La Dictature du Prolétariat (Problèmes économiques)

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Préface de l’Édition Française [1922][modifier le wikicode]

Il peut sembler étonnant aujourd'hui, plus de deux ans après la chute de la République hongroise des Conseils, de publier, en langue française, un livre traitant spécialement des expériences de ladite République. La dictature ouvrière a pris fin depuis longtemps, mais la Terreur Blanche, toujours sévissante en Hongrie montre que, malgré sa courte durée, la République des Conseils a profondément impressionné les classes dirigeantes de l'Europe occidentale. Nous disons les classes dirigeantes d'Europe, car il est évident que, sans l'appui bienveillant des classes dirigeantes de l'Europe occidentale, et avant tout de la France, le régime de la Terreur Blanche en Hongrie ne pourrait durer.

Mais ce ne sont point ces raisons qui justifient la parution de notre livre. Ce qui donne à cet ouvrage une valeur historique, c'est que les expériences du gouvernement des Conseils hongrois, dans le domaine de l'organisation économique, représentent l'unique parallèle des expériences de la Russie Rouge. C'est seulement en mettant sur un même plan, pour les comparer, les expériences des deux pays qu'il est possible de voir ce qui est spécifiquement russe dans les événements présents de Russie et de juger quels sont les problèmes appelés à se répéter dans toute dictature, parce qu'appartenant à la dictature même et naissant avec elle. Car, bien que la République hongroise des Conseils n'ait duré que quatre mois et demi, elle permet cependant une comparaison, précisément parce que, grâce à l'étendue restreinte de la Hongrie, maintes phases de son développement ont été parcourues plus vite qu'en Russie. Il va sans dire qu'il eût été préférable de recomposer entièrement le livre en prenant comme base les expériences russes. Mais le temps me manque et, de plus, j'ai l'intention d'écrire un livre traitant spécialement de l'administration et de l’économie de la Russie des Soviets. La difficulté en ceci est que tout y est toujours en évolution, alors que les expériences hongroises forment, hélas ! un tout achevé.

Maintenant, venons-en à la Russie. Dans la préface de la seconde édition de ce travail, j'ai exposé les traits principaux du développement de l'économie russe jusqu'en janvier 1921. Déjà, le lecteur y remarquera, assez clairement indiqué, le grand changement qui s'est opéré dans l'économie soviétique au cours de cette année. A ce sujet, nous sommes avant tout obligés d'appuyer sur le fait, que la chute de la République hongroise des Conseils et l'orientation nouvelle de l'économie russe sont dues à une seule et même cause : l'isolement dans lequel ont été tenues les deux républiques soviétiques. L'isolement de la Hongrie des Conseils a eu pour suite la chute complète du régime nouveau ; l'isolement de la Russie soviétique n'a pas conduit et ne pourra jamais conduire à la chute du gouvernement des Conseils, mais il a obligé les camarades russes à dévier de la ligne droite conduisant à l'établissement d'une économie communiste, et — ainsi que le dit Lénine — à faire plusieurs pas en arrière.

L'isolement de la Russie Rouge a permis aux contre-révolutionnaires, soutenus par les capitalistes de partout, de porter la guerre, renouvelée d'année en année, dans tout le pays ; il a contraint le prolétariat russe d'employer dans l'armée le meilleur de ses forces pour écraser le mouvement contre-révolutionnaire ; il a enlevé à la Russie la possibilité de profiter de la production économique mondiale, d'acheter à l'étranger les moyens de production que de tous temps elle s'y est procurés ; il a nourri sans cesse dans les rangs de la bourgeoisie l'espérance de pouvoir renverser, avec l'aide des capitalistes étrangers, le gouvernement prolétarien ; en un mot, il a empêché la marche de la reconstruction économique russe. Pendant ce temps, des changements se produisaient dans l'état des classes en Russie. Du prolétariat rural d'autrefois naquit, grâce au partage du sol — qui était dans les circonstances données le seul moyen d'intéresser les paysans pauvres au maintien de la dictature — la classe des paysans moyens qui, d'un sol à eux à l'aide des moyens de production leur appartenant par leur propre travail, tiraient leur subsistance

D'après la conception primitive du système économique russe, les paysans devaient livrer leur excédent entier de vivres pour l'alimentation de l'armée et de la population urbaine. Par contre, l'Etat avait à charge de les pourvoir de tous les objets industriels nécessaires, Pendant la guerre, le pouvoir des Soviets prit toutes les mesures pour que fût exécutée rigoureusement la première partie de ce programme. Mais, d'autre part, la guerre rendit impossible à la grande industrie toute nouvelle production et, par conséquent, ne permit point au nouveau régime de fournir aux paysans les objets industriels espérés. Le résultat de celte situation fut que rien ne poussait plus les millions et les millions de paysans russes à produire des vivres en excédent. Ce que j'ai appelé dans mon livre « Tendance au retour de l'économie primitive » s'affirma très fortement en Russie : la superficie cultivée fut réduite ; les produits de la terre diminuèrent d'année en année ; les cultures spéciales à la Russie disparurent presque complètement. Et quand la guerre prit fin, les millions de paysans russes manifestèrent clairement qu'ils n'étaient pas satisfaits de la politique économique poursuivie.

Le Parti Communiste russe, comme parti dirigeant du pays, avait à résoudre la question suivante : ou conserver pure l'idée communiste et perdre la puissance politique — car contre la volonté unie des masses paysannes, la dictature du prolétariat, diminué et affaibli par la longue guerre soutenue et l'émigration, au village, n’aurait pu résister ; ou bien, comptant avec l'isolement dans lequel se trouvait le prolétariat russe, maintenir le pouvoir prolétarien d'une façon conforme à la réalité de la situation. Nul doute que, dans l'intérêt de la révolution mondiale, il soit incomparablement plus avantageux pour le prolétariat d'un pays de 150 millions d'habitants de garder le pouvoir que de conserver dans sa pureté l'idée communiste en perdant ce pouvoir, acquis au prix de tant de difficultés, préparant par la même la voie à la réaction mondiale. Car les dirigeants de l'Internationale d'Amsterdam eux-mêmes, qui avaient déversé dans le monde tant de calomnies sur la Russie des Soviets, n'en furent pas moins obligés de reconnaître, dans leur appel en faveur des victimes de la faim, que la chute de la République russe des Conseils aurait comme conséquence l'envahissement du monde par la réaction.

Le caractère du changement qui s'est opéré dans l'économie russe, on peut l'esquisser brièvement de la façon suivante : au lieu du monopole des vivres, l'établissement de l'impôt en nature. Celui-ci rend au paysan le stimulant qui le fera travailler à l'élévation de sa production, car une fois l'impôt en nature versé, le travailleur de la terre peut disposer à sa guise de l'excédent de ses produits. Pour le paysan, l'excédent de production n'a de signification que s'il peut en obtenir les articles manufacturés dont il a besoin. Il était indispensable que ceci lui fût rendu possible. Et puisque la grande industrie étatisée se trouvait momentanément, à la suite de la guerre, à la suite du manque de vivres, de combustibles et de machines autrefois importées, dans l'incapacité de produire les objets réclamés par le paysan, la liberté de la petite industrie et du commerce local devait être rétablie.

Ce qui signifiait naturellement la possibilité d'une renaissance capitaliste. L'inauguration du système d'affermage des petites usines nationalisées, qui eut lieu en même temps, fut dictée par les mêmes considérations. Il se trouva que l'étatisation fut poussée tellement loin qu'elle dépassait, par son étendue, les capacités d'organisation et d'administration d'un prolétariat affaibli par la guerre et la lutte contre-révolutionnaire L'immense superficie de la Russie, la défectuosité des moyens de communications et la difficulté d'entrer en rapports, la dissémination de la population, rendaient pénible l'organisation du système économique. La production locale était entravée par la centralisation exagérée.

Grâce à l'affermage des usines de petite importance, on arriva tout d'abord à ce résultat qu'il fut possible au paysan de se procurer sur le marché libre les articles industriels dont il avait besoin ; d'autre part, on put concentrer, sur les branches les plus importantes de la grande industrie, les forces d'organisation du prolétariat éparpillées dans le pays entier. Simultanément, un esprit d'organisation plus souple se fit sentir dans les exploitations demeurées sous la dépendance directe de l'Etat, les liens du centralisme bureaucratique se relâchèrent. Enfin, on essaya aussi d'obtenir des capitalistes de l'extérieur les instruments nécessaires au relèvement de la production : d'une part, sous la forme de concessions, par l'abandon à ces capitalistes de richesses naturelles et d'entreprises ; d'autre part, sous la forme de crédits d'Etat. Toute cette évolution fut précipitée par les mauvaises récoltes de 1920 et surtout de 1921, dont la Russie eut tant à souffrir.

De cette façon, la Russie est aujourd'hui arrivée à un point que les social-démocrates se plaisent à désigner dans leur programme comme le point de départ de la transformation sociale. L'Etat prolétarien reste en possession des branches de l'économie « mûres » pour la socialisation : les mines, l'industrie lourde, les grandes exploitations en général, les moyens de transport, les finances et le commerce extérieur.

Mais il importe de déclarer bien haut qu'il existe une différence absolue entre la politique d'un prolétariat qui, en pleine possession du pouvoir, est amené, sous la pression des événements, à réduire, dans une certaine mesure, son programme d'étatisation et la politique qui consisterait à débuter par l'application d'une étatisation limitée. Les expériences des gouvernements social-démocrates d'Allemagne, d'Autriche, de Tchéco-Slovaquie, de Hongrie ont clairement démontré que toute socialisation est impossible aussi longtemps que le pouvoir politique reste en possession de la classe capitaliste. Pour qu'une expropriation des moyens de production soit possible, il est indispensable avant tout d'arracher la puissance politique des mains de la classe bourgeoise.

Aussi longtemps qu'elle détiendra le pouvoir, jamais la bourgeoisie ne traitera d'égal à égal avec le prolétariat. Si « mûre » pour l'expropriation que puisse être une branche économique, toujours la bourgeoisie s'opposera à cette expropriation, si elle en a la force. C'est donc là pur bavardage, qui n'a rien de commun avec le marxisme historique, lorsque les social-démocrates soutiennent que le prolétariat russe aurait dû commencer où il est maintenant arrivé. Aucune expropriation ne peut être menée à bien, aucun socialisme n'est possible sans avoir au préalable brisé complètement toute résistance de la bourgeoisie sur le terrain politique.

Si donc le pouvoir de la bourgeoisie doit nécessairement être brisé — ce qui signifie qu'il faut également nationaliser telles branches de l'économie et telles exploitations qui eussent mieux fait, laissées aux mains des capitalistes — ceci ne veut pas dire qu'un abandon partiel de ces conquêtes soit inévitable. La Russie a été obligée d'adopter sa nouvelle politique uniquement à la suite de l'isolement dans lequel on l'a abandonnée. Si la Révolution mondiale avait fait de plus grands pas, si les ouvriers de l'Europe centrale et de l'Europe occidental eussent été, eux aussi, en mesure d'établir dans leur pays la dictature du prolétariat, jamais la Russie n'en serait venue là.

Car, alors, elle n'eût pas été obligée de faire la guerre des années durant ; elle ne se verrait pas contrainte, à l’heure actuelle encore, de laisser improductif le meilleur de ses forces en l'employant à la constitution d'une armée de défense. Depuis longtemps, les éléments contre-révolutionnaires russes auraient perdu tout espoir d'arriver au renversement par la force du gouvernement des Soviets. Et celui-ci, depuis longtemps également, aurait pu recevoir des républiques industrielles de l'Europe occidentale les machines et les moyens de production indispensables au relèvement de l'industrie russe et à l'approvisionnement, en objets manufacturés, de tous les paysans de Russie.

C'est pourquoi il y a un pur non-sens, auquel s'ajoute parfois la malveillance, dans le reproche fait aux camarades russes d'avoir consenti à des concessions que leur dictait la situation.

Un reproche, on pourrait l'adresser — si cela avait, en somme, une signification historique — au prolétariat de l'Europe centrale et occidentale ; celui d'avoir fait montre d'indolence dans la continuation de la révolution prolétarienne.

Dans ces conditions, un devoir concret se dégage pour le prolétariat français en particulier. Toutes les tentatives d'invasion criminelles dirigées contre la Russie des Soviets par les divers généraux contre-révolutionnaires et aussi par la Pologne furent financées par des capitalistes français. Les gouvernements bourgeois de France approvisionnèrent d’armes, de munitions et d'instruments de guerre de toutes sortes les Koltchak, Denikine, Wrangel, ainsi que la Pologne. Les prolétaires français ont forgé des armes avec lesquelles on a combattu les prolétaires russes : des cheminots français ont transporté ces instruments de meurtre ; des officiers français ont commandé les armées blanches : la France a été et reste le soutien le plus solide de toutes les entreprises guerrières dirigées contre la République russe des Soviets. Au prolétariat français incombe le devoir minimum d'empêcher sa propre bourgeoisie d'or­ganiser toute nouvelle lutte contre la Russie soviétique.

Le prolétariat français a pour le moins le devoir négatif de veiller a ce que, pendant la période présente de contre-révolutionnarisme, la Russie jouisse d'une pause de respiration en vue de son relèvement économique. Aucune arme ne doit plus être forgée contre la République des Soviets ; aucun transport d'instruments de meurtre ne doit plus être effectué ; aucun argent français ne doit plus être donné aux gardes-blancs. Nous disons devoir minimum : car le devoir positif du prolétariat français serait, de renverser sa propre bourgeoisie et ensuite de déchaîner la révolution sociale sur tout le Continent.

La France, est aujourd'hui la citadelle de la réaction européenne. L'effondrement de son régime est la voie ouverte à la révolution prolétarienne de toute l'Europe, Comme jadis, le prolétariat français a la possibilité de jouer un rôle prépondérant dans le développement révolutionnaire de l’Humanité : mais il lui faut une volonté opiniâtre et un courage prêt à tous les sacrifices.

Moscou, le 15 mars 1922.

Professeur Eugène VARGA.

Préface de la Deuxième Édition [1921][modifier le wikicode]

Habent sua fata libelli... Les livres ont leur destinée. La destinée du mien a été d'être utilisé par la presse capitaliste et social-démocratique pour ses campagnes contre le bolchevisme. Des phrases détachées, recousues ensuite sous forme d'articles, ont fait le tour de cette presse-là, depuis le Právo lidu jusqu'au Temps, pour descendre encore jusqu’'aux plus misérables feuilles de choux de la presse allemande qui se sont donné pour objectif professionnel l'anéantissement des communistes.

Comment remédier à cela ? J'y ai longuement réfléchi ; j'ai relu mon ouvrage avec attention et, finalement, j'ai trouvé qu'il serait plus nuisible d'y changer, même une seule phrase, sous prétexte qu'on pourrait s'en servir comme d'une arme contre le communisme. Ou bien faudrait-il que je dissimule à l'avant-garde du prolétariat le fait que la période initiale de la dictature est une époque de combats les plus durs ? Combat contre la bourgeoisie vaincue, mais qui se défend toujours opiniâtrement, et combat contre la mentalité vacillante ou hostile des paysans ; combat contre l'inexpérience du prolétariat dans le maniement de la puissance publique et, ce qui est encore plus grave, combat contre la mentalité bourgeoise, contre la « survivance de l'idéologie » au sein même du prolétariat victorieux ? Faudrait-il donc que je cache toutes les difficultés que nous avons rencontrées, afin de ne point intimider les travailleurs avant la bataille ? Jamais de la vie ! Les ouvriers qui ne se font communistes que dans l'espoir d'une amélioration immédiate de leur situation, laisseront en plan la dictature à la première difficulté venue. Nous l'avons bien vu en Hongrie ! La dictature a besoin d'une garde ouvrière à l'épreuve des vicissitudes du sort, qui brave tous les obstacles et qui fasse bloc en un Parti Communiste fortement discipliné ! Des gens à qui l'on ne pourrait pas indiquer les difficultés qui viennent parce que cela leur enlèverait le courage de la lutte, ne sauraient être que l'enjeu, mais non les champions de la lutte des classes qu'exige la révolution...

