La prospérité de Molotov en science

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Entre autres joyaux présentés par Molotov au 16° congrès, on trouve la pensée, ou plutôt tout le dédale de pensées suivant:

"Il est bon de rappeler à cet égard certaines des déclarations de Trotsky faites il y a plusieurs années. Trotsky assura plus d'une fois que "depuis la guerre impérialiste en Europe, aucun développement des forces productives n'a été possible" ( L. Trotsky, Europe et Amérique, 1926) qu'il ne reste plus à l'Europe que "la stagnation absolue et le démembrement" ( L. Trotsky, Cinq années de l'I.C.). Cela n'a pas empêché (!) le "gauche" Trotsky de devenir plus tard (!!) le barde de la prospérité américaine. En réalité, ses discours sur le fait que l'Amérique allait "rationner" l'Europe consistait à rechanter (?) la théorie de l'"exceptionnalisme" qui plus tard (!) est devenue la base fondamentale des renégats de droite dans le parti communiste américain. Dans cet exemple aussi, Trotsky, sous des phrases "gauche", traçait une ligne profondément opportuniste de droite et hostile à l'Internationale communiste" (Pravda, 8 juillet 1930 )

Relevez s'il vous plaît la dérive des pensées de Molotov; Trotsky assurait il y a plusieurs années que l'Europe était confrontée à la stagnation et au déclin. "Cela n'a pas empêché le "gauche" Trotsky de devenir plus tard le barde de la prospérité américaine". Pourquoi cela aurait-il dû particulièrement "empêcher Trotsky" ? Est-ce que la stagnation de l'Europe exclut le développement de l'Amérique ? Au contraire, c'est précisément la puissance grandissante des Etats-Unis que j'ai reliée à la stagnation de l'Europe. Dans un rapport sur cette question, j'ai dit:

"La supériorité économique sans exemple des Etats-Unis, même indépendamment d'une politique consciente de la part de la bourgeoisie américaine, ne permettra plus désormais au capitalisme européen de progresser. Le capitalisme américain, en entraînant de plus en plus l'Europe dans une impasse, va l'entraîner automatiquement sur la voie de là révolution. C'est la clé la plus importante de la situation mondiale" (Europe et Amérique , p. 52)

Que signifie la prétendue contradiction dont Molotov essaie de m'accuser ? Elle signifie que notre théoricien inattendu a encore tendance à "sauter des deux pieds" dans quelque prêche. Dans la mesure où il s'agit de l'Europe, après la guerre, je n'ai pas été le seul à dire que toutes les voies de développement étaient fermées au capitalisme européen. La même idées est exprimée dans tous les documents de base de l'Internationale Communiste, dans le manifeste du II° congrès, les thèses programmatiques sur la tactique du III°, la résolution du IV° et répétée au V° (où, à certains égards, elle n'était plus valable).

Au sens historique général, cette affirmation est encore vraie aujourd'hui. Si la production de l'Europe est maintenant d'environ 113% de son niveau d'avant-guerre, cela signifie que le revenu par tête de la population adulte n'a pas progressé en seize ans et que pour les opprimés, il a baissé. Dans le rapport auquel Molotov se réfère, je disais:

"Le capitalisme européen est devenu réactionnaire au sens absolu du terme, c'est-à-dire que non seulement il est incapable de faire progresser les nations mais il est incapable de leur conserver un niveau de vie atteint depuis longtemps. C'est précisément ce qui constitue la base économique de l'époque révolutionnaire actuelle. Les flux et reflux politiques se déroulent sur cette base sans nullement l'altérer" (ib, p.58)

