse des évangiles.

Callistus n'a pas été le dernier évêque et pape à devoir sa fonction à une courtisane, et l'assassinat de Commode n'a pas été le dernier crime de sang commis par un chrétien. La férocité sanguinaire de beaucoup de papes et d'empereurs est connue.

Le prétendu « adoucissement et raffinement des mœurs » qui aurait été introduit pas le christianisme est donc très particulier. Pour comprendre ses limites et ses contradictions, il faut aller voir du côté de leurs racines économiques. Les belles théories morales de cette époque ne les expliquent pas.

Et il en est de même de l'état d'esprit international.

f. Religiosité[modifier le wikicode]

Les échanges mondiaux et le nivellement politique ont été de puissants facteurs poussant à un état d'esprit international, pourtant, cela n'aurait pas pris de telles dimensions sans la dissolution de tous les liens qui maintenaient la cohérence des anciennes cités tout en les tenant à distance les unes des autres. Les organisations qui dans l'antiquité avaient régi toute la vie des individus, qui lui avaient donné une consistance et un sens, perdirent à l'époque impériale toute importance et toute vigueur : aussi bien celles fondées sur les liens du sang, comme la communauté gentilice, mais aussi la famille, que celles fondées sur le partage de l'espace, et reposant sur une présence commune sur le même territoire, comme la communauté rurale[Note du Trad 14] et la commune. Nous avons vu que c'était la raison pour laquelle les gens, privés de repères, étaient en quête de modèles et de guides, et même de sauveurs. Mais ce fut aussi une incitation à tenter de créer de nouvelles organisations sociales répondant mieux aux nouveaux besoins que les anciennes qui, de façon croissante, n'étaient plus qu'un poids gênant.

Dès la fin de la République, il y eut une forte tendance à créer des clubs et des associations, essentiellement à finalité politique, mais aussi, parmi elles, des sociétés de secours. Les Césars prononcèrent leur dissolution. Le despotisme ne craint rien tant que les organisations sociales. Sa puissance est à son comble quand le pouvoir d’État est l'unique organisation présente dans la société et que ne lui font face que des individus dispersés.

Suétone rapporte que déjà César « interdit toutes les associations, à l'exception de celles qui étaient héritées de la plus haute antiquité » (César, chap. 42). A propos d'Auguste, il dit :

« De nombreux partis (plurimae factiones) s'organisaient sous un nouveau nom pour commettre toutes sortes d'infamies … Il interdit les associations, à l'exception des plus anciennes déjà reconnues par la loi. »[35]

Mommsen trouve ces dispositions tout à fait dignes d'éloges. Évidemment, car César, cet aventurier et comploteur retors et sans scrupules, est pour lui un « authentique homme d’État », qui « ne servait pas le peuple pour en recevoir un salaire, ni même pour obtenir son affection», mais « pour assurer la prospérité des temps à venir et avant tout pour avoir le droit de sauver et rajeunir sa nation. »[36] Pour comprendre cette façon de voir César, il faut se rappeler que l’ouvrage de Mommsen a été rédigé dans les années qui ont suivi les journées de juin (la première édition est parue en 1854), quand Napoléon III était encensé même par de nombreux libéraux, particulièrement allemands, comme étant le sauveur de la société, et que Napoléon avait mis le césarisme à la mode.

Après la disparition de toute activité politique et des associations politiques, la tendance à l'organisation se tourna vers des objectifs plus inoffensifs. On vit pousser comme des champignons, principalement des associations de métiers et des caisses de secours pour les cas de maladie, de décès, de pauvreté, ainsi que des groupes de pompiers volontaires, mais aussi de simples clubs de réunions conviviales, des amicales de repas pris en commun, des sociétés littéraires etc.. Mais le césarisme était si soupçonneux qu'il ne tolérait pas non plus les organisations de ce type, qui pouvaient – sait-on jamais - servir de couverture à des projets plus dangereux.

Dans la correspondance entre Pline et Trajan, nous sont restées des lettres dans lesquelles Pline parle d'un incendie qui ravagea Nicomédie et recommande d'autoriser la mise sur pied d'un corps de pompiers volontaires (collegium fabrorum) n'excédant pas 150 hommes ; ils seraient, dit-il, faciles à surveiller. Mais Trajan trouva que c'était encore trop dangereux et refusa de donner l'autorisation.[37]

Des lettres ultérieures (117 et 118) nous apprennent que même des rassemblements à l'occasion de mariages ou autres fêtes données par des riches, et où de l'argent était distribué, paraissaient à Pline et Trajan dangereux pour la sécurité de l’État.

Et pourtant nos historiens ne tarissent pas d'éloges sur Trajan, l'un des meilleurs empereurs.