Voici un an que mon livre est écrit. J'ai passé les cinq derniers mois en Russie à étudier les choses de ce pays. Si j'avais aujourd'hui à écrire ce livre, je pourrais déjà, sur plus d'un point, apporter une solution définitive à raison même de l'expérience acquise en Russie et dont, alors, je n'avais pas connaissance. Mais, même aujourd'hui, je n'aurais à écrire rien d'essentiellement différent. Et je suis heureux de pouvoir noter que ce facteur psychique auquel j'attachais une importance particulière — la mentalité conservatrice des masses ouvrières, la survivance de l'idéologie en face du bouleversement des bases économiques, — a été également constaté par nos camarades russes les plus marquants. « La dictature du prolétariat, écrit Lénine, dans la Maladie infantile du Communisme, est la guerre la plus dure, la plus violente, la plus implacable, que la classe nouvelle mène contre le plus redoutable des ennemis : la bourgeoisie..., dont la puissance ne réside pas seulement dans la puissance du capital international, dans la force et la solidité des appuis internationaux que possède la bourgeoisie, mais aussi dans la puissance de l'habitude... »

Trotsky (Terrorisme et Communisme) signale encore plus nettement ce fait de la survivance de l'idéologie ; « La structure sociale du peuple retarde beaucoup sur le développement de ses forces productives... La conscience des masses, de son côté, reste extrêmement en retard sur le développement de l'état social ; la conscience des vieux partis socialistes retarde de toute une époque sur l'opinion des masses, et la conscience des vieux leaders parlementaires et trade-unionistes, laquelle est encore plus réactionnaire que la conscience de leur parti, représente un noyau rigide que jusqu’a l'heure présente, l'Histoire n'a pu ni digérer, ni éliminer ».

Quant aux problèmes que j'ai traités dans ce livre, je dois dire ceci : la dictature du prolétariat a, il est vrai, soulevé en Russie encore de nouveaux problèmes (transports, concessions), mais tous l.es problèmes que j'examine sont d'une importance capitale, même pour la Russie prolétarienne. Bien qu'il existe une énorme différence entre la petite Hongrie, avec sa dictature s'y établissant pacifiquement, et la gigantesque Russie, toute bouleversée par la Révolution, le fait même de la dictature a, dans les deux pays, soulevé des problèmes absolument identiques et conduit à d'identiques tentatives de solutions. Je vais maintenant essayer d'esquisser, très brièvement, ce que les derniers développements historiques comportent de matière nouvelle a ajouter à la matière de ce livre. J'espère, au bout d'une année, être en mesure de donner, dans un ouvrage particulier, un exposé détaillé de l'économie et de la politique économique de la Russie.

La crise du capitalisme se poursuit sans changement. Tous les efforts faits par les capitalistes pour amener les ouvriers à accroître leur rendement, n'ont qu'un succès temporaire. Une nouvelle vague de grèves balaie tout devant elle. La crise d'après-guerre du capitalisme européen est encore aggravée par la crise de surproduction qu'il y a en Amérique.

La crise des matières nécessaires à la vie est, en Russie, déjà résolue en partie. La bonne organisation de l’administration des vivres permet d'approvisionner comme il convient les grands centres industriels, — Pétrograd, Moscou, Ivanovo, Voznessensk, etc. Par contre, le pays souffre de la pénurie de produits manufacturés. La longue guerre civile a, naturellement, beaucoup contribué à ralentir le développement de l'économie communiste et, par conséquent, à retarder la fin de la crise des matières nécessaires à la vie.

La question de la discipline du travail et de l'accroissement du rendement du travail est aujourd'hui encore un des problèmes les plus importants et les plus ardemment discutés de la Russie, notamment en connexion avec la question du rôle des syndicats dans l'Etat prolétarien. La guerre, qui a retenu sur le front la majeure et la meilleure fraction des membres du Parti Communiste, a retardé la solution définitive, qui est la transformation de l'idéologie, des masses ouvrières, l'avènement d'un esprit communiste correspondant aux fondements de l'économie communiste et l'avènement d'une nouvelle discipline du travail basée sur cet esprit. Tout le reste : salaire à forfait, normalisation du travail de l'ouvrier, primes en argent et en nature, militarisation du travail, etc, ne peut être que des mesures transitoires permettant de maintenir le niveau de la production pendant l'époque nécessaire à la transformation des idéologies. La rénovation idéologique est en marche. Ses progrès et tout le développement économique de la Russie dépendent désormais de ceci : le prolétariat international est-il assez fort et assez conscient de lui-même, en tant que classe, pour empêcher, d'abord, une nouvelle attaque militaire des impérialistes contre la Russie des Soviets, mais aussi pour dégager, par la constitution de républiques soviétistes, la Russie de l'isolement économique où elle se trouve, et pour lui assurer les avantages de la division du travail entre les nations ? À ce point de vue, l’établissement en Allemagne d'une république des Soviets serait tout spécialement d'une importance décisive. Car l'Allemagne produit, précisément, les instruments dont la Russie a besoin, avant tout, pour l'exploitation de ses énormes richesses en matières premières et en denrées alimentaires, Locomotives, machines de toute espèce, tracteurs et machines agricoles pour la mise en valeur des immenses terrains qui restent en jachère, dynamos pour l'achèvement des gigantesques installations électriques qui se trouvent en construction, produits chimiques et pharmaceutiques, ingénieurs et organisations que possède l'Allemagne, voilà ce qu'il faudrait à la Russie. Les statistiques du commerce extérieur d'avant-guerre montrent l'énorme importance des transactions entre l'Allemagne et la Russie. Réunies, la Russie et l'Allemagne peuvent tenir tête au monde entier.

La question agraire en Russie a traversé, au cours de ces trois dernières années, diverses phases : expropriation révolutionnaire des grands domaines fonciers par la collectivité de la population paysanne, nivellement des fortunes villageoises, grâce à l'action du Comité des Pauvres du Village, incorporation de l'économie paysanne dans l'économie communiste par le système du contingentement des fournitures et par un grand développement du système du troc. Enfin, voici la dernière phase : standardisation de l'économie paysanne par la constitution d'un Office public des ensemencements, détermination pour toutes les plantes de l'étendue des superficies à cultiver, application obligatoire de certains perfectionnements agricoles sous la direction et avec l'assistance d'agronomes de l’Etat. A coté de cela se poursuit la reconstitution de la grande culture, sous forme de domaines nationaux et de syndicats de culture, formés entre les paysans et les communes (colonies agricoles avec travail et consommation communistes).

Toutes ces phases n'ont pas encore été parcourues par la totalité de la Russie ; et je crois que, dans les pays d'Europe où, comme en Allemagne, le prolétariat l'emporte numériquement, certaines d'entre elles peuvent être laissées de côté.

La solution du problème financier est parvenue à un stade avancé. Bien que la masse du papier monnaie en circulation augmente de jour en jour, bien que l'Etat jette sur le marché toujours de nouveaux milliards, l'élimination de l'argent est en pleine voie de réalisation. Dans la comptabilité des entreprises publiques, l'argent a complètement disparu. Les ouvriers reçoivent, depuis le 1er janvier 1920, tous les produits alimentaires sans payer. Il n'y a plus d'impôts. Les chemins de fer et les tramways transportent gratuitement marchandises et voyageurs. Il y a déjà un grand nombre de gens — tous ceux qui sont nourris et logés dans des institutions d'Etat, — qui, pendant des semaines, n'ont pas un centime entre les mains. L'économie communiste exclut complètement l'argent du système des transactions ; le pouvoir d'achat de l'argent n'intéresse plus que les gens qui vivent, totalement ou en partie, en dehors du régime communiste. Le temps viendra bientôt où il sera tout à fait indifférent pour l'économie communiste de savoir quelle quantité de denrées restées en dehors du monopole de l'Etat les paysans sont disposés à donner, en échange de ces vignettes en couleur qu’est le papier-monnaie. L’élimination de la monnaie est déjà si avancée que le calcul en argent de la valeur relative des richesses produites dans les entreprises étatistes est, à l’heure actuelle, devenu impossible. La Russie est sur le point de commencer pratiquement le calcul des valeurs en heures de travail[1]. Si l'on réussit dans un pays à instaurer la dictature sans provoquer une longue guerre, il sera possible, là aussi, — sans qu'il se produise la dévalorisation presque complète de l'argent qui a eu lieu en Russie, — d'aboutir à exclure l'argent de l'économie communiste, c'est-à-dire à le remplacer par des bons représentatifs des heures de travail effectuées.

Cependant, tout le cours des développements économiques dépend des progrès de la révolution mondiale. Plus il y a d'Etats déjà passés de la dictature de la bourgeoisie à celle du prolétariat, et plus facilement s'opérera le passage de l’économie capitaliste et individualiste à l'économie prolétarienne et communiste. Et ceux qui se désespèrent sur les difficultés économiques que rencontre la Russie, devraient toujours se rappeler ce fait : la Russie est le champion isolé qui, lui tout seul, lutte depuis trois ans contre tout l'univers capitaliste pour l'affranchissement de l'humanité. La tâche imposée à la Russie a été trop lourde. Il est grand temps que la révolution internationale se propage pour mettre fin a l'isolement de la Russie.

Ce n'est pas seulement dans l'intérêt de la Russie ; ce n'est pas même, en première ligne, dans son intérêt ; l'absence d'une aide internationale ne peut pas réduire le prolétariat russe à s’effondrer, comme cela a été le cas de la petite Hongrie des Conseils. Mais le danger, c'est que la Russie ne puisse plus jouer le rôle de moteur de la révolution internationale. Car, on ne doit pas le laisser ignorer : il y a en Russie des communistes qui, fatigués d'avoir si longtemps attendu la révolution européenne, voudraient finalement s'appuyer sur la base d'un isolement de la Russie. Cela signifierait : paix avec les impérialistes, échange régulier de marchandises avec les pays capitalistes et concessions de diverses sortes ; abandon de la propagande à l'étranger, pour satisfaire certaines exigences des puissances impérialistes. De cette manière se créerait un nouveau type d'Etat, dans lequel, sur la substruction d'une vaste masse paysanne, la classe ouvrière exerce le pouvoir. Cet Etat échangerait l'excédent de ses denrées alimentaires et de ses matières premières contre les produits du monde capitaliste, et de cette façon il contribuerait indirectement à la consolidation de l'ordre capitaliste. Cette tendance, qui désirerait stabiliser l'Etat prolétarien de Russie et son économie prolétarienne, en le laissant isolé au milieu du monde capitaliste, est, aujourd'hui, encore faible et peu importante. Mais elle peut devenir forte, si la Russie prolétarienne reste encore isolée pendant longtemps. Il est certain que les pays capitalistes pourraient vivre en relations de voisinage pacifique avec une Russie qui considérerait la révolution sociale dans les autres pays comme une affaire qui lui est étrangère, et qui accepterait de participer paisiblement à l'échange international des marchandises.

Je suis loin de croire qu'une pareille immobilisation de la Russie révolutionnaire puisse arrêter la marche de la révolution mondiale ; mais elle la ralentirait. Il peut se faire que l'occasion extrêmement favorable qui est actuellement fournie par la période d'ébranlement du capitalisme soit manquée. Dans ce cas, la lutte des classes oscillera longtemps encore, sans résultat décisif, jusqu’à la prochaine guerre générale entre les vainqueurs d'aujourd'hui : Amérique, Japon et Angleterre...

Il y a péril en la demeure !

Moscou, 3 janvier 1921.

Professeur Eugène Varga.

Préface de la Première Édition [1920][modifier le wikicode]

Les Révolutions bourgeoises, comme celles du dix-huitième siècle, se précipitent de succès en succès ; leurs effets dramatiques sont comme des surenchères ; les hommes et les choses semblent saisis d'un tourbillon de feu ; l'extase emporte tous les esprits; mais ces Révolutions, sont de courte durée ; elles ont vite atteint leur point culminant, et un long marasme s'empare de la société avant qu'elle n'ait appris à s'approprier de sang-froid les résultats de sa période de tumultueuse tourmente.

Au contraire, les Révolutions prolétariennes, comme celles du dix-neuvième siècle, font constamment elles-mêmes leur propre critique, interrompent continuellement leur marche, reviennent sur ce qui paraissait définitivement fini, — pour le recommencer & nouveau, — raillent avec un cruel acharnement les insuffisances, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, ont l'air de ne renverser leur adversaire que pour qu'il prenne au contact du sol de nouvelles forces et pour qu'il se dresse devant elles plus gigantesques encore, enfin reculent sans cesse avec épouvante devant l'immensité de la tâche infinie qu'elles poursuivent, jusqu'à ce que soit créée la situation qui rend impossible tout retour en arrière...

(Karl marx : Le XVIII Brumaire de Louis-Napoléon.)

Minée par ces chefs ouvriers qui « reculaient de peur devant l'immensité de leur propre tâche », abandonnée par les prolétaires des Etats voisins, la République des Soviets de Hongrie, — cette vague triomphante déferlant sur l'Occident, à la pointe extrême de la mer de flammes de la Révolution russe, — succomba dans la lutte contre la soldatesque roumaine et tchèque, appuyée par toutes les puissances impérialistes. Les chefs les plus exposés, prévoyant l'inéluctable réaction historique de la Terreur Blanche, quittèrent le pays et trouvèrent en Autriche un piteux asile.

Interné au château de Karlstein, privé de toutes communications avec le monde extérieur, j'ai eu, six mois durant, temps et loisir pour méditer sur les « insuffisances, les faiblesses et les misères du la première tentative ». Cet ouvrage est le fruit de cette méditation. Il porte la marque de son origine : je n'avais à ma disposition que très peu de livres et aucun document statistique. J'ai dû travailler, — et parfois même citer, — de mémoire. De là de légères inexactitudes...

Poursuivi par les sbires de la Terreur Blanche maîtresse de la Hongrie, inculpé de meurtre, de pillage et de fabrication de fausse monnaie, calomnié par la presse capitaliste de tout l'univers, abandonné par nombre de bons camarades d'autrefois, — que la dure réalité de la lutte prolétarienne des classes rejetait avec effroi vers l'idylle de la démocratie bourgeoise, — je déclare, en dépit de la défaite, ouvertement et catégoriquement, QU'IL N'Y A PAS D'AUTRE CHEMIN POUR PARVENIR À LA SOCIÉTÉ SOCIALISTE QUE LA DICTATURE DU PROLÉTARIAT.

Les modalités de cette dictature peuvent être diverses : il y aura, probablement, des pays où ce n'est pas le système russe des Soviets, mais un autre système d'organisation prolétarienne qui sera la base de la dictature. Il y aura peut-être des pays où même le parlementarisme sera conservé dans la période dictatoriale. Et il y aura, — nous osons l'espérer, — des pays où la dictature s'accomplira sans terrorisme. Il serait insensé de vouloir prédire les modalités que comportera le devenir historique d'un ordre social nouveau ; mais sans une dictature du prolétariat, — c'est-à-dire sans un état de transition dans lequel le prolétariat constitue la classe dominante et règle la politique du pays, à l'exclusion de toutes les autres classes de la société capitaliste,[2] — le passage du capitalisme au socialisme est impossible.

Cette conviction, que Karl Marx exprimait déjà il y a un demi-siècle, se propage — malgré la chute rapide de la dictature en Finlande, en Bavière et en Hongrie — extrêmement vite. En Allemagne, le parti social-démocratique indépendant a adopté à l'unanimité, lors de son dernier congrès, ce principe d'action. En Italie, le Parti socialiste a remporté avec ce programme, aux élections, une superbe victoire. En Angleterre et en Amérique, le mouvement ouvrier revêt des formes qui sont très proches de l'idée et des méthodes de la dictature. Les énormes succès militaires de la République des Soviets en 1919, la dissolution de toutes les armées contre-révolutionnaires en Russie, montrent que le principe de la souveraineté du prolétariat a pris solidement racine dans l'âme de la majorité de la population russe politiquement active et qu'il est devenu par là invincible.

Or, il est impossible, à la longue, que capitalisme et socialisme coexistent l'un à côté de l'autre. Il est impossible que le prolétariat allemand anglais et américain, qui constitue dans chacun de ces pays la majorité absolue de la population, supporte éternellement avec placidité le joug du capitalisme si en Russie le régime prolétarien non seulement subsiste, mais encore, comme l'ont montré les derniers événements, se fortifie militairement, économiquement et intellectuellement. Ou la Russie prolétarienne doit périr, ou le prolétariat des autres pays capitalistes doit s'emparer également de l'hégémonie politique.

J'ai foi dans le triomphe de la Révolution, parce que le capitalisme, — comme je l'explique dans le premier chapitre de cet ouvrage, — est incapable de procurer au prolétariat celte élévation positive du standard de vie qui seule pourrait entraver son élan révolutionnaire. C'est cette conviction que la Révolution prolétarienne est inévitable qui m'a engagé à publier cet écrit, si incomplet et si plein de lacunes qu'il puisse être. Peut-être contribuera-t-il, pour sa modeste part, à abréger « les douleurs de l'enfantement de la société nouvelle ».

