Le VIIIe congrès du PC(b)R du 18 au 23 mars 1919

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Discours d'ouverture, le 18 mars[modifier le wikicode]

Camarades, les premiers mots prononcés à notre Congrès doivent être consacrés au camarade Iakov Mikhaïlovitch Sverdlov. Camarades, si pour l'ensemble de notre parti et pour toute la République des Soviets, Iakov Mikhaïlovitch Sverdlov fut le plus grand organisateur, ainsi que maints camarades l'ont dit aujourd'hui à ses funérailles, il fut pour le congrès du parti un homme beaucoup plus précieux, et plus près de lui. Nous avons perdu un camarade qui avait consacré à ce congrès les derniers jours de sa vie. Sa disparition retentira sur tout le cours de nos travaux, et le congrès s'en ressentira tout particulièrement. Camarades, je propose une minute de silence pour honorer sa mémoire. (L'assistance se lève.)

Camarades, nous inaugurons les travaux du congrès de notre parti dans un moment singulièrement difficile, complexe et très particulier de la révolution prolétarienne russe et mondiale. Si, au lendemain d'Octobre, les forces du parti et celles du pouvoir des Soviets furent presque entièrement absorbées par les besoins de la défense immédiate, de la riposte immédiate à infliger à l'ennemi, à la bourgeoisie du dedans et du dehors, qui n'admettait pas l'idée d'une existence quelque peu prolongée de la république socialiste, nous avons cependant peu à peu pris des forces, et les problèmes d'édification et d'organisation ont commencé à venir au premier plan. Il me semble que notre congrès doit se dérouler tout entier sous le signe de ce travail d'édification et d'organisation. Les questions de programme, qui présentent sur le plan théorique d'immenses difficultés et se ramènent principalement aux problèmes d'édification, la question de l'organisation, celle de l'Armée Rouge et surtout celle du travail à la campagne, spécialement inscrites à l'ordre du jour, tout cela exige que nous portions une attention concentrée et suivie sur la question capitale qui présente les plus grandes difficultés, mais qui est aussi la tâche la plus féconde pour les socialistes : la question d'organisation. En particulier, il faut souligner ici que l'un des problèmes les plus difficiles de la construction du communisme dans un pays de petits paysans, doit aujourd'hui se poser à nous : le problème de l'attitude à l'égard du paysan moyen.

Camarades, il est naturel que dans les premiers temps, alors que nous avions à défendre le droit à la vie de la République soviétique, cette question n'ait pu être mise largement au premier plan. La guerre implacable contre la bourgeoisie rurale et les koulaks faisait passer avant tout les tâches d'organisation du prolétariat et du semi-prolétairesriat des campagnes. Mais le pas suivant que doit franchir un parti désireux de créer les bases solides de la société communiste, c'est de résoudre correctement le problème de notre attitude envers le paysan moyen. Cette tâche est d'un ordre plus élevé. Nous ne pouvions la poser dans toute son ampleur tant que les fondements mêmes de l'existence de la République des Soviets n'étaient pas assurés. Cette tâche est plus difficile. Elle exige que nous définissions notre attitude à l'égard d'une couche nombreuse et forte de la population. Cette attitude ne peut être définie par cette simple réponse : lutte ou appui. Si à l'égard de la bourgeoisie notre objectif se traduit par les mots « lutte », « répression », si à l'égard des prolétaires et des semi-prolétaires des campagnes il se traduit par le mot « notre » appui, le problème assurément devient sur ce point plus grave. Des socialistes, les meilleurs représentants du socialisme d'autrefois, - lorsqu'ils croyaient encore à la révolution et la servaient sur le plan théorique et idéologique, - parlaient de neutraliser les paysans, c'est-à-dire de faire de la paysannerie moyenne une couche sociale qui, si elle n'apporte pas une aide active à la révolution prolétarienne, du moins ne l'entrave pas, reste neutre et ne se range pas aux côtés de nos ennemis. Ce côté abstrait, théorique, de la question est pour nous parfaitement clair. Mais il est insuffisant. Nous sommes entrés dans une phase de la construction socialiste où il s'agit d'élaborer de façon concrète, en détail, en nous inspirant de l'expérience du travail à la campagne, les règles et les directives fondamentales que nous devons suivre pour conclure avec le paysan moyen une alliance solide, pour exclure la possibilité des déviations et des erreurs fréquentes qui l'ont écarté de nous, alors qu'en réalité, comme Parti communiste dirigeant qui le premier a aidé le paysan russe à secouer définitivement le joug des propriétaires fonciers et à fonder pour lui une véritable démocratie, nous pouvions parfaitement compter sur sa pleine confiance. Cette tâche n'est pas de celles qui exigent une offensive et une répression rapides et impitoyables. Elle est assurément plus grave. Mais je me permettrai d'exprimer l'assurance qu'après un an de travail préliminaire, nous nous en tirerons.

Quelques mots encore au sujet de notre situation internationale. Camarades, vous savez tous, bien sûr, que la fondation de la IIIe Internationale, l'Internationale Communiste, à Moscou constitue, pour la détermination de notre situation dans le monde, un acte d'une immense portée. En face de nous se dresse encore, armée de toutes pièces, une formidable concentration militaire : toutes les plus fortes puissances du monde. Nous affirmions pourtant avec conviction que cette force gigantesque en apparence et infiniment plus puissante que nous au point de vue physique, a fléchi. Ce n'est plus une force. Elle n'a plus la solidité d'autrefois. Aussi notre tâche et notre objectif - sortir vainqueurs du duel engagé avec ce géant - n'ont-ils rien d'utopique. Au contraire, bien que nous soyons artificiellement coupés du monde entier, il ne se passe pas de jour sans que les journaux nous annoncent un progrès du mouvement révolutionnaire dans tous les pays. Bien plus, nous savons, nous voyons qu'il revêt la forme soviétique. Et c'est là la preuve qu'en instaurant le pouvoir des Soviets nous avons pressenti la forme internationale, universelle de la dictature du prolétariat. Et nous avons la ferme conviction que le prolétariat du monde entier s'est engagé dans la voie de cette lutte, dans la voie de la création de ces formes du pouvoir prolétarien - pouvoir des ouvriers et des travailleurs, - et que nulle force au monde ne retardera la marche de la révolution communiste mondiale vers la République universelle des Soviets. (Applaudissements prolongés.)

Camarades, permettez-moi maintenant, au nom du Comité central du Parti communiste de Russie, de déclarer ouvert le VIIIe Congrès et de passer à l'élection du bureau.

Rapport d'activités du comité central, le 18 mars[modifier le wikicode]

(Vifs applaudissements prolongés; exclamations: «Vive Ilitch!», « Vive le camarade Lénine!»)

Camarades, permettez-moi de commencer par le rapport politique du Comité central. Faire le compte rendu de l'activité politique du Comité central depuis le dernier congrès, c'est faire en réalité le compte rendu de toute notre révolution. Et tout le monde sera d'accord avec moi, je pense, pour dire non seulement qu'il est impossible à une seule personne de s'acquitter de cette tâche en si peu de temps, mais encore, plus généralement, que cette tâche n'est pas à la mesure d'un seul individu. C'est pourquoi j'ai décidé de me limiter aux seuls points qui présentent à mon avis une importance particulière non seulement pour l'histoire de ce que notre Parti a eu à faire dans cette période, mais aussi au regard des tâches présentes. Se consacrer entièrement à l'histoire dans un moment comme celui que nous vivons, évoquer le passé sans penser au présent ni à l'avenir, ce serait pour moi, je l'avoue, chose impossible.

Si l'on commence par la politique extérieure, il va de soi que la première place revient à nos rapports avec l'impérialisme allemand et à la paix de Brest-Litovsk. Et il vaut la peine, me semble-t-il, d'aborder cette question, car elle présente un intérêt qui n'est pas seulement historique. Il me semble que la proposition faite par le pouvoir soviétique aux puissances de l'Entente, ou plus exactement l'accord donné par notre gouvernement à la proposition, connue de tous, d'une conférence aux îles des Princes[1], il me semble que cette proposition et notre réponse reproduisent à certains égards, d'ailleurs fort importants, l'attitude envers l'impérialisme que nous avions adoptée au moment de la paix de Brest-Litovsk. Voilà pourquoi je pense qu'il est nécessaire d'évoquer cette affaire, étant donné la rapidité des événements en cours.

Lorsque la question de la paix de Brest-Litovsk était en discussion, l'édification des Soviets, sans parler de celle du Parti, en était encore à son premier stade. Vous savez qu'à cette époque le Parti, dans son ensemble, possédait encore fort peu d'expérience pour déterminer, fût-ce approximativement, la rapidité de notre progression dans la voie que nous avions choisie. Une certaine confusion, héritage inévitable du passé, rendait encore très difficile d'avoir une vue d'ensemble des événements, une connaissance précise de ce qui se passait. D'autre part, le fossé énorme qui nous séparait de l'Europe occidentale et de tous les autres pays nous privait de tout élément objectif pour juger de la rapidité possible ou des formes du progrès de la révolution prolétarienne en Occident. Résultat de cette situation complexe : la question de la paix de Brest-Litovsk suscita un assez grand nombre de divergences dans notre Parti.

Mais les événements ont montré que ce recul forcé devant l'impérialisme allemand, qui se présentait sous le couvert d'une paix extrêmement violente, scandaleuse et spoliatrice, était la seule voie juste du point de vue de la position de la jeune république soviétique devant l'impérialisme mondial (ou la moitié de l'impérialisme mondial). Il n'y avait alors pour nous, qui venions de renverser les grands propriétaires et la bourgeoisie en Russie, absolument pas d'autre choix que de reculer devant les forces de l'impérialisme mondial. Ceux qui condamnaient ce recul d'un point de vue révolutionnaire avaient adopté un point de vue fondamentalement erroné et non marxiste. Ils avaient oublié dans quelles conditions, après quelle longue et difficile évolution de l'époque de Kérenski, au prix de quel énorme travail de préparation dans les Soviets, nous avions enfin réussi, en octobre, après les graves défaites de juillet, après l'affaire Kornilov, à amener à une maturité complète dans d'immenses masses des travailleurs la volonté et l'aptitude de renverser la bourgeoisie, ainsi que la force matérielle organisée nécessaire pour cela. Il est clair qu'à l'échelle internationale, il ne pouvait être question de rien de semblable à cette époque. De ce point de vue, la lutte contre l`impérialisme mondial se posait ainsi : continuer à agir pour la décomposition de cet impérialisme, pour l'éducation et le rassemblement de la classe ouvrière, qui commençait à s'agiter partout mais n'était pas encore parvenue à une netteté absolue dans son action.

Voilà pourquoi seule se révélait juste la politique que nous avons adoptée par rapport à Brest-Litovsk, bien que, naturellement, cette politique ait alors accentué notre inimitié avec une série d'éléments petits-bourgeois, qui ne sont pas, ne peuvent pas être et ne doivent pas être en toutes circonstances et dans tous les pays, loin de là, des adversaires du socialisme. L'histoire nous a donné là une leçon que nous devons bien assimiler, car il ne fait pas de doute que nous aurons à nous en servir plus d'une fois. Cette leçon est la suivante : les rapports du parti du prolétariat avec le parti démocratique petit-bourgeois, avec ces éléments, ces couches. ces groupes et ces classes qui sont particulièrement forts et nombreux en Russie et qui existent dans tous les pays, constituent un problème extrêmement complexe et difficile. Les éléments petits-bourgeois hésitent entre l'ancienne société et la nouvelle. Ils ne peuvent être les moteurs ni de l'ancienne société, ni de la nouvelle. En même temps, ils sont attachés à l'ancien dans une mesure moindre que les grands propriétaires et la bourgeoisie. Le sens du patriotisme est lié précisément aux conditions de vie économique des petits possédants. La bourgeoisie est plus internationale que les petits propriétaires. C'est à quoi nous nous sommes heurtés au moment de la paix de Brest-Litovsk, lorsque le pouvoir soviétique plaça la dictature mondiale du prolétariat et la révolution mondiale au-dessus de tous les sacrifices nationaux, si cruels fussent-ils. Et nous avons dû entrer en conflit, de la façon la plus brutale et la plus implacable, avec les éléments petits-bourgeois. On vit alors s'unir contre nous avec la bourgeoisie et les propriétaires fonciers un grand nombre de ces éléments, qui par la suite commencèrent à hésiter.

La question de l'attitude envers les partis petits-bourgeois, soulevée ici par certains camarades, est largement évoquée par notre programme et sera évoquée, quant au fond, dans la discussion de chacun des points de l'ordre du jour. Au cours de notre révolution, cette question a cessé d'être abstraite et générale pour devenir concrète. A l'époque de la paix de Brest-Litovsk, notre tâche d'internationalistes consistait à donner coûte que coûte aux éléments prolétariens la possibilité de se renforcer et de se regrouper. C'est ce qui nous a coupés alors des partis petits-bourgeois. Nous savons comment, après la révolution allemande, les éléments petits-bourgeois se sont mis de nouveau à hésiter. Ces événements ont ouvert les yeux à un grand nombre de ceux qui, à l'époque où la révolution prolétarienne mûrissait, jugeaient les choses du point de vue du vieux patriotisme, c'est-à-dire de façon non seulement antisocialiste, mais généralement fausse. Aujourd'hui de nouveau, en raison de la situation difficile du ravitaillement, en raison de la guerre qui se poursuit contre l'Entente, nous assistons à une vague d'hésitations de la démocratie petite-bourgeoise. Nous avons déjà dû tenir compte de ces hésitations, mais,- de là découle pour nous tous une leçon d'une énorme importance - les situations anciennes ne se répètent pas. La situation nouvelle est plus grave. Nous pouvons en tenir compte correctement, et notre politique peut être juste, si nous nous armons de l'expérience de la paix de Brest-Litovsk. Lorsque nous avons donné notre accord à la proposition de conférence aux îles des Princes, nous savions

que nous allions vers une paix qui serait extrêmement dure à notre égard. Mais, d'autre part, nous connaissons mieux maintenant la montée de la vague révolutionnaire en Europe occidentale, nous savons que l'effervescence s'y transforme en mécontentement conscient et conduit à l'organisation d'un mouvement prolétarien mondial pour les Soviets. Si à l'époque nous avancions à tâtons, si nous cherchions à savoir quand la révolution pourrait éclater en Europe - cela en partant de notre conviction théorique que cette révolution devait

se produire, - aujourd'hui nous possédons de nombreux faits qui montrent que la révolution est en train de mûrir dans les autres pays, que ce mouvement a commencé. Voilà pourquoi, par rapport à l'Europe occidentale, par rapport aux pays de l'Entente, nous devons ou nous devrons refaire beaucoup de ce que nous avons fait au moment de la paix de Brest-Litovsk. Avec l'expérience de Brest-Litovsk, cela nous sera beaucoup plus facile. Lorsque notre Comité central a dû discuter la question de la participation à la Conférence des îles des Princes avec les blancs - ce qui revenait au fond à l'annexion de tout le territoire occupé par les blancs, cette question de l'armistice n'a soulevé aucune protestation parmi le prolétariat, et l'attitude du Parti a été la même. Du moins, je n'ai pas eu l'occasion d'entendre parler de mécontentement ou d'indignation de nulle part. Cela est dû au fait que notre leçon de politique internationale avait porté ses fruits.

En ce qui concerne les éléments petits-bourgeois, la tâche du Parti sur ce point n'est pas encore réglée définitivement. Dans toute une série de questions, au fond dans toutes les questions inscrites à l'ordre du jour, nous avons, au cours de l'année écoulée, jeté les bases d'une juste solution de ce problème, notamment à l'égard du paysan moyen. Sur le plan théorique, nous sommes convenus que le paysan moyen n'est pas notre ennemi, qu'il faut avoir envers lui une attitude particulière, qu'ici les choses se modifieront suivant les innombrables éléments contingents de la révolution, et notamment en rapport avec la solution de la question de savoir : pour ou contre le patriotisme ? Pour nous, ce sont des questions de second ordre, ou même de troisième ordre, mais qui aveuglent complètement la petite bourgeoisie. D'autre part, tous ces éléments hésitent dans la lutte et perdent absolument tout caractère. Ils ne savent pas ce qu'ils veulent, et ne sont pas capables de défendre leur position. Notre tactique dans ce domaine doit être extrêmement souple, extrêmement prudente, car il faut parfois donner d'une main et retirer de l'autre. La faute ne retombe pas sur nous, mais sur ces éléments petits-bourgeois qui sont incapables de rassembler leurs forces. Nous le voyons maintenant sur le plan pratique : aujourd'hui encore, nous avons pu lire dans les journaux vers quoi commencent à tendre les indépendants allemands[2], eux qui disposent de forces considérables comme le sont Kautsky et Hilferding. Vous savez qu'ils ont voulu inclure le système des Soviets dans la Constitution de la République démocratique allemande, autrement dit : unir en justes noces la « Constituante»[3] et la dictature du prolétariat. Pour nous, c'est bafouer à tel point le bon sens de notre révolution, de la révolution allemande, de la révolution hongroise, de la révolution polonaise en train de mûrir, que les bras nous en tombent. Nous pouvons dire que ces éléments hésitants existent dans les pays les plus avancés. Parfois, des éléments instruits, évolués et cultivés se conduisent, même dans un pays capitaliste aussi avancé que l'Allemagne, d'une façon cent fois plus brouillonne et tapageuse que notre petite bourgeoisie arriérée. La Russie doit en tirer la leçon en ce qui concerne les partis petits-bourgeois et la paysannerie moyenne. Pendant longtemps notre tâche sera complexe et double. Pendant longtemps, ces partis feront inévitablement un pas en avant et deux pas en arrière, parce qu'ils y sont condamnés par leur situation économique, parce qu'ils suivront le socialisme, mais nullement en raison de la conviction absolue que le régime bourgeois ne vaut rien. Inutile de leur demander du dévouement au socialisme. Compter sur leur socialisme serait ridicule. Ils n'iront vers le socialisme que lorsqu'ils seront persuadés qu'il n'y a aucune voie, lorsque la bourgeoisie sera vaincue et écrasée définitivement.

Il m'est impossible de dresser un bilan systématique de l'expérience de l'année écoulée : j'ai jeté un regard sur le passé uniquement du point de vue de ce qui sera nécessaire demain ou après-demain à notre politique. La leçon principale c'est d'observer une attitude extrêmement prudente envers la paysannerie moyenne et la petite bourgeoisie. C'est ce qu'exige l'expérience du passé, c'est ce que nous avons connu par l'exemple de Brest-Litovsk. Il nous faudra modifier souvent notre ligne de conduite, ce qui pourra paraître étrange et incompréhensible à un observateur superficiel. «Comment cela, dira-t-il, hier vous faisiez des promesses à la petite bourgeoisie, et aujourd'hui Dzerjinski déclare que les socialistes-révolutionnaires de gauche et les mencheviks[4] seront mis au poteau. Quelle contradiction ! ...» En effet, c'est une contradiction. Mais ce qui est contradictoire, c'est la conduite de la démocratie petite-bourgeoise elle-même, qui ne sait pas où s'asseoir, qui tente de s'asseoir entre deux chaises, saute de l'une à l'autre et tombe tantôt à droite, tantôt à gauche. Nous avons changé de tactique à son égard, et à chaque fois qu'elle se tourne vers nous, nous lui disons : « Nous ne demandons pas mieux. » Nous ne voulons absolument pas exproprier la paysannerie moyenne, nous ne désirons nullement employer la violence à l'encontre de la démocratie petite-bourgeoise. Nous lui disons : «Vous n'êtes pas un ennemi sérieux. Notre ennemi c'est la bourgeoisie. Mais si vous agissez à ses côtés, alors nous sommes obligés d'appliquer contre vous aussi les mesures de la dictature prolétarienne.»

J'en viens à la question de l'édification intérieure, et je m'arrêterai brièvement sur l'élément essentiel qui caractérise l'expérience politique, le bilan de l'activité du Comité central au cours de cette période. Cette activité politique du Comité central s'est manifestée chaque jour dans des questions d'importance. Sans le travail uni et intense dont j'ai parlé, nous n'aurions pas pu agir comme nous l'avons fait, nous n'aurions pas pu régler les problèmes militaires. Sur la question de l'Armée Rouge, qui suscite actuellement de tels débats et à laquelle est consacré un point particulier de l'ordre du jour du Congrès, nous avons pris une foule de petites décisions que le Comité central de notre Parti a proposées et qu'il a fait appliquer par l'intermédiaire du Conseil des Commissaires du Peuple et du Comité exécutif central de Russie. Encore plus nombreuses sont les directives particulières, très importantes données par les Commissaires du Peuple, chacun agissant en son nom propre, mais qui toutes mettaient en œuvre, d'une façon systématique et conséquente, une même ligne générale.

La question de l'édification de l'Armée Rouge était absolument nouvelle, elle n'avait jamais été posée, même sur le plan théorique. Marx a dit un jour que le mérite des Communards de Paris était d'avoir pris des décisions qu'ils n'avaient pas empruntées à des doctrines préconçues, mais qui étaient dictées par la nécessité des faits[5]. Cette appréciation de Marx sur les Communards est empreinte d'un certain sarcasme, parce que la Commune était dominée par deux courants, les blanquistes et les proudhoniens, et que ces deux courants furent obligés d'agir à l'encontre de ce que leur enseignait leur doctrine. Mais nous, nous avons agi conformément à ce que nous a enseigné le marxisme. En même temps, l'activité politique du Comité central a été entièrement déterminée dans ses manifestations concrètes par les exigences absolues d'une nécessité vitale impérieuse. A chaque instant, nous avons dû avancer à tâtons. Ce fait sera particulièrement souligné par tout historien qui sera capable de retracer dans son ensemble l'activité du Comité central du Parti et l'activité du pouvoir soviétique durant cette année. Ce fait saute aux yeux surtout lorsque nous essayons d'embrasser d'un seul regard ce que nous avons vécu. Mais cela ne nous a nullement ébranlés, même le 10 octobre 1917, lorsque la prise du pouvoir se décidait. Nous ne doutions pas qu'il nous faudrait, selon le mot du camarade Trotski, expérimenter. Nous entreprenions une œuvre que personne au monde n'avait encore entreprise avec une telle ampleur.