Le désir de se réunir ne pouvait dans ces conditions se satisfaire que dans des sociétés secrètes. Mais si elles étaient découvertes, les participants risquaient la mort. Il va de soi que de simples distractions ou même la recherche d'avantages purement individuels, ne visant qu'une amélioration de la situation personnelle, ne pouvaient motiver personne à mettre sa vie en péril. Ne pouvaient exister que des associations qui se donnent un but dépassant le bénéfice personnel, un but toujours présent même si l'individu disparaissait. Mais de telles associations ne pouvaient gagner en vigueur que si le but poursuivi correspondait à un intérêt et à un besoin puissants, ressentis de toutes parts dans la société, un intérêt de classe ou un intérêt général, un intérêt profondément partagé par de grandes masses et qui pouvait pousser les plus énergiques et les plus dévoués à mettre leur vie en jeu pour y satisfaire. En d'autres termes : seules les organisations qui se donnaient un vaste objectif social, un idéal élevé, pouvaient prendre solidement pied à l'époque impériale. Ce n'était pas la recherche d'avantages pratiques, de défense d'intérêts passagers, qui pouvaient alors donner de l'énergie vitale à une organisation, mais seulement l'élan le plus révolutionnaire ou le plus idéaliste.

Cet idéalisme n'a rien à voir avec l'idéalisme philosophique. On peut aussi, en suivant la route de la philosophie matérialiste, se donner de vastes objectifs dans la société, mieux, seule la méthode matérialiste, en partant de l'expérience, en explorant l'intrication des causes nécessaires de nos expériences, peut amener à se donner dans la vie sociale des objectifs d'envergure libres de toute illusion. Mais à l'époque impériale, rien de tout cela n'était possible, les conditions n'étaient pas réunies. Ce n'était qu'en s'adonnant à un mysticisme moralisateur que l'individu, alors, pouvait se dépasser lui-même, se donner des buts allant au-delà du bien-être personnel et momentané, autrement dit, en pratiquant le mode de pensée connu comme la pensée religieuse. Les seules associations à s'établir solidement à l'époque impériale ont été les associations religieuses, mais on se tromperait si la forme religieuse, le mysticisme moralisateur, nous aveuglait sur le contenu social qui était inhérent à toutes ces associations et leur donnait leur force : l'aspiration à sortir d'un état de choses déplorable, à arriver à des formes supérieures de société, à mettre en œuvre un soutien mutuel et la plus étroite coopération entre des individus sans repères et isolés, mais qui, dans les liens créés pour une noble cause, puisaient un nouveau courage et de nouvelles joies.

Mais avec ces associations religieuses, la société était traversée par une nouvelle ligne de fracture, précisément au moment où, dans les pays méditerranéens, l'idée de nationalité s'élargissait pour faire éclore celle d'humanité. Les associations purement économiques qui voulaient seulement aider l'individu sur un point ou un autre, ne le détachaient pas de la société telle qu'elle existait et ne donnaient pas un nouveau contenu à sa vie. C'était très différent avec les associations religieuses qui, sous une enveloppe religieuse, aspiraient à réaliser un vaste idéal social. Cet idéal était en totale contradiction avec la société existante, pas seulement sur un point, mais en tout et pour tout. Les partisans de cet idéal parlaient la même langue que leur entourage, mais n'étaient pas compris ; et à chaque pas, les deux mondes, l'ancien et le nouveau, tout en habitant dans le même pays, se faisaient face dans une confrontation hostile. Une nouvelle opposition séparait les hommes les uns des autres. A l'époque où précisément les Gaulois et les Syriens, les Romains et les Égyptiens, les Espagnols et les Grecs commençaient à se défaire de leurs particularismes nationaux, surgit la grande opposition entre les croyants et les non-croyants, les saints et les pécheurs, les chrétiens et les païens, qui allait bientôt creuser un fossé abyssal coupant le monde en deux.

Et avec la vivacité de cet antagonisme, avec l'énergie investie dans la bataille, s'accrurent l'intolérance et le fanatisme qui accompagnent inévitablement toute lutte et, comme elle, constituent un élément nécessaire du progrès et de l'évolution quand ils animent et fortifient les facteurs progressistes. Précisons que par intolérance, nous n'entendons pas une violence interdisant de propager une opinion qui dérange, mais l'opposition énergique et la critique des autres manières de voir comme la défense sans concession de son propre point de vue. En ce sens, seules, la lâcheté et l'indolence sont tolérantes quand l'enjeu représente des intérêts supérieurs et universels.

Certes, ces intérêts se modifient constamment. Ce qui, hier, était une question de vie ou de mort, peut fort bien être aujourd'hui sans importance et ne pas mériter qu'on se batte pour elle. L'engagement fanatique sur ce point, hier encore une nécessité, peut fort bien devenir aujourd'hui une source de gaspillage d'énergie et donc être hautement dommageable.

C'est ainsi que l'intolérance et le fanatisme religieux de bon nombre des sectes chrétiennes en plein essor constituèrent un des ressorts de l'évolution de la société aussi longtemps que les grandes finalités sociales ne furent accessibles aux masses que revêtues d'habits religieux, donc de l'époque de l'empire jusqu'à celle de la réforme protestante. Ces propriétés sont devenues réactionnaires et ne sont plus qu'un frein au progrès depuis que la pensée religieuse a été dépassée par les méthodes de recherche modernes, si bien qu'elle n'est plus que le fait de classes, de couches et de régions attardées et ne peut plus d'aucune manière servir à habiller des objectifs visant un progrès de la société.

