Catégorie | Modèle | Formulaire |
---|---|---|
Text | Text | Text |
Author | Author | Author |
Collection | Collection | Collection |
Keywords | Keywords | Keywords |
Subpage | Subpage | Subpage |
Modèle | Formulaire |
---|---|
BrowseTexts | BrowseTexts |
BrowseAuthors | BrowseAuthors |
BrowseLetters | BrowseLetters |
Template:GalleryAuthorsPreviewSmall
Special pages :
Europe et Amérique
Avant-propos à "Europe et Amérique"[modifier le wikicode]
Cette brochure comprend deux discours prononcés à deux années d'intervalle. Ces deux discours sont reliés et par l'unité du sujet, car ils sont consacrés à la caractéristique de la situation économique et politique mondiale, et par l'unité de pensée, car c'est l'attitude des Etats-Unis à l'égard de l'Europe qui est à la base de cette caractéristique de la situation mondiale.
Inutile de dire qu'on ne trouvera pas ici un exposé complet de la situation mondiale. La question des colonies, de la lutte nationale révolutionnaire des peuples d'Orient, n'a été effleurée ici qu'autant qu'il était nécessaire d'éclairer l'idée essentielle : l'hégémonie des Etats-Unis dans le monde capitaliste avec les conséquences qui en découlent. La question de la situation et des perspectives en Orient exige un examen particulier par suite du changement radical des rapports existants entre l'Amérique et l'Europe. Cet examen ne peut pourtant modifier la question essentielle traitée dans cette brochure : sans soumettre le problème d'Orient à un examen détaillé, nous avons, dans nos deux rapports, eu constamment en vue ce problème dans toute son ampleur historique.
L'énorme supériorité matérielle des Etats-Unis exclut automatiquement toute possibilité de relèvement économique pour l'Europe capitaliste. Si le capitalisme européen révolutionnait dans le passé les autres parties du monde, actuellement, c'est le capitalisme américain qui révolutionne l'Europe en déclin. Cette dernière n'a plus d'autre issue à l'impasse économique que la révolution prolétarienne, l'abolition des barrières douanières et des frontières d'État, la création des Etats-Unis soviétistes d'Europe et d'une Union fédérative avec l'URSS et les peuples libres d'Asie. Le développement de cette lutte gigantesque ouvrira infailliblement une époque révolutionnaire pour le potentat actuel, les Etats-Unis d'Amérique.
L. TROTSKI.
25 février 1926
P-S. En annexe à cette brochure, nous donnons un article, publié dans la Pravda du 30 juin 1923, sur la question des Etats-Unis socialistes d'Europe, ainsi que des passages de discours et d'articles où nous avons traité la question des rapports entre l'Europe et l'Amérique. L. T.
Des perspectives du développement mondial (Rapport fait par Trotski, le 28 juillet 1924, à l'assemblée des vétérinaires de Moscou)[modifier le wikicode]
Des postulats de la révolution prolétarienne[modifier le wikicode]
Dix années se sont écoulées depuis le début de la guerre impérialiste. Durant cette décade, le monde a considérablement changé, mais bien moins que nous ne le supposions et ne l'escomptions il y a dix ans. Nous considérons l'histoire du point de vue de la révolution sociale. Ce point de vue est en même temps théorique et pratique. Nous analysons les conditions de l'évolution telles qu'elles se forment sans nous et indépendamment de notre volonté, afin de les comprendre et d'agir sur elles par notre volonté active, c'est-à-dire par la volonté de la classe organisée. Ces deux côtés dans notre façon marxiste d'aborder l'histoire sont indissolublement liés. Si l'on se borne à constater ce qui se passe, on arrive en définitive au fatalisme, à l'indifférence sociale qui, à certains degrés, prend la forme du menchevisme, où il y a une grande part de fatalisme et de résignation au cours des événements. D'autre part, si l'on se borne à l'activité, à la volonté révolutionnaires, on risque de tomber dans le subjectivisme, qui comporte une grand nombre de variétés : l'anarchisme en est une, le socialisme-révolutionnaire de gauche une autre, enfin, c'est à ce subjectivisme qu'il faut rapporter les phénomènes qui se produisent dans le communisme lui-même et que Lénine a qualifiés de " maladie infantile de gauche ". Tout l'art de la politique révolutionnaire consiste à savoir allier la constatation objective et la réaction subjective. Et n'est en cela que consiste l'essence de la doctrine léniniste.
J'ai dit que nous abordions l'histoire du point de vue de la révolution qui doit transmettre le pouvoir aux mains de la classe ouvrière pour la refonte communiste de la société. Quels sont les postulats de la révolution sociale, dans quelles conditions peut-elle surgir, se développer et vaincre ? Ces postulats sont très nombreux. Mais on peut les rassembler en trois et même en deux groupes : les postulats objectifs et les postulats subjectifs : Les postulats objectifs reposent sur un niveau déterminé de développement des forces de production. (C'est là une chose élémentaire, mais il n'est pas inutile de revenir de temps en temps à " l'alpha-beta ", aux fondements du marxisme, afin d'arriver, à l'aide de l'ancienne méthode, aux nouvelles conclusions qu'impose la situation actuelle). Ainsi donc, le postulat capital de la révolution sociale est un niveau déterminé de développement des forces productives, un niveau où le socialisme et ensuite le communisme, comme mode de production et de répartition des biens, offrent des avantages matériels. Il est impossible d'édifier le communisme ou même le socialisme à la campagne, où règne encore la herse. Il faut un certain développement de la technique.
Or, ce niveau de développement est-il atteint dans l'ensemble du monde capitaliste ? Oui, incontestablement. Qu'est-ce qui le prouve ? C'est que les grandes entreprises capitalistes, les trusts, les syndicats, triomphent dans le monde entier des petites et moyennes entreprises. Ainsi donc, une organisation économique sociale qui s'appuierait uniquement sur la technique des grandes entreprises, qui serait construite sur le modèle dos trusts et des syndicats, mais sur les bases de la solidarité, qui serait étendue à une nation, à un Etat, puis au monde entier, offrirait des avantages matériels énormes. Ce postulat existe depuis longtemps.
Deuxième postulat objectif : il faut que la société soit dissociée de façon qu'il y ait une classe intéressée à la révolution socialiste et que cette classe sait assez nombreuse et assez influente au point de vue de la production pour faire elle-même cette révolution. Mais cela ne suffit pas. Il faut encore que cette classe – et là nous passons au postulat subjectif – comprenne la situation, qu'elle veuille consciemment le changement de l'ancien ordre de choses, qu'elle ait à sa tête un parti capable de la diriger au moment du coup de force et de lui assurer la victoire. Or cela présuppose un certain état de la classe bourgeoise dirigeante qui doit avoir perdu son influence sur les masses populaires, être ébranlée dans ses propres rangs, avoir perdu de son assurance. Cet état de la société représente précisément une situation révolutionnaire. Ce n'est que sur des bases sociales de production déterminées que peuvent surgir les prémisses psychologiques, politiques et organiques pour la réalisation de l'insurrection et sa victoire.
Le deuxième postulat : dissociation de classe, autrement dit rôle et importance du prolétariat dans la société, existe-t-il ? Oui, il existe déjà depuis des dizaines d'années. C'est ce que prouve, mieux que tout, le rôle du prolétariat russe, qui pourtant est de formation relativement récente. Qu'est-ce qui a manqué jusqu'à présent ? Le dernier postulat subjectif, la conscience par le prolétariat d'Europe de sa situation dans la société, une organisation et une éducation appropriées, un parti capable de diriger le prolétariat. Voilà ce qui a manqué. Maintes fois, nous marxistes, nous avons dit que, en dépit de toutes les théories idéalistes, la conscience de la société retarde sur son développement, et nous en avons une preuve éclatante dans le sort du prolétariat mondial. Les forces de production sont depuis longtemps mûres pour le socialisme. Le prolétariat, depuis longtemps, tout au moins dans les pays capitalistes les plus importants, joue un rôle économique décisif. C'est de lui que dépend tout le mécanisme de la production et, par suite, de la société. Ce qui fait défaut, c'est le dernier facteur subjectif : la conscience retarde sur la vie.
La guerre impérialiste a été le châtiment historique de ce retard sur la vie, mais, d'autre part, elle a donné au prolétariat une puissante impulsion. Elle a eu lieu parce que le prolétariat n'a pas été en état de la prévenir, car il n'était pas encore arrivé à se connaître dans la société, à comprendre son rôle, sa mission historique, à s'organiser, à s'assigner la tache de la prise du pouvoir et 'à s'en acquitter. En même temps, la guerre impérialiste, qui a été un châtiment non pas d'une faute mais d'un malheur du prolétariat, devait être et a été un puissant facteur révolutionnaire.
La guerre a montré la nécessité profonde, urgente, d'un changement du régime social. Bien avant la guerre, le passage à l'économie socialiste présentait des avantages sociaux considérables, autrement dit, les forces de production se seraient, sur les bases socialistes, développées beaucoup plus alors que sur les bases capitalistes. Mais, même sur les bases du capitalisme, les forces de production avant la guerre croissaient rapidement, non seulement en Amérique, mais aussi en Europe. C'est en cela que consistait la "justification" relative de l'existence du capitalisme lui-même. Depuis la guerre impérialiste, le tableau est tout autre : les forces de production, loin de croître, diminuent. Et il ne peut s'agir maintenant que de réparer les destructions, mais non de continuer à développer les forces de production. Ces dernières, encore plus qu'auparavant, sont à l'étroit dans le cadre de la propriété individuelle et dans le cadre des Etats créés par la paix de Versailles. Le fait que la progression de l'humanité est maintenant, inconciliable avec l'existence du capitalisme, a été prouvé incontestablement par les événements des dix dernières années. En ce sens, la guerre a été un facteur révolutionnaire. Mais, elle ne l'a pas été seulement dans ce sens. Détraquant impitoyablement toute l'organisation de la société, elle a tiré de l'ornière du conservatisme et de la tradition la conscience des masses laborieuses. Nous sommes entrés dans l'époque de la révolution.
Les dix dernières années (1914-1924)[modifier le wikicode]
Si l'on aborde de ce point de vue la dernière décade, on voit qu'elle se divise en plusieurs périodes nettement délimitées. La première est celle de la guerre impérialiste, qui embrasse plus de quatre années (pour la Russie, un peu plus de trois). Une nouvelle période commence en février et, particulièrement, en octobre 1917. C'est la période de liquidation révolutionnaire de la guerre. Les années 1918-1919 et une partie de l'année 1920 (tout au moins pour quelques pays) furent entièrement remplies par la liquidation de la guerre impérialiste et l'attente de la Révolution prolétarienne dans toute l'Europe. Nous assistâmes alors à la Révolution d'Octobre en Russie, au renversement des monarchies dans les Empires centraux, à un puissant mouvement prolétarien dans toute l'Europe et même en Amérique. Les dernières vagues de cette tempête révolutionnaire furent l'insurrection de septembre 1920 en Italie et les événements de mars 1921 en Allemagne. L'insurrection de septembre 1920 en Italie coïncide presque avec l'offensive de l'Armée Rouge sur Varsovie qui, elle aussi, était partie constitutive du courant révolutionnaire et qui reflua avec ce dernier. On peut dire que cette époque de pression révolutionnaire directe d'après-guerre se termine par l'explosion de mars 1921 en Allemagne. Nous avons vaincu dans la Russie tsariste, où le prolétariat a maintenu son pouvoir. Les monarchies de l'Europe centrale ont été renversées presque sans coup férir. Mais, nulle part, le prolétariat ne s'est emparé du pouvoir, sauf en Hongrie et en Bavière où il n'a pu le conserver que très peu de temps.
Il pouvait alors sembler et il semblait en réalité à nos ennemis que s'ouvrait une époque de restauration de l'équilibre capitaliste, de pansement des blessures portées par la guerre impérialiste et de consolidation de la société bourgeoise.
Du point de vue de notre politique révolutionnaire, cette nouvelle période commence par une retraite. Cette retraite, nous l'avons proclamée officiellement, non sans une sérieuse lutte intérieure, au IIIe Congrès de l'I.C., vers le milieu de l'année 1921. Nous avons constaté alors que la première poussée consécutive à la guerre impérialiste avait été insuffisante pour la victoire, car il n'y avait pas alors en Europe de parti dirigeant capable d'assurer la victoire, et que le dernier grand événement de cette période triennale, l'insurrection de mars en Allemagne, était gros de danger et montrait clairement que, si le mouvement continuait dans cette voie, il menaçait de détruire le jeune Parti de l'Internationale Communiste. Le IIIe Congrès a crié " En arrière ! Reculons du front de bataille direct sur lequel nos partis européens ont été jetés par les événements d'après-guerre." C'est, alors que commence l'époque de la lutte pour l'influence sur les masses, la période de travail acharnée d'agitation et d'organisation sous le mot d'ordre du front prolétarien unique, puis sous celui du front ouvrier et paysan unique. Cette période a duré environ deux ans. Et, pendant ce court espace de temps, une mentalité adaptée à un travail mesuré d'agitation et de propagande a eu le temps de s'élaborer. Les événements révolutionnaires, semblait-il, reculaient dans un avenir indéterminé mais assez lointain. Pourtant, dans la deuxième année de cette courte période, l'Europe a été de nouveau ébranlée par la secousse de l'occupation de la Ruhr.
Au premier abord, l'occupation de la Ruhr pouvait sembler un épisode peu important pour l'Europe ensanglantée et épuisée, qui avait traversé quatre années de la plus horrible guerre, Au fond, cette occupation fut comme une courte répétition de la guerre impérialiste. Les Allemands ne résistèrent pas, car ils ne le pouvaient pas, et les Français envahirent la région industrielle sur laquelle pivotait l'économie allemande. Par suite, l'Allemagne et, jusqu'à un certain point, le reste de l'Europe, se trouvèrent en quelque sorte en état de guerre. L'économie allemande et, par ricochet, l'économie française, se trouvèrent désorganisées.
Cinq années après que la guerre impérialiste eut ébranlé le monde entier, soulevé les couches les plus retardataires des travailleurs mais sans les mener à la victoire, l'histoire fit en quelque sorte une nouvelle expérience, un nouvel examen. Je vais vous donner, semblait-elle dire, une courte répétition de la guerre impérialiste. J'ébranlerai dans ses fondements l'économie déjà profondément détraquée de l'Europe, et je vous donnerai, à vous prolétariat, Partis communistes, la possibilité de rattraper le temps perdu pendant ces dernières années. En 1923, en effet, la situation en Allemagne évolue brusquement et radicalement vers la révolution. La société bourgeoise est ébranlée jusque dans ses fondements. Le président du conseil des ministres, Stresemann, déclare ouvertement qu'il est à la tête du dernier gouvernement bourgeois d'Allemagne. Les fascistes disent : "Que les communistes viennent au pouvoir et après ce sera notre tour". L'existence nationale de l'Allemagne est complètement détraquée. On se souvient de la dégringolade du mark et du sort de l'économie allemande pendant cette période. Les masses affluent spontanément au Parti communiste. La social-démocratie, qui est actuellement la principale force au service de l'ancienne société, est scindée, affaiblie, n'a plus confiance en elle-même. Les ouvriers désertent ses rangs. Et maintenant quand on considère cette période qui embrasse presque toute l'année 1923, particulièrement la deuxième partie, après le mois de juin, après la cessation de la résistance passive, on se dit : l'histoire n'a jamais créé et ne créera probablement jamais de conditions plus favorables pour la révolution du prolétariat et la prise du pouvoir. Si l'on demandait à nos jeunes savants marxistes d'imaginer une situation plus favorable à la prise du pouvoir par le prolétariat, je crois bien qu'ils n'y arriveraient pas, à condition évidemment qu'ils opèrent sur des données réelles et non sur des données fantaisistes. Mais une chose a manqué. Le Parti communiste n'a pas été assez trempé, assez clairvoyant, assez résolu et assez combatif pour assurer l'intervention au moment nécessaire et la victoire. Et, par cet exemple, nous apprenons de nouveau à comprendre le rôle et l'importance d'une direction juste du Parti communiste, direction qui, au point de vue historique, est le dernier facteur, mais qui par l'importance est loin d'être le dernier facteur de la révolution prolétarienne.
L'échec de la Révolution allemande marque une nouvelle période dans le développement de l'Europe et, en partie, du monde entier. Nous avons caractérisé cette nouvelle période comme la période d'arrivée au pouvoir des éléments démocratico-pacifistes de la société bourgeoise. Les fascistes ont fait place aux pacifistes, aux démocrates, aux mencheviks, aux radicaux et autres partis petits-bourgeois. Certes, si la révolution avait triomphé en Allemagne, tout le chapitre historique que nous feuilletons maintenant aurait un contenu tout autre. Si même, en France, le gouvernement Herriot fût venu au pouvoir, il n'aurait pas eu la même physionomie et son existence eût été beaucoup plus courte, quoique je ne réponde pas de sa stabilité. Il en est de même de Mac Donald et de toutes les autres variétés du type démocratico-pacifiste.
Fascisme, démocratie, kérenskisme[modifier le wikicode]
Pour comprendre le changement qui s'est opéré, il faut savoir ce qu'est le fascisme et ce qu'est le réformisme pacifiste, que l'on appelle parfois kérenskisme. J'ai déjà donné une définition de ces conceptions courantes, mais je la répéterai. Car, sans une compréhension juste du fascisme et du néo-réformisme, on a inévitablement une perspective politique fausse.
Le fascisme peut, selon les pays, avoir des aspects divers, une composition sociale différente, c'est-à-dire se recruter parmi des groupes différents ; mais il est essentiellement le groupement combatif des forces que la société bourgeoise menacée fait surgir pour repousser le prolétariat dans la guerre civile. Quand l'appareil étatique démocratico-parlementaire s'empêtre dans ses propres contradictions internes, quand la légalité bourgeoise est une entrave pour la bourgeoisie elle-même, cette dernière met en action les éléments les plus combatifs dont elle dispose, les libère des freins de la légalité, les oblige à agir par toutes les méthodes de destruction et de terreur. C'est là le fascisme. Ainsi donc, le fascisme est I'état de guerre civile pour la bourgeoisie qui rassemble ses troupes, de même que le prolétariat groupe ses forces et ses organisations pour l'insurrection armée au moment de la prise du pouvoir. Par suite, le fascisme ne peut être de longue durée ; il ne peut être un état normal de la société bourgeoise, de même que l'état d'insurrection armée ne peut être l'état constant, normal, du prolétariat, et alors la bourgeoisie restaure progressivement son appareil étatique normal, ou bien la victoire du prolétariat, et alors il n'y a plus de place pour le fascisme, mais pour d'autres raisons. Comme nous le savons par notre expérience, le prolétariat victorieux dispose de moyens efficaces pour empêcher le fascisme d'exister et, à plus forte raison, de se développer. Ainsi donc, le remplacement du fascisme par " l'ordre " normal bourgeois était prédéterminé par le fait que les attaques du prolétariat, la première (1918-1921) comme la seconde (1923) avaient été repoussées. La société bourgeoise avait tenu bon et elle reprenait jusqu'à un certain point confiance. La bourgeoisie n'est pas aujourd'hui menacée assez directement en Europe pour armer et mettre en action les fascistes. Mais elle ne se sent pas assez solidement assise pour gouverner personnellement. Voilà pourquoi, entre deux actes du drame historique, le menchevisme est nécessaire. Le gouvernement Mac Donald est nécessaire à la bourgeoisie en Angleterre. Le Bloc des gauches lui est encore plus nécessaire en France.
Peut-on, néanmoins, considérer le gouvernement travailliste et le Bloc des gauches comme le régime du kérenskisme ? Nous avions donné conditionnellement cette dénomination au réformisme dont nous attendions l'avènement il y a environ trois ans, alors que nous escomptions la coïncidence de l'évolution parlementaire à gauche en France et en Angleterre avec les changements révolutionnaires en Allemagne. Cette coïncidence ne s'est pas produite par suite de la défaite de la Révolution allemande en octobre de l'année dernière. Parler maintenant de kérenskisme à propos du Bloc des gauches ou du gouvernement Mac Donald, c'est démontrer son inintelligence de la situation.
Qu'est-ce que le kérenskisme ? C'est un régime où la bourgeoisie, n'espérant plus ou n'espérant pas encore vaincre dans la guerre civile ouverte, fait les concessions les plus extrêmes et les plus risquées et transmet le pouvoir aux éléments les plus "gauches" de la démocratie bourgeoise. C'est le régime où l'appareil de répression échappe en fait aux mains de la bourgeoisie. Il est clair que le kérenskisme ne saurait être un état social durable. II doit se terminer, soit par la victoire des korniloviens (c'est-à-dire des fascistes pour l'Europe), soit par celle des communistes. Le kérenskisme est le prélude direct d'Octobre, quoique évidemment Octobre ne doive pas nécessairement, dans tous les pays, surgir du kérenskisme...
Peut-on, dans ce sens, qualifier de kérenskisme le régime de Mac Donald ou du Bloc des gauches ? Non. La situation en Angleterre n'est pas du tout ce qu'elle était en Russie en été 1917. Les forces du Parti communiste anglais ne permettent pas d'envisager la prise prochaine du pouvoir. Puisqu'il en est ainsi, il n'y a pas de base non plus pour le kornilovisme. Selon toute vraisemblance, Mac Donald cédera la place aux conservateurs ou aux libéraux. En France, l'état de l'appareil étatique et les forces du. Parti communiste ne permettent pas de supposer que le régime du Bloc des gauches évoluera directement et rapidement vers la révolution prolétarienne. La conception du kérenskisme est évidemment, en l'occurrence, hors de mise. Il faudrait un sérieux revirement des événements pour que l'on puisse parler de kérenskisme.
En conséquence, une question, capitale maintenant, se pose à nous : qu'est-ce que cette période actuelle de réformisme ? Quelles sont ses bases ? Ce régime peut-il se consolider, peut-il devenir un état normal pendant une série d'années – ce qui impliquerait évidemment un retard correspondant de la révolution prolétarienne ? C'est là la question cardinale du moment présent. Comme je l'ai déjà dit, elle ne peut être résolue uniquement sur le terrain subjectif, c'est-à-dire d'après nos désirs, d'après notre envie de changer la situation. Et, en l'occurrence, comme toujours, l'analyse objective, l'appréciation de ce qui est, de ce qui change, de ce qui devient doit être le postulat de notre action. Essayons donc d'aborder la question de ce point de vue.
