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Le développement du militarisme mondial et nos tâches militaires
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 25 octobre 1924 |
— 1ère publication : «Le militarisme mondial et l'Armée rouge» dans La Correspondance Internationale n° 77 — 4ème année.
— 2ème publication : en annexe de l'ouvrage Europe et Amérique et titré «le développement du militarisme mondial et nos tâches militaires», seule la première édition française comporte cette annexe.
Les intertitres sont ceux donnés dans La Correspondance Internationale.
(Extraits du discours prononcé le 25 octobre 1924 à Moscou à la conférence des services de ravitaillement de l’Armée Rouge.)
La technique humaine contre l’homme[modifier le wikicode]
Notre époque est caractérisée par la transformation rapide de la plupart des forces productrices du capitalisme en forces destructrices. Le fait n’est pas nouveau mais se présente aujourd’hui à un degré beaucoup plus haut que par le passé. Les forces productrices engendrées par le capitalisme dans les limites de l’Etat national et de la propriété privée en arrivent en une sorte d’hystérie furieuse, aspirent à s’évader de la geôle capitaliste, deviennent des forces destructives, s’anéantissent elles-mêmes par la guerre pour renaître et se consacrer aussitôt de nouveau, en majeure partie, au militarisme. La guerre impérialiste a été l’insurrection des forces productrices, c’est-à-dire de la technique humaine contre l’homme qui, ayant su maîtriser la nature, n’a pas su maîtriser la société, n’a pas su créer une organisation du travail basée sur la raison et la solidarité. La guerre impérialiste a ruiné l’Europe au profit de l’Amérique. L’Europe s’efforce de se restaurer, mais jusqu'à présent sans grand succès. Pourtant on peut constater certains progrès. Mais, dans le rétablissement de ses forces de production, l’Europe se heurte aux frontières nationales créées par le traité de Versailles, aux barrières douanières, à la diminution générale de la capacité d’adsorption du marché mondial. Elle cherche à sortir de ses cadres étroits, dut-elle pour cela employer la force armée. Et voilà pourquoi les forces de production, qui sont à peine au début de leur relèvement, se transforment de nouveau en forces de destruction. L’agonie lente du monde capitaliste nous donne le spectacle de l’épanouissement du militarisme.
Le militarisme américain[modifier le wikicode]
Parallèlement à l’Europe, les Etats-Unis sont devenus, eux aussi, l’arène du militarisme, mais d’un militarisme formidable, auquel l’Europe même d’avant-guerre n’aurait osé songer. Je ne donnerai pas les chiffres qui caractérisent la puissance économique de l’Amérique, car ils sont connus de tous. Je citerai néanmoins deux données. Comme vous le savez, les moteurs mécaniques (locomotives, paquebots, automobiles, tracteurs, etc.) ont une grande importance pour la technique militaire. Leur force totale dans le monde entier est évaluée à 500 millions de chevaux. Ce chiffre est loin d’être exact, mais il suffit pour ce que nous avons à démontrer. Un cheval-vapeur, vous le savez, équivaut à la force de 10 hommes. Donc les 500 millions de chevaux-vapeur représentés par tous les moteurs qui existent dans le monde équivalent à la force de 5 milliards d’hommes. Or la population du globe est d’environ 1 milliard 700 millions ; si l’on en défalque les enfants, les vieillards, les malades et les invalides, il ne reste environ qu’un milliard de personnes capables de travailler. Ainsi l’énergie mécanique dont dispose l’humanité est cinq fois plus considérable que l’humanité elle-même considérée comme moteur. Mais comment cette énergie mécanique est-elle répartie ?
La population des Etats-Unis ne dépasse guère 100 millions ; celle du reste du monde est de 1 milliard 600 millions. La proportion est donc de 1 à 16. Or les 500 millions de chevaux-vapeur sont répartis de telle façon que la moitié appartient aux Etats-Unis et l’autre moitié au reste de l’humanité. Comme on le voit, l’énergie mécanique, base de la technique moderne, assure aux Etats-Unis une prépondérance formidable sur le reste du monde. On comprend quelle est la répercussion de cette prépondérance sur les forces militaires.
