Le grand stratège de la guerre de classes

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Il y a, dans l’histoire de l’Humanité, des époques où émergent de la masse humaine certains hommes, saturés de l’expérience de toute une classe et exprimant, sous une forme concentrée, toute la grandeur de la mission historique de leur classe. L’histoire se développe par marées basses et hautes, consécutives, et ces hommes apparaissant aux époques d’accumulation spontanée des forces, ils commencent à manifester leur génie particulier simultanément à la croissance et au développement de la lutte sociale. Ils s’élèvent à une hauteur infinie au moment des plus graves conflits sociaux. L’histoire de l’Humanité a vu bien des hommes d’État, penseurs, politiques, diplomates éminents et brillants. Mais c’étaient là des représentants du monde féodal et bourgeois. Au dix-neuvième siècle seulement, au fur et à mesure de la formation de la classe nouvelle du prolétariat, ses intérêts trouvent leur expression dans le cerveau génial de Marx, dont Lénine est l’héritier direct.

Une question préalable se pose, quand on passe à l’appréciation du rôle de Lénine dans le mouvement ouvrier des dernières décades : devons – nous marxistes, réviser notre théorie sur le rôle des individus dans l’histoire ? Lénine ne fut-il pas l’incarnation vivante de la théorie qui oppose les héros à la foule ? N’a-t-il pas démenti par toute son activité la théorie matérialiste de l’histoire ? Il n’est pas inutile de poser cette question pour dissiper tout de suite toute possibilité de confusion idéologique, car on ne pourra comprendre la grandeur de ce stratège de génie de la lutte de classes qu’en se plaçant sur le terrain de la classe dont il fut le brillant conducteur.

Non, les marxistes n’ont pas à renier leur théorie en abordant l’étude du rôle de Lénine dans l’histoire. Au contraire : seule la compréhension matérialiste des événements, l’analyse froide et l’appréciation des forces de classes peuvent faire saisir le rôle joué dans le mouvement ouvrier international et dans la révolution internationale par le géant de pensée et d’action révolutionnaire que fut V. I. Lénine.

Un marxiste dialecticien[modifier le wikicode]

Lénine fut un marxiste-dialecticien. Bien des gens, qui connaissent parfaitement Marx, ne savent pas tirer de sa doctrine des leçons politiques. Le mérite de Lénine consiste à avoir appliqué à la vie pratique la théorie et les méthodes de Marx. Des sommets théoriques, il fit descendre la méthode marxiste sur la terre. Armé du scalpel acéré de l’analyse marxiste il disséquait les événements courants en les envisageant toujours au point de vue de leur développement dialectique.

Lénine était, un des plus éminents marxistes, connaissant parfaitement la doctrine économique et philosophique de Marx. Mais, la force de Lénine ne relevait pas du domaine de la théorie pure, son génie c’était d’être un marxiste praticien, un dialecticien en politique. La dialectique de Hegel, élevée par Marx à un degré supérieur, trouva dans Lénine un maître de génie. Il ne pensa jamais abstraitement, Il détestait le rationalisme, il ne souffrait pas les effusions de langage partant de « la raison pure ». Toujours, il s’éleva contre le charlatanisme philosophique en affirmant, en démontrant inlassablement que la vérité est concrète.

Avec la même facilité que possédait Marx pour manœuvrer les catégories économiques abstraites, Lénine manœuvrait les forces concrètes des classes. Dans le kaléidoscope disparate des relations sociales, dans le vacarme assourdissant de la vie contemporaine, il savait discerner et fixer les courants essentiels. Il ne se laissa jamais tromper par les apparences. Il savait non seulement expliquer, mais aussi pousser l’histoire. Lénine était un dialecticien en politique, un marxiste en action. Autrement dit, il avait le même génie pour faire l’histoire que Marx pour l’expliquer.

Lénine, théoricien de la lutte de classes, était aussi un brillant praticien. Autrement dit, il se posait pratiquement le problème de la Révolution. Pour lui, la révolution n’était pas une éventualité perdue dans le vague lointain. Il la voyait toujours concrètement devant lui. Il insistait pour qu’on s’y préparât tous les jours, au point de vue politique et technique.

Lénine est venu au mouvement ouvrier russe à son aurore. Les premières manifestations spontanées de ce mouvement, dans la décade 1880-90, avaient éveillé des échos sonores. Le marxisme, importé d’outre-frontière, se rencontra avec un mouvement économique qui se développait spontanément, à l’aveugle.

Le Parti et la classe ouvrière[modifier le wikicode]

Le marxisme avait attiré en Russie de nombreux éléments intellectuels « radicaux ». Une première génération d’intellectuels révolutionnaires (Plékhanov, Vera Zassoulitch, Deutsch) créa le groupe de l’Émancipation du Travail, précurseur du parti social-démocrate et du P. C. Russe.

Lénine fit partie d’une deuxième classe marxiste. Il se rallia au mouvement ouvrier au milieu de bien d’autres militants ; mais, alors que ceux-ci ne firent que traverser, en passant, le mouvement ouvrier en essayant d’en profiter, Lénine demeura dans son sein et avec lui, et resta à sa tête, jusqu’à la tombe. Lénine sut apprécier tout de suite la puissance de cette classe nouvelle. Dans ses premiers ouvrages, il constata la force de cette masse, avançant spontanément, et brisant tout sur son chemin. « La classe ouvrière est le véhicule de la Révolution », a-t-il dit aussitôt qu’il fut en contact avec la masse ouvrière. La classe ouvrière avant tout ; il faut briser, écarter, mettre en pièces tout ce qui entrave son développement, tout ce qui trouble sa conscience, tout ce qui rend plus difficile encore sa pénible voie historique.

À cette époque, il s’agissait, avant tout, de délimiter cette classe conductrice de la Révolution. Il fallait défendre son rôle historique face au vieux socialisme « populiste ». Lénine fit ce travail de concert avec Plékhanov et avec tout le groupe de l’Émancipation du Travail, dans un grand nombre d’ouvrages théoriques, où de nombreuses générations de militants puisèrent leur enseignement.

Lénine, venu de l’extérieur à la classe ouvrière se fondit avec elle et devint son puissant porte-parole. Mieux que tout autre, il savait amputer la classe ouvrière, le parti ouvrier naissant, de tous les éléments étrangers se glissant dans son sein. Il est assez facile, actuellement, de définir ces éléments étrangers, mais c’était une besogne autrement compliquée il y a vingt-cinq ou trente ans. Les hommes qui s’adonnaient à la phraséologie marxiste ne pouvaient en tirer aucun profit. Parfois, même, ils apparaissaient dans le rôle de victimes et de persécutés. Et pourtant, c’étaient des hommes étrangers à la classe ouvrière qui s’étaient insinués dans son sein.

À la tête de ces éléments étrangers, ralliés au marxisme, était Pierre Strouvé, ancien social démocrate, ancien leader du libéralisme gauche, ancien « cadet » (parti de Milioukof) et actuellement monarchiste ultra-réactionnaire. Il faut avoir une vue théorique perçante et un flair particulier pour déceler déjà, dans les premiers travaux de Pierre Strouvé, les particularités de sa phraséologie marxiste.

Lénine possédait cette aptitude exceptionnelle : il savait protéger théoriquement et pratiquement les frontières de la classe ouvrière en chassant de ses rangs les « voyageurs » égarés. Il connaissait la classe ouvrière, il avait foi en elle ; il comprenait sa mission historique et sa portée. Aussi veillait-il jalousement à la stricte position des poteaux-frontières délimitant les classes.

La classe ouvrière vaincra, mais à condition de créer une organisation solidement cohérente et unique, homogène au point de vue des idées. La classe ouvrière ne peut pas vaincre si elle ne groupe pas les meilleurs éléments conscients et révolutionnaires. De là le rôle du Parti, levier de la Révolution, pour la direction de la classe ouvrière ; il en est le guide naturel. Le Parti dirige la classe ouvrière dans la mesure où il est organiquement lié à elle, dans la mesure où il peut réagir sensiblement sur tout ce qui se passe dans son sein. Sans le Parti, la classe ouvrière ne peut faire un pas ; sans le Parti, la Révolution est une parole creuse.

Théoriquement, les militants qui avaient précédé Lénine se rendaient compte de ce principe ; mais lui seul passa d’une compréhension théorique à la création pratique d’un Parti. L’histoire de la Social Démocratie russe et, plus tard, du P.C.R., est organiquement liée à l’activité de Lénine. Il fut l’organisateur du Parti, l’éducateur de plusieurs générations de militants et de chefs, depuis les premiers groupes, clandestins jusqu’à l’époque où le Parti est devenu l’organe de la volonté du plus grand État du monde.