De même en ce qui concerne l'Armée Rouge. Lorsque, après la fin de la guerre, l'armée commença à se désagréger, beaucoup pensèrent d'abord qu'il s'agissait seulement d'un phénomène russe. Mais nous voyons que la révolution russe fut en réalité la répétition générale, ou l'une des répétitions, de la révolution prolétarienne mondiale. Lorsque nous discutions la paix de Brest-Litovsk, lorsque, au début de janvier 1918, nous posions la question de la paix, nous ne savions pas encore quand et dans quels autres pays commencerait cette désagrégation de l'armée. Nous allions d'expérience en expérience, nous nous efforcions de former une armée de volontaires, en avançant à tâtons, en cherchant, en essayant de quelle façon, dans la situation donnée, la question pouvait être résolue. Or la question était claire. Sans défendre la république socialiste par les armes, nous ne pouvions pas exister. La classe dominante n'abandonnerait jamais son pouvoir à la classe opprimée. Mais cette dernière devait démontrer dans les faits qu'elle était capable, non seulement de renverser les exploiteurs, mais aussi de s'organiser, de tout mettre en jeu pour se défendre. Nous avons toujours dit: « Il y a guerre et guerre, » Nous avons condamné la guerre impérialiste, nous n'avons pas nié la guerre en général. Ils n'ont rien compris, ceux qui ont essayé de nous accuser de militarisme. Et lorsque, j'ai eu l'occasion de lire le compte rendu de la conférence des jaunes à Berne, où Kautsky a employé cette expression : chez les bolcheviks, ce n'est pas le socialisme, c'est le militarisme, j'ai souri en haussant les épaules. Comme s'il y avait eu dans l'histoire une seule grande révolution que n'ait pas accompagnée la guerre. Bien sûr que non ! Nous ne vivons pas seulement dans un Etat, mais dans un système d'Etats, et l'existence de la République soviétique à coté d'Etats impérialistes est impensable pendant une longue période. En fin de compte, l'un ou l'autre doit l'emporter. Et avant que cette fin arrive, un certain nombre de terribles conflits entre la République soviétique et les Etats bourgeois est inévitable. Cela signifie que la classe dominante, le prolétariat, si seulement il veut dominer et s'il domine en effet, doit en faire la preuve aussi par son organisation militaire. Comment cette classe, qui jouait jusqu'à présent le rôle de piétaille pour les officiers de la classe impérialiste dominante, peut-elle former ses propres officiers, comment peut-elle résoudre le problème qui consiste à allier l'enthousiasme et l'action créatrice révolutionnaire à l'utilisation de cette réserve de science et de technique bourgeoises du militarisme, sous ses pires formes, sans lesquelles elle ne pourra pas prendre possession de la technique contemporaine et des méthodes de guerre contemporaines ?

Ainsi s'est posé à nous un problème qu'une année d'expérience a permis de généraliser. Lorsque, dans le programme révolutionnaire de notre Parti, nous parlions des spécialistes, nous faisions le bilan de l'expérience acquise par notre Parti sur l'une des questions les plus importantes. Je ne me souviens pas que les anciens maîtres du socialisme, qui ont pourtant beaucoup prévu dans la future révolution socialiste et ont esquissé nombre de ses traits, je ne me souviens pas qu'ils se soient prononcés sur cette question. Elle n'existait pas pour eux, parce qu'elle ne s'est posée qu'au moment où nous avons entrepris la mise sur pied de l'Armée Rouge. Cela signifiait : fonder avec une classe opprimée, que l'on avait transformée en piétaille, une armée pleine d'enthousiasme, et obliger cette armée à utiliser ce que le capitalisme nous avait laissé en héritage de plus violent et de plus répugnant.

Cette contradiction, que nous rencontrons dans la question de l'Armée Rouge, se retrouve dans tous les domaines de notre édification. Prenez la question dont on s'est surtout occupé : le passage du contrôle ouvrier à la gestion ouvrière de l'industrie. Après les décrets et décisions du Conseil des Commissaires du Peuple et des organismes locaux du pouvoir soviétique - ils ont tous été les artisans de notre expérience politique dans ce domaine -, il ne restait, à proprement parler, au Comité central, qu'a dresser le bilan. Il ne pouvait guère, dans cette question, diriger au sens propre du terme. Il suffit de rappeler combien étaient impuissants, impulsifs et fortuits nos premiers décrets et décisions sur le contrôle ouvrier dans l'industrie. Il nous semblait que c'était facile à faire. Dans la pratique, cela a abouti à ce que la nécessité de construire était démontrée, mais nous n'avions absolument pas répondu à la question de savoir comment construire. Chaque fabrique nationalisée, chaque secteur de l'industrie nationalisée, les transports, et en particulier les transports ferroviaires - expression du mécanisme capitaliste la plus considérable, édifiée de la façon la plus centralisée sur la base d'une grande technique matérielle, et la plus nécessaire à l'État -, tout cela incarnait l'expérience concentrée du capitalisme et nous causait d'immenses difficultés.

Ces difficultés, nous n'en sommes pas encore sortis aujourd'hui, loin de là. Au début, nous les considérions d'une façon totalement abstraite, en révolutionnaires qui font des discours mais ne savent absolument pas comment se mettre à l'œuvre. Naturellement, une foule de gens nous accusait, et aujourd'hui encore tous les socialistes et les social-démocrates nous accusent de nous être attelés à la tâche sans savoir comment la mener à bien. Mais c'est là une accusation risible, lancée par des cadavres vivants. Comme si l'on pouvait faire la plus grande des révolutions en sachant à l'avance comment on la mènera à son terme ! Comme si ce savoir se puisait dans les livres ! Non, notre décision ne pouvait naître que de l'expérience des masses. Et j'estime que notre mérite est d'avoir entrepris, avec des difficultés incroyables, de résoudre une question qui jusqu'alors nous était à demi inconnue, d'avoir amené les masses prolétariennes à travailler par elles-mêmes, d'être arrivés à la nationalisation des entreprises industrielles, etc. Nous nous rappelons comment, à Smolny[6], nous promulguions 10 ou 12 décrets à la fois. Nous manifestions par là notre détermination et notre désir d'éveiller l'expérience et l'initiative des masses prolétariennes. A présent, nous possédons cette expérience. A présent, nous sommes passés du contrôle ouvrier à la gestion ouvrière de l'industrie, ou du moins nous en sommes tout près. A présent, à la place d'une impuissance totale nous avons toute une série d'indications de l'expérience et dans la mesure où c'était chose possible, nous en avons fait le bilan dans notre programme. Cela il faudra l'aborder en détail dans la question de l'organisation. Nous n'aurions pas pu accomplir ce travail si les camarades des syndicats ne nous avaient pas aidés et n'avaient pas travaillé avec nous.

En Europe occidentale, la question se pose différemment. Là-bas, les camarades voient un mal dans les syndicats, car ceux-ci sont à tel point entre les mains des éléments jaunes du vieux socialisme que les communistes ne trouvent aucun intérêt dans leur soutien. De nombreux communistes occidentaux, et Rosa Luxemburg elle-même, prônent la suppression des syndicats. Cela montre à quel point notre tâche est malaisée en Europe occidentale. Chez nous, par contre, nous ne pourrions nous maintenir un seul mois sans le soutien des syndicats. Sous ce rapport, nous jouissons de l'expérience d'un immense travail pratique, qui permet d'aborder la solution des problèmes les plus difficiles.

Prenons celui des spécialistes qui se pose à chaque instant chez nous, à chaque nomination ; il est également posé à la fois par les représentants de l'économie nationale et le Comité central du Parti. Dans la situation présente, le Comité central du Parti ne peut pas travailler en respectant les formes. S'il n'était pas possible de désigner des camarades qui, dans leur secteur, travaillent en toute indépendance, nous ne pourrions pas du tout travailler. C'est uniquement parce que nous avions des organisateurs comme I. Sverdlov que nous avons pu travailler, pendant la guerre, en évitant tout conflit de quelque importance. Et dans ce travail, nous devions forcément nous faire aider par ceux qui nous proposaient leurs services tout en ayant été formés sous l'ancien régime.

Examinons en particulier le problème de l'administration militaire. Là, sans faire confiance à l'état-major, aux grands spécialistes de l'organisation, il est impossible d'arriver à une solution. Sur certains points nous avons eu des divergences à ce sujet, mais quant au fond il ne pouvait y avoir de doutes. Nous avons eu recours à l'aide de spécialistes bourgeois, totalement imprégnés de la mentalité bourgeoise, qui nous ont trahis et nous trahiront encore pendant des années. Néanmoins, envisager d'édifier le communisme avec l'aide exclusive des purs communistes, sans celle des spécialistes bourgeois, c'est se faire des idées puériles. Nous nous sommes endurcis dans la lutte, nous possédons les moyens, l'unité, et nous devons suivre la voie d'un travail organisé, en utilisant les connaissances et l'expérience de ces spécialistes. C'est une condition indispensable, sans laquelle il est impossible de construire le socialisme. Nous ne pourrons le construire sans l'héritage de la culture capitaliste. Nous n'avons pas d'autres matériaux pour construire le communisme que

ceux que nous a laissés le capitalisme.

Nous devons maintenant construire dans la pratique; et il nous faut créer la société communiste avec les mains de nos ennemis. Ceci semble une contradiction, peut-être même une contradiction insoluble, mais en fait ce n'est que de cette façon que peut être résolu le problème de l'édification communiste. Et lorsque nous considérons notre expérience, nos confrontations quotidiennes avec cette question, lorsque nous voyons le travail pratique du Comité central, il me semble que, pour l'essentiel, notre Parti a résolu ce problème. Les difficultés étaient énormes, mais c'est ainsi seulement qu'on pouvait aboutir à une solution. Un travail créateur et d'organisation, mené avec ensemble, doit faire marcher les spécialistes bourgeois au coude à coude dans les rangs du prolétariat, quelles que soient leur résistance et leur lutte à chaque pas. Nous devons les faire travailler, en tant que compétence technique et culturelle, pour les conserver et faire d'un pays capitaliste, inculte et sauvage, un pays civilisé, un pays communiste. Et je pense que durant cette année nous avons appris à construire, que nous nous sommes engagés dans la bonne voie que nous suivrons sans dévier.

Je voudrais encore aborder rapidement la question du ravitaillement et celle concernant la campagne. La première a toujours été chez nous la question la plus ardue. Dans un pays où le prolétariat a dû prendre le pouvoir avec l'aide de la paysannerie, où le prolétariat a joué le rôle d'agent de la révolution petite-bourgeoise, notre révolution a été dans une large mesure une révolution bourgeoise jusqu'à l'organisation des comités de paysans pauvres, c'est-à-dire jusqu'à l'été et même l'automne 1918. Nous ne craignons pas de le dire. Si nous avons fait si facilement la Révolution d'Octobre, c'est parce que la paysannerie, dans son ensemble, nous suivait, parce qu'elle marchait contre les grands propriétaires fonciers, parce

qu'elle voyait que sur ce point nous irions jusqu'au bout, que nous réalisions par des lois ce dont parlaient les journaux socialistes-révolutionnaires, ce que la petite bourgeoisie, saisie d'effroi, promettait mais ne pouvait pas faire. Mais lorsque commencèrent à s'organiser les comités de paysans pauvres, à partir de ce moment, notre révolution devint une révolution prolétarienne. Un problème que nous sommes loin d'avoir résolu s'est posé à nous. Mais, ce qui est extrêmement important, c'est que nous l'avons posé de façon pratique. Les comités de paysans pauvres ont été une étape de transition. Le premier décret portant organisation de ces comités fut promulgué par le pouvoir soviétique sur l'initiative du camarade Tsiouroupa, responsable à l'époque du ravitaillement. Il fallait arracher à la mort la population non agricole en proie aux affres de la faim. Cela n'était possible que par l'intermédiaire des comités de paysans pauvres[7], en tant qu'organisations prolétariennes. Et lorsque nous avons vu, en été 1918, la Révolution d'Octobre commencer et s'effectuer dans les campagnes, alors seulement nous nous sommes installés sur notre véritable base prolétarienne, alors seulement notre révolution est devenue prolétarienne dans les faits, et non dans les proclamations, les promesses et les déclarations.

Actuellement, nous n'avons pas encore résolu le problème posé à notre Parti : constituer les formes d'organisation du prolétariat et du semi-prolétariat ruraux. Dernièrement, à Petrograd, j'ai eu l'occasion d'assister à l'un des premiers congrès des ouvriers agricoles de la province de Petrograd. J'ai constaté que nous avançons encore à tâtons dans ce domaine, mais je pense que les choses progresseront à coup sûr. Je dois dire que l'expérience principale à retenir de cette année de direction politique, c'est que nous devons trouver ici un appui sur le plan de l'organisation. Nous avons fait un pas dans ce sens en constituant les comités de paysans pauvres, en renouvelant les Soviets et en réformant notre politique du ravitaillement où nous nous heurtions à des difficultés incroyables. Peut-être faudra-t-il modifier cette politique aux confins de la Russie qui sont en voie de devenir soviétiques : l'Ukraine, le Don. Il serait erroné de nous borner à recopier purement et simplement les décrets d'après un modèle standard, pour toutes les régions de la Russie : il serait erroné que les communistes bolcheviques, les militants des Soviets d'Ukraine et de la région du Don se mettent à les appliquer sans discernement, en bloc, aux autres régions. Nous aurons à connaître bien des traits originaux ; en aucun cas, nous ne nous imposons un modèle standard ; nous ne décidons pas une fois pour toutes que notre expérience, l'expérience de la Russie centrale, peut être reportée telle quelle dans toutes les régions périphériques. Nous ne faisons qu'aborder la tâche de l'édification véritable, nous n'en sommes qu'à nos premiers pas dans cette voie : un champ d'action illimité s'offre à nous.

J'ai indiqué que le premier acte décisif du pouvoir soviétique avait été la constitution des comités de paysans pauvres. Ils ont été lancés par les services du ravitaillement sous l'empire de la nécessité. Mais, pour mener nos tâches à bien, nous avons besoin d'autre chose que les organisations provisoires du genre des comités de paysans pauvres. Il existe chez nous, à coté des Soviets, des organisations syndicales, dont nous nous servons comme d'une école pour éduquer les masses arriérées. La couche des ouvriers qui ont en fait dirigé le pays durant cette année et appliqué toute la politique, la couche des ouvriers qui ont fait notre force, - est incroyablement mince en Russie. Nous nous en sommes convaincus, nous le ressentons personnellement. Si, quelque jour, l'historien de l'avenir réunit des documents pour savoir quels groupes ont dirigé la Russie pendant ces 17 mois, quelles sont les centaines, les milliers de personnes qui se sont chargées de tout ce travail, du poids incroyable de l'administration du pays, - personne ne voudra croire que cela ait pu être réalisé par des forces aussi infimes. Infimes, parce que les dirigeants politiques cultivés, instruits et capables étaient rares en Russie. Cette couche était mince et au cours des dernières luttes elle s'est surmenée, éreintée, elle a fait plus qu'elle ne pouvait. Je pense qu'à ce Congrès nous allons rechercher les moyens pratiques permettant d'utiliser dans l'industrie et - chose plus importante encore - dans les campagnes des forces toujours nouvelles, à une échelle de masse, de faire participer au travail des Soviets des ouvriers et des paysans situés au niveau du paysan moyen, ou même au-dessous de ce niveau. Sans leur aide, à l'échelle de masse, il nous semble impossible de poursuivre notre activité.

Comme mon temps de parole est presque écoulé, je veux simplement dire quelques mots sur notre attitude envers la paysannerie moyenne. Notre attitude à son égard était nette dans son principe dès avant le début de la révolution. Nous avions pour tâche de neutraliser la paysannerie. A Moscou, au cours d'une assemblée où il avait fallu poser la question de l'attitude envers les partis petits-bourgeois, j'ai cité les termes mêmes d'Engels, qui ne se contentait pas d'indiquer que la paysannerie moyenne est notre alliée, mais exprimait même l'assurance que l'on réussirait peut-être à éviter les mesures coercitives, répressives, même à l'encontre de la grosse paysannerie. En Russie, cette hypothèse ne s'est pas justifiée : vis-à-vis des koulaks, nous étions, nous sommes et nous resterons engagés dans une guerre civile ouverte. Cela est inévitable. Nous l'avons constaté dans la pratique. Mais, bien souvent, en raison du manque d'expérience des travailleurs des Soviets et de la difficulté de la question, les coups destinés aux koulaks sont allés frapper la paysannerie moyenne. Nous avons commis là une très grave faute. L'expérience acquise dans ce domaine nous aidera à tout faire pour l'éviter à l'avenir. Voilà la tâche qui s'impose à nous, d'une façon non pas théorique, mais pratique. Vous savez parfaitement que cette tâche est difficile. Nous ne disposons pas de biens à offrir au paysan moyen ; or c'est un matérialiste à l'esprit pratique qui réclame des biens matériels concrets, que nous ne pouvons pas donner actuellement et dont le pays devra encore se passer peut-être pendant des mois d'une dure lutte qui promet maintenant une victoire totale. Mais nous pouvons faire beaucoup dans notre pratique administrative: améliorer notre appareil, corriger une foule d'abus. La ligne de notre Parti, qui ne s'orientait pas suffisamment vers le bloc, l'alliance et l'accord avec la paysannerie moyenne, cette ligne nous pouvons et nous devons la corriger et la rectifier.

Voilà, sommairement exposé, ce que j'ai eu la possibilité de vous signaler sur l'activité économique et politique du Comité central au cours de l'année écoulée. je dois passer à présent, le plus rapidement possible, à la seconde partie de la tâche que m'a confiée le Comité central : le rapport d'organisation du Comité central. Cette tâche, seul pouvait s'en acquitter convenablement Iakov Mikhaïlovitch Sverdlov, qui avait été désigné comme rapporteur du Comité central sur ce point. Sverdlov qui était doué d'une mémoire peu commune, prodigieuse, y tenait la majeure partie de son rapport, et sa connaissance personnelle du travail d'organisation à la base lui permettait de faire ce rapport. Je ne suis pas en mesure de le remplacer, même pour un centième, car pour ce travail nous étions obligés de nous en remettre entièrement,- nous avions tout lieu d'agir ainsi,- au camarade Sverdlov, qui très souvent prenait lui-même les décisions.

Je peux donner ici de courts fragments de ce qui était préparé dans les rapports écrits. Mais le secrétariat du Comité central, qui n'a pu achever son travail, a promis de la façon la plus formelle que la semaine prochaine les rapports écrits seraient prêts pour l'impression, polycopiés et mis à la disposition de tous les membres du Congrès. Ils compléteront les indications rapides et fragmentaires que je peux donner ici. Dans les matériaux du rapport qui existent actuellement par écrit, nous trouvons tout d'abord des renseignements sur les documents reçus : 1483 pour décembre 1918 ; 1537 pour janvier 1919 et 1840 pour février. J'ai le classement en pourcentages de ces documents, mais je me permettrai de ne pas le lire. Les camarades qui s'y intéressent verront dans le rapport qui sera distribué que, par exemple, en novembre nous avons eu 490 visites au secrétariat. Et les camarades qui m'ont remis ce rapport disent qu'il n'englobe que la moitié à peine de ce dont le secrétariat a eu à s'occuper, parce que des dizaines de délégués étaient reçus chaque jour par le camarade Sverdlov, et qu'une bonne moitié d'entre eux n'étaient probablement pas fonctionnaires des Soviets, mais militants du Parti.

Je dois attirer l'attention sur le rapport d'activité de la Fédération des groupes étrangers[8]. Je connais ce secteur dans la mesure où j'ai eu la possibilité de parcourir rapidement les documents des groupes étrangers. Ils étaient 7 au début ; ils sont 9 maintenant. Les camarades des localités essentiellement grand-russes, qui n'ont pas eu la possibilité de prendre directement connaissance de ces groupes et n'ont pas vu les comptes rendus dans les journaux, voudront bien regarder les coupures de presse que je me permettrai de ne pas lire intégralement. Je dois dire qu'on remarque ici la véritable base de ce que nous avons fait

pour la IIIe Internationale. La Troisième Internationale a été fondée à Moscou lors d'un bref congrès, sur lequel, de même que sur tout ce que le Comité central propose pour toutes les questions relatives à l'Internationale, le rapport détaillé sera fait par le camarade Zinoviev. Si nous avons pu faire tant de choses en peu de temps au congrès communiste de Moscou, c'est grâce au gigantesque travail de préparation effectué par le Comité central de notre Parti et par le camarade Sverdlov chargé de son organisation. Un travail de propagande et d'agitation a été mené parmi les étrangers résidant en Russie, toute une série de groupes étrangers ont été constitués. Des dizaines de leurs membres ont été entièrement mis au courant des plans essentiels et des tâches d'ensemble de la politique, en ce qui concernait les lignes générales. Des centaines de milliers de prisonniers des armées levées par les impérialistes dans le seul but d'atteindre leurs objectifs, ont été renvoyés en Hongrie, en Allemagne, en Autriche et ont fait si bien que les bacilles du bolchevisme ont entièrement contaminé ces pays. Et si des groupes ou des partis solidaires avec nous sont prédominants, c'est grâce au travail, extérieurement invisible et présenté d'une façon rapide et sommaire dans le rapport d'organisation, des groupes étrangers en Russie. Ce travail a été l'une des pages les plus importantes de l'activité du Parti communiste de Russie, cellule du Parti communiste mondial.