Je citerai un autre chiffre qui a trait à l’or, métal avec lequel on peut tout acheter. La quantité d’or existant dans le monde est évaluée à 18 milliards de roubles. Sur ces 18 milliards, la moitié, c’est-à-dire 9 milliards, se trouve dans les sous-sols de la Banque fédérale et de la Trésorerie américaine. Or, vous le savez, le nerf de la guerre, c’est l’argent. Je crois que c’est Frédéric II qui l’a dit, mais je n’en réponds pas. Ainsi la traction mécanique, l’or et tout ce qui s’y rattache sont concentrés principalement aux Etats-Unis. L’or est en quelque sorte le couronnement, la coupole du temple capitaliste ; la traction mécanique en est le fondement technique, et tout ce qu’il y a entre ce fondement et cette coupole est réparti à peu près dans la même proportion entre les Etats-Unis et le reste du monde. Cela caractérise suffisamment la base technique et économique du militarisme américain, qui a surgi plus tard que les autres, mais qui se développe monstrueusement à nos yeux.
Les Etats-Unis, jusqu'à ces derniers temps, n’avaient pas été un pays militariste. Mais, depuis la guerre impérialiste, ils ont subi une brusque évolution sous ce rapport. Ils sont intervenus à la fin de cette guerre où ils ont obtenu ce qu’il fallait, c’est-à-dire la ruine complète de l’Allemagne, ce qui n’était pas dans les intentions de l’Angleterre, principal obstacle à la domination mondiale des Etats-Unis. Ce qu’il fallait à l’Angleterre, c’était une Allemagne affaiblie, mais non pas ruinée, contre la France ; ce qu’il fallait aux Etats-Unis, c’était une France puissante contre l’Angleterre. Les Etats-Unis ont entièrement atteint leur but et maintenant, quoique ce but soit atteint, ou plutôt parce qu’il atteint, le militarisme se donne libre cours sur le territoire et dans les eaux de l’Amérique.
Tout dernièrement, les Izvestia ont publié une correspondance très importante de New-York, consacrée à la description du récent «jour de la défense» aux Etats-Unis. Cette correspondance n’a pas un caractère technique ; pourtant elle nous fait entrevoir des perspectives politiques et militaires intéressantes. A la fête nationale du militarisme américain, le secrétaire d’Etat à la Marine, Wilbur, a déclaré que, sur divers points du monde, des passions s’élevaient contre les Etats-Unis et que rien ne refroidissait la passion comme l’acier froid. A la lecture du discours de ce paisible philistin d’hier (Wilbur, avant la guerre impérialiste, vendait probablement du lait condensé ou des saucisses de Chicago), on est stupéfié de l’exactitude avec laquelle cet honorable secrétaire d’Etat copie les harangues de l’ex-empereur d’Allemagne. D’ailleurs toute la parade militaire qui a eu lieu ce jour-là rappelle à s’y méprendre les procédés, les habitudes et la manières du militarisme allemand pendant la dernière décade qui a précédé la guerre. Il n’y a pas très longtemps, je faisais remarquer que la psychologie du bourgeois américain retarde considérablement sur sa puissance, mais la psychologie, ajoutai-je, s’aligne en fin de compte sur les facteurs objectifs. Mais je ne pensais pas alors que la militarisation avait fait de tels progrès en Amérique et que, quelques semaines avant l’élection présidentielle, l’opinion publique de ce pays, qui, tout récemment encore, se laissait prendre au pacifisme, à la philanthropie, aux quatorze points de Wilson, etc., non seulement permettrait, mais approuverait une mise en scène aussi militariste et un discours aussi belliqueux que celui du ministre de la Marine. Sincèrement parlant, il y a quelques semaines, je n’aurai pas cru que de telles choses pussent arriver en 1924, alors que le contribuable doit encore payer pour les pots cassés pendant la dernière guerre. Ainsi, les richesses de la bourgeoisie américaine, ces 250 millions de chevaux-vapeur, ces 9 milliards de roubles or entassés dans les caves de la Banque, deviennent la locomotive du militarisme américain.
Le capital américain étouffe de pléthore. Dans le cadre du marché intérieur, il a atteint une certaine limite. Il peut encore s’y développer partiellement, et jusqu'à présent il s’est développé selon une spirale au rayon sans cesse croissant, mais pour que cette spirale ne se brise pas au cadre du marché mondial, le capital américain doit bousculer tous les autres, il doit élargir le marché mondial ; or on ne peut l’élargir uniquement par des moyens économiques, car il est déjà conquis et réparti ; il faut donc rejeter les concurrents par la force. De là, le développement effréné du militarisme en tant qu’appareil matériel et en tant que mentalité agressive. La flotte américaine, vous le savez, est devenue l’égale de la flotte anglaise. Dans l’aviation militaire, les Etats-Unis occupent la première place ; il en est de même dans la chimie. Le «jour de la défense», les chimistes américains ont tenu un congrès où ils ont cru devoir faire deux démonstrations militaristes. Tout d’abord, les 69 sections de la Société américaine des chimistes ont déclaré que, chacune dans sa spécialité, elles travaillaient à la défense du pays ; puis le président du congrès, au nom des 15.000 membres de la Société, a assuré la Direction du ministère de la Guerre que toutes les forces de la Société étaient à la disposition de la défense nationale. Or il est facile de comprendre ce que signifie le mot «défense» pour l’Amérique, pays immense qui n’a pas de voisin capable de le menacer.