Lénine, se rendant compte que la classe ouvrière ne pourra faire un pas si elle ne possède son parti ouvrier, le construisit méticuleusement, polissant et repolissant chaque pierre de son édifice. Il serait difficile de trouver, dans l’histoire de n’importe quel Parti, un autre homme dont la vie et l’activité fussent aussi intimement enchevêtrées avec l’histoire de son Parti.

Lénine fut le théoricien et le praticien du P.C.R. son agitateur, propagandiste, organisateur en chef. Il était à la fois général et simple soldat, ingénieur et manœuvre, Et pourtant, jamais il n’a dit, comme ses ennemis l’en ont accusé : « Le Parti, c’est moi ! ». C’est qu’il comprenait que la force et la grandeur du Parti consistaient dans ses liens organiques avec les masses, dans l’action collective, dans le travail créateur des éléments avancés de cette classe.

Sans exagérer, on peut dire que le Parti Communiste russe est une création de l’esprit de Lénine, une œuvre de ses mains. Celui-là seul qui se rendait clairement compte des relations entre le Parti et la classe ouvrière pouvait créer un tel Parti. « Le Parti au-dessus de tout », tel était le mot d’ordre de Lénine. Pourquoi cela ? Parce que le Parti est l’avant-garde de la classe ouvrière. Or, l’avant-garde doit, non seulement marcher en avant, diriger ; le cas échéant, elle doit aussi se mettre en travers du mouvement spontané et dire sa parole impérieuse dans les moments décisifs. Le Parti est la conscience organisée d’une classe ; c’est ce qui le distingue des éléments ouvriers révolutionnaires, mais inorganisés.

Contre le réformisme[modifier le wikicode]

Lénine connaissait les côtés forts, mais il se rendait compte, aussi, des côtés faibles du mouvement ouvrier. C’était une raison de plus, pour lui, d’être sur ses gardes contre toute théorie prétendant ériger en système la faiblesse et le retard de la classe ouvrière. On eût dit qu’il avait un sixième sens, un sens anti-réformiste. Il flairait à grande distance les approches du réformiste.

Il était difficile, semble-t-il, en 1903, à propos de dissension sur un premier paragraphe de statuts, de distinguer les Girondins et les Jacobins prolétariens. Or Lénine le fit, dès le lendemain du IIe Congrès du Parti Social-Démocrate Russe [1]. Dans la formule vague qu’on voulait introduire au premier paragraphe des statuts, il flaira la cristallisation des idées d’une Gironde ouvrière. À partir de ce moment, d’année en année, il dénonça cette aile droite du Parti, dont le caractère réformiste ne fut évident pour tout le monde qu’à partir de 1905. À travers la première Révolution, jusqu’à la guerre, et surtout pendant et après la guerre, on voit toujours apparaître, comme un fil rouge, dans la trame des événements, le sens anti-réformiste extraordinairement aiguisé de Lénine.

Aucune phrase révolutionnaire, nulle résolution pompeuse ne pouvaient cacher à Lénine la doublure et l’odeur réformistes. Par les deux oreilles, il tirait à la lumière du jour les théoriciens et praticiens réformistes, quoi qu’ils fissent pour se travestir.

Lénine était, par excellence, l’homme d’action pratique. Or, c’est sur ce point que les « stratèges » réformistes étaient ordinairement battus. Plus de la moitié des ouvrages de Lénine visent le réformisme (mencheviques et socialistes-révolutionnaires russes, dissolvant les masses ouvrières),

Un paléontologue instruit peut déterminer, d’après une seule vertèbre, l’espèce d’un animal préhistorique. De même Lénine, saisissant une phrase d’article ou de brochure, savait déterminer l’espèce réformiste de tel ou tel auteur. Il sentait l’idéologie réactionnaire malgré les vêtements de philosophie dont on essayait de l’affubler. Dans les tentatives de réviser Marx, de le confondre avec Kant et, plus tard, avec la doctrine de Mach, dès avant la première révolution russe, il avait deviné un reniement de la Révolution et l’évolution de certains éléments marxistes vers la bourgeoisie. Il ne considéra jamais le réformisme comme un courant intérieur delà classe ouvrière. Il vit toujours en lui un ennemi de classe, en estimant que l’ennemi intérieur est plus dangereux que l’ennemi extérieur. On l’accusa de sectarisme, d’intolérance ; mais il s’en tint opiniâtrement à sa tactique.

Pendant plusieurs décades, il dénonça dans le réformisme l’un des pires ennemis du mouvement ouvrier. Il déclara, dès le début, que nos divergences théoriques avec les mencheviques finiraient par nous dresser dans la lutte pratique, face à face, des deux côtés de la barricade. La Révolution russe a pleinement justifié cette prédiction de Lénine, en démontrant son exclusive perspicacité et son flair. Le réformisme est devenu, ces dernières années, le plus puissant instrument de la bourgeoisie. Grâce à lui, le mouvement ouvrier a essuyé de nombreuses défaites et le système capitaliste a des chances de tenir encore assez longtemps.

Lénine, théoricien de la lutte de classes, était aussi un brillant praticien. Autrement dit, il se posait pratiquement le problème de la Révolution. Pour lui, la Révolution n’était pas une éventualité perdue dans un vague lointain. Il la voyait toujours concrètement devant lui. II insistait pour qu’on s’y préparât tous les jours, au point de vue politique et technique.

La préparation politique, c’était pour lui l’éducation des grandes masses sur le terrain de l’action pratique. « L’essentiel, déclara maintes fois Lénine, c’est de mettre en mouvement les masses ; une fois ébranlées, elles sauront rapidement acquérir l’expérience qui leur fait défaut ».

La Révolution pose, dans toute sa complexité, le problème de l’insurrection. Parler d’insurrection sans rien faire pour sa préparation technique, c’est parler pour ne rien dire. Celui-là qui, veut la révolution doit préparer méthodiquement les grandes masses à l’insurrection, en créant, à cet effet, des centres techniques, des centres d’organisation et de liaison. Les mencheviques aimaient se moquer de la préparation technique de l’insurrection. Ils insistaient pour que toute l’attention fût fixée sur la propagande des idées insurrectionnelles, sur l’armement des têtes ouvrières. À cela, Lénine répondait toujours « Qui se refuse à la préparation technique de l’insurrection se refuse, en dernière analyse, à l’insurrection même, et transforme en phrases creuses le problème révolutionnaire. »

Sachant bien qu’une Révolution ne se fait pas sur commande, quelle est préparée par de profonds ébranlements historiques. Lénine n’en affirme pas moins, toujours, que le problème révolutionnaire ne comporte pas seulement l’organisation politique, mais aussi l’organisation technique de la classe révolutionnaire.

Un Parti qui ne fait rien pour organiser la Révolution n’est qu’un groupe de propagandistes et d’agitateurs ; ce n’est pas le guide d’une classe révolutionnaire. Sans doute c’est une chose extrêmement compliquée que d’organiser une Révolution ; mais il ne s’ensuit nullement qu’il faille renoncer à cette tâche. Au contraire, il s’agit de tendre toutes les forces des couches avancées de la classe ouvrière pour venir à bout de cette tâche.

C’est bien ainsi que la Révolution se pose toujours devant Lénine, comme une tâche concrète du jour. Elle s’éloignait ou se rapprochait, suivant les fluctuations de la lutte, suivant la proportion des forces, mais elle restait toujours à l’ordre du jour, car Lénine voyait le plus important but du Parti dans l’organisation de la Révolution, dans son extension et son approfondissement après la victoire.

Un politique réaliste[modifier le wikicode]

Lénine fut un politique éminent. Qu’est-ce à dire ? Lui-même a maintes fois défini ce terme. Un politique, c’est l’homme qui sait faire manœuvrer des millions d’êtres humains, en trouvant les relations exactes entre les classes ; c’est l’homme qui sait trouver le point faible de l’adversaire et mettre en avant les côtés forts de sa classe.

Sous ce rapport il était doué d’une clairvoyance et d’une sensibilité politique toutes particulières. Et tout d’abord, il savait discerner la ligne de séparation des classes ; il savait trouver le programme d’action concrète et pratique propre à opérer d’expérience un rapprochement entre la classe ouvrière et son alliée provisoire, la paysannerie.

Lénine ne basait pas son analyse de la situation politique sur des phénomènes superficiels, sur les rumeurs de « l’opinion publique », mais sur les processus profonds se déroulant dans les couches profondes de la masse ouvrière. Il savait discerner des faits qui paraissaient vagues aux yeux d’un politique ordinaire. Il étudiait la statistique de la vie sociale pour fixer le point de départ de l’action. Mais toute son activité et celle du Parti qu’il dirigeait, fut toujours basée sur la dynamique des événements.

Cette faculté de Lénine le rendait particulièrement dangereux et odieux aux ennemis de classe du prolétariat ; il savait toujours trouver le point vulnérable qui devait être attaqué. C’était un politique réaliste mais pas dans l’acception donnée à ce terme par les réformistes qui voient le réalisme dans leur adaptation à la bourgeoisie et dans la politique des petites réformes.