Ensuite, dans les documents qui m'ont été remis, on trouve des renseignements sur la façon dont le Comité central a reçu des informations, et sur les organisations qui les lui ont fournies. Ici, le manque d'organisation propre à la Russie surgit dans toute sa honteuse indigence. Des informations régulières ont été reçues des organisations de 4 provinces, irrégulières de 14 autres, et occasionnelles de 16 autres. Les noms de ces provinces sont portés sur la liste, vous me permettrez de ne pas les lire. Bien sûr, dans ce manque extrême d'organisation qui est le nôtre, dans l'extrême carence de l'organisation, bien des choses s'expliquent par les conditions de la guerre civile, mais pas tout, loin de là. Et il ne faudrait surtout pas invoquer ce prétexte pour se couvrir et se défendre. L'activité d'organisation n'a jamais été le point fort des Russes en général et des bolcheviks en particulier, et pourtant, la tâche principale de la révolution prolétarienne est justement d'organiser. Ce n'est pas par hasard que la question de l'organisation a été mise ici à l'une des premières places. Il faut lutter ici avec énergie et fermeté, encore de l'énergie et encore de la fermeté, par tous les moyens. Nous ne ferons rien ici sans une longue éducation et une longue rééducation. C'est un domaine où la violence révolutionnaire et la dictature donnent lieu à des abus, et c'est contre ces abus que je voudrais vous mettre en garde. C'est une excellente chose que la violence révolutionnaire et la dictature, si on en use au moment voulu et contre qui il se doit. Mais il ne faut pas en user dans le domaine de l'organisation. Nous n'avons absolument pas mené à bien notre œuvre d'éducation, de rééducation et notre long travail d'organisation ; nous devons nous y attaquer systématiquement.

J'ai là un rapport financier détaillé. Le plus important des différents chapitres est celui des éditions ouvrières et des journaux : un million, un million et encore un million, ce qui fait 3 millions. 2800000 pour les organisations du Parti, 3600000 pour les frais de rédaction. Des chiffres plus détaillés se trouvent dans le rapport qui sera reproduit et distribué à tous les délégués. Pour le moment, les camarades peuvent en prendre connaissance par l'intermédiaire des représentants de groupes. Permettez-moi de ne pas les lire. Les camarades qui ont présenté les rapports ont donné ici l'élément le plus important et le plus éloquent, à savoir : le bilan général du travail de propagande sur le plan de l'édition. Les éditions Communiste ont publié 62 titres. La Pravda a rapporté, en 1918, 2 millions de bénéfices nets et sorti 25 millions d'exemplaires. Le journal Bednola a rapporté 2370000 bénéfices nets et sorti 33 millions d'exemplaires. Les camarades du Bureau d'organisation du Comité central ont promis de réexaminer les chiffres détaillés qu'ils possèdent, de façon à pouvoir comparer au moins deux points de départ. Ainsi, chacun verra le gigantesque travail d'éducation du Parti, qui pour la première fois utilise les moyens techniques modernes des gros capitalistes, leurs imprimeries, non pour la bourgeoisie, mais pour les ouvriers et les paysans. On nous a accusés des milliers et des millions de fois, et on nous accuse toujours de violer la liberté de la presse, de renier la démocratie. Nos accusateurs appellent démocratie le fait que la presse soit achetée par les capitalistes, que les riches puissent utiliser la presse pour atteindre leurs propres buts. Nous n'appelons pas cela démocratie, mais ploutocratie. Tout ce que la culture bourgeoise a créé pour tromper le peuple et défendre les capitalistes, nous le lui avons enlevé pour satisfaire les besoins politiques des ouvriers et des paysans. Et nous avons fait dans ce domaine bien plus qu'aucun parti socialiste n'a réussi à réaliser en un quart de siècle ou un demi-siècle. Mais, malgré tout, nous avons fait infiniment peu de ce qui est à faire.

Les derniers documents que m'a remis le Bureau sont les circulaires. Il y en a 14, et les camarades qui ne les connaissent pas ou pas assez, sont invités à les lire. Certes sous ce rapport l'activité du Comité central n'a pas été complète, tant s'en faut. Notons cependant que, lorsqu'on travaille dans des conditions telles que les nôtres, alors qu'il fallait donner chaque jour des directives politiques sur nombre de questions, et le faire exceptionnellement, rarement même, par l'intermédiaire du Bureau politique ou d'une réunion plénière du Comité central, - il est impossible de supposer dans ces conditions que nous ayons pu recourir fréquemment aux circulaires politiques. Je le répète : comme organisme de combat d'un parti de combat, en période de guerre civile, nous ne pouvons travailler autrement. Dans le cas contraire, ce serait ou bien des demi-mots, ou bien un parlement ; mais avec un parlement, dans une époque de dictature, on ne peut ni résoudre les questions, ni orienter le Parti ou les organisations soviétiques. Camarades, à une époque où nous utilisons l'appareil des imprimeries et de la presse bourgeoises, l'importance des circulaires du Comité central s'est réduite. Nous n'envoyons que les directives qu'il a été impossible de diffuser dans la presse, car dans notre activité, qui s'est faite au grand jour malgré son ampleur, il subsistait, il subsiste et il subsistera encore un travail clandestin. Nous ne craignons pas qu'on nous reproche notre illégalité, notre clandestinité ; non, nous en étions fiers. Et, lorsque nous avons été placés dans cette situation telle que, notre bourgeoisie renversée, nous nous sommes trouvés face à la bourgeoisie européenne, une partie de nos actes demeuraient secrets, il y avait un domaine clandestin dans notre travail.

Là-dessus, camarades, je termine mon rapport. (Applaudissements.)

Rapport sur le programme du parti, 19 mars[modifier le wikicode]

(Applaudissements) Camarades, conformément à la répartition des sujets à traiter, décidée avec le camarade Boukharine, il m'appartient d'exposer le point de vue de la commission sur un ensemble de points précis les plus discutés ou de ceux qui, actuellement, intéressent le plus le parti.

Je commencerai brièvement par les points que le camarade Boukharine a traités à la fin de son rapport, parce qu'ils ont fait l'objet de controverses entre nous, au sein de la commission. Le premier porte sur la structure de la partie générale du programme. A mon sens, le camarade Boukharine n'a pas très exactement expliqué ici pourquoi la majorité de la commission a repoussé toutes les tentatives d'établir le programme en y supprimant tout ce qui a trait au vieux capitalisme. Le camarade Boukharine s'est exprimé de telle façon qu'il a parfois semblé que la majorité de la commission craignait ce qu'on en dirait, craignait d'être accusée d'un manque de déférence pour le passé. On ne peut douter qu'exposée de la sorte, la position de la majorité de la commission n'apparaisse des plus ridicules. Mais c'est loin d'être la vérité. La majorité a repoussé ces tentatives parce qu'elles auraient été fausses. Elles n'auraient pas été conformes à la situation réelle. Il n'y a jamais eu d'impérialisme pur, sans base capitaliste, il n'y en a jamais eu, il n'y en a nulle part et il n'y en aura jamais. C'est généraliser de façon erronée tout ce qu'on a dit des consortiums; des cartels, des trusts, du capitalisme financier, quand on a représenté ce dernier comme une formation ne reposant sur aucun des fondements de l'ancien capitalisme. C'est faux. C'est surtout faux pour l'époque de la guerre impérialiste et l'après-guerre. Engels écrivait déjà, à propos de la guerre future, que ce serait une dévastation beaucoup plus féroce que celle de la guerre de Trente Ans ; que l'humanité retournerait dans une large mesure à l'état sauvage, que notre appareil commercial et industriel artificiel ferait faillite[9]. Au début de la guerre, les social-traîtres et les opportunistes se félicitaient de la vitalité du capitalisme et se gaussaient des « fanatiques ou des semi-anarchistes », comme ils nous appelaient. «Voyez, disaient-ils, ces prédictions ne se sont pas réalisées. Les événements ont montré qu'elles n'étaient justes que pour un très petit nombre de pays et pour un temps très court !» Maintenant, ce n'est pas seulement en Russie, ce n'est pas seulement en Allemagne, c'est aussi dans les pays victorieux que commence précisément la prodigieuse destruction du capitalisme contemporain, une destruction qui élimine à tout instant cet appareil artificiel et ressuscite le vieux capitalisme.

Quand Boukharine disait que l'on peut essayer de donner une vue d'ensemble de la destruction du capitalisme et de l'impérialisme, nous répliquions à la commission et je dois répliquer ici : Essayez et vous verrez que vous n'y réussirez pas. Le camarade Boukharine a essayé à la commission et a dû lui-même y renoncer. Et je suis parfaitement convaincu que si quelqu'un pouvait y réussir, c'est avant tout le camarade Boukharine qui s'est beaucoup et sérieusement occupé de cette question. J'affirme qu'une telle tentative ne peut pas réussir, parce que le problème est mal posé. Nous subissons en ce moment, en Russie, les conséquences de la guerre impérialiste et nous sommes au début de la dictature du prolétariat. En même temps, dans diverses régions de la Russie qui se sont trouvées plus que précédemment coupées les unes des autres, nous assistons à la renaissance du capitalisme à sa première phase. Nous n'y échapperons pas. Si l'on écrivait le programme comme le voulait le camarade Boukharine, le programme serait faux. Il exprimerait peut-être ce qu'on a dit de mieux sur le capitalisme financier et l'impérialisme, mais il n'exprimerait pas la réalité, justement parce que la réalité n'est pas aussi entière. Un programme composé de parties disparates manque naturellement d'élégance (ce qui n'est pas très grave en somme), mais tout autre programme serait simplement erroné. Pendant très longtemps encore, nous n'échapperons pas à cette disparité, à cette construction faite de pièces hétéroclites, si fâcheux, si disgracieux que ce soit. Quand nous y échapperons, nous établirons un autre programme. Mais nous serons alors en société socialiste. Il serait ridicule de prétendre que les choses y seront telles qu'elles sont aujourd'hui.

Nous vivons à une époque où ressuscitent divers phénomènes capitalistes, fondamentaux, les plus élémentaires. Considérez par exemple la faillite des transports dont nous faisons si bien, ou plus exactement si mal, l'expérience. On l'observe aussi dans d'autres pays, même dans des pays victorieux. Et que signifie-t-elle dans un système impérialiste ? Le retour aux formes les plus rudimentaires de la production marchande. Nous savons fort bien ce que sont les petits trafiquants. Ce terme était jusqu'à présent incompréhensible pour les étrangers. Et maintenant ? Les camarades venus au congrès de la IIIe Internationale relatent que des mots analogues apparaissent en Allemagne et même en Suisse. Et pourtant, cette catégorie, vous ne la classerez sous aucune rubrique de la dictature du prolétariat, et vous devrez revenir aux aspects primitifs de la société capitaliste et de la production marchande.

Echapper à cette triste réalité en établissant un programme bien ratissé et fait d'une seule pièce, c'est se lancer d'un bond au-delà des nues, hors de toute atmosphère réelle ; c'est rédiger un programme faux. Et ce n'est nullement le respect du passé qui nous a, comme l'insinuait poliment le camarade Boukharine, obligés à intercaler ici des passages de l'ancien programme. D'après lui, le programme fut rédigé en 1903, avec le concours de Lénine ; le programme était incontestablement mauvais ; mais comme les vieilles gens se plaisent par-dessus tout à évoquer les temps anciens, ils ont, par respect du passé, rédigé, en ces temps nouveaux, un programme nouveau dans lequel ils reprennent les vieilles choses. S'il en était ainsi, on ne pourrait que rire de tels originaux. Je soutiens qu'il n'en est pas ainsi. Le capitalisme que nous avons dépeint en 1903 subsiste en 1919 dans la république prolétarienne des Soviets, précisément par suite de la décomposition de l'impérialisme, de sa faillite. Ce capitalisme, on peut le trouver, par exemple, dans la province de Samara et dans celle de Viatka, pas trop éloignées de Moscou. A l'époque où la guerre civile déchire le pays, nous ne sortirons pas de sitôt de cette situation, de ce monde de petits trafiquants. C'est pourquoi toute structure de programme autre que celle que nous proposons serait fausse. Il faut dire ce qui est : le programme doit contenir ce qui est absolument indiscutable, des faits acquis, alors seulement il sera marxiste.

Le camarade Boukharine le comprend théoriquement fort bien et dit que le programme doit être concret. Mais une chose est de comprendre, autre chose est de faire passer dans les faits. Le concret chez Boukharine, c'est la description livresque du capitalisme financier. En réalité, nous observons des phénomènes de nature différente. Dans chaque province agricole nous voyons l'industrie monopolisée côtoyer la libre concurrence. Jamais au monde, le capitalisme de monopole n'a existé ni n'existera sans libre concurrence, dans divers domaines. Décrire un pareil système, c'est décrire un système faux et détaché de la vie. Si Marx disait de la manufacture qu'elle était une superstructure de la petite production de masse[10], l'impérialisme et le capitalisme financier sont des superstructures de l'ancien capitalisme. Quand on en démolit le sommet, on découvre l'ancien capitalisme. Défendre le point de vue qu'il y a un impérialisme intégral sans ancien capitalisme, c'est prendre ses désirs pour des réalités.

C'est là une erreur naturelle dans laquelle il est aisé de tomber. Si nous avions affaire à un impérialisme intégral qui eût profondément transformé le capitalisme, notre tâche serait cent mille fois plus facile. Nous aurions un système où tout serait soumis au seul capital financier. Nous n'aurions plus qu'à supprimer le sommet et à remettre le reste au prolétariat. Ce serait infiniment agréable mais la réalité est tout autre. Son développement est tel que nous devons agir tout autrement. L'impérialisme est une superstructure du capitalisme. Quand il s'écroule, le sommet s'effondre et les fondations sont mises à nu. C'est pourquoi notre programme, s'il veut être juste, doit dire ce qui est. Il y a l'ancien capitalisme qui, dans divers domaines, s'est hissé jusqu'à l'impérialisme. Ses tendances sont exclusivement impérialistes. Les questions fondamentales ne peuvent être examinées que du seul point de vue de l'impérialisme. Il n'est pas une question importante de politique intérieure ou étrangère qui puisse être résolue autrement que du point de vue de cette tendance. Ce n'est pas de cela que le programme parle en ce moment... Il existe en réalité un immense sous-sol d'ancien capitalisme. Il y a une superstructure impérialiste qui nous a conduits à la guerre, cette guerre dont est sorti le début de la dictature du prolétariat. Vous ne vous tirerez pas hors de cette phase. Ce fait caractérise l'allure même du développement de la révolution prolétarienne dans le monde entier, et restera un fait pour de longues années.

Les révolutions de l'Europe occidentale s'accompliront peut-être avec moins de heurts ; mais il faudra cependant de longues, de très longues années pour réorganiser le monde, la plupart des pays. Et cela veut dire que, dans la période de transition où nous sommes, nous ne sortirons pas de cette réalité composite. Cette réalité, formée d'éléments très divers, ne saurait être écartée, si peu élégante soit-elle ; on ne peut rien en retrancher. Un programme autrement conçu qu'il est serait faux.

Nous disons que nous sommes arrivés à la dictature. Mais il faut tout de même savoir par quel chemin. Le passé nous tient, se cramponne par des milliers de mains et ne nous laisse pas faire un pas en avant ou nous oblige à le faire aussi mal que nous le faisons. Pour comprendre dans quelle situation nous nous trouvons, il faut dire comment nous avons marché et ce qui nous a conduits jusqu'à la révolution socialiste. C'est l'impérialisme qui nous y a conduits, le capitalisme dans ses formes primitives d'économie marchande. Il faut comprendre tout cela, car ce n'est qu'en tenant compte de la réalité que nous pourrons résoudre des questions comme par exemple celle de notre attitude vis-à-vis des paysans moyens. En effet, d'où pouvait bien venir le paysan moyen à l'époque d'un capitalisme purement impérialiste ? Car enfin, il n'existait pas même dans les pays capitalistes tout court. Si nous branchons la question de notre attitude à l'égard de ce phénomène quasi médiéval (la paysannerie moyenne), en l'envisageant exclusivement du point de vue de l'impérialisme et de la dictature du prolétariat, nous n'arriverons jamais à mettre les choses bout à bout, et nous n'y gagnerons que plaies et bosses. Si, au contraire, nous devons changer d'attitude à l'égard du paysan moyen, prenez s'il vous plaît la peine de dire, dans la partie théorique du programme, d'où il vient et ce qu'il est. C'est un petit producteur de marchandises. C'est l'A B C du capitalisme qu'il faut énoncer, parce que nous n'en sommes pas encore sortis. L'écarter avec désinvolture et dire «Pourquoi nous occuper de l'A B C, alors que nous avons étudié le capitalisme financier ! » - c'est aussi peu sérieux que possible.

Je dois dire la même chose à propos de la question nationale. Ici encore, le camarade Boukharine prend ses désirs pour des réalités. Il dit qu'on ne saurait reconnaître le droit des nations à l'autodétermination. La nation, c'est la bourgeoisie avec le prolétariat. Nous, prolétaires, nous reconnaîtrions le droit à l'autodétermination d'une méprisable bourgeoisie ! Cela ne rime à rien. Pardon, cela rime à ce qui est. Ecartez la réalité, vous tombez dans la fantaisie. Vous invoquez le processus de différenciation qui s'opère au sein des nations, la différenciation de la bourgeoisie et du prolétariat. Mais voyons encore comment cette différenciation va se faire.

Considérez par exemple l'Allemagne, modèle de pays capitaliste avancé, qui, sur le plan de l'organisation du capitalisme, du capitalisme financier, était supérieure à l'Amérique. Elle lui était inférieure à bien des égards, sous le rapport de la technique et de la production, sous celui de la politique ; mais sous le rapport du degré d'organisation du capital financier, de la transformation du capital de monopole en capitalisme monopoliste d'État, l'Allemagne était supérieure à l'Amérique. C'était, semblait-il, un modèle. Or que s'y passe-t-il ? Le prolétariat allemand s'est-il différencié d'avec la bourgeoisie? Non. Ce n'est que dans un certain nombre de grandes villes que la majorité ouvrière s'est prononcée, d'après les informations reçues, contre les hommes de Scheidemann. D'où vient ce résultat ? De l'alliance des spartakistes[11] avec ces trois fois damnés mencheviks indépendants allemands, qui brouillent tout et veulent marier le système des Soviets avec la Constituante ! Voilà ce qui se passe dans cette Allemagne ! Et c'est pourtant un pays avancé.

Le camarade Boukharine demande : « Quel besoin avons-nous du droit des nations à disposer d'elles-mêmes ? » Je dois répéter ce que je lui objectai lorsqu'il proposait, en été 1917, de rejeter le programme minimum et de ne conserver que le programme maximum. Je lui répondis alors : « Ne te vante pas de tes exploits avant la bataille, attends plutôt d'en être revenu ! » Quand nous aurons conquis le pouvoir, nous le ferons, au bout de quelque temps. Nous avons conquis le pouvoir, nous avons attendu un peu ; je suis maintenant d'accord pour le faire. Nous sommes engagés entièrement dans l'édification socialiste, nous avons repoussé le premier assaut qui nous menaçait, - et maintenant la chose est faisable. Cela est vrai aussi du droit des nations à l'autodétermination. « Je ne veux reconnaître, dit Boukharine, que le droit des classes laborieuses à l'autodétermination. » Vous voulez donc reconnaître ce à quoi l'on n'est encore parvenu dans aucun pays, excepté la Russie ? C'est ridicule.

Voyez la Finlande : un pays démocratique, plus avancé, plus cultivé que le nôtre. Le processus de séparation, de différenciation du prolétariat qui s'y opère prend des formes originales, beaucoup plus douloureuses que chez nous. Les Finlandais ont subi la dictature allemande, ils subissent maintenant celle des puissances alliées. Mais notre reconnaissance du droit des nations à disposer d'elles-mêmes y a facilité la différenciation des classes. Je me souviens parfaitement de la scène où j'eus à Smolny à remettre un document officiel à Swinhufwud[12] - dont le nom veut dire en russe « à tête de cochon » - ce porte-parole de la bourgeoisie finlandaise qui a joué un rôle de bourreau. Il me serra aimablement la main, nous échangeâmes des félicitations. Que c'était laid ! Mais il le fallait, parce que cette bourgeoisie-là trompait le peuple, trompait les masses laborieuses, en leur disant que les moscoutaires, ces chauvins, ces Grands-Russes, voulaient étouffer les Finlandais. Il le fallait.

N'avons-nous pas dû faire la même chose hier à l'égard de la république des Bachkirs[13] ? Quand le camarade Boukharine disait : « Il en est à qui l'on peut reconnaître ce droit », j'ai cru bon de noter que sur cette liste figuraient les Hottentots, les Boschimans et les Indiens. J'écoutais cette énumération et je me demandais : Comment se fait-il que Boukharine ait oublié un petit détail, les Bachkirs ? Il n'y a pas de Boschimans en Russie ; pour ce qui est des Hottentots, je n'ai pas non plus entendu dire qu'ils revendiquent une république autonome. Mais nous avons des Bachkirs, des Kirghiz et bien d'autres peuples que nous ne pouvons nous refuser à reconnaître. Nous ne pouvons refuser à aucun peuple de l'ancien Empire russe, le droit à l'autodétermination. Admettons même que les Bachkirs aient renversé leurs exploiteurs avec notre aide. Mais ce ne serait possible que si la révolution était complètement mûre. Il faudrait agir avec prudence pour que notre intervention n'entrave pas le processus de différenciation du prolétariat, processus que nous devons accélérer. Que pouvons-nous donc faire pour les peuples tels que les Kirghiz, les Ouzbeks, les Tadjiks, les Turkmènes jusqu'ici soumis à l'influence de leurs mollahs ? Chez nous, en Russie, la population qui sait par une longue expérience ce que sont les popes, nous a aidés à les chasser. Mais vous savez combien le décret sur les mariages civils est encore mal appliqué. Pouvons-nous aller dire à ces peuples : Nous jetterons bas vos exploiteurs ? Nous ne le pouvons pas, parce qu'ils sont entièrement soumis à leurs mollahs. Il faut attendre, en pareil cas, que la nation intéressée ait évolué, que le prolétariat se soit différencié des éléments bourgeois, ce qui est inéluctable.

Le camarade Boukharine ne veut pas attendre. Il brûle d'impatience. « Pourquoi faire ? Du moment que nous avons nous-mêmes renversé la bourgeoisie, proclamé le pouvoir des Soviets et la dictature du prolétariat, pourquoi agirions-nous ainsi ! » Cet appel galvanisant indique, certes, le chemin à suivre, mais si nous nous contentons de proclamer ces choses dans notre programme, ce ne sera plus un programme, mais une proclamation. Nous pouvons proclamer le pouvoir des Soviets, la dictature du prolétariat et le mépris complet, mille fois mérité, dans lequel nous tenons la bourgeoisie. Mais dans un programme, il faut écrire ce qui est avec une exactitude absolue. Nous aurons ainsi un programme inattaquable.