De quoi dépend le sort du réformisme "européen" ?[modifier le wikicode]
Ce sont maintenant les réformistes qui sont au pouvoir dans les principaux pays européens. Le réformisme présuppose certaines concessions de la part des classes possédantes aux classes non possédantes, quelques "sacrifices" modestes de l'Etat bourgeois en faveur de la classe ouvrière. Peut-on penser que, dans l'Europe actuelle, incomparablement plus pauvre qu'avant la guerre, il y ait une base économique pour de larges et profondes réformes sociales ? Les réformistes eux-mêmes, tout au moins sur le continent, parlent très peu de ces réformes. Si l'on envisage maintenant des " réformes sociales " c'est plutôt dans le camp bourgeois : on se propose de supprimer la journée de huit heures ou tout au moins d'y apporter les correctifs qui, en fait, la rendront inexistante. Mais il est une question pratique qui a des affinités avec les " réformes " et qui est une question de vie ou de mort pour les ouvriers européens et avant tout pour les ouvriers d'Allemagne, d'Autriche, de Hongrie, de Tchécoslovaquie, de Pologne et même de France. Cette question, c'est celle de la stabilisation des changes. La stabilisation de la monnaie fiduciaire, mark, couronne ou franc, entraîne celle des salaires et les empêche de se déprécier. C'est là une question capitale pour tout le prolétariat de l'Europe continentale. Il est indubitable que les succès relatifs et essentiellement précaires obtenus dans la stabilisation de la monnaie sont une des principales bases de l'ère réformiste pacifiste. Si en Allemagne le mark s'effondrait, la situation révolutionnaire se représenterait intégralement, et si le franc français continuait à dégringoler comme il l'a fait il y a quelques mois, le sort du ministère Herriot serait encore plus problématique que maintenant. La question du néo-réformisme qui se pose à nous doit être par conséquent formulée ainsi : sur quoi est fondé l'espoir d'une consolidation d'un équilibre économique relatif et temporaire et, en particulier, I'espoir de la stabilisation de la monnaie et des salaires ? Qu'est-ce qui autorise cet espoir et dans quelle mesure est-il fondé ? Cette question nous amène à considérer le facteur capital de l'histoire contemporaine de l'humanité : les Etats-Unis. Vouloir raisonner sur le sort de l'Europe et du prolétariat mondial sans tenir compte de la force et de l'importance des Etats-Unis, c'est, dans un certain sens, compter sans le maître. Car, le maître de l'humanité capitaliste, c'est New York et Washington, c'est le gouvernement américain. Nous le voyons maintenant, par exemple, par le Plan des Experts. L'Europe, hier encore, si puissante et si fière de sa culture et de son passé historique doit maintenant, pour se tirer de l'impasse, des contradictions et des malheurs qu'elle a attirés elle-même sur sa tête, faire venir d'outre-atlantique un général Dawes qui n'est peut-être pas très intelligent, qui n'a peut-être même aucune intelligence. Cet homme arrive, il s'assied à table en arbitre souverain et même, comme le disent quelques-uns, met ses jambes sur la table et établit un tableau exact des modes et des délais de restauration de l'Europe. Puis, il présente ce tableau aux gouvernements européens pour qu'ils s'y conforment. Et ils s'y conformeront. Hughes, le ministre américain des Affaires étrangères, fait un voyage non officiel en Europe et, pendant ce temps, Mac Donald et Herriot organisent une conférence archi-officielle. Derrière la conférence, dans les coulisses, se tient Hughes, qui exige et ordonne. Pourquoi ? Parce qu'il a la force. En quoi consiste cette force ? Dans le capital, dans la richesse, dans une puissance économique formidable[1]. Le développement antérieur de l'Europe et du monde entier s'effectuait, dans une mesure considérable, sous la direction de l'Angleterre. La première, l'Angleterre avait su largement utiliser le charbon et le fer et, par suite, s'assurer pour longtemps la direction du monde. En d'autres termes, elle réalisait politiquement sa prépondérance économique et en tirait parti dans ses rapports internationaux. Elle dominait en Europe en opposant un pays à l'autre, en consentant ou en refusant des emprunts, en finançant la lutte contre la Révolution française, etc. Elle avait la haute main sur le monde entier. Mais sa prépondérance au moment de son plus grand épanouissement n'est rien en comparaison de celle dont les Etats-Unis disposent actuellement sur le reste du monde, l'Angleterre y comprise. Et c'est là la question capitale de l'histoire européenne et mondiale. Ne pas la comprendre, c'est être incapable de comprendre le prochain chapitre de notre histoire. Ce n'est pas par l'effet du hasard que le général Dawes a franchi l'Océan, que nous sommes obligés de savoir qu'il s'appelle Dawes et qu'il a le titre de général. Il a avec lui plusieurs banquiers américains, qui examinent les papiers des gouvernements européens et déclarent : nous ne permettrons pas ceci, nous exigeons cela. Pourquoi ce ton autoritaire ? Tout le système des réparations échouera si l'Amérique n'effectue pas le premier versement 800 millions de marks-or pour assurer la monnaie allemande. De l'Amérique dépend la stabilisation ou la chute du franc, et aussi, dans une moindre mesure, de la livre sterling. Or, le mark, le franc et la livre sterling jouent un certain rôle dans la vie des peuples.
L'impérialisme "pacifiste" des Etats-Unis[modifier le wikicode]
Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'Amérique s'est engagée entièrement et définitivement dans la voie d'une politique impérialiste mondiale active. Le revirement de sa politique remonte aux dernières années du XIXe siècle.
La guerre hispano-américaine a eu lieu en 1898 ; les Etats-Unis se sont alors emparés de Cuba et, par là même, se sont assuré la clé du canal de Panama et, par suite, une issue dans l'Océan Pacifique, vers la Chine, vers le continent asiatique. En 1900, l'exportation des produits industriels a, pour la première fois dans l'histoire des Etats-Unis, dépassé leur importation. Et, ainsi, l'Amérique a pu entreprendre une politique mondiale active.
En 1903, l'Amérique détache de la Colombie la province de Panama, dont elle fait proclamer et reconnaître l'indépendance. Elle agit de même aux îles Hawaï et, me semble-t-il, aux îles Samoa. Quand elle veut annexer un territoire étranger ou mettre un pays en tutelle, elle organise une petite révolution indigène, puis intervient pour pacifier le pays, – ce que fait maintenant Dawes pour l'Europe ruinée par la guerre menée avec l'aide de l'Amérique. En 1903, les Etats-Unis s'assurent ainsi l'isthme de Panama, procèdent au percement du canal, dont l'achèvement, en 1920, ouvre, au sens véritable du mot, un nouveau chapitre dans l'histoire de l'Amérique et de tout le globe terrestre. Les Etats-Unis ont radicalement corrigé la géographie dans l'intérêt de l'impérialisme américain, Comme on le sait, leur industrie est concentrée dans la partie orientale du pays, vers l'Atlantique. La partie occidentale est surtout agricole. Les Etats-Unis sont principalement attirés vers la Chine, qui a une population de 400 millions et des richesses incalculables. Par le canal de Panama, leur industrie s'ouvre vers l'Occident une voie maritime qui leur permet une économie de plusieurs milliers de kilomètres. Les années 1898, 1900, 1914 et 1920 sont des dates marquant les principales étapes de la voie de l'impérialisme où se sont engagés délibérément les Etats-Unis. De ces étapes, la guerre mondiale a été la plus importante. Les Etats-Unis n'y sont entrés qu'à la dernière heure, ils ont attendu trois ans avant de sortir de leur " neutralité ". Bien plus, deux mois avant leur intervention, Wilson déclarait qu'il ne pouvait être question de la participation de l'Amérique la folie sanglante des peuples européens. Trois années durant, les Etats-Unis se sont contentés de convertir méthodiquement en dollars le sang des " fous " d'Europe. Mais, au moment où la guerre menaçait de se terminer par la victoire de l'Allemagne, leur rival le plus dangereux, les Etats-Unis sont intervenus, et c'est ce qui a décidé de l'issue de la lutte.
Fait remarquable : c'est dans un but intéressé que l'Amérique a alimenté la guerre par son industrie ; c'est dans un but intéressé qu'elle est intervenue, afin d'écraser un concurrent redoutable ; et, pourtant, elle a conservé une solide réputation de pacifisme. C'est là un des paradoxes de l'histoire, paradoxe qui n'a et n'aura rien de réjouissant pour nous. L'impérialisme américain, essentiellement brutal, impitoyable, rapace, a, grâce aux conditions spéciales de l'Amérique, la possibilité de se draper dans le manteau du pacifisme, ce que ne peuvent faire les aventuriers impérialistes de l'Ancien Monde. Il y a à cela des raisons géographiques et historiques. Les Etats-Unis n'ont pas eu besoin d'entretenir d'armée terrestre. Pourquoi ? Parce qu'ils sont séparés par d'immenses océans de leurs rivaux. L'Angleterre est une île, et c'est là un des facteurs déterminants de son caractère, en même temps qu'un de ses principaux avantages. Les Etats-Unis sont aussi une vaste île par rapport au groupe des anciennes parties du monde. L'Angleterre se protège par sa flotte. Mais, si l'on parvient à percer son front naval, il est facile de la conquérir, car elle ne représente qu'une étroite bande de terre. Mais essayez de conquérir les Etats-Unis ! C'est une île qui a en même temps tous les avantages de la Russie, l'immensité du territoire. Même sans flotte, les Etats-Unis seraient presque invulnérables, par suite de leur vaste superficie. Voilà la raison géographique essentielle qui leur a permis de s'affubler de ce masque de pacifisme. En effet, contrairement à l'Europe et aux autres pays, l'Amérique, jusqu'à présent, n'avait pas d'armée. Et si elle vient d'en créer une, c'est qu'on l'y a forcée. Qui l'y a forcée ? Les barbares, le kaiser, les impérialistes allemands.
C'est dans l'histoire qu'il faut chercher la seconde raison de la réputation de pacifisme des Etats-Unis. Ces derniers sont intervenus sur l'arène mondiale, alors que le globe terrestre tout entier était déjà conquis, partagé et opprimé. C'est pourquoi l'avance impérialiste des Etats-Unis s'effectue sous les mots d'ordre : " Liberté des mers ", " Portes ouvertes ", etc., etc. Aussi, quand l'Amérique est obligée d'accomplir ouvertement une canaillerie militariste, la responsabilité aux yeux de la population et, dans une certaine mesure, de l'humanité tout entière, en incombe uniquement aux citoyens retardataires du reste du monde.
Wilson a aidé à achever l'Allemagne, puis il est arrivé en Europe armé de ses quatorze points, où il promettait le bonheur général, la paix universelle, le châtiment du kaiser criminel, proclamait le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, le règne de la justice, etc. Et, durant de longs mois, les petits-bourgeois et même une grande partie des ouvriers européens, crurent en l'évangile de Wilson. Représentant du capital américain, qui s'était souillé de sang en attisant la guerre européenne, ce professeur de province apparut en Europe comme l'apôtre du pacifisme et de la réconciliation. Et tous disaient : Wilson donnera la paix, Wilson restaurera l'Europe. Mais Wilson ne réussit pas du premier coup à obtenir ce qu'est venu maintenant réaliser le général Dawes avec son escorte de banquiers et, froissé, il tourna le dos à l'Europe et rentra chez lui. Quelles ne furent pas alors les clameurs des démocrates-pacifistes et des social-démocrates contre la folie de la bourgeoisie européenne, qui n'avait pas voulu s'entendre avec Wilson et n'avait pas su réaliser la pacification et le bonheur de l'Europe !
Wilson fut écarté. Le parti républicain vînt au pouvoir. L'Amérique traversa alors une période de prospérité commerciale et industrielle basée presque uniquement sur le marché intérieur, c'est-à-dire sur un équilibre temporaire entre l'industrie et l'agriculture, entre l'Est et l'Ouest du pays. Cette prospérité ne dura que deux ans : elle prit fin en 1923. Mais, depuis le printemps dernier, il s'est manifesté des indices indubitables d'une crise commerciale et industrielle, précédée d'ailleurs par une forte crise agraire qui a frappé cruellement les régions agricoles du pays. Et, comme toujours, cette crise a donné à l'impérialisme une nouvelle impulsion vivifiante, Le capital financier des Etats-Unis a expédié ses représentants en Europe pour parachever l'œuvre commencée pendant la guerre impérialiste et continuée par la paix de Versailles, c'est-à-dire la mise en tutelle économique de l'Europe.
Le plan des Etats-Unis : mettre l'Europe à la portion congrue[modifier le wikicode]
Que veut le capital américain ? A quoi tend-il ? Il cherche, dit-on, la stabilité. Il veut rétablir le marché européen dans son intérêt, il veut rendre à l'Europe sa capacité d'achat. De quelle façon ? Dans quelles limites ? En effet, le capital américain ne peut vouloir se faire de l'Europe un concurrent. Il ne peut admettre que l'Angleterre et, à plus forte raison, l'Allemagne et la France, recouvrent leurs marchés mondiaux, parce que lui-même est à l'étroit, parce qu'il exporte des produits et s'exporte lui-même. Il vise à la maîtrise du monde, il veut instaurer la suprématie de l'Amérique sur notre planète. Que doit-il faire à l'égard de l'Europe ? Il doit, dit-on, la pacifier. Comment ? Sous son hégémonie. Qu'est-ce que cela signifie Qu'il doit permettre à l'Europe de se relever, mais dans des limites bien déterminées, lui accorder des secteurs déterminés, restreints, du marché mondial. Le capital américain commande maintenant aux diplomates. Il se prépare à commander également aux banques et aux trusts européens, à toute la bourgeoisie européenne. C'est ce à quoi il tend. Il assignera aux financiers et aux industriels européens des secteurs déterminés du marché. Il réglera leur activité. En un mot, il veut réduire l'Europe capitaliste à la portion congrue, autrement dit, lui indiquer combien de tonnes, de litres ou de kilogrammes de telle ou telle matière elle a le droit d'acheter et de vendre. Déjà, dans les thèses pour le 3e Congrès de l'I.C., nous écrivions que l'Europe est balkanisée. Cette balkanisation se poursuit maintenant. Les Etats des Balkans ont toujours eu des protecteurs dans la personne de la Russie tsariste ou de l'Autriche-Hongrie, qui leur imposaient le changement de leur politique, de leurs gouvernants ou même de leurs dynasties (Serbie). Maintenant, l'Europe se trouve dans une situation analogue à l'égard des Etats-Unis et en partie de la Grande-Bretagne. Au fur et à mesure que se développeront leurs antagonismes, les gouvernements européens iront chercher aide et protection à Washington et à Londres ; le changement des partis et des gouvernements sera déterminé en dernière analyse par la volonté du capital américain, qui indiquera à l'Europe combien elle doit boire et manger... Le rationnement, nous le savons par expérience, n'est pas toujours très agréable. Or, la ration strictement limitée qu'établiront les Américains pour les peuples d'Europe s'appliquera également aux classes dominantes non seulement d'Allemagne et de France, mais aussi, finalement, de Grande-Bretagne. L'Angleterre doit envisager cette éventualité. Mais maintenant l'Amérique, dit-on, marche avec l'Angleterre ; il s'est formé un bloc anglo-saxon, il existe un capital anglo-saxon, une politique anglo-saxonne ; l'antagonisme essentiel du monde est celui qui divise l'Amérique et le Japon. Parler ainsi, c'est montrer son incompréhension de la situation. L'antagonisme capital du monde est l'antagonisme anglo-américain. C'est ce que montrera de plus en plus nettement l'avenir.
L'impérialisme américain et la social-démocratie européenne[modifier le wikicode]
Mais avant d'aborder cette question importante, examinons quel est le rôle que réserve le capital américain aux radicaux et aux menchéviks européens, à la social-démocratie dans cette Europe qui va être réduite à la portion congrue.
La social-démocratie est chargée de préparer cette nouvelle situation, c'est-à-dire d'aider politiquement le capital américain à rationner l'Europe. Que fait en effet en ce moment la social-démocratie allemande et française, que font les socialistes de toute l'Europe ? Ils s'éduquent et s'efforcent d'éduquer les masses ouvrières dans la religion de l'américanisme ; autrement dit, ils font de l'américanisme, du rôle du capital américain en Europe, une nouvelle religion politique. Ils s'efforcent de persuader les masses laborieuses que, sans le capital américain, essentiellement pacificateur, sans les emprunts de l'Amérique, l'Europe ne pourra tenir le coup. Ils font opposition à leur bourgeoisie, comme les social-patriotes allemands, non pas du point de vue de la révolution prolétarienne, non pas même pour obtenir des réformes, mais pour montrer que cette bourgeoisie est intolérable, égoïste, chauvine et incapable de s'entendre avec le capital américain pacifiste, humanitaire, démocratique. C'est là la question fondamentale de la vie politique de l'Europe et particulièrement de l'Allemagne. En d'autres termes, la social-démocratie européenne devient actuellement l'agence politique du capital américain. Est-ce là un fait inattendu ? Non, car la social-démocratie, qui était l'agence de le bourgeoisie, devait fatalement, dans sa dégénérescence politique, devenir l'agence de la bourgeoisie la plus forte, la plus puissante, de la bourgeoisie de toutes les bourgeoisies, c'est-à-dire de la bourgeoisie américaine. Comme le capital américain assume la tâche d'unifier, de pacifier l'Europe, de lui apprendre à résoudre les questions des réparations et autres et qu'il tient les cordons de la bourse, la dépendance de la social-démocratie à l'égard de la bourgeoisie allemande en Allemagne, de la bourgeoisie française en France, devient de plus en plus une dépendance à l'égard du maître de ces bourgeoisies. Le capital américain est maintenant le patron de l'Europe. Et il est naturel que la social-démocratie tombe politiquement sous la dépendance du patron de ses patrons. C'est là le fait essentiel pour l'intelligence de la situation actuelle et de la politique de la IIe Internationale. Ne pas s'en rendre compte, c'est ne pouvoir comprendre les événements d'aujourd'hui et de demain, c'est ne voir que la surface des choses et se satisfaire de phrases générales.
La social-démocratie prépare le terrain au capital américain, se fait son héraut, parle de son rôle salutaire, lui fraye la voie, l'accompagne de ses vœux, le glorifie. Ce n'est pas là un travail de peu d'importance. Auparavant, l'impérialisme se faisait frayer la voie par des missionnaires, que les sauvages ordinairement fusillaient, parfois même dévoraient. Pour venger leur mort, on expédiait alors des troupes, puis des marchands et des administrateurs. Pour coloniser l'Europe, pour en faire son dominion, le capital américain n'a pas besoin d'y expédier des missionnaires. Sur place, il y a déjà un parti dont la tâche est de prêcher aux peuples l'évangile de Wilson, l'évangile de Coolidge, l'Ecriture Sainte des Bourses de New-York et de Chicago. C'est en cela que consiste la mission actuelle du menchévisme européen. Mais, service pour service ! Les menchéviks retirent de leur dévouement de nombreux avantages. Ainsi, tout dernièrement, pendant les périodes de guerre civile aiguë, la social-démocratie allemande a dû assumer la défense armée de sa bourgeoisie, de cette même bourgeoisie qui marchait la main dans la main avec les fascistes. Noske, en effet, est une figure symbolique de la politique d'après-guerre de la social-démocratie allemande. Aujourd'hui, cette dernière a un rôle tout autre : elle peut se permettre le luxe de faire de l'opposition. Elle critique sa bourgeoisie et, par là, met une certaine distance entre elle et les partis du capital. Comment la critique-t-elle ? Tu es égoïste, intéressée, stupide, malfaisante, lui dit-elle ; mais, par delà l'Atlantique, il y a une bourgeoisie riche et puissante, humanitaire, réformiste, pacifiste, qui de nouveau vient à nous, qui veut nous donner 800 millions de marks pour restaurer notre monnaie et tu te dresses sur tes ergots, tu oses te rebiffer contre elle quand tu as plongé notre patrie dans la misère. Nous te démasquerons impitoyablement devant les masses populaires allemandes. Et cela, elle le dit d'un ton presque révolutionnaire, en défendant la bourgeoisie américaine.
Il en est de même en France. Evidemment, comme la situation politique y est plus favorable et que le franc n'est pas encore trop déprécié, la social-démocratie y joue son rôle en sourdine, mais en réalité elle fait exactement la même chose que la social-démocratie allemande. Le parti de Léon Blum, Renaudel, Jean Longuet porte entièrement la responsabilité de la paix de Versailles et de l'occupation de la Ruhr. En effet, il est incontestable que le gouvernement Herriot, soutenu par les socialistes, est pour le maintien de l'occupation de la Ruhr. Mais, à présent, les socialistes français ont la possibilité de dire à leur allié Herriot : " Les Américains exigent que vous évacuiez la Ruhr à certaines conditions ; faites-le ; maintenant, nous aussi, nous l'exigeons ". Ils l'exigent non pas pour manifester la volonté et la force du prolétariat français, mais pour subordonner la bourgeoisie française à la bourgeoisie américaine. N'oubliez pas en outre que la bourgeoisie française doit trois milliards 700 millions de dollars à la bourgeoisie américaine. C'est là une somme importante. L'Amérique peut, quand elle le voudra, faire dégringoler le franc. Certes, elle ne le fera pas ; elle est venue en Europe pour y instaurer l'ordre et non pas pour accumuler des ruines. Elle ne le fera pas ; mais elle pourra le faire, si elle le veut. Tout dépend d'elle. C'est pourquoi, devant cette dette énorme, les arguments de Renaudel, Blum et consorts paraissent assez convaincants à la bourgeoisie française.
En même temps, la social-démocratie en Allemagne, en France et ailleurs, obtient la possibilité de s'opposer à sa bourgeoisie, de mener sur des questions concrètes une politique "d'opposition" et, par là même, de gagner la confiance d'une certaine partie de la classe ouvrière.
Bien plus, les partis menchéviks des différents pays de l'Europe ont maintenant certaines possibilités d' " actions " communes. Maintenant déjà, la social-démocratie européenne représente une organisation assez unie. C'est là en quelque sorte un fait nouveau. En effet, depuis dix ans, depuis le début de la guerre impérialiste, elle n'avait pu intervenir en bloc. Maintenant, elle le peut et les menchéviks interviennent pour soutenir en chœur l'Amérique, son programme, ses revendications, son pacifisme, sa grande mission. Aussi la IIe Internationale, ce demi-cadavre, se galvanise-t-il quelque peu. De même que l'Internationale d'Amsterdam, elle se restaure. Certes, elle ne sera pas ce qu'elle était avant la guerre. Elle n'aura plus sa force d'autrefois ; il est impossible de ressusciter le passé et de rayer de l'histoire l'Internationale Communiste. Il est impossible d'effacer la guerre impérialiste, qui a été un coup terrible pour la IIe Internationale. Néanmoins, cette dernière s'efforce de se remonter, de se remettre debout, de marcher avec les béquilles américaines. Pendant la guerre impérialiste, les social-démocraties allemande et française étaient ouvertement liées à leurs bourgeoisies respectives. Pouvait-il y avoir une Internationale quand les différents partis se combattaient, s'accusaient, se vilipendaient les uns les autres ? Il n'y avait aucune possibilité de revêtir le masque de l'internationalisme. Au moment de la conclusion de la paix, il en était de même. Versailles ne fut que la fixation des résultats de la guerre impérialiste dans les documents diplomatiques. Y avait-il place alors pour la solidarité ? Certes non ! Dans la période d'occupation de la Ruhr, il en était de même. Mais maintenant, le capital américain vient en Europe et déclare : Peuples, voilà un plan de réparations ; messieurs les mencheviks, voilà un programme. Et ce programme, la social-démocratie l'accepte comme base de son activité. Ce nouveau programme unifie les social-démocraties française, allemande, anglaise, hollandaise, suisse. En effet, chaque petit-bourgeois suisse espère que sa patrie pourra vendre plus de montres quand les Américains auront rétabli l'ordre et la paix en Europe. Et toute la petite bourgeoisie, qui s'exprime par la social-démocratie, retrouve son unité spirituelle dans le programme de l'américanisme. En d'autres termes, la IIe Internationale a maintenant un programme d'unification : celui que le général Dawes lui a apporté de Washington.