Mon travail n'est rien moins qu'un ouvrage d'agitation ou de justification. Je dévoile sans peur toutes les fautes que nous avons commises pendant la dictature des Soviets en Hongrie ; j'indique dans chaque cas si les décisions prises furent réellement exécutées ou si elles n'existèrent que sur le papier.

Loin de moi aussi l'intention de donner des « recettes » aux prolétaires des autres pays. Ce serait là une naïveté réprouvée par l'Histoire. Mon dessein est celui-ci : exposer les problèmes généraux de la politique économique de toute dictature du prolétariat, envisager les solutions théoriquement possibles, et puis décrire les résultats des tentatives que nous avons faites en Hongrie pour résoudre ces problèmes. La connaissance de ces réalités ne peut être que profitable au prolétariat de tous les pays. A chacun d'eux de voir quel parti il peut tirer de l'expérience acquise en Hongrie...

Quelques mots sur la méthode. C'est celle du marxisme. De même que, méthodologiquement, Karl Marx partait de cette hypothèse que le régime de production capitaliste était seul en vigueur, et qu'il n'accordait que peu d'attention aux vestiges du système économique féodal, le point principal est ici, naturellement, l'essor des formes nouvelles de l'Economie ; ces formes qui, nées au sein du capitalisme, n'ont fait, sous le régime de la dictature, que se développer, tout en se dépouillant de leur caractère d'antagonisme.

La vie économique de la période de dictature est divisée en deux parties. A côté du communisme prolétarien subsistent les traces du système individualiste Ces dernières disparaissent lentement et font place au système communiste. C'est là le stade suprême de la dictature du prolétariat. Il n'y a plus alors ni prolétaires, ni bourgeois, il n'y a plus qu'une communauté d'hommes cultivés travaillant librement..

On suppose par là qu'avec la disparition de la propriété privée disparaît aussi l’idéologie cupide et égoïste corrélative à cette forme de propriété. La nécessité de la dictature du prolétariat ne finit pas avec la disparition de la propriété privée des moyens de production, mais seulement avec la disparition de l'idéologie capitaliste, cupidement égoïste. La dictature du prolétariat ne peut être remplacée par le socialisme que quand la transformation idéologique est terminée, c'est-à-dire quand la mentalité cupidement égoïste propre au capitalisme a également disparu. Cela demandera bien une génération.

En étudiant sans parti pris le développement de la dictature des Soviets en Hongrie, il apparaît, d'une façon générale que, dans les périodes révolutionnaires, il faut accorder à l'idéologie une importance bien plus grande que ne le croient un grand nombre de marxistes. Le péril, pour la durée du régime prolétarien, est bien moins dans la résistance active que font les classes dirigeantes qui viennent d'être dépossédées et en qui s'exprime une juste compréhension de leurs intérêts de classe, que dans la résistance passive de larges couches du prolétariat lui-même, lequel ne peut se dégager de l'idéologie étrangère que lui a imposée le système d'oppression intellectuelle de l’Etat capitaliste. Cette grande importance de l'idéologie et des agissements politiques qui en dérivent nous a amené, en traitant des problèmes économiques, à y incorporer sans cesse, comme des facteurs décisifs, la politique et l'idéologie. S'en tenir strictement aux faits purement économiques eût donné un tableau mieux défini, sans doute, mais plus éloigné du réel...

J'ai eu dans mon travail l'assistance de mes compagnons d'internement. Je dois notamment à Béla Kun et à Jules Lengyel nombre de précieuses indications ; qu'ils reçoivent l'expression de ma plus cordiale gratitude.

Karlstein, le 10 janvier 1920.

Eugène VARGA

I. La crise du capitalisme[modifier le wikicode]

La guerre mondiale a déchaîné la crise du capitalisme. Le prolétariat du monde entier capitaliste se trouve dans un état de fermentation révolutionnaire. De la Russie victorieuse, les vagues révolutionnaires déferlent sans cesse sur l’Occident : relâchement total de la discipline du travail, dégoût de celui-ci sous les conditions capitalistes, grèves gigantesques qui, de par leur seule ampleur, ébranlent les fondations de l’organisation économique capitaliste, vie chère ; misère ; pillage dans les villes ; mutineries dans l’armée, l’expérience montre que ce sont là les présages d’un soulèvement armé du prolétariat.

Les champions de la bourgeoisie, il est vrai, affirment qu’il s’agit seulement d’une crise passagère du capitalisme et non du commencement de la fin. « Le Bolchevisme est la maladie des peuples vaincus », expliquent-ils. Nous allons essayer de déterminer s’il y a lieu de considérer la crise actuelle comme passagère ou comme définitive.

L’organisation capitaliste est une organisation d’antagonismes. Comme puissance de classe, elle ne pouvait apparaître stable qu’aussi longtemps que les intérêts de la bourgeoisie cadreraient avec ceux de la grande majorité de la population. Cela ne dura qu’un temps court. Les tendances inéluctables au développement de la production capitaliste mirent en évidence, de façon toujours plus tranchante, le caractère antagoniste de cette organisation. Ce n’est point la volonté de la majorité des composants, mais le régime de contrainte de la classe dirigeante qui fit se maintenir le système dans la crise latente qui dure depuis des décades. De grandes masses du prolétariat s’organisaient bien en vue de la lutte contre le capital. Mais on n’en venait qu’aux escarmouches. Le capitalisme n’avait pas encore développé toutes les forces, utilisé toutes les possibilités : son emprise s’étendait toujours, il s’emparait de nouveaux pays, de nouvelles parties du monde, procurait à ses tenants de riches profits, tout en permettant à l’avant-garde du prolétariat en lutte de recueillir les miettes, de s’offrir un étalon de vie progressant lentement et qui avait pour résultat d’amortir et étouffer les énergies révolutionnaires.

La concentration de l’exploitation et la centralisation des richesses n’avaient pas encore pris toute leur ampleur et très nombreux étaient les intéressés à la propriété privée des moyens de production. L’idéologie conservatrice, la croyance en l’inébranlabilité de l’organisation mondiale capitaliste était encore fortement enracinée dans les masses prolétariennes. La doctrine « évolutionniste » de la social-démocratie qui repoussait, à une distance tellement éloignée qu’on ne pouvait l’apercevoir, la transformation révolutionnaire de la Société ; l’attitude des syndicats ouvriers qui se consacraient entièrement à l’amélioration de la situation de la classe ouvrière dans le cadre de l’organisation capitaliste n’étaient point faites pour transformer les oppositions latentes en actives énergies révolutionnaires. En un mot, le système de contrainte des classes dirigeantes était intact, était suffisamment fort pour abattre toute tentative de soulèvement armé de la classe ouvrière et, par cela même, se trouvait fortifié le dogme, répandu par les avocats de la classe dirigeante et insufflé au prolétariat, de l’inébranlabilité et de l’éternité du système capitaliste.

La guerre mondiale a apporté de profonds changements dans la structure de la Société capitaliste. Nous allons d’abord examiner ceux dont elle a souffert au point de vue économique.

Une partie de ces transformations est le résultat naturel des méthodes de production capitalistes ; toutefois elles ne se seraient point produites aussi vite sans la guerre. La concentration a fait des progrès extraordinairement rapides. Des centaines de milliers de petits patrons et fermiers sont partis à la guerre et leur exploitation a sombré. D’autre part, de grosses entreprises se sont enrichies dans la profession lucrative de fournisseurs de la guerre. La division de la Société en capitalistes, disposant de fortunes énormes, et en prolétaires ne possédant rien en dehors de leur capacité de travail s’est affirmée de façon beaucoup plus tranchante qu’avant la guerre.

L’effort particulier à la phase impérialiste du capitalisme, en vue de la victoire sur l’anarchie par l’organisation de l’économie capitaliste permettant au capital de tenir le marché mieux en main, fut puissamment renforcé pendant la guerre de par le système de contrainte économique adopté par les Etats. On parla de socialisme de guerre, il eût fallu dire, c’était là l’expression juste : Capitalisme organisé étatiquement.

Une série d’autres changements peuvent être considérés comme la déformation de la vie économique résultant de l’économie de guerre. Les phénomènes les plus importants en sont les suivants :

L’accumulation effective est remplacée par l’appauvrissement collectif, accompagné d’une accumulation monstrueuse du capital fictif. En même temps qu’à la consommation de la population civile, l’état de guerre a enlevé à la vie économique une plus grande quantité de marchandises qu’il n’en fut produit pendant le même laps de temps. Au lieu de l’accumulation particulière aux méthodes du capitalisme s’est produite une diminution des richesses effectives en marchandises, une désaccumulation. L’Etat capitaliste s’est emparé des marchandises tout en reconnaissant, le plus largement, le principe de la sacro-sainte propriété, c’est-à-dire en les payant au prix fort.

Les emprunts toujours répétés représentent l’argent comptant. Les marchandises employées sans avoir été renouvelées sont remplacées par un capital fictif, par des bons devant produire une plus-value dont ils sont dépossédés par l’Etat au moyen des impôts. Le Capital fictif prend des proportions d’autant plus grandes que la rapide entrée dans la phase de pénurie de marchandises fait s’élever leur prix non moins rapidement.

(Ces bons qui représentent un capital primitivement prêté et depuis longtemps dépensé, ces duplicata en papier d’un capital anéanti font, pour leurs détenteurs, fonction de capital aussi longtemps qu'ils sont des marchandises vendables et peuvent, par conséquent, être reconvertis en capital). (Marx, Le Capital.)

Cette reconversion n’est possible, dans l’Economie de guerre, que pour le simple possesseur de bons de guerre ; socialement elle ne peut se faire, parce que les éléments effectifs du capital productif font défaut sur le marché.

L’appauvrissement réel de la population en temps de guerre ne s’est point fait de façon uniforme. De grands désordres se sont produits dans la répartition des richesses qui allaient toujours diminuant. Les fournisseurs de guerre, producteurs et, en général, tous les gens de commerce à qui la guerre procura l’occasion de faire des affaires s’enrichirent. Les petites entreprises dont le capital ne suffisait plus à la continuation de la production à cause du rapide enchérissement des matières premières sombrèrent bientôt. Cependant que toutes les catégories de personnes dont la fortune rapportait un revenu fixe en argent s’appauvrissaient de par la dépréciation de l’argent.

A la disparition des richesses effectives et à l’inflation du capital fictif correspondait un phénomène semblable dans la répartition des revenus. Le montant nominal du revenu total de la population atteignait de grandes proportions, mais la quantité de marchandises correspondante pour la réalisation de ce revenu manquait. Les prix montèrent rapidement, l’argent perdit son caractère de moyen d’échange ordinaire.

Entre la Ville et l’Etat commença un échange revêtant des formes primitives.

« La bourgeoisie a soumis la campagne à la domination de la ville », dit le manifeste communiste. Dans l’économie de guerre les rôles ont changé : C'est la ville qui est devenue sujette de la campagne. Grâce au manque général de produits, la campagne, qui fournissait ceux les plus indispensables, les plus nécessaires à la vie, obtint la prépondérance économique et profita de sa situation pour dépouiller la population des villes. Les prolétaires des villes furent obligés d’offrir leur maigre avoir aux paysans en échange des vivres.

L’étalon de vie des peuples en guerre, en général, subit un recul rapide. Mais il n’en fut pas de même pour toutes les classes. Les propriétaires fonciers et la haute bourgeoisie conservèrent leur ancien étalon de vie. Les paysans élevèrent même le leur, mais le standard de vie des fonctionnaires et des ouvriers empira subitement.

Une misère réelle plus grande frappa les masses ouvrières, car les augmentations de salaire ne marchaient point de pair avec l’élévation du coût de la vie. Par contre, l'état de soldat signifiait pour les ouvriers ruraux et les prolétaires incultes de l’Europe Orientale et de l’Europe Centrale une élévation considérable de l’étalon normal de vie : des gens qui, avant la guerre, mangeaient de la viande une fois toutes les deux semaines, recevaient, à l’armée, leur portion de viande quotidienne ; des prolétaires qui, dans la vie civile, allaient nu-pieds six mois de l’année et avaient tout au plus une chemise à se mettre sur le dos se voyaient vêtus convenablement, etc...

Ces changements économiques de situation en entraînèrent d’autres, très vastes, dans l’édifice social. Tout d’abord l'idéologie du prolétariat subit de profondes modifications, on enregistra une certaine activité de l’énergie révolutionnaire latente.

Ces facteurs qui, dans l’économie de guerre, coïncidaient avec la tendance générale de développement capitaliste, la concentration précipitée et l’institution du système de contrainte économique, ne firent qu’augmenter la force de résistance latente du prolétariat. Comme nouveau facteur révolutionnaire vinrent s’ajouter les changements défavorables concernant la situation faite à la classe ouvrière.

Nous pouvons affirmer que, malgré l’exploitation, malgré toute la misère dont la classe ouvrière eut à souffrir sous le régime capitaliste, elle avait vu s’élever, en général, son étalon de vie au cours du XIXe siècle — abstraction faite des courts reculs de temps de crise.

On ne connait pas dans l’histoire de la classe ouvrière moderne un abaissement des conditions de vie semblable à celui que subit aujourd’hui le prolétariat de l’Europe Orientale et Centrale, et il est un fait psychologique fondamental, c’est que la perte d’un étalon de vie déjà atteint exerce une influence plus révolutionnaire que la seule aspiration vers une amélioration des conditions de vie auxquelles on est habitué.

Au prolétariat sont venus se joindre les éléments petits bourgeois que la guerre a ruinés ainsi que la classe des fonctionnaires descendus au rang des prolétaires et voués aux mêmes conditions de vie qu’eux. Ces déclassés, grossissant les rangs du prolétariat, lui ont apporté une énergie révolutionnaire peut-être indisciplinée, mais cependant acharnée.

D’autre part, l’appauvrissement matériel qui atteignit le prolétariat se manifesta dans des circonstances particulièrement propres à renforcer sa conscience sociale et à la porter à un degré beaucoup plus élevé.

Sans cesse, durant la guerre, les classes dirigeantes de tous les pays avaient fait appel à lui : sur les champs de bataille, dans les usines, à la campagne. Constamment on répétait : le prolétariat doit sauver la patrie. C’est de son ardeur guerrière, de l’effort qu’il donne dans les usines que dépend le sort de la patrie. Grâce aux porte-parole du capitalisme, l’ouvrier put ainsi se rendre compte de l’importance capitale qu’il avait dans la Société moderne.

Jusqu’alors, il n’avait entendu parler, d’accord avec l’enseignement de l’idéologie capitaliste, que de son infériorité en face des membres des classes dirigeantes. Mais voici qu’on lui apprenait le contraire. De plus, la guerre ne lui avait-elle point permis de faire l’expérience que dans le maniement des armes, longtemps réservées uniquement aux gardiens de la classe dirigeante pour être employées contre lui, il était loin d’être inférieur à quiconque. Une expérience qui fit sur lui une profonde impression.

Nous pouvons donc affirmer que si le prolétariat de tous les pays d’Europe a vu son étalon de vie diminué par la guerre, il en est sorti par contre avec une conscience sociale fortifiée. C’est en raison de l’élévation de celle-ci qu’il réclame maintenant une élévation de sa condition matérielle et morale. Et ce qu’il veut, ce n’est point élever son niveau de vie actuel, mais celui d’avant guerre, exigence à laquelle le capital ne peut faire face. C’est là le fond de la crise capitaliste que nous traversons.

Ce développement n’eut point la même importance par tout. La déformation de la vie économique née des mesures de guerre fut plus grande chez les peuples vaincus que dans les Etats vainqueurs. Il en fut de même concernant l’appauvrissement de l’étalon de vie des ouvriers, leur mécontentement, leur poussée révolutionnaire. Et comme le sentiment révolutionnaire qui s’affirmait dans les pays vaincus se rencontra avec l’effondrement du pouvoir et de l’autorité à la suite de la défaite, la révolution y éclata. Ce fut le cas pour la Russie, où la Révolution prolétarienne l’emporta de haute lutte, pour la Finlande, la Bavière et la Hongrie où le prolétariat fut malheureusement vaincu.

Si dans les pays vainqueurs la révolution n’a pas éclaté, si l’autorité n’a pas été ébranlée, la crise du capitalisme y est flagrante : impossible de la nier. La classe ouvrière y réclame furieusement l’élévation de son standard de vie.