Non ! Lénine était un politique réaliste en ce sens que toute son activité révolutionnaire était basée sur la connaissance de la proportion réelle des forces en présence. Les réformistes de tous les pays ont dénoncé dans Lénine un utopiste, un « politique irrationnel », tout cela parce qu’il posait devant lui le problème de la Révolution. Ils se croyaient réalistes, ils défendaient l’idée de la transformation graduelle de la société bourgeoise, de son évolution. Or, ces « grands réalistes » furent, après la guerre, un jouet entre les mains des politiques bourgeois, pendant que l’irrationnel politique Lénine apparaissait comme l’ennemi le plus terrible de la société bourgeoise et le guide de centaines de millions de travailleurs révoltés. Au lendemain de la Révolution de novembre, tous les socialistes petits-bourgeois firent chorus pour accuser Lénine d’être un aventurier ; mais cet aventurier a montré, à l’œuvre, de quel côté se trouvait la force réelle.

Quant aux « réalistes » socialistes-révolutionnaires et mencheviques ils n’avaient pas remarqué le formidable ébranlement subi par l’humanité. Ils ne virent pas comment les masses, qui les suivaient, leur tournèrent le dos. Lénine est le plus grand politique de l’histoire contemporaine. Il l’a prouvé, étant à la tête du plus grand État du monde, par la souplesse extraordinaire dont fit preuve le Parti Communiste Russe, dirigé et créé par Lénine.

L’activité politique de Lénine avait toujours son point de départ dans une appréciation objective des forces en présence. Celui-là seul peut être appelé un politique qui sait, avec intrépidité, regarder la réalité en face, qui suppute froidement les forces de la classe ennemie, qui ne se laisse pas influencer par des phrases, qui sait impitoyablement dénoncer les côtés faibles de son organisation, de sa classe.

Lénine avait à un degré exceptionnel le sens de la réalité. Il ne se laissait jamais hypnotiser par des chiffres grossis, par des déclarations à effet. Dès sa rentrée en Russie, en 1917, alors que tout le pays paraissait conquis par le Parti des socialistes-révolutionnaires, Lénine avait déclaré : « C’est une force qui n’est qu’apparente ; le Parti des socialistes-révolutionnaires est un fruit sec. » Or, bien des millions de travailleurs suivaient, à ce moment, le Parti de Tchernov et de Kérensky ; mais Lénine avait su voir tout de suite la faiblesse et le caractère provisoire de cette influence.

Plus tard, fort de son analyse réaliste des forces en présence, Lénine se prononça à l’encontre de « l’opinion publique » (à cette époque, la presse libérale et réformiste paraissait encore ouvertement), et même à l’encontre du noyau directeur du P. C.R., pour la paix de Brest-Litovsk [2].

Sur quoi Lénine basait-il sa tactique ? Sur l’analyse des processus profonds s’effectuant au sein des grandes masses de la population. Alors qu’en haut on faisait force bruit contre la paix, des millions de soldats s’évadaient du front. Lénine résuma la situation par une formule brève : « Les paysans votent à pieds levés pour la paix, car ils désertent le front. » Les belles phrases sur la guerre révolutionnaire n’arrivaient pas à le convaincre. Il demandait à ses adversaires : « Avez-vous créé un seul régiment ? Disposez-vous de quelque force armée que vous puissiez opposer à l’armée paysanne désorganisée et démoralisée et qui fuit ? Nous ne pouvons pas lutter actuellement, il nous faut une pause de respiration. »

« Quelle que soit sa durée, ce sera autant de gagné » répétait inlassablement Lénine, quand la question de la paix fut posée carrément devant le Parti. L’histoire justifia son diagnostic. Elle montra la justesse de ses pronostics et son affirmation : « Après une pause de repos, nous pourrons créer une nouvelle armée, pénétrée d’un autre esprit, et avec laquelle il sera possible de reprendre les armes. »

« Il faut savoir reculer », disait-il souvent, à cette époque, en insistant sur la paix de Brest-Litovsk. « Il vaut mieux reculer en rangs plus ou moins ordonnés, plutôt que de pousser son armée à la débâcle. Celui là est un vrai chef qui sait épargner son armée et qui fait tous ses efforts pour la conserver en vue des batailles à venir. » C’est là une vérité qui paraît élémentaire à l’heure actuelle. Mais, pour comprendre tout ce qu’il y avait de génial dans les anticipations de Lénine, il faut se représenter la situation tragique de la Russie des Soviets au début de 1918, les obstacles inouïs que Lénine avait dû surmonter en cherchant à faire comprendre au Parti la véritable proportion des forces en présence.

La question paysanne[modifier le wikicode]

Je l’ai dit : Lénine possédait à un degré extraordinaire le sens de la réalité. C’est ce qui lui a permis, bien avant la Révolution, d’aborder comme il le fallait la question paysanne. Il faut dire que la plupart des marxistes avaient des opinions assez erronées sur le rôle des paysans dans la prochaine Révolution. Constatant ce fait que l’industrie urbaine soumet à son influence l’agriculture et que la petite production tend à disparaître, nombre de marxistes en concluaient que les paysans, ou ne joueraient aucun rôle dans la Révolution, ou n’exerceraient qu’une action réactionnaire.

Au seuil de la Révolution de 1905, Lénine avait compris toute l’importance de l’énorme masse paysanne. Il se rendit compte rapidement de tout ce qu’il y avait d’hybride, d’insuffisant dans les revendications agraires du programme social-démocrate (allocation de la terre). Lorsque le vaste mouvement paysan de 1905 posa carrément la question de la nationalisation, Lénine lança le mot d’ordre de la dictature prolétarienne et paysanne en période de Révolution bourgeoise il voyait la nécessité de l’alliance de ces deux classes pour vaincre la Russie des seigneurs fonciers.

Les débuts de la Révolution de février annoncèrent des événements d’une envergure encore plus vaste. Lénine vit clairement que la Russie ne pouvait rester dans les cadres de la démocratie bourgeoise. Il posa pratiquement la question delà dictature du prolétariat, s’appuyant sur la paysannerie, et l’expression étatique de cette dictature fut la Russie des Soviets parfaitement au courant de la question agraire et de l’économie pratique, Lénine comprenait que les paysans ne pourraient pas jouer un rôle indépendant.

Mais c’est pour cela, précisément, qu’il exigeait que le prolétariat attirât de son côté la masse paysanne. « Les paysans », déclara-t-il maintes fois, « peuvent soutenir, soit la bourgeoisie, soit le prolétariat. Le pouvoir du prolétariat peut être bien plus avantageux aux paysans que celui de la bourgeoisie. À nous de faire la politique qui montrera aux paysans tous les avantages de la dictature du prolétariat. » De là son mot d’ordre du « trait-d’union » entre le prolétariat et la paysannerie ; de là sa politique tendant à amener peu à peu les grandes masses paysannes à soutenir, non seulement le pouvoir politique, mais aussi le pouvoir économique de la classe ouvrière.

Par quelle voie Lénine est-il arrivé à une analyse réaliste du rôle des paysans dans la Révolution ? Grâce à une aptitude particulière à apprécier les forces en lutte dans la société contemporaine. Il savait tirer les leçons des événements. Le mouvement paysan, qui a commencé en 1902-1903, prit une grande envergure dans la première Révolution russe, en 1905 ; le rôle de l’armée paysanne dans l’écrasement de cette première Révolution ; le rôle de l’armée paysanne dans la deuxième Révolution ; les soulèvements paysans ; l’attitude chancelante des paysans vis-à-vis du Pouvoir des Soviets dans le courant des premières années qui suivirent la Révolution de Novembre [d’Octobre 1917], tous ces faits servirent à Lénine de matériel pour déterminer sa tactique à l’égard des paysans.

Lénine était un politique réaliste dans la meilleure acception de ce terme, et c’est pour cela qu’il ne se laissait jamais décourager par les défaites. Avec une persévérance infinie, avec une énergie inlassable, il scrutait les causes de la défaite. « On nous a battus », disait-il ; « il faut étudier les causes de notre défaite, nous rendre compte des fautes commises, pour être à l’avenir plus perspicace et plus pratiques. » Il n’étudiait pas seulement les défaites éprouvées par la classe ouvrière dans le courant des dernières années, en Russie. Tout aussi attentivement, il s’attachait à l’étude des conflits sociaux en Europe, où le prolétariat avait été vaincu. La grande Révolution française, la conjuration de Babeuf, le mouvement Chartiste, les Journées de juin [1848] à Paris, la Commune [de Paris, 1871], les différents conflits économiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, tout cela lui était matière à recherches sur les causes de la faiblesse du mouvement ouvrier.