De nouveau, le même paradoxe quand le capitalisme américain intervient pour une œuvre de rapine, il a l'entière possibilité de le faire en se faisant passer pour un réorganisateur, un pacificateur, un réalisateur des aspirations humanitaires, tout en créant pour la social-démocratie une plate-forme incomparablement plus avantageuse que la plate-forme nationale qu'adoptait hier cette dernière. La bourgeoisie nationale est là, tout le monde peut la voir, tandis que le capital américain est éloigné, il est difficile de connaître ses affaires, qui ne sont pas toujours des plus propres ; mais en Europe, il intervient en qualité de pacificateur ; sa puissance colossale, sans précédent dans l'histoire, sa richesse surtout, en imposent aux petits-bourgeois, aux social-démocrates. Je vous dirai en passant que durant cette dernière année j'ai été obligé, par mes fonctions, d'avoir des entretiens avec quelques sénateurs américains des partis républicains et démocrates. Extérieurement, ce sont des provinciaux. Je ne suis pas sûr qu'ils connaissent la géographie de l'Europe, je croirais plutôt que non, mais quand ils parlent politique, ils s'expriment ainsi : "J'ai dit à Poincaré", " J'ait fait remarquer à Curzon " " J'ai expliqué à Mussolini ". En Europe, ils se sentent comme en pays conquis. Un fabricant enrichi de lait condensé, de conserves ou autres produits, parle sur un ton protecteur des politiciens bourgeois les plus influents de l'Europe. Il prévoit qu'il sera bientôt le maître, il se sent déjà le maître. Et c'est pourquoi les calculs de la bourgeoisie anglaise, qui espère conserver son rôle dirigeant, seront déjoués.
Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne[modifier le wikicode]
L'antagonisme mondial le plus important est celui qui existe entre les intérêts des Etats-Unis et ceux de l'Angleterre. Pourquoi ? Parce que l'Angleterre est encore le pays le plus riche et le plus puissant après les Etats-Unis. C'est le principal rival de l'Amérique, le principal obstacle dans sa voie. Si l'on arrive à saper la puissance de l'Angleterre, à la mater ou même à la renverser, que restera-t-il ?[2] Certes, les Etats-Unis triompheront du Japon. Ils ont tous les atouts en mains : l'argent, le fer, le charbon, le naphte ; ils sont avantagés politiquement dans leurs rapports avec la Chine, qu'ils veulent " libérer " du Japon. L'Amérique libère toujours quelqu'un : c'est, en quelque sorte, sa profession. Ainsi donc, le principal antagonisme est celui qui divise les Etats-Unis et l'Angleterre. Il s'aggrave de jour en jour. La bourgeoisie anglaise ne se sent pas très à son aise depuis le traité de Versailles. Elle sait ce que vaut la monnaie sonnante et trébuchante, et elle ne peut pas ne pas voir que le dollar l'emporte sur la livre sterling. Elle sait que cette supériorité se traduira infailliblement dans la politique. Elle a exploité elle-même à fond la puissance de la livre sterling dans sa politique internationale, et maintenant elle sent que s'ouvre l'ère du dollar. Elle cherche à se consoler, à se bercer d'illusions. Ainsi les journaux anglais les plus sérieux disent : Oui, les Américains sont très riches, mais ce ne sont en fin de compte que des provinciaux. Ils ne connaissent pas les voies de la politique mondiale. Nous, Anglais, nous avons incomparablement plus d'expérience. Les Yankees ont besoin de nos conseils, ce notre direction, et, nous, Anglais, nous guiderons dans les voies de la politique mondiale ces parents de province soudainement enrichis – ce qui ne nous empêchera pas de conserver notre situation dominante et de toucher par-dessus le marché un bon courtage. Certes, il y a là une part de vérité. Comme je l'ai déjà dit, il n'est pas certain que les sénateurs américains connaissent la géographie de l'Europe ; or, pour faire de grandes affaires sur notre continent, il est nécessaire d'en connaître la géographie. Mais, est-ce si difficile pour une classe possédante d'acquérir des connaissances ? Quand la bourgeoisie s'enrichit rapidement, il ne lui est pas difficile de s'instruire dans les sciences et les arts. Les fils de nos Morozov et Mamontov ressemblaient presque à des lords héréditaires. C'est pour la classe opprimée, c'est pour le prolétariat qu'il est difficile de se développer, de s'assimiler tous les éléments de la culture.
Mais cela est aisé pour une classe possédante, surtout quand elle est aussi opulente que la bourgeoisie américaine. Cette dernière trouvera, formera ou s'achètera des spécialistes dans toutes les branches. L'Américain ne fait que commencer à se rendre compte de son importance mondiale ; chez lui aussi, la " conscience " retarde sur la "réalité". Il faut considérer la question non pas telle qu'elle se présente sous nos yeux en ce moment, mais dans ses perspectives. Or, l'Américain ne tardera pas à comprendre entièrement sa force et, par suite, son rôle.
La puissance économique des Etats-Unis ne s'est pas encore entièrement fait sentir, mais elle se fera sentir sur tout. Ce dont dispose maintenant l'Europe capitaliste dans la politique mondiale représente les restes de sa puissance économique d'hier, de son ancienne influence mondiale, qui ne correspond plus aux conditions matérielles d'aujourd'hui. L'Amérique, il est vrai, n'a pas encore appris à réaliser sa puissance. Mais elle l'apprend rapidement au détriment de l'Europe. Quelque temps encore, elle aura besoin de l'Angleterre pour la guider dans les voies de la politique mondiale. Mais il ne lui faudra pas longtemps pour l'égaler et la dépasser dans ce domaine. Une classe possédante qui s'élève change rapidement de caractère, de physionomie et de méthodes d'action. Voyez, par exemple, la bourgeoisie allemande. Y a-t-il si longtemps que les Allemands étaient considérés comme de timides rêveurs aux yeux bleus, comme un peuple de poètes et de penseurs ? Or, quelques dizaines d'années de développement capitaliste ont suffi pour faire de la bourgeoisie allemande la classe impérialiste la plus cuirassée, la plus brutale, la plus agressive. Le châtiment, il est vrai, ne s'est pas fait longtemps attendre. Et, de nouveau, le caractère du bourgeois allemand a changé. Il s'assimile rapidement sur l'arène européenne toutes les habitudes et tous les procédés d'un chien battu. La bourgeoisie anglaise est plus sérieuse. Son caractère s'est formé au cours de plusieurs siècles. Son sentiment de classe est profondément ancré en elle et il sera plus difficile de lui faire perdre sa mentalité de maîtresse de l'Univers. Mais les Américains y arriveront quand ils le voudront, et ils le voudront bientôt.
Vainement, le bourgeois anglais se console en pensant qu'il dirigera l'Américain inexpérimenté. Certes, il y aura une période de transition, mais l'important ce n'est pas l'expérience diplomatique, c'est la force réelle, c'est le capital, c'est l'industrie. Or, les Etats-Unis occupent économiquement la première place dans le monde. Leur production des objets de première nécessité varie du tiers aux deux tiers de la production de l'humanité. Ils produisent les deux tiers (en 1923 même 72 %) du naphte, qui joue maintenant un rôle militaire et industriel exceptionnel. Ils se plaignent, il est vrai, que leurs sources de naphte s'épuisent. Les premiers temps après la guerre, je croyais que ces plaintes n'étaient qu'une façon de préparer l'opinion à une mainmise sur le naphte des autres pays. Pourtant, les géologues confirment que, si l'Amérique continue à consommer du naphte dans les proportions actuelles, elle n'en a plus que pour 25 à 40 ans. Mais, à l'expiration de ce délai, grâce à son industrie et à sa flotte, elle aura déjà le temps d'enlever aux autres pays tout leur naphte, de sorte qu'il n'y a pas lieu de nous inquiéter à son sujet.
La situation mondiale des Etats-Unis s'exprime par des chiffres indiscutables. Ainsi, la production de blé de l'Amérique représente le quart de la production mondiale, celle de l'avoine le tiers, celle du maïs les trois quarts. Les Etats-Unis produisent la moitié du charbon du monde, la moitié du minerai de fer, 60 % de la fonte, 60 % de l'acier, 60 % du cuivre, 47 % du zinc. Leur réseau ferroviaire représente 37 % du réseau mondial. Leur flotte commerciale, qui n'existait presque pas avant la guerre, représente maintenant plus de 25 % du tonnage mondial. Enfin, les Etats-Unis possèdent 84 % des automobiles du monde entier. Si, pour l'extraction de l'or, ils occupent une place relativement modeste (14 %), il ne faut pas oublier que, grâce à leur balance commerciale active, ils ont concentré 44,2 % de l'or existant dans le monde. Leur revenu national est deux fois et demie plus considérable que celui de l'Angleterre, de la France, de l'Allemagne et du Japon pris ensemble. Ces chiffres décident tout. Ils frayeront la voie à l'Amérique et sur terre, et sur mer, et dans l'air.
Que présagent-ils pour la Grande-Bretagne ? Rien de bon. Ils signifient que l'Angleterre n'évitera pas le sort des autres pays capitalistes, qu'elle devra accepter la portion congrue. Mais quand elle devra ouvertement s'y résigner, on fera appel non pas à Curzon, car il est trop intransigeant, mais à Mac Donald. Les politiciens bourgeois anglais ne voudront jamais faire accepter cette humiliation à leur pays. Il faudra la pieuse éloquence de Mac Donald, de Henderson, des fabians, pour faire pression sur la bourgeoisie anglaise et persuader les ouvriers anglais : " Allons-nous guerroyer avec l'Amérique ? diront-ils. Non, nous sommes pour la paix, nous sommes pour un accord ". Or, que sera l'accord avec l'oncle Sam ? Les chiffres précités le montrent éloquemment. " Accepte la portion congrue, voilà le seul accord possible, Et si tu ne le veux pas, prépare-toi à la guerre. "
Jusqu'à présent, l'Angleterre a reculé pas à pas devant I'Amérique. Ainsi, tout récemment, le président Harding a invité la France, le Japon et l'Angleterre à Washington, et a proposé tranquillement à cette dernière de limiter le développement de sa flotte. Avant la guerre, on le sait, l'Angleterre s'en tenait au principe d'après lequel sa flotte de guerre devait être supérieure aux flottes réunies des deux puissances navales les plus fortes après elle. Les Etats-Unis ont mis fin à cet état de choses. A Washington, Harding a, comme il convient, commencé son discours en disant que " la conscience de la civilisation s'était éveillée " et l'a terminé en déclarant : La proportion de nos forces navales sera la suivante Angleterre, 5 ; Etats-Unis, 5 (en attendant) ; France, 3 ; Japon, 3. Pourquoi cette corrélation ? Avant la guerre, la flotte américaine était beaucoup plus faible que la flotte anglaise. Pendant la guerre, elle a considérablement augmenté. Quand les Anglais parlent du danger que présente la flotte des Américains, ces derniers répondent : " Pourquoi avons-nous construit cette flotte ? N'est-ce pas pour défendre les Iles Britanniques des sous-marins allemands ? " Voilà pourquoi, soi-disant, cette flotte a été construite. Mais elle peut servir également pour d'autres buts.
Pourquoi les Etats-Unis ont-ils eu recours au programme de limitation des armements de Washington ? Ce n'est pas parce qu'ils ne pouvaient pas construire assez rapidement des navires de guerre, de grands vaisseaux de ligne. Dans le domaine de la construction, personne ne peut songer à les égaler. Mais il est impossible de créer, d'instruire et de former rapidement les cages nécessaires de marins ; pour cela, il faut du temps, et c'est là la raison de la trêve de dix années que se sont donnée les Américains à Washington. Lorsqu'elles défendaient le programme de limitation des armements navals, les revues américaines écrivaient en substance. : " Si vous ne voulez pas vous mettre d'accord avec nous, nous ferons des navires de guerre comme des petits pains. " Quant à la réponse de la revue maritime anglaise officielle, elle était à peu près celle-ci : " Nous sommes prêts à un accord pacifique, pourquoi nous menacer ? " Cette réponse reflète la nouvelle mentalité des dirigeants anglais. Ils s'accoutument à l'idée qu'il faut se soumettre à l'Amérique et que, le plus qu'on puisse réclamer de cette dernière, c'est d'être courtoise. C'est également tout ce que la bourgeoisie européenne pourra espérer demain de l'Amérique.
Dans sa rivalité avec les Etats-Unis, l'Angleterre ne peut que reculer. Par ces reculs successifs, le capital anglais s'achète une participation aux affaires du capital américain, et ainsi on a l'impression d'un bloc capitaliste anglo-saxon. La façade est sauvée, et cela non sans profit, car l'Angleterre touche des bénéfices importants, mais elle doit se replier devant l'Amérique, lui céder la place. L'Amérique renforce ses positions mondiales, l'Angleterre faiblit. Tout récemment, elle a renoncé à fortifier Singapour. Or, Singapour, c'est la clé de l'Océan Indien et du pacifique, une des bases les plus importantes de la politique anglaise en Extrême-Orient. Mais l'Angleterre peut mener sa politique dans le Pacifique, soit avec le Japon contre l'Amérique, soit avec l'Amérique contre le Japon. Des sommes formidables avaient été assignées pour les fortifications de Singapour. Placé dans l'alternative de marcher avec l'Amérique contre le Japon ou avec le Japon contre l'Amérique, Mac Donald a renoncé à fortifier Singapour. Certes, l'impérialisme anglais n'a pas encore dit son dernier mot et peut-être reviendra-t-il sur son consentement, mais c'est là pour l'Angleterre le commencement de sa renonciation à une politique indépendante dans le Pacifique. Or, qui lui a ordonné de rompre avec le Japon ? L'Amérique. Cette dernière lui a adressé un ultimatum en forme, et l'Angleterre s'est inclinée, elle a dénoncé son alliance avec le Japon.
En ce moment, l'Angleterre cède, bat en retraite. Mais est-ce à dire qu'il en sera toujours ainsi et que la guerre soit exclue ? Nullement. Les concessions actuelles de l'Angleterre ne feront qu'augmenter ses embarras. Sous le couvert de la collaboration, des contradictions formidables s'accumulent. La guerre éclatera fatalement, car l'Angleterre ne consentira jamais à être reléguée au second rang et à réduire son Empire. A un certain moment, elle sera forcée de mobiliser toutes ses forces pour résister à sa rivale. Mais, dans la lutte ouverte, toutes les chances, autant qu'on puisse en juger, sont du côté de l'Amérique.
L'Angleterre est une île et l'Amérique est aussi une île en son genre, mais plus vaste. Dans son existence journalière, l'Angleterre dépend entièrement des pays d'Outre-Atlantique. Or, en Amérique, il y a tout ce qu'il faut pour l'existence et pour la guerre. L'Angleterre a des colonies sur tous les points du globe, et l'Amérique va se mettre à les " libérer ". Dès qu'elle sera en guerre avec l'Angleterre, elle fera appel aux centaines de millions d'Indiens et les invitera à se soulever pour défendre leurs droits nationaux intangibles. Elle agira de même à l'égard de l'Egypte, de l'Irlande, etc... De même que, pour pressurer l'Europe, elle s'affuble maintenant du manteau du pacifisme, elle interviendra lors de sa guerre avec l'Angleterre comme la grande libératrice des peuples coloniaux.
L'histoire favorise le capital américain : pour chaque brigandage elle lui sert un mot d'ordre d'émancipation. En Europe, les Etats-Unis demandent l'application de la politique des " portes ouvertes ". Le Japon veut démembrer la Chine et mettre la main sur certaines de ses provinces, parce qu'il n'a ni fer, ni charbon, ni naphte, et que la Chine possède tout cela. Il ne peut ni vivre, ni faire la guerre sans charbon, sans fer et sans naphte, ce qui l'infériorise considérablement dans sa lutte contre les Etats-Unis, C'est pourquoi il cherche à s'emparer par la force des richesses de la Chine. Et que font les Etats-Unis ? Ils disent : "Les portes ouvertes en Chine !" Que dit l'Amérique au sujet des Océans ? " La liberté des mers ! " C'est là un mot d'ordre qui sonne bien. Que signifie-t-il en réalité ? " Flotte anglaise, range-toi un peu, laisse-moi passer ! " Le régime de la porte ouverte en Chine, cela veut dire : "Japonais, écarte-toi, laisse-moi la voie libre". Il s'agit en somme de conquêtes économiques, de pillages. Mais, par suite des conditions spéciales où se trouvent les Etats-Unis, leur politique revêt une apparence de pacifisme, parfois même de facteur d'émancipation.
L'Angleterre évidemment a, elle aussi, d'immenses avantages. Tout d'abord, elle possède des points d'appui, des bases navales et militaires dans le monde entier, ce que n'a pas l'Amérique. Mais, tout cela, on peut le créer ou l'enlever par la force, petit à petit ; en outre, les points d'appui de l'Angleterre sont liés à sa domination coloniale et, par suite, vulnérables. L'Amérique, parce qu'elle est la plus forte, trouvera dans le monde entier des alliés et des auxiliaires, et, en même temps, les bases nécessaires. Si maintenant elle s'attache le Canada et l'Australie par le mot d'ordre de la défense de la race blanche contre la race jaune, et par là fonde son droit à la prépondérance militaire et navale, elle déclarera dans le stade suivant, très prochain peut-être, de son évolution, que les hommes de couleur jaune, eux aussi, sont créés à l'image de Dieu et ont, par suite, le droit de substituer la domination économique de l'Amérique à la domination coloniale de l'Angleterre. Dans une guerre avec l'Angleterre, les Etats-Unis seraient terriblement avantagés, car, dès le premier jour, ils pourraient appeler les Hindous, les Egyptiens et autres peuples coloniaux à l'insurrection, les armer et les soutenir. L'Angleterre sera obligée d'y réfléchir à deux fois avant de se décider à la guerre. Mais si elle ne veut pas risquer la guerre, elle sera obligée de se replier pas à pas sous la pression du capital américain. Pour faire la guerre, il faut des Lloyd George et des Churchill ; pour reculer sans combattre, il faut des Mac Donald.
Ce que nous venons de dire des rapports des Etats-Unis et de l'Angleterre, s'applique également aux rapports des Etats-Unis avec le Japon, avec la France et les autres Etats européens secondaires. De quoi s'agit-il actuellement en Europe ? De l'Alsace-Lorraine, de la Ruhr, du bassin de la Sarre, de la Silésie, c'est-à-dire de quelques misérables morceaux, de quelques bandes de territoires. Pendant ce temps, l'Amérique édifie son plan et se prépare à mettre tout le monde à la portion congrue. Contrairement à l'Angleterre, elle ne se propose pas de mettre sur pied une armée, une administration pour ses colonies, l'Europe y compris ; non, elle " permettra " à ces dernières de maintenir chez elles l'ordre réformiste, pacifiste, anodin, avec l'aide de la social-démocratie, des radicaux et autres partis petits-bourgeois, et leur démontrera qu'elles doivent lui être reconnaissantes de ce qu'elle n'a pas attenté à leur " indépendance ". Voilà le plan du capital américain, voilà le programme sur lequel se reconstitue la IIe Internationale.
Les perspectives de guerre et de révolution[modifier le wikicode]
Ce programme américain de mise en tutelle du monde entier n'est pas du tout un programme pacifiste ; au contraire, il est gros de guerres et de bouleversements révolutionnaires. Ce n'est pas sans raison que l'Amérique continue à développer sa flotte. Elle construit activement des croiseurs légers et rapides, des sous-marins et des navires auxiliaires. Et, quand l'Angleterre s'avise de protester à mi-voix, elle répond : "Souvenez-vous que j'ai à compter non seulement avec vous, mais avec le Japon ; or le Japon possède une énorme quantité de croiseurs légers et il me faut rétablir la proportion qui est, vous le savez, de 5 à 3."A cela, impossible de répliquer, parce que les Etats-Unis peuvent, selon leur expression, faire des navires de guerre comme des petits pains. Voilà la perspective de la prochaine guerre mondiale, dont l'Océan Pacifique et l'Océan Atlantique seront l'arène, à supposer que la bourgeoisie puisse continuer à gouverner le monde pendant une période encore assez longue. Il est bien peu vraisemblable que la bourgeoisie de tous les pays consente à être reléguée à l'arrière-plan, à devenir la vassale de l'Amérique sans tenter tout au moins de résister. En effet, l'Angleterre a des appétits formidables, un désir furieux de maintenir sa domination sur le monde. Les conflits militaires sont inévitables. L'ère de l'américanisme pacifiste qui semble s'ouvrir en ce moment n'est qu'une préparation à de nouvelles guerres monstrueuses.
A la question des chances du réformisme européen actuel, question qui est le point principal de mon exposition, nous devons répondre : ces chances sont, jusqu'à un certain moment, directement proportionnelles à celles du " pacifisme " impérialiste américain. Si la transformation de l'Europe en dominion américain réussit, c'est-à-dire ne se heurte pas au cours des années prochaines à la résistance des peuples, si elle n'avorte pas par suite de la guerre ou de la révolution, la social-démocratie européenne, ombre du capital américain, conservera jusqu'à un certain temps son influence, et l'Europe se maintiendra dans un équilibre instable, fait des restes de son ancienne puissance et des éléments de sa nouvelle vie organisée d'après le rationnement fixé par l'Amérique. Tout cela sera recouvert d'un amalgame idéologique d'axiomes de la social-démocratie européenne et de principes " pacifistes " des quakers américains. Ainsi donc, il faut se demander non pas quelles sont les forces de la social-démocratie européenne, mais quelles sont les chances du capital américain de maintenir le nouveau régime en Europe, en finançant parcimonieusement cette dernière ? Il est impossible de faire en l'occurrence des prédictions exactes et, à plus forte raison, die fixer des délais. Il nous suffit de comprendre le nouveau mécanisme des rapports mondiaux, de nous rendre compte des facteurs essentiels qui détermineront la situation en Europe, pour pouvoir suivre le développement des événements, profiter des succès et des insuccès du maître de l'heure, les Etats-Unis, comprendre les zigzags politiques de la social-démocratie européenne et, par là, renforcer les chances de la révolution prolétarienne.
Les contradictions qui ont préparé la guerre impérialiste et l'ont déchaînée sur l'Europe il y a dix ans, contradictions accentuées par la guerre, maintenues par la paix de Versailles et intensifiées par la lutte de classe en Europe, subsistent incontestablement. Et les Etats-Unis se heurteront à ces contradictions dans toute leur acuité.
Rationner un pays affamé est chose difficile, nous le savons par expérience ; il est vrai que nous l'avons fait dans d'autres conditions, en nous basant sur d'autres principes, en nous soumettant à la nécessité de lutter pour sauver la révolution. Mais, nous avons pu constater que le régime de la ration de famine était lié à des troubles croissants qui ont amené en fin de compte l'insurrection de Cronstadt. Maintenant, poussée par la logique de l'impérialisme rapace, l'Amérique fait une gigantesque expérience de rationnement sur plusieurs peuples. Ce plan se heurtera dans sa réalisation à des luttes de classe et à des luttes nationales acharnées. Plus la puissance du capital américain se transformera en puissance politique, plus le capital américain se développera internationalement, plus les banquiers américains commanderont aux gouvernements d'Europe, et plus forte, plus centralisée, plus décisive sera la résistance des masses prolétariennes, petites-bourgeoises et paysannes d'Europe, car, faire de l'Europe une colonie, ce n'est pas si simple que vous le croyez, messieurs les Américains.