Nous nous plaçons à un point de vue de classe rigoureux. Ce que nous inscrivons dans le programme, c'est la reconnaissance de ce qui est advenu en fait depuis l'époque où nous traitons de façon générale du droit des nations à l'autodétermination. Il n'y avait pas encore, à ce moment, de républiques prolétariennes. Lorsqu'elles sont apparues et uniquement dans la mesure où elles sont apparues, nous avons pu écrire ce que nous avons écrit ici : « Union fédérative des Etats organisés selon le type soviétique ». Le type soviétique, ce n'est pas encore les Soviets tels qu'ils existent en Russie ; c'est un type qui devient international. C'est la seule chose que nous puissions dire. Aller plus loin, faire un pas de plus, avancer d'un point, ce serait tomber dans l'erreur et, par conséquent, déplacé dans le programme.

Nous disons : il faut considérer l'étape à laquelle se trouve une nation donnée dans son accession du moyen âge à la démocratie bourgeoise et de celle-ci à la démocratie prolétarienne. C'est absolument juste. Toutes les nations ont le droit de disposer d'elles-mêmes, et ce n'est pas la peine de parler plus spécialement des Hottentots et des Boschimans. L'immense majorité de la population du globe, les neuf dixièmes assurément, et peut-être les 95%, rentrent dans cette définition, car tous les pays se situent sur le chemin du moyen âge à la démocratie bourgeoise ou de la démocratie bourgeoise à la démocratie prolétarienne. Ce chemin est absolument inéluctable. On ne peut rien ajouter, car ce serait erroné, car ce ne serait pas ce qui est. Rejeter l'autodétermination des nations et la remplacer par l'autodétermination des travailleurs est tout à fait faux, car c'est ne pas tenir compte des difficultés avec lesquelles la différenciation des classes s'opère au sein des nations et des voies sinueuses qu'elle emprunte. En Allemagne, elle s'accomplit autrement que chez nous. Elle est plus rapide à certains égards, plus lente et sanglante à certains autres. Chez nous, aucun parti n'a admis une idée aussi monstrueuse que le mariage des Soviets et de la Constituante. Or, nous devons vivre à côté de ces nations. Les Scheidemann prétendent déjà que nous voulons conquérir l'Allemagne. Ce ne sont naturellement que de ridicules balivernes. Mais la bourgeoisie a ses intérêts, sa presse qui répand bruyamment ces rumeurs de par le monde à des centaines de millions d'exemplaires, et Wilson les appuie dans son propre intérêt. Les bolcheviks ont, disent-ils, une puissante armée et visent à implanter, par la conquête, le bolchevisme en Allemagne. L'élite du peuple allemand, les spartakistes, nous ont dit qu'on dressait les ouvriers allemands contre les communistes en leur déclarant : Voyez si cela va mal chez les bolcheviks ! Nous ne pouvons pas dire que cela marche très bien chez nous. Et nos ennemis en Allemagne agissent sur les masses en prétendant que la révolution prolétarienne amènerait en Allemagne les mêmes désordres qu'en Russie. Nos désordres sont un mal chronique. Nous sommes aux prises avec des difficultés formidables en instituant chez nous la dictature prolétarienne. Tant que la bourgeoisie ou la petite bourgeoisie, ou tout au moins une partie des ouvriers allemands se trouveront sous l'influence de cet épouvantail : « Les bolcheviks veulent imposer leur régime par la violence », la formule du « droit des travailleurs à l'autodétermination » n'arrangera pas la situation. Nous devons faire en sorte que les social-traîtres allemands ne puissent dire que les bolcheviks imposent leur système universel, que l'on pourrait soi-disant introduire à Berlin sur la pointe des baïonnettes de l'Armée Rouge. Or, du point de vue de la négation du principe de l'autodétermination des nations, c'est bien ce qui peut advenir.

Notre programme ne doit pas parler d'autodétermination des travailleurs, parce que c'est faux. Il doit dire ce qui est. Puisque les nations se situent aux différentes étapes entre le moyen âge et la démocratie bourgeoise, puis entre celle-ci et la démocratie prolétarienne, ce point de notre programme est absolument juste. Nous avons décrit sur ce chemin de très nombreux zigzags. Il faut reconnaître à chaque nation le droit d'autodétermination, ce qui contribuera à l'émancipation des travailleurs. En Finlande, le processus de séparation du prolétariat d'avec la bourgeoisie, se poursuit d'une manière remarquablement nette, puissante et approfondie. En tout cas, les choses iront là-bas autrement que chez nous. Si nous disons que nous ne reconnaissons pas du tout la nation finlandaise, mais seulement les masses laborieuses, nous dirons une chose des plus absurdes. Il est impossible de ne pas reconnaître ce qui est : la réalité s'impose d'elle-même. Dans différents pays, la différenciation du prolétariat et de la bourgeoisie suit les voies qui leur sont propres. Nous devons agir, en l'occurrence, avec la plus grande circonspection. Notamment à l'égard des différentes nations, car il n'y a rien de pis que la méfiance d'une nation. Chez les Polonais, l'autodétermination du prolétariat est en cours. Voici les chiffres les plus récents sur la composition du Soviet des députés ouvriers de Varsovie : social-traîtres polonais, 333 ; communistes, 297. Cela montre que, d'après notre calendrier révolutionnaire, Octobre n'est plus loin là-bas. On y est en août, voire en septembre 1917. Mais premièrement, il n'existe pas encore de décret prescrivant à toutes les nations d'adopter le calendrier révolutionnaire bolchevique, et si un tel décret avait été rendu, il ne serait pas appliqué. Deuxièmement, les choses se présentent de telle sorte qu'en ce moment, la majorité des ouvriers polonais, plus avancés, plus cultivés que les nôtres, se placent sur le problème de la défense nationale au point de vue du social-patriotisme, du social-chauvinisme. Il faut attendre. Il ne peut pas être question en la circonstance du droit des masses laborieuses à disposer d'elles-mêmes. Nous devons préconiser cette différenciation. Nous le faisons, mais il est impossible de ne pas reconnaître en ce moment l'indépendance de la nation polonaise, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Voilà qui est clair. Le mouvement prolétarien polonais suit le même chemin que le nôtre ; il s'achemine vers la dictature du prolétariat, mais autrement qu'en Russie. On y intimide les ouvriers en prétendant que les moscoutaires, les Grands-Russes qui ont toujours opprimé les Polonais, veulent introduire en Pologne leur chauvinisme grand-russe sous l'étiquette du communisme. Le communisme ne s'implante pas par la violence. Je disais à l'un des meilleurs camarades communistes polonais : « Vous ferez autrement que nous. - Non, me répondit-il, nous ferons la même chose que vous, mais mieux. » Je n'ai absolument rien trouvé à répondre à cet argument. Laissons aux Polonais le soin de réaliser le modeste désir d'instituer un pouvoir des Soviets meilleur que le nôtre. Il faut tenir compte du fait que la révolution prolétarienne suit là-bas des voies qui lui sont propres et on ne peut pas dire : « A bas le droit des nations à l'autodétermination ! Nous ne reconnaissons ce droit qu'aux masses laborieuses. » Cette autodétermination suit des voies complexes et ardues. Elle n'existe qu'en Russie et il faut, en envisageant tous les stades de développement des autres pays, ne rien décréter de Moscou. C'est pourquoi, cette proposition n'est pas admissible par principe.

Je passe aux points suivants que je dois traiter conformément au plan arrêté entre nous. J'ai mis à la première place la question des petits propriétaires et des paysans moyens. Le paragraphe 47 dit à ce propos:

« A l'égard de la paysannerie moyenne, la politique du P.C.R. consiste à la faire participer progressivement et de façon méthodique à l'édification socialiste. La tâche du parti est de la séparer des koulaks et de la rallier à la classe ouvrière en se montrant attentif à ses besoins, en combattant son retard par une action idéologique et jamais par des mesures de répression, en s'efforçant, à chaque fois que ses intérêts vitaux sont en jeu, d'arriver à des accords pratiques, en lui faisant des concessions dans le choix des moyens pour réaliser les transformations socialistes.»

Il me semble que nous formulons ici ce que les fondateurs du socialisme ont dit maintes fois de l'attitude envers les paysans moyens. Ce paragraphe n'a que le défaut d'être insuffisamment concret. Mais nous ne pourrions sans doute pas donner davantage dans un programme. Le congrès, par contre, n'aura pas seulement à discuter des questions de programme et nous aurons à porter à la question des paysans moyens une attention soutenue, trois fois soutenue. D'après certains indices que nous possédons, les soulèvements qui se produisent en différents points laissent apparaître un plan d'ensemble, manifestement rattaché au plan militaire des gardes blancs qui ont fixé au mois de mars leur offensive générale et l'organisation d'une série de soulèvements. Un projet d'appel à lancer au nom du congrès est entre les mains du bureau et vous sera communiqué. Ces soulèvements font ressortir avec la plus grande évidence que les socialistes-révolutionnaires de gauche et une partie des mencheviks - ce sont les mencheviks qui, à Briansk, ont travaillé à l'insurrection - jouent le rôle d'agents directs des gardes blancs. L'offensive générale des gardes blancs, les soulèvements des campagnes, l'interruption du trafic ferroviaire : ne réussira-t-on pas au moins ainsi à renverser les bolcheviks ? Le rôle du paysan moyen apparaît ici avec le plus grand relief, affirmé avec une insistance vitale. Au congrès, nous devons non seulement souligner vigoureusement notre attitude conciliante envers le paysan moyen, mais aussi envisager diverses mesures aussi concrètes que possible, susceptibles de lui procurer des avantages directs même minimes. Ces mesures, l'instinct de conservation les réclame impérieusement et aussi les intérêts de la lutte contre tous nos ennemis qui savent que le paysan moyen hésite entre nous et eux et s'efforcent de l'écarter de nous. Notre situation est en ce moment telle que nous possédons de très grandes réserves. Nous savons que les révolutions polonaise et hongroise montent très rapidement. Ces révolutions nous fourniront des réserves prolétariennes, amélioreront notre

situation et affermiront dans des proportions considérables notre base prolétarienne, qui est très faible. Cela peut se produire dans les mois à venir, mais nous ne savons pas quand ces changements interviendront. Vous n'ignorez pas que nous sommes dans une phase critique ; la question des paysans moyens revêt donc aujourd'hui une énorme importance pratique.

Je voudrais m'arrêter ensuite sur la coopération, dont il est question dans le paragraphe 48 de notre programme. Ce paragraphe est, dans une certaine mesure, périmé. Quand nous l'avons rédigé à la Commission, la coopération existait, mais il n'y avait pas de communes de consommation ; quelques jours plus tard le décret[14] portant fusion de toutes les coopératives en une commune unique de consommation, était adopté. Je ne sais s'il a été promulgué et si la plupart des assistants en ont connaissance. S'il ne l'est pas encore, il le sera demain ou après-demain. A cet égard, ce paragraphe est déjà périmé. Il me semble toutefois qu'il est nécessaire, car nous savons bien qu'entre les décrets et leur application il y a une marge respectable. Pour ce qui est des coopératives, nous bataillons et luttons depuis avril 1918 ; nous avons obtenu des succès appréciables, mais non encore décisifs. Nous avons parfois réussi à y grouper jusqu'à 98% de la population rurale, dans de nombreux districts. Mais ces coopératives qui existaient en régime capitaliste, sont toutes pénétrées de l'esprit de la société bourgeoise, et sont dirigées par des spécialistes bourgeois, mencheviks et socialistes-révolutionnaires. Nous n'avons pas encore su les gagner à notre influence ; ici le travail reste à faire. Notre décret marque un pas en avant dans la fondation des communes de consommation, en prescrivant la fusion de toutes les espèces de coopératives. Mais ce décret, même appliqué intégralement, laissera subsister, à l'intérieur de la future commune de consommation, la section autonome de la coopération ouvrière ; les représentants de cette dernière qui connaissent la question, nous ont dit et démontré que la coopération ouvrière, en tant qu'organisation plus avancée, devait être conservée, puisque son action était imposée par la nécessité. Il y a eu bien des divergences et des polémiques dans notre parti à ce propos : il y a eu des frictions entre bolcheviks coopérateurs et bolcheviks membres des Soviets. En principe, il me semble que la question doit être, sans nul doute, résolue en ce sens que l'appareil coopératif, le seul que le capitalisme ait préparé dans les masses, le seul qui fonctionne dans les masses rurales encore au stade du capitalisme primitif, doit être à tout prix conservé et développé ; en tout cas, il ne doit pas être rejeté. Ici la tâche est ardue, parce que la plupart du temps les coopératives sont dirigées par des spécialistes bourgeois qui sont bien souvent des gardes blancs avérés. Là est l'origine de la haine légitime qu'ils inspirent, l'origine de la lutte contre eux. Mais cette lutte, on doit évidemment la mener de façon habile : il faut réprimer les velléités contre-révolutionnaires des coopérateurs sans pour cela combattre l'appareil coopératif. Nous devons éliminer ces contre-révolutionnaires, mais nous soumettre l'appareil. Ici, le problème

se pose exactement de la même façon que celui des spécialistes bourgeois. Autre question dont je tiens à parler ici.

Le problème des spécialistes bourgeois suscite bien des heurts et des désaccords. J'ai eu dernièrement l'occasion de prendre la parole au Soviet de Petrograd, et plusieurs des questions écrites qui m'ont été adressées concernaient les appointements. On m'a demandé : est-il possible de payer en République socialiste des salaires allant jusqu'à 3000 roubles ? En somme, si nous avons posé cette question dans le programme, c'est que le mécontentement qu'elle a soulevé dans ce domaine est allé assez loin. Le problème des spécialistes bourgeois se pose partout, dans l'armée, dans l'industrie, dans les coopératives. C'est un problème très important de la période de transition du capitalisme au communisme. Nous ne pourrons bâtir le communisme que le jour où, grâce à la science et à la technique bourgeoises, nous l'aurons rendu plus accessible aux masses. On ne saurait édifier autrement la société communiste. Et pour l'édifier ainsi, il nous faut prendre l'appareil de la bourgeoisie, faire travailler tous ces spécialistes. C'est à dessein que, dans notre programme, nous avons développé en détail cette question, afin qu'elle soit radicalement tranchée. Nous savons parfaitement ce que signifie le retard culturel de la Russie, le tort qu'il cause au pouvoir soviétique qui a donné en principe une démocratie prolétarienne infiniment supérieure, qui a fourni un modèle de démocratie au monde entier ; nous savons comment ce retard avilit le pouvoir des Soviets et rétablit la bureaucratie. En paroles, l'appareil soviétique est à la portée de tous les travailleurs ; en réalité, nul de nous ne l'ignore, il est loin de l'être. Non parce que les lois constituent un obstacle, comme c'était le cas en régime bourgeois. Nos lois, au contraire, sont favorables. Mais ici, les lois seules ne suffisent pas. Il faut un énorme travail éducatif, d'organisation, culturel qui ne peut être accompli rapidement grâce à la loi, qui nécessite un effort immense et de longue haleine. A ce congrès, le problème des spécialistes bourgeois doit être résolu d'une manière absolument précise. Cette solution permettra aux camarades qui, certainement, suivent avec attention les débats, d'invoquer son autorité et de voir les difficultés que nous rencontrons. Elle aidera les camarades qui se heurtent constamment à cette question, à prendre part au moins au travail de propagande.

Les camarades représentant les spartakistes nous ont raconté au congrès de Moscou, qu'en Allemagne occidentale, où l'industrie est développée au maximum, où, bien que les spartakistes n'aient pas encore vaincu, leur influence sur les ouvriers est prédominante, des ingénieurs, des directeurs d'un grand nombre d'entreprises parmi les plus importantes, sont venus dire aux spartakistes : « Nous marcherons avec vous. » Cela ne s'est pas produit chez nous. Probablement, le niveau culturel plus élevé des ouvriers, la prolétarisation plus poussée des techniciens et, peut-être, diverses autres raisons que nous ignorons y ont établi des rapports quelque peu différents de ceux qui existent chez nous.

En tout cas, c'est là un des principaux obstacles à notre progression. Nous devons dès maintenant, sans attendre le soutien des autres pays, augmenter tout de suite les forces productives. On ne saurait le faire sans les spécialistes bourgeois. Cela, il faut le dire une fois pour toutes. Certes, la plupart des spécialistes sont pénétrés de la mentalité bourgeoise. Il faut les entourer d'une atmosphère de collaboration fraternelle, de commissaires ouvriers, de cellules communistes ; il faut les placer dans un entourage dont ils ne pourront se dégager. Mais il faut leur ménager de meilleures conditions de travail que sous le capitalisme, car autrement cette couche sociale éduquée par la bourgeoisie ne travaillera pas. Obliger toute une couche sociale à travailler sous le régime de la trique n'est pas possible. Nous nous en sommes parfaitement rendu compte. On peut empêcher ces éléments de prendre une part active a la contre-révolution ; on peut les intimider assez pour qu'ils craignent de toucher à une proclamation des gardes blancs. Sous ce rapport, les bolcheviks agissent avec énergie. Cela peut se faire et nous le faisons suffisamment. Nous l'avons tous appris. Mais obliger, par un pareil moyen, toute une couche sociale à travailler, est impossible. Ces gens-là ont l'habitude de se livrer à un travail culturel ; ils ont fait progresser la culture dans le cadre du régime bourgeois, c'est-à-dire qu'ils ont enrichi la bourgeoisie d'immenses acquisitions matérielles, dont ils ne réservaient au prolétariat qu'une part infime. Mais ils ont cependant fait progresser la culture, c'était là leur métier. Dès l'instant qu'ils voient que la classe ouvrière met en avant des éléments d'avant-garde organisés, qui non seulement apprécient la culture, mais encore aident à la diffuser parmi les

masses, ils changent d'attitude à notre égard. Quand un médecin constate que, dans la lutte contre les épidémies, le prolétariat stimule l'initiative des travailleurs, il adopte à notre égard

une tout autre attitude. Nous avons de nombreux médecins, ingénieurs, agronomes, coopérateurs bourgeois ; quand ils verront dans les faits que le prolétariat entraîne à cette œuvre des masses de plus en plus grandes, ils seront vaincus moralement, et non pas simplement politiquement coupés de la bourgeoisie. Alors, notre tâche sera plus facile. Ils seront alors entraînés d'eux-mêmes dans notre appareil, ils en deviendront un des rouages. Pour cela, il faut consentir des sacrifices. Y consacrer même deux milliards est peu de chose. Craindre ce sacrifice serait puéril ; ceci équivaudrait à ne pas comprendre les tâches qui se posent à nous.

La désorganisation des transports, la désorganisation de l'industrie et de l'agriculture sapent jusqu'à l'existence de la République soviétique. Ici, nous devons prendre les mesures les plus énergiques, tendre au maximum toutes les forces du pays. A l'égard des spécialistes, nous ne devons pas user d'une politique de mesquines tracasseries. Ces spécialistes ne sont pas les domestiques des exploiteurs ; ce sont des hommes de culture qui, dans la société bourgeoise, servaient la bourgeoisie, et dont tous les socialistes du monde ont dit que dans la société prolétarienne, ils nous serviront, nous. Dans cette période de transition, nous devons leur assurer des conditions d'existence aussi bonnes que possible. Ce sera la meilleure politique, le mode de gestion le plus économique. Autrement, pour avoir économisé quelques centaines de millions, nous risquerions de perdre tant que même avec des milliards nous ne pourrions plus rien récupérer.

Au cours d'un entretien sur les salaires, le camarade Schmidt, Commissaire du Peuple au Travail, m'a signalé les faits suivants. Nous avons accompli, disait-il, pour égaliser les salaires, ce qu'aucun Etat bourgeois n'a fait nulle part et ne pourra jamais faire en des dizaines d'années. Considérez les tarifs d'avant-guerre : le manœuvre touchait 1 rouble par jour, soit 25 par mois, et le spécialiste 500 roubles par mois, sans compter ceux que l'on payait des centaines de milliers de roubles. Le spécialiste recevait vingt fois plus que l'ouvrier. Dans notre barème actuel, les salaires varient de 600 à 3000 roubles, la différence va du simple au quintuple. Nous avons beaucoup fait pour égaliser les salaires. Il est certain qu'aujourd'hui nous payons trop les spécialistes, mais payer un supplément pour profiter de la science, est non seulement une chose qui en vaut la peine, c'est aussi une nécessité absolue, même du point de vue théorique. A mon avis, cette question est suffisamment détaillée dans le programme. Il faut la souligner avec force. Il est nécessaire de trancher la question ici, et pas seulement dans son principe ; il faut faire en sorte que tous les congressistes, de retour chez eux, puissent obtenir quand ils feront leur rapport à leurs organisations respectives, comme dans toute leur activité, que notre résolution soit appliquée.

Nous avons déjà provoqué un revirement considérable parmi les intellectuels hésitants. Si nous parlions hier de légaliser les partis petits-bourgeois, et si, aujourd'hui, nous faisons arrêter les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, nous appliquons, dans ces variations, un système parfaitement défini. Et, à travers ces variations, passe une ligne unique, une ligne inflexible : couper court à la contre-révolution, utiliser l'appareil culturel bourgeois. Les mencheviks sont les pires ennemis du socialisme, car ils se déguisent en prolétaires, mais ils n'ont rien de prolétarien. Seule une infinie couche supérieure y est prolétarienne ; ce sont, pour l'essentiel, des demi-intellectucls. Cette catégorie nous rejoint peu à peu. Nous la gagnerons entièrement en tant que couche sociale. Chaque fois qu'ils viennent à nous, nous leur disons : « Soyez les bienvenus. A chacune des oscillations, une partie d'entre eux vient à nous. C'est ce qu'ont fait des mencheviks, le groupe de la Novaïa Jizn, des socialistes-révolutionnaires ; c'est ce que feront tous ces éléments hésitants qui, longtemps encore, vont buter dans nos jambes, pleurnicher, courir d'un camp à l'autre ; avec ceux-là rien à faire. Mais, à travers toutes ces hésitations, nous recevrons dans les rangs des travailleurs soviétiques des couches d'intellectuels cultivés et éliminerons les éléments qui continuent de soutenir les gardes blancs.