Tout aussi méticuleusement, il étudiait les rouages de la société contemporaine et les forces de la classe ennemie. Envisageant le mécanisme de la société capitaliste, les formes et méthodes de son organisation, la cohésion de classe de tous les éléments bourgeois et l’émiettement idéologique des masses ouvrières, il mit en évidence les causes de nos défaites et des victoires de la bourgeoisie. Cela lui fournit les matières utiles à la détermination des méthodes de la lutte ouvrière contre les ennemis de classe. C’est en se basant sur l’expérience qu’il décidait comment il faut et comment il ne faut pas mener la lutte.

Sur la question nationale[modifier le wikicode]

Tout comme la question agraire, le camarade Lénine a apporté, dans la question nationale, quelque chose de nouveau, de bien à lui. La Social-Démocratie internationale abordait cette question d’un point de vue purement rationnel, en émettant des protestations de forme contre la politique coloniale de la bourgeoisie. Avec le début de la guerre, on put voir que les intérêts nationaux avaient pris le dessus sur les intérêts de classe. Dans la question coloniale, le réformisme international se plaça sur le même plan que les esclavagistes.

Bien avant la Révolution, Lénine avait mis en avant, énergiquement, le problème national. Pendant la guerre, il écrivit contre le chauvinisme grand-russien, ayant en vue l’attitude erronée même de certains éléments extrémistes du mouvement ouvrier dans la question nationale.

Quand Lénine accéda au gouvernement, il se mit à faire sa politique en rencontrant – à quoi bon le cacher ? – une certaine résistance dans les rangs de son propre Parti. Lénine combattit avec une énergie toute spéciale les tentatives de mettre la politique de nationalisme et de russification à l’abri du pavillon internationaliste. On sait bien que c’est Lénine qui a inspiré la politique internationale des Soviets, mais on ne connaît pas assez l’attention exclusive qu’il consacrait à la politique orientale de la Russie. Il exigeait des ouvriers du pays qui, autrefois, avaient opprimé les autres nations, non des marques de sympathies platoniques, mais une aide pratique, politique et technique, à la lutte révolutionnaire des masses subjuguées par l’impérialisme. Pour lui, le droit des peuples à disposer librement d’eux-mêmes, jusqu’à la séparation inclusivement, n’était pas une phrase démagogique, mais une règle de conduite réelle.

Si l’on étudie tout ce qui a été fait dans ce domaine par la Russie des Soviets, nous verrons comment Lénine mit en pratique les mots d’ordre qu’il avait lancés. Ici encore, il ne se contentait pas de principes généraux ; il appliquait son point de vue jusque dans ses moindres détails. Il y a un an, les débats s’étant exacerbés autour de la question nationale, il se mêla à la discussion. Voilà ce que Lénine écrivait le 31 décembre 1922, concernant les méthodes devant amener à la solution de la question nationale :

« J’ai eu l’occasion de parler de la question nationale dans mes ouvrages ; mais il ne faut jamais poser d’une façon abstraite et générale, la question des nationalités ; il convient de distinguer entre le nationalisme du peuple oppresseur et celui du peuple opprimé, entre le nationalisme d’une grande nation et celui d’une petite nation. Par rapport au nationalisme de la deuxième espèce, nous autres, membres d’une grande nation, nous sommes presque toujours coupables d’un nombre infini de violences.

« Pire, imperceptiblement pour nous, nous commettons un nombre infini de violences, d’offenses. L’internationalisme de la partie qui opprime, de celle qu’on appelle « grande nation », doit consister non seulement à observer, du point de vue des formes, l’égalité entre les nations, mais à réaliser une égalité propre à effacer, de la part du peuple oppresseur, de la part de la grande nation, l’inégalité qui, pratiquement, se forme dans la vie. Quiconque n’a pas compris cela, ne comprend rien a l’attitude prolétarienne vis-à-vis de la question nationale. Celui-là se maintient, en somme, dans le point de vue petit-bourgeois. Fatalement, il dégringole à tout moment vers le point de vue bourgeois.

« Qu’est-ce qui importe au prolétariat ? Non seulement il lui est important, mais il lui est essentiellement indispensable d’assurer un maximum de confiance à l’égard de sa lutte de classe prolétarienne. Et pour cela, que faut-il ? Il ne faut pas seulement une égalité de forme, il faut racheter, d’une façon ou d’une autre, par son attitude, par ses actes à l’égard des nations autrefois opprimées, la méfiance, les suspicions, les offenses faites, dans le passé historique, par la nation dominante.

Je pense qu’il n’est pas utile d’expliquer davantage ces choses à un bolchevique, à un communiste. Je pense que l’attitude véritablement prolétarienne exige de notre part des précautions redoublées, un maximum de prévenance et de conciliation. En l’occurrence, il vaut mieux exagérer dans le sens de la conciliation et de la douceur envers les minorités nationales, que de rester en deçà.

« Voilà pourquoi les intérêts essentiels de la solidarité prolétarienne, et partant de la lutte révolutionnaire de classe, exigent de nous, dans le cas donné, de ne jamais nous placer à un point de vue de forme dans la question nationale. Il faut que nous tenions toujours compte de la différence à observer dans nos rapports, entre la nation opprimée, petite, et celle qui opprime, la grande nation. Rien ne freine le développement et la consolidation de la solidarité prolétarienne de classe, comme les injustices nationales. Rien n’éveille les susceptibilités des nations offensées comme le sentiment de l’égalité et la violation de cette égalité par leurs camarades prolétaires ».

Cette citation montre toute la simplicité géniale de la profonde compréhension qu’avait Lénine de la psychologie des peuples nationalement opprimés. Cette politique nationale de Lénine a-t-elle donné des résultats positifs ? S’il y avait le moindre doute à ce sujet, on n’aurait qu’à s’adresser aux peuples opprimés de l’Orient. Les nations asservies du monde entier ont apprécié à sa juste valeur le caractère profondément international, révolutionnaire et prolétarien de la politique de Lénine dans la question nationale.

Sur la démocratie et l’État[modifier le wikicode]

Lénine possédait à un degré exceptionnel la capacité d’orientation. Il avait une clairvoyance marxiste extraordinaire. Politique, réaliste de la lutte de classe, il comprit rapidement le rôle et la portée de la démocratie bourgeoise ; mais il fallut faire, dans ce domaine, des efforts assez considérables pour échapper à l’emprise des formules historiquement constituées.

En effet, Lénine était le fondateur d’un Parti Social-Démocrate qui avait inscrit sur sa bannière l’acheminement vers le Socialisme par la Démocratie. Mais cela n’empêcha pas Lénine d’intervenir en destructeur de tous les fétiches démocratiques. Lénine le fit au moment de la Révolution, et quand la Démocratie barra le chemin au développement et à l’approfondissement de la Révolution, il comprit tout de suite le caractère réactionnaire de ce frein démocratique. Il n’hésita pas à démolir cet énorme fétiche de plusieurs générations d’intellectuels russes, la Constituante. [3]

La Démocratie politique ne pouvait pas l’empêcher de voir le problème social et économique de la Révolution. Aussi opposa-t-il la Démocratie prolétarienne à la Démocratie bourgeoise. Tout le réformisme international vit en cela le péchémortel de Lénine, alors que c’est là son plus grand mérite. La guerre civile montra bientôt le contenu social des groupes et partis marchant sous l’insigne de la Constituante. D’ailleurs, les dernières années de lutte en Occident ont démontré, d’une façon tout aussi suggestive, que les Social-Démocrates s’allient à la bourgeoisie pour trahir « démocratiquement » les intérêts de la classe ouvrière.

Dans la question de la Démocratie et dans celle de l’État également, Lénine a apporté quelque chose de nouveau. Tout d’abord, il a rétabli la véritable conception marxiste de l’État et de son rôle dans la lutte de classe. Il a opposé à l’État de Démocratie bourgeoise l’État Soviétique, forme de la dictature prolétarienne. Il a défini la place qui revient à l’État Soviétique dans la Révolution sociale qui se développe. Toutes les formes de l’État, y compris la forme soviétique, sont une arme de lutte aux mains de telle ou telle classe sociale. L’État est l’instrument de l’oppression d’une classe par une autre, et de ce fait découle, sur le plan historique, le caractère provisoire de l’État.

Avec la disparition des classes disparaîtra aussi la lutte de classe, et par conséquent l’État Mais la disparition de l’État représente un processus historique durable, ce n’est pas un acte spontané, comme le pensent les anarchistes. Pour aboutir à un état de choses où les classes n’existent plus, il faut traverser une époque transitoire, une époque de dictature ferme et implacable de la classe ouvrière, car, seule, cette dictature peut briser la résistance des classes hostiles au prolétariat. Par conséquent, Lénine ne conçoit pas l’instauration du pouvoir prolétarien sans une Révolution violente, et ce pouvoir même, sans la dictature ouvrière, sans l’écrasement impitoyable des classes d’exploiteurs.