Nous assistons au début de ce processus. Maintenant, pour la première fois, après une série d'années, le prolétaire allemand affamé vient de sentir un faible allégement à ses maux. Quand l'ouvrier est complètement épuisé, quand il a longtemps souffert de la famine, il est sensible au plus léger allégement. Cet allégement, c'est, en ce moment, la stabilisation du mark, la stabilisation des salaires, qui a amené une certaine stabilisation politique de la social-démocratie allemande. Mais cette stabilisation n'est que temporaire. L'Amérique ne se dispose nullement à augmenter la ration allemande et, en particulier, la part qui doit en revenir à l'ouvrier allemand. Il en sera de même plus tard pour l'ouvrier français et l'ouvrier anglais. Car, que faut-il à l'Amérique ? Il lui faut, au détriment des masses laborieuses d'Europe et du monde entier, assurer ses profits et, par là même, consolider la situation privilégiée de l'aristocratie ouvrière américaine. Sans cette dernière, le capital américain ne peut se maintenir ; sans Gompers et ses trade-unions, sans ouvriers qualifiés bien payés, le régime politique du capital américain s'effondrera. Or, on ne peut maintenir l'aristocratie ouvrière américaine dans une situation privilégiée qu'en réduisant la " plèbe ", la " populace " prolétarienne d'Europe, à une ration strictement et parcimonieusement mesurée...
Mais il sera de plus en plus difficile à la social-démocratie européenne de prôner devant les masses ouvrières l'évangile de l'américanisme. La résistance des ouvriers européens au maître de leurs maîtres, au capital américain, deviendra de plus en plus centralisée. L'importance directe, pratique, combative du mot: d'ordre de la révolution européenne et de sa forme étatique " Etats-Unis d'Europe " deviendra de plus en plus évidente aux ouvriers européens.
Comment la social-démocratie intoxique-t-elle la conscience des ouvriers européens ? Nous sommes une Europe morcelée, dépecée par la paix de Versailles, leur dit-elle ; nous ne pouvons vivre sans l'Amérique. Mais le Parti communiste européen dira : Vous mentez ; nous le pourrons, si nous le voulons. Qui nous oblige à être une Europe morcelée ? Nous pouvons devenir une Europe unifiée. Le prolétariat révolutionnaire peut unifier l'Europe, la transformer en Etats-Unis prolétariens d'Europe. L'Amérique est puissante. Contre la Grande-Bretagne, qui s'appuie sur ses colonies clans le monde entier, l'Amérique est toute-puissante. Mais contre une Europe prolétarienne-paysanne unifiée, fondue dans une seule Union soviétiste avec la Russie, elle sera impuissante.
C'est ce que sent le capital américain. Il n'est pas d'ennemi plus acharné du bolchevisme que lui. La politique de Hughes n'est pas de la fantaisie, du caprice, c'est I'expression de la volonté du capital américain qui entre maintenant dans l'époque de la lutte ouverte pour la suprématie mondiale. Il se heurte déjà à nous parce que les voies menant à la Chine et à la Sibérie passent par l'Océan Pacifique. L'impérialisme américain caresse le rêve de coloniser la Sibérie. Mais, il y a là une garde. Nous avons le monopole du commerce extérieur. Nous avons les bases socialistes de la politique économique. C'est là le premier obstacle au capital américain. Et, quand ce dernier, grâce à la politique des portes ouvertes, pénètre en Chine, il y trouve dans les masses populaires non pas la religion de l'américanisme, mais le programme politique du bolchevisme traduit en chinois. Ce ne sont pas les noms de Wilson, de Harding, de Coolidge, de Morgan ou de Rockefeller qui sont sur les lèvres des coolies et des paysans chinois. En Chine et dans tout l'Orient, c'est le nom de Lénine qu'on prononce avec enthousiasme. C'est uniquement avec les mots d'ordre de la libération des peuples que les Etats-Unis peuvent saper la puissance de l'Angleterre. Ces mots d'ordre pour eux ne servent qu'à voiler une politique de conquêtes. Mais en Orient, à côté du consul, du marchand, du professeur et du journaliste américains, il y a des lutteurs, des révolutionnaires, qui ont su traduire dans leur langue le programme émancipateur du bolchevisme. Partout, en Europe aussi bien qu'en Asie, l'américanisme impérialiste se heurte au bolchevisme révolutionnaire. Bolchevisme et américanisme impérialiste, ce sont là deux facteurs de l'histoire contemporaine.
En 1919, au moment de l'arrivée de Wilson en Europe, lorsque toute la presse bourgeoise parlait de Wilson et de Lénine, je dis en plaisantant à ce dernier : " Lénine et Wilson, voilà les deux principes apocalyptiques de l'histoire contemporaine. " Vladimir Ilitch se mit à rire. Moi-même alors, je ne prévoyais pas à quel point cette plaisanterie serait justifiée par l'histoire. Le léninisme et l'impérialisme américain sont les deux seuls principes qui luttent maintenant en Europe, et, de l'issue de cette lutte, dépend le sort de l'humanité.
Notre ennemi américain est beaucoup plus uni et bien plus puissant que nos ennemis dispersés d'Europe, mais il concentre les ouvriers européens. Or c'est précisément dans la concentration qu'est notre force. La reconstitution de la IIe Internationale n'est que l'indice du fait que le prolétariat européen est obligé de se grouper sur une plus vaste échelle et de lutter non plus dans le cadre national mais dans le cadre continental. Et au fur et à mesure que les masses ouvrières sentent la nécessité de la résistance et élargissent la hase de cette résistance, ce sont les idées révolutionnaires qui prennent le dessus. Et plus les idées qui envahissent les masses sont révolutionnaires, plus le terrain pour le bolchevisme est favorable. Chaque succès de l'américanisme contribuera à centraliser et à étendre à la fois la lutte pour le bolchevisme. L'avenir est à nous.
Puisque je parle à une assemblée convoquée par la Société des Amis de la Faculté des Sciences physiques et mathématiques, permettez-moi de. vous dire que ma critique marxiste révolutionnaire de l'américanisme ne signifie pas que nous condamnions ce dernier en bloc, que nous renoncions à apprendre auprès des Américains ce que nous pouvons et devons nous assimiler de leurs bons côtés. Il nous manque leur technique et leurs procédés de travail. Le postulat de la technique, c'est la science sciences naturelles, physique, mathématique, etc. Or, il nous faut à tout prix nous rapprocher le plus possible des Américains sur ce point. Il nous faut cuirasser le bolchevisme à l'américaine. Nous avons pu jusqu'à présent résister. Cependant, la lutte peut revêtir des proportions plus menaçantes. Il est plus facile pour nous de nous cuirasser à l'américaine que pour le capital américain de mettre l'Europe et le monde entier à la portion congrue. Si nous nous cuirassons avec la physique, les mathématiques, la technique, si nous américanisons notre industrie socialiste encore faible, nous pourrons, avec une certitude décuplée, dire que l'avenir est entièrement et définitivement à nous. Le bolchevisme américanisé vaincra, écrasera l'américanisme impérialiste.
L'Europe et l'Amérique[modifier le wikicode]
Les deux pôles du mouvement ouvrier. - Le type achevé du réformisme[modifier le wikicode]
Il est, dans le mouvement ouvrier mondial contemporain, deux pôles qui, avec une netteté sans précédent, déterminent deux tendances essentielles de la classe ouvrière du monde entier. Un pôle, le pôle révolutionnaire, se trouve chez nous; l'autre, le pôle réformiste, est aux Etats-Unis. Le mouvement ouvrier américain manifeste, pendant ces deux ou trois dernières années, des formes et des méthodes de réformisme achevé, c'est-à-dire de politique de compromis avec la bourgeoisie.
Nous avons vu la politique des compromis de classe dans le passé ; nous l'avons vue par les yeux de l'histoire et par nos propres yeux. Avant la guerre, nous estimions - et c'était exact - que le modèle le plus parfait de l'opportunisme était fourni par l'Angleterre, qui avait produit le type achevé du trade-unionisme conservateur. Maintenant, le trade-unionisme anglais de l'époque classique, c'est-à-dire de la seconde moitié du XIXème siècle, est à l'opportunisme américain actuel ce que l'artisan est à l'usine américaine. Aux Etats-Unis, nous avons maintenant un vaste mouvement de Company Unions, c'est-à-dire d'organisations qui, contrairement aux trade-unions, groupent non seulement les ouvriers, mais les entrepreneurs, ou plutôt les représentants des uns et des autres. Autrement dit, le phénomène qui avait lieu à l'époque de l'organisation corporatiste de la production, et qui disparut ensuite, a revêtu maintenant des formes entièrement nouvelles dans le pays. où le capital est le plus puissant. Je crois que Rockefeller a été l'initiateur de ce mouvement avant la guerre. Mais, c'est seulement ces derniers temps, à partir de 1923, que ce mouvement a embrassé les plus puissants consortiums de l'Amérique du Nord. La Fédération américaine du Travail, organisation professionnelle officielle de l'aristocratie ouvrière, a adhéré avec certaines réserves à ce mouvement, qui signifie la reconnaissance complète et définitive de l'identité des intérêts du travail et du capital et, partant, la négation de la nécessité d'organisations de classes indépendantes du prolétariat, ne serait-ce que pour la lutte en vue des objectifs immédiats.
On constate actuellement aux Etats-Unis le développement de banques d'épargne ouvrières et de sociétés d'assurances ouvrières, où les représentants du travail et ceux du capital siègent côte à côte. Inutile de dire que l'idée que l'on se fait des salaires américains comme assurant un bien-être élevé est extrêmement exagérée; néanmoins, ces salaires permettent aux couches ouvrières supérieures de faire des économies. Le capital recueille ces économies par l'intermédiaire des banques ouvrières et les place dans les entreprises de la branche d'industrie où les ouvriers épargnent sur leurs salaires. De cette façon il augmente ses fonds de roulement et, surtout, intéresse les ouvriers au développement de l'industrie.
La Fédération américaine du Travail a reconnu la nécessité d'introduire l'échelle mobile des salaires sur la base d'une entière solidarité des intérêts du travail et du capital. Les salaires doivent varier conformément à la productivité du travail et au profit. De cette façon, la théorie de la solidarité des intérêts du travail et du capital se trouve pratiquement renforcée et l'on a une " égalité " apparente dans la jouissance du revenu national. Telles sont les formes économiques essentielles de ce nouveau mouvement, qu'il faut examiner attentivement pour le comprendre.
Quant à la Fédération américaine du Travail qui avait pour chef Gompers, au nom duquel elle est liée, elle a, pendant ces dernières années, perdu la plus grande partie de ses membres. Elle n'a plus maintenant que 2 millions 800.000 membres, ce qui représente une, proportion insignifiante du prolétariat américain, si l'on prend en considération que l'industrie, le commerce et l'agriculture des Etats-Unis emploient au moins 25 millions de salariés. Mais la Fédération du Travail n'a pas besoin de plus d'adhérents. Comme sa doctrine officielle est que les problèmes ne se résolvent pas par la lutte des masses, mais par une entente entre le travail et le capital, idée qui a trouvé son expression la plus haute dans les Company Unions, les trade-unions peuvent et doivent se limiter à l'organisation des couches aristocratiques de la classe ouvrière, lesquelles agissent au nom de toute la classe.
La collaboration n'est pas limitée au domaine industriel et financier (banques, sociétés d'assurances). Elle se réalise également et entièrement dans la politique intérieure et internationale. La Fédération du Travail et les Company Unions avec lesquelles elle est étroitement liée et sur lesquelles elle s'appuie directement ou indirectement, mènent une lutte énergique contre le socialisme, et, en général, contre les doctrines révolutionnaire d'Europe, parmi lesquelles elle range celles de la IIème Internationale d'Amsterdam. La Fédération du Travail a fait une nouvelle adaptation de la doctrine de Monroë : " L'Amérique aux Américains ", en l'interprétant ainsi : " Nous pouvons et voulons vous instruire, plèbe européenne, mais ne fourrez pas le nez dans nos affaires ". En cela, la Fédération se fait l'écho de la bourgeoisie. Auparavant, cette dernière déclarait : " L'Amérique aux Américains, l'Europe aux Européens " ; maintenant, la doctrine de Monroë signifie l'interdiction pour les autres de s'ingérer dans les affaires de l'Amérique, mais non l'interdiction pour l'Amérique de s'immiscer dans les affaires des autres parties du monde. L'Amérique aux Américains, et l'Europe aussi !
La Fédération américaine du Travail a créé maintenant une fédération panaméricaine, c'est-à-dire une organisation qui s'étend également sur l'Amérique du Sud et fraye le chemin à l'impérialisme de l'Amérique du Nord vers l'Amérique latine. La Bourse de New-York ne saurait trouver une meilleure arme politique. Mais cela signifie en même temps que la lutte des peuples sud-américains contre l'impérialisme du Nord, qui les étouffe, sera en même temps la lutte contre l'influence délétère de la Fédération panaméricaine.
Comme vous le savez, l'organisation créée par Gompers est en dehors de l'Internationale d'Amsterdam, qui, pour elle, est une organisation de l'Europe décadente, une organisation empoisonnée par les préjugés révolutionnaires. La Fédération américaine reste en dehors d'Amsterdam, comme le capital américain est en dehors de la S. D. N. Mais cela n'empêche pas le capital américain de tirer les ficelles de la S. D. N., ni la Fédération américaine de tirer à elle la bureaucratie réactionnaire de l'Internationale d'Amsterdam. Ici aussi, on observe un parallélisme complet entre le travail de Coolidge et celui des héritiers de Gompers. La Fédération américaine a soutenu le plan Dawes, lorsque le capital américain l'a réalisé. Dans toutes les parties du monde, elle lutte pour les droits et les prétentions de l'impérialisme américain et, partant, avant tout et surtout contre les Républiques soviétistes.
C'est un nouvel opportunisme d'un type plus élevé, c'est un opportunisme achevé, organiquement fixé dans des institutions " interclasses ", dans les Company Unions, dans les banques de coalition et les sociétés d'assurances - et cet opportunisme a atteint du coup l'ampleur américaine. De grandes entreprises capitalistes ont été créées qui organisent à forfait des comités d'usines sur des bases paritaires avec les entrepreneurs, ou sur le type des Chambres Basse et Haute, etc. Le " conciliationnisme " est standardisé, mécanisé et mis en action par de grosses firmes capitalistes. C'est un phénomène purement américain, c'est une sorte d'opportunisme social, au moyen duquel se renforce automatiquement l'asservissement de la classe ouvrière.
La puissance économique des Etats-Unis, base de l'opportunisme[modifier le wikicode]
On peut se demander pourquoi le capital a besoin de cela. La réponse paraît évidente si l'on prend en considération la puissance actuelle du capital américain et les plans qu'il peut se proposer. Pour le capital américain, l'Amérique n'est plus un champ d'action fermé, c'est une place d'armes pour de nouvelles opérations sur une échelle formidable. Il est nécessaire à la bourgeoisie américaine d'assurer sa sécurité sur cette place d'armes au moyen de l'opportunisme sous sa forme la plus complète et la plus achevée, afin de pouvoir se développer avec plus de certitude à l'extérieur.
De quelle façon est-il possible actuellement de réaliser cet opportunisme standardisé, après le carnage impérialiste auquel les Etats-Unis ont pris part, maintenant que les travailleurs de tous les pays disposent d'une expérience considérable ? Pour répondre à cette question, il faut tenir compte de la puissance du capital américain, auquel rien ne saurait se comparer dans le passé.
Le régime capitaliste a fait maintes expériences en différentes régions de l'Europe et dans différentes parties du monde. Toute l'histoire de l'humanité peut être considérée comme un enchevêtrement de tentatives pour créer, refondre, améliorer, élever l'organisation sociale du travail qui, patriarcale tout d'abord, est ensuite fondée sur l'esclavage, puis sur le servage et, enfin, sur le capitalisme. C'est avec le régime capitaliste que l'histoire a effectué le plus grand nombre d'expériences, et cela avant tout et de la façon la plus variée en Europe. Mais la tentative la plus vaste et la mieux réussie revient à l'Amérique du Nord. Qu'on y songe : l'Amérique a été découverte vers la fin du XVème siècle, lorsque l'Europe avait déjà une longue histoire. Au XVIème, au XVIIème, au XVIIIème et, en grande partie, au XIXème siècle, les Etats-Unis étaient un monde lointain qui se suffisait à lui-même, un immense pays isolé qui se nourrissait des miettes de la civilisation européenne. Entre temps, ce pays à possibilités illimitées se formait et se développait. La nature avait créé en Amérique toutes les conditions d'un puissant épanouissement économique. L'Europe rejetait par delà l'Océan, vague par vague, les éléments les plus actifs, les mieux trempés de sa population, les éléments les plus aptes au développement des forces productives. Qu'était-ce que les mouvements révolutionnaires européens à caractère religieux ou politique ? C'était la lutte des éléments avancés, de la petite-bourgeoisie avant tout, et des ouvriers ensuite, contre les survivances de la féodalité et de la religion qui empêchaient le développement des forces productives. Tout ce que l'Europe rejetait traversait l'Océan. La fleur des nations européennes, les éléments les plus actifs, qui voulaient faire leur chemin à tout prix, tombaient dans un milieu où ce bric-à-brac historique n'existait pas, mais où régnait la nature vierge dans son opulence intarissable. Telle est la base du développement de l'Amérique, de la technique américaine, de la richesse américaine.
A la nature inépuisable, il manquait l'homme. La main-d'œuvre était ce qu'il y avait de plus cher aux Etats-Unis. De là la mécanisation du travail. Le principe du travail à la chaîne n'est pas un principe dû au hasard. Il exprime la tendance à remplacer l'homme par la machine, à multiplier la main-d'œuvre, à porter, emporter, descendre et élever automatiquement. Tout cela doit être fait par une chaîne sans fin et non par l'échine de l'homme. Tel est le principe du travail à la chaîne. Où a-t-on inventé l'élévateur ? En Amérique, afin de pouvoir se passer de l'homme qui transporte un sac de blé sur son dos. Et les tuyaux de conduite ? Aux Etats-Unis, on compte 100.000 kilomètres de tuyaux de conduite, c'est-à-dire de transporteurs pour corps liquides. Enfin, la chaîne sans fin qui effectue les transports à l'intérieur de l'usine et dont le modèle supérieur est l'organisation Ford, est connue de tous.
L'Amérique ne connaît presque pas l'apprentissage : on n'y perd pas son temps à apprendre, car la main-d'œuvre est chère ; l'apprentissage est remplacé par une division du travail en parties infimes qui n'exigent pas ou presque pas d'apprentissage. Et qui réunit toutes les parties du processus du travail ? C'est la chaîne sans fin, le transporteur. C'est lui qui enseigne. En très peu de temps, un jeune paysan de l'Europe méridionale, des Balkans ou de l'Ukraine, est transformé en ouvrier industriel.
La fabrication en série est liée à la technique américaine, de même que le standard : c'est la production en masse. Les produits et articles destinés aux couches supérieures, adaptés aux goûts individuels sont bien mieux fabriqués par l'Europe. Les draps fins sont fournis par l'Angleterre. La bijouterie, les gants, la parfumerie, etc. viennent de France. Mais lorsqu'il s'agit d'une production en masse destinée à un vaste marché, l'Amérique est de beaucoup supérieure à l'Europe. Voilà pourquoi le socialisme européen apprendra la technique à l'école de l'Amérique.
Hoover, l'homme d'Etat américain le plus compétent dans le domaine économique, mène un grand travail pour la standardisation des produits fabriqués. Il a déjà conclu plusieurs dizaines de contrats avec les trusts les plus importants pour la production d'articles standardisés. Parmi ces articles, on trouve la voiture d'enfant et le cercueil. De sorte que l'Américain naît dans le standard et meurt dans le standard. (Rires et applaudissements.) J'ignore si c'est plus commode, mais c'est de 40 % meilleur marché.
La population américaine, grâce à l'immigration, compte beaucoup plus (45 %) d'éléments aptes au travail que la population européenne, avant tout parce que le rapport des âges est différent. Par suite, le coefficient de productivité de la nation est plus élevé. En outre, ce coefficient est encore augmenté par le rendement supérieur de chaque ouvrier. Grâce à la mécanisation et à l'organisation plus rationnelle du travail, le mineur en Amérique extrait deux fois et demie plus de charbon et de minerai qu'en Allemagne. L'agriculteur produit deux fois plus qu'en Europe. Tels sont les résultats de cette organisation du travail.
On disait des anciens Athéniens que c'étaient des hommes libres parce qu'il leur revenait quatre esclaves à chacun. A chaque habitant des Etats-Unis, il revient cinquante esclaves, mais des esclaves mécaniques. En d'autres termes, si l'on compte les moteurs mécaniques, si l'on traduit les chevaux-vapeur en force humaine, on voit que chaque citoyen américain a cinquante esclaves mécaniques. Cela n'empêche pas, évidemment, que l'économie américaine repose sur des esclaves vivants, c'est-à-dire sur des prolétaires salariés.
Le revenu national des Etats-Unis représente 60 milliards de dollars par an. L'épargne annuelle, c'est-à-dire, ce qui reste après solde de toutes les dépenses nécessaires, est de 6 à 7 milliards de dollars. Je ne parle que des Etats-Unis, c'est-à-dire de ce que l'on appelle ainsi dans les vieux manuels scolaires. En réalité, les Etats-Unis sont plus vastes et plus riches, Le Canada, soit dit sans offenser la Couronne britannique, est une partie intégrante des Etats-Unis. Si l'on prend l'annuaire du département du commerce des Etats-Unis, on y verra que. le commerce avec le Canada est porté dans le commerce intérieur, et que le Canada y est poliment et quelque peu évasivement appelé prolongation septentrionale des Etats-Unis (Rires) - sans la bénédiction de la S. D. N., qu'on n'a d'ailleurs pas consultée, et avec raison : on n'a pas besoin de cet enregistrement d'acte d'état civil, (Rires, applaudissements.) Les forces d'attraction et de répulsion agissent presque automatiquement : le capital anglais occupe à peine 10 % de l'industrie canadienne ; le capital américain en occupe plus du tiers, et cette proportion croit incessamment. Les importations anglaises au Canada sont évaluées à 160 millions de dollars, celles de l'Amérique à prés de 600 millions. Il y a 25 ans, l'Angleterre importait 5 fois plus que les Etats-Unis. La plupart des Canadiens se sentent des Américains, à l'exception, oh, ironie! de la partie française de la population qui se sent profondément anglaise. (Rires.) L'Australie subit la même évolution que le Canada, mais retarde sur ce dernier, Elle sera aux côtés du pays qui la défendra avec sa flotte contre le Japon et qui, pour ce service, prendra le moins cher. Dans ce concours, la victoire est assurée aux Etats-Unis dans un avenir prochain. En tout cas, s'il survenait une guerre entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, le Canada, " dominion anglais ", serait un réservoir de matériel humain et d'approvisionnement pour les Etats-Unis contre l'Angleterre.
C'est là un secret de Polichinelle.
Telle est, dans ses traits essentiels, la puissance matérielle des Etats-Unis. C'est cette puissance qui leur permet d'appliquer l'ancienne méthode de la bourgeoisie britannique : engraisser l'aristocratie ouvrière pour tenir le prolétariat en tutelle, méthode qu'ils ont portée à un degré de perfection auquel la bourgeoisie britannique n'aurait même jamais osé songer.
Les nouveaux rôles de l'Amérique et de l'Europe[modifier le wikicode]
Ces dernières années, l'axe économique du monde s'est considérablement déplacé. Les rapports entre les Etats-Unis et l'Europe se sont radicalement modifiés. C'est le résultat de la guerre. Naturellement, cette évolution était préparée de longue date, elle était indiquée par des symptômes, mais ce n'est que tout récemment qu'elle est devenue un fait accompli, et nous essayons maintenant de nous rendre compte de ce changement formidable qui s'est effectué dans l'économie humaine, et par conséquent dans la culture humaine. Un écrivain allemand a rappelé à ce sujet les paroles de Goethe décrivant l'impression extraordinaire que produisit sur les contemporains la théorie de Copernic d'après laquelle ce n'est pas le soleil qui tourne autour de la terre, mais la terre qui tourne autour du soleil, comme une planète de moyenne grandeur. Nombreux étaient ceux qui ne voulaient pas ajouter foi à cette théorie. Le patriotisme géocentrique se sentait touché. Il en est de même maintenant en ce qui concerne l'Amérique. Le bourgeois européen ne veut pas croire qu'il est relégué à l'arrière-plan, que ce sont les Etats-Unis qui sont les maîtres du monde capitaliste.