A l’heure actuelle les capitalistes sont volontiers prêts à accorder aux ouvriers toute concession élevant leur standard moral dans le cadre de la démocratie bourgeoise : l’extension du suffrage universel au gré du prolétariat; la participation des dirigeants ouvriers au pouvoir ; l’établissement de conseils ouvriers avec cercle d’action limité, la socialisation, même contre dédommagement aux propriétaires : tout cela, le prolétariat peut facilement l’obtenir.

Mais la classe ouvrière des pays de l’Entente se rend déjà compte que de telles concessions ne suppriment point l’esclavage économique. Ce que veut le prolétariat de tous les pays, c’est une élévation réelle du standard de vie : il exige la réduction de la journée à sept heures, même à six en Amérique et, pour obtenir satisfaction, il va — souvent encore inconsciemment — jusqu’à l’emploi des mesures socialistes et révolutionnaires.

Les expériences de la politique économique de guerre ont rapproché jusqu’à notre portée la possibilité d’un communisme prolétarien qu’on n’apercevait encore que dans le lointain nébuleux des utopies sociales. Bien que cette politique économique, où la contrainte jouait le rôle principal, n’offre qu’une image défigurée du communisme économique, elle n’en a pas moins montré aux masses que l’idée d’une organisation centrale économique n’est point une utopie. La possibilité d’organiser un système économique prolétarien par la transformation de l’organisation économique de guerre capitaliste est apparue immédiatement praticable.

C’est ainsi que les trade-unions anglaises, qui ont toujours passé pour des éléments conservateurs, exigent la nationalisation des mines, des chemins de fer, des banques et des principales branches du commerce, — exigences dont l'acceptation signifierait la fin du capitalisme. De leur côté, les ouvriers allemands veulent qu’on accorde à leurs conseils d’exploitation le droit de contrôle dans les entreprises capitalistes ainsi que celui de participer dans les décisions concernant l’organisation du travail.

La lutte pour l’élévation d'u standard de vie se poursuit surtout par des moyens économiques, mais elle est animée d’une énergie révolutionnaire.

Des grèves gigantesques de centaines de milliers de cheminots, de mineurs, de métallurgistes, ébranlent la vie économique de l’Europe et de l’Amérique. L’extension inouïe de ce mouvement lui donne — si même l'ouvrier n’a immédiatement conscience que de revendications purement économiques — le caractère d’une lutte de classes révolutionnaire. Car la bourgeoisie ne peut satisfaire à ces revendications. Il en est découlé dans le prolétariat de tout l’univers capitaliste une aversion générale pour le travail, un amoindrissement toujours plus marqué de la discipline du travail capitaliste et une diminution persistante de la production.

Cependant, il est impossible, à la classe capitaliste de donner satisfaction aux ouvriers qui revendiquent une élévation réelle de leur standard de vie au-dessus du niveau d’avant-guerre. Ce serait la fin du capitalisme parce que ce serait la fin de l’appropriation par les capitalistes de la plus-value. La classe capitaliste devrait renoncer entièrement à ses profits et ne continuer à produire que dans l’intérêt des ouvriers et dans l’espoir d’un avenir meilleur. Or, on peut admettre que la bureaucratie dirigeante du capital anonyme, les directeurs des Sociétés par actions, continueraient à produire, même avec la certitude que quelques années sans dividende s’ensuivraient, mais pour la classe capitaliste prise dans son ensemble, c’est là une vaine hypothèse.

D’autre part, l’écart entre les revendications ouvrières et le rendement possible de la production capitaliste est si grand, que même le renoncement — en pratique inconcevable — de la classe capitaliste à tout profit ne suffirait pas à le combler. La guerre a fortement diminué la capacité de production dans tous les pays, la composition et la « table de vie » de la population se sont modifiées, de même que la proportion de celles de ses parties aptes au travail s’est sensiblement amoindrie : les moyens de production sont usés, détruits, les stocks de marchandises, de matières premières et d’outils sont épuisés. Avec un semblable appareil de production la quantité d’objets nécessaires pour la satisfaction des demandes ouvrières ne peut pas être produite dans l’état de choses capitaliste. D’ailleurs la production capitaliste, par tout son système, est adaptée à la répartition des revenus existants. Ce serait en vain que la classe capitaliste consentirait, pour un certain temps, à renoncer à s’approprier la plus-value : il se pourrait qu’ainsi la classe ouvrière obtînt une élévation, en argent, de son standard de vie, mais qui ne correspondrait pas à une augmentation en marchandises indispensables au relèvement réel des conditions de son existence. En effet, l’outillage qui sert à la production d’objets de luxe ne peut être employé tel quel pour la production des articles propres à la consommation ouvrière. Les revendications ouvrières tendant au relèvement réel du standard de vie ne pourraient donc être satisfaites que par une augmentation soudaine de la production des articles propres à la consommation du prolétariat.

Or, une seule façon d’augmenter la production est propre au capitalisme : l’intensification de la productivité, c’est-à-dire l’accroissement des outils manipulés par un ouvrier, ou — suivant l’expression de Marx — l’accroissement de la composition organique du capital. Tous les autres moyens — nous étudierons cette question en détail au chapitre suivant —, se trouvent en dehors de la ligne d’évolution normale du capitalisme. L’accroissement de la productivité suppose une augmentation de l’outillage, donc une accumulation matérielle. Mais, dans le capitalisme, cette accumulation est fonction de la classe capitaliste, elle signifie qu’une partie de la plus-value qu’elle s’est appropriée ne sera pas dépensée comme revenu, mais servira au développement de l’appareil de la production. Mais comment la classe capitaliste pourrait-elle accumuler, si par suite de l’agitation ouvrière en vue du relèvement du standard de vie, elle se trouvait obligée de renoncer à ses profits pour éviter des mouvements révolutionnaires ? Sans profits, pas d’accumulation, sans accumulation impossibilité d’un accroissement de production, impossibilité de relever le standard de vie ouvrier. Par contre, si le capital veut prendre l'autre route, s’il tente de s’opposer aux revendications ouvrières afin de mettre en ordre son outillage de production, d’accumuler rapidement et d’arriver ainsi à cette intensification de la production qui est nécessaire en vue du relèvement réel du standard de vie réclamé par le prolétariat, alors il se heurte à une résistance extrêmement violente du prolétariat. Il se produit grève sur grève, la discipline disparaît, les ouvriers se refusent à tout travail dans ces conditions, le rendement du travail, consciemment ou inconsciemment, diminue. La production est en recul, l’écart entre les revendications des ouvriers et la quantité de marchandises disponibles pour leur donner satisfaction se fait de plus en plus grand : la crise du capitalisme devient automatiquement de plus en plus aiguë.

Ce dilemme ne laisserait au capitalisme qu’une issue : amener le prolétariat à consentir — et cela en travaillant à plein rendement — à l’ajournement de ses revendications en faveur d’un relèvement de son standard de vie et à donner ainsi à la classe capitaliste la possibilité d’accumuler rapidement grâce à la réduction de ses dépenses personnelles, de remplacer l’outillage détruit ou usé, de préparer une augmentation de la production des articles de grande consommation par une fabrication énergique de moyens de production, ce qui permettrait de relever à une époque ultérieure le standard de vie du prolétariat. Les « champions de la paix dans la cité » prêchent à la classe ouvrière la nécessité de cette solution. Ils invitent le prolétariat à suspendre la lutte de classes, à travailler avec une entière ardeur, à fournir même des heures de travail supplémentaires, et à ne revendiquer par contre, provisoirement, aucune augmentation de salaires démesurée — c’est-à-dire de nature à compromettre les profits et l'accumulation capitalistes — et surtout aucune réduction des heures de travail. C’est dans ce sens qu’agissent les « scheidemänner » en Allemagne, Gompers et Cie en Amérique. Ils ont peu de succès.

Le prolétariat mécontent ne se montre guère disposé à renoncer à l'attaque du capitalisme et à une amélioration immédiate de sa condition, dans l’espoir très vague d’obtenir plus tard, sous le régime de la servitude capitaliste, une légère amélioration de son sort.

Resterait encore le chemin de la violence. Mais la conscience de soi du prolétariat s’est affermie, à la guerre ; il y a acquis l’habileté à manier les armes, il s’y est habitué à risquer légèrement sa vie, et par contre toute l’organisation de violence de la classe dirigeante a été ébranlée ; tout cela rend l’emploi de la violence tout à fait impossible à moins que ce soit sous ses formes les plus brutales par la soldatesque professionnelle, comme c’est actuellement le cas en Hongrie. Mais l’emploi de la violence sous cette forme-là peut servir à tout, sauf à assurer une production capitaliste profitable. Par ce chemin-là on peut arriver à anéantir la culture moderne, on peut revenir à l’état d'économie domestique fermée du moyen âge et à l'échange en nature, mais on n’obtient pas une production capitaliste paisible.

Le dilemme du capitalisme est insoluble. La fermentation révolutionnaire gagne sans cesse des couches nouvelles. Le puissant exemple de la Russie, d’un empire de cent millions d’habitants qui, depuis plus de deux ans, est gouverné par le prolétariat victorieux, dont la puissance militaire a mis en pièces tous ses adversaires, dont les forces économiques s’organisent visiblement, malgré le boycottage par les grandes puissances impérialistes et malgré une guerre qui dure depuis six ans, cet exemple pousse énergiquement les ouvriers de tous pays ayant conscience de leur classe, à des efforts sans cesse renouvelés pour renverser le système capitaliste. Les tentatives étouffées de Finlande, de Hongrie et de Bavière ne changent rien à ce fait que la fermentation révolutionnaire s’étend continuellement à des couches nouvelles et que cela, le capitalisme se trouve totalement impuissant à l’empêcher. Il est possible que la crise dure des années, que la transformation révolutionnaire exige des dizaines d’années et des dizaines de milliers de victimes : un retour au capitalisme pacifique n’en semble pas moins exclu.

La conviction que toutes les tentatives de restauration de la production capitaliste doivent nécessairement échouer devant cet antagonisme irréductible, et que, si « la transformation de toute la société dans le sens révolutionnaire ne réussissait pas », la lutte de classes se terminerait « par l’anéantissement commun des classes en lutte », cette conviction a fait passer maint économiste marxiste — y compris l’auteur — dans le camp bolcheviste. Car, même si la dictature du prolétariat accentue encore, à son début, la dislocation de l’économie sociale, elle n’en représente pas moins la base de la solution définitive : l’établissement de la société socialiste.

II. Le problème de l’accroissement de la production[modifier le wikicode]

Accroissement de la production ! Tel est le leit-motiv qui actuellement revient dans tous les discours des hommes d’Etat de tous les pays où domine la bourgeoisie. Nous-mêmes, nous sommes déjà arrivés à cette conclusion que l’élévation effective du niveau de l’existence que réclame le prolétariat n’est possible que par un accroissement rapide et général de la production. Nous avons démontré que cet accroissement est impossible sous le régime capitaliste ébranlé par la guerre. Mais, qui plus est, il est impossible au capitalisme pris comme tel de réaliser le maximum de rendement. Pour le prouver, nous allons examiner d’abord quelles sont les conditions générales du problème du rendement ; c’est-à-dire que nous allons étudier les facteurs de rendement du travail qui interviennent dans l’élaboration de la richesse matérielle, des valeurs utiles, — ce qu’il faut radicalement distinguer du « rapport » du capital employé dans le processus de production. Ce « rapport », au sens capitaliste, est une entrave à l’accroissement de la production, une entrave au maximum de rendement en valeurs utiles.

Le rendement du travail d’un peuple dépend en première ligne des conditions naturelles, des « réalités fondamentales séculaires », comme dit Karl Renner dans son livre sur les Bases et Objectifs de la Monarchie austro-hongroise. Comme ces facteurs ne se modifient que très lentement, nous pouvons les considérer comme constants et, par conséquent, les laisser en dehors de notre étude.

Quant aux facteurs variables, les voici :

1° La rationalité du travail ;

2° La productivité du travail ;

3° L’intensité du travail ;

4° La relation qui existe entre le nombre d’individus productifs et d’individus non-productifs qu’il y a dans un peuple.

1° Par rationalité du travail, j’entends les différences de rendement du travail qui proviennent des qualités intellectuelles des travailleurs, aussi bien dirigeants qu’exécutants. Tous les autres facteurs étant égaux, le rendement du travail dépend de facteurs psychiques : de la culture générale, de la formation professionnelle, de la façon rationnelle de travailler qu’ont les personnes participant au processus de travail. Nous ne citerons que deux exemples. En Chine, des fabricants anglais ont installé des tissages avec les mêmes métiers mécaniques que dans le Lancashire. Mais il apparut vite que, malgré la longueur de la journée de travail et le tarif infime des salaires, ces tissages non seulement n’étaient pas productifs au sens que nous l’entendons, mais encore n’étaient pas même rémunérateurs au sens capitaliste. Tandis que le tisseur anglais peut conduire à vitesse entière quatre métiers à laine et même, exceptionnellement, jusqu’à six, il faut deux ouvriers chinois pour un seul métier et, mieux, ce métier ne marche qu’à vitesse ralentie; et cependant en Chine, les métiers à tisser restent relativement plus longtemps inactifs dans une journée ou fonctionnent plus longtemps à vide qu’en Angleterre. Des expériences semblables ont été faites au Japon.

Encore plus significative est la constatation suivante : en prenant pour base l’Annuaire de la Statistique agricole internationale, année 1915, j’ai cherché quelles étaient les causes de la différence de rendement de la culture des céréales dans les pays européens. A cet effet, j’ai comparé l’ensemble des produits moyens par hectare des quatre principales sortes de céréales : blé, seigle, orge et avoine, pendant les années 1905 à 1914, et j’ai classé les pays d’après ce rendement. Il apparaît alors que ce classement n’a aucune relation avec la grandeur moyenne des entreprises agricoles, ni avec les tarifs douaniers, ni avec les prix de vente des céréales, ni avec les différences de climat. Par contre, ce classement accuse un parallélisme indéniable avec la culture générale du pays, avec le degré de connaissance de la lecture et de l’écriture dans les divers pays. Moins il y a d’analphabètes, plus grand est le produit du travail agricole. La culture intellectuelle des travailleurs est donc d’une importance considérable pour le rendement du travail.

2° Par productivité du travail, j’entends les différences de rendement du travail qui proviennent de la diversité des moyens de production employés. Toutes les autres circonstances étant égales, le rendement du travail dépend de la nature des moyens de production utilisés par les travailleurs. La nature des moyens de production détermine aussi le degré plus ou moins grand de coopération. Ces choses-là sont suffisamment connues pour que des exemples particuliers soient inutiles. Un ensemble d’ouvriers réunis dans une usine de tissage ou dans une fabrique de chaussures organisées à la moderne produisent beaucoup plus et souvent même mille fois plus que s’ils travaillaient avec des outils à main. Plus grand est le capital fixe, l’appareil de production d’un pays, par rapport au chiffre des habitants, plus grands sont, ceteris paribus, la productivité et le rendement du travail.

3° Par intensité du travail j’entends les différences de rendement du travail qui proviennent de la diversité qu’il y a dans le nombre et l’effet utile des mouvements productifs que l’ouvrier accomplit par unité de temps dans une assez longue période de travail prise comme moyenne.

Toutes les autres circonstances étant égales, le rendement du travail dépend de la façon dont l’ouvrier sait utiliser les moyens de production. « L’intensité du travail ou sa grandeur intensive, dit Marx, signifie qu’une certaine quantité de travail est produite dans un temps donné ». Mais l’intensité du travail a aussi un côté qualitatif : si pendant le travail il n’y a pas de gaspillage de matières ni de détérioration des outils, et si la qualité du travail produit répond plus ou moins bien à l’objet en vue, tout cela, dans la mesure où le travailleur est en cause, rentre dans la notion de l’intensité du travail.

L’intensité dépend donc, en partie : de la volonté des travailleurs et, en partie aussi, leur volonté consciente mise de côté, de leur nourriture, de leurs conditions d’habitation, de leur aptitude individuelle au genre de travail qu’ils accomplissent, ainsi que d’autres facteurs purement psychologiques. L’opinion mécaniste, qui règne aussi chez Marx, suivant laquelle le rendement du travail dépendrait uniquement de la nature des moyens de production employés, « la machine ayant l’ouvrier à son service » et par conséquent l’ouvrier étant obligé de faire impérieusement accorder l’intensité de son travail avec la marche de la machine, — a dû s’effacer devant la précision des enquêtes nouvelles.

4° Un peuple étant considéré comme une unité productive, le produit global de son travail à rationalité, productivité et intensité de travail données, dépendra de la proportion des travailleurs productifs existant en regard des individus qui ne font que consommer.