Peut-être Molotov discute-t-il cela ? Il est incontestable que l'Europe s'est élevée de la destruction et du déclin des premières années d'après-guerre et s'est relevée une deuxième fois des convulsions de l'occupation de la Ruhr. Quand, tout de suite après la guerre et en 1925, prévoyant les grandes luttes sociales en Angleterre et la situation révolutionnaire en Chine, nous parlions de la situation inextricable de l'impérialisme européen, nous partions naturellement de la victoire du prolétariat, pas de sa défaite. A cette époque, nous n'avions pas prévu réellement les exploits de Staline et de Molotov en Angleterre, en Chine et ailleurs; en tout cas, pas leur dimension. On ne peut nier - et ce n'est nullement un paradoxe - que Staline et Molotov ont fait plus que tous les hommes d'Etat en Europe pour conserver, stabiliser, sauver le capitalisme européen. Bien entendu, ils ne l'ont pas fait délibérément, mais cela n'arrange pas les choses.

Qu'entend-on par "barde" de la prospérité américaine ? L'Amérique avait sur l'Europe le même avantage qu'un grand trust monopoleur sur des entreprises moyennes et petites dispersés se faisant concurrence. Souligner cet avantage et révéler ces tendances ne signifie pas devenir le "barde" des trusts. Des critiques petits-bourgeois brouillons ont plus d'une fois appelé les marxistes, les "bardes" des grandes entreprises capitalistes.

Molotov, cependant, oublie que le V° congrès de l'I.C. a simplement négligé l'Amérique tandis que le VI° a inclus dans son programme une note sur cette même corrélation de l'Amérique et de l'Europe que Staline tente si désespérément de nier. Molotov mentionne les rations. Même ce pronostic est corroboré à chaque pas. Qu'est-ce que le plan Young, sinon un rationnement financier ? L'Amérique n'a-t-elle pas rationné la flotte britannique ? Et ce n'est que le début.

Molotov lui-même est finalement arrivé à l'idée - ou peut-être la lui a-t-on soufflée -, que "par le pacte Kellogg elle (l'Amérique) essaie de faire dépendre de sa propre volonté la décision sur la question de la future guerre impérialiste". Pas très original, certes, mais valable. Mais cela montre précisément que l'Amérique s'efforce - et partiellement arrive - à rationner l'impérialisme européen. Soit dit en passant; si c'est là la signification objective du pacte Kellogg - et c'est bien cela - comment Staline et Molotov ont-ils osé l'approuver ?

Dans le rapport de 1924, Europe et Amérique (celui auquel Molotov pense), nous disions en rapport avec la rivalité navale entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne:

"Quand l'Angleterre devra ouvertement se résigner à la portion congrue, elle fera appel non pas à Curzon, car il est trop intransigeant, mais à Mc Donald (...) Il faudra la pieuse éloquence de Mc Donald, de Henderson, des Fabiens pour faire pression sur la bourgeoisie anglaise et persuader les ouvriers anglais: "Allons-nous faire la guerre avec l'Amérique ? Non, nous sommes pour la paix, nous sommes pour des accords". Or que sera l'accord avec l'oncle Sam ? Accepter le rationnement. C'est le seul accord possible, il n'y en a pas d'autre. Si vous refusez, préparez-vous à la guerre" (ibid. pp. 37-38)

Il arrive qu'en politique, en dépit de l'habileté, des choses ne puissent être prévues. Molotov méprise un tel effort. il préfère ne pas voir ce qui arrive sous son nez. En outre, pourquoi Molotov a-t-il parlé de "prospérité" ? Pour étaler son érudition ? Nous croyons réellement qu'après la désignation de Molotov comme dirigeant de l'I.C., des langues de flammes se sont abattues sur lui comme cela arrive une fois aux apôtres, et qu'à partir de là, il a commencé immédiatement à parler dans des langues inconnue. Mais "Prospérité" n'est nullement impropre. Prospérité a un sens conjoncturel et signifie fleurir, au sens du boom commercial-industriel. Mais ma comparaison de l'Amérique et de l'Europe reposait sur les indices économiques fondamentaux (richesse nationale, revenu national, puissance mécanique, charbon, pétrole, métal, etc.) et pas sur les fluctuations conjoncturelles de ces indices. Molotov avait évidemment l'intention de dire: Trotsky a glorifié la puissance de l'Amérique, et pourtant, voyez, les Etats-Unis traversent une crise très grave. Mais la puissance capitaliste exclut-elle les crises ? L'Angleterre, à l'époque de son hégémonie mondiale a-t-elle connu des crises.? Le développement capitaliste en général est-il concevable sans crises ? Voilà ce que nous avons dit à ce sujet dans la "Critique du projet de programme de !'Internationale communiste":