J'ai déjà indiqué les causes naturelles et historiques qui ont préparé ce formidable transfert des forces économiques du monde. Mais il a fallu la guerre pour élever du coup l'Amérique, abaisser l'Europe et déplacer brusquement l'axe du monde. La guerre, qui a causé la ruine et la décadence de l'Europe, est revenue à l'Amérique à environ 25 milliards de dollars. Si l'on considère que les banques américaines détiennent maintenant 60 milliards de dollars, cette somme de 25 milliards n'est comparativement que peu de chose. En outre, 10 milliards ont été prêtés à l'Europe. Avec les intérêts non payés, ces 10 milliards sont devenus maintenant 12 milliards, et l'Europe commence à payer l'Amérique pour sa propre ruine.
Tel est le mécanisme qui a permis aux Etats-Unis de s'élever du coup au-dessus de toutes les autres nations et de devenir le maître de leurs destinées. Ce pays, dont la population se monte à 115 millions, dispose entièrement de l'Europe, sauf bien entendu de l'U. R. S. S. Notre tour n'est pas venu et nous savons qu'il ne viendra pas. (Applaudissements.) Mais, déduction faite de notre pays, il reste encore 345 millions d'Européens asservis par les Américains, c'est-à-dire par une population trois fois moins nombreuse.
Les nouveaux rôles des peuples sont déterminés par la richesse de chacun d'eux. Les évaluations de la richesse des différents Etats ne sont pas très précises, mais des chiffres approximatifs nous suffiront. Prenons l'Europe et les Etats-Unis tels qu'ils étaient il y a cinquante ans, au moment de la guerre franco-allemande. La fortune des Etats-Unis était alors évaluée à 30 milliards de dollars, celle de l'Angleterre à 40 milliards, celle de la France à 33 milliards, celle de l'Allemagne à 38 milliards. Comme on le voit, la différence entre ces quatre pays n'était pas grande. Chacun d'eux possédait de 30 à 40 milliards et, de ces quatre pays les plus riches du monde, c'étaient les Etats-Unis qui l'étaient le moins. Or quelle est la situation maintenant, un demi-siècle plus tard ? Aujourd'hui, l'Allemagne est plus pauvre qu'en 1872 (36 milliards) ; la France est environ deux fois plus riche (68 milliards), l'Angleterre également (89 milliards) ; quant à la fortune des Etats-Unis, elle est évaluée à 320 milliards de dollars. Ainsi, des pays européens que je vous ai cités, l'un est revenu à son ancien niveau, deux autres ont doublé leur richesse et les Etats-Unis sont devenus onze fois plus riches. Voilà pourquoi, en dépensant 15 milliards pour la ruine de l'Europe, les Etats-Unis ont complètement atteint leur but.
Avant la guerre, l'Amérique était la débitrice de l'Europe. Cette dernière était, pour ainsi dire, la principale fabrique et le principal entrepôt de marchandises du monde. En outre, elle était, grâce surtout à l'Angleterre, le grand banquier du monde. Ces trois supériorités appartiennent maintenant à l'Amérique. L'Europe est reléguée à l'arrière-plan. La principale fabrique, le principal entrepôt, la principale banque du monde, ce sont les Etats-Unis.
L'or on le sait, joue un certain rôle dans la société capitaliste. Lénine écrivait qu'en régime socialiste l'or serait affecté comme matériau à la construction de certains édicules publics. Mais en régime capitaliste, il n'y a rien de plus élevé qu'un sous-sol de banque rempli d'or. Quelle est donc la réserve d'or de l'Amérique ? Avant la guerre, elle était, si je ne m'abuse, de 1.900 millions ; au 1er janvier 1925, elle s'élevait à 4 milliards et demi de dollars, soit 50 % du stock mondial ; aujourd'hui, cette proportion atteint au minimum 60 %.
Or, qu'advenait-il de l'Europe pendant que l'Amérique concentrait entre ses mains 60 % de l'or du monde ? Elle déclinait. Elle s'était engagée dans la guerre parce que le capitalisme européen se trouvait trop à l'étroit dans les cadres des Etats nationaux. Le capital s'efforçait d'élargir ces cadres, de se créer un champ d'action plus vaste ; le plus actif en 1'occurrence était le capital allemand, qui s'était donné pour but d'" organiser l'Europe ", de faire tomber ses barrières douanières. Or, quel a été le résultat de la guerre ? Le traité de Versailles a créé en Europe 17 nouveaux Etats et territoires plus ou moins indépendants, 7.000 kilomètres de nouvelles frontières, des barrières douanières en proportion et, de chaque côté de ces nouvelles frontières, des postes et des troupes, En Europe, il y a maintenant un million de soldats de plus qu'avant la guerre. Pour arriver à ce résultat, l'Europe a anéanti une masse formidable de valeurs matérielles et s'est appauvrie considérablement.
Bien plus, pour tous ses malheurs, pour sa ruine économique, pour ses nouvelles barrières douanières qui entravent le commerce, pour ses frontières et troupes nouvelles, pour son démembrement, sa ruine, son humiliation, pour la guerre et la paix de Versailles, l'Europe doit payer aux Etats-Unis les intérêts de ses dettes de guerre.
L'Europe s'est appauvrie. La quantité de matières premières qu'elle travaille est inférieure de 10 % à ce qu'elle était avant la guerre. L'influence de l'Europe dans l'économie mondiale a considérablement diminué. La seule chose stable dans l'Europe actuelle, c'est le chômage. Fait remarquable, dans leur recherche de moyens de salut, les économistes bourgeois ont exhumé des archives les théories les plus réactionnaires de l'époque de l'accumulation primitive ; c'est dans le malthusianisme et l'émigration qu'ils voient les remèdes efficaces contre le. chômage. A l'époque de son épanouissement, le capitalisme triomphant n'avait pas besoin de ces théories. Mais maintenant qu'il est atteint de caducité, de sclérose, il tombe idéologiquement en enfance. et revient aux vieilles méthodes empiriques.
L'expansion impérialiste des Etats-Unis[modifier le wikicode]
Etant donné la puissance des Etats-Unis et l'affaiblissement de l'Europe, une nouvelle répartition des forces, des sphères d'influence et des marchés mondiaux est inévitable. L'Amérique doit s'étendre et l'Europe se comprimer. Telle est la résultante des processus fondamentaux qui s'effectuent dans le monde capitaliste. Les Etats-Unis s'engagent dans toutes les voies, et partout ils prennent l'offensive. Ils opèrent de façon strictement " pacifique ", c'est-à-dire sans emploi de la force armée, " sans effusion de sang ", comme disait la Sainte Inquisition lorsqu'elle brûlait vifs les hérétiques ; ils s'étendent pacifiquement parce que leurs adversaires, en grinçant des dents, reculent pas à pas devant cette nouvelle puissance, sans se risquer à la heurter ouvertement. C'est là la base de la politique " pacifique " des Etats-Unis. Leur principal instrument est maintenant le capital financier avec une réserve d'or de neuf milliards de roubles. C'est là une force terrible, une force qui balaie tout sur son passage dans toutes les parties du monde, et particulièrement dans l'Europe dévastée et appauvrie. Accorder ou refuser des emprunts à tel ou tel pays d'Europe, c'est, dans beaucoup de cas, décider du sort non seulement du parti au pouvoir, mais aussi du régime bourgeois, jusqu'à présent, les Etats-Unis ont investi dix milliards de dollars dans l'économie des autres pays. Sur ces dix milliards, deux ont été octroyés à l'Europe et se sont ajoutés aux dix milliards précédemment fournis pour sa dévastation. Maintenant, on le sait, les emprunts sont accordés pour la " restauration " de l'Europe. Destruction, puis restauration : deux opérations qui se complètent, car les intérêts des sommes affectées à l'une comme à l'autre vont au même réservoir. En outre, les Etats-Unis ont placé des capitaux dans l'Amérique latine qui, au point de vue économique, devient de plus en plus un dominion de l'Amérique du Nord, Après l'Amérique du Sud, le pays qui a obtenu le plus de crédits est le Canada; vient ensuite l'Europe. Les autres parties du monde ont reçu beaucoup moins.
Cette somme de dix milliards est infime pour un pays aussi puissant que les Etats-Unis, mais elle augmente rapidement et, pour comprendre le mécanisme de ce processus, il faut surtout se rendre compte du rythme de cette accélération. Pendant les sept années qui ont suivi la guerre, les Etats-Unis ont investi à l'étranger environ six milliards de dollars; presque la moitié de cette somme a été fournie ces deux dernières années ; en 1925, les investissements ont été beaucoup plus élevés qu'en 1924.
À la veille de la guerre, les Etats-Unis avaient encore besoin du capital étranger ; ce capital, ils le recevaient de l'Europe et le plaçaient dans leur industrie. Le développement de leur production, à un certain stade, a amené la constitution rapide d'un capital financier. Pour arriver à obtenir ce capital financier, il a fallu au préalable des investissements considérables de capitaux et un accroissement formidable de l'outillage. Mais, une fois commencé, ce processus se développe à un rythme de plus en plus accéléré aux Etats-Unis. Ce qui, il y a deux ou trois ans, était encore dans le domaine des prévisions se réalise maintenant à nos yeux. Mais ce n'est que le commencement. La campagne du capital financier américain pour la conquête du monde ne commencera réellement que demain.
Fait extrêmement significatif : au cours de l'année écoulée, le capital américain a de plus en plus délaissé les emprunts gouvernementaux pour aller aux emprunts industriels. Le sens de cette évolution est clair. " Nous vous avons donné le régime du plan Dawes, nous vous avons donné la possibilité de rétablir la devise nationale en Allemagne et en Angleterre, nous consentirons à le faire à certaines conditions en France, mais ce n'est là qu'un moyen pour arriver à notre but ; or, notre but est de mettre la main sur votre économie ". Ces jours-ci, j'ai lu dans le Tag, organe de la métallurgie allemande, un article intitulé : " Dawes ou Dillon ". Dillon est un de ces nouveaux condottieri que la finance américaine envoie à la conquête de l'Europe. L'Angleterre a donné naissance à Cecil Rhodes, son dernier aventurier colonial de grande envergure, qui a fondé au sud de l'Afrique un nouveau pays. Des Cecil Rhodes naissent maintenant en Amérique, non pas pour l'Afrique du Sud, mais pour l'Europe centrale. Dillon a pour tâche d'acheter la métallurgie allemande à bas prix. Il a rassemblé à cet effet 50 millions de dollars seulement - l'Europe maintenant ne se vend pas cher - et, avec ces 50 millions de dollars en poche, il ne s'arrête pas devant les barrières européennes que sont les frontières de l'Allemagne, de la France, du Luxembourg. Il lui faut allier le charbon et le métal, il veut créer un trust européen centralisé, il ne s'embarrasse pas de la géographie politique, je crois même qu'il ne la connaît pas. A quoi bon en effet ? 50 millions de dollars dans 1'Europe actuelle valent mieux que n'importe quelle géographie. (Rires.) Son intention, dit-on, est de grouper en un trust unique la métallurgie de l'Europe centrale, puis de l'opposer au trust américain de l'acier, dont le roi est Harry. De la sorte, quand l'Europe " se défend " contre le trust américain de l'acier, elle n'est en réalité que l'instrument d'un des deux consortiums américains qui se combattent, pour s'unir à un moment donné afin de l'exploiter plus rationnellement. Dawes ou Dillon, il n'y a pas d'autre choix, comme le dit l'organe de la métallurgie allemande. Avec qui marcher ? Dawes est un créancier armé de pied en cap. Avec lui, il n'y a guère qu'à se soumettre. Mais Dillon est en quelque sorte un compagnon, d'un type très spécial il est vrai, mais qui peut-être, ne nous étranglera pas... L'article se termine par cette phrase remarquable : " Dillon ou Dawes, telle est la question capitale pour l'Allemagne en 1926 ".
Les Américains se sont déjà assuré, par l'achat d'actions, le contrôle des quatre banques les plus importantes d'Allemagne. L'industrie allemande du pétrole se raccroche visiblement à la Standard Oil américaine. Les mines de zinc, qui appartenaient autrefois à une firme allemande, sont passées aux mains de Harriman, qui par-là même obtient le contrôle du zinc brut sur tout le marché mondial.
Le capital américain travaille en gros et en détail. En Pologne, le trust américano-suédois des allumettes prend ses premières mesures préparatoires. En Italie, on va plus loin. Les contrats que les firmes américaines signent avec l'Italie sont des plus intéressants. On charge, pour ainsi dire, l'Italie de gérer le marché du Proche-Orient. Les Etats-Unis enverront à l'Italie leurs produits semi-finis, afin que cette dernière les adapte au goût du consommateur. L'Amérique n'a pas le temps de s'attarder aux détails. Elle fournit des produits standardisés. Et le tout-puissant entrepreneur transatlantique vient chez l'artisan des Apennins et lui dit : " Voilà tout ce qu'il te faut, mais embellis un peu ça et arrange-le au goût des Asiatiques ".
La France n'en est pas encore arrivée là. Elle s'entête et regimbe. Mais elle mettra les pouces. Il lui faudra stabiliser sa devise, c'est-à-dire passer la tête dans le nœud coulant de l'Amérique. Chaque Etat attend son tour au guichet de l'oncle Sam. (Rires.)
Combien les Américains ont-ils dépensé pour s'assurer une telle situation ? Une somme infime. Les placements à l'étranger se montent à dix milliards, sans compter les dettes de guerre, L'Europe a reçu en tout et pour tout deux milliards et demi, et l'Amérique commence déjà à la traiter en pays conquis. Pourtant ce que les Américains ont investi dans l'économie de l'Europe ne représente que le centième de la fortune totale de cette dernière. Lorsque la balance oscille, il suffit d'un léger coup de pouce pour la faire pencher d'un côté. Les Américains ont donné ce coup de pouce, et déjà ils sont les maîtres. L'Europe manque des capitaux nécessaires à sa restauration et des fonds de roulement nécessaires à la partie déjà restaurée de son économie. Elle a des bâtiments et du matériel qui valent des centaines de millions, mais il lui manque une dizaine de millions pour mettre la machine en mouvement. L'Américain arrive, il donne les dix millions et pose ses conditions. Il est le maître, il est comme chez lui.
On m'a remis un article extrêmement intéressant d'un de ces nouveaux Cecil Rhodes que l'Amérique fait surgir maintenant et dont nous sommes tenus d'apprendre les noms. Ce n'est pas très agréable, mais il n'y a rien à faire. Nous avons bien appris le nom de Dawes. Dawes ne vaut pas un sou, mais toute l'Europe ne peut rien contre lui. Demain, nous apprendrons le nom de Dillon ou celui de Max Wirkler, vice-président de la " Compagnie du Service financier ". Accaparer tout ce qui est possible sur le globe, cela s'appelle s'occuper du service financier. (Rires, applaudissements.) Max Wirkler parle du service financier en langage poétique, voire biblique.
" Nous nous occupons, dit-il, de financer les gouvernements, les autorités locales et municipales et les corporations privées. L'argent américain a permis de restaurer le Japon, après le tremblement de terre ; les fonds américains ont permis de battre l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie et ont joué un rôle très important dans le relèvement de ces pays. "
On commence par détruire, puis on restaure. Et pour l'une et l'autre opération, on touche un courtage honnête. Seul, le tremblement de terre au Japon a manifestement eu lieu sans la participation du capital américain. (Rires.) Mais, écoutons la suite :
" Nous accordons des emprunts aux colonies hollandaises et à l'Australie, au gouvernement et aux villes d'Argentine, aux industries minières sud-africaines, aux producteurs de nitrates du Chili, aux planteurs de café du Brésil, aux producteurs de tabac et de coton de la Colombie. Nous donnons de l'argent au Pérou pour la réalisation de projets sanitaires ; nous en donnons aux banques danoises, aux industriels suédois, aux stations hydroélectriques de Norvège, aux établissements de banques finlandais, aux usines de constructions mécaniques de Tchécoslovaquie, aux chemins de fer de Yougoslavie, aux travaux publics d'Italie, aux compagnies de téléphone espagnoles. "
Evidemment, une telle énumération est impressionnante. C'est l'effet de ces 60 milliards de dollars qui, actuellement, se trouvent dans les banques américaines. Nous aurons encore à entendre cette symphonie dans la prochaine période historique.
Peu après la guerre, lorsque la S. D. N. était en train de se constituer et que les pacifistes de tous les pays d'Europe mentaient chacun dans leur langue, l'économiste anglais Georges Pesch, homme des mieux intentionnés, proposa d'organiser un emprunt de la S. D. N, pour la pacification et le relèvement de toute l'humanité. Il calcula qu'il fallait 35 milliards de dollars pour cette magnifique entreprise et proposa que les Etats-Unis souscrivissent pour 15 milliards, l'Angleterre pour 5 milliards et les autres pays pour les 15 milliards restants. D'après ce projet, les Etats-Unis devaient fournir presque la moitié de ce grand emprunt, et comme les autres actions devaient être réparties entre un grand nombre d'Etats, les Etats-Unis auraient eu le contrôle de l'institution. L'emprunt sauveur n'eut pas lieu, mais ce qui se passe maintenant est au fond une réalisation plus efficace de ce même plan. Les Etats-Unis accaparent progressivement les actions qui leur donneront le contrôle du genre humain. Grande entreprise, certes, mais très risquée. Les Américains ne tarderont pas à s'en convaincre.
Pacifisme et confusion[modifier le wikicode]
Avant de continuer, je dois dissiper une certaine confusion. Les processus mondiaux que nous étudions se développent avec une telle rapidité et revêtent une telle envergure que notre pensée a peine à les saisir, à les embrasser et à se les assimiler. Rien d'étonnant si dans la presse internationale, prolétarienne et bourgeoise, il se déroule, ces derniers temps, une vive discussion à ce sujet. En Allemagne, on a publié différents livres consacrés spécialement au rôle des Etats-Unis vis-à-vis de l'Europe balkanisée. Dans la controverse internationale qui a surgi autour de cette question, le rapport que j'ai fait à cette tribune il y a deux ans a aussi été mis en cause. J'ai entre les mains une revue ouvrière américaine, que j'ai ouverte ces jours-ci précisément à la page consacrée aux rapports de l'Amérique avec l'Europe, et mes yeux sont tombés par hasard sur la phrase concernant la " portion congrue ". Cela m'a intéressé, naturellement ; j'ai lu l'article, et voici, camarades, ce que, à ma grande stupéfaction, j'ai appris :
" Trotsky est d'avis que nous sommes entrés dans la période des rapports pacifiques anglo-américains ; l'influence des rapports anglo-américains (selon Trotsky) contribuera plus à la consolidation qu'à la décomposition du capitalisme mondial. "
Pas mal, n'est-ce pas ? Tout à fait comme Mac Donald. Et plus loin :
" La vieille théorie de Trotsky sur l'Europe mise à la portion congrue [Pourquoi vieille ? Elle date à peine de deux ans] et transformée en dominion de l'Amérique était liée à cette appréciation des rapports anglo-américains. "
(J. Lovston, Revue mensuelle ouvrière, novembre 1925)
Quand j'ai lu ces lignes, je me suis frotté les yeux pendant trois minutes, tant ma stupéfaction était grande. Où et quand ai-je dit que l'Angleterre et l'Amérique entretenaient des rapports pacifiques et que, grâce à cela, elles allaient régénérer le capitalisme européen et non le décomposer ? Si un communiste adulte disait de pareilles choses, il faudrait tout bonnement l'expulser du parti. Evidemment, après avoir lu ces absurdités qui me sont attribuées, j'ai feuilleté ce que j'ai eu l'occasion de dire à ce sujet du haut de cette tribune. Si je reviens maintenant au discours que j'ai prononcé il y a deux ans, ce n'est pas pour expliquer à Lovston et à ses semblables que si l'on veut écrire sur un sujet quelconque - que ce soit en anglais ou en français, en Europe ou en Amérique - il faut savoir ce que l'on écrit et où l'on mène le lecteur, c'est parce que la façon dont je posais alors la question vaut encore pour aujourd'hui. Voilà pourquoi je suis obligé de vous lire quelques extraits de mon discours :
" Que veut le capital américain ? Que cherche-t-il ? " demandions-nous il y a deux ans. Et nous répondions : " Il cherche, nous dit-on, la stabilité, il veut rétablir le marché européen, Il veut rendre l'Europe solvable. Dans quelle mesure et comment ? Sous son hégémonie. Qu'est-ce à dire ? Qu'il lui permettra de se relever, mais dans des limites bien déterminées, qu'il lui réservera des secteurs restreints du marché mondial. Le capital américain domine maintenant, il commande aux diplomates. Il s'apprête de même à donner des ordres aux banques et aux trusts européens, à toute la bourgeoisie européenne ". Nous disions il y a deux ans : " Il commande aux diplomates (Versailles, Washington) et s'apprête à donner des ordres aux banques et aux trusts ". Aujourd'hui nous disons : " Il commande déjà aux banques et aux trusts de différents Etats européens et il s'apprête à commander aux banques et aux trusts des autres Etats capitalistes d'Europe "..Je continue à citer : " Il partagera le marché en secteurs, il réglera l'activité des financiers et des industriels européens. En somme, le capital américain veut rationner l'Europe capitaliste ". Nous n'avons pas écrit qu'il l'a rationnée ou qu'il la rationnera, mais qu'il veut la rationner. Voilà ce que je disais il y a deux ans.
Lovston prétend que j'ai parlé de la collaboration pacifique de l'Angleterre et de l'Amérique. Voyons ce qu'il en est. " Il ne s'agit pas seulement de l'Allemagne, de la France, il s'agit aussi de la Grande-Bretagne. Elle aussi devra se préparer à subir le même sort… On dit souvent, il est vrai, que maintenant l'Amérique marche avec l'Angleterre, qu'il s'est formé un bloc anglo-saxon ; on parle de capital anglo-saxon, de politique anglo-saxonne... Mais parler ainsi, c'est montrer son incompréhension de la situation. L'antagonisme capital du monde est l'antagonisme anglo-américain. C'est ce que montrera de plus en plus nettement l'avenir… Pourquoi ? Parce que l'Angleterre est encore le pays le plus riche et le plus puissant après les Etats-Unis. C'est le principal rival, l'obstacle fondamental. "
J'ai développé cette même idée, mais avec plus de vigueur, dans le manifeste du Vème Congrès, mais je ne fatiguerai pas votre attention par des textes, Je citerai encore de mon discours ce qui concerne les rapports " pacifiques " établis par l'Amérique : " Ce programme américain de mise en tutelle du monde entier n'est pas du tout un programme pacifiste ; au contraire, il est gros de guerres et de bouleversements révolutionnaires… Il est bien peu vraisemblable que la bourgeoisie de tous les pays consente à être reléguée à l'arrière-plan, à devenir la vassale de l'Amérique sans tenter tout au moins de résister. En effet, l'Angleterre a des appétits formidables, un désir furieux de maintenir sa domination sur le monde. Les conflits militaires sont inévitables. L'ère de l'américanisme pacifiste qui semble s'ouvrir en ce moment n'est qu'une préparation à de nouvelles guerres monstrueuses ".