Dès lors il est facile de voir que dans la société capitaliste, le meilleur rendement du travail ne peut être réalisé. Nous allons examiner en particulier chacun des divers facteurs du rendement. Mais tout d’abord nous allons indiquer le principal obstacle au rendement maximum : c’est la barrière que le profit impose au système capitaliste de travail. Sous le régime capitaliste tous les moyens de production, même le sol, qui n’est pas un produit du travail humain, constituant une propriété privée, ils ne sont utilisés pour la production que s’il peut en résulter un certain profit. Et voici la conséquence :

Comme le plus haut rendement du travail (la production de la plus grande quantité possible de valeurs utiles) ne coïncide pas avec le meilleur « rapport » de l’entreprise, — dans l’agriculture capitaliste ce n’est jamais le cas, et cela n’arrive qu’accidentellement dans l’industrie capitaliste, — mais qu’au contraire dans le système capitaliste de production c’est le « rapport » pécuniaire seul qui est pris en considération, il est inévitable qu’il y ait des moyens de production inutilisés, et des ouvriers sans travail, restant improductifs faute d’avoir des moyens de production. Dans les pays d'Europe les mieux cultivés, il y a encore de grandes superficies de terrain inculte qui pourraient être rendues fécondes par un travail approprié, de même qu’il y a des forces hydrauliques sans emploi et des richesses minières inexploitées. La barrière qu’est le profit en empêche l’utilisation. Dans l’agriculture capitaliste le produit est toujours inférieur au maximum, car, par suite de la diminution de la fécondité du sol, le « rapport » du capital qui y serait affecté en supplément diminue aussi, et l’investissement de nouveaux capitaux, c’est-à-dire l’accroissement correspondant du produit de la terre en nature, vient à cesser au moment où le capital nouvellement investi ne donne plus le taux moyen de l’intérêt. Ce sont là les réalités fondamentales du système d’exploitation capitaliste qui, tant que dure le capitalisme, ne peuvent être modifiées par aucune mesure de politique économique.

La rationalité du travail dans le capitalisme est nécessairement très faible. Le degré le plus primitif de la culture intellectuelle : savoir lire et écrire, n’est pas encore atteint, en Europe, par des millions d’ouvriers. L’esprit conservateur artificiellement entretenu dans les masses ouvrières, parce qu’il est indispensable au maintien de la domination de la classe bourgeoise, s’oppose au développement de la rationalité du travail. 80 % du sol appartiennent à des paysans incultes et d’esprit conservateur, effrayés par toute innovation rationnelle et sectateurs opiniâtres de la routine. Pour des milliers de paysans maîtres d’un coin de terre, l’intérêt pécuniaire n’est même pas capable de les déterminer à agir, comme c’est le cas chez les capitalistes. Ils produisent tout juste ce qu’il faut pour suffire à un standard de vie qui ne s’élève que lentement. Et c’est de pareils dirigeants de la production que dépend, actuellement encore, l’alimentation des peuples !

L’esprit conservateur, le défaut de méthode se fait aussi fortement sentir dans l’industrie. On s’en tient durant des dizaines d’années aux vieux canons industriels, alors que, par suite des perfectionnements de la technique, ils sont devenus désavantageux. Tant qu’il leur demeure un certain profit, les capitalistes, eux aussi, sont assez enclins à ne pas sortir d’un mode de production routinier et irrationnel.

Dans le système de production capitaliste, la productivité du travail reste fort au-dessous du maximum théoriquement possible. Avant tout, c’est la barrière-profit qui est ici responsable. Il est vrai que le perfectionnement des moyens de production, l’augmentation du capital global affecté à cette production, ainsi que celle du capital fixe, sont une tendance immanente du capitalisme basé sur la libre concurrence. Mais le montant des augmentations du capital productif dépend de la somme des disponibilités privées. D’autre part, en ce qui concerne la mise en pratique de toutes les découvertes nouvelles de la technique, ce n’est pas la possibilité d’un plus grand rendement ou l’économie de la fatigue ouvrière en résultant qui décide, mais uniquement le point de vue du rapport financier. Plus la classe ouvrière d’un pays est asservie et moins la classe capitaliste est disposée à accroître la productivité.

La productivité est faible parce que, en outre, de nombreux milliers d’ouvriers dans de petits ateliers travaillent avec des outils primitifs. Le travail personnel du « patron » exploitant lui-même avec sa famille et un ou deux ouvriers qui reçoivent un salaire inférieur à la valeur de leur capacité productive, permet à ces petites entreprises d’un autre âge de végéter tant bien que mal, pour le plus grand, dommage du rendement du travail global.

Dans la phase actuelle du « capitalisme organisé », la libre concurrence a disparu de la plupart des branches de la grande industrie. Les cartels et les trusts ont pris sa place. Tandis que les trusts américains, sacrifiant les entreprises mal installées ou occupant une position défavorable, élèvent le rendement du travail en même temps que le rapport financier, les cartels, dont l’organisation est plus lâche, poursuivent une politique inverse. Toutes les entreprises existantes continuent d’être exploitées et le prix de vente, à la faveur d’un protectionnisme douanier, est maintenu assez haut pour que l’entreprise la plus mauvaise et produisant au coût maximum puisse encore travailler avec bénéfice. De cette façon les entreprises arriérées, qu’une libre concurrence éliminerait tout de suite, sont artificiellement préservées. De nombreux cartels empêchent même positivement la création d’entreprises modernes. Dans le cartel conclu entre les fonderies et consortiums métallurgiques de Hongrie et d’Autriche, il y avait une clause interdisait de livrer n’importe quelle matière première à des entreprises métallurgiques nouvelles, venant à se constituer en dehors du cartel. La création d’entreprises neuves et modernes fut ainsi rendue impossible.

Enfin le rendement du travail est entravé par l’anarchie multiple qui règne dans la production. Anarchie, en ce sens que les marchandises les plus hétérogènes sont produites dans un seul et unique but, selon l’humeur du client ou la fantaisie du fabricant. Il est vrai que le capitalisme organisé s’efforce de remédier à l’anarchie de la production par l’introduction de types uniformes, par la normalisation de divers éléments (par exemple dans l’industrie des machines), et par une spécialisation très développée des diverses entreprises; mais cet effort est contrebalancé par les intérêts contradictoires des diverses firmes existantes.

Cette anarchie qui caractérise l’ensemble du régime capitaliste a pour conséquence les crises commerciales à retour périodique. C’est qu’il n’y a pas dans le capitalisme d’agent régulateur qui ordonne la production d’après l’urgence des besoins. Chaque capitaliste produit les marchandises qu’il espère pouvoir écouler avec le plus haut profit. Le prix de vente escompté est le seul régulateur de la production. Or, périodiquement, la production de nombreuses marchandises dépasse les possibilités pécuniaires de la consommation; de grandes quantités de marchandises deviennent invendables et sont ainsi entièrement perdues ou du moins doivent être cédées à des prix inférieurs à leur valeur ; la production s’arrête et les ouvriers sont jetés sur le pavé. Moyens de production et ouvriers, séparés les uns des autres, restent inactifs. Le rendement du travail est d’un seul coup réduit à une simple fraction. L’organisation progressive du capital a modifié le caractère des crises et en a rejeté tout le poids sur la classe ouvrière. A l’époque du « libre capitalisme » au contraire, le marché était purgé des marchandises en excès, et conséquemment invendables, par le fait que le prix global en était abaissé à la somme qui eût correspondu à leur valeur si la production n’eût pas dépassé la « quantité socialement nécessaire ». Il y avait alors de grandes chutes de prix, de grandes pertes, des krachs et des liquidations en masse. La balance s’établissait surtout aux frais des capitalistes. Le chômage ne durait que relativement peu.

A l’époque du capitalisme financier des cartels et des trusts, la surproduction, grâce à une meilleure connaissance du marché mondial, ne peut atteindre d’aussi grandes proportions que dans le capitalisme libre. S’il y a surproduction, l’excédent n’est pas sacrifié par l’abaissement des prix. Les cartels maintiennent les prix de vente, mais réduisent la production ou l’arrêtent complètement. Le krach absolu est évité, la liquidation est rare et de peu d’importance. La classe capitaliste ne souffre que d’un manque à gagner. Par contre, un vaste chômage, et de longue durée, pèse sur la classe ouvrière, bien que les prix restent élevés. Telle est la forme nouvelle, la forme « rampante » de la crise, mais elle est plus nuisible au rendement général du travail que les crises aiguës, à courte durée, du libre capitalisme.

Le côté anarchique le moins remarqué du régime capitaliste, quoique ce soit lui qui ait les conséquences les plus funestes pour le rendement du travail, c’est celui qui se manifeste dans le choix des professions et des catégories de travail. Sous le régime capitaliste le choix des professions est déterminé en première ligne par la classe sociale des parents. Les fils des classes dirigeantes sont mis à faire leurs études ; ils sont, bon gré mal gré, soumis à la férule du lycée. Un fils de pauvre, y eût-il en lui le génie d’un Newton ou d’un Leibnitz, ne peut atteindre les hautes classes du collège, encore moins l’Université. Il faut qu’il entre en apprentissage, aux champs ou à l’usine. Les intellectuels, les techniciens, inventeurs et organisateurs, se recrutent tout au plus parmi 10 unités sur 100 de la génération qui monte. Les talents cachés parmi les 90 autres sont étouffés, et ils doivent, leur vie durant, accomplir un travail dont, le rendement n’est qu’une faible part de ce qu’ils pourraient faire.

Mais même dans les limites qui restent ouvertes à la population ouvrière, il n’y a pas de méthode dans le choix des métiers. C’est le hasard qui décide si le fils du prolétaire deviendra ouvrier agricole, menuisier, tourneur sur métaux ou autre chose. Ses aptitudes physiques et intellectuelles ne sont pas prises en considération. Ainsi arrive-t-il que beaucoup de gens, qui dans un autre métier eussent été capables, dépérissent misérablement pour avoir mal choisi leur métier. Mais même au sein d’une profession il y a des travaux qu'un ouvrier peut faire facilement et convenablement, tandis qu’un autre ouvrier de formation pareille s’en montre incapable. C’est le mérite de l’école Taylor, ou, comme on l’appelle, du « Scientific Management », d’avoir entrepris à ce sujet des enquêtes positives. Il y a des ouvriers qui sont incapables d’un travail nécessitant une attention continue et monotone, alors qu’ils sont excellents dans les travaux qui réclament une accommodation rapide à une situation venant souvent à changer. Il y a des travaux qui demandent un travail musculaire uniforme et continu, et des travaux dans lesquels alternent des moments d’effort et d’oisiveté.

Il serait trop long d’énumérer les divers genres de travaux et les types intellectuels et physiques de la personne humaine qui s’accordent le mieux avec ces travaux. Nous voulons simplement établir que l’anarchie qui règne dans le choix des métiers et dans la répartition de la besogne à accomplir fait le plus grand tort au rendement global du travail.

Dans le capitalisme, l’intensité du travail reste, en dépit du contrôle intérieur qu’il y a dans la grande industrie métallurgique, bien au-dessous du possible. Ce qui manque, avant tout, c’est l’intérêt relatif au processus du travail lui-même :

« Le train-train déprimant d’une pénible besogne sans fin, dans laquelle la même opération mécanique se répète sans cesse, ressemble au travail d’un Sisyphe : le poids de ce travail retombe toujours, comme le bloc de pierre, sur l’ouvrier recru de lassitude. Tandis que le travail à la machine affecte au plus haut point le système nerveux, il entrave le jeu multiple des muscles, et confisque toute activité libre du corps et de l’esprit. Même la simplification du travail devient une cause de torture, étant donné que la machine n’affranchit pas l’ouvrier du travail, mais simplement enlève au travail son intérêt. »

C’est en ces termes qu’Engels caractérise, dans son livre sur La Situation de la Classe ouvrière en Angleterre, le travail industriel moderne. L’intérêt du travail, la joie que donne un ouvrage, n’existe déjà plus pour l’ouvrier du fait de la division du travail. Machinalement adonné à une besogne fragmentaire, souvent il ne sait même pas à quoi servira le produit de son travail. Payé à l’heure, il n’a aucun intérêt dans le résultat. Son travail intensif ne ferait qu’accroître le profit des capitalistes. Il n’a non plus aucun intérêt à économiser les matières premières ou autres, ni à ménager les instruments de travail. L’ouvrier « trime » sous la pression extérieure exercée par les surveillants. Seule la crainte d’être renvoyé, si sa production était inférieure à la moyenne, assure un certain niveau dans le rendement du travail. Le salaire à façon ou salaire aux pièces ne change pas essentiellement les choses. Les capitalistes diminuent le paiement de l’unité dès que le gain des ouvriers dans une semaine dépasse une limite que le capitaliste regarde comme un maximum. Mais les ouvriers le savent bien, et ils vont au-devant de cette réduction du prix forfaitaire de l’unité : ils décident eux-mêmes qu’aucun ouvrier ne doit produire dans sa semaine plus d’unités qu’il n’en faut pour arriver au salaire hebdomadaire qu’on sait par expérience être toléré par les capitalistes. Donc, malgré le salaire aux pièces, limitation systématique de l’intensité du travail et, par conséquent, du rendement de ce travail ! Seul, le système Taylor, dernier mot du capitalisme américain, porté à son maximum de développement, a essayé d’établir un système d’intensification du travail lui assurant un très haut degré de rendement, mais cela au prix d’une exploitation de la capacité de travail de l’être humain allant jusqu’à l’extrême, et à laquelle à la longue la santé d’aucun individu ne saurait résister. Le champ d’application des méthodes scientifiques d’organisation des entreprises est provisoirement si réduit que rien n’est changé à notre opinion générale sur la faible intensité et le faible rendement du travail capitaliste. Comme dit Marx : « Le temps de travail socialement nécessaire pour créer n’importe quelle valeur utile, dans les conditions de production qui sont à l’heure présente socialement normales et avec le degré d’habileté et d’intensité de travail qui est la moyenne sociale », est beaucoup plus grand que ce ne serait le cas si les conditions sociales étaient différentes.

Dans le capitalisme, la proportion des membres productifs et improductifs de la Société est nécessairement désavantageuse. Par suite de la grande pauvreté et de la grande ignorance de vastes couches sociales, la mortalité infantile est énorme. Comme les enfants des pauvres doivent de très bonne heure accomplir un travail pénible, les ouvriers meurent jeunes, ou bien ils deviennent prématurément incapables de travailler. Un peuple, pris dans son ensemble, compte, sous le régime capitaliste, beaucoup moins d’individus en âge et en état physique de travailler que ce ne serait le cas dans une économie humaine rationnelle. Parmi ceux qui sont en âge de travailler et qui possèdent une force physique suffisante pour produire, il y en a beaucoup qui ne font rien, parce qu’ils peuvent vivre sans travailler. Propriétaires terriens, propriétaires d’immeubles urbains, rentiers de toute sorte passent leur vie à consommer la plus-value de la richesse, sans se livrer eux-mêmes à aucun travail. A cette catégorie de gens appartiennent toutes les femmes des classes possédantes qui, par principe, ne doivent accomplir aucun travail productif. Tandis que 60 % de l’ensemble de la population mâle en Europe sont occupés à travailler, ce chiffre tombe, pour les femmes, à 25 %. (Philipovits : Grundriss, I, 83).

Mais, même parmi ces « travailleurs », il y en a des millions sous le régime capitaliste qui font un travail inutile et improductif. Ce sont tous ceux dont le revenu est constitué par les faux frais du capitalisme, notamment tous les organes servant â la surveillance de la propriété privée (gardes, policiers, juges, avocats, fonctionnaires administratifs, etc...), tout l’appareil du militarisme et les travailleurs qui fabriquent toute sorte de matériel militaire, tous les organes superflus de la circulation des marchandises (voyageurs et employés de commerce, employés de banque, etc...), en outre tous les domestiques et serviteurs attachés à la personne et ne s’adonnant à aucun travail productif. Une statistique détaillée des professions permettrait de savoir approximativement quelle est la quantité de « travailleurs » qui ne contribuent en rien au rendement du travail.

Nous voyons par là que le capitalisme comporte un énorme gaspillage de la capacité de travail de l’humanité. Les riches qui ne travaillent pas, les femmes des classes possédantes, le grand nombre de travailleurs improductifs, les malades chroniques et les invalides qui sont prématurément victimes du surmenage et de la sous-nutrition, les innombrables accidents du travail, le raccourcissement de la vie de la classe ouvrière, enfin les victimes des guerres impérialistes, tout cela fait que le capitalisme n’emploie, d’une manière réellement productive, qu’environ la moitié des forces de travail qu’un ordre social rationnel aurait à sa disposition dans un même peuple.