"Nous ne pouvons nous arrêter ici à l'examen de la crise commerciale et industrielle aux Etats-Unis. Nous ne pouvons nous arrêter ici à l'examen de la question de la durée de la crise américaine et de la profondeur qu'elle pourrait atteindre éventuellement. C'est un problème de conjoncture, pas de programme. Nous ne doutons pas, bien entendu, que la crise soit inévitable; nous ne nions pas du tout qu'il est possible que déjà celle qui va se produire prochainement soit très âpre et très profonde, en rapport avec l'envergure mondiale qu'a atteint à présent le capitalisme américain. Mais tenter d'en déduire que l'hégémonie des Etats-Unis décroît ou faiblit ne correspond vraiment à rien et ne peut que mener à de grossières erreurs stratégiques. Car c'est justement le contraire qui est vrai. Pendant la crise, l'hégémonie des Etats-Unis se fera sentir plus complètement, plus ouvertement, avec plus d'acuité et d'implacable détermination que pendant la période de croissance. Les Etats-Unis chercheront à liquider et à surmonter leurs difficultés et leurs troubles avant tout au détriment de l'Europe."

Plus loin, nous exprimons le regret que "dans le projet de l'I.C., cette ligne de pensée ne soit pas exprimée du tout". Il arrive donc qu'en économie comme en politique - même dans une plus grande mesure qu'en politique - certaines choses puissent être prévues. Mais nous le savons déjà: Molotov ne se soucie pas de cet effort frivole.

Il reste à dire quelques mots de la conclusion des dédales de la pensée de Molotov: les idées de Trotsky sur l'Amérique réduisant l'Europe au rationnement n'étaient, voyez-vous, qu'une façon nouvelle de "rechanter (?) la théorie de l'"exceptionnaisme" qui ensuite (!) est devenue la base fondamentale des renégats de droite dans le parti communiste américain" (quelle est cette façon de rechanter qui intervient avant la mélodie elle-même ? Mais ne soyons pas sévère avec Molotov, l'orateur et l'auteur: nous nous occupons ici du penseur.

Les "renégats de droite", Lovestone et compagnie, étaient dès 1924 fatigués de critiquer mes idées sur les interrelations entre l'Amérique et l'Europe. C'est Molotov en fait qui re-chante. La théorie de l'exceptionnalisme, ou des particularités, a reçu son expression la plus complète et la plus réactionnaire de Staline et Molotov qui ont annoncé en 1924 au monde entier que, contrairement à tous les autres pays, il était possible à l'U.R.S.S. de construire le socialisme à l'intérieur de ses frontières nationales.

Si nous partons du fait que la mission historique de notre parti est de construire le socialisme, on peut dire que, du point de vue de cette tâche, l'exceptionnalisme de l'U.R.S.S. a, selon Staline, un caractère absolu. Quelqu'ait été l'exceptionalisme cherché par Lovestone et Cie pour les Etats-Unis, il ne pouvait être plus grand que celui que le seul Staline a assuré à l'U.R.S.S. par décret de l'I.C.

En outre, le programme de l'I.C. ne reconnaissait pas l'hégémonie capitaliste mondiale des Etats-Unis ? Ni la Grèce, ni la Belgique, ni aucun des autres pays n'a cette "petite" particularité ? N'avons-nous donc pas raison de dire que l'hégémonie mondiale des Etats-Unis constitue sa particularité exceptionnelle ? Ou peut-être Molotov veut-il réfuter le programme de I'I.C. qui a été écrit par Boukharine quelques mois avant qu'on le déclare un libéral bourgeois ?