Voilà ce que nous disions il y a deux ans des rapports " pacifiques ", Je me permets de rappeler ici que, lorsque nous faisions de la propagande pour le développement de notre industrie chimique, nous indiquions que l'arsenal de Wedgwood est une des sources du militarisme américain, qui menace le plus les peuples d'Europe.
Enfin, voici ce que nous disions du haut de cette tribune sur la cessation des antagonismes européens grâce à l'influence de l'Amérique : " Les antagonismes qui ont préparé la guerre impérialiste et l'ont déchaînée sur l'Europe, il y a dix ans, antagonismes aggravés par la guerre, maintenus par le traité de Versailles et intensifiés par le développement ultérieur de la lutte de classe en Europe, subsistent intégralement. Et les Etats-Unis se heurteront à ces antagonismes dans toute leur acuité ".
Deux années ont passé. Le camarade Lovston est peut-être un bon critique, quoiqu'il lui arrive de se mettre le doigt dans l'œil, mais le temps est encore un meilleur critique.
Pour en finir avec cette question, nous terminerons par le conseil qu'Engels donnait à un certain Stibelling, américain, lui aussi : " Quand on veut s'occuper de questions scientifiques, il faut avant tout apprendre à lire les œuvres comme l'auteur les a écrites, et surtout ne pas y lire ce qui n'y est pas ". Ces paroles d'Engels sont excellentes et valent non seulement pour l'Amérique, mais pour les cinq parties du monde.
Le pacifisme américain dans la pratique[modifier le wikicode]
Dans toutes les questions, le temps est le meilleur critique. Voyons ce qu'ont été en réalité les méthodes américaines de pénétration pacifique durant ces dernières années. Une simple énumération des faits les plus importants montrera que le " pacifisme " américain à triomphé sur toute la ligne ; mais il a triomphé comme méthode de spoliation impérialiste voilée et de préparation plus ou moins masquée aux collisions les plus redoutables.
C'est à la conférence de Washington, en 1922, que le " pacifisme " américain a revêtu son expression la plus nette et a le mieux montré sa nature. En 1919-l920, beaucoup de personnes, et j'étais du nombre, se demandaient ce qu'il arriverait en 1922-1923, lorsque le programme naval des Etats-Unis assurerait à ces derniers l'égalité avec la Grande-Bretagne. Est-il possible, se demandait-on, que l'Angleterre, qui maintient sa domination grâce à la supériorité de sa flotte sur celles des deux autres pays les plus forts pris ensemble, abandonne cette supériorité sans combat ? Nombreux étaient ceux qui, comme moi, envisageaient la possibilité d'une guerre entre l'Angleterre et l'Amérique, avec la participation du Japon, en 1922-1923. Or, qu'est-il advenu ? Au lieu de la guerre, ç'a, été le " pacifisme " pur. Les Etats-Unis ont invité l'Angleterre à Washington et lui ont dit : " Veuillez vous rationner : j'aurai 5 unités, vous en aurez 5, le Japon 3, la France 3 ". Voilà le programme naval. Et l'Angleterre a accepté.
Qu'est-ce que cela ? Du " pacifisme ", mais un pacifisme qui impose sa volonté par sa supériorité économique formidable et prépare " pacifiquement " sa supériorité militaire dans la prochaine période historique.
Et le plan Dawes ? Lorsque Poincaré s'agitait dans l'Europe centrale avec ses plans lilliputiens, s'emparait du bassin de la Ruhr, les Américains braquaient leur lunette d'approche, regardaient et attendaient. Et lorsque la baisse du franc et autres désagréments obligèrent Poincaré à se retirer, l'Américain vint et présenta son plan de pacification de l'Europe, Il acheta le droit de diriger l'Allemagne pour 800 millions de marks, dont la moitié d'ailleurs fut donnée par l'Angleterre. Et pour cette misérable somme de 400 millions de marks, la Bourse de New-York a imposé son contrôleur au Peuple allemand. Beau pacifisme, en vérité ! Un nœud coulant pour se pendre !
Et la stabilisation du change ? Lorsque le change oscille en Europe, l'Américain n'est pas à son aise. Il n'est pas à son aise, parce que cela permet à l'Europe d'exporter à bon compte. L'Américain a besoin d'un change stable pour la rentrée régulière des intérêts de ses prêts, et en général pour l'ordre financier. S'il n'en était pas ainsi, comment pourrait-il investir ses capitaux en Europe ? C'est pourquoi il a obligé les Allemands à stabiliser leur devise ; il a obligé les Anglais à faire de même en leur concédant un emprunt de 300 millions de dollars. Lloyd George a dit dernièrement : " La livre sterling regarde maintenant le dollar bien en face ". Lloyd George est un vieux pince-sans-rire. Si la livre regarde le dollar bien en face, c'est parce qu'elle a un étai de 300 millions de dollars pour lui redresser le dos. (Rires.)
Et comment vont les choses en France ? La bourgeoisie française redoute la stabilisation de la devise nationale. C'est une opération très douloureuse. L'Américain dit : Si vous n'y consentez pas, je ne vous prêterai rien ; arrangez-vous comme vous voudrez. L'Américain exige de la France qu'elle désarme pour payer ses dettes. Quoi de mieux que ce pacifisme pur, avec le désarmement et la stabilisation des changes ! L'Amérique s'apprête " pacifiquement " à courber la France sous son joug.
La question de la parité or et des dettes avec l'Angleterre est déjà réglée. L'Angleterre, si je ne m'abuse, verse déjà aux Etats-Unis environ 330 millions de roubles par an. Elle a réglé à son tour la question de la dette italienne, dont elle ne touchera qu'une partie insignifiante. La France est l'a principale débitrice de l'Angleterre et de l'Amérique, mais, jusqu'à présent, elle ne paie rien. Mais il lui faudra payer, à moins que la révolution ne survienne et n'annule toutes les anciennes dettes. L'Allemagne effectue des paiements à la France et à l'Angleterre, qui à leur tour exigent de nous le paiement de nos dettes. En somme, le bourgeois anglais tire ou s'apprête à tirer de ses débiteurs européens tout ce qu'il pourra, afin de l'envoyer ensuite, avec un appoint fourni par lui-même, par delà l'Atlantique à l'oncle Sam. Qu'est-ce en somme que Mr. Baldwing ou le roi George ? Tout simplement un percepteur en chef des impôts de l'Amérique dans la province qui a nom Europe (Rires), un agent chargé de faire rentrer les paiements des peuples européens et de les expédier aux Etats-Unis. On le voit, c'est là une organisation des plus pacifique : les rapports financiers des peuples d'Europe sont réglés d'après la dette américaine sous la surveillance du plus ponctuel des contribuables, la Grande-Bretagne, qui pour cela a reçu le titre de percepteur principal des impôts. La politique européenne de l'Amérique est entièrement établie sur ce principe. Allemagne, paye à la France ; Italie, paye à l'Angleterre ; France, paye à l'Angleterre ; Russie, Allemagne, Italie, France et Angleterre payez-moi. Voilà ce que dit l'Amérique. Cette hiérarchie des dettes est une des bases du pacifisme américain.
La lutte mondiale de l'Angleterre et de l'Amérique pour la possession du pétrole a déjà suscité des bouleversements révolutionnaires et des conflits militaires au Mexique, en Turquie, en Perse. Mais peut-être les journaux nous annonceront-ils demain qu'une collaboration pacifique s'établit entre l'Angleterre et l'Amérique dans le domaine du pétrole. Comment s'effectuera cette collaboration ? On aura une conférence de Washington du pétrole, à laquelle l'Amérique dira à l'Angleterre : Contente-toi d'une ration de pétrole plus modeste. De nouveau, ce sera du pacifisme du meilleur aloi.
Dans la lutte pour les marchés, on procède aussi, de temps à autre, à un rég1ement " pacifique " de la question. Parlant de la lutte pour les marchés qui se déroule entre l'Angleterre et l'Amérique, un écrivain allemand, ancien ministre de je ne sais plus quel gouvernement - les anciens ministres sont nombreux en Allemagne - le baron Reibnitz, dit en substance : l'Angleterre pourra éviter la guerre si, au Canada, en Amérique du Sud, dans le Pacifique et sur la côte orientale de l'Asie et de l'Australie, elle laisse les mains libres aux Etats-Unis; " il lui restera alors les autres domaines en dehors de l'Europe ". Je ne vois pas bien ce qui restera après cela à l'Angleterre. Mais l'alternative est bien posée : ou la guerre, ou la portion congrue.
Voici, en ce qui concerne les matières premières étrangères, un dernier chapitre, intéressant au plus haut point. Les Etats-Unis trouvent qu'il leur manque beaucoup de choses, que d'autres possèdent. A ce sujet, les journaux américains ont publié la carte de la répartition des matières premières sur le globe terrestre. Ils parlent et discutent maintenant de continents entiers. Les pygmées européens s'inquiètent de l'Albanie, de la Bulgarie, de quelques corridors et de malheureuses parcelles de terre. Les Américains s'occupent de continents ; cela facilite l'étude de la géographie, et surtout cela donne de l'ampleur à leurs brigandages. (Rires.) Donc, les journaux américains ont publié la carte du globe terrestre avec dix taches noires, dix grandes lacunes des Etats-Unis en matières premières : le caoutchouc, le café, les nitrates, l'étain, la potasse, et quelques autres matières premières moins importantes. Il paraît que toutes ces matières premières sont le monopole non pas des Etats-Unis, mais d'autres pays. Le caoutchouc, dans la proportion de 70 % de la récolte mondiale, vient des îles appartenant à l'Angleterre ; or, l'Amérique consomme 70 % de la production mondiale pour ses pneumatiques et autres articles. Le café ,vient du Brésil. Le Chili, financé par les Anglais, fournit les nitrates, et ainsi de suite. Churchill a résolu de récupérer les sommes payées à l'Amérique pour les dettes en augmentant le prix du caoutchouc. Et Hoover, directeur du commerce américain, a calculé qu'en 1925 les Etats-Unis ont payé aux Anglais, pour le caoutchouc, 600 à 700 millions de dollars de plus que le prix " honnête ". Hoover sait parfaitement distinguer les prix honnêtes des prix malhonnêtes ; c'est sa partie. Aussitôt qu'ils ont appris la chose, les journaux américains ont poussé les hauts cris. Ainsi, l'Evening Post s'exclame : " A quoi bon tous ces Locarno et Genève, ces ligues et protocoles, ces conférences de désarmement et conférences économiques, si un groupe puissant de nations isole intentionnellement l'Amérique ? " Voyez un peu cette pauvre Amérique, que l'on isole, que l'on exploite de tous côtés! (Rires.) Le caoutchouc, le café, l'étain, les nitrates, la potasse, tout cela a été pris et monopolisé, de sorte qu'un brave milliardaire ne peut même plus faire un tour en automobile, ni boire du café à satiété,… ni même avoir une balle d'étain pour se suicider si bon lui semble, (Rires.) Vraiment, la situation est intenable, c'est l'exploitation de tous les côtés ! Il y a de quoi se coucher vivant dans un cercueil " standardisé "! A ce propos, Mr. Hoover a écrit un article - et quel article! - composé exclusivement de questions - 29 questions - toutes plus intéressantes l'une que l'autre. Comme bien vous pensez, toutes ces questions sont des pointes dirigées contre l'Angleterre. Est-il bien de vendre au-dessus d'un prix honnête ? Cela n'est-il pas de nature à envenimer les rapports entre les pays ? Et s'il en est ainsi, 1e gouvernement n'est-il pas tenu d'intervenir ? Et si un gouvernement qui se respecte intervient, ne peut-il pas en résulter de graves conséquences ? (Rires.) Un journal anglais, moins poli que les outres, mais plus franc, a écrit à ce sujet : un imbécile peut poser tant de questions que cent hommes intelligents ne sauraient y répondre. (Rires.) Ce journal patriote n'a fait ainsi qu'épancher sa bile. Tout d'abord, je n'admets pas qu'un imbécile occupe un poste aussi1 important, et si même il en était ainsi… Camarades, ce n'est pas un aveu, mais une supposition logique. (Rires.) Si donc il en était ainsi, dis-je, il n'en resterait pas moins que Hoover est à la tête du gigantesque appareil du capital américain et que, partant, il a besoin d'intelligence, car toute la " machine " bourgeoise pense pour lui. En tout cas, après les vingt-neuf questions de Hoover, dont chacune était comme un coup de pistolet aux oreilles de Mr. Baldwin, le caoutchouc est devenu subitement meilleur marché. Ce fait éclaire mieux que n'importe quels chiffres la situation mondiale. Tel est, dans la pratique, le pacifisme américain.
Pas d'issue pour le capitalisme européen[modifier le wikicode]
Aux Etats-Unis, qui ne souffrent aucun obstacle sur leur route, qui considèrent chaque renchérissement des matières premières qui leur font défaut comme une atteinte à leur droit imprescriptible d'exploiter le monde entier, à cette nouvelle Amérique, qui pousse furieusement dans toutes les directions, s'oppose l'Europe démembrée, divisée, plus pauvre qu'avant la guerre, restreinte dans ses débouchés, chargée de dettes, déchirée par des antagonismes et écrasée par un militarisme hypertrophié.
Au début de la période de restauration, nombreuses étaient les illusions des économistes et des politiciens bourgeois et social-démocrates sur la possibilité de relever l'Europe. L'industrie européenne, tout d'abord l'industrie française, puis l'industrie allemande, se relevaient assez rapidement à certains moments, après la guerre. Rien d'étonnant à cela : la demande était redevenue plus ou moins normale et tous les stocks étaient épuisés ; en outre, la France avait les régions dévastées, qui étaient pour elle en quelque sorte un marché complémentaire. Tant que l'on fut occupé à satisfaire les besoins les plus pressants de ces marchés dévastés par la guerre, l'industrie travailla à plein rendement, et sa prospérité fit naître de grands espoirs, de grandes illusions. Maintenant, les économistes bourgeois eux-mêmes ont renoncé à ces illusions. Le capitalisme européen est dans une situation sans issue.
Sans même que la bourgeoisie américaine le veuille consciemment, la formidable supériorité économique des Etats-Unis empêchera fatalement le capitalisme européen de se relever. Le capitalisme américain en acculant de plus en plus l'Europe la poussera automatiquement dans la voie de la révolution. C'est là qu'est le nœud de la situation mondiale.
C'est sur l'Angleterre que cet état de choses a sa répercussion la plus évidente. Dans ses exportations transatlantiques, l'Angleterre est restreinte par l'Amérique, le Canada et le Japon, ainsi que par le développement industriel de ses propres colonies. Sur le marché textile de l'Inde, qui est sa colonie, elle se voit actuellement évincée par le Japon. Sur le marché européen, chaque augmentation de l'écoulement des marchandises anglaises restreint les débouchés de l'Allemagne, de la France, et inversement. C'est l'inverse qui se produit le plus fréquemment : les exportations de l'Allemagne et de la France nuisent à celles de la Grande-Bretagne. Le marché européen ne s'élargit pas. Dans ses limites étroites, il se produit des déplacements d'un côté ou de l'autre. Espérer que la situation se modifiera radicalement en faveur de l'Europe, ce serait espérer des miracles. De même que, sur le marché intérieur, l'entreprise la plus importante et la plus avancée a la victoire assurée sur l'entreprise petite ou arriérée, de même, sur le marché mondial, les Etats-Unis remporteront la victoire sur l'Europe, c'est-à-dire en premier lieu sur l'Angleterre.
En 1925, les importations et les exportations de l'Angleterre ont atteint respectivement 111 % et 76 % de leur niveau d'avant-guerre. Il en résulte un passif formidable de la balance commerciale. La réduction des exportations entraîne une crise industrielle qui frappe les branches fondamentales de l'industrie : charbon, acier, construction navale, lainages, etc. Des améliorations temporaires, importantes peut-être, sont possibles et même inévitables, mais il n'en reste pas moins que la Grande-Bretagne est maintenant en décadence.
On ne peut, en vérité, que mépriser les " hommes d'Etat " anglais, qui ont conservé leurs anciennes habitudes, si peu compatibles avec la nouvelle situation, et qui n'ont pas la conception la plus élémentaire de la situation mondiale et de ses conséquences inévitables. Ces derniers temps, Baldwin et Churchill nous ont de nouveau gratifiés de leurs déclarations. A la fin de l'année dernière, Churchill a dit qu'il avait douze raisons d'être optimiste. En premier lieu, la devise nationale est stabilisée. L'économiste anglais Keynes a remontré à Churchill que cette stabilisation entraînait une diminution minimum de 10 % des prix des marchandises exportées et, partant, une augmentation correspondante du passif de la balance commerciale. La deuxième raison qui porte à l'optimisme, c'est le prix élevé du caoutchouc. Hélas ! les vingt-neuf questions de Mr. Hoover ont considérablement diminué l'optimisme de Churchill en ce qui concerne le caoutchouc. En troisième lieu, le nombre des grèves a diminué. Mais attendons la fin d'avril, moment auquel il faudra procéder à la révision du contrat collectif des mineurs. Quatrième raison d'optimisme : Locarno. Pourtant, la lutte anglo-française après Locarno, loin de diminuer, n'a fait que s'intensifier. D'ailleurs, il est encore trop tôt pour se prononcer définitivement au sujet des résultats des accords de Locarno. Nous n'énumérerons pas les autres raisons d'optimisme : elles ont encore moins de prix à la Bourse de New-York. Il est intéressant de signaler que le Times a publié à ce sujet un leader intitulé : " Deux rayons d'espoir ". Le Times est plus modeste que Churchill : il n'a pas douze, mais deux rayons d'espoir seulement, et encore sont-ce des rayons X, c'est-à-dire des rayons assez problématiques.
A la légèreté de Churchill, on petit opposer le sérieux relatif des Américains, qui apprécient l'économie britannique de leur point de vue, et aussi l'opinion des industriels britanniques eux-mêmes. A son retour d'Europe, le directeur du Département du Commerce des Etats-Unis, Klein, a fait aux industriels un rapport qui, malgré son ton conventionnel rassurant, laisse percer la vérité.
" Au point de vue économique, a-t-il dit, la seule tache sombre, abstraction faite évidemment de la situation de la France et de l'Italie ainsi que de la restauration relativement lente de l'Allemagne, la seul tache sombre, dis-je, c'est le Royaume-Uni. Il me semble que l'Angleterre est dans une situation commerciale douteuse. Je ne voudrais pas être trop pessimiste car l'Angleterre est notre meilleur client, mais il se développe dans ce pays une série de facteurs qui, me semble-t-il, doivent donner lieu à de sérieuses réflexions… Il existe en Angleterre des impôts formidables, dont il faut, selon certains, chercher la cause dans notre soif d'argent, pour ne pas dire plus. Pourtant ce n'est pas entièrement juste… L'outillage de l'industrie houillère est le même qu'il y a plusieurs dizaines d'années, de sorte que le coût de la main-d'œuvre à la tonne est trois ou quatre fois plus élevé qu'aux Etats-Unis."
Et ainsi de suite sur le même ton.
Voici maintenant une autre opinion. J. Harvey, ex-ambassadeur américain en Europe, que les Anglais considèrent comme un ami de leur pays, car il parle assez souvent de la nécessité de venir en aide à l'Angleterre, a publié récemment un article intitulé " La fin de l'Angleterre ", dans lequel il en vient à la conclusion que " la production anglaise a fait son temps. Désormais, le lot de l'Angleterre, c'est d'être un intermédiaire ", c'est-à-dire le commis et l'employé de banque des Etats-Unis. Telle est la conclusion de cet ami de l'Angleterre.
Voyons maintenant ce que dit George Hunter, grand constructeur de navires anglais, dont la note au gouvernement a fait sensation dans toute la presse britannique.
" Le gouvernement, dit-il, s'est-il entièrement rendu compte de la situation désastreuse de l'industrie anglaise ? Sait-il que cette situation, loin de s'améliorer, empire progressivement ? Le nombre de nos sans-travail et de nos chômeurs partiels représente au minimum 12,5 % des ouvriers employés. Notre balance commerciale est défavorable. Nos chemins de fer et une grande partie de nos entreprises industrielles servent des dividendes pris sur leurs réserves ou n'en servent pas du tout. Si cela continue, c'est la banqueroute et la ruine. Aucune amélioration en perspective."
L'industrie houillère est la clé de voûte du capitalisme anglais. A l'heure actuelle, elle se maintient grâce aux subsides gouvernementaux. " Nous pouvons, dit Hunter, subventionner tant que nous voudrons l'industrie houillère, cela n'empêchera pas notre industrie en général de décroître. " Mais si les subventions cessaient, les industriels anglais ne pourraient payer les salaires qu'ils paient maintenant ; or, cela provoquerait, à partir du premier mai prochain, un formidable conflit économique. On se représente sans peine ce que serait une grève qui engloberait au moins un million de mineurs, soutenus vraisemblablement par un million environ de cheminots et d'ouvriers des transports. L'Angleterre entrerait dans une période de formidables bouleversements économiques. Il faut continuer à allouer des subventions ruineuses, sinon se résigner à un violent conflit social.
Churchill a douze raisons d'optimisme, mais la statistique sociale de l'Angleterre atteste que le chômage est en croissance, que le nombre des mineurs diminue, mais que, par contre, les prolétaires déclassés deviennent de plus en plus nombreux et que le personnel des restaurants et des cafés-concerts augmente au détriment de la quantité des producteurs. Ainsi, on constate que le nombre des laquais augmente, et encore ne compte-t-on pas les laquais politiques et les ministres qui, la serviette sous le bras, implorent les générosités des Américains. (Rires.)
Revenons à notre parallèle entre l'Amérique et l'Angleterre. En Amérique, il se forme au sein de la classe ouvrière une super-aristocratie qui fonde des Company Union ; dans l'Angleterre, déchue de sa primauté d'antan, ce sont au contraire les couches du Lumpen-Proletariat qui se développent. Mieux que tout, cette opposition montre le déplacement de l'axe économique mondial. Et cet axe ne cessera de se déplacer tant que l'axe de classe de la société ne se sera pas déplacé, c'est-à-dire tant que la révolution prolétarienne ne sera pas réalisée. Certes, Baldwin n'est pas de cet avis. Quoique plus sérieux que Churchill, il ne comprend pas plus que ce dernier. A une assemblée d'industriels, il a indiqué les moyens de sortir de la situation - un premier ministre conservateur possède toujours d'excellentes recettes contre toutes les maladies. " Il me semble parfois, a-t-il dit, que certains d'entre nous ont dormi pendant six ou sept ans au moins. " Beaucoup plus! Mr. Baldwin lui-même a dormi au moins cinquante ans, alors que les autres veillaient. " Nous ferons bien, continue le premier ministre, de prendre exemple sur le progrès réalisé pendant ce temps par les Etats-Unis. " Essayez un peu, en effet, de prendre exemple sud le " progrès " des Etats-Unis, Il y a là une fortune nationale de 320 milliards, 60 milliards dans les banques, une accumulation annuelle de 7 milliards, tandis que chez vous, c'est le déficit. Prenez un peu exemple ! Essayez ! " Les deux parties [les capitalistes et les ouvriers], continue Baldwin, peuvent beaucoup plus apprendre à l'école des Etats-Unis qu'à l'étude de la situation de Moscou. " Mr. Baldwin a tort de dire : Fontaine, je ne boirai pas de ton eau. Nous pouvons lui apprendre certaines choses. Nous savons nous orienter parmi les faits, analyser l'économie mondiale, prévoir les choses, en particulier la décadence de l'Angleterre capitaliste. Or, cela, Mr. Baldwin ne le sait pas. (Rires, applaudissements.)