Nous allons maintenant considérer quels sont les divers facteurs de rendement du travail dans un Etat où les instruments de production sont non pas une propriété privée, mais bien collectif, où la production est méthodiquement réglée et le produit du travail réparti aux travailleurs d’après des règles fixes — exclusion faite de tout revenu qui ne serait pas basé sur le travail, et proportionnellement au travail de chacun. Il ne s’agit donc pas de ce qui se passe dans le communisme définitif, où chacun travaille selon ses forces et consomme selon ses besoins. Un système économique établi sur cette base ne pourrait subsister qu’après la disparition complète du type d’âme égoïstement cupide créé par les milliers d’années du vieux système de la propriété privée. Quand cette transformation dans la superstructure idéologique, dans la vie psychique des hommes, sera-t-elle accomplie, après que la base matérielle se sera modifiée et que le régime de la propriété aura été changé ? Nous ne voulons pas ici émettre d’hypothèses à ce sujet. L’histoire nous montre la tenace persistance de l’idéologie; celle-ci se maintient dans les esprits encore longtemps après le renversement de sa base matérielle. « La tradition de toutes les générations de morts pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants », dit Marx. Nous étudierons donc quel est le rendement du travail pour le stade intermédiaire entre le capitalisme et le communisme, stade caractérisé politiquement par la dictature du prolétariat, mais économiquement par le fait que les instruments de production, bien qu’en grande partie déjà socialisés, sont maniés par une génération qui est encore asservie à la mentalité égoïstement cupide du capitalisme. Dans ce chapitre notre étude est purement théorique. Dans la suite, nous indiquerons, sine ira et studio, à raison des expériences faites en Russie et en Hongrie, toutes les difficultés qui se rencontrent dans la pratique.

La rationalité du travail augmente rapidement avec l’élévation intellectuelle des travailleurs. Or, tout régime prolétarien commence par l’interdiction radicale de l’alcool, se met à développer aussitôt l’instruction, l’enseignement élémentaire aussi bien pour les adultes que pour les enfants et les jeunes gens, transforme l’école actuelle, qui est purement théorique, en une école de travail, où le travail physique est enseigné simultanément avec les principes scientifiques, et remplace l’idéologie conservatrice, reposant sur le dogme de l’autorité, par une philosophie libre et rationnelle. Même les écrivains absolument ennemis du bolchevisme russe reconnaissent les grandes réalisations de sa politique d’éducation. Par là le niveau intellectuel des ouvriers est rapidement élevé et c’est là une base pour le développement de la rationalité et du rendement du travail, bien qu’au début la rationalité de la direction des entreprises soit défavorablement influencée par l'absentéisme ou le sabotage qui est le fait des meilleurs techniciens bourgeois. Mais, au pis aller, la diffusion rapide des connaissances techniques et technologiques parmi les ouvriers viendra limiter sous peu le monopole des ci-devant chefs techniques.

La productivité du travail peut théoriquement se mieux développer parce que la barrière-profit du capitalisme n’existe plus. L’introduction d’une innovation technique, la création de nouveaux centres d’exploitation ne sont plus liées à l’obligation de comporter au moins un bénéfice moyen. Il suffit que ces nouveautés augmentent le rendement du travail et couvrent leurs propres frais de production.

« Considérée exclusivement comme un moyen de rendre le produit meilleur marché, la limite d’emploi du machinisme est déterminée par le fait que la propre production de ce dernier coûte moins de travail que son emploi n’en remplace. Mais pour le capital, cette limite devient plus étroite. Comme il ne tient compte que de la valeur de la main-d’œuvre employée, l’usage des machines est limité pour lui par la différence qu’il y a entre la valeur de cette machine et la valeur de la main-d’œuvre qu’elle remplace... C’est pourquoi il y a aujourd’hui des machines inventées en Angleterre qui ne sont employées que dans l’Amérique du Nord, de même qu’aux XVIe et XVIIe siècles, l’Allemagne inventait des machines que la Hollande était seule à employer. »[3]

Mais, tandis que la réorganisation technique rencontre au début de grandes difficultés, on peut commencer aussitôt à perfectionner méthodiquement l’économie, en premier lieu par la concentration systématique de la production industrielle dans les entreprises les plus grandes, les mieux installées et situées aux meilleurs endroits.

Kautsky fait l’hypothèse suivante :

Dans l’industrie textile de l’Allemagne il y avait en 1907 environ 1 000 000 d’ouvriers. Sur ce nombre, 368 000 travaillaient dans des entreprises occupant plus de 200 ouvriers. Si l’on concentrait tous les ouvriers dans ces grandes fabriques, il faudrait, pour que les instruments de travail existants suffisent à tous les ouvriers, faire travailler ceux-ci en trois équipes. Pour éviter le travail de nuit, Kautsky admet des équipes ne travaillant que cinq heures. La production totale de ce même nombre d’ouvriers serait, — selon l’hypothèse de Kautsky — en dépit de la réduction à cinq heures de la durée du travail, deux fois plus grande que précédemment, dans les petites entreprises et avec dix heures de travail. Nous ne nous demanderons pas si les hypothèses de Kautsky ou bien les intéressants calculs de Ballod, dans son livre sur l’Etat futur, sont exacts. Nous savons aussi par expérience que la concentration de toute la production dans de grandes exploitations rencontrera de grandes difficultés pratiques. Mais il est certain qu'une organisation économique établie sur un plan d’ensemble et une concentration absolue ne sont possibles que grâce à une dictature du prolétariat.

De même on peut commencer tout de suite à remédier à l’anarchie de la production. Au lieu des types hétérogènes d’articles, on produit des articles normalisés et de type uniforme. Aucun intérêt privé ne fait plus obstacle à la spécialisation complète des entreprises. Les brevets et secrets de fabrication ne sont plus assujettis à des considérations de profit personnel au détriment du rendement général. Les crises s’atténuent, puisque, à tout prendre, la production n’est plus orientée arbitrairement vers une vente incertaine, mais au contraire, s’adapte aux besoins. Du fait même de la dictature, il est déjà impossible qu’il y ait des produits « invendables », puisque la répartition des revenus, telle qu’elle y est effectuée, assure l’existence d'acheteurs ayant les moyens de payer. Il n’y a plus de surproduction; seule, une sous-production peut être à craindre. L’anarchie dans le choix des professions et du travail cesse progressivement. La sélection des chefs, des intellectuels, s’opère sur l’ensemble de la nation, et non pas seulement dans la catégorie restreinte des fils de la bourgeoisie. Le choix d’une profession n’est plus l’effet du hasard : des spécialistes indiquent, d’après une base scientifique, quel est le métier et le genre de travail qui convient le mieux à chacun. Tous ces facteurs réunis favoriseraient à un haut degré le rendement du travail.

L’intensité du travail diminuera d’abord au début de la dictature, mais ensuite elle dépassera de beaucoup celle du capitalisme. A vrai dire, dans l’intérêt du rendement, la division du travail et la spécialisation les plus développées doivent subsister et, par conséquent, la monotonie du travail. Mais la réduction du temps de travail, l’aménagement hygiénique et esthétique des locaux de travail, la conscience de travailler pour la collectivité et par suite pour soi-même, et non plus de « trimer » pour des exploiteurs capitalistes, accroissent l’intensité du travail. L’autonomie des ouvriers dans l’usine, la connaissance, au moins générale, de l’ensemble du processus de la production, la faculté de varier son genre d’occupation qui résultera d’une formation plus étendue dans l’école de travail, adouciront la monotonie, mortelle à l’esprit, du processus de travail que comporte la grande industrie, où toute besogne n’est que fragmentaire. Nous ne cacherons pas que ces facteurs favorables à l’intensité du travail ne donneront leur plein effet qu’au bout de quelque temps. Au début de la période de transition, tant que persistera l’idéologie égoïstico-cupide, le maintien d'u système de salaire aux pièces et une application du système Taylor adaptée aux circonstances restent une nécessité absolue.

D’une importance extrême est l’accroissement de la proportion des travailleurs productifs. L’expropriation des Sources de revenus autres que le travail oblige à congédier tout de suite la domesticité qui n’est qu’un luxe, oblige les anciens rentiers au travail.

L’obligation du travail systématiquement appliquée fera le reste. L’organisation de l’économie diminue le nombre des travailleurs improductifs; les faux frais du système économique capitaliste disparaissent. Après la victoire des guerres révolutionnaires et libératrices, toute la masse d’hommes immobilisés par le militarisme devient disponible pour des travaux productifs. La transformation du commerce en une organisation nationale de distribution des articles et la centralisation de la banque libèrent également de grandes quantités de personnel. Ce n’est là provisoirement — il faut le reconnaître — qu’une main-d’œuvre virtuelle : une des tâches les plus difficiles de la dictature, c’est, précisément, de réaliser le principe et l’organisation du travail obligatoire, afin de transformer tout individu valide en un travailleur productif.

Théoriquement, il est indéniable que le régime de production communiste est bien supérieur à l’anarchie capitaliste. Nous examinerons par la suite toutes les difficultés pratiques qui se présentent dans la période de transition. Toutes ces difficultés, nous le répétons, proviennent d’un fait élémentaire : c’est que tous les instruments de la production ne peuvent pas être expropriés d’un seul coup et qu’une génération de travailleurs corrompus par le capitalisme et élevés dans une idéologie égoïstico-cupide entrent en possession des instruments de production venant d’être expropriés. La superstructure idéologique ne peut suivre que tardivement la transformation progressive de la base matérielle...

III. Abaissement du standard de vie du prolétariat industriel au début de la Dictature[modifier le wikicode]

Nous avons trouvé que la contradiction existant entre les revendications des ouvriers qui veulent une élévation réelle de leur standard de vie et l’impossibilité économique de satisfaire à ces revendications en régime capitaliste constitue le noyau de la crise mondiale actuelle du capitalisme. Nous avons prouvé — d’une manière purement théorique — que la production communiste donne un rendement beaucoup plus élevé que la production capitaliste et qu’elle est, par conséquent, plus à même de fournir aux ouvriers l’élévation qu’ils réclament de leurs conditions d’existence. Mais nous devons ajouter ici que, spécialement, en ce qui concerne le prolétariat industriel, avant-garde de la révolution, cette élévation ne pourra avoir lieu qu’assez tard, qu’au début de la dictature un nouvel abaissement du standard de vie du prolétariat des villes est inévitable.

Cette assertion semble être en contradiction avec ce fait que la saisie de la propriété privée des moyens de production et la confiscation de milliards de revenus obtenus sans travail sont les premiers actes de la dictature. On pourrait, tout naturellement, supposer qu’un relèvement relatif des conditions d’existence du prolétariat est ainsi réalisable.

Mais, en réalité, ce n’est pas le cas. Il nous faut ici de nouveau attirer l’attention sur ce fait, traité tout d’abord par Quesnay, puis plus tard examiné à fond par Marx, que la consommation de la classe capitaliste, dans sa forme naturelle, se compose de produits qui, dans le régime capitaliste, ne sont pas appropriés à la consommation des ouvriers et qui, — nous ajoutons ceci — même sous le régime de la dictature, ne sont pas de nature à permettre une élévation générale du standard de vie des masses ouvrières. On peut, avec de grandes difficultés, loger des prolétaires dans les palais des riches. Mais on ne résoudrait ainsi qu’une faible partie de la question du logement. Quant aux autres objets, pour lesquels la classe dominante a dilapidé des milliards de revenus annuels, tout ce luxe d’habits, de bijoux, de chevaux et de chiens de chasse, d’autos et de yachts, etc., etc... serait inutilisable dans sa forme naturelle, pour la consommation des masses du prolétariat.

Pour l’élévation de son standard de vie, le prolétariat a en premier lieu besoin des denrées alimentaires, puis de certains articles fabriqués en série : meubles, habits, linge, appareils de chauffage. Le stock de ces articles-là disponible pour la classe ouvrière ne s’augmentera pas d'une seule pièce par la saisie des moyens de production, ni par l’expropriation des revenus obtenus sans travail. Les moyens de production de la bourgeoisie peuvent lui être totalement enlevés : il ne lui en restera pas moins sa fortune liquide, ses bijoux, ses habits, son linge, ses meubles. Cela suffira en tout cas pour la rassasier pendant des années. La réduction de la consommation de la classe dominante en objets de luxe n’augmente en rien les objets propres à la consommation du prolétariat.

D’un autre côté, la possibilité d’augmenter la production de ces derniers au début de la dictature n’existe pas. Nous avons montré au chapitre premier qu’en régime capitaliste la production est adaptée à la répartition des revenus existants. En l’absence d’un marché régulateur qui balancerait les besoins et la production, c’est la « demande » qui décide de ce qui peut être produit avec un bénéfice adéquat. Et non seulement on produit les objets pour lesquels il y a une demande « solvable » — que ce soient des colifichets pour demi-mondaines ou des broderies d’autel — mais tout l’appareil de la production est installé en vue de la fourniture des marchandises pour lesquelles il y a un marché.

Non seulement l’expropriation ne signifierait aucun accroissement immédiat des objets de consommation pour le prolétariat, mais il ne serait même pas possible d’utiliser tel quel le matériel de production existant pour fabriquer les objets propres à la consommation des ouvriers et à l’élévation des conditions de leur existence. Une transformation des moyens de production et une redistribution de la main-d’œuvre enlevée aux fabrications de luxe et adaptée à la production d’objets de grande consommation doivent être réalisées avant qu’une augmentation réelle de la production de ces articles puisse être obtenue. Mais des changements considérables dans la répartition des denrées alimentaires disponibles, c’est-à-dire produites dans l’année courante, se produisent au début de la dictature, qui amènent un abaissement inévitable du standard de vie du prolétariat industriel des villes. Nous allons, pour éclaircir ce point, reprendre les choses de plus loin.

Dans tous les pays d’Europe, même dans les pays pauvres, dénommés agrariens, de l’Ouest et du Centre de l’Europe, les villes, en temps de paix, se trouvaient toujours bien approvisionnées en denrées alimentaires.

Il n’était pas concevable qu’un individu pût se trouver dans l’impossibilité d’acquérir des aliments contre espèces. Ceci ne signifie pas que tout le monde mangeait à sa faim ; quiconque n’avait pas de ressources souffrait de la faim, même à cette époque-là. Mais tout revenu en argent pouvait être échangé contre des aliments.

Comment la ville obtenait-elle les denrées alimentaires de la campagne ? En apparence, l’instrument ordinaire d’échange, l’argent, entrait en jeu. Mais en réalité, l’échange se réalisait de différentes façons : en partie contre des objets de même valeur fabriqués par la ville, produits de l’industrie que la ville fournissait à la campagne ; en partie par des revenus obtenus sans travail : revenu foncier des grands propriétaires, impôts et intérêts payés par les paysans. Les grands propriétaires dépensaient le revenu foncier dans les villes, ils vendaient sur le marché urbain les denrées alimentaires qui représentaient leur revenu foncier. De leur côté, les paysans amenaient également des denrées sur le marché urbain, sans en recevoir la contrepartie matérielle et ils payaient avec le prix obtenu les impôts de toute sorte. Ainsi, non seulement les pays en question étaient capables d’approvisionner leurs villes, mais disposaient en outre de grandes quantités de denrées alimentaires pour l’exportation dans les pays occidentaux.

Toutefois, l’approvisionnement des villes et l’exportation des denrées n’étaient possibles que parce que la consommation de la plèbe rurale, de millions de manœuvres, était extraordinairement réduite. La consommation moyenne de pain, de viande, de sucre, du peuple hongrois, par exemple, était bien inférieure à celle des peuples allemand, français ou anglais. En effet, qu’aurait pu consommer l’ouvrier agricole hongrois, dont le gain annuel, en 1913, était, d’après la statistique officielle, de moins de 400 couronnes par an ? D’ailleurs la nourriture du petit fermier lui-même était assez misérable : il ne manquait sans doute pas de pain, mais il ne mangeait ordinairement de viande que le dimanche. L’exportation des denrées alimentaires et l’approvisionnement suffisant des villes n’étaient possibles que grâce à l’alimentation très défectueuse de la population laborieuse des campagnes. Ceci était le cas de la Russie et de la Roumanie aussi bien que de la Hongrie. L’équilibre entre la répartition des revenus et celle des subsistances a été détruit par la guerre. Le renchérissement général a déplacé la répartition des revenus au profit des producteurs — au détriment des ouvriers qui vivaient de leurs salaires. La population des villes dut réduire ses achats do denrées alimentaires, parce que l’augmentation des salaires et des traitements n’était pas proportionnelle au renchérissement. D’autre part, la valeur nominale des paiements à effectuer par les producteurs agricoles, — impôts, intérêts et loyers, — restait la même. Si nous estimons ces trois postes à un demi-milliard de couronnes par an pour l’ancienne Hongrie, cela nous donne, au prix d’avant- guerre de 25 couronnes par quintal, 20 millions de quintaux de blé. (Nous prenons ici le blé comme symbole de la totalité des denrées alimentaires). Aux prix de guerre — 60 à 80 couronnes par quintal de blé — six à neuf millions de quintaux suffisaient aux paysans pour s’acquitter de leurs obligations envers la ville. Chaque paysan, individuellement, n’avait plus à fournir à la ville, pour le paiement des impôts, des intérêts, et éventuellement le loyer du sol, qu’une partie de sa récolte sensiblement plus faible qu’avant la guerre. La répartition des revenus fut fortement déplacée au profit du village, des fermiers. Le paysan amortit sa dette et la ville ne reçut plus de denrées en paiement d’intérêts.