Mais l’État n’est pas une entité abstraite. Le prolétariat crée un État ayant les formes les plus avantageuses pour la classe ouvrière. C’est le système de l’État soviétique qui est le plus apte à grouper les ouvriers en vue de la direction de la vie économique et politique du pays.

Le système soviétique représente donc la forme la plus parfaite de la dictature prolétarienne, et les Soviets sont les organes les plus combatifs de la classe ouvrière. Comment le prolétariat réalise-t-il sa dictature ? Par les Soviets, sans doute. Et les Soviets, comment réalisent-ils leur dictature ? Par l’intermédiaire des organes qu’ils ont créés.

Les ennemis du Communisme reprochèrent maintes fois à Lénine d’identifier la dictature de classe avec la dictature d’un Parti, ils disaient : « La dictature de la classe ouvrière est une chose, la dictature de tel ou tel Parti en est une autre ». Lénine répondait que la classe ouvrière peut réaliser sa dictature par l’intermédiaire de son avant-garde. Or, cette avant-garde, c’est le P.C.R. Il est donc naturel que la classe ouvrière réalise sa dictature par l’intermédiaire du Parti Communiste. Le mérite de Lénine consiste à avoir transposé cette théorie dans l’action. Ce n’est pas une théorie abstraite, c’est la « vie vivante » de plusieurs millions d’hommes. Dans l’atelier géant appelé Russie Soviétique, de nouvelles formes historiques du pouvoir de la classe ouvrière ont été forgées, de nouvelles méthodes de lutte émancipatrice ont été élaborées.

Caractéristiques de l’activité de Lénine[modifier le wikicode]

Lénine marcha toujours à la pointe de ce mouvement, déblayant la voie, écartant les préjugés, éclairant avec le puissant projecteur du marxisme les questions complexes de lutte sociale et économique.

En sa qualité de stratège éminent, Lénine sut toujours fixer l’attention des masses sur les questions essentielles. Il savait faire converger toute l’énergie de la classe ouvrière sur un point. Il possédait à la perfection le mystère des mots d’ordre brefs, simples, accessibles à tous. Mieux que nul autre, il savait former, regrouper et lancer à la bataille les masses, ayant toujours en mémoire la règle essentielle de la stratégie militaire : la meilleure façon de se défendre, c’est d’attaquer.

Lénine ne laissa jamais l’initiative échapper de ses mains. Il se rendait compte que lorsqu’elle passe à nos ennemis de classe, c’est déjà une défaite. Avec persévérance, il cherchait à obtenir des résultats, même minimes, mais permanents, devant aboutir à la défaite, à la débâcle de l’adversaire, l’ennemi de classe. Il le poursuivait jusqu’au bout.

Au cours de la lutte, il ne connaissait ni sentimentalité, ni hésitation. Non qu’il fût sanguinaire, comme on le prétend, mais parce qu’il avait l’intelligence profonde de la mécanique de la lutte sociale. Au cours d’une lutte sociale exacerbée, l’indécision, les hésitations coûtent bien plus cher, d’habitude, que la plus grande cruauté à l’égard de l’ennemi de classe. Au moment critique, si la classe ouvrière hésite, si les mesures énergiques indispensables ne sont pas prises, cette faute sera payée par des milliers de morts : l’ennemi aura la possibilité de se ressaisir et d’infliger une nouvelle défaite aux ouvriers.

L’initiative dans l’offensive, l’esprit de décision, une lutte impitoyable, jusqu’à la débâcle complète de l’adversaire, la rapidité d’action, la concentration des forces sur le point le plus vulnérable des forces opposées, voilà ce qu’on retrouve toujours dans l’activité de Lénine.

Tout en faisant jouer toute son énergie pour arrêter l’avance ou pour passer à son tour à l’offensive, Lénine savait voir, en même temps, les faiblesses de la classe qu’il dirigeait. Mieux que quiconque, il savait trouver au sein de la classe ouvrière les couches et les éléments sociaux allant à l’encontre du mouvement prolétarien. Il prêtait une oreille attentive au processus intérieur qui se poursuivait au sein des masses. Il percevait des ébranlements souterrains que nul autre ne remarquait.

Mieux que personne, il savait séparer les éléments vigoureux des éléments morbides, anti-prolétariens. La classe ouvrière vit au sein de la société bourgeoise, et il est naturel que celle-ci introduise son influence dans le milieu prolétarien au moyen de tout un système d’infiltration. Le réformisme représente précisément l’idéologie bourgeoise introduite dans la classe ouvrière.

Lénine savait discerner dans le mécontentement des masses les éléments sains ; il savait, surtout, repousser ce qui était le mécontentement d’une autre classe. Il était nanti d’une persévérance exclusive dans la lutte. Il ne se laissait jamais arrêter par les défaites ; il cherchait toujours à se retrancher sur les positions où avait été refoulé le mouvement ouvrier pour reprendre la lutte à partir de ces nouvelles positions.

Lénine ne fut pas seulement un marxiste éminent, un politique exclusivement clairvoyant et un stratège émérite. Il fut encore un organisateur et un conducteur de masses. Comme personne, il savait grouper les hommes autour de lui, entraîner et conduire les masses à la lutte. Il fut toujours en pleine mêlée.

L’énergie bouillonnait tumultueusement en lui et il entraînait par son énergie, par sa foi, et mieux, par sa certitude absolue, non seulement ses proches, mais des centaines de milliers, des millions de travailleurs. Le réformisme international voyait dans Lénine le destructeur du socialisme, un sectaire, un « mauvais caractère », etc. Il est exact qu’il fut un destructeur de partis bourgeois et petits-bourgeois ; c’était un « mauvais caractère » par rapport aux réformistes : c’était un « sectaire », car il ne voulait pas communier avec les traîtres à la classe ouvrière.

Mais l’œuvre de Lénine est sous nos yeux. Ce « destructeur » s’est trouvé placé à la tête d’un grand pays ; ce » sectaire » a créé le plus grand Parti qui soit au monde ; ce « mauvais caractère » a provoqué après sa mort, une explosion d’amour et de dévouement que l’humanité n’a pas connue depuis des milliers d’années. Lénine avait le génie de l’organisation des masses, il connaissait le mystère qui permet de diriger les hommes. On le constate en étudiant les trente années d’activité de cet homme, depuis les petits groupes clandestins qu’il créait, jusqu’au gouvernement de la Russie des Soviets. Il ne concevait pas la victoire, ni même la lutte, sans organisation ; le travail d’organisation fut l’œuvre de toute sa vie, et ce n’était pas une théorie abstraite, car il édifiait l’organisation pierre à pierre. Il a fondé une école d’organisation, il a élevé toute une génération d’hommes qui s’inspirent, dans leur activité, de sa théorie et surtout de sa pratique.

La particularité la plus caractéristique de Lénine, c’était son énergie volontaire. Cet homme possédait une volonté de fer : pour lui, l’œuvre révolutionnaire importait avant tout, et il marchait droit au but. Il ne se laissait jamais arrêter par le bruit ou les murmures de ce qu’on appelle « l’opinion publique ». Il n’attribuait aucune importance au qu’en dira-t-on. Plus que quiconque, il sentait les pulsations de la classe ouvrière et se fondait avec elle et en elle. Il savait remonter le courant, briser les obstacles quand il le fallait, pour la cause de la Révolution. On se souvient de son passage à travers l’Allemagne et des hurlements de toute la presse mondiale à cette occasion.

On se rappelle comment, dans la question de la paix de Brest, il marcha de l’avant, tout droit devant lui. Il avait le don heureux de pouvoir rassembler toute sa volonté dans un poing pour l’asséner sur l’endroit le plus vulnérable de la partie adverse. Toujours attentif à l’égard de ses amis, il était impitoyable pour ses adversaires. Quand l’ami d’hier changeait son point de vue, il le traitait aussi impitoyablement que ses autres ennemis. Homme extrêmement souple, habile à profiter de la moindre faiblesse de l’adversaire, à enfoncer le coin dans les désaccords divisant le camp ennemi, il savait, comme personne, entraîner par son énergie, tout son entourage.

Il prenait sans cesse ses responsabilités aux moments les plus périlleux de la lutte. Il savait toujours ce qu’il voulait, et, comme un torrent impétueux, il brisait toutes les barrières sur son chemin. Une énergie volontaire concentrée, une pensée à haute tension, tels sont les traits caractéristiques de la physionomie morale et politique de cette gigantesque condensation de volonté prolétarienne que fut V.I. Lénine.

Contradictions ?[modifier le wikicode]

Si l’on aborde Lénine au point de vue de la logique pure, on peut constater des contradictions ; mais si l’on envisage cette activité dans l’ambiance où elle s’écoula ; si l’on aborde les événements à un point de vue dialectique, on verra qu’en fait il n’y avait nulle contradiction : Lénine appliquait la tactique des tournants brusques.