Churchill, ministre des finances, lui aussi, a fait allusion à Moscou. C'est maintenant l'accessoire obligé de tout bon discours. Churchill avait lu, le matin, un horrible discours de Mr. Tomsky. Ce dernier n'est pas un membre de la Chambre des Lords, c'est, comme le raconte Churchill, un homme qui occupe un poste extrêmement important dans la République des Soviets. Il n'a pas passé sa jeunesse à Oxford ou à Cambridge avec Mr. Churchill, mais dans la prison de Boutirki, à Moscou. Néanmoins, Mr. Churchill est obligé de parler de Mr. Tomsky. Et, il faut le dire, il n'est pas très aimable pour lui. A la conférence des trade-unions à Scarborough, Mr. Tomsky a, en effet, prononcé un discours, qui n'a pas eu l'heur de plaire à Mr. Churchill. Ce dernier a cité des extraits de ce discours, qu'il a qualifié de " divagation de barbare ". " J'estime, a-t-il dit, que, dans ce pays, nous sommes capables de gérer nos propres affaires sans immixtion de l'extérieur. " Mr. Churchill fait le fier, mais, en l'occurrence, il n'a pas raison, car son patron Baldwin déclare qu'il faut s'instruire à l'école des Etats-Unis. " Nous ne voulons pas, continue Churchill, avoir à déjeuner un œuf de crocodile fraîchement pondu. " C'est Tomsky, paraît-il, qui a pondu en Angleterre cet œuf de crocodile. Mr. Churchill n'aime pas ces façons de faire : il préfère la politique de 1'autruche, qui se cache la tête dans le sable, et, comme on le sait, l'autruche et le crocodile se rencontrent dans les colonies tropicales de l'Angleterre. Puis, Mr. Churchill s'enhardit : " Je n'ai pas peur de la révolution bolchéviste dans ce pays. Je ne critique pas les personnalités. " Cela ne l'empêche pas de prononcer une furieuse diatribe contre Tomsky : donc, il a peur de ce dernier. Il ne critique pas la personnalité de Tomsky, il ne fait que le qualifier de crocodile. (Rires.) " La Grande-Bretagne n'est pas la Russie! " En effet ! " Quelle utilité y-a-t'il à faire ingérer aux ouvriers anglais l'ennuyeuse doctrine de Karl Marx et à leur faire chanter en détonnant l'Internationale ? " Il est vrai que les ouvriers anglais chantent parfois l'Internationale sur un ton faux, avec la musique de Mac Donald, mais, à Moscou, ils apprendront à la chanter juste. (Applaudissements.) A notre avis, malgré les douze raisons d'être optimiste, le temps n'est pas éloigné où la situation économique de la Grande-Bretagne amènera la classe ouvrière anglaise à chanter l'Internationale à pleine voix - préparez vos oreilles, Mr. Churchill ! (Longs applaudissements.)
En ce qui concerne l'Allemagne et la France, je me bornerai à de brèves remarques. Avant-hier, .j'ai reçu d'un de nos ingénieurs, qui a visité les usines allemandes où l'on exécute nos commandes, une lettre dans laquelle il caractérise la situation en ces termes : " En tant qu'ingénieur, je suis resté sur une impression pénible. L'industrie dépérit ici faute de marché, et aucun emprunt américain ne fournira ce marché. " Le nombre des sans-travail en Allemagne a dépassé deux millions. Par suite de la rationalisation de la production, les ouvriers qualifiés forment environ les trois quarts des sans-travail. L'Allemagne a subi une crise d'inflation, puis une crise de déflation ; maintenant, la prospérité devrait revenir, mais c'est au contraire l'effondrement - plus de deux millions de sans-travail. Et pourtant les conséquences les plus dures de l'application du plan Dawes à l'Allemagne sont encore à venir.
En France, l'industrie, après la guerre, a considérablement progressé. Par suite, nombreux sont ceux qui se sont fait des illusions. En réalité, la France a mené jusqu'ici une vie au-dessus de ses moyens ; son industrie s'est relevée grâce à un marché intérieur temporaire (régions dévastées) et aux frais du pays tout entier (dépréciation du franc). Maintenant, l'heure du règlement des comptes est arrivé. " Désarme, dit l'Amérique à la France, comprime tes dépenses, adopte une monnaie stable. " Or, la monnaie stable, c'est la réduction des exportations, le chômage, le renvoi des prolétaires étrangers dans leurs pays, l'abaissement des salaires des ouvriers français. La période d'inflation a ruiné la petite bourgeoisie ; la période de déflation fera se soulever le prolétariat. Le gouvernement français n'ose même pas aborder la solution de la question financière. Les ministres des finances se succèdent tous les deux mois et continuent à faire travailler la planche aux assignats. C'est là leur seule méthode de régularisation de l'économie. L'amiral Horthy s'est dit que c'est là un art qui n'a rien de compliqué et il s'est mis à fabriquer de faux billets français en Hongrie, non pas évidemment pour soutenir la République, mais pour restaurer la monarchie. La France républicaine n'a pas voulu tolérer la concurrence monarchique et a fait procéder à des arrestations en Hongrie, mais, à part cela, on a fait bien peu de chose pour le redressement de la monnaie française. La France va au devant d'une crise économique et politique.
Dans cette Europe qui se décompose, la Société des nations veut, cette année, réunir deux conférences : l'une pour le désarmement, l'autre pour le relèvement économique de l'Europe. Néanmoins, inutile de se presser pour retenir ses places ; la préparation de ces conférences s'effectue lentement et, à chaque pas, se heurte à des intérêts contradictoires.
A propos de la préparation de la conférence pour le désarmement, une revue anglaise a publié, ces ,jours-ci, un article officiel d'un intérêt exceptionnel signé " L'Augure ". Tout montre que cet Augure est étroitement lié au ministère des Affaires étrangères et en connaît parfaitement les coulisses. Sous couvert de préparer la conférence pour le désarmement, l'Augure britannique nous menace " de mesures, qui ne seront pas des mesures pacifiques ". C'est là, une menace directe de guerre. Qui profère cette menace ? L'Angleterre qui perd ses marchés extérieurs, l'Angleterre où règne le chômage, l'Angleterre où grossissent les rangs du Lumpen-Proletariat, l'Angleterre qui n'a plus qu'un seul optimiste, Winston Churchill, nous menace à l'heure actuelle de la guerre. Pourquoi ? A quel sujet ? N'est-ce pas parce qu'elle veut se venger sur quelqu'un des affronts qu'elle essuie de l'Amérique ? Quant à nous, nous ne voulons pas la guerre. Mais si les classes dirigeantes britanniques entendent accélérer le processus de la révolution, si l'histoire veut leur enlever la raison avant de leur enlever le pouvoir, elle doit, maintenant précisément, les pousser sur la pente dangereuse de la guerre. Une collision entre peuples entraînerait des souffrances incalculables. Mais si des fous criminels déchaînent une nouvelle guerre sur l'Europe, le vainqueur ce ne sera ni Baldwin, ni Churchill, ni l'Amérique leur patron, mais la classe ouvrière révolutionnaire d'Europe. (Applaudissements.)
Le capitalisme a-t-il fait son temps ?[modifier le wikicode]
Pour terminer, je poserai une question qui, me semble-t-il, découle du fond même de mon rapport. Le capitalisme, oui ou non, a-t-il fait son temps ? Est-il en mesure de développer dans le monde les forces productives et de faire progresser l'humanité ? Cette question est fondamentale. Elle a une importance décisive pour le prolétariat européen, pour les peuples opprimés d'Orient, pour le monde entier et, avant tout, pour les destinées de l'Union soviétique. S'il s'avérait que le capitalisme est encore capable de remplir une mission de progrès, de rendre les peuples plus riches, leur travail plus productif, cela signifierait que nous, parti communiste de l'U. R. S. S., nous nous sommes hâtés de chanter son de profundis ; en d'autres termes, que nous avons pris trop tôt le pouvoir pour essayer de réaliser le socialisme. Car, comme l'expliquait Marx, aucun régime social ne disparaît avant d'avoir épuisé toutes ses possibilités latentes. Et, dans la nouvelle situation économique actuelle, maintenant que l'Amérique s'est élevée au-dessus de toute l'humanité capitaliste en modifiant foncièrement le rapport des forces économiques, nous devons nous poser cette question : Le capitalisme a-t-il fait son temps ou peut-il espérer encore faire œuvre de progrès ?
Pour l'Europe, comme j'ai essayé de le démontrer, la question se résout nettement par la négative. L'Europe, après la guerre, est tombée dans une situation plus pénible qu'avant 1914. Mais la guerre n'a pas été un phénomène fortuit. Ç'a été le soulèvement aveugle des forces de production contre les formes capitalistes, y compris celles de l'Etat national. Les forces de production créées par le capitalisme ne pouvaient plus tenir dans le cadre des formes sociales du capitalisme, y compris le cadre des Etats nationaux. De là, la guerre. Quel a été le résultat de la guerre pour l'Europe ? Une aggravation considérable de la situation : Nous avons maintenant les mêmes formes sociales capitalistes, mais plus réactionnaires ; les mêmes barrières douanières, mais plus hérissées d'obstacles ; les mêmes frontières, mais plus étroites ; les mêmes armées, mais plus nombreuses ; une dette accrue, un marché restreint. Telle est la situation générale de 1'Europe. Si, aujourd'hui, l'Angleterre se relève quelque peu, c'est au détriment de l'Allemagne ; demain, ce sera l'Allemagne qui se relèvera au détriment de l'Angleterre. Si la balance commerciale d'un pays accuse un excédent, la balance d'un autre pays accuse un passif correspondant. L'évolution mondiale - principalement le développement des Etats-Unis - a poussé l'Europe dans cette impasse. L'Amérique est maintenant la force essentielle du monde capitaliste, et le caractère de cette force détermine automatiquement la situation sans issue de l'Europe dans le cadre du régime capitaliste. Le capitalisme européen est devenu réactionnaire au sens absolu du terme ; autrement dit, loin de mener les nations de l'avant, il n'est même pas capable de leur conserver le niveau de vie qu'elles avaient atteint dans le passé. C'est là la base économique de l'époque révolutionnaire actuelle. On assiste à des flux et à des reflux politiques, mais cette base reste inchangée.
En ce qui concerne l'Amérique, le tableau semble être tout autre. Mais l'Asie ? On ne peut, en effet, la négliger. L'Asie et l'Afrique représentent 55 % de la surface et 60 % de la population du globe. Certes, elles mériteraient un examen détaillé, qui ne rentre pas dans le cadre de ce rapport. Mais tout ce que nous avons dit plus haut montre clairement que la lutte de l'Amérique et de l'Europe est avant tout une lutte pour la mainmise sur l'Asie. Le capitalisme est-il encore capable d'accomplir une mission de progrès en Amérique ? Peut-il accomplir cette mission en Asie et en Afrique ? En Asie, il a déjà commencé à remporter des succès importants ; en Afrique, il n'a fait que toucher la périphérie du continent. Quelles sont ses perspectives de développement ? Il semblerait, à première vue, que le capitalisme a fait son temps en Europe, qu'en Amérique il développe les forces de production, qu'en Asie et en Afrique il a encore devant lui un vaste champ, où il pourra exercer son activité des dizaines d'années, et même des siècles. En est-il ainsi ? S'il en était ainsi, cela signifierait que le capitalisme n'a pas encore achevé sa mission dans le monde. Or, l'économie est maintenant mondiale, et c'est ce qui décide du sort du capitalisme pour tous les continents. Le capitalisme ne peut se développer isolément en Asie, indépendamment de ce qui se passe en Europe ou en Amérique. Le temps des processus économiques provinciaux est définitivement révolu, Certes, le capitalisme américain est incomparablement plus fort et plus solide que le capitalisme européen ; il peut envisager l'avenir avec beaucoup plus d'assurance. Mais il ne peut plus se maintenir sur son équilibre intérieur. Il lui faut l'équilibre mondial. L'Europe dépend de plus en plus de l'Amérique, mais il en résulte que l'Amérique, à son tour, dépend de plus en plus de l'Europe. L'Amérique accumule annuellement 7 milliards. Que faire de cet argent ? L'enfermer simplement dans un sous-sol, c'est en faire un capital mort qui diminuera les profits du pays. Tout capital exige des intérêts. Où placer les fonds disponibles ? Le pays lui-même n'en a pas besoin. Le marché intérieur est sursaturé. Il faut chercher une issue à l'extérieur. On commence à prêter aux autres pays, à investir des fonds dans l'industrie étrangère. Mais que faire des intérêts ? Ils reviennent, en effet, en Amérique. Il faut ou bien les placer de nouveau à l'étranger s'ils sont en espèces, ou bien, au lieu de toucher de l'or, importer des marchandises européennes. Mais ces marchandises saperont l'industrie américaine, dont l'énorme production a déjà besoin d'un débouché extérieur. Telle est la contradiction. Ou bien importer de l'or dont on n'a que faire, ou bien, au lieu d'or, importer des marchandises au détriment de l'industrie nationale. L'" inflation " or est pour l'économie aussi dangereuse que l'inflation fiduciaire. On peut mourir de pléthore aussi bien que de cachexie. Si l'or est en trop grande quantité, il ne donne pas de nouveaux revenus, il abaisse l'intérêt du capital et, par-là même, rend irrationnelle l'extension de la production. Produire et exporter pour serrer son or dans des caves équivaut à jeter ses marchandises à la mer. C'est pourquoi l'Amérique a de plus en plus besoin de s'étendre, c'est-à-dire d'investir le superflu de ses ressources dans l'Amérique latine, en Europe, en Asie, en Australie, en Afrique. Mais, par-là même, l'économie de l'Europe et des autres parties du monde devient de plus en plus partie intégrante de celle des Etats-Unis.
Dans l'art militaire, on dit que celui qui tourne l'ennemi et le coupe est souvent lui-même coupé. Dans l'économie, il se produit un phénomène analogue : plus les Etats-Unis mettent le monde entier dans leur dépendance, plus ils tombent eux-mêmes dans la dépendance du monde entier, avec toutes ses contradictions et ses bouleversements en perspective. Aujourd'hui, la révolution en Europe, c'est l'ébranlement de la Bourse américaine ; demain, quand les investissen1ents du capital américain dans l'économie européenne se seront accrus, ce sera un bouleversement profond.
Et le mouvement national révolutionnaire en Asie ? Le développement du capitalisme en Asie implique fatalement la croissance de ce mouvement, qui se heurte de plus en plus violemment au capital étranger, vedette de l'impérialisme. En Chine, le développement du capitalisme, qui se produit avec le concours et sous la pression des colonisateurs impérialistes, engendre la lutte révolutionnaire et des bouleversements sociaux.
J'ai parlé plus haut de la puissance des Etats-Unis en face de l'Europe affaiblie et des peuples coloniaux économiquement arriérés. Mais cette puissance des Etats-Unis est précisément leur point vulnérable ; elle implique leur dépendance croissante à l'égard des pays et des continents économiquement et politiquement instables. Les Etats-Unis sont contraints de fonder leur puissance sur une Europe instable, c'est-à-dire sur les révolutions prochaines de. l'Europe et sur le mouvement national révolutionnaire de l'Asie et de l'Afrique. On ne saurait considérer l'Europe comme un tout indépendant. Mais l'Amérique non plus n'est pas un tout indépendant. Pour maintenir leur équilibre intérieur, les Etats-Unis ont besoin d'une issue de plus en plus large vers l'extérieur ; or, leur débouchement à l'extérieur introduit dans leur régime économique des éléments de plus en plus nombreux du désordre européen et asiatique. Dans ces conditions, la révolution victorieuse en Europe et en Asie inaugurera forcément une ère révolutionnaire pour les Etats-Unis. Et il est certain que la révolution, une fois commencée, se développera avec une vitesse véritablement américaine aux Etats-Unis. Voilà ce qui découle de l'appréciation de la situation mondiale.
Il en résulte que la révolution ne viendra en Amérique qu'en second lieu. Elle commencera par l'Europe et l'Orient. L'Europe viendra au socialisme contre l'Amérique capitaliste, dont elle aura à vaincre l'opposition. Certes, il serait plus avantageux de commencer la collectivisation des moyens de production par ce pays extrêmement riche qu'est l'Amérique, puis de continuer dans le reste du monde. Mais notre propre expérience nous a montré qu'il est impossible d'établir à son gré l'ordre de la révolution dans les différents pays. La Russie, pays économiquement faible et arriéré, a été la première appelée à la révolution prolétarienne, Maintenant, c'est le tour des autres pays d'Europe. L'Amérique ne laissera pas l'Europe capita1iste se relever. C'est là l'élément de révolutionnement que constitue maintenant la puissance capitaliste américaine. Quelques fluctuations politiques qu'ait à subir l'Europe, elle restera dans une situation économique sans issue. C'est là un fait essentiel, et ce fait, un an plus tôt ou un an plus tard, poussera le prolétariat dans la voie révolutionnaire.
La classe ouvrière prolétarienne pourra-t-elle garder le pouvoir et réaliser le socialisme dans son économie sans l'Amérique et contre cette dernière ? Cette question est étroitement liée à celle des colonies. L'économie capitaliste de l'Europe, et particulièrement de l'Angleterre, dépend dans une large mesure des possessions coloniales, qui fournissent aux métropoles les produits alimentaires ainsi que les matières premières nécessaires à l'industrie. Livrée à elle-même, c'est-à-dire coupée du monde extérieur, la population de l'Angleterre serait condamnée à la mort économique et physique à brève échéance. L'industrie européenne dépend, dans une très grande mesure, de ses liaisons avec l'Amérique et les colonies. Or, le prolétariat européen, dès qu'il aura arraché le pouvoir à la bourgeoisie, aidera les peuples coloniaux opprimés à briser leurs chaînes. Pourra-t-il, dans ces conditions, tenir bon et réaliser l'économie socialiste ?
Nous, peuple de la Russie tsariste, nous avons tenu pendant les années du blocus et de la guerre. Nous avons souffert de la misère, de la famine et des épidémies, mais nous avons tenu. Notre état arriéré nous a été, en l'occurrence, une supériorité. La révolution s'est maintenue en s'appuyant sur son arrière, représenté par la paysannerie, Affamée et ravagée par les épidémies, elle a néanmoins tenu bon. Mais la question se pose autrement pour 1'Europe industrialisée, et particulièrement pour l'Angleterre. Une Europe morcelée ne pourrait, même sous la dictature du prolétariat, tenir bon économiquement en conservant son morcellement. La révolution prolétarienne implique l'unification de l'Europe. Maintenant, les économistes, les pacifistes, les hommes d'affaires, et même simplement les braillards bourgeois parlent volontiers des Etats-Unis d'Europe. Mais cette tâche est au-dessus des forces de la bourgeoisie européenne, rongée par ses antagonismes. Seul, le prolétariat victorieux pourra réaliser l'union de l'Europe. Où qu'éclate la révolution et à quelque rythme qu'elle se développe, l'union économique de l'Europe est la condition première de sa refonte socialiste. C'est ce qu'a déjà proclamé l'I. C. en 1923 : il faut chasser ceux qui ont morcelé l'Europe, prendre le pouvoir pour unifier cette dernière et créer les Etats-Unis socialistes d'Europe. (Applaudissements.)
L'Europe révolutionnaire trouvera le chemin menant aux matières premières, aux produits alimentaires, elle saura se faire aider de la paysannerie.
D'ailleurs, nous nous sommes considérablement renforcés et nous pourrons, pendant les mois les plus difficiles, venir quelque peu en aide à l'Europe révolutionnaire. En outre, nous serons pour cette dernière un pont vers l'Asie. L'Angleterre prolétarienne marchera la main dans la main avec les peuples de l'Inde et assurera l'indépendance de ce pays. Mais il ne s'ensuit pas qu'elle perde la possibilité d'une étroite collaboration économique avec l'Inde. L'Inde libre aura besoin de la technique et de la culture européennes ; l'Europe aura besoin des produits de l'Inde. Les Etats-Unis d'Europe, avec notre Union soviétique, seront un centre d'attraction puissant pour les peuples d'Asie, qui chercheront à instaurer des rapports économiques et politiques étroits avec l'Europe prolétarienne. Si l'Angleterre prolétarienne perd l'Inde comme colonie, elle la trouvera comme compagne dans la Fédération eurasiatique des peuples. Le bloc des peuples d'Eurasie sera inébranlable et, avant tout, invulnérable aux coups des Etats-Unis. Nous ne nous dissimulons pas la puissance de ces derniers. Dans nos perspectives révolutionnaires, nous partons d'une appréciation nette des faits, tels qu'ils sont. Bien plus, nous considérons que cette puissance - telle est la dialectique - est maintenant le levier par excellence de la révolution européenne. Nous ne nous dissimulons pas que, politiquement et militairement, ce levier se tournera contre la révolution européenne quand elle éclatera. Quand il s'agira de sa peau, le capital américain engagera la lutte avec une énergie farouche. Tout ce que les livres et ce que notre propre expérience nous ont appris de la lutte des classes privilégiées pour leur domination pâlira peut-être devant les violences que le capital américain fera subir à l'Europe révolutionnaire. Mais, grâce à sa collaboration révolutionnaire avec les peuples d'Asie, l'Europe unifiée sera infiniment plus puissante que les Etats-Unis. Par l'intermédiaire de l'Union soviétique, les travailleurs d'Europe et d'Asie seront indissolublement liés. Allié à l'Orient insurgé, le prolétariat révolutionnaire européen arrachera au capital américain le contrôle de l'économie mondiale et posera les fondements de la Fédération des peuples socialistes du monde entier.
(Tonnerre d'applaudissements.)
Annexes[modifier le wikicode]
De l'opportunité du mot d'ordre des Etats-Unis d'Europe[modifier le wikicode]
(Pour la discussion internationale) Article de la Pravda, 30 juin 1923.
J'estime que, parallèlement au mot d'ordre : " Gouvernement ouvrier-paysan ", il est opportun de poser celui des " Etats-Unis d'Europe ". Seule la combinaison de ces deux mots d'ordre nous donnera une réponse perspective aux questions les plus brûlantes de l'évolution européenne.
La dernière guerre impérialiste a eu essentiellement un caractère européen. Le fait que l'Amérique et le Japon y ont participé épisodiquement ne change pas ce caractère. Après avoir obtenu ce qu'il lui fallait, l'Amérique s'est retirée du brasier européen et est rentrée chez elle.
La force motrice de la guerre était constituée par les forces capitalistes de production, qui débordaient le cadre des Etats nationaux européens. L'Allemagne s'était donné pour but d' " organiser " l'Europe, c'est-à-dire d'unir économiquement sous sa direction le continent européen, afin d'entreprendre ensuite pour de bon la lutte avec l'Angleterre pour la suprématie mondiale. La France s'assignait pour tâche le morcellement de l'Allemagne. Le peu de densité de sa population, son caractère agraire, le conservatisme de ses formes économiques ne permettent même pas à sa bourgeoisie de songer à réaliser l'organisation de l'Europe, tâche dont le capitalisme allemand, armé de la machine de guerre des Hohenzollern, n'a pu lui-même venir à bout. La France victorieuse maintient maintenant sa domination en balkanisant l'Europe. La Grande-Bretagne provoque et favorise la politique française de démembrement et d'épuisement de l'Europe en voilant sa manœuvre de son hypocrisie traditionnelle. Par suite, notre malheureux continent est dépecé, morcelé, épuisé, désorganisé, balkanisé, transformé en une maison d'aliénés. L'expédition de la Ruhr est une manifestation de folie furieuse, liée à un calcul perspicace (ruine définitive de l'Allemagne), phénomène maintes fois observé en psychiatrie.