Le niveau de vie des paysans se trouva élevé. Cette élévation se manifesta en premier lieu par une alimentation plus abondante. Les besoins industriels et intellectuels de la classe paysanne, dont le niveau de culture est bas, se sont à peine augmentés. Mais même si elle avait eu l’intention d’acquérir des articles industriels, soit pour satisfaire à des besoins personnels, soit pour renouveler son outillage, — elle n’aurait pu le faire, parce qu’à la suite du blocus et de la transformation de l’industrie pour les buts de guerre, il existait un manque général de marchandises. Le résultat principal du changement survenu dans la répartition des revenus fut donc une alimentation plus abondante de la population des campagnes. C’est ce qu’un paysan hongrois exprimait pittoresquement en disant : « Autrefois, je portais les oies au marché et moi, je mangeais les pommes de terre ; maintenant je vends les pommes de terre, et c’est moi qui mange les oies ». La ville recevait du paysan des denrées alimentaires en quantité et en qualité de plus en plus réduites. Mais même pour ce qu’elle en recevait, la ville ne pouvait donner aucune marchandise d’échange. L’argent, qui, avant la guerre, ne servait, dans l’échange de marchandises entre la ville et la campagne, qu’à faciliter les transactions, changea peu à peu de fonction. La ville s’en servit comme moyen de paiement définitif vis-à-vis de la campagne. Elle achetait contre espèces, mais ne pouvait offrir au paysan aucune marchandise d’échange. Le paysan s’en accommoda pendant quelque temps ; il thésaurisa. Mais il finit par en avoir assez d’empiler les pièces d’or, les pièces d’argent et les billets bleus. Le relèvement d'u niveau de la vie à la campagne prit la forme la plus dangereuse au point de vue économique : le fermier travailla peu, produisit peu, et il n’échangea son excédent de denrées alimentaires que contre des marchandises. En Hongrie, de même qu’en Allemagne, en Autriche et en Russie, avant la dictature du prolétariat, l’argent cessa d’être l’instrument général d’échange, la matérialisation toujours si ardemment convoitée de la richesse sociale.

De cette façon, les paysans fournissaient de moins en moins de denrées alimentaires aux villes. La révolution Karolyi, et dans une plus grande mesure encore la dictature du prolétariat, éloignèrent des villes l’excédent de denrées que leur livrait la campagne. Les ouvriers agricoles ainsi que les aides (moissonneurs et saisonniers de toutes catégories) bénéficièrent d’une hausse rapide de salaires. Et cette hausse était réelle, car elle ne se traduisait pas par l’acquisition d’une somme plus grande d’argent, dont la valeur d’achat avait diminué, mais par l’obtention de plus de denrées. La quantité de celles-ci, représentant le paiement des salaires en nature, tels que froment, lard, lait, fut doublée; les moissonneurs qui, avant la guerre, travaillaient pour un dixième de la récolte, en reçurent un huitième et jusqu’à un septième pendant la dictature du prolétariat. Ce furent les ouvriers agricoles et les pauvres de la campagne qui bénéficièrent de la Révolution Karolyi et de la dictature du prolétariat ; leur niveau de vie, et tout particulièrement leur alimentation, subirent une amélioration totalement imprévue. Aussi, une partie des ouvriers agricoles sut-elle apprécier justement la dictature; les régiments campagnards de l’armée rouge ont tenu bon jusqu’au bout. Malheureusement, l’œuvre éducatrice d’une dictature de quatre mois ne suffit pas pour arracher des centaines de mille d’ouvriers agricoles à une léthargie de dix siècles et pour leur insuffler une vie politique active.

Cette élévation considérable du niveau de la vie des ouvriers agricoles — élévation qui doit se produire nécessairement, sous toute dictature prolétarienne — implique par sa nature même la suppression de la rente foncière sur les grandes propriétés socialisées; au point de vue de l’alimentation elle signifie, par contre, qu’une proportion beaucoup plus faible des produits provenant des grandes propriétés rurales, qu’à l’époque où le prolétariat agricole manquait du nécessaire, parviendra jusqu’aux villes pour y servir à la nourriture du prolétariat urbain. Et cela pour la raison que le gros propriétaire foncier ne consommait pas lui-même son revenu, mais qu’il le cédait à la ville sous forme de denrées alimentaires en échange de produits manufacturés, d’objets de luxe.

Il en résulte que la dictature du prolétariat ne peut pas, — et cela malgré l’expropriation des revenus obtenus sans travail par la classe dominante — apporter au prolétariat industriel l’élévation réelle de son standard de vie, parce que manque le surplus d’aliments nécessaire pour qu’il en soit ainsi. Et c’est d’autant plus le cas, qu’aux motifs économiques décrits jusqu’ici, vient s’ajouter le motif politique: les paysans se refusent à fournir des aliments aux ouvriers.

Ainsi donc, tout au moins dans les Etats de l’Europe Orientale, où le dénuement du prolétariat agricole est à l’état naturel, une amélioration de l’alimentation du prolétariat industriel, — de ce prolétariat dont la dictature est l’œuvre — est irréalisable pendant les premières années de la dictature. Bien plus, cette alimentation baissera presque nécessairement, parce que l’élévation réelle du standard de vie du prolétariat agricole absorbe une partie appréciable des denrées alimentaires qui, jusque-là, étaient fournies à la ville. D’ailleurs il semble probable que même dans les pays comme l’Angleterre, où les salaires agricoles se paient uniquement en espèces, le prolétariat agricole, qui vit et travaille à la source de production des denrées alimentaires, acquerra l’excédent d’aliments qui correspond à l’élévation de son revenu, de sorte qu’il en restera une quantité moindre pour le prolétariat industriel des villes. Quant aux pays qui en sont normalement réduits à l’importation en grand des denrées alimentaires, le problème est, pour eux, encore beaucoup plus difficile à résoudre. Nous examinerons cette question dans le chapitre sur l’échange international des marchandises.

Cependant, sans une transformation radicale des méthodes de production, les autres revendications du prolétariat industriel ne peuvent pas davantage être satisfaites. La prise de possession des habitations bourgeoises et l’usage des locaux commerciaux devenus inutiles ne peuvent remédier que pour une faible part au besoin de logements — l’activité des offices d’habitation à Budapest et dans les villes de province l’a prouvé. Nous avons fait la même expérience en ce qui concerne les meubles. La hausse de revenu du prolétariat industriel provoqua une demande énorme de meubles fabriqués en série, mais la production de ces articles, adaptée jusque-là à la répartition capitaliste des revenus, ne pouvait, de prime abord, faire face à ces besoins nouveaux.

Nous arrivons donc à ce résultat, que la dictature du prolétariat ne peut, en premier lieu, procurer à ceux mêmes qui sont les porte-bannières du nouvel ordre social, aux prolétaires industriels, qu’une élévation toute morale et intellectuelle des conditions de leur existence (théâtre, musique, bibliothèques, bains, etc.). Quant à ce qui est des biens matériels, un nouvel abaissement du niveau de leur vie est inévitable. Il faut le dire franchement et sincèrement à l’élite de la classe ouvrière. Cela n’empêchera pas nécessairement la domination du prolétariat de s’affirmer de plus en plus forte : l’exemple de la Russie, dont le prolétariat industriel, avec sa conscience de classe, est resté fidèle à la dictature en dépit des plus atroces privations, le démontre sérieusement. D’autre part, il y a lieu de remarquer que pendant la dictature du prolétariat la classe ouvrière industrielle de Hongrie a vécu plus largement, tant au point de vue absolu que relatif, qu’elle ne vit maintenant, sous la dictature bourgeoise. Au point de vue relatif, tout particulièrement, pour cette raison que maintenant le prolétariat endure seul la faim, tandis que la bourgeoisie fait ouvertement bombance. Par contre, sous la dictature des Conseils, l’Etat s’occupait en premier lieu du bien-être du prolétariat; suivant, dans sa façon de répartir les aliments, le principe de la « ration de classe », il accordait des avantages au prolétariat actif.

La contradiction qui existe entre la domination politique du prolétariat et l’abaissement parallèle inévitable de son niveau de vie ne peut recevoir de solution que par l’adaptation de la production à la nouvelle répartition des revenus : suppression de toute espèce de luxe et augmentation de la production des articles propres à la consommation des niasses, — augmentation considérable, en premier lieu, de la production agricole. La possibilité théorique de cette augmentation est fournie par l’expropriation des moyens de production et l’abolition du profit comme seul guide de la production.

« Parmi les ouvriers attachés à la production des articles de consommation destinés à l’emploi du revenu, le plus grand nombre en général (de par le développement de la production capitaliste) produisent des articles qui servent à la consommation des capitalistes, des propriétaires fonciers et de leurs gens (fonctionnaires, membres du clergé, etc.) et à l’utilisation de leurs revenus. Seuls un petit nombre d’ouvriers produisent des articles destinés à l’emploi du revenu de la classe ouvrière. Et ceci n’est point l’effet, mais la cause. Un tel état de choses prendrait aussitôt fin avec le changement des conditions sociales qui régissent l’ouvrier et le capitaliste, par la transformation révolutionnaire des conditions de production capitalistes. Car aucune sorte de loi n’intervient dans ce que nous pourrions appeler (en ce qui a trait à la proportion ci-dessus mentionnée des articles servant à la consommation des capitalistes et des ouvriers) les conditions physiques de la production. Que la classe ouvrière tienne le gouvernail, qu’elle ait le pouvoir de produire pour elle, et le capital existant (pour parler le langage vulgaire des économistes) sera rapidement et sans grand’peine porté à la hauteur des propres besoins de ladite classe.

« La différence existant entre les deux régimes consiste en ceci : Ou bien les moyens de production existant en régime capitaliste se présentent à la classe ouvrière sous la forme de capital, et dans ce cas ne peuvent être employés par elle que dans la mesure où il est utile qu’ils augmentent la plus-value pour leurs exploiteurs ; c’est-à-dire : ou bien ce sont les moyens de production qui commandent aux ouvriers, ou au contraire les ouvriers qui se servent de ces moyens de production pour créer des richesses à leur propre usage »[4].

Ici, Marx oppose nettement la politique économique du capital à celle de la dictature prolétarienne. Grâce à l’expropriation des moyens de production, la souveraineté politique du prolétariat provoque une élévation réelle du niveau de vie des niasses laborieuses. Mais ce changement ne peut s’opérer immédiatement. Pas même dans le cas — presque inconcevable au point de vue politique — où le prolétariat, en s’emparant du pouvoir trouverait absolument intactes l’organisation de la production et toutes les marchandises ordinairement accumulées par la bourgeoisie. La condition fondamentale de l’élévation du niveau de vie est l’augmentation de la production rurale ; mais celle-ci dépend d’une période de production d’une année entière, et, dans beaucoup de branches, de plusieurs années même. La production des articles de consommation courante dont le prolétariat aura de plus en plus besoin, exige de nouvelles et importantes constructions et installations industrielles, qui demanderont des années. Si donc la transformation peut être commencée immédiatement les résultats, par contre, ne peuvent, dans la plupart des cas, être atteints qu’au bout d’un certain nombre d’années.

Or, les prolétariats russe et hongrois n’ont pas pris possession d’un outillage intact, mais usé par la guerre et condamné à disparaître. Marx lui-même ajoute ce qui suit, au passage cité précédemment :

« Nous supposons naturellement que les forces de production du travail ont été portées par le développement de la production capitaliste à un degré tout préparé pour la révolution ».

Les moyens de production dont s’empara le prolétariat russe et hongrois avaient certainement le degré de développement nécessaire pour le succès de la révolution prolétarienne. S’il existe encore une grande quantité de petites exploitations dans l’industrie, on y voit également la concentration et le développement des grandes entreprises et déjà Kautsky a très justement reconnu que ce n’est pas la quantité plus ou moins grande des restes de l’ancienne méthode de production qui permet de juger de l’état de maturité de la révolution sociale, mais bien l’importance qu’ont atteinte les grandes exploitations qui représentent les méthodes futures de production. Il est bien entendu, d’autre part, que la foule des ouvriers spécialisés, des techniciens, des directeurs d’exploitation, qui constituent la première condition du succès, existaient également.

Par contre, la transformation et le développement de la production, nécessaires pour assurer l’élévation du standard de vie du prolétariat, furent rendues extraordinairement difficiles du fait que ni le prolétariat russe, ni le hongrois ne trouva un matériel de production intact, mais bien au contraire ruiné par la guerre, usé, à moitié détruit, qui exigeait un travail énergique de réparation, rien que pour maintenir la production sur la base ancienne.

La dictature du prolétariat n’a pas commencé à l’endroit et au moment où, dans le sein de l'ancienne société, les préconditions matérielles du nouvel ordre de choses se trouvaient le plus favorablement développées, mais bien là où les revers sur le théâtre de la guerre avaient le plus violemment bouleversé l’organisation de violence de la classe dirigeante. Et c’est précisément l’anéantissement antérieur des forces de production matérielles et humaines, ainsi que leur insuffisance pour la poursuite de la lutte, qui déterminèrent la fin de la guerre.

Enfin, ni le prolétariat russe, ni le prolétariat hongrois ne purent consacrer toutes leurs forces à la transformation de la production, parce qu’ils se trouvaient tout d’abord dans la nécessité de défendre leur domination politique, à la fois contre les adversaires impérialistes du dehors qui les attaquaient de toutes parts et en face de la contre-révolution intérieure, alimentée en argent et en armes par les nations de l’Entente.

En résumé, on peut donc considérer ceci comme établi : le prolétariat conquiert le pouvoir politique en premier lieu dans l’intention d’améliorer les conditions matérielles de son existence; mais si cette amélioration peut se réaliser immédiatement pour le prolétariat rural, elle est, par contre, impossible pour les troupes d’élite de la révolution, pour le prolétariat industriel. Il est vrai qu’un système de rapines et de brigandage, que l’abatage, sur une plus grande échelle, du cheptel peuvent contribuer à élever également, d’une manière provisoire, le standard de vie de la classe ouvrière industrielle; mais cette élévation, par sa nature même, n’aurait aucun caractère permanent. La contradiction provient du fait que le prolétariat ne peut s’emparer du pouvoir qu’à un moment où la force de domination de la classe dirigeante s’est relâchée, relâchement précédé d’une désorganisation si forte des moyens de production qu’il en résulte une impossibilité provisoire d’élever le niveau de vie du prolétariat industriel. Il faut faire comprendre franchement et énergiquement ceci au prolétariat industriel, pour lui éviter la tentation de laisser la dictature en plan, cédant aux mirages trompeurs d’une meilleure alimentation — comme ce fut le cas en Hongrie.

Maintenant, nous tenons encore à faire remarquer que la hausse des salaires en argent payés au prolétariat industriel, quelque forte qu’elle soit, ne peut en rien remédier à ce mal. Pendant la guerre, l’argent de tous les Etats s’est converti en billets de banque d’Etat non couverts. La balance entre la valeur totale de l’argent restant en circulation et la valeur des marchandises qui se trouvent sur le marché n’existe donc plus. L’argent réel — qu’il s’agisse d’or, de billets de banque garantis par une encaisse-or ou de billets de banque prêtés à des particuliers en vue de transactions réelles en marchandises — retourne, quand il ne sert plus à faciliter les transactions commerciales, à la banque d’émission ou bien est thésaurisé, comme richesse de valeur intrinsèque, par l’opérateur. — Nous disons intrinsèque, parce qu’elle peut à tout moment servir à l’achat de marchandises, donc être changée en capital réel.