"Trotsky trace une ligne opportuniste sous des phrases de gauche". En quel sens la déclaration sur la domination mondiale des Etats-Unis est -elle une "phrase" et, plus précisément, en quoi une phrase "de gauche" ? Il est impossible de faire quoi que ce soit avec cela. Au lieu d'idées - de la balle de grain pourrie. Tout ce que vous touchez s'écroule.

Mais la question est qu'après que l'Union Soviétique ait été théoriquement abstraite du reste de l'humanité, Molotov exige que les autres pays abandonnent leurs prétentions à des particularités, plus à l'exceptionnalisme. Et, en réalité, serait-il facile de diriger un demi millier de partis communistes, si, se basant sur leurs particularités, ils refusaient d'avancer en même temps le pied gauche sur l'ordre de Molotov ? Après tout, on doit sympathiser avec un chef.

Dans l'article "Deux conceptions" nous avons montré en détail la totale inconsistance de Staline - et ainsi de Molotov également - dans leur compréhension de l'internationalisme. L'opportunisme de Lovestone, Brandler, et de leurs partisans, réside dans le fait qu'ils exigent la reconnaissance pour eux-mêmes de ces droits socialistes nationaux que Staline considère comme un monopole de I'U.R.S.S. De façon tout à fait compréhensible, ces messieurs ont mené toute la campagne contre le "trotskysme" la main dans la main avec Molotov. Cette campagne a embrassé plus ou moins toutes les questions de l'horizon mondial communiste. Même maintenant, Lovestone déclare que ce qui le sépare de l'I.C., ce sont des divergences tactiques, tandis qu'il y a entre lui et l'Opposition de gauche des divergences non seulement tactiques mais programmatiques et théorique. Et c'est tout à fait exact. Que la position de l'Amérique soit exceptionnelle ne sera nié par personne, même pas par le valeureux soldat Chveik qui dit-on, est devenu un bon copain de Smeral. Mais l'opportunisme national de Lovestone ne découle nullement de cet exceptionnalisme. La base de son opportunisme est le programme de l'I.C. qui parle de l'hégémonie mondiale des Etats-Unis, c'est-à-dire de leur exceptionnalisme, mais n'en tire aucune conclusion révolutionnaire parce qu'il ne parle pas de lien inséparable entre "l'exceptionnalisme américain" et "l'exceptionnalisme" des autres parties du monde. Voilà ce qu'en dit notre critique du programme:

"D'autre part, il n'a pas montré (et c'est un aspect tout aussi important du même problème mondial) que précisément la puissance des Etats-Unis dans le monde et l'expansion irrésistible qui en découle, les oblige à introduire dans les fondations de leur édifice les explosifs de l'univers entier: tous les antagonismes de l'Occident et de l'Orient, les luttes de classes de la vieille Europe, les insurrections des peuples coloniaux, toutes les guerres et toutes les révolutions. D'un côté, cela fait du capitalisme de l'Amérique du Nord, au cours de l'époque nouvelle, la force fondamentale de la contre-révolution, de plus en plus intéressée au maintien de l'"ordre" dans tous les coins du globe terrestre; d'un autre côté, c'est par là que se prépare l'immense explosion révolutionnaire de cette puissance impérialiste mondiale déjà dominante et toujours grandissante".

Si Molotov n'est pas d'accord, qu'il le dise. Nous sommes prêts à apprendre. Mais, au lieu d'objections analytiques, il nous présente une déclaration de sa prospérité en science qui n'a cependant pas été encore démontrée. En général, il nous revient que c'est en vain que Molotov fortifie la chair par la science. Même dans les écritures il est écrit: "Celui qui augmente les connaissances augmente la douleur".