L'intolérance religieuse était une grande nouveauté dans la pensée de la société antique. Elle était intolérante sous le rapport des nations, n'avait aucune considération pour les étrangers et les ennemis, qu'elle réduisait en esclavage ou tuait même quand ils n'étaient pas combattants, mais il ne lui serait pas venu à l'esprit de déclasser qui que ce soit à seule raison de sa religion. Certains cas pouvant être interprétés comme des cas de persécution religieuse, comme par exemple le procès de Socrate, peuvent être ramenés à des accusations de nature politique, et non religieuse.

L'intolérance religieuse apparut seulement avec la nouvelle mentalité surgie à l'époque impériale, une intolérance partagée par les deux camps, les chrétiens comme les païens, chez ceux-ci cependant, non pas vis-à-vis de toute religion étrangère, mais vis-à-vis de celle-ci précisément, qui, sous des dehors religieux, propageait un nouvel idéal social en opposition totale avec l'ordre des choses existant.

Sinon, les païens restèrent fidèles à la tolérance religieuse qui avait toujours été la leur, mieux, les échanges internationaux de cette époque amenèrent une extension internationale des cultes. Les marchands étrangers et autres voyageurs apportaient leurs dieux partout où ils allaient. Et le prestige des dieux étrangers dépassait celui des dieux du pays. Ceux-ci n'avaient été d'aucun secours, ils paraissaient être devenus totalement impuissants. La désespérance que faisait naître la décadence générale faisait aussi douter des anciens dieux, ce qui amenait bien des esprits plus hardis et plus autonomes que d'autres à l'athéisme et au scepticisme, au doute appliqué à toute espèce de divinité comme à toute espèce de philosophie. Les caractères plus timorés, plus faibles, étaient, nous l'avons vu, poussés à chercher un nouveau sauveur qui leur redonne confiance et espoir. Un certain nombre crut les trouver auprès des Césars, qu'ils élevèrent au rang de dieux. D'autres pensaient plus assuré de se tourner vers des dieux qui existaient de toute antiquité mais n'avaient pas encore étaient essayés dans le pays. C'est ainsi que des cultes arrivés de l'étranger devinrent à la mode.

Dans cette concurrence internationale entre les dieux, l'orient remporta la victoire sur l'occident, en partie parce que les religions orientales étaient moins naïves, avaient plus de la profondeur philosophique propre aux grandes villes, pour des raisons que nous examinerons plus tard, mais aussi en partie parce que l'orient l'emportait industriellement sur l'occident.

Le vieux monde civilisé de l'orient était industriellement bien supérieur à l'occident quand il fut conquis et pillé, d'abord par les Macédoniens, puis par les Romains. On serait tenté d'imaginer que le nouvel équilibre international aurait dû entraîner un relèvement de l'occident au niveau industriel de l'orient. Mais c'est le contraire qui se produisit. Nous avons vu qu'à partir d'un certain moment commence un déclin général du monde antique, conséquence en partie de la prédominance du travail forcé sur le travail libre, en partie du pillage des provinces par Rome et le capital usuraire. Mais ce déclin est plus rapide à l'ouest qu'à l'est, si bien que la supériorité culturelle de ce dernier, loin de diminuer, augmente du deuxième siècle de notre ère jusqu'aux environs de l'an mil. La pauvreté, la barbarie et le dépeuplement progressent plus vite à l'occident qu'à l'orient.

L'origine de ce phénomène est à rechercher essentiellement dans la supériorité industrielle de l'orient et dans la constante augmentation de l'exploitation des classes travailleuses dans tout l'empire. Les excédents que celles-ci produisaient quittaient pour leur majeure partie les provinces pour affluer à Rome, le centre de tous les grands exploiteurs. Mais dans la mesure où les excédents qui y étaient accumulés prenaient forme monétaire, la part du lion repartait vers l'orient. Car lui seul produisait toutes les marchandises de luxe que réclamaient les grands exploiteurs. Il livrait les esclaves de luxe, mais aussi des produits industriels comme le verre et la pourpre en Phénicie, le lin et les tissages en Égypte, les lainages et la maroquinerie de qualité en Asie mineure, les tapis en Babylonie. Et l'infertilité croissante de l'Italie faisait de l’Égypte le grenier à céréales de Rome, car grâce aux inondations qui recouvraient tous les ans le sol d'une boue fertile, l'agriculture de la vallée du Nil était inépuisable.

Sans doute une grande partie de ce que livrait l'orient lui était-elle ravie de force par les impôts et les taux usuraires, mais en dépit de cela, il restait un solde important qu'il fallait payer avec les bénéfices tirés de l'exploitation de l'occident, qui de ce fait s'appauvrissait.