À en juger superficiellement, en 1901-1903, Lénine défendait, dans la question agraire, les allocations de terre aux paysans. En 1905, il préconise la nationalisation. En novembre 1917, il réalise la socialisation de la terre.

Comme tous les Social-Démocrates, Lénine partageait avant-guerre, sur la question de la défense de la patrie, le point de vue social-démocrate. Mais la guerre ayant éclaté, il s’éleva contre la théorie et la pratique de la défense nationale en déclarant que la défaite de la Russie serait de deux maux le moindre. La question des guerres nationales et impérialistes n’a pas été élaborée dans la littérature marxiste. Lénine étudia en détail cette question. Il mit en avant ce mot d’ordre : transformer la guerre impérialiste en guerre sociale.

Après avoir préconisé le mot d’ordre du gouvernement provisoire et de la convocation immédiate de la Constituante, Lénine se prononça, après la Révolution de Novembre, pour la dissolution de cette même Constituante. Partisan du communisme de guerre, dans la première période de la Révolution de Novembre, c’est lui qui met en pratique la Nouvelle Politique économique [4] , au début de 1921.

Après la socialisation de la terre en 1917, en 1918, il crée les Comités de paysans pauvres qui apportent la dissociation sociale et la guerre civile dans les villages. Partisan de la guerre révolutionnaire, il y renonce en 1918 en signant la paix de Brest-Litovsk ; mais en 1920, il se prononce pour la guerre révolutionnaire avec la Pologne.

Ennemi mortel du réformisme, il défend le front unique. Appréciant objectivement le rôle et l’importance du Parti Travailliste anglais, il n’en conseille pas moins aux Communistes de contribuer à son accession au gouvernement. Et l’on pourrait citer des dizaines d’exemples semblables.

Dans ces conditions, toute l’activité de Lénine ne semble-t-elle pas contradictoire ? Les hommes de cabinet, les gens à formules purement logiques et rationnelles n’ont jamais manqué de dénoncer, à grand bruit, les « inconséquences », les « capitulations », l’évolution de Lénine. Tout ce battage ne prouve qu’une chose : ces auteurs ont oublié la vieille règle de Hegel disant que la vérité est concrète.

Un modèle classique de stratégie révolutionnaire[modifier le wikicode]

Les tournants brusques de Lénine, en matière de tactique, découlent non des sphères sublimes de la vérité abstraite, mais de la vie réelle et bouillante. Lénine ne fut jamais un détenteur de formules mortes et de mots d’ordre inertes. Chaque tournant brusque de la politique de Lénine correspond à un changement dans la proportion des forces des classes qu’il avait à faire agir et à manœuvrer.

À en croire tout ce que nos ennemis ont écrit sur Lénine, celui-ci serait un véritable rébus historique. Pour les uns, c’est un conspirateur typique, un blanquiste, un jacobin [5] ; d’autres voient en lui un opportuniste de génie, un carriériste acharné à la conquête du pouvoir, etc. Toutes ces définitions ne définissent rien.

On envisage quelque moment isolé de l’activité de Lénine pour lui accoler telle ou telle étiquette suivant les sentiments de l’auteur. Or, Lénine était un dialecticien en politique – ce qui revient à dire qu’il savait livrer des assauts furieux, ou reculer en bon ordre, ou faire des tournants de 180 degrés, s’il le fallait, en attendant le moment favorable pour reprendre la marche en avant, sans jamais perdre de vue le but essentiel.

Lénine, au cours de trente années de travail, a montré pratiquement comment il fallait faire les tournants brusques, non seulement sans casser le cou au Parti et à la classe ouvrière, mais en multipliant, au contraire, leur énergie révolutionnaire et leur valeur de combat. Sous ce rapport, toute son activité politique est un modèle classique de stratégie révolutionnaire de classe.

Dès le début de son activité, Lénine a saisi le caractère international de la lutte de classe. Bien avant la guerre, il se sentait seul aux parades internationales socialistes, où il y avait force discours et peu d’actes. Sa participation aux Congrès Internationaux de Stuttgart et Copenhague [6] fut marquée par la formation d’une aile gauche qui toutefois, manqua de cohésion.

Les réformistes européens, hommes de bonne compagnie, regardaient de haut ce « sectaire russe » qui étouffait dans l’ambiance petite-bourgeoise du développement « organique » du socialisme européen. Les uns expliquaient son attitude par son intransigeance ou son sectarisme ; d’autres voyaient là une manifestation du mysticisme slave ; bien peu nombreux étaient ceux qui comprenaient ce que cet homme allait donner au mouvement ouvrier international.

Il y avait pourtant des militants qui, à cette époque, comprenaient l’importance de Lénine. Clara Zetkin raconte qu’au Congrès de Stuttgart (1907), Rosa Luxembourg lui avait dit, en désignant Lénine : « Regarde cet homme, cette tête typique, il est prêt à mettre en pièces le monde. Il se brisera le crâne plutôt que de reculer ».

Depuis longtemps, Lénine connaissait très bien le mouvement ouvrier international, mais il n’en fut connu à son tour qu’après la Révolution de Novembre. Nous nous heurtons ici à l’une des plus intéressantes questions se rattachant à la théorie et à la pratique du mouvement ouvrier.

Combien y a-t-il d’hommes qui connaissent Marx, ce géant du socialisme scientifique ? Tout au plus, quelques centaines de milliers d’individus. Or, qui ne connaît pas V. I. Lénine ? Sans exagérer on peut dire qu’il est connu de millions d’hommes. Comment expliquer celte différence ? C’est que Marx a dirigé contre le régime capitalisme l’arme de la critique, alors que Lénine a fait agir la critique des armes. Des centaines de millions d’opprimés comprennent les faits simples et frappants. Apprécier la théorie matérialiste de l’histoire, comprendre la socialisation de la production, l’étayer théoriquement, des dizaines ou, tout au plus, des centaines de milliers d’hommes en sont capables. Par contre, l’expropriation de la terre, des fabriques, des banques, l’extermination des exploiteurs, la répudiation des dettes sont autant de choses que comprendront des dizaines et des centaines de millions d’êtres humains.

Un journal français écrivit après la mort de Lénine que ses idées étaient grises et théologiquement monotones. Pour la bourgeoisie, en effet, les idées de Lénine étaient grises, mais comment étaient-elles accueillies par le mouvement ouvrier international ? Des millions d’hommes ont compris ces « idées grises », car elles étaient simples, accessibles à tous : elles parlaient, non à la raison, mais à l’instinct de classe des travailleurs.

Il faut dire, d’ailleurs, que Lénine ne fut compris que lorsque ses « idées grises » commencèrent à se muer en action rouge. Lorsque Lénine lança, à la fin 1914, le mot d’ordre de la transformation de la guerre impérialiste en guerre sociale, les extrémistes de l’époque, eux non plus, n’arrivaient pas à digérer cette formule. A Zimmerwald, Lénine organise une aile gauche qu’il façonne plus tard à Kienthal [7]. Le député Brizon, retour de Kienthal, parle d’un original, auteur de suggestions d’une naïveté enfantine.

Dès les premiers jours de la guerre, Lénine avait compris ce qui en résulterait pour l’humanité. Il avait compris qu’elle pousserait le monde capitaliste vers la guerre civile, et c’est pour cela qu’il posait si brutalement ce mot d’ordre. Mais le mouvement ouvrier international ne se développait que très lentement. Il fallut plusieurs années de guerre pour que les masses commencent à se ressaisir.

Lénine, pendant la guerre, avait déployé beaucoup d’énergie pour susciter ce réveil des masses ouvrières, et pourtant il restait peu connu des larges milieux prolétariens. Ce n’était pas un Social Démocrate de salon, il était tout le temps attiré par les masses, attiré là-bas où se forgeait et croissait la force de la nouvelle classe révolutionnaire.

Après la Révolution de Février, tous les social-traîtres classèrent Lénine parmi les agents de l’État Major allemand. Cette version reçut une assez large diffusion dans les milieux social-démocrates. Lénine n’est devenu le chef aimé du mouvement ouvrier international qu’après la Révolution de Novembre.

L’Internationale communiste[modifier le wikicode]

Les grandes masses ne savaient pas qu’il avait été l’un des initiateurs de Zimmerwald-Kienthal, qu’il avait voulu transformer en guerre sociale la guerre impérialiste. Elles ne le connurent que lorsqu’il se trouva placé à la tête de la plus grande Révolution qui fut jamais, lorsqu’il se mit à enseigner l’action aux masses.

Depuis la Révolution de Novembre, tout le mouvement ouvrier international connaît Lénine : il trouve là, ou des amis fervents, ou des ennemis mortels. Chaque journée d’existence des Soviets russes, chaque coup tombant sur nos ennemis de classe accroissaient la popularité et le rôle de Lénine dans le mouvement ouvrier international, et le poids spécifique des organismes (I.C. et I.S.R.[8]]) dont les destinées sont étroitement liées à celles des Soviets.