La question suivante que, d'après la répartition des sujets, il m'appartient de traiter, est celle du bureaucratisme et de la participation des larges masses à l'activité des administrations publiques. Il y a longtemps que des plaintes sont formulées contre la bureaucratie ; elles sont certainement fondées. Dans la lutte contre la bureaucratie, nous avons fait ce qu'aucun Etat n'a fait jusqu'ici. Nous avons détruit de fond en comble le vieil appareil essentiellement bureaucratique et d'oppression bourgeoise, qui reste tel même dans les républiques bourgeoises les plus libres. Prenons, par exemple, les tribunaux. Il est vrai qu'ici la tâche était plus facile, nous n'avions pas à créer un nouvel appareil, parce que n'importe qui est capable de juger selon le sentiment du droit révolutionnaire des classes laborieuses. Nous sommes encore loin de compte. Cependant, dans plusieurs régions, nous avons fait du tribunal ce qu'il doit être. Nous avons créé des organes de justice auxquels pourront participer non seulement les hommes, mais aussi les femmes, c'est-à-dire l'élément le plus arriéré et le plus inerte.

Les employés des autres branches de l'administration sont des bureaucrates invétérés. Ici la tâche est moins aisée. Nous ne pouvons pas nous passer de cet appareil. Toutes les branches d'administration le rendent nécessaire. Nous souffrons de ce que le capitalisme était insuffisamment développé en Russie. L'Allemagne, semble-t-il, traverse cette phase plus facilement parce que son appareil bureaucratique a été à rude école, on lui fait suer sang et eau, mais on lui fait faire un travail sérieux au lieu d'user le rond-de-cuir, comme c'est le cas dans nos administrations. Les vieux éléments bureaucratiques, nous les avons chassés, brassés et puis nous avons recommencé à leur confier de nouveaux postes. Les bureaucrates tsaristes sont passés peu à peu dans les institutions soviétiques où ils introduisent le bureaucratisme, ils se camouflent en communistes et pour mieux assurer leur carrière, ils se procurent la carte du P.C.R. Ainsi donc, chassés par la porte, ils rentrent par la fenêtre. Ici, c'est surtout le manque de forces cultivées qui se fait sentir. Ces bureaucrates, on pourrait au besoin les licencier, mais on ne saurait les rééduquer d'un seul coup. Ce qui nous incombe avant tout, ce sont des tâches d'organisation, culturelles et éducatives.

Combattre le bureaucratisme jusqu'au bout, jusqu'à la victoire complète, n'est possible que si toute la population participe à la gestion du pays. Dans les républiques bourgeoises, non seulement c'était chose impossible, mais la loi s'y opposait. Les meilleures républiques bourgeoises, si démocratiques soient-elles, opposent des milliers d'obstacles législatifs à la participation des travailleurs au gouvernement de l'Etat. Nous avons fait en sorte que ces obstacles n'existent plus chez nous ; mais nous n'avons pas encore obtenu que les masses laborieuses puissent participer à l'administration du pays. Outre la loi, il y a le niveau culturel que l'on ne peut soumettre à aucune loi. Ce bas niveau culturel fait que les Soviets qui, d'après leur programme, sont des organes de gouvernement par les travailleurs, sont en réalité des organes de gouvernement pour les travailleurs, exercé par la couche avancée du prolétariat et non par les masses laborieuses.

Une tâche se pose à nous qui ne peut être accomplie qu'au prix d'un long travail d'éducation. Aujourd'hui, cette tâche est excessivement difficile pour nous, parce que la couche d'ouvriers qui gouverne est excessivement, incroyablement ténue, comme j'ai eu maintes fois l'occasion de le signaler. Nous devons recevoir du renfort. Tout porte à croire que cette réserve grandit à l'intérieur du pays. L'irrésistible soif de connaître et le succès prodigieux de l'instruction acquise le plus souvent par des moyens extra-scolaires, le succès prodigieux de l'instruction des masses laborieuses ne saurait être révoqué en doute. Ce succès ne rentre dans aucun cadre scolaire, mais il est immense. Tout porte à croire que, dans un proche avenir, une nombreuse réserve viendra remplacer les éléments surmenés de la mince couche prolétarienne. En tout cas notre situation actuelle, à cet égard, est extrêmement difficile. La bureaucratie est vaincue. Les exploiteurs sont supprimés. Mais le niveau culturel n'a pas encore été élevé, c'est pourquoi les bureaucrates occupent leurs anciens postes. On ne pourra les en déloger qu'en organisant le prolétariat et la paysannerie sur une échelle beaucoup plus large que jusqu'à ce jour ; qu'en prenant des mesures effectives pour faire participer les ouvriers à la gestion du pays. Ces mesures, vous les connaissez dans le ressort de chaque Commissariat du Peuple, et je ne m'y arrêterai pas.

Le dernier point qu'il me reste à examiner, c'est le rôle dirigeant du prolétariat et la privation du droit de vote. Notre Constitution reconnaît la prééminence du prolétariat sur la paysannerie et retire aux exploiteurs le droit de vote. C'est contre cette décision que les purs démocrates d'Europe occidentale ont surtout dirigé leurs attaques. Nous leur avons répondu et leur répondons qu'ils oublient les principes fondamentaux du marxisme, qu'ils oublient que chez eux il s'agit de la démocratie bourgeoise, tandis que nous sommes passés à la démocratie prolétarienne. Il n'est pas un pays au monde qui ait fait même le dixième de ce que la République des Soviets a fait dans les derniers mois pour amener les ouvriers et les paysans pauvres à participer à la gestion de l'Etat. C'est là une vérité absolue. Nul ne contestera que pour la démocratie véritable, et non fictive, pour intéresser les ouvriers et les paysans à la vie publique, nous avons fait plus que n'ont fait et ne pouvaient faire durant des siècles, les meilleures républiques démocratiques. C'est ce qui a déterminé l'importance des Soviets ; c'est grâce à cela que les Soviets sont devenus le mot d'ordre du prolétariat de tous les pays.

N'empêche que nous nous heurtons constamment à cet obstacle qu'est le manque de culture des masses. La privation de la bourgeoisie du droit de vote, nous ne l'avons nullement envisagée d'un point de vue absolu, parce que, théoriquement, on peut très bien admettre que la dictature du prolétariat réprime la bourgeoisie à chaque pas, sans la priver cependant des droits électoraux. Cela se conçoit parfaitement en théorie ; de même nous ne prétendons pas faire de notre Constitution un modèle pour les autres pays. Nous disons seulement que celui qui s'imagine qu'on peut passer au socialisme sans écraser la bourgeoisie n'est pas un socialiste. Mais s'il est indispensable d'écraser la bourgeoisie en tant que classe, il n'est pas indispensable de la priver du droit de vote et de l'égalité. Nous ne voulons pas de liberté pour la bourgeoisie, nous ne reconnaissons pas d'égalité entre exploiteurs et exploités, mais, dans notre programme, nous envisageons cette question sous cet angle que les mesures telles que l'inégalité entre les ouvriers et les paysans ne sont nullement consacrées par la Constitution. On les a fait figurer dans la Constitution après qu'elles ont été appliquées. Et ce ne sont même pas les bolcheviks qui ont élaboré la Constitution des Soviets ; ce sont les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires qui l'ont mise au point, contre eux-mêmes, avant la révolution bolchevique. Ils l'ont élaborée, comme l'avait fait la vie. L'organisation du prolétariat allait beaucoup plus vite que celle de la paysannerie, ce qui faisait des ouvriers l'appui de la révolution et leur donnait un avantage réel. Ensuite la tâche est de passer graduellement à leur égalisation. Ni avant ni après la Révolution d'Octobre nul n'a chassé la bourgeoisie des Soviets. La bourgeoisie s'est elle- même retirée des Soviets.

Telle est la question du droit de vote de la bourgeoisie. Il nous appartient de la poser en

toute clarté. Nous ne cherchons pas le moins du inonde des excuses à notre conduite, mais nous citons très exactement les faits tels qu'ils sont. Notre Constitution a dû, comme nous l'indiquons, consigner cette inégalité parce que le niveau culturel est bas, parce que notre degré d'organisation est faible. Mais nous n'en faisons pas un idéal, au contraire. D'après le programme, le parti s'engage à travailler systématiquement à abolir l'inégalité qui existe entre le prolétariat mieux organisé et la paysannerie. Cette inégalité, nous l'abolirons dès que nous aurons élevé le niveau culturel. Nous nous passerons alors de ces restrictions. Dès maintenant, après quelque 17 mois de révolution, elles n'ont pratiquement qu'une très faible portée.

Tels sont, camarades, les principaux points sur lesquels j'ai cru devoir m'arrêter pendant l'examen général du programme, afin d'en amorcer la discussion approfondie, (Applaudissements.)

Conclusions après la discussion du rapport sur le programme du parti, le 19 mars[modifier le wikicode]

(Applaudissements.) Camarades, pour cette partie de la question, je n'ai pas pu répartir la tâche par accord préalable avec le camarade Boukharine, d'une façon aussi détaillée que nous l'avons fait pour le rapport. Peut-être, d'ailleurs, cela ne sera pas nécessaire. Il me semble que le débat qui s'est déroulé ici a surtout mis en évidence une chose, l'absence de toute contre-proposition bien définie et nettement formulée. On a beaucoup parlé de points particuliers, de façon fragmentaire, mais aucune contre-proposition n'a été faite. Je m'arrêterai sur les objections principales, qui visaient avant tout l'introduction. Le camarade Boukharine m'a dit qu'il est de ceux qui défendent l'idée de la possibilité de réunir, dans l'introduction, l'analyse du capitalisme et celle de l'impérialisme en une formulation unique, mais qu'en l'absence de celle-ci, nous devrons adopter le projet existant.

Beaucoup d'orateurs, parmi lesquels le camarade Podbelski qui s'est affirmé avec une énergie particulière, ont avancé le point de vue que le projet, tel qu'il vous est présenté, est erroné. Les démonstrations du camarade Podbelski étaient au plus haut point étranges. Celle-ci, par exemple : au paragraphe premier, notre révolution est qualifiée de révolution de telle date. Ce qui fait penser au camarade Podbelski, je ne sais trop pourquoi, que même cette révolution serait pourvue d'un numéro d'ordre. Je peux dire que nous avons affaire, au Conseil des Commissaires du Peuple, à une foule de papiers, portant des numéros d'ordre, ce qui bien souvent est lassant, mais pourquoi apporter ici aussi cette impression ? Vraiment, que vient faire ici un numéro d'ordre ? Nous fixons la date des fêtes et nous les célébrons. Le pouvoir a bien été pris le 25 octobre : qui pourrait le nier ? Si vous essayez de modifier cela de façon ou d'autre, vous aurez quelque chose d'artificiel. Si vous dites «Révolution d'Octobre-Novembre », vous permettrez ainsi de dire que les choses n'ont pas été faites en un seul jour. Mais il est évident que la révolution s'est déroulée en un temps plus long que le mois d'octobre, de novembre, qu'une année même. Le camarade Podbelski s'en est pris au fait qu'il est question, dans un paragraphe, de la future révolution sociale. A partir de là, il a présenté le programme comme une quasi-tentative de crime de « lèse-majesté » contre la révolution sociale. La révolution sociale, mais nous y sommes, et on nous en parle au futur ! Cet argument ne tient évidemment pas debout, car, dans notre programme, il est question de la révolution sociale à l'échelle mondiale.

On nous dit que nous considérons la révolution en économistes. Est-ce nécessaire ou non ? Nombreux sont ici les camarades qui, trop passionnés, en sont arrivés à prôner un sovnarkhoz[15] mondial et la subordination de tous les partis nationaux au Comité central du P.C.R. Le camarade Piatakov en est presque arrivé là. (Piatakov de sa place: « Vous pensez donc que ce ne serait pas bien ? ») Puisqu'il lance maintenant la remarque que ce ne serait pas mal, je dois répondre que, s'il y avait quelque chose de semblable dans le programme, il ne serait pas nécessaire de le critiquer : les auteurs de cette proposition s'anéantiraient eux-mêmes. Ces camarades passionnés ont négligé le fait que, dans le programme, nous devons partir de ce qui est. L'un de ces camarades, Sounitsa, je crois, qui a critiqué très vigoureusement le programme en le taxant d'indigence, etc., l'un de ces camarades passionnés a déclaré ne pouvoir approuver que ce qui doit être, c'est ce qui est, et il propose que ce qui doit être, c'est ce qui n'est pas. (Rires.) Je pense que cette manière de formuler la question, par son évidente inexactitude, suscite un rire légitime. Je n'ai pas dit que le programme devait comporter uniquement ce qui est. J'ai dit que nous devions partir de ce qui est établi d'une façon absolue. Nous devons dire et démontrer aux prolétaires et aux paysans travailleurs que la révolution communiste est inévitable. Quelqu'un a-t-il soutenu ici qu'il ne fallait pas le dire ? Si quelqu'un avait essayé de faire une telle proposition, on lui aurait démontré son erreur. Personne n'a dit ni ne dira rien de semblable ; car c'est un fait incontestable que notre Parti a accédé au pouvoir en s'appuyant non seulement sur le prolétariat communiste, mais aussi sur toute la paysannerie. Allons-nous vraiment nous contenter de dire à ces masses qui marchent maintenant avec nous : «L'affaire du Parti est uniquement de promouvoir l'édification socialiste. La révolution communiste est faite, à vous de réaliser le communisme. » Ce point de vue ne tient absolument pas debout, c'est une erreur théorique. Notre Parti a amené à lui directement, et plus encore indirectement, des millions d'hommes qui voient clair maintenant dans la question de la lutte des classes, dans celle de la transition du capitalisme au communisme.

On peut dire à présent, et cela naturellement sans aucune exagération, que nulle part, dans aucun autre pays, la question de la transformation du capitalisme en socialisme n'a intéressé la population laborieuse comme elle l'intéresse maintenant chez nous. Les gens y pensent beaucoup plus que dans n'importe quel autre pays. Et le Parti ne devrait pas donner de réponse à cette question ? Nous devons montrer scientifiquement comment cette révolution communiste se déroulera. De ce point de vue, toutes les autres propositions sont bâtardes. D'ailleurs, c'est une chose que nul n'a voulu supprimer intégralement. On a parlé d'une façon vague : peut-être pourrait-on réduire, ne pas citer l'ancien programme, puisqu'il n'est pas juste. Mais, s'il en avait été ainsi, comment aurions-nous pu nous en inspirer durant tant d'années d'activité ? Nous aurons peut-être un programme général lorsque sera instituée la République soviétique mondiale ; d'ici là nous en rédigerons certainement encore plusieurs. Mais les rédiger maintenant, alors qu'il n'existe qu'une seule République soviétique, à la place de l'ancien Empire russe, serait prématuré. Même la Finlande, qui s'achemine incontestablement vers une République soviétique, ne l'a pas encore réalisée ; or, la Finlande se distingue de tous les autres peuples de l'ancien Empire russe par son niveau culturel supérieur. De sorte que prétendre, actuellement, donner dans le programme l'expression d'un processus achevé serait la plus grande des erreurs. Cela ressemblerait à ce qui se produirait si nous mettions en avant dans le programme, actuellement, le sovnarkhoz mondial. Cependant, nous-mêmes, nous ne sommes pas encore habitués à ce mot barbare de « sovnarkhoz » ; quant aux étrangers, il leur arrive, dit-on, de chercher dans l'indicateur si cette gare existe. (Rires.) Ces mots-là, nous ne pouvons pas les imposer par décret au monde entier.

Pour être international, notre programme doit tenir compte des éléments de classe caractéristiques pour tous les pays sur le plan économique. Il est caractéristique pour tous les pays que le capitalisme se développe encore en maints endroits. C'est vrai pour toute l'Asie, pour tous les pays qui passent à la démocratie bourgeoise, c'est vrai pour toute une série de régions russes. Ainsi, le camarade Rykov, qui connaît très bien les faits dans le domaine de l'économie, nous a parlé de la nouvelle bourgeoisie qui existe chez nous. C'est la vérité. Elle ne naît pas seulement parmi nos fonctionnaires soviétiques (bien qu'elle puisse y apparaître aussi, dans des proportions infimes), elle naît dans les milieux paysans et artisanaux, libérés du joug des banques capitalistes et actuellement coupés des transports ferroviaires. C'est un fait. De quelle façon voulez-vous donc l'éluder ? Ainsi, vous ne faites qu'entretenir vos illusions, ou bien introduire une brochure mal étudiée dans une réalité qui est beaucoup plus complexe. Elle nous montre que, même en Russie, l'économie marchande capitaliste vit, agit, se développe et engendre une bourgeoisie comme dans n'importe quelle société capitaliste.

Le camarade Rykov a dit : « Nous combattons la bourgeoisie qui naît chez nous parce que l'économie paysanne n'a pas encore disparu, et que cette économie engendre la bourgeoisie et le capitalisme. » Nous ne possédons pas de données précises à ce sujet, mais il est incontestable que ce phénomène se produit. Dans le monde entier, la République soviétique n'existe pour le moment qu'à l'intérieur des frontières de l'ancien Empire russe. Dans toute une série de pays, elle croît et se développe, mais elle n'existe encore dans aucun autre pays. C'est pourquoi prétendre dans notre programme à des choses auxquelles nous ne sommes pas encore arrivés, c'est faire preuve de fantaisie, c'est vouloir échapper à une réalité désagréable qui nous montre que les douleurs de l'enfantement de la république socialiste sont incontestablement plus violentes dans les autres pays que celles que nous avons subies. Cela a été pour nous chose facile, parce que nous avons donné force de loi, le 27 octobre 1917, à ce que revendiquaient les paysans dans les résolutions socialistes-révolutionnaires[16]. Ceci, aucun pays ne l'a fait. Le camarade suisse et le camarade allemand nous ont indiqué qu'en Suisse les paysans sont plus que jamais montés contre les grévistes, et qu'en Allemagne on ne perçoit pas le moindre souffle de liberté dans les campagnes, qui se manifesterait par la création de Soviets de salariés agricoles et de petits paysans. Chez nous, dans les premiers mois qui ont suivi la révolution, les Soviets des députés paysans ont gagné presque tout le pays. Nous, dans un pays arriéré, nous les avons créés. Ici, se pose un problème gigantesque, que les peuples capitalistes n'ont pas encore résolu. Et en quoi sommes-nous une nation capitaliste exemplaire ? Avant 1917, des vestiges du servage subsistaient encore chez nous. Seulement, aucune nation de structure capitaliste n'a encore montré comment cette question se règle dans la pratique. Nous avons accédé au pouvoir dans des conditions exceptionnelles, à un moment où l'oppression tsariste obligeait à procéder très vigoureusement à une transformation radicale et rapide, et nous avons su, dans ces conditions exceptionnelles, nous appuyer pour quelques mois sur l'ensemble de la paysannerie. C'est un fait historique. Au moins jusqu'à l'été 1918, jusqu'à la fondation des comités de paysans pauvres, nous nous sommes maintenus en tant que pouvoir en nous appuyant sur l'ensemble de la paysannerie. Cela n'est possible dans aucun pays capitaliste. Voilà le fait économique essentiel que vous oubliez lorsque vous parlez de réformer de fond en comble tout le programme. Sans cela, votre programme ne reposera pas sur une base scientifique.

Nous sommes tenus de partir de cette idée marxiste, reconnue de tous, qu'un programme doit être édifié sur une base scientifique. Il doit expliquer aux masses comment la révolution communiste est née, pourquoi elle est inévitable, quelle est sa signification, son essence et sa force, ce qu'elle doit résoudre. Notre programme doit être un guide pour la propagande, un guide tout comme le furent tous les programmes, comme l'était par exemple celui d'Erfurt[17]. Chacun de ses paragraphes contenait en puissance des centaines de milliers de discours et d'articles de propagande. Dans notre programme, chaque paragraphe représente ce que doit savoir, assimiler et comprendre tout travailleur. S'il ne comprend pas ce qu'est le capitalisme, s'il ne comprend pas que la petite paysannerie et l'économie artisanale engendrent inéluctablement et nécessairement ce capitalisme en permanence, s'il ne comprend pas cela, alors, se déclarerait-il cent fois communiste et ferait-il étalage du communisme le plus radical, ce communisme-là ne vaudrait pas un liard. Nous n'apprécions le communisme que lorsqu'il est économiquement fondé.

La révolution socialiste changera bien des choses, même dans certains pays avancés. Le mode de production capitaliste existe toujours dans le monde entier, souvent en conservant ses formes les moins évoluées, bien que l'impérialisme ait rassemblé et concentré le capital financier. Dans aucun pays, même le plus évolué, on ne saurait trouver le capitalisme uniquement sous sa forme la plus parfaite. Même en Allemagne, il n'y a rien de semblable. Lorsque nous recueillions la documentation pour nos tâches concrètes, le camarade responsable du Bureau central des statistiques nous a appris qu'en Allemagne, le paysan allemand a dissimulé aux services de ravitaillement 40% de ses excédents de pommes de terre. Dans cet Etat capitaliste, où le capitalisme est en plein développement, les petites exploitations paysannes subsistent, avec la petite vente libre et la petite spéculation. Il ne faut pas oublier ces faits. Parmi les 300000 membres du Parti représentés ici, en trouverait-on beaucoup qui savent parfaitement s'y reconnaître dans cette question ? C'est de l'infatuation ridicule de supposer que, puisque nous qui avons eu la chance de rédiger le projet, nous connaissons tout cela, la masse des communistes l'a également compris. Non, ils ont besoin de cet a b c, ils en ont cent fois plus besoin que nous, car il ne peut y avoir de communisme pour ceux qui n'ont pas assimilé ce qu'est le communisme et ce qu'est l'économie marchande, qui n'ont pas obtenu d'explication à ce sujet. Chaque jour, à propos de chaque question de politique économique pratique, concernant le ravitaillement, l'agriculture ou le Conseil supérieur de l'économie nationale, nous butons contre ces faits de la petite économie marchande. Et il ne faudrait pas en parler dans le programme ! Si nous agissions ainsi, nous ne ferions que montrer que nous sommes impuissants à résoudre cette question, que le succès de la révolution dans notre pays s'explique par des conditions exceptionnelles.