Et les échanges avec l'orient s'étendaient au-delà des frontières de l'empire. Alexandrie s'enrichissait non seulement de la vente de produits de l'industrie égyptienne, mais aussi en jouant les intermédiaires commerciaux avec l'Arabie et avec l'Inde, cependant que de Sinope, sur la Mer Noire, était ouverte une route commerciale vers la Chine. Pline estime dans son « Histoire Naturelle » qu'environ cent millions de sesterces (plus de 20 millions de marks) quittaient tous les ans l'empire seulement pour les soieries chinoises, les bijoux indiens et les épices arabes. Sans contrepartie significative sous forme de marchandises, mais aussi sans aucune obligation des pays étrangers à payer un tribut ou des intérêts. La somme devait être entièrement payée en métaux précieux.

Avec les marchandises orientales arrivaient en occident aussi les marchands orientaux, et avec eux, les cultes orientaux. Ceux-ci répondaient d'autant mieux aux besoins de l'occident que l'orient avait auparavant déjà connu, bien que moins désespérée, une situation sociale analogue à celle qui régnait maintenant dans l'ensemble de l'empire. L'idée d'être sauvé par une divinité dont on gagnait la bienveillance en renonçant aux plaisirs d’ici-bas, était partagée par la plupart des cultes qui se propageaient désormais dans l'empire, en particulier pas le culte égyptien d'Isis et le culte perse de Mithra.

« Isis surtout, dont le culte avait envahi Rome depuis Sylla et bénéficiait des faveurs impériales depuis Vespasien, se répandit jusqu'aux confins de l'occident, et avait progressivement, d'abord comme divinité du salut, incluant le sens plus étroit de guérison, acquis une immense importance, une importance universelle... Son culte était riche en processions somptueuses, il regorgeait de mortifications, actions expiatoires et obligations sévères, et surtout, les mystères y abondaient. C'est précisément l'attente religieuse, l'espoir du rachat, le désir pressant de vigoureuses pénitences, ainsi que l'aspiration à gagner une bienheureuse immortalité par l'abandon de soi-même à une divinité, qui ouvrait à ces cultes si étrangers à la tradition les portes de l'univers des dieux gréco-romains. Par lui-même, celui-ci ne connaissait pratiquement pas ces cérémonies mystérieuses, cette extase exaltée, la magie, la désertion de soi et l'abandon total à la divinité, le renoncement et la pénitence comme conditions préalables à toute purification et toute consécration. Plus puissant encore était, répandu avant tout par les armées, le culte secret de Mithra, lié lui aussi à la promesse de la délivrance et de l'immortalité. C'est sous Tibère qu'il est apparu pour la première fois. »[38]

Des théories indiennes s'introduisirent également dans l'empire romain. C'est ainsi que par exemple Apollonios de Tyane, que nous avons déjà rencontré, fit tout exprès le voyage de l'Inde pour y étudier les doctrines philosophiques et religieuses de ce pays. Plotin aussi alla en Perse pour s'y frotter à la sagesse perse et indienne.

Toutes ces théories et tous ces cultes ne pouvaient pas ne pas laisser de traces chez les chrétiens recherchant de toute leur ardeur délivrance et élévation, ils ont puissamment influé sur la formation du culte et du récit chrétiens.

« Eusèbe de Césarée, Père de l’Église, n'avait que mépris pour le culte égyptien qu'il traitait de « sagesse de coccinelle » ; et pourtant le mythe de la Vierge Marie n'est que la reprise de mythes familiers aux rives du Nil.

« Osiris était représenté sur terre par le taureau Apis. A l'image d'Osiris conçu par sa seule mère sans le concours d'aucun dieu, il fallait que son représentant sur terre soit né d'une génisse sans le concours d'aucun taureau. Hérodote nous raconte que la mère d'Apis fut fécondée par un rayon de soleil, d'après Plutarque, ç'aurait été un rayon de lune.

« Comme Apis, Jésus n'avait pas de père, il avait été engendré par un rayon de lumière céleste. Apis était un taureau, mais il représentait un dieu ; Jésus était un dieu représenté par un agneau. Or Osiris était souvent représenté avec une tête de bélier. »[39]

Effectivement, un railleur, sans doute du troisième siècle, alors que le christianisme était déjà très fort, émit l'opinion qu'il n'y avait pas grande différence entre les chrétiens et les les païens : « Celui qui, en Égypte, adore Sarapis, est aussi chrétien, et ceux qui se donnent le titre d'évêques chrétiens, adorent également Sarapis ; tout grand-rabbin chez les Juifs, tout Samaritain, tout homme d'église chrétien est en même temps magicien, prophète, guérisseur (aliptes). Même quand le patriarche vient en Égypte, les uns exigent qu'il prie Sarapis, les autres qu'il prie Jésus. »[40]

L'histoire de la naissance du Christ, telle qu'elle est relatée dans l'évangile de Luc, comporte de son côté des traits bouddhiques.