La mort de Lénine a fait, dans le monde, une impression profonde sur les grandes masses ouvrières. Les chefs les plus autorisés du mouvement révolutionnaire international reconnaissent la grandeur exclusive de son rôle au point de vue de la formation de leur conscience communiste et de leurs Partis Communistes respectifs. Le bolchevisme, création théorique et pratique de Lénine est devenu un phénomène mondial. Des souterrains de l’action clandestine il a surgi sur une vaste arène, devenant un objet d’étude et de haine pour le monde de l’impérialisme bourgeois.

Le bolchevisme est dressé en face de l’impérialisme et de toutes les espèces de réaction ; il représente une nouvelle grandeur, une puissance d’une ampleur inconnue jusqu’à ce jour. Dans cette croissance, dans le développement et dans les progrès des idées révolutionnaires communistes, dans la formation des Partis Communistes, dans la création de l’Internationale Communiste, dans la fondation de syndicats rouges établis sur une plate-forme révolutionnaire, dans l’internationalisation des méthodes et moyens de lutte, dans la souplesse de notre tactique révolutionnaire, dans les progrès de la liaison internationale entre les différents corps d’armée du prolétariat révolutionnaire, partout se trouve l’empreinte de la main ferme et géniale de la pensée de V. I. Lénine. C’est pour cela qu’il est entré dans l’histoire du mouvement ouvrier international comme l’un de ses guides de génie.

Lénine fut le créateur et l’inspirateur de l’Internationale Communiste, ayant commencé à l’édifier dès les premiers jours de la guerre mondiale. Dès qu’il fut évident que les partis adhérents à la IIe Internationale prenaient fait et cause pour leurs gouvernements respectifs, Lénine proclama ce mot d’ordre : « La Deuxième Internationale est morte, vive la Troisième Internationale ! » Il fut l’un des organisateurs des conférences de Zimmerwald et de Kienthal, le créateur de l’aile gauche dans ces deux conférences.

Au cours de toute la guerre, il flagella implacablement l’opportunisme dans toutes ses manifestations, et surtout sa variété kautskienne, pacifiste modérée. Mais la IIIe Internationale ne devint possible qu’après la victoire de la Révolution de Novembre, en Russie. La révolution russe érigea les fondements territoriaux et étatiques, sociaux et politiques, sur lesquels pouvaient reposer une Internationale d’action. L’intarissable expérience révolutionnaire russe fut mise à la base de la politique de l’Internationale Communiste. Or, on sait que l’inspirateur et le guide du prolétariat russe avant, pendant et après la révolution fut Lénine.

Toutefois, Lénine ne repoussait pas en bloc toute l’œuvre de la IIe Internationale. Il savait discerner dans cette œuvre tous les éléments utiles. Dans son article intitulé : « La IIIe Internationale et sa place dans l’histoire », Lénine écrit : « La première Internationale a jeté les bases d’une lutte internationale prolétarienne pour le socialisme. La IIe Internationale coïncide avec une époque où se prépare le terrain pour une large extension d’un mouvement de masse dans de nombreux pays. La IIIe Internationale a recueilli les fruits des travaux de la IIe Internationale. Ayant rejeté toute la souillure opportuniste et social-chauviniste, bourgeoise et petite-bourgeoise de cette Internationale, elle a commencé à réaliser la dictature prolétarienne ».

Quels sont au point de vue de Lénine, les fondements de la IIIe Internationale ? Qu’est-ce qui en fait la base ? Dans le même article, il dit : « La portée mondiale et historique de la IIIe Internationale Communiste consiste en ce qu’elle a entrepris la mise en pratique du génial mot d’ordre de Marx, mot d’ordre qui résulte du développement séculaire du socialisme et du mouvement ouvrier, et qui est exprimé par la notion de la dictature prolétarienne ».

Ce n’est pas seulement à la formation idéologique de l’Internationale Communiste que Lénine a pris part (rédaction de thèses, fixation de l’attention des partis communistes sur l’importance de la classe paysanne, le rôle des colonies, les relations entre la dictature et la démocratie). Lénine participa toujours à la discussion des plus importantes questions posées par le mouvement ouvrier mondial devant l’Internationale Communiste. Dans l’intervalle des Congrès, il s’intéressait à toutes les questions du mouvement communiste international. En 1920, sentant la montée d’un communisme utopique, il publia son Communisme de gauche, maladie infantile du communisme, qui porta un coup terrible aux doctrinaires extrémistes.

Après la fondation de l’Internationale Communiste, Lénine veilla jalousement à en fermer l’accès aux éléments opportunistes. C’est à lui qu’appartient l’idée des 21 conditions qui firent grand bruit, comme on sait, dans la presse réformiste et bourgeoise. Il considérait la IIIe Internationale non comme un assemblage de partis nationaux indépendants les uns des autres, mais comme une organisation de combat, internationale et unique.

Mais par ailleurs, jamais il ne traita tous les partis d’une façon absolument identique, car il s’abstenait de poser des exigences exagérées à des organisations communistes nouvellement formées.

Il savait quel énorme travail d’organisation et d’éducation doit être fait préalablement pour former des jeunes organisations communistes issues des groupements social-démocrates.

Pour Lénine, le meilleur moyen de formation et d’éducation des masses, c’était une bonne politique révolutionnaire, et c’est dans ce sens qu’agissait l’Internationale Communiste. Lénine fut pour la IIIe Internationale ce que Marx avait été pour la Première. Les ouvriers révolutionnaires de tous les pays étudieront pendant de longues années encore non seulement ce qu’a écrit, mais surtout ce que faisait, et comment le faisait, Lénine. Car, léninisme et communisme, c’est la même chose.

La question syndicale[modifier le wikicode]

Le mouvement syndical doit beaucoup à Lénine. Et tout d’abord Lénine a su définir exactement la place qui revient aux syndicats ouvriers dans la lutte de classe. Il mena une lutte acharnée contre cette idée, répandue parmi les militants syndicaux d’Europe, que les syndicats sont des organisations autonomes et indépendantes du parti prolétarien. Lénine a combattu énergiquement cette théorie d’indépendance.

À l’aide d’exemples concrets, il démontrait qu’en réalité il s’agissait là de l’indépendance vis-à-vis de la politique révolutionnaire de classe : plus les anarchistes et les réformistes font de bruit pour réclamer l’indépendance syndicale, et plus ils sont dépendants de la bourgeoisie de leurs pays respectifs.

Lénine voyait dans les syndicats ouvriers une forme primaire d’organisation, « une organisation éducative, une organisation destinée à recruter et à éduquer les masses, une école d’administration, une école de communisme ». Il s’opposait catégoriquement à toute tentative d’hypertrophier l’importance des syndicats, mais d’autre part, il ne voulait pas non plus qu’on les sous-estime. Il insista toujours sur la nécessité de militer au sein des organisations de masses, quelque réactionnaires que soient leurs cadres dirigeants. Dans son Communisme de gauche, maladie infantile du communisme au chapitre intitulé : « Les révolutionnaires doivent-ils militer dans les syndicats révolutionnaires ? », Lénine critiqua violemment les éléments communistes qui, s’étant heurtés à la bureaucratie réactionnaire, étaient tombés dans le pessimisme en proclamant ce mot d’ordre : « Retirons-nous des Syndicats ! Scission immédiate ! ».

Lénine voit dans une telle tactique « une faute impardonnable qui équivaut à un grand service rendu à la bourgeoisie ». « Il faut militer là où sont les masses », dit-il encore, « en flétrissant, en même temps, l’aristocratie ouvrière, réformiste, à vues étroites, égoïste, dure, petite-bourgeoise, vendue à l’impérialisme ». Sans les syndicats ouvriers, déclara maintes fois Lénine, le pouvoir des soviets ne tiendrait pas 15 jours. Ce sont les syndicats qui « relient l’avant-garde aux masses ; dans l’action quotidienne, ils éduquent les masses prolétariennes, seule classe capable de nous mener du capitalisme au communisme ».

Le mouvement syndical révolutionnaire de tous les pays a commencé à se former après le mouvement communiste ; le rôle joué par le Parti Communiste russe par rapport à l’Internationale Communiste a été rempli par les syndicats russes vis-à-vis de l’I.S.R. Or, le mouvement professionnel russe, avant et sur tout après la révolution, s’est développé sous la direction politique et morale de Lénine.