Des camarades viennent nous voir d'Allemagne pour étudier les formes du régime socialiste. Et nous devons agir de façon à prouver notre force aux camarades étrangers, à leur faire voir que dans notre révolution, nous ne sortons nullement du cadre de la réalité, de façon à leur fournir des matériaux irréfutables. II serait ridicule de présenter notre révolution comme une sorte d'idéal pour tous les pays, d'imaginer qu'elle a fait toute une série de découvertes géniales et introduit un tas d'innovations socialistes. Jamais je n'ai entendu dire une chose pareille et je soutiens que nous ne l'entendrons pas. Nous avons l'expérience des premiers pas de la destruction du capitalisme dans un pays où le rapport entre le prolétariat et la paysannerie est particulier. Il n'y a rien de plus. Si nous jouons les grenouilles en nous enflant d'importance, nous serons la risée du monde entier, nous ne serons que des fanfarons.

Nous avons éduqué le Parti du prolétariat d'après un programme marxiste, et il faut éduquer de même les dizaines de millions de travailleurs de chez nous. Nous nous sommes réunis ici, nous, les dirigeants idéologiques, et nous devons dire aux masses : « Nous avons éduqué le prolétariat et nous sommes partis, toujours et avant tout, d'une analyse économique exacte. » Cette tâche n'est pas l'affaire du manifeste. Le Manifeste de la IIIe Internationale est un appel, une proclamation qui attire l'attention sur ce qui nous incombe et fait appel aux sentiments des masses. Faites l'effort de démontrer scientifiquement que vous avez une base économique et que vous ne bâtissez pas sur le sable. Si vous ne le pouvez pas, ne prenez pas sur vous de rédiger un programme. Pour cela, nous ne pouvons faire autrement que reconsidérer tout ce que nous avons vécu en 15 ans. Si nous avions dit, il y a 15 ans, que nous allions vers la révolution sociale future, et si maintenant nous y sommes arrivés, cela nous affaiblit-il ? Cela nous renforce et nous affermit. Tout se ramène au fait que le capitalisme se transforme en impérialisme, tandis que l'impérialisme conduit au début de la révolution socialiste. C'est ennuyeux et long, et aucun pays capitaliste n'est encore passé par ce processus. Mais le signaler dans le programme est une nécessité.

Voilà pourquoi les objections théoriques qui ont été faites ne résistent pas à la critique, même la plus légère. Je ne doute pas que, si l'on faisait travailler de trois à quatre heures par jour 10 ou 20 hommes de lettres experts dans l'art d'exprimer leur pensée, ils mettraient sur pied en un mois un programme meilleur, plus cohérent. Mais exiger que ce travail soit fait en un jour ou deux, comme l'a suggéré le camarade Podbelski, c'est ridicule. Nous avons travaillé plus qu'un jour ou deux, et même que deux semaines. Je le répète, s'il était possible d'élire pour un mois une commission de 30 membres et de la faire travailler quelques heures par jour, sans qu'elle soit dérangée par les coups de téléphone, elle nous donnerait sans aucun doute un programme cinq fois meilleur. Mais personne n'a contesté ici le fond de la question. Un programme qui ne parlerait pas des bases de la production marchande et du capitalisme ne serait pas un programme international marxiste. Pour être international, il ne lui suffit pas de proclamer la République soviétique mondiale, ou l'abolition des nations, comme l'a proclamé le camarade Piatakov : pas besoin de nations, quelles qu'elles soient ; ce qu'il faut, c'est l'union de tous les prolétaires. Naturellement, c'est un but magnifique, et cela sera, mais à un tout autre stade du développement communiste. Le camarade Piatakov dit avec un sentiment évident de supériorité : «Vous étiez retardataires en 1917, et maintenant vous avez progressé. » Nous avons progressé lorsque nous avons inclus dans le programme ce qui commençait à correspondre à la réalité. Lorsque nous avons dit que les nations marchent de la démocratie bourgeoise au pouvoir prolétarien, nous avons dit ce qui est, alors qu'en 1917, c'était ce que vous souhaitiez.

Lorsqu'il y aura entre les spartakistes et nous la confiance et la camaraderie totales nécessaires à un communisme unifié, alors la confiance et la camaraderie, qui naissent chaque jour et seront peut-être obtenues dans quelques mois, seront inscrites dans le programme. Mais tant qu'elles n'existent pas encore, le proclamer, c'est les attirer là où leur expérience propre ne les a pas encore amenés. Nous disons que le type soviétique a acquis une portée internationale. Le camarade Boukharine a mentionné les comités anglais des anciens de fabrique. Ce n'est pas tout à fait la même chose que les Soviets. Ils grandissent, mais sont encore en gestation. Lorsqu'ils viendront au monde, alors, on « verra ce qu'on verra ». Mais dire que nous faisons aux ouvriers anglais le don des Soviets russes, cela ne résiste pas à l'ombre d'une critique.

Ensuite, je dois m'arrêter sur le problème de l'autodétermination des nations. Ce point a pris une importance exagérée dans notre critique. La faiblesse de notre critique se manifeste en ce que cette question, qui joue en fait un rôle moins que secondaire dans la construction générale du programme, dans la somme globale des revendications du programme, cette question a pris, dans notre critique, une importance spéciale.

Tandis que le camarade Piatakov parlait, je me demandais au comble de l'étonnement s'il s'agissait d'une délibération sur le programme ou d'un débat opposant deux bureaux d'organisation. Lorsque le camarade Piatakov disait que les communistes ukrainiens se conforment aux directives du C.C. du P.C.(b)R., je n'ai pas compris sur quel ton il parlait. Sur un ton de regret ? Je ne soupçonnerais pas le camarade Piatakov d'une chose pareille, mais le sens de son discours était celui-ci : à quoi bon toutes ces autodéterminations, quand il y a un excellent Comité central à Moscou ! C'est un point de vue puéril. L'Ukraine a été détachée de la Russie par des conditions exceptionnelles, et le mouvement national n'y a pas jeté de racines profondes. Dans la mesure où il s'était manifesté, les Allemands l'ont extirpé de force. C'est un fait, mais un fait exceptionnel. Même pour la langue, la situation y est telle qu'on ne sait plus si l'ukrainien est une langue de masse ou non. Les masses laborieuses des autres nations étaient pleines de méfiance à l'égard des Grands-Russes, considérés par elles comme une nation de koulaks et d'oppresseurs. C'est un fait. Un représentant finlandais m'a raconté que, dans la bourgeoisie de son pays qui haïssait les Grands-Russes, on entend dire : « Les Allemands se sont montrés plus féroces, l'Entente aussi, essayons plutôt les bolcheviks ». Voilà l'immense victoire que nous avons remportée sur la bourgeoisie finlandaise dans la question nationale. Ce qui ne nous empêchera nullement de la combattre, en tant qu'adversaire de classe, en choisissant à cet effet les moyens appropriés. La République soviétique qui s'est formée dans le pays dont le régime tsariste opprimait la Finlande, doit proclamer son respect du droit à l'indépendance des nations. Avec le gouvernement finlandais rouge qui n'a pas duré bien longtemps, nous avons conclu un traité, nous lui avons accordé certaines concessions territoriales, au sujet desquelles j'ai entendu pas mal d'objections purement chauvines : « Comment, ces bonnes pêcheries qu'il y a là-bas, vous les leur avez abandonnées !» Ce sont des objections qui m'ont fait dire : grattez tel communiste, et vous découvrirez le chauvin grand-russe.

Il me semble que cet exemple finlandais, comme celui des Bachkirs, montre que, dans la question nationale, on ne saurait raisonner en recherchant coûte que coûte l'unité économique. Elle est certes nécessaire ! Mais nous devons chercher à la réaliser au moyen de la propagande, de l'agitation, de l'union librement consentie. Les Bachkirs se méfient des Grands-Russes, parce que ceux-ci sont plus civilisés et en ont profilé pour piller les Bachkirs. C'est pourquoi, dans ces régions reculées, le nom de Grand-Russe est synonyme d'«oppresseur », de « filou ». Il faut en tenir compte et il faut lutter contre cela. Mais c'est une entreprise de longue haleine. Aucun décret ne saurait rétablir la confiance. Là, nous devons nous montrer très prudents. La prudence est particulièrement nécessaire de la part d'une nation comme la nation grand-russe, qui a soulevé une haine forcenée contre elle dans toutes les autres nations, et c'est maintenant seulement que nous avons appris, bien mal encore, à corriger les choses. Nous avons, par exemple, au Commissariat à l'Instruction publique ou autour de lui des communistes qui disent : école unique, donc ne vous avisez pas d'enseigner dans une autre langue que le russe ! A mon avis, un tel communiste est un chauvin grand-russe. Il vit en beaucoup d'entre nous, et il faut lutter contre lui.

Voilà pourquoi nous devons dire aux autres nations que nous sommes des internationalistes jusqu'au bout et que nous recherchons l'union librement consentie des ouvriers et des paysans de toutes les nations. Cela n'exclut nullement les guerres. La guerre est une autre question, qui découle de la nature même de l'impérialisme. Si nous faisons la guerre à Wilson, et que Wilson fasse son instrument d'une petite nation, nous disons que nous combattons cet instrument. Nous n'avons jamais été contre. Jamais nous n'avons dit que la République socialiste peut exister sans forces armées. Sous certaines conditions, la guerre peut apparaître comme une nécessité. Mais actuellement, pour ce qui est de l'autodétermination des nationalités, le fond de la question est que les différentes nations suivent une voie historique identique, mais en décrivant des zigzags, en empruntant des sentiers d'une extrême diversité, et que les nations plus civilisées progressent de toute évidence autrement que celles qui le sont moins. La Finlande a avancé autrement. L'Allemagne avance autrement. Le camarade Piatakov a mille fois raison de dire que l'unité nous est nécessaire. Mais il faut la conquérir au moyen de la propagande, de l'influence du Parti, en créant des syndicats unifiés. Cependant, là encore il ne faut pas s'en tenir au modèle type. Si nous supprimions ce point, ou si nous le rédigions autrement, nous bifferions la question nationale du programme. Ce serait faisable, s'il existait des hommes sans particularités nationales. Mais il n'en existe pas, et, en agissant autrement, nous ne pourrions absolument pas édifier la société socialiste.

Je pense, camarades, que le programme ici proposé doit être pris pour base, qu'il faut le renvoyer à la commission, en adjoignant à celle-ci des représentants de l'opposition, ou, plus exactement, des camarades qui ont fait ici des propositions constructives, et faire adopter par cette commission : 1) les amendements au projet mentionnés, et 2) les objections théoriques sur lesquelles l'accord est impossible. Je pense que ce sera la façon la plus judicieuse de poser la question, et celle qui nous fournira le plus rapidement la bonne solution. (Applaudissements.)

Rapport sur le travail à la campagne, le 23 mars[modifier le wikicode]

(Applaudissements prolongés.)

Camarades, je dois m'excuser de n'avoir pu assister à toutes les séances de la section désignée par le congrès, afin d'étudier la question du travail à la campagne. Les discours des camarades qui ont pris part dès le début aux travaux de cette section serviront de complément à mon rapport. La section a finalement établi des thèses qui ont été renvoyées à la commission et seront soumises à votre examen. Je voudrais m'arrêter sur la portée générale de la question, telle qu'elle nous est apparue à l'issue des travaux de la section, et telle que, selon moi, elle apparaît aujourd'hui tout entière.

Camarades, il est tout à fait naturel que, dans le cours du développement de la révolution prolétarienne, il nous faille mettre au premier plan tantôt un problème, tantôt un autre parmi les plus importants et les plus compliqués de la vie publique. Il est tout à fait naturel que, dans une révolution qui touche et ne peut manquer de toucher les bases les plus profondes de la vie, les plus grandes masses de la population, il n'y ait pas un parti, pas un gouvernement même le plus proche des masses, qui soit en mesure d'embrasser d'un coup tous les aspects de la vie. Et si maintenant il faut nous arrêter à la question du travail à la campagne et principalement considérer à part la situation de la paysannerie moyenne, il ne saurait y avoir là, du point de vue du développement de la révolution prolétarienne en général, rien de bizarre ni d'anormal. On conçoit que la révolution prolétarienne ait dû commencer par envisager les rapports essentiels entre les deux classes ennemies, le prolétariat et la bourgeoisie. La tâche fondamentale était de remettre le pouvoir entre les mains de la classe ouvrière, d'assurer sa dictature, de renverser la bourgeoisie et de lui retirer ses sources économiques de pouvoir, lesquelles constituent assurément un obstacle à toute construction socialiste en général. Nous qui connaissons le marxisme, n'avons jamais douté de cette vérité qu'en société capitaliste, de par la structure économique même de cette société, le rôle décisif peut appartenir soit au prolétariat, soit à la bourgeoisie. Maintenant nous voyons nombre d'ex-marxistes du camp menchevique, par exemple, qui prétendent qu'en période de lutte décisive du prolétariat contre la bourgeoisie, la domination peut être exercée par la démocratie en général. Ainsi parlent les mencheviks dont la collusion avec les socialistes-révolutionnaires est complète. Comme si ce n'était pas la bourgeoisie elle-même qui prônait la démocratie ou la mettait en veilleuse, selon que cela lui est avantageux ou non ! Et s'il en est ainsi, il ne saurait être question de démocratie en général, quand la lutte de la bourgeoisie contre le prolétariat s'accentue. On ne peut que s'étonner de la rapidité avec laquelle ces marxistes ou pseudo-marxistes, par exemple nos mencheviks, se démasquent, avec quelle promptitude se révèle leur véritable nature de démocrates petits-bourgeois.

Ce que Marx a combattu le plus, pendant toute sa vie, ce sont les illusions de la démocratie petite-bourgeoise et du démocratisme bourgeois. Ce qu'il a raillé le plus, ce sont les phrases creuses sur la liberté et l'égalité, quand elles voilent la liberté des ouvriers de mourir de faim, ou l'égalité de l'homme qui vend sa force de travail avec le bourgeois qui, sur le marché prétendument libre, achète librement et en toute égalité cette force de travail, etc. Cela, Marx l'a mis en lumière dans tous ses ouvrages économiques. On peut dire que tout le Capital de Marx s'attache à mettre en lumière cette vérité, que les forces fondamentales de la société capitaliste sont et ne peuvent être que la bourgeoisie et le prolétariat : la bourgeoisie comme bâtisseur de cette société capitaliste, comme son dirigeant, comme son animateur ; le prolétariat comme son fossoyeur, comme la seule force capable de la remplacer. Je doute qu'on trouve un seul chapitre dans n'importe quel ouvrage de Marx, qui ne soit consacré à ce thème. On peut dire que les socialistes du monde entier, au sein de la IIe Internationale, ont maintes fois juré leurs grands dieux devant les ouvriers qu'ils avaient compris cette vérité. Mais lorsque les choses en sont venues à la lutte véritable, à la lutte décisive pour le pouvoir entre le prolétariat et la bourgeoisie, nous avons constaté que nos mencheviks et nos socialistes-révolutionnaires, ainsi que les chefs des vieux partis socialistes du monde entier, ont oublié cette vérité et se sont mis à répéter d'une façon purement mécanique des phrases philistines sur la démocratie en général.

On cherche parfois chez nous à conférer à ces paroles un je ne sais quoi de plus «fort», en disant : «Dictature de la démocratie ». voilà qui est parfaitement absurde. Nous savons très bien par l'histoire que la dictature de la bourgeoisie démocratique n'a pas signifié autre chose que la répression des ouvriers insurgés. Il en fut ainsi à partir de 1848, en tout cas pas plus tard, mais on peut trouver bien plus tôt des exemples isolés. L'histoire nous montre que c'est justement dans la démocratie bourgeoise que se déroule avec ampleur et en toute liberté la lutte la plus aiguë entre le prolétariat et la bourgeoisie. Nous avons eu l'occasion dans la pratique de nous convaincre de la justesse de cette vérité. Et si les mesures prises par le Gouvernement des Soviets, à partir d'octobre 1917, ont été pleines de fermeté dans tous les problèmes essentiels, c'est parce que nous ne nous sommes jamais écartés de cette vérité, nous ne l'avons jamais oubliée. Seule la dictature d'une classe, celle du prolétariat, peut trancher le problème de la lutte contre la bourgeoisie pour la domination. Seule la dictature du prolétariat peut triompher de la bourgeoisie. Seul le prolétariat peut renverser la bourgeoisie. Seul le prolétariat peut entraîner les masses contre la bourgeoisie.

Mais il ne faut pas du tout en déduire - ce serait une erreur des plus graves - que, dans l'édification ultérieure du communisme, quand la bourgeoisie est déjà renversée et que le pouvoir politique est déjà aux mains du prolétariat, nous puissions plus tard également nous passer de la participation des éléments moyens, intermédiaires. Il est naturel qu'au début de la révolution - de la révolution prolétarienne, - toute l'attention de ses artisans se porte sur le but principal, essentiel : établir la domination du prolétariat et assurer les conditions nécessaires pour que la bourgeoisie ne puisse revenir au pouvoir. Nous savons fort bien que la bourgeoisie détient jusqu'à présent les avantages qu'elle tire de ses richesses dans les autres pays, ou qui sont, parfois même chez nous, une richesse financière. Nous savons bien qu'il est des éléments sociaux plus expérimentés que les prolétaires qui aident la bourgeoisie. Nous savons bien que la bourgeoisie n'a pas abandonné l'idée de recouvrer le pouvoir, qu'elle n'a pas cessé ses tentatives de rétablir sa domination. Mais ce n'est pas encore tout, loin de là. La bourgeoisie qui met surtout en avant le principe : « La patrie est là où il fait bon vivre » ; la bourgeoisie qui, sur le plan des finances, a toujours été internationale, la bourgeoisie à l'échelle mondiale est pour l'instant plus forte que nous. Sa domination décline rapidement ; elle voit des exemples comme celui de la révolution hongroise, - que nous avons eu le bonheur de vous annoncer hier et que d'autres renseignements viennent confirmer aujourd'hui, - elle commence se rendre compte que sa domination chancelle. Elle n'a plus sa liberté d'action. Mais aujourd'hui, si l'on tient compte des ressources matérielles à l'échelle mondiale, on ne peut s'empêcher de reconnaître que, matériellement, la bourgeoisie est pour l'instant plus forte que nous.

Aussi, les neuf dixièmes de notre attention, de notre activité pratique, ont été et devaient être consacrés à ce problème essentiel: renverser la bourgeoisie, affermir le pouvoir du prolétariat, supprimer toute possibilité de retour de la bourgeoisie au pouvoir. C'est parfaitement naturel, légitime, inévitable. Et sous ce rapport beaucoup de choses ont été réalisées avec succès.

Maintenant, il nous faut inscrire à l'ordre du jour la question des autres catégories sociales. Nous devons, - telle était notre conclusion générale à la section agraire, et tous les militants du parti, nous en sommes sûrs, seront d'accord sur ce point, parce que nous n'avons fait que résumer l'expérience de leurs observations,- nous devons inscrire à l'ordre du jour, dans toute son ampleur, la question de la paysannerie moyenne.

Il s'en trouvera certes, qui, au lieu de considérer la marche de notre révolution, au lieu de réfléchir sur les tâches qui se posent maintenant à nous, prendront prétexte de toute disposition du pouvoir soviétique pour ricaner et criticailler comme le font messieurs les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires de droite. Ces gens-là n'ont pas encore compris qu'ils doivent choisir entre nous et la dictature bourgeoise. Nous nous sommes montrés patients, voire même débonnaires à leur égard ; nous leur laisserons encore une fois la possibilité de mettre à l'épreuve notre mansuétude. Mais, dans un proche avenir, nous mettrons un terme à cette patience et à cette bonhomie, et s'ils ne font pas leur choix, nous leur proposerons tout à fait sérieusement d'aller rejoindre Koltchak. (Applaudissements.) De ces gens-là, nous n'attendons pas des facultés mentales particulièrement brillantes. (Rires.) Mais on pouvait attendre que, après avoir éprouvé par eux-mêmes la férocité de Koltchak, ils comprennent que nous avons le droit d'exiger d'eux de choisir entre nous et Koltchak. Si, dans les premiers mois qui suivirent Octobre, beaucoup de naïfs avaient eu la bêtise de croire que la dictature du prolétariat était quelque chose de passager, d'accidentel, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires eux-mêmes devraient comprendre maintenant qu'il y a quelque chose comme une continuité logique dans la lutte qui se livre sous la poussée de l'ensemble de la bourgeoisie internationale.

En fait, deux forces seulement se sont constituées : la dictature de la bourgeoisie et la dictature du prolétariat. Celui qui n'a pas lu cela dans Marx, celui qui ne l'a pas lu dans les œuvres des grands socialistes, celui-là n'a jamais été socialiste, n'a rien compris au socialisme ; il s'est simplement donné le nom de socialiste. A ces gens-là, nous accordons un bref délai pour réfléchir et nous exigeons qu'ils prennent parti. Si j'en ai parlé, c'est parce qu'ils disent maintenant, ou ils diront : « Les bolcheviks ont soulevé la question de la paysannerie moyenne, ils veulent flirter avec elle.» Je sais parfaitement qu'une argumentation de ce genre, et même bien pire, trouve largement place dans la presse menchevique. Ces arguments, nous les rejetons ; nous n'attachons jamais d'importance aux bavardages de nos adversaires. Des gens qui jusqu'à présent sont capables de faire la navette entre la bourgeoisie et le prolétariat, peuvent dire ce qu'ils veulent. Nous poursuivons notre chemin.

Notre chemin est déterminé avant tout par l'inventaire des forces de classe. La lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat se développe dans la société capitaliste. Tant que cette lutte n'est pas achevée, nous redoublerons d'efforts pour la faire aboutir. Elle n'est pas encore arrivée à son terme. Nous avons réussi à faire beaucoup dans cette lutte. Aujourd'hui, la bourgeoisie internationale n'a plus les mains libres. La meilleure preuve, c'est la révolution prolétarienne de Hongrie. Aussi, est-il évident que notre œuvre de construction à la campagne a dépassé le cadre dans lequel tout était subordonné à l'impératif fondamental : la lutte pour le pouvoir.