Pfleiderer montre comment ce récit a beau être a-historique, il n'a pas été inventé de toutes pièces par le rédacteur de l'évangile, mais bien plutôt emprunté à des légendes « qui lui étaient parvenues d'une manière ou d'une autre », et qui étaient peut-être d'antiques légendes communes aux peuples du Proche-Orient. « Nous trouvons en effet les mêmes légendes, présentant une similitude frappante, dans l'histoire de l'enfance du rédempteur indien Gautama Buddha (qui a vécu au cinquième siècle avant J.C. - K.). Lui aussi a été miraculeusement enfanté par la reine vierge Maya dans le corps immaculé de laquelle pénétra l'esprit céleste et lumineux de Buddha. A sa naissance aussi, apparaissent des esprits célestes qui entonnent ses louanges : « Un héros prodigieux, incomparable, est né. Rédempteur du monde, plein de pitié, tu répands aujourd'hui ta bienveillance sur l'ensemble de l'univers. Fais venir sur tous les êtres de la création la joie et la satisfaction, pour qu'ils deviennent sereins, maîtres d'eux-mêmes et heureux. » Lui aussi est amené par sa mère au temple pour y accomplir les usages prescrits par la loi, et c'est là que le trouve Ashita, le vieil ermite, qu'un pressentiment a fait descendre de l'Himalaya ; et il prédit que cet enfant deviendrait bouddha, le sauveur de tous les maux, le guide menant à la joie, à la lumière et à l'immortalité … Et pour terminer, le récit récapitulatif racontant comment l'enfant royal grandit quotidiennement en perfection spirituelle, en beauté et en vigueur physique – exactement comme dans Luc 2, 40 à propos de l'enfant Jésus. »[41]

« On rapporte aussi des preuves de sagesse précoce chez l'enfant Gautama, entre autres récits, le fait qu'à l'occasion d'une fête, les siens l'aient perdu de vue et que son père l'ait retrouvé, au terme d'une recherche tenace, plongé dans une pieuse méditation au milieu d'hommes vénérables, ce sur quoi il aurait exhorté son père tout étonné à s'appliquer à des objets plus élevés. »[42]

Pfleiderer montre dans le même ouvrage encore d'autres éléments empruntés par le christianisme à d'autres cultes , par exemple au culte de Mithra. Nous avons déjà repris ses indications sur la Cène qui « faisait partie des sacrements de Mithra » (p. 130). La doctrine de la résurrection contient sans doute aussi des éléments païens.

« Peut-être peut-on voir là l'influence exercée par l'imagerie populaire représentant un dieu qui meurt puis revient à la vie, telle qu'elle était alors répandue, sous différents noms et avec différents rites, mais similaires pour l'essentiel, dans les cultes proche-orientaux d'Adonis, d'Attis, d'Osiris. Dans la capitale syrienne d'Antioche, où Saint-Paul exerça assez longtemps, la fête principale était la fête d'Adonis au printemps ; dans un premier temps, on célébrait, au milieu des lamentations frénétiques des femmes, la mort d'Adonis (« du Seigneur ») et les obsèques de sa dépouille mortelle représentée par une image. Le lendemain, (pour Osiris, c'était le troisième jour, pour Attis, le quatrième jour après la mort), on annonçait que le dieu était en vie, et on le faisait s'élever (on projetait son image) dans les airs, etc. »[43]

Mais à juste titre, Pfleiderer fait remarquer que le christianisme ne s'est pas contenté d'intégrer ces éléments païens, mais les a adaptés à sa propre vision globale du monde. Le christianisme, en effet, ne pouvait pas assimiler tels quels les dieux venus d'ailleurs, son monothéisme suffisait à l'en empêcher.

g. Monothéisme[modifier le wikicode]

La croyance en un seul dieu, le monothéisme, n'était pas elle non plus, une exclusivité du christianisme. Là aussi, il est possible de mettre à jour les racines économiques de cette idée. Nous avons déjà vu comment les habitants des grandes villes s'étaient éloignés de la nature ; comment se désagrégeaient toutes les organisations traditionnelles qui auparavant donnaient de solides repères moraux aux individus ; comment enfin la pensée, quittant l'exploration du monde extérieur, en était venue à s'intéresser essentiellement à son propre sujet et à méditer inlassablement sur ses propres sentiments et ses propres besoins.

Au départ, la fonction des dieux avait été d'expliquer les phénomènes naturels, dont les lois échappaient à la compréhension. Ces phénomènes étaient innombrables, et leur nature extrêmement variée. Pour être expliqués, il fallait donc admettre l'existence d'une multitude de dieux, les uns effroyables, les autres joyeux, brutaux ou délicats, masculins ou féminins. Puis, au fur et à mesure que la connaissance de ces lois progressait, la multiplicité des figures divines devenait de plus en plus superflue. Mais au fil des millénaires, ils s'étaient trop profondément enracinés dans la pensée et étaient trop intimement associés aux occupations quotidiennes, la connaissance de la nature elle-même était encore trop lacunaire, pour éradiquer totalement la croyance aux dieux. Les dieux se voyaient seulement de plus en plus évincés d'un domaine d'activité pour être relégués dans un autre ; autrefois compagnons constants des hommes, ils se muaient de plus en plus en apparitions miraculeuses et extraordinaires ; autrefois résidents de la terre, ils devenaient de plus en plus occupants des régions célestes ; autrefois travailleurs et lutteurs énergiques et dynamiques qui mettaient infatigablement le monde en mouvement, ils étaient maintenant de plus en plus des observateurs contemplatifs du spectacle du monde.