De même que la guerre reflétait le besoin d'un vaste champ de développement pour les forces de production comprimées par les barrières douanières, de même l'occupation de la Ruhr, funeste à l'Europe et à l'humanité, reflète le besoin d'allier le fer de la Ruhr et le charbon de la Lorraine. L'Europe ne peut développer son économie dans les frontières douanières et étatiques qui lui ont été imposées par le traité de Versailles. Elle doit abattre ces frontières, sinon elle est menacée d'une complète décadence économique. Mais les méthodes employées par la bourgeoisie dirigeante pour supprimer les barrières qu'elle a créées ne font qu'augmenter le chaos et accélérer la désorganisation.
L'incapacité de la bourgeoisie à résoudre les questions essentielles de la reconstitution économique de l'Europe se manifeste de plus en plus nettement devant les masses laborieuses. Le mot d'ordre du " gouvernement ouvrier-paysan " va au-devant de cette aspiration croissante des travailleurs à trouver une issue par leurs propres forces. Il est nécessaire maintenant d'indiquer d'une façon plus concrète cette issue : c'est la coopération économique la plus étroite des peuples d'Europe, seul moyen de sauver notre continent de la désagrégation économique et de l'asservissement au puissant capital américain.
L'Amérique s'est éloignée de l'Europe, dont elle attend tranquillement l'agonie économique afin de pouvoir l'acheter, comme l'Autriche, à bas prix, Mais la France ne peut se détacher de l'Allemagne, ni l'Allemagne de la France. Or l'Allemagne et la France constituent le noyau de l'Europe occidentale. C'est là que se trouvent le nœud et la solution du problème européen. Tout le reste n'est qu'accessoire. Les Etats balkaniques sont incapables de vivre et de se développer en dehors d'une fédération ; cela nous l'avions reconnu longtemps déjà avant la guerre impérialiste. Il en est de même des débris de l'empire austro-hongrois et des parties occidentales de la Russie tsariste qui sont restées en dehors de l'Union soviétique. L'Italie, la péninsule ibérique, la Scandinavie sont les extrémités du corps européen. Elles ne peuvent vivre par elles-mêmes. Au niveau actuel des forces de production, le continent européen est un tout économique - non pas un tout fermé, mais un tout d'une cohésion interne profonde - dont l'existence s'est manifestée au cours de la guerre impérialiste et se manifeste de nouveau maintenant dans la crise de l'occupation de la Ruhr. L'Europe n'est pas un terme géographique, mais un terme économique incomparablement plus concret que le marché mondial. Si, pour la péninsule des Balkans, nous avons déjà depuis longtemps reconnu la nécessité d'une fédération, il est temps maintenant d'envisager la réalisation de cette fédération pour l'Europe balkanisée.
Il reste la question de l'Union soviétique, d'une part, et de la Grande- Bretagne, de l'autre. Il va de soi que ce n'est pas l'Union soviétique qui s'opposera à l'Union fédérative de l'Europe et à son union avec cette dernière. Par là un pont solide sera jeté entre l'Europe et l'Asie.
La question de la Grande-Bretagne est plus complexe ; sa solution dépend de la vitesse à laquelle s'effectuera le développement révolutionnaire de ce pays. Si le gouvernement ouvrier-paysan triomphe sur le continent européen avant le renversement de l'impérialisme anglais - ce qui est très probable - la fédération européenne des ouvriers et des paysans sera, par là même, dirigée contre le capital britannique. Naturellement, dès que ce dernier sera abattu, les Iles Britanniques seront accueillies à bras ouverts dans la fédération européenne.
Mais, pourra-t-on demander, pourquoi une fédération européenne et non pas mondiale? Cette façon de poser la question est trop abstraite. Evidemment, l'évolution économique et politique mondiale tend à la réalisation d'une économie mondiale unique avec le degré de centralisation qui correspondra au niveau de la technique. Mais il ne s'agit pas de la future économie socialiste mondiale, il s'agit, pour l'Europe actuelle, de sortir de l'impasse. Il faut indiquer une issue aux ouvriers et aux paysans de l'Europe déchirée et ruinée - indépendamment de la cadence à laquelle marchera la révolution en Amérique, en Australie, en Asie, en Afrique. De ce point de vue, le mot d'ordre des " Etats-Unis d'Europe " est sur le même plan historique que celui du " gouvernement ouvrier-paysan " : c'est un mot d'ordre transitoire, indiquant une issue, ouvrant une perspective de salut et, par là même, poussant les masses laborieuses dans la voie révolutionnaire.
Ce serait une erreur que de vouloir apprécier le développement révolutionnaire de tous les pays d'après une seule et même mesure. L'Amérique est sortie de la guerre non pas affaiblie, mais renforcée. Sa bourgeoisie est encore très forte. Elle réduit au minimum son indépendance à l'égard du marché européen. Ainsi, si l'on néglige l'Europe, la révolution en Amérique recule dans un avenir lointain. Est-ce à dire que la révolution en Europe doive se régler sur l'Amérique? Certes non. Si la Russie arriérée n'a pas attendu (et ne pouvait attendre) la révolution en Europe, à plus forte raison cette dernière n'attendra-t-elle pas et ne pourra-t-elle pas attendre la révolution en Amérique. Bloquée par l'Amérique capitaliste, et peut-être même, au début, par la Grande-Bretagne, l'Europe ouvrière et paysanne pourra se maintenir et se développer sur la base d'une union militaire et économique étroite de toutes ses parties.
On ne saurait se dissimuler que le danger émanant des Etats-Unis, qui entretiennent la désorganisation de l'Europe et se préparent à devenir ses héritiers, rend particulièrement nécessaire l'union des peuples européens, qui se ruinent mutuellement, en " Etats-Unis ouvriers-paysans européens ". Cette opposition découle naturellement de la différence de situation objective qui existe entre les pays européens et la puissante république d'outre-Atlantique et ne saurait, évidemment, être dirigée contre la solidarité internationale du prolétariat ou contre les intérêts de la révolution américaine. Bien au contraire. Une des raisons contribuant à retarder le développement de la révolution dans le monde entier est l'espoir de l'Europe en l'oncle Sam (wilsonisme, secours alimentaire aux régions les plus affamées d'Europe, emprunts américains, etc., etc.). Plus les masses reprendront rapidement confiance en leurs propres forces et se grouperont étroitement sous le mot d'ordre de l'union des républiques ouvrières et paysannes d'Europe, plus le développement de la révolution s'effectuera rapidement en Europe et au-delà de l'Atlantique. Si la victoire du prolétariat en Russie a donné une puissante impulsion au développement des partis communistes en Europe, la victoire de la révolution européenne donnera une impulsion encore beaucoup plus forte à la révolution en Amérique et dans le monde entier. Lorsque nous faisions abstraction de l'Europe, nous étions obligés de considérer la révolution américaine dans les brouillards d'un avenir lointain ; mais, tenant compte de la marche la plus vraisemblable des événements, nous pouvons dire avec certitude que la victoire de la révolution en Europe ébranlera en quelques années la puissance de la bourgeoisie américaine.
Non seulement la question de la Ruhr, c'est-à-dire celle du combustible et du métal européen, mais aussi la question des réparations rentrent parfaitement dans le schéma des " Etats-Unis d'Europe ". La question des réparations est une question purement européenne et, dans la période prochaine, elle ne pourra être et ne sera résolue que par les moyens de l'Europe. L'Europe ouvrière et paysanne aura son budget des réparations, comme elle aura son budget militaire tant qu'elle sera menacée de l'extérieur. Ce budget aura à sa base l'imposition progressive des revenus et du capital, la confiscation des richesses volées pendant la guerre, etc. Sa répartition sera réglée par les organes qualifiés de la Fédération ouvrière et paysanne européenne.
Nous ne ferons pas ici de prédictions sur la rapidité avec laquelle se réalisera l'union des républiques européennes, ni sur les formes économiques et constitutionnelles qu'elle revêtira, non plus que sur le degré de centralisation qu'atteindra l'économie européenne dans la première période du régime ouvrier-paysan. Nous laisserons tranquillement à l'avenir le soin de régler ces questions en tenant compte de l'expérience dont dispose déjà l'Union soviétique, constituée sur le terrain de l'ancienne Russie tsariste. Mais il est évident que les barrières douanières devront être renversées. Les peuples européens doivent considérer l'Europe comme le champ d'une économie unifiée, de plus en plus gérée selon un plan rationnel.
On pourra objecter que nous préconisons en somme une fédération socialiste européenne en tant que partie constitutive de la future fédération mondiale et que ce régime n'est réalisable qu'à la condition que la dictature du prolétariat soit établie. Nous ne nous arrêterons pas sur cette argumentation, car elle a déjà été suffisamment analysée lors de l'examen de la question du " gouvernement ouvrier ". Les " Etats-Unis d'Europe " sont un mot d'ordre qui, sous tous les rapports, correspond à celui du " gouvernement ouvrier ". Le gouvernement ouvrier est-il réalisable en dehors de la dictature du prolétariat? A cette question on ne peut faire que des réponses conditionnelles. En tout cas, nous prenons le " gouvernement ouvrier " comme une étape vers la dictature du prolétariat. C'est là précisément ce qui constitue pour nous son immense valeur. Mais le mot d'ordre des " Etats-Unis d'Europe " a une signification identique. Sans ce mot d'ordre complémentaire, les problèmes essentiels de l'Europe resteront pendants.
Mais ce mot d'ordre ne fera-t-il pas le jeu des pacifistes ? Je ne crois pas qu'il existe maintenant des éléments assez " gauches " pour considérer ce danger comme une raison suffisante pour rejeter ce mot d ordre : nous vivons en 1923 et nous sommes déjà plus ou moins instruits par l'expérience. Il n'y a pas plus de raisons de redouter une interprétation pacifiste du mot d'ordre " Etats-Unis d'Europe " que de craindre une interprétation démocratico-révolutionnaire du mot d'ordre du gouvernement ouvrier-paysan. Certes, si l'on préconise les Etats-Unis d'Europe comme programme indépendant, comme panacée pour la pacification et la restauration, en isolant ce mot d ordre de ceux du gouvernement ouvrier, du front unique, de la lutte de classe, on dégringolera facilement au wilsonisme démocratisé, c’est-à-dire au kautskisme, et encore plus bas (si tant est qu'il y ait quelque chose de plus bas que le kautskisme). Mais, je le répète, nous vivons en 1923, et nous sommes déjà plus ou moins instruits par l'expérience. L'Internationale communiste est maintenant une réalité, et ce n'est pas Kautsky qui réalisera et contrôlera la lutte liée à nos mots d'ordre. Notre façon de poser la question est diamétralement opposée à celle de Kautsky, le pacifisme est un programme académique ayant pour but de libérer de la nécessité de l'action révolutionnaire. Notre position de la question, au contraire, pousse à la lutte. Aux ouvriers d'Allemagne qui ne sont pas communistes (il n'est pas besoin de convaincre ces derniers), aux ouvriers en général et, en premier lieu, aux ouvriers social-démocrates, qui redoutent les conséquences économiques de la lutte pour le gouvernement ouvrier ; aux ouvriers de France, qui sont encore absorbés par la question des réparations et de la dette nationale ; aux ouvriers d'Allemagne, de France et de toute l'Europe, qui craignent que l'instauration du régime ouvrier n'amène l'isolement et la décadence économique de leurs pays, nous disons : "Une Europe, même temporairement isolée (or, il ne sera pas facile de l'isoler car, par l'Union soviétique, elle sera reliée à l'0rient), non seulement se maintiendra, mais se relèvera et se renforcera lorsqu'elle aura abattu ses barrières douanières intérieures et allié son économie aux incommensurables richesses de la Russie". Les " Etats-Unis d'Europe " sont une perspective purement révolutionnaire, l'étape prochaine de notre perspective révolutionnaire générale, étape nécessitée par la différence profonde de situation entre l'Europe et l'Amérique. Ne pas tenir compte de cette différence essentielle pour la période actuelle, c'est involontairement noyer la perspective révolutionnaire réelle dans des abstractions historiques. Evidemment, la fédération ouvrière et paysanne ne se limitera pas à l'étape européenne. Par l'intermédiaire de notre Union soviétique, elle s'ouvrira, comme nous l'avons dit, une issue vers l'Asie, et, par-là même, ouvrira à l'Asie une issue à l'Europe. Ainsi, il ne s'agit que d'une étape, mais d'une grande étape historique, la première de celle que nous avons à franchir.
La stabilisation du capitalisme mondial[modifier le wikicode]
(Extraits d'un discours prononcé le 25 mai 1925)
Le camarade Varga a posé cette question : les forces de production capitalistes sont-elles en voie de développement ? Puis il a dressé le bilan de la production de 1900, 1913 et 1924, pour l'Amérique, l'Europe, l'Asie et l'Australie. Ce n'est pas ainsi que se résout la question de la stabilisation du capitalisme. Ce n'est pas ainsi qu'on peut mesurer la situation révolutionnaire ; on peut mesurer la production mondiale, mais non la situation révolutionnaire, parce que, dans les conditions historiques actuelles, la situation révolutionnaire en Europe est déterminée dans une très large mesure par l'antagonisme de la production américaine et de la production européenne, ainsi que par le rapport de la production anglaise et allemande, la concurrence entre la France et l'Angleterre, etc. Ce sont ces antagonismes qui déterminent directement la situation révolutionnaire, tout au moins dans son fondement économique. Il n'est pas douteux que, au cours de ces dix dernières années, les forces de production se sont accrues en Amérique, de même qu'au Japon et dans l'Inde. Mais en Europe ? En Europe, dans l'ensemble, elles ne s'accroissent pas. C'est pourquoi, ce n'est pas en faisant la somme de la production, mais en analysant l'antagonisme économique que l'on peut arriver à résoudre la question essentielle, qui est que l'Amérique et, dans certaine mesure, le Japon poussent l'Europe dans une impasse et ferment toute issue à ses forces productives, qui se sont partiellement accrues pendant la guerre.
Certes, il ne saurait être question pour l'Amérique d'arriver à organiser le chaos du marché mondial et d'assurer ainsi la stabilité du capitalisme pour de longues années, sinon pour toujours. Au contraire, en refoulant les pays européens sur des secteurs de plus en plus étroits, l'Amérique prépare une aggravation sans précédent des rapports internationaux, de ses rapports avec l'Europe et des rapports intérieurs de l'Europe. Mais, au stade actuel de, développement, elle atteint une partie de ses objectifs impérialistes de façon " pacifique ", presque " philanthropique ".
Le plan Dawes, qui a été officiellement appliqué à l'Allemagne et pour lequel la France est mûre, commence à être projeté, partiellement tout au moins, pour l'Angleterre. Certes, il ne s'ensuit pas que l'Amérique réussisse à mener à bonne fin la " dawisation " de l'Europe. Il ne saurait en être question. Au contraire, la " dawisation ", qui donne aujourd'hui la prépondérance aux tendances " pacifistes ", rend la situation de l'Europe encore plus intolérable et prépare de formidables explosions révolutionnaires.
Mais en restaurant leurs fonctions économiques élémentaires, les pays européens ressuscitent leurs antagonismes et se heurtent les uns aux autres. Comme la puissance de l'Amérique comprime le processus de restauration de l'Europe dans des cadres restreints, les antagonismes qui ont amené la guerre impérialiste peuvent renaître avant le retour de la production et du commerce à leur niveau d'avant-guerre. En dépit des apparences, ce qui se produit sous le contrôle financier de l'Amérique, ce n'est pas une atténuation, mais une aggravation des contradictions internationales.
Toute la " collaboration " pacifique de l'Amérique et de l'Angleterre consiste pour l'Amérique à refouler de plus en plus l'Angleterre, en l'employant comme guide, comme intermédiaire, dans le domaine diplomatique et commercial… L'importance relative de l'économie anglaise, et en général de toute l'économie européenne, est en décroissance dans le monde, alors que la structure économique de l'Angleterre et de l'Europe centrale et occidentale a surgi de l'hégémonie mondiale de l'Europe et exige cette hégémonie. Cette contradiction irrémédiable, fatale est la prémisse économique d'une situation révolutionnaire en Europe, Par suite, caractériser la situation révolutionnaire sans tenir compte de l'antagonisme des Etats-Unis et de l'Europe est, me semble-t-il chose impossible, et c'est là l'erreur essentielle du camarade Varga.
La stabilisation de la livre sterling est incontestablement un élément d' " ordre ", mais, en même temps, elle montre bien le déclin général de l'Angleterre et sa dépendance vis-à-vis des Etats-Unis. Dans nos appréciations, nous devons nous dégager de notre provincialisme européen. Avant la guerre, nous nous représentions l'Europe comme la maîtresse du sort du monde et nous concevions la question de la révolution de façon nationale, provincialement européenne, selon le programme d'Erfurt. Mais la guerre a montré et renforcé la liaison indissoluble de toutes les parties de l'économie mondiale. C'est là un fait essentiel, et l'on ne saurait se représenter le sort de l'Europe en dehors des liaisons et des contradictions de l'économie mondiale. Et chaque jour, chaque heure, nous montre l'accroissement de la puissance américaine sur le marché mondial et la dépendance grandissante de l'Europe vis-à-vis de l'Amérique. La situation actuelle des Etats-Unis rappelle sous certains rapports celle de l'Allemagne avant la guerre. L'Américain, lui aussi, est un parvenu, qui est arrivé lorsque le monde était déjà partagé. Mais l'Amérique se distingue de l'Allemagne en ce qu'elle est infiniment plus puissante que cette dernière et peut réaliser beaucoup de choses sans recourir à la force des armes. Elle a obligé l'Angleterre a rompre son traité avec le Japon. Comment l'a-t-elle fait? Sans tirer l'épée. Elle a obligé l'Angleterre à reconnaître que la flotte américaine devait être égale à la sienne et à renoncer ainsi à sa suprématie navale. Comment y est-elle arrivée ? Par une pression économique. Elle a imposé à l'Allemagne le plan Dawes. Elle a obligé l'Angleterre à lui payer ses dettes. Elle pousse la France à faire de même et, dans ce but, l'incite à revenir au plus vite à une monnaie stable. Que signifie tout cela ? Un nouvel impôt gigantesque sur l'Europe au profit de l'Amérique. Le déplacement des forces d'Europe en Amérique continue. Quoique la question des débouchés ne soit pas primordiale, l'Angleterre en fait pour elle une question e vie ou de mort et n'arrive pas à la résoudre. Son organisme est miné par la gangrène du chômage. L'état d'esprit de ses milieux économiques et politiques est imprégné du plus sombre pessimisme.
Le " danger " n'est pas que l'Europe puisse arriver à une stabilisation, à une régénération des forces économiques du capital qui ajournerait la révolution à une date lointaine, indéterminée. Ce qui est à craindre, c'est que nous ayons à faire face à une situation révolutionnaire dans un avenir si rapproché que nous n'aurons pas encore eu le temps de former un parti communiste fortement trempé. Voilà le point sur lequel il nous faut concentrer notre attention.
- ↑ Le 22 juillet, c'est-à-dire tout récemment, Hughes a prononcé devant une assemblée de ministres et de juristes anglais un discours qui, selon lui, n'avait absolument rien d'officiel. D'un ton ironique, il a parlé des Européens qui viennent en Amérique pour instruire, conseiller, persuader les Yankees, et surtout rechercher leur sympathie et leur aide. Puis, il s'est mis à montrer comment les peuples européens peuvent obtenir le concours et l'aide des Etats-Unis. " L'hémisphère occidental (Amérique du Nord et Amérique du sud) offre un modèle de paix ". " Les Américains, parait-il, ont su faire ce à quoi n'a pu arriver l'Europe ". " Nos relations avec le Canada sont un modèle de paix "." Nous savons, presque aussi sûrement que les planètes se meuvent dans leurs orbites, que nous conserveront la paix avec le Canada ". En d'autres termes, si vous, Anglais, vous vous avisez jamais de nous faire la guerre, sachez bien que votre colonie du Canada sera avec nous contre vous. Vous avez le plan Dawes et vous êtes obligés de l'accepter, car si vous ne satisfaites pas les actionnaires américains, toutes vos conversations n'aboutiront à rien. " Ma certitude que l'on parviendra à surmonter toutes les difficultés existantes est basée sur le fait qu'un échec entraînerait le chaos le plus complet ". Autrement dit : si vous résistez, nous vous abandonnerons à vous-mêmes et l'Europe périra sans notre aide. " Vous pouvez compter ", " vous devez... ", " vous ne devez pas ", voi1à le ton de ce discours, qui a été prononcé à une assemblée à laquelle participaient l'héritier du trône et les ministres de sa Majesté britannique et exprime d'une façon frappante les rapports entre l'Amérique et l'Europe. La presse officielle anglaise a grincé des dents et le grincement de dents, on le sait, est une faible ressource de lutte.
[ Dans l'édition de 1926 (publiée par la "librairie de l'Humanité") figurait ce fragment de texte dont on peut penser qu'il venait à la suite de cette première note]
[...] son pays à une autre nation... L'empire britannique est donné en gage aux Etats-Unis ". " Grâce à Churchill, écrit le journal conservateur Daily Express, l'Angleterre tombe sous la botte des banquiers américains". Le Daily Chronicle est encore plus catégorique : " L'Angleterre, dit-il, devient en somme le quarante-neuvième Etat de l'Amérique ". On ne saurait s'exprimer plus clairement, A ces attaques violentes le ministre des Finances, Churchill, répond qu'il ne reste rien à l'Angleterre qu'à mettre son système financier en accord avec la réalité. Les paroles de Churchill signifient : Nous sommes devenus incomparablement plus pauvres et les Etats-Unis incomparablement plus riches ; il nous faut ou bien nous battre avec l'Amérique, ou bien nous soumettre à elle ; en faisant dépendre des banquiers américains le sort de la livre sterling nous ne faisons que traduire notre déchéance économique dans la langue de la devise; on ne peut sauter plus haut que sa tête ; il faut être " en accord avec la réalité ". - ↑ Dans le manifeste que le Vème Congrès m'a chargé d'écrire à l'occasion du 10e anniversaire de la guerre, j'ai exprimé cette pensée de la façon suivante : " Lentement, mais sûrement, l'antagonisme mondial le plus puissant cherche la ligne où les intérêts de l'empire britannique se heurtent à ceux des Etats-Unis. Ces deux dernières années, il pouvait sembler qu'un accord stable était intervenu entre ces deux colosses. Mais cette apparence de stabilité ne durera que tant que se poursuivra la progression économique de l'Amérique, basée principalement sur le marché intérieur. Cette période de progression touche manifestement à sa fin. La crise agraire, qui a sa source dans la ruine de l'Europe a été le précurseur de la crise commerciale et industrielle qui approche. Les forces de production de l'Amérique doivent se chercher un débouché de plus en plus vaste sur le marché mondial. Le commerce extérieur des Etats-Unis ne peut se développer qu'au détriment de celui de la Grande-Bretagne ; leur flotte commerciale et militaire ne peut se développer qu'aux dépends de la flotte britannique. La période des accords anglo-américains fera place à une lutte sans cesse croissante qui, à son tour, comportera un danger de guerre plus grand que jamais. "