Nous entrons dans l’époque du développement offensif du militarisme américain. Pour mieux comprendre ce développement, il faut se souvenir de la rapidité avec laquelle le militarisme allemand s’épanouissait grâce au renforcement du capitalisme allemand. Ce dernier, arrivé après les autres, était obligé de jouer des coudes, et même des poings, pour se faire une place au soleil. La situation est la même pour le capital américain, mais dans des proportions beaucoup plus grandioses. En même temps, grâce à la situation géographique et aux particularités de l’évolution historique du pays, le capitalisme américain a encore la possibilité de revêtir le masque du pacifisme, ce qui est pour lui un grand avantage. Aujourd’hui encore, l’ingérence agressive du capital financier américain dans les affaires de l’Europe engendre et entretient les illusions pacifistes au sein de cette dernière. Pourtant le capitalisme américain et son militarisme sont en réalité maintenant les destructeurs de l’équilibre capitaliste mondial, c’est-à-dire de l’anarchie que l’on appelle de ce nom.
L’armée rouge en face du militarisme mondial[modifier le wikicode]
L’impérialisme américain s’élève actuellement au-dessus du monde comme la force la plus agressive, la plus effrénée et la plus destructive, force grosse de secousses et de bouleversements sanglants. Et nous, militaires de l’U.R.S.S., nous devons, sans perdre de vue les dangers directs et immédiats, tenir compte de ce facteur dans l’appréciation des perspectives militaires mondiales, car le capital américain ne pourra accomplir son œuvre de «pacification», c’est-à-dire de spoliation et d’asservissement de l’humanité, uniquement par des moyens «pacifiques «; lorsqu’il se heurtera à des résistances, il poussera un Etat asiatique ou européen contre l’autre, il financera les guerres comme des entreprises commerciales. Or nous ne sommes pas le moindre des obstacles dans la voie des Etats-Unis, qui aspirent à l’hégémonie mondiale. Voilà pourquoi il nous faut être sur nos gardes.
A l’époque actuelle, comme toujours, il est des processus fondamentaux et il en est de secondaires, de temporaires ou de superficiels. En Europe et en Amérique, nous assistons en ce moment à un changement de gouvernement. Qui viendra au pouvoir en Amérique ? Selon toute vraisemblance, Coolidge sera élu président. Mais si le président était le démocrate Davis, ou même La Follette, le militarisme américain continuerait sa marche en avant et redoublerait d’agressivité. A propos, La Follette était considéré comme notre ami, car pendant ces dernières années il avait fait de la propagande pour la reconnaissance de l’U.R.S.S., mais au moment des élections présidentielles, il est devenu muet comme une carpe, et cela, ce n’est pas le fait du hasard. Les Etats-Unis sont actuellement le seul pays qui ait des plans d’offensive mondiale, des plans qui portent sur le globe terrestre tout entier - en attendant qu’on trouve le moyen de se transporter dans les autres planètes. Les Américains cherchent à avancer dans toutes les voies, et en premier lieu du côté de la Chine, vaste pays de 400 millions d’habitants qui pourrait leur fournir un immense débouché. Or, ils constatent sans plaisir aucun que, sur la ligne de chemin de fer de la Chine orientale, il se trouve des employés et des ouvriers soviétistes, qu’à Pékin, à Canton et à Changhaï, le drapeau soviétiste flotte non seulement sur l’ambassade mais aussi déjà sur les consulats. Ils n’ignorent pas que l’U.R.S.S. jouit d’un prestige formidable auprès du peuple chinois. Le bolchévisme mondial est le seul ennemi véritable, implacable de tout impérialisme et, partant, de l’impérialisme américain, le plus agressif de tous. De là la haine que les leaders américains comme Hugues nourrissent contre nous.