Le progrès des sciences de la nature aurait fini par les éliminer totalement si la formation des grandes villes et le déclin économique que nous avons décrit n'avaient eu pour conséquence qu'on tourne le dos à la nature et que la pensée mette au premier plan de ses préoccupations l'étude de l'esprit par l'esprit, c'est-à-dire, non l'exploration scientifique de l'ensemble des processus intellectuels actifs dans l'expérience réelle, mais une étude où l'esprit individuel devenait la source de tout savoir sur lui-même, et où ce savoir ouvrait l'accès à tout savoir et toute sagesse en général. Quelque variés et changeants que fussent les mouvements et les besoins de l'âme, elle-même apparaissait comme une unité indivisible. Et les âmes des autres étaient faites exactement de la même manière. Une approche scientifique en aurait déduit que l'activité intellectuelle est soumise à des lois. Mais c'était précisément l'époque où les anciennes références morales commençant à perdre toute consistance, cette absence de repères apparaissait comme une liberté, comme la liberté donnée à l'individu isolé d'exercer sa volonté. L'homogénéité de l'esprit quels que soient les individus, ne pouvait, semblait-il, s'expliquer que par le fait qu'il était partout une parcelle du même esprit, d'un seul esprit, dont l'âme immatérielle de chaque individu, dans sa cohésion interne, est l'émanation et le reflet. Cette âme totale, cette âme du monde, n'existe pas dans l'espace, pas plus que l'âme individuelle. Mais elle est présente et agissante chez tous les hommes, donc omniprésente et omnisciente ; elle connaît même les plus secrètes pensées. La prépondérance de l'intérêt moral sur l'intérêt pour les choses de la nature qui fit naître l'hypothèse de cette âme universelle, lui donna aussi un caractère moral. Elle devint la quintessence des idéaux moraux qui préoccupaient alors les esprits. Mais pour être cela, il lui fallait être séparée de la nature physique, corporelle, qui est liée à l'âme humaine et obscurcit sa morale. C'est ainsi que se développa le concept d'une nouvelle divinité. Celle-ci ne pouvait être qu'unique, conformément à l'unité organique de l'âme individuelle, à la différence de la multiplicité des dieux de l'antiquité qui correspondait à la variété des phénomènes naturels en-dehors de nous. Et cette nouvelle divinité unique était en-dehors et au-dessus de la nature, son existence précédait celle de la nature, qui était sa création, à la différence des anciens dieux qui étaient, eux, une portion de la nature et ne la précédaient pas.

Mais les gens avaient beau professer un intérêt exclusif pour l'âme et la morale, ils ne pouvaient quand même pas faire complètement abstraction de la nature. Et comme simultanément, la science de la nature déclinait, ressurgit, pour expliquer la nature, l'hypothèse d'interventions personnelles surhumaines. Les êtres supérieurs qui s'ingéraient maintenant dans les affaires du monde n'étaient cependant plus comme autrefois des dieux souverains, ils étaient subordonnés à l'âme du monde comme, suivant les conceptions de l'époque, la nature est subordonnée à Dieu, le corps à l'esprit. Ils étaient des êtres intermédiaires entre Dieu et les hommes.

Cette conception était encore renforcée par l'évolution politique. La ruine de la république des dieux allait de pair avec la ruine de la république romaine ; Dieu devint l'empereur tout-puissant de l'au-delà, qui, comme César, avait sa cour, les saints et les anges, et son opposition républicaine, le diable et ses cohortes.

Et même, de la même manière que les empereurs divisaient leur bureaucratie terrestre en classes, les chrétiens en vinrent à diviser la bureaucratie céleste, celle des anges, en catégories hiérarchisées, et les anges semblent partager avec les fonctionnaires des empereurs la même vanité attachée aux titres.

A partir de Constantin, les courtisans et les fonctionnaires de l’État furent répartis en classes différentes dont chacune portait un titre particulier : nous trouvons ainsi 1. les Gloriosi, les célébrissimes, titre des consuls. 2. les Nobilissimi, la haute noblesse, réservée aux prince du sang . 3. les Patricii, les barons. Après ces degrés de la noblesse, venaient les niveaux de la haute bureaucratie : 4. les Illustres, les illustres ; 5. les Spectabiles, les honorables ; 6. les Clarissimi, les personnes de qualité. En-dessous d'eux se situaient : 7. les Perfectissimi, les parfaits ; 8. les Egregii, les excellents, et 9. les Comites, les « comtes ».

C'est exactement l'organisation de la cour céleste. Nos théologiens savent cela très précisément.