Tout aussi attentivement qu’en ce qui concerne le mouvement communiste, Lénine suivait aussi le mouvement syndical. Maintes fois, il souligna ce fait que l’Internationale d’Amsterdam [9] représente le dernier rempart de la bourgeoisie internationale. Aussi consacra-t-il une attention spéciale à la fondation de l’I. S. R. Voici ce que Lénine écrivait au congrès constitutif de l’I S. R., le 19 juillet 1921 :

« Il est difficile de trouver des mots assez expressifs pour exposer toute l’importance d’un congrès syndical international. La diffusion des idées communistes parmi les syndiqués se poursuit irrésistiblement dans tous les pays, dans le monde entier. Cette diffusion se fait irrégulièrement, inégalement, elle se heurte à mille obstacles, mais elle progresse pourtant, irrésistiblement. Ce congrès international des syndicats va accélérer le mouvement. Le communisme triomphera au sein des syndicats. Aucune force au monde ne pourra retarder la faillite du capitalisme et le triomphe de la classe ouvrière sur la bourgeoisie ».

Ces lignes montrent toute l’importance attribuée par Lénine à l’unité internationale du mouvement syndical révolutionnaire dans la lutte émancipatrice de la classe ouvrière.

Un jacobin russe du XXe siècle[modifier le wikicode]

Lénine était le fils de son peuple et de son siècle. Souvent on l’appela Jacobin. Il répondait : « Nous autres, bolcheviques, nous sommes les Jacobins du XXe siècle, c’est-à-dire les Jacobins de la Révolution prolétarienne. »

Nous l’avons vu : Lénine était l’incarnation vivante de l’internationalisme, et pourtant il avait des traits nationaux nettement marqués. S’il a pu se manifester c’est qu’il était comme l’un des anneaux de la longue chaîne des lutteurs pour l’émancipation du prolétariat et des paysans russes. De Radichef, en passant par Belinsky, Dobrolubof, Tchernichevsky, Netchaef, Tcheliabof, le Parti de la Narodnaïa Volia (Liberté du peuple) et le groupe l’Émancipation du Travail, par-dessus des centaines d’ouvriers et de paysans inconnus, morts en prison ou en Sibérie, passe le fil qui rattache Lénine au mouvement révolutionnaire russe.

L’esprit de cet homme s’ouvrait sur un horizon infini. La presse de nos ennemis parla toujours ironiquement de ses projets de bolchevisme planétaires, mais il faut dire que dans cette ironie même, il y a une part de vérité.

La pensée de Lénine débordait le cadre limité des États : il pensait par continents ; il opérait avec des dizaines et des centaines de millions d’êtres. Une telle ampleur de conception ne peut naître que dans les espaces infinis de la Russie. Ce déclassé, adopté par le prolétariat, s’est saturé de toute la force de protestation accumulée au cours de longs siècles dans la classe ouvrière russe.

Il fut aussi l’expression des haines séculaires des masses paysannes à l’égard de leurs oppresseurs. Il comprenait, il sentait profondément les maux des travailleurs russes, alors même qu’ils ne savaient pas les exprimer intelligiblement. On ne peut pas arracher Lénine du sol prolétarien et paysan russe d’où il est issu, ni de l’histoire russe. Pour comprendre les causes qui ont amené l’apparition du bolchevisme en Russie, à la limite de deux siècles, pour apprécier Lénine au point de vue moral et politique, au point de vue national et international, il faut se reporter aux relations sociales en Russie ; il faut rechercher, pas à pas, l’œuvre de la pensée révolutionnaire russe de la fin du XVIIIe siècle à la période actuelle. [10]

Quant à nous autres, contemporains de Lénine qui avons travaillé auprès de lui, il y a une chose que nous voyons clairement : c’est que Lénine fut un de ces hommes par qui se comptent les étapes franchies par l’humanité ; un de ces hommes qui, de leur vivant même, suscitent l’éclosion des légendes. À mesure que nous nous éloignerons davantage de la mort physique de Lénine, la grandeur et l’immortalité du léninisme apparaîtront à nos yeux avec une force toujours plus saisissante.

Moscou, le 24 février 1924

  1. Le IIe congrès du POSDR s’est tenu du 30 juillet au 23 août 1903, d’abord à Bruxelles, puis à Londres. Ce congrès adopta à la quasi-unanimité le programme de la social-démocratie russe mais se divisa profondément sur l’article 1 des statuts concernant la définition du membre du Parti. Cette division allait cristalliser la formation des fractions bolcheviques et mencheviques du POSDR.
  2. Traité de paix signé le 3 mars 1918 dans la ville de Brest-Litovsk (aujourd’hui en Biélorussie) entre la Russie et les puissances de la Quadruple Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Bulgarie, Turquie), mettant fin à la participation russe à la Première guerre mondiale. À la suite de la défaite des armées allemandes à l’Ouest et de la Révolution de novembre 1918 à Berlin, le pouvoir soviétique annule le traité de Brest-Litovsk le 13 novembre.
  3. La convocation d’une Assemblée Constituante était une vieille revendication du mouvement démocratique russe opposé au tsarisme. Après la Révolution de Février 1917, le Gouvernement provisoire décida de fixer les élections au 25 novembre. Elles eurent donc lieu après la victoire de la Révolution d’Octobre et sur base de listes électorales ne reflétant plus les nouveaux rapports de forces dans le pays. En conséquence, les socialistes-révolutionnaires de droite et les mencheviques, minoritaires dans les soviets, obtinrent la majorité des sièges à la Constituante. Celle-ci inaugura ses travaux le 5 janvier 1918 et la majorité refusa d’adopter la « Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité », proposée par le gouvernement soviétique, ainsi que la ratification des décrets sur la terre et la paix, adoptés par le pouvoir des soviets. Par décret du Comité exécutif central pan-russe des soviets des députés ouvriers et paysans du 6 janvier 1918, l’Assemblée Constituante fut dissoute.
  4. La Nouvelle politique économique (NEP, Novaïa èkonomitcheskaïa politika) fut adoptée par le Xe Congrès du Parti communiste en mars 1921 afin de remplacer les mesures économiques du « communisme de guerre ». Conçue par Lénine comme une « retraite forcée », elle entraînait une relance des relations marchandes, tandis que la suppression du système de réquisitions et le passage à l’impôt en nature permettaient aux paysans de vendre leurs surplus sur le marché et d’y acquérir des articles manufacturés. La NEP offrait également des concessions aux capitaux étrangers. Elle fut d’application jusqu’au Premier plan quinquennal de 1928 et ne prit officiellement fin qu’en 1930 avec la collectivisation forcée des terres.
  5. Blanquisme. D’après Auguste Blanqui (1805-1881), le grand révolutionnaire français du XIXe siècle. Dans les débats marxistes, le “blanquisme” indiquait la tendance d’une élite révolutionnaire à agir coupée du mouvement de masse. Jacobins : nom populaire des membres de la Société des Amis de la Constitution, rassemblant la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie démocratiques et d’où sont issus les principaux dirigeants de la Révolution française de 1789. Les Jacobins de gauche (Robespierre) occupèrent le pouvoir et prirent des mesures plus radicales en 1793, mais ils furent renversés par un coup d’État l’année suivante.
  6. Le Congrès socialiste international de Stuttgart (VIIe Congrès de la IIe Internationale) s’est tenu du 18 au 24 août 1907. Le Congrès socialiste international de Copenhague (VIIIe Congrès de la IIe Internationale) s’est quant à lui tenu du 28 août au 3 septembre 1910.
  7. Zimmerwald et Kienthal sont les noms des villages suisses où eurent lieux des conférences socialistes internationales contre la guerre, respectivement les 5-8 septembre 1915 et les 24-25 avril 1916. L’objectif de ces conférences était de regrouper les courants socialistes internationalistes et pacifistes européens à la suite du naufrage de la IIe Internationale au début de la Première guerre mondiale, majoritairement dominée par les courants « social-patriotes ». Lénine anima l'« aile gauche » de l’Union Zimmerwald, dont les membres formeront pour la plupart les cadres de la future IIIe Internationale.
  8. L’Internationale syndicale rouge (ISR, ou Profintern) était une association internationale de syndicats révolutionnaires qui a existé de 1921 à 1937. Drizdo-Lozovsky en fut le principal dirigeant pendant toute son existence. Elle rassemblait des centrales syndicales qui ne faisaient pas partie de l’Internationale syndicale réformiste d’Amsterdam, ainsi que des groupes d’opposition et des tendances au sein des associations syndicales réformistes. Le congrès constitutif de l’Internationale Syndicale Rouge (ISR) s’est tenu à Moscou en juillet 1921 en présence de 380 délégués d’organisations syndicales représentants 15 millions de membres.
  9. La Fédération syndicale internationale (FSI), constituée en juillet en 1919 et ayant son secrétariat à Amsterdam (d’où son nom d' « Internationale d’Amsterdam ») rassemblait la majeure partie des organisations syndicales socialistes réformistes, opposées à l’Internationale syndicale rouge.
  10. La Fédération syndicale internationale (FSI), constituée en juillet en 1919 et ayant son secrétariat à Amsterdam (d’où son nom d' « Internationale d’Amsterdam ») rassemblait la majeure partie des organisations syndicales socialistes réformistes, opposées à l’Internationale syndicale rouge.