Cette œuvre de construction a connu deux phases essentielles. En octobre 1917, nous avons pris le pouvoir avec la paysannerie dans son ensemble. C'était une révolution bourgeoise, puisque la lutte de classes à la campagne n'avait pas encore pris son essor. Comme je l'ai dit, ce n'est qu'en été 1918 que commença la véritable révolution prolétarienne à la campagne. Si nous n'avions pas su déclencher cette révolution, notre travail n'eût pas été complet. La première étape a été la prise du pouvoir à la ville, l'institution d'un gouvernement de type soviétique. La seconde étape, - ce qui est essentiel pour tous les socialistes, et sans quoi ils ne seraient pas des socialistes, - a été la différenciation des éléments prolétariens et semi-prolétariens à la campagne, leur réunion au prolétariat des villes en vue de lutter contre la bourgeoisie rurale. Cette étape a été également franchie dans ses grandes lignes. Les organisations que nous avions formées à cet effet, au début, les comités de paysans pauvres, se sont consolidées au point que nous avons jugé possible de les remplacer par des Soviets régulièrement élus, c'est-à-dire de réorganiser les Soviets ruraux de façon qu'ils deviennent des organismes de domination de classe, des organes du pouvoir prolétarien à la campagne. Ainsi, des dispositions telles que la loi sur le régime socialiste de la terre et sur les mesures de transition vers l'agriculture socialiste, loi adoptée récemment par le Comité exécutif central et que tout le monde connaît à coup sûr, dressent le bilan des événements passés, du point de vue de notre révolution prolétarienne.

L'essentiel, ce qui constitue la tâche première, fondamentale de la révolution prolétarienne, nous l'avons accompli. Et justement parce que nous nous en sommes acquittés, une tâche plus complexe s'inscrit à l'ordre du jour : notre attitude d l'égard de la paysannerie moyenne. Celui qui pense que le fait de formuler cette tâche est quelque chose comme une atténuation du caractère de notre pouvoir, un relâchement de la dictature du prolétariat, un changement, même partiel, même minime, de notre politique fondamentale, celui-là ne comprend absolument rien aux tâches du prolétariat, aux tâches de la révolution communiste. Je suis certain qu'il ne s'en trouvera pas dans notre Parti. Je voulais seulement mettre en garde nos camarades contre les gens, en marge du parti ouvrier, qui tiendront de tels propos, non parce qu'ils émanent d'une quelconque conception du monde, mais simplement pour nous faire du tort et prêter main-forte aux gardes blancs : autrement dit, pour dresser contre nous le moujik moyen, qui a toujours hésité, ne peut pas ne pas hésiter et hésitera encore assez longtemps. Pour le dresser contre nous, ils diront : « Voyez, ils sont en plein flirt avec vous ! C'est donc qu'ils tiennent compte de vos soulèvements, c'est donc qu'ils sont pris d'hésitation », etc., etc. Il faut que tous nos camarades soient armés contre une telle agitation. Et je suis sûr qu'ils le seront, si nous obtenons dès maintenant que cette question soit posée du point de vue de la lutte de classes.

Il est tout à fait évident que cette question essentielle est plus compliquée, mais non moins vitale : comment définir exactement l'attitude du prolétariat à l'égard de la paysannerie moyenne ? Camarades, cette question ne présente pas de difficultés pour les marxistes, du point de vue théorique, point de vue que l'immense majorité des ouvriers s'est assimilé. Je rappellerai, par exemple, que, dans le livre de Kautsky sur la question agraire, écrit encore à l'époque où Kautsky exposait correctement la doctrine de Marx et était reconnu pour une autorité incontestée en la matière, dans ce livre sur la question agraire, il est dit au sujet de la transition du capitalisme au socialisme : la tâche du parti socialiste est de neutraliser la paysannerie, c'est-à- dire qu'il faut obtenir que le paysan reste neutre dans la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie ; que le paysan ne puisse pas prêter une aide active à la bourgeoisie contre nous.

Durant la longue domination de la bourgeoisie, la paysannerie l'a soutenue, a été à ses côtés. Cela se conçoit, si l'on tient compte de la force économique de la bourgeoisie et de ses moyens politiques de domination. Nous ne pouvons pas compter que le paysan moyen se mette immédiatement de notre côté. Mais si nous pratiquons une politique juste, ces hésitations cesseront bientôt, et le paysan pourra se rallier à nous.

Engels qui, avec Marx, a jeté les bases du marxisme scientifique, c'est-à-dire de la doctrine dont s'inspire notre Parti constamment et surtout pendant la révolution,- Engels déjà subdivisait la paysannerie en petite, moyenne et grosse paysannerie ; aujourd'hui encore cette division correspond à la réalité dans l'immense majorité des pays d'Europe. Engels disait : « Peut-être n'aura-t-on pas besoin de réprimer partout, par la violence, même la grosse paysannerie.» Et que nous puissions jamais user de violence envers la paysannerie moyenne (la petite paysannerie étant notre amie), il n'est pas de socialiste raisonnable qui y ait jamais songé. Ainsi parlait Engels en 1894, un an avant sa mort, alors que la question agraire s'inscrivait à l'ordre du jour[18]. Ce point de vue nous montre la vérité que l'on oublie parfois, mais sur laquelle nous sommes tous d'accord sur le plan théorique. A l'égard des grands propriétaires fonciers et des capitalistes, notre tâche est l'expropriation complète. Mais nous n'admettons aucune violence à l'égard de la paysannerie moyenne. Même en ce qui concerne la paysannerie riche, nous ne sommes pas aussi catégoriques que pour la bourgeoisie ; nous ne disons pas expropriation absolue de la paysannerie riche et des koulaks. Cette distinction a été marquée dans notre programme. Nous disons : répression de la résistance de la paysannerie riche, répression de ses velléités contre-révolutionnaires. Ce n'est pas l'expropriation totale.

La distinction essentielle qui détermine notre attitude envers la bourgeoisie et la paysannerie moyenne, c'est l'expropriation totale de la bourgeoisie et l'alliance avec la paysannerie moyenne qui n'exploite pas autrui ; cette ligne essentielle est reconnue de tous en théorie. Mais dans la pratique, elle n'est pas observée d'une façon conséquente ; on n'a pas encore appris à l'observer à la base. Lorsque, après avoir renversé la bourgeoisie et consolidé son propre pouvoir, le prolétariat s'est attelé de différents côtés à l'ouvre de création d'une société nouvelle, le problème de la paysannerie moyenne est venu au premier plan. Aucun socialiste au monde n'a nié que la construction du communisme suivrait des voies différentes dans les pays de grosse agriculture et dans ceux de petite agriculture. C'est là une vérité des plus élémentaires, une vérité première. De cette vérité, il ressort qu'au fur et à mesure que nous abordons les objectifs de la construction communiste, l'attention centrale doit se porter, dans une certaine mesure, justement sur la paysannerie moyenne.

Beaucoup dépend de la façon dont nous définirons notre attitude envers la paysannerie moyenne. Du point de vue théorique cette question est résolue. Mais nous avons parfaitement éprouvé, nous savons d'expérience la différence qui existe entre la solution théorique d'un problème et l'application pratique de cette solution. Nous touchons de près à cette différence si caractéristique de la grande Révolution française, où la Convention brandissait de grandes mesures sans jouir du soutien nécessaire pour les appliquer, ne savait pas même sur quelle classe s'appuyer pour appliquer telle ou telle disposition.

Nous sommes placés dans des conditions infiniment plus heureuses. Grâce à tout un siècle d'évolution, nous savons sur quelle classe nous prenons appui. Mais nous savons également que cette classe, en fait d'expérience pratique, est très mal pourvue. L'essentiel pour la classe ouvrière, pour le parti ouvrier, était clair : renverser le pouvoir de la bourgeoisie et donner le pouvoir aux ouvriers. Mais comment s'y prendre? Tout le monde se rappelle par quelles difficultés et erreurs nous sommes passés, depuis le contrôle ouvrier à la gestion ouvrière de l'industrie. Et ce travail s'est pourtant fait à l'intérieur de notre classe, dans le milieu prolétarien, auquel nous avions toujours eu affaire. Or, maintenant il nous faut définir notre attitude envers une nouvelle classe, envers une classe que l'ouvrier des villes ne connaît pas. Il importe de déterminer notre attitude envers une classe qui n'a pas une position stable bien définie. Le prolétariat dans sa masse est pour le socialisme ; la bourgeoisie dans sa masse est contre le socialisme, - il est aisé de déterminer les rapports entre ces deux classes. Mais, lorsque nous arrivons à une catégorie comme la paysannerie moyenne, il se trouve que c'est là une classe qui hésite. Elle est partie propriétaire, partie travailleuse. Elle n'exploite pas les autres travailleurs. Durant des dizaines d'années, elle a dû défendre sa situation au prix d'un immense effort ; elle a fait l'expérience de l'exploitation des grands propriétaires fonciers et des capitalistes ; elle a tout enduré mais, en même temps, elle est propriétaire. Aussi notre attitude à l'égard de cette classe hésitante offre des difficultés extrêmes. Forts de plus d'une année d'expérience, forts du travail prolétarien que nous faisons depuis plus de six mois à la campagne, forts de la différenciation de classe qui s'est déjà opérée à la campagne, nous devons par-dessus tout nous garder, ici, de toute précipitation, de toute théoricité maladroite, de toute velléité de considérer comme prêt ce que nous sommes en train d'élaborer, ce que nous n'avons pas encore achevé d'élaborer. Dans la résolution que vous propose la commission désignée par la section, et dont lecture vous sera faite par un des orateurs qui me succéderont, vous trouverez une mise en garde suffisante sur ce point.

Du point de vue économique, il est évident que nous devons venir en aide à la paysannerie moyenne. Ici, pas de doute du point de vue théorique. Mais étant donné nos mœurs, notre niveau de culture, l'insuffisance des forces culturelles et techniques que nous pourrions offrir à la campagne ; étant donné cette incapacité que nous montrons fréquemment dans nos rapports avec la campagne, nos camarades ont très souvent recours à la contrainte. Et ceci nuit à tout notre travail. Pas plus tard qu'hier, un camarade m'a remis une brochure intitulée : Instructions et règlements sur l'organisation du travail du parti dans la province de Nijni-Novgorod, éditée par le Comité du P.C.(b)R. de cette ville. J'y lis par exemple à la page 41 : « Le décret relatif à l'impôt extraordinaire doit peser de tout son poids sur les koulaks ruraux, les spéculateurs et, en général, sur l'élément moyen de la paysannerie.» Ah ! là, on peut dire que les gens ont « compris » ! Ou c'est une erreur d'impression, mais il est inadmissible qu'on laisse passer de pareilles coquilles ! Ou c'est un travail fait dans la hâte, dans la précipitation, qui montre combien toute précipitation est dangereuse en la matière. Ou bien il y a là, - et c'est la pire hypothèse que je ne voudrais pas formuler à l'endroit des camarades de Nijni-Novgorod,- il y a là simplement de l'incompréhension, Il se peut fort bien que ce soit un simple défaut d'attention.

Dans la pratique, il se présente des cas comme celui qu'un camarade nous a rapporté à la commission. Des paysans l'avaient entouré, et chacun de demander : « Décide ce que je suis : paysan moyen ou non? j'ai deux chevaux et une vache. J'ai deux vaches et un cheval », etc. Or, l'agitateur, en faisant le tour des districts, doit posséder un thermomètre infaillible, qui lui permettrait de prendre la température du paysan et de dire s'il est moyen ou non. Pour cela, il faut, connaître toute l'histoire de son domaine, savoir ce qui le rapproche des groupes inférieurs ou supérieurs. Toutes choses que nous ne pouvons établir exactement.

Il faut ici beaucoup de savoir-faire pratique, la connaissance des conditions locales. Et c'est ce que nous ne possédons pas encore. Il n'y a aucune honte à l'avouer : nous devons le reconnaître ouvertement. Nous n'avons jamais été des utopistes, et nous n'avons jamais pensé que nous allions construire la société communiste avec les mains bien nettes de communistes bien proprets qui doivent naître et s'éduquer dans la société purement communiste. Ce sont là des contes pour enfants. Nous devons bâtir le communisme avec les débris du capitalisme, et seule la classe rompue à la lutte contre le capitalisme peut s'en acquitter. Le prolétariat, vous le savez fort bien, n'est pas exempt des défauts et faiblesses de la société capitaliste. Il lutte pour le socialisme, tout en combattant ses propres insuffisances. L'élite, l'avant-garde du prolétariat qui, durant des dizaines d'années, a mené une lutte acharnée dans les villes, pouvait, au cours de cette lutte, faire sienne toute la culture des villes et des capitales, et elle se l'est assimilée dans une certaine mesure. Vous savez que, même dans les pays avancés, la campagne était vouée à l'ignorance. Certes, nous élèverons la culture de la campagne, mais c'est là l'affaire de longues, très longues années. Voilà ce qu'oublient partout nos camarades, et ce qu'évoque devant nous, d'une façon saisissante, chaque parole prononcée par ceux de la base, - pas des intellectuels d'ici, pas des fonctionnaires, nous les avons beaucoup entendus, - mais des gens qui ont observé pratiquement le travail à la campagne. Ce sont ces voix-là qui nous ont été particulièrement précieuses à la section agraire. Elles le seront aujourd'hui encore, j'en suis sûr, pour l'ensemble du congrès du Parti, parce qu'elles ne viennent pas des livres, ni des décrets, mais de la vie même.

Tout cela nous incite à travailler de façon à faire la plus grande clarté en ce qui concerne notre attitude à l'égard de la paysannerie moyenne. La difficulté est très grande, parce que cette clarté manque dans la vie. Non seulement cette question n'a pas été résolue, mais elle est insoluble si on veut la résoudre d'un seul coup et tout de suite. Il en est qui disent : « Il ne fallait pas rédiger une telle quantité de décrets », ils reprochent au gouvernement soviétique d'avoir entrepris de les rédiger sans savoir comment les appliquer. Au fond, ces gens-là ne remarquent pas qu'ils glissent dans le camp des gardes blancs. Si nous avions supposé que la confection d'une centaine de décrets changerait toute la vie des campagnes, nous aurions été des idiots finis. Mais si nous avions renoncé à esquisser dans les décrets la voie à suivre, nous aurions été des traîtres au socialisme. Ces décrets, qui n'avaient pu être pratiquement appliqués d'un seul coup et entièrement, ont joué un rôle important pour la propagande. Si, autrefois, nous faisions la propagande avec des vérités communes, aujourd'hui nous la faisons par le travail. C'est aussi de la propagande, de la propagande par l'action cette fois, mais non point dans le sens d'actions isolées faites par des olibrius, ce dont nous nous sommes beaucoup moqués à l'époque des anarchistes et du vieux socialisme. Notre décret est un appel, mais pas comme on l'entendait autrefois : «Ouvriers, debout, renversez la bourgeoisie ! » Non, c'est un appel aux masses, un appel à l'action pratique. Les décrets, ce sont des instructions conviant à une action pratique auprès des masses. Voilà l'essentiel. J'admets que les décrets renferment bien des choses inutiles, qui ne prendront pas dans la vie. Mais il y a là matière à faire œuvre pratique, et le décret a pour tâche d'apprendre l'action pratique à des centaines, à des milliers et à des millions d'hommes attentifs à la voix du pouvoir des Soviets. C'est là un essai d'action pratique dans le domaine de la construction socialiste à la campagne. Si nous considérons les choses de cette manière, nous tirerons un grand profit de la somme de nos lois, décrets et décisions. Nous ne les regarderons pas comme des décisions absolues, qu'il importe à tout prix d'appliquer tout de suite, d'un seul coup.

Il faut éviter tout ce qui pourrait encourager, dans la pratique, tels ou tels abus. On voit çà et là s'agripper à nous des arrivistes, des aventuriers qui se proclament communistes et nous trompent ; qui se sont jetés vers nous parce que les communistes sont maintenant au pouvoir ; parce que les éléments plus honnêtes parmi les «ci-devant» fonctionnaires ne sont pas venus travailler avec nous à cause de leurs idées rétrogrades ; tandis que les arrivistes sont dépourvus d'idées, dépourvus d'honnêteté. Ces gens, qui ne cherchent qu'à se faire bien voir, usent sur place de la contrainte, et pensent bien faire. Or, il en résulte parfois que les paysans disent : « Vive le pouvoir des Soviets, mais à bas la commune ! » (c'est-à-dire le communisme). Ces exemples n'ont pas été inventés, mais empruntés à la réalité vivante, aux communications faites par les camarades de la base. Nous ne devons pas oublier le tort immense que nous causent tout défaut de modération, toute précipitation, toute hâte.

Nous avons dû nous hâter, coûte que coûte, pour sortir par un bond désespéré de la guerre impérialiste qui nous avait conduits à la faillite il a fallu employer les efforts les plus désespérés pour écraser la bourgeoisie et les forces qui menaçaient de nous écraser à notre tour. Il le fallait bien, sinon nous n'aurions pas pu vaincre. Mais agir de même à l'égard de la paysannerie moyenne serait faire preuve d'une telle bêtise, d'une telle stupidité, ce serait d'un effet si désastreux, que seuls des provocateurs peuvent sciemment œuvrer de cette manière. La question doit être posée ici tout autrement. Il ne s'agit pas de briser la résistance d'exploiteurs avérés, de les vaincre et de les jeter bas, tâche que nous nous étions fixés auparavant. Non. Dans la mesure où nous avons réglé ce problème essentiel, d'autres plus complexes s'inscrivent à l'ordre du jour. Par la violence on ne fera rien ici. La violence à l'égard de la paysannerie moyenne est des plus nuisibles. C'est une couche nombreuse, forte de millions d'hommes. Même en Europe, où nulle part elle n'atteint cette force, où sont prodigieusement développés la technique et la culture, la vie urbaine, les chemins de fer, où il eût été si facile d'y songer, personne, aucun des socialistes les plus révolutionnaires, n'a jamais préconisé des mesures de violence à l'égard de la paysannerie moyenne.

Quand nous avons pris le pouvoir, nous nous sommes appuyés sur l'ensemble de la paysannerie. Alors, une seule tâche s'imposait à tous les paysans : la lutte contre les grands propriétaires fonciers. Mais jusqu'à présent, ils gardent une prévention contre la grosse exploitation. Le paysan se dit: « Du moment qu'il y a grosse exploitation, je redeviens valet de ferme. » Il se trompe, évidemment. Mais à la notion de grande exploitation se rattache, pour le paysan, un sentiment de haine, le souvenir de l'oppression exercée sur le peuple par les grands propriétaires fonciers. Ce sentiment persiste, il n'est pas encore mort.

Nous devons nous baser par-dessus tout sur cette vérité qu'on ne saurait en somme rien obtenir ici par la méthode forte. La tâche économique se présente ici tout autrement. Il n'y a pas là de sommet que l'on peut couper, en laissant toutes les fondations, tout l'édifice. Le sommet représenté dans les villes par les capitalistes, n'existe pas ici. User de la violence serait compromettre toute l'affaire. Ce qu'il faut, c'est un travail d'éducation persévérant. Au paysan qui, chez nous comme dans le monde entier, est un esprit pratique et réaliste, nous devons fournir des exemples concrets pour lui prouver que la «commune » est mieux que tout. Car nous n'arriverons à rien de bon si on voit surgir à la campagne de ces gens qui y arrivent à tire-d'aile de la ville pour jacasser, provoquer quelques prises de bec intellectuelles ou même pas intellectuelles du tout et détalent tout fâchés, tout brouillés avec tout le monde. Cela s'est vu. Au lieu d'inspirer le respect, on se moque d'eux, ce qui est parfaitement normal.

Sur cette question nous devons dire que nous encourageons les communes, mais que celles-ci doivent être organisées de façon à gagner la confiance du paysan. Mais jusque-là nous sommes les élèves des paysans, et non leurs éducateurs. Rien de plus stupide que lorsque des hommes qui ne connaissent pas l'agriculture ni ses particularités, des hommes qui se sont précipités à la campagne uniquement parce qu'ils avaient entendu parler de l'utilité des exploitations collectives, qui en ont assez de la vie urbaine et désirent travailler à la campagne, - lorsque ces hommes s'imaginent être sur toute la ligne les éducateurs des paysans. Il n'y a rien de plus stupide que l'idée même de la violence exercée à l'égard des rapports économiques du paysan moyen.

Il ne s'agit point d'exproprier le paysan moyen, mais de tenir compte des conditions particulières de la vie paysanne, d'apprendre des paysans comment passer à un ordre de choses meilleur, et ne s'aviser jamais de commander! Voilà la règle que nous nous sommes assignée. (Applaudissements de tout le congrès.) Voilà la règle que nous avons essayé d'exposer dans notre projet de résolution, car de ce côté, camarades, nous avons en effet commis pas mal de fautes. Il n'y a aucune honte à l'avouer. Nous n'avions pas d'expérience. La lutte même contre les exploiteurs, nous l'avons tirée de notre expérience. Si l'on nous en a quelquefois blâmés, nous pouvons dire : «Messieurs les capitalistes, c'est vous les coupables. Si vous n'aviez pas opposé une résistance aussi farouche, aussi insensée, impudente et désespérée ; si vous n'aviez pas fait alliance avec la bourgeoisie du monde entier, la révolution aurait revêtu des formes plus pacifiques.» Aujourd'hui que nous avons repoussé l'assaut furieux déclenché contre nous de toutes parts, nous pouvons adopter d'autres méthodes parce que nous n'agissons pas comme un petit cercle, mais comme un parti qui mène des millions d'hommes. Ces millions ne peuvent pas comprendre d'emblée le changement d'orientation; et c'est pourquoi il arrive assez souvent que les coups destinés aux koulaks atteignent le paysan moyen. Ce n'est pas étonnant. Il faut simplement comprendre que cela provient de conditions historiques, aujourd'hui disparues, et que les nouvelles conditions et les nouvelles tâches à l'égard de cette classe exigent une nouvelle mentalité.