A l'article « ange », le dictionnaire de théologie catholique (édité par Wetzer et Welte, Fribourg en B. 1849) dit qu'ils sont extrêmement nombreux et poursuit :

« Suivant en cela saint Ambroise, beaucoup de pères de l’Église croient que le nombre des anges est, par rapport au nombre des humains, dans la proportion de 99 à 1. Dans la parabole du bon berger (Luc 12, 32), en effet, la brebis égarée désigne l'espèce humaine, et les 99 brebis restantes, les anges. Dans cette foule innombrable, les anges sont répartis en différentes classes, et l’Église a réfuté, au deuxième concile de Constantinople en 553, l'opinion d'Origène, selon lequel tous les esprits seraient égaux en substance, en force etc. et s'est prononcée ouvertement pour la thèse de la diversité des anges. L’Église connaît neuf chœurs d'anges, et ceux-ci, en se regroupant par trois, forment un nouveau chœur. Ce sont : 1. les séraphins, 2. les chérubins, 3. les trônes, 4. les dominations, 5. les vertus, 6. les puissances, 7. les principautés, 8. les archanges , 9. les anges (ordinaires). »[44]

« Ce qui semble incontestable, c'est que les anges, au sens étroit du mot, constituent la classe située au plus bas de la hiérarchie, mais aussi la plus nombreuse, que les séraphins, en revanche, sont la classe la plus haute, mais la plus réduite pour le nombre. » Il en est aussi ainsi sur terre. Il n'y a qu'un petit nombre d'excellences, mais des foules de simples facteurs des postes.

L'article poursuit :

« Vis-à-vis de Dieu, les anges vivent dans une association intime et personnelle avec lui, et leur rapport à Dieu se manifeste donc dans des hommages infinis, dans une humble soumission, dans un amour renonçant sans exception aucune à tout ce qui n'est pas Dieu, dans un don joyeux de tout leur être, dans une fidélité inébranlable, une obéissance à toute épreuve, une profonde vénération, une reconnaissance permanente, une adoration fervente, des louanges incessantes, une glorification constante, une célébration déférente, une allégresse sacrée et une jubilation extatique. »

C'est cette soumission dans la joie que les empereurs exigeaient de leurs courtisans et de leurs fonctionnaires. C'était l'idéal du byzantinisme.

On voit que les traits du dieu unique qui a pris forme dans le christianisme n'ont pas moins été influencés par le despotisme impérial que par la philosophie qui, depuis Platon, tendait toujours plus vers le monothéisme.

Cette philosophie répondait si bien à la mentalité et aux besoins de la société qu'elle se fixa rapidement dans la conscience populaire. Nous trouvons par exemple déjà chez Plaute, un auteur de comédies du troisième siècle avant J.C qui ne lançait que des formules relevant de la sagesse populaire, des passages comme celui-ci, mis dans la bouche d'un esclave demandant un bon geste :

« Et pourtant il y a un dieu qui entend et voit ce que nous faisons nous autres hommes ;

Il fera à ton fils ce que tu me fais à moi.

Il récompensera les bonnes actions, mais les mauvaises ne resteront pas impunies. »

(Les prisonniers, 2ème acte, 2ème scène)

C'est déjà une conception toute chrétienne de Dieu. Mais ce monothéisme était encore très naïf et laissait sans s'en soucier subsister les anciens dieux à côté de lui. Les chrétiens eux-même ne songeaient pas à mettre en doute leur existence, puisqu'ils acceptaient sans aller y voir de plus près tant de miracles des païens.. Pourtant, leur dieu ne tolérait aucun autre dieu à côté de lui, il voulait être souverain unique. Si les dieux païens refusaient de se soumettre et de se laisser incorporer à sa cour, il ne leur restait plus que le rôle la plupart du temps très miteux dévolu à l'opposition républicaine sous les premiers empereurs. Il ne consistait en rien d'autre qu'à faire ici et là la nique au seigneur tout-puissant et à exciter de braves sujets à se soulever contre lui sans aucun espoir de le renverser et seulement pour le plaisir de le contrarier.

Mais ce monothéisme intolérant et sûr de la victoire, ne doutant jamais de la supériorité et de la toute-puissance de son dieu, n'était pas une originalité du christianisme. Il ne l'emprunta certes pas aux païens, mais le trouva chez un petit peuple d'une nature très particulière, le peuple juif, chez qui l'attente du sauveur et l'obligation morale d'assistance mutuelle et de ferme solidarité avaient acquis une bien plus grande vigueur et donc étaient bien mieux à même de satisfaire les aspirations en ce sens que chez toute autre nation ou toute autre catégorie sociale de cette époque. C'est pourquoi le judaïsme a donné une puissante impulsion à la nouvelle doctrine née de ces besoins et lui a apporté quelques-uns de ses éléments les plus importants. En plus du monde romano-hellénistique de l'époque impériale en général, il nous faut comprendre le judaïsme en particulier pour dégager toutes les racines qui donnèrent naissance au christianisme.