Ainsi donc, je le répète, il est des processus essentiels et il en est de secondaires ; en tant que politiques, nous ne pouvons pas négliger non plus les processus temporaires. L’avènement de Mac Donald au pouvoir n’est pas le fait du hasard. Nous avons essayé de conclure avec lui un traité, mais sa chute a interrompu les pourparlers. Que Curzon revienne au pouvoir et nous engagerons aussi des pourparlers avec lui. Ce sont là des processus de deuxième et de troisième ordre ; mais ce qui est essentiel, c’est l’exacerbation des contradictions, le développement effréné du militarisme, l’impossibilité pour les forces de production de trouver une issue, la préparation d’une guerre mondiale. La politique est obligée de compter avec les phénomènes de deuxième et de troisième ordre, sinon ce n’est pas une politique, mais c’est d’après les processus fondamentaux qu’il nous faut tracer notre ligne fondamentale. Il s’ensuit que l’armée et la flotte rouges continuent d’être un facteur essentiel pour la sauvegarde de la révolution et de l’Union soviétique. Il ne saurait être question de liquider nos forces militaires. Nous ferions preuve d’un impardonnable légèreté si, sous prétexte qu’on est déjà habitué à nous, que nous existons déjà depuis sept ans et que beaucoup d’Etats nous ont reconnus, nous décrétions que nous pouvons peu à peu réduire nos forces militaires et les ramener presque à rien... C’est la reconnaissance de l’U.R.S.S. est aussi pour nous une conquête, mais de quel ordre ? De deuxième ou de troisième ordre ; l’essentiel, c’est qu’à la base des rapports internationaux il se produit une accumulation des antagonismes et un renforcement du militarisme.
Mais, pourra-t-on dire, que sommes-nous avec notre armée et notre flotte, avec notre technique militaire en comparaison du militarisme de l’Europe capitaliste et des Etats-Unis, que sommes-nous devant les Etats-Unis, qui n’ont laissé au reste de l’humanité que la moitié des forces mécaniques, de l’or et des diverses valeurs existant sur notre globe ? Evidemment, si nous étions seuls avec nos forces armées, notre technique et nos ressources contre les Etats-Unis et le monde capitaliste tout entier, il y a longtemps que nous aurions succombé. Mais le gage principal de notre invincibilité, tant que nous serons encerclés par les Etats capitalistes, réside dans les antagonismes profonds qui déchirent le monde capitaliste et opposent les uns aux autres les Etats et les classes. C’est là la garantie pratique essentielle de notre stabilité.
Mais il est vrai aussi que les antagonismes divisant la société capitaliste ne la paralysent que jusqu'à un certain point, de sorte que si nous étions désarmés, notre désarmement constituant d’ailleurs une provocation vis-à-vis de nos ennemis, ceux-ci trouveraient facilement les forces nécessaires à nous vaincre. L’incompréhension du rôle de l’armée rouge dans la constellation mondiale des forces ressemble à celle du rôle d’une organisation militarisée de combat dans la lutte de classe. Qu’est-ce qui décide de l’issue d’une révolution ? Le degré de conscience révolutionnaire du prolétariat, son rôle dans la production, la corrélation objective des forces de classes, la situation internationale, etc. Pourtant, lorsque se rapproche le moment de la conquête du pouvoir, nous formons des organisations de combat, nous formons des centuries ouvrières, — «A quoi bon, pourrait-on nous objecter, dans un pays où existe un puissant militarisme bourgeois ? La proportion des forces de classes décidera de tout et non quelques centuries ouvrières !» Ce raisonnement d’allure marxiste est évidemment faux. La lutte de classe en arrive à se décider à coup de fusils, de mitrailleuses et même de revolvers. Oui, la question décisive de l’histoire est résolue à un certain moment, dans des certaines conditions, par la force des armes et si les armes ne sont pas données, s’il n’y a pas d’organisations pour les prendre, la classe révolutionnaire, même préparée sous tous les autres rapports à la prise du pouvoir, ne le prend pas...
L’armée et la flotte rouges ne nous eussent pas sauvé sans les antagonismes de classes et d’Etats. Mais sans armée et flotte rouges l’antagonisme de classes et d’Etats ne nous eut pas sauvé non plus. Et c’est précisément parce que les puissances nous reconnaissent après nous avoir implacablement combattu, précisément parce que nous n’avons plus à parer chaque jour des coups inattendus que nous avons pu réduire très sensiblement les effectifs de notre armée. Notre organisation militaire doit néanmoins être prête à faire front à tous les dangers futurs. Certes il est dur à l’Union Soviétiste de consacrer chaque année 200 millions de dollars (exactement 395.000.000 de roubles à la défense militaire). Mais c’est une inéluctable nécessité. Nous avons étudié chaque chapitre de chaque dépense. Toutes les économies qu’on pouvait faire, nous les avons faites. Nous avons atteint la limite au-delà de laquelle notre mécanisme de défense ne peut plus être simplifié ni réduit. Nous continuons à le perfectionner, nous ne chercherons plus à le réduire.
Léon Trotski — 25 octobre 1924
N. B. : Les effectifs de paix réunis de l’armée et de la flotte rouges n’atteignent pas 550.000 hommes.