Nos décrets relatifs aux exploitations paysannes sont justes quant au fond. Nous n'avons aucune raison de renoncer au moindre de ces décrets, de regretter de l'avoir rendu. Mais si les décrets sont justes, ce serait une erreur de les imposer au paysan par la force. Ceci ne figure dans aucun d'eux. Ils sont justes en tant que voies tracées, en tant qu'appel à l'action pratique. Lorsque nous disons : «Encouragez l'association », nous donnons des directives qu'il faudra mettre à l'épreuve maintes fois avant de trouver leur forme définitive d'application. Du moment que l'on dit qu'il est nécessaire de travailler à obtenir le libre consentement, c'est donc qu'il faut convaincre les paysans et les convaincre dans la pratique. Ils ne se laisseront pas convaincre par des mots, et ils feront bien. Il ne serait pas bon qu'ils se laissent convaincre par la seule lecture des décrets et des tracts d'agitation. Si l'on pouvait refondre ainsi la vie économique, toute cette refonte ne vaudrait pas un rouge liard. Il faut d'abord prouver que cette association est meilleure, - associer les hommes de façon qu'ils s'unissent véritablement au lieu de se séparer brouillés, - prouver que cela est avantageux. C'est ainsi que le paysan pose la question, et c'est ainsi que la posent nos décrets. Si jusqu'à présent nous n'avons pas pu le faire, il n'y a là rien de honteux et nous devons l'avouer en toute franchise.

Pour l'instant, nous n'avons résolu que le problème essentiel de toute révolution socialiste, celui de la victoire sur la bourgeoisie. Ce problème, nous l'avons tranché dans ses grandes lignes, encore que nous soyons au seuil d'un semestre terriblement difficile : les impérialistes du monde entier tendent leurs derniers efforts pour nous écraser. Nous pouvons dire maintenant, sans la moindre exagération, qu'ils ont compris eux-mêmes que, passé ce semestre, leur cause est irrémédiablement perdue. Ou bien ils vont mettre à profit notre épuisement et vaincront notre seul pays ou bien, c'est nous qui serons les vainqueurs, et pas seulement dans notre pays. Au cours de ce semestre, où la crise de l'approvisionnement s'ajoute à celle des transports, ou les puissances impérialistes essayent de prendre l'offensive sur plusieurs fronts, notre situation est extrêmement difficile. Mais ce sera le dernier semestre difficile. Il faut comme par le passé tendre toutes nos forces pour combattre l'ennemi extérieur qui nous attaque.

Mais, lorsque nous parlons du travail à la campagne, nous devons, en dépit de toutes les difficultés, et bien que toute notre expérience vise à la répression immédiate des exploiteurs, nous devons nous rappeler, nous ne devons pas oublier qu'à la campagne, le problème se pose autrement pour ce qui est de la paysannerie moyenne.

Tous les ouvriers conscients de Petrograd, d'Ivanovo-Voznessensk, de Moscou, qui ont séjourné à la campagne, nous ont rapporté de nombreux exemples des malentendus les plus insurmontables, des conflits en apparence les plus graves, qui ont été réglés ou atténués grâce à l'intelligence des ouvriers qui au lieu de tenir des discours livresques, ont tenu un langage accessible au paysan ; au lieu de parler en chefs qui se permettent de commander sans rien connaître à la vie de la campagne, ils ont parlé en camarades qui expliquent la situation, qui font appel aux sentiments de travailleurs contre les exploiteurs. Et c'est grâce à ces explications fraternelles qu'ils sont arrivés à obtenir ce que n'avaient pu obtenir des centaines d'autres qui s'étaient posés en chefs et commandants.

La résolution que nous soumettons maintenant à votre attention est toute pénétrée de cet esprit. J'ai essayé, dans mon court rapport, d'éclairer le principe directeur, la portée politique générale de cette résolution. J'ai essayé de démontrer, - et je veux croire que j'y ai réussi, - que du point de vue des intérêts de l'ensemble de la révolution, il n'y a aucun revirement, aucun changement de notre ligne. Les gardes blancs et leurs auxiliaires le proclament ou le proclameront. Laissons-les crier. Cela ne nous touche pas. Nous développons nos objectifs de la façon la plus conséquente. De l'écrasement de la bourgeoisie il nous faut reporter notre attention sur l'organisation de la vie de la paysannerie moyenne. Nous devons vivre en paix avec elle. La paysannerie moyenne, dans la société communiste, ne se rangera à nos côtés que lorsque nous aurons allégé et amélioré ses conditions économiques d'existence. Si demain nous pouvions fournir 100000 tracteurs de première qualité, avec essence et mécaniciens (vous savez fort bien que pour l'instant, c'est une chimère), le paysan moyen dirait : « je suis pour la commune » (c'est-à-dire pour le communisme). Mais pour ce faire, il faut d'abord vaincre la bourgeoisie internationale, il faut l'obliger à nous fournir ces tracteurs, ou bien élever notre productivité de telle sorte que nous puissions les fournir nous-mêmes. C'est ainsi seulement que la question sera bien posée.

Le paysan a besoin de l'industrie de la ville ; il ne peut pas s'en passer ; or, elle est dans nos mains. Si nous nous attelons correctement à la tâche, le paysan nous saura gré de lui apporter de la ville ces produits, ces outils, cette culture. Ce ne sont pas les exploiteurs, ni les grands propriétaires qui les lui fourniront, mais ces mêmes camarades travailleurs pour qui ils ont beaucoup d'estime, naturellement du point de vue pratique, pour leur aide effective, en repoussant, et pour cause, les méthodes de commandement, les «prescriptions» venant d'en haut.

Aidez d'abord, et puis tâchez de gagner la confiance. Si le travail est convenablement organisé, si chaque disposition de chacun de nos groupes est convenablement présentée dans le district, dans le canton, dans le détachement du ravitaillement, dans n'importe quelle organisation ; si chacune des mesures prises est soigneusement vérifiée de ce point de vue, nous gagnerons la confiance du paysan. Et c'est alors seulement que nous pourrons marcher de l'avant. Aujourd'hui, nous devons lui prêter notre aide, lui donner conseil. Ce ne sera pas l'ordre d'un chef, mais le conseil d'un camarade. Alors le paysan sera entièrement pour nous.

Voilà, camarades, ce que contient notre résolution ; voilà ce qui, selon moi, doit être la décision du congrès. Si nous l'adoptons et si elle préside à toute l'activité de nos organisations du Parti, nous nous acquitterons aussi de la seconde tâche importante qui se pose à nous.

Comment renverser la bourgeoisie, comment la réprimer, cela nous l'avons appris et nous en sommes fiers. Comment régler nos rapports avec les millions de paysans moyens, comment gagner leur confiance, cela nous ne l'avons pas encore appris, et il faut le dire franchement. Mais nous avons compris la tâche, nous nous la sommes imposée, et nous nous disons pleins d'espoir, en toute connaissance de cause et avec toute la décision voulue : Nous nous acquitterons de cette tâche, et alors le socialisme sera absolument invincible. (Applaudissements prolongés.)

Discours de clôture du congrès, le 23 mars[modifier le wikicode]

Notre ordre du jour est épuisé, camarades. Permettez-moi à présent de dire quelques mots en cette fin de congrès.

Camarades, nous avons dû nous réunir à un moment pénible, non seulement parce que nous avons perdu Iakov Mikhaïlovitch Sverdlov, le meilleur de nos organisateurs et de nos dirigeants politiques. Nous nous sommes réunis à un moment particulièrement difficile, parce que l'impérialisme international, aucun doute ne subsiste maintenant, a entrepris sa dernière tentative, d'une force exceptionnelle, pour écraser la République soviétique. Il est absolument certain que la puissante offensive lancée à l'Ouest et à l'Est, jointe à toute une série de soulèvements organisés par les gardes blancs, à des essais de sabotage des voies ferrées en certains endroits, que tout cela est un plan des impérialistes de l'Entente nettement mûri et manifestement arrêté à Paris. Nous savons tous, camarades, avec quelles difficultés la Russie, au bout de quatre années de guerre impérialiste. a dû reprendre les armes pour défendre la République soviétique contre les rapaces impérialistes. Nous savons tous combien cette guerre est dure, combien elle nous épuise. Mais nous savons aussi que, si elle est menée avec une énergie accrue, avec un héroïsme accru, c'est uniquement parce que, pour la première fois au monde, a été mise sur pied une armée, une force militaire qui sait pourquoi elle se bat, et que, pour la première fois au monde, les ouvriers et les paysans qui consentent de très lourds sacrifices, ont clairement conscience de défendre la République socialiste soviétique et le pouvoir des travailleurs contre les capitalistes, de défendre la cause de la révolution socialiste prolétarienne mondiale.

Dans ces conditions difficiles, nous avons réussi à accomplir en peu de temps un travail extrêmement important. Nous avons pu ratifier le programme et ce à l'unanimité, comme d'ailleurs toutes les décisions essentielles du Congrès. Nous sommes persuadés que, malgré ses nombreuses insuffisances rédactionnelles et autres, ce programme est déjà entré dans l'histoire de la IIIe Internationale, comme le programme qui dresse le bilan d'une nouvelle étape dans le mouvement mondial de libération prolétarienne. Nous sommes persuadés que, dans de nombreux pays, où nous avons beaucoup plus d'alliés et d'amis que nous ne le pensons, la simple traduction de notre programme sera la meilleure réponse à la question de savoir ce qu'a fait le Parti communiste de Russie, l'un des détachements du prolétariat mondial. Notre programme constituera un matériel de propagande et d'agitation extrêmement puissant ; ce sera le document qui permettra aux ouvriers de dire : « Là sont nos camarades, nos frères, là s'accomplit notre œuvre commune.»

Camarades, à ce Congrès, nous avons également pris d'autres décisions très importantes. Nous avons approuvé la fondation de la IIIe Internationale, l'Internationale Communiste, formée ici même, à Moscou. Nous avons abouti à une décision unanime sur les questions militaires. Aussi grands que paraissaient au début les différends, aussi divergentes qu'étaient les opinions des nombreux camarades qui se sont exprimés ici en toute franchise sur les défauts de notre politique militaire, nous sommes parvenus avec une extrême facilité, au sein de la commission, à une décision absolument unanime ; nous quitterons ce Congrès, certains que notre principal défenseur, l'Armée Rouge, pour qui le pays tout entier consent des sacrifices sans nombre, trouvera dans tous les membres du Congrès et dans tous les membres du Parti les plus ardents auxiliaires, dirigeants, amis et collaborateurs qui lui seront dévoués sans limites.

Camarades, en ce qui concerne la question de l'organisation, si nous avons résolu aussi facilement les problèmes qui se posaient à nous, c'est parce que l'histoire des relations du Parti avec les Soviets a suggéré toutes ces décisions. Nous n'avons eu qu'à dresser le bilan ; en ce qui concerne le travail à la campagne, par une décision unanime et rapide, le Congrès a défini notre ligne dans une question particulièrement nécessaire et particulièrement difficile, jugée même insoluble dans d'autres pays, la question de l'attitude du prolétariat qui a renversé la bourgeoisie à l'égard des millions de paysans moyens. Nous sommes tous persuadés que cette résolution du Congrès affermira notre pouvoir. Au moment difficile que nous vivons, alors que les impérialistes font leur dernière tentative pour renverser par la violence le pouvoir soviétique, alors que la terrible pénurie de vivres et la désorganisation des transports réduisent de nouveau des centaines, des milliers et des millions de personnes à une situation désespérée, nous sommes certains qu'en ce moment pénible, la résolution que nous avons adoptée et l'esprit qui animait les membres du Congrès aideront à surmonter cette épreuve et à sortir de ce difficile semestre.

Nous sommes persuadés que ce sera le dernier semestre difficile. Ce qui nous renforce particulièrement dans cette conviction, c'est la nouvelle que nous avons communiquée ces jours-ci au Congrès, la nouvelle de la victoire de la révolution prolétarienne on Hongrie. Alors que, jusqu'à présent, le pouvoir soviétique n'avait triomphé qu'à l'intérieur, parmi les peuples de l'ancien empire russe : alors que, jusqu'à présent, les gens à courte vue qui ont beaucoup de peine à se débarrasser de la routine, des vieilles habitudes de pensée (encore qu'ils appartiennent au camp socialiste) pouvaient penser que seules les particularités de la Russie avaient provoqué ce tournant inattendu vers la démocratie soviétique prolétarienne et que les particularités de cette démocratie reflétaient peut-être, comme en un miroir déformant, les vieilles particularités de la Russie tsariste, - alors que cette opinion pouvait encore se maintenir, elle est à présent anéantie de fond en comble. Camarades, les nouvelles d'aujourd'hui nous brossent le tableau de la révolution hongroise. Nous apprenons, par les informations de la journée, que les puissances alliées avaient posé à la Hongrie l'ultimatum le plus brutal concernant le passage des troupes. Le gouvernement bourgeois, voyant que les puissances alliées voulaient faire passer leurs troupes par la Hongrie et que le fardeau inouï d'une nouvelle guerre allait retomber sur ce pays, le gouvernement conciliateur bourgeois a donné lui-même sa démission, engagé lui-même des pourparlers avec les communistes, avec les camarades hongrois emprisonnés ; il a reconnu lui-même qu'il n'y avait pas d'autre issue que la remise du pouvoir au peuple travailleur. (Applaudissements.)

Camarades, si nous avons été traités d'agresseurs, si, fin 1917 et début 1918, la bourgeoisie et nombre de ses partisans n'avaient d'autres mots à la bouche que ceux de «violence » et de « conquête » pour qualifier notre révolution, si, maintenant encore, on entend dire que le pouvoir bolchevique ne se maintient que par la violence, ce dont nous avons maintes fois démontré l'absurdité, s'il était possible, auparavant, de répéter ces absurdités, maintenant l'exemple de la Hongrie met fin à ces bavardages. Même la bourgeoisie a constaté qu'il ne peut pas y avoir d'autre pouvoir que le pouvoir des Soviets. La bourgeoisie d'un pays plus civilisé a vu, plus clairement que la nôtre, à la veille du 25 octobre, que son pays était perdu, que des épreuves de plus en plus dures accablaient le peuple et que, par conséquent, le pouvoir devait appartenir aux Soviets, que la Hongrie devait donc être sauvée par ses ouvriers et ses paysans, par une démocratie nouvelle, prolétarienne et soviétique.

Les difficultés de la révolution hongroise, camarades, sont énormes. Ce petit pays, par rapport à la Russie, peut être étouffé beaucoup plus facilement par les impérialistes. Mais, quelles que soient les difficultés qui se dressent incontestablement devant la Hongrie, nous avons là, outre la victoire du pouvoir soviétique, une victoire morale. La bourgeoisie la plus radicale, la plus démocratique et conciliatrice a reconnu qu'à l'heure d'une très grave crise, alors que son pays épuisé par la guerre est menacé d'une guerre nouvelle, le pouvoir soviétique est une nécessité historique ; elle a reconnu qu'il ne peut y avoir dans ce pays d'autre pouvoir que celui des Soviets, que la dictature du prolétariat.

Camarades, nous avons derrière nous un grand nombre de révolutionnaires qui ont fait le sacrifice de leur vie pour affranchir la Russie. La majorité de ces révolutionnaires ont été victimes d'un sort cruel. Ils ont été victimes des persécutions du tsarisme ; ils n'ont pas eu le bonheur de voir la révolution victorieuse. Mais nous, nous avons un bonheur plus grand encore. Non seulement nous avons vu triompher notre révolution, non seulement nous l'avons vue, à travers des difficultés incroyables, s'affermir et créer de nouvelles formes du pouvoir qui nous valent la sympathie du monde entier mais encore nous voyons les graines semées par la révolution russe lever en Europe. Cela nous donne la certitude absolue, inébranlable, que, si dures que soient les épreuves qui peuvent encore nous frapper, si grands que soient les maux dont peut encore nous accabler la bête expirante de l'impérialisme international, cette bête périra et le socialisme triomphera dans le monde entier. (Applaudissements prolongés.)

Je déclare clos le VIIIe Congrès du Parti communiste de Russie.

  1. - La Conférence des îles des Princes (mer de Marmara), envisagée sur l'initiative de Lloyd George et Wilson, devait réunir des représentants de tous les gouvernements existant sur le territoire de la Russie en vue d'élaborer des mesures pour mettre fin à la guerre civile.
    Le 4 février 1919, le gouvernement soviétique informa qu'il était d'accord pour participer à la conférence. Dans l'espoir d'étouffer la République des Soviets par la force armée, Dénikine, Koltchak et autres gouvernements contre-révolutionnaires refusèrent de participer à la conférence. Elle n'eut pas lieu. [N.E.]
  2. Parti social-démocrate indépendant d'Allemagne, parti centriste fondé en avril 1917. Les «indépendants» prônaient l'alliance avec les social-chauvins, répudiaient la lutte des classes. Est octobre 1920, une scission se produisit au congrès du Parti à Halle. En décembre 1920, nombre de ses membres adhérèrent au Parti communiste d'Allemagne. Les éléments de droite constituèrent un nouveau parti qui reprit le vieux nom de Parti social- démocrate indépendant et exista jusqu'en 1922. [N.E.]
  3. L'Assemblée constituante que le Gouvernement provisoire bourgeois promit de convoquer à plusieurs reprises, ne se réunit que le 5 janvier 1915. Les élections eurent lieu conformément aux liste; dressées avant la Révolution d'Octobre et ne reflétaient pas le nouveau rapport des forces politiques établi après la Révolution : les s.-r. de droite et les mencheviks y dominaient.
    Après le refus de la majorité contre-révolutionnaires d'adopter la «Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité», mise à l'ordre du jour par le gouvernement soviétique, et de ratifier de Décret sur la paix et le Décret sur la terre, le Conseil exécutif central de Russie prit la décision de dissoudre l'Assemblée constituante, ce qui fut fait le 6 (19) janvier 1918. [N.E.]
  4. Partisans du courant petit-bourgeois opportuniste dans la social-démocratie russe. Après la révolution démocratique bourgeoise de Février 1917, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, entrèrent dans le Gouvernement provisoire bourgeois, soutinrent sa politique impérialiste et luttèrent contre la révolution prolétarienne montante. Après la Révolution d'Octobre, les mencheviks organisèrent et soutinrent les complots et insurrections dirigés contre le pouvoir soviétique.
  5. F. ENGELS : Introduction à l'édition de 1891 de la Guerre civile en France, dans K. MARX : La Guerre civile en France 1871, Editions Sociales, p. 22. [N.E.]
  6. L'ancien Institut Smolny à Petrograd fut le siège du gouvernement soviétique avant son transfert à Moscou en mars 1918. [N.E.]
  7. Ces comités furent institués en juin 1918. Ils avaient pour tâche d'inventorier les approvisionnements des exploitations paysannes, ils devaient prélever les excédents de blé chez les koulaks, ravitailler les paysans pauvres, répartir les instruments agricoles et les objets de première nécessité. Pratiquement les activités des comités de paysans pauvres englobaient tous les aspects du travail dans la campagne ; ils devinrent les organes de la dictature du prolétariat dans la campagne. A la fin de 1918, ces comités fusionnèrent avec les Soviets ruraux. [N.E.]
  8. La Fédération des groupes étrangers prés le P.C.(b)R. fut organisée en mai 1918 comme organisme dirigeant des communistes étrangers. Ces groupes furent chargés de faire de la propagande parmi les anciens prisonniers de guerre en Russie et parmi les troupes des interventionnistes. La Fédération fut dissoute au début de 1920. [N.E.]
  9. F. ENGELS : Introduction à la brochure de Borkheim «A la mémoire des patriotes allemands de 1806-1807». [N.E.]
  10. Voir K. MARX : Le Captal, Livre I, t. II, Editions sociales, Paris, 1959, pp. 56-57. [N.E.]
  11. Membres de l'organisation révolutionnaire des social-démocrates de gauche allemands. Le groupe « Spartacus » fut formé au début de la première guerre mondiale par K. Liebknecht, R. Luxemburg et quelques autres.
    En novembre 1918, au cours de la révolution en Allemagne, les spartakistes formèrent la Ligue « Spartacus» et rompirent avec les «indépendants », après avoir publié leur programme, le 14 décembre 1918. Au congrès constitutif qui se tint du 30 décembre 1918 au 1er janvier 1919, les spartakistes fondèrent le Parti communiste d'Allemagne. [N.E.]
  12. Il s'agit de la remise par Lénine au chef du gouvernement bourgeois finlandais Swinhufwud, le 13 (31) décembre 1917, du décret du Conseil des Commissaires du Peuple reconnaissant l'indépendance de la Finlande.
  13. Allusion aux pourparlers menés, en mars 1919, avec une délégation bachkire sur la constitution de la République soviétique autonomie de Bachkirie. L'« Accord du Pouvoir soviétique central avec le gouvernement bachkir sur la Bachkirie soviétique autonome» fut signé le 20 mars.
  14. Le Décret sur les communes de consommation fut adopté par le Conseil des Commissaires du Peuple, le 16 mars 1919. D'après ce décret, toutes les coopératives existant dans les villes et les campagnes fusionnaient en une commune unique de consommation englobant toute la population d'une région donnée. Toutes les communes de consommation locales se regroupaient au sein des unions de province; le Centrosoyouz (Union Centrale) coiffa toutes tes unions.
  15. Sovnarkhoz - abréviation de Soviet narodnovo khozaïstva (Conseil de l'économie nationale), organisme dirigeant de l'économie soviétique dans les premières années de la révolution. [N.E.]
  16. Le Décret sur la terre fut promulgué le 26 octobre (8 novembre) 1917 par le IIe Congrès des Soviets de Russie. Ce décret abolissait la propriété privée de la terre et proclamait la nationalisation du sol. Il comprenait le «Mandat impératif paysan sur la terre» qui proposait d'adopter le mot d'ordre socialiste-révolutionnaire de la «jouissance égalitaire du sol fondée sur le travail ». En expliquant pourquoi les bolcheviks qui s'étaient prononcés contre ce mot d'ordre, jugèrent possible de l'adopter, Lénine dit: « ...En tant que gouvernement démocratique, nous ne pouvons pas éluder les décisions prises par les couches populaires, quand bien même nous ne serions pas d'accord avec elles. En appliquant le décret dans la pratique, en l'appliquant sur les lieux, les paysans comprendront eux-mêmes où est la vérité " (V. LENINE, Œuvres, Paris-Moscou, t. 26, p. 269) [N.E.]
  17. Programme du Parti social-démocrate d'Allemagne adopté en octobre 1891 au congres d'Erfurt. [N.E.]
  18. Voir F. ENGELS : La Question paysanne en France et eu Allemagne. Editions Sociales. [N.E.]