  1. Karl Jentsch, Trois promenades d'un profane dans l'antiquité classique, 1900, 3ème promenade, l’État romain, p. 237. Voir aussi la 2ème promenade dans le même livre : l'esclavage chez les écrivains de l'antiquité.
  2. Herzfeld, Histoire commerciale des Juifs dans l'antiquité, 1894, p. 193
  3. Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, V, 36, 38. Voir la citation tirée de cette œuvre , III, 12, à propos des mines d'or égyptiennes, à laquelle Marx renvoie dans Le Capital, I, 8ème chapitre, 2, note 43.
  4. De façon totalement absurde, Pöhlmann, dans son ouvrage déjà cité, « Histoire du communisme et du socialisme dans l'Antiquité », tire un trait d'égalité entre les luttes de classes des prolétaires de l'Antiquité, voire des agrariens endettés, l'effacement des dettes des hobereaux, les pillages et les redistributions de terres organisées par les déshérités, et le socialisme moderne, pour démontrer que la dictature du prolétariat ne peut avoir pour effet, en toutes circonstances, qu'incendies, assassinats et viols, partage et orgies. La philosophie de notre professeur de l'université d'Erlangen est la même que celle de feu Eugen Richter, agrémentée d'une foule de citations en grec.
  5. Ludo M. Hartmann, Histoire de l'Italie au Moyen-Âge, 1897, tome 1, p. 7
  6. Gibbon, Histoire du déclin et de la ruine de l'empire romain, chapitre 36
  7. Salvioli, Le capitalisme dans le monde antique, p. 243, 1906 [traduction française]
  8. Histoire romaine, I, p. 809
  9. Histoire romaine, III,14
  10. La livre valait habituellement 4000 sesterces. Elle baissa en Italie d'un quart de sa valeur suite aux pillages perpétrés par César en Gaule.
  11. Histoire des guerres civiles, livre II, chap. 3. Selon le témoignage d'Appian, les Parthes ne s'étaient livrés à aucune hostilité d'aucune sorte. La guerre lancée contre eux n'était donc effectivement qu'une razzia.
  12. Appian, Histoire des guerres civiles, II, chap. 15 Note du traducteur
  13. Bruno Bauer, Le Christ et les Césars p.22, 23
  14. Merivale, The Romans under the Empire 1862, VII, 349
  15. Appian Les guerres civiles romaines, II, 16
  16. Antiquités juives, XVIII, 3.
  17. 25 The Romans under the Empire
  18. Apollonius de Tyane, de Philostratus, traduit du grec et commenté par Ed. Baltzer, 1883, I, 4.
  19. op. cit. IV, 45
  20. ibidem p. 378
  21. Friedländer, Histoire des mœurs romaines, 1901, II, p. 534
  22. Friedländer, op. cit. p. 475
  23. Histoire universelle, 1846, IV, 452 sq.
  24. Mommsen, Histoire romaine, V, 517, 518
  25. Friedländer, op. cit., II, 626
  26. cf. B. Matthias, Institutions alimentaires et économie agraire romaines – Annuaire statistique et économique, 1885, VI, p. 503 sq.
  27. A. Müller, Politique de la jeunesse à l'époque impériale romaine, 1903, p. 21
  28. ibid. p.7, 8.
  29. L'empereur Hadrien, 1884
  30. Histoire romaine, 1845, V, p. 312
  31. Histoire du communisme dans l'antiquité, II, p. 252 sq.
  32. Friedländer, Histoire des mœurs romaines, I, p. 42-47
  33. Pline, Histoire naturelle, XXXIII, 17
  34. Kalthoff, La naissance du christianisme, p. 133
  35. Octavianus Augustus, chap. 32
  36. Histoire romaine, III, 476
  37. Pline, Lettres, X, 42 et 43
  38. Hertzberg, Histoire de l'empire romain, p. 451
  39. Lafargue, Le mythe de l'immaculée conception, Neue Zeit, XI, I, 849
  40. Cité par Mommsen, Histoire romaine, V, 585
  41. Christianisme primitif I, 412
  42. Pfleiderer, La naissance du christianisme, 198, 199
  43. op. cit. p.147 Note du traducteur
  44. « angelus » ne désigne à l'origine rien d'autre qu'un messager
  1. August Böckh : philologue allemand spécialiste de l'antiquité 1785-1867
  2. Revue fondée et dirigée par Kautsky à partir de 1883
  3. Karl Julius Beloch (1854 – 1929), historien allemand spécialiste de l'antiquité classique et de l'histoire économique
  4. Markgenossenschaft : Zone d'établissement et d'habitat réunissant plusieurs villages ou, en montagne, des fermes isolées, et possédant sa propre organisation économique et judiciaire : propriété commune des surfaces agricoles, des forêts, des ruisseaux, des rivières, des carrières … Elle a ses propres instances de basse justice et n'est pas assujettie à un seigneur propriétaire foncier. La terre n'est pas partagée, mais concédée en usufruit. Les premiers bénéficiaires étaient des colons libres, cette qualité se transmettait aux héritiers.
  5. Traduction littérale du terme allemand « Bürgerkrieg »
  6. Markgenossenschaft : cf. II, 2 note i
  7. K. Kautsky écrit littéralement «par-devant et par-derrière », ce qui signifie à peu près « de toutes sortes » mais a aussi ici bien sûr une connotation érotique
  8. en français dans l'original
  9. Johann Salomo Semler : théologien protestant (1725-1791)
  10. 1407-1457, humaniste, philosophe et polémiste italien
  11. historien allemand (1821-1891)
  12. historien allemand (1776-1831)
  13. historien de l'antiquité (1852-1914)
  14. Markgenossenschaft