Par contre, la quantité de papier argent entrant en circulation pour servir de couverture apparente aux besoins de l’Etat ne peut s’adapter au changement de la valeur totale des marchandises sur le marché. Au contraire, le prix des marchandises monte — quand la concurrence est libre — proportionnellement à l’élévation de la valeur nominale totale du papier argent en circulation. Avec la dictature du prolétariat, la concurrence effrénée prend fin. La consommation des articles de première nécessité est réglée. La classe ouvrière industrielle se trouve dans l’impossibilité, quelle que soit l’élévation des salaires, d’améliorer réellement les conditions de son existence. La conséquence des hauts salaires payés en argent est que l’argent s’accumule entre les mains de l’ouvrier sous forme de richesse sans valeur, c’est-à-dire qu’il ne peut être échangé contre des marchandises — à moins qu’il ne serve à faire monter d’une façon inouïe le prix des denrées libres, non rationnées, ainsi que de celles vendues clandestinement. Les hauts salaires n’ont d’autre signification pour le prolétariat que de lui permettre, pendant la période d’anarchie du début, de faire concurrence à la bourgeoisie en ce oui concerne l’approvisionnement en vivres et de le mettre en état de se procurer des marchandises grâce au commerce clandestin. Donc, le standard de vie du prolétariat ne pourra s’élever qu’une fois atteint le plein rendement du nouveau système de production prolétarien. Il s’ensuit que pour la réalisation du socialisme tout prolétaire conscient doit non seulement combattre, mais aussi savoir se priver.

Par suite du manque d’éducation révolutionnaire, et de l’absence d’un parti communiste organisé, les travailleurs hongrois ne voulurent en rien se priver pour leur régime, pour l’avenir du socialisme. Ils réclamaient une amélioration immédiate de leur standard de vie et, parce qu’il était impossible de la leur accorder, ils se détournèrent de l’idéal de la dictature du prolétariat. Cette disposition d’esprit des prolétaires, exploitée par tous les contre-révolutionnaires, fut une des causes principales du succès de l’attaque roumaine.

IV. L'expropriation des expropriateurs[modifier le wikicode]

Une fois en possession de la puissance politique et de la force armée, il est possible d’exproprier les expropriateurs. La plus grosse difficulté, qui était la résistance de l’ « Etat de classe » et de ses armes et de sa « puissance de classe », est écartée Cependant, lors de l’accomplissement de l'expropriation, se posent des problèmes d’ordre pratique qui ont une grande importance.

Il faut, avant tout, décider ce qui doit être exproprié : l'entreprise elle-même en général, ou les diverses exploitations eu particulier ou, enfin, rien que les moyens de production sous leur forme matérielle. Si c’est l’entreprise elle même qui est expropriée, toutes les exploitations, avec les créances et les dettes, sont prises en charge à titre d'unité commerciale. Si les exploitations sont expropriées séparément, l’unité existant jusqu’alors est détruite, mais les créances et les dettes sont ou peuvent être prises en charge. Enfin si les moyens de production dans leur forme naturelle, c’est-à-dire les édifices, machines, matières premières et produits manufacturés, sont expropriés, les créances et les dettes perdent leur signification. Cette dernière solution est la plus radicale et celle qui correspond le mieux à l’essence de la dictature prolétarienne. En Hongrie, et aussi, croyons-nous, en Russie, c’est la première forme qui a été choisie. En Hongrie, il y eut à cela deux raisons : primo, la question du capital étranger (nous reviendrons plus tard là-dessus), et secundo, la question des exploitations restant propriété privée. Il parut impossible, ce qui aurait été le cas dans une expropriation basée sur la forme naturelle, d'annuler purement et simplement les dettes des cultivateurs, des industriels et des commerçants. Il est vrai que cela aurait éteint aussi les dettes des exploitations expropriées ; mais comme, par ailleurs, la somme dont les consommateurs pouvaient disposer à n’importe quel titre était fixée à 2 000 couronnes par mois, la reconnaissance provisoire des dettes n’était pas gênante à côté des avantages résultant du maintien des créances relatives aux possédants non expropriés.

Ensuite restait à savoir comment, par quel procédé technique, s’accomplirait l’expropriation.

Avant tout, les exploitations doivent tomber dans la possession de la collectivité des travailleurs. Il faut donc empêcher, avant tout, que les ouvriers des diverses exploitations s’approprient privativement les moyens de production ou même les détournent, comme cela est arrivé maintes fois en Russie pour l’outillage et le cheptel de la grande propriété foncière. Ensuite il faut veiller à ce que la continuité de la production ne soit, autant que possible, pas interrompue au moment où la disposition des moyens de production est enlevée aux ci-devant directeurs et propriétaires des exploitations bourgeoises. En Hongrie ces deux choses ont réussi. Nulle part les biens des entreprises ne furent sérieusement atteints par les ouvriers[5]. Et la continuité de la production fut à peine troublée par la proclamation dé la dictature. Guidé par le désir de montrer au monde que la dictature n’est pas la ruine de la production, le gouvernement des Soviets hongrois s’est efforcé de prévenir tout désordre économique, souvent aux dépens du but politique à atteindre...

Pour transférer les exploitations des mains des capitalistes dans celles du prolétariat, il fallut créer de nouveaux organes prolétariens : les conseils d’exploitation et les commissaires à la production. Mais avant d’en arriver là, il nous faut aborder une question de principe, souvent discutée, à savoir si le prolétariat a la maturité voulue pour diriger la production.

Sur ce point, la conception communiste de la tâche du prolétariat à l’époque actuelle diffère de la conception socialiste. Les communistes pensent que le prolétariat est assez mûr pour pouvoir se passer de la direction capitaliste de la production, autrement dit que le prolétariat ne peut acquérir la capacité nécessaire à la direction de la production que par la pratique elle-même, par la prise en mains de la puissance politique et économique. Les socialistes, au contraire, pensent que le prolétariat doit d’abord se développer davantage intellectuellement et moralement, afin de parvenir à la maturité nécessaire à l’exercice du pouvoir politique et économique; que, par conséquent, l’expropriation ne doit être que progressive, suivant pas à pas le degré de maturité du prolétariat, — si l’on ne veut pas qu’au lieu du socialisme espéré se produise un chaos économique.

Ceux qui dénient au prolétariat la maturité nécessaire à la direction économique du pays, tirent argument des connaissances étendues, des capacités et des aptitudes spéciales d’organisation que réclame la direction d’une entreprise moderne. Nous allons donc examiner tout de suite quelles sont les fonctions qui incombent à la direction d’une entreprise dans le régime capitaliste. Nous trouvons que ces fonctions sont principalement au nombre de trois :

La direction commerciale : elle englobe le travail de fondation et de financement, l’achat des matières premières et de l’outillage de préparation, la comptabilité et la vente des produits, etc.

La direction technique : elle n’intervient que dans les entreprises industrielles, dans la production matérielle des marchandises. Elle comprend le choix des meilleures méthodes et machines techniques, surveille et règle le côté technique de l’exploitation. La comptabilité est l’agent de liaison entre elle et la direction commerciale.

La direction disciplinaire : elle comprend la surveillance du personnel et le contrôle de son travail ; son rôle est d’assurer à l’exploitation un haut niveau de production. Ces trois sortes de directions ont pour mission commune d’obtenir de l’entreprise le « rapport » le meilleur.

Or si l’on posait la question de la maturité du prolétariat de la façon suivante : les ouvriers manuels et les employés appartenant au prolétariat sont-ils actuellement assez mûrs pour assumer ce genre de direction ? tout observateur impartial devrait répondre par un non bien arrêté.

Mais ainsi la question serait mal posée.

L’expropriation des grandes entreprises dans le cadre d’un régime prolétarien ne signifie pas seulement un changement de personnes dans la direction de l’entreprise, ne veut pas dire uniquement que la plus-value ou l’accroissement de valeur du produit n’échoit plus au capitaliste, mais à la collectivité ; elle signifie aussi une transformation complète du système économique lui-même, de manière à rendre superflues les plus difficiles fonctions de la direction capitaliste des entreprises.

Le directeur d’une entreprise, au sein de l’organisation économique socialiste, n’a pas besoin pour faire ses achats de connaître spécialement le marché ; il n’a pas à marchander ni à spéculer, ni à prendre personne dans ses filets. Il reçoit ses matières premières et son outillage à des prix fixés, et ses fournisseurs sont d’autres entreprises également expropriées au profit de la collectivité. Pour la vente, il n’a pas à faire la chasse aux clients, à faire de la réclame, à accorder des crédits et à machiner des combinaisons financières; le produit livré au client lui est facturé à des prix fixes. La direction commerciale se réduit, lorsque cesse l’anarchie de la vie économique, à une simple fonction bureaucratique.

L’importance de la direction technique devient également moindre par suite de l’uniformisation de la production et de la spécialisation des entreprises, mais cela a lieu dans une mesure bien moindre que pour la direction commerciale. Néanmoins, il est assez facile de trouver, pour la direction technique, des techniciens d’une capacité normale, et l’Etat prolétarien peut et doit aussi bien payer que l’Etat capitaliste les services des spécialistes, tant que durera la mentalité égoïstico-cupide.

Par contre, à l’époque de la dictature, de l’exclusive hégémonie politique des classes ouvrières, la direction disciplinaire des entreprises devient de la plus grande importance. Mais il n’y a, précisément, qu’une direction prolétarienne qui puisse créer une discipline du travail d’un genre nouveau. Dans le capitalisme, la discipline sert à pressurer les travailleurs. La discipline capitaliste du travail est autoritaire, elle confond la discipline du travail avec l’exercice de l’« hégémonie de classe ». Le chômage et la famine sont les fouets dont usent les rabatteurs, contremaîtres et autres serviteurs du capitalisme, lesquels sont particulièrement haïs des ouvriers. Les anciens dirigeants capitalistes, à l’esprit autoritaire, sont, après la chute du capitalisme — les circonstances ayant changé — incapables de maintenir la discipline dans les entreprises, et ils doivent être remplacés par de nouveaux organes, du type prolétarien.

En second lieu, la question est mal posée, parce que la force intellectuelle des prolétaires doit s’élever rapidement par l’instruction et par l’expérience, lorsque le capitalisme aura été renversé. A ce propos, signalons encore ceci : beaucoup de socialistes pensent qu’il faut attendre, pour assumer la charge du pouvoir politique et économique, que le prolétariat ait acquis toute la maturité intellectuelle et morale qui est requise. Mais cela est absolument impossible. Dans la contexture capitaliste, l’ouvrier ne peut jamais acquérir les connaissances nécessaires parce que précisément l’occasion lui en fait défaut; de même, on ne peut pas apprendre à nager sans se mettre à l’eau. Le simple fait d’occuper un poste comportant une plus grande sphère d’action et plus de responsabilité personnelle provoquera l’éclosion chez beaucoup de prolétaires de qualités précieuses que jamais ils n’auraient possédées s’ils avaient continué d’accomplir un travail manuel. Nous ne voulons pas nier que le passage de la direction capitaliste à la direction prolétarienne ne soit lié à de grandes difficultés et préjudiciable à la productivité du travail. Cependant il est inévitable qu’il en soit ainsi. La meilleure, voire l’unique préparation à ce changement de régime, est le travail qui est actuellement accompli par les conseils d’exploitation et les conseils ouvriers d’Allemagne, d’Autriche et d’Angleterre.

Mais il nous faut revenir à la nouvelle organisation de la direction des entreprises expropriées.

La nouvelle forme d’organisation doit remplir les conditions suivantes :

1° Elle doit avoir sa racine dans le personnel même de l’entreprise, afin de pouvoir assurer la discipline.

2° Elle doit réaliser l’intégration de l’entreprise dans l’organisation centrale de l’activité économique.

3° Elle ne doit pas se figer dans la routine bureaucratique.

4° Elle doit présenter des sûretés au point de vue politique.

En Hongrie, la solution de ces problèmes a été essayée de la façon suivante (décret du 26 mars 1919, n° 9) :

Dans chaque entreprise expropriée les ouvriers ont élu un conseil d’exploitation, composé, suivant la grandeur de l’entreprise, de trois à sept personnes, ouvriers ou employés, au choix des votants. Voici quelle est la fonction du conseil d’exploitation : maintenir la discipline du travail, protéger le patrimoine de l’entreprise, contrôler le commissaire chargé de l’exploitation ; fixer, de concert avec le commissaire de la production, les conditions du travail, ainsi qu’embaucher et licencier les ouvriers ; répartir les ouvriers en catégories suivant les salaires, etc.

Pour chaque entreprise expropriée, ou du moins pour un groupe de petites entreprises, on nomma un commissaire à la production. Celui-ci représente l’intérêt de la collectivité vis-à-vis du conseil d’exploitation recruté dans le personnel de l’entreprise. Il prend la place du ci-devant directeur général, achète et vend et manie, de concert avec le président du conseil d’exploitation, les espèces et les comptes bancaires de l’entreprise. Dans le cas d’un conflit avec le conseil d’exploitation ou les ouvriers de l’entreprise, ses instructions doivent être suivies, en attendant la décision d’une instance supérieure. Il est le trait d’union personnel et permanent entre l’entreprise et les autorités supérieures, tandis que les membres du conseil d’exploitation peuvent être à chaque instant remplacés par de nouveaux membres, selon le vote des ouvriers.

Ce système satisfait aux quatre conditions précitées, — pourvu que la personne du commissaire à la production soit ce qu’elle doit être ! Le conseil d’exploitation a sa racine dans le personnel lui-même, le commissaire à la production représente les intérêts de la collectivité. L’organisme n’est pas bureaucratique, attendu que les membres du conseil d’exploitation et le commissaire à la production peuvent être à chaque instant remplacés.

Les défauts de cette organisation sont les suivants :

Les membres du conseil d’exploitation tâchent de se libérer entièrement du travail productif. Sous prétexte de contrôle, ils se confinent dans les bureaux. Par conséquent le nombre des employés improductifs augmente. Pour pouvoir conserver de façon durable ce poste agréable, ils s’efforcent de se concilier la faveur des ouvriers par des concessions dans la discipline, dans la quantité de travail accompli, dans la question des salaires, le tout au détriment des intérêts de la collectivité. C’est pourquoi en Russie quelques membres du conseil d’exploitation sont des délégués venus de l’extérieur de l’usine. En Hongrie, nous avions essayé d’accorder aux syndicats une influence sur le choix du conseil d’exploitation. Faute de durée, le succès de cette tentative n’a pu être déterminé.

La plus grande difficulté provient du choix des commissaires à l’exploitation. Ici se produit un antagonisme malaisé à surmonter. Pour assurer la marche régulière de l’exploitation, il est désirable d’avoir un spécialiste expérimenté commercialement et techniquement. Or, ces gens-là, au point de vue politique, sont peu sûrs, étant mal disposés à l’égard d’un régime ouvrier[6]. Et, si c’est un travailleur manuel qui est nommé, il doit naturellement être choisi parmi les camarades qui se sont mis à la tête du mouvement ouvrier. Or, rien ne garantit que ces hommes, qui furent de bons agitateurs et organisateurs contre le Capital, soient particulièrement qualifiés pour diriger une entreprise. Le conflit entre l’aptitude professionnelle et la bonne foi politique n’est pas susceptible d’une solution toujours parfaite. Dans nombre d’entreprises on a choisi des ingénieurs qui avaient déjà adhéré antérieurement au mouvement ouvrier, dans d’autres cas des ouvriers d’un mérite rare, mais alors, naturellement, l’appareil technique et commercial existant jusqu’alors fut provisoirement maintenu. La pénurie de capacités eut pour conséquence que les ouvriers des entreprises proposèrent eux-mêmes les individus qualifiés pour ce poste. Mais cette manière de faire fut préjudiciable à l’autorité des commissaires. Les intérêts locaux passèrent trop au premier plan. C’est, d’ailleurs, une chose bien significative du peu de développement de la conscience de classe dans le prolétariat hongrois, que dans beaucoup d’entreprises les ouvriers réclamèrent la nomination comme commissaire à la production de l’ancien patron ou de l’ancien directeur général. Il fallut souvent du mal pour amener les ouvriers à agir autrement. Dans des cas exceptionnels, en présence de capacités techniques toutes spéciales, les anciens dirigeants restèrent de fait à leur poste. Dans beaucoup de cas, il fallut procéder à une double nomination : à côté du spécialiste bourgeois fut placé comme contrôleur un ouvrier, ou encore un spécialiste technique fut adjoint au commissaire ouvrier.

Comme autorité supérieure, il y eut tout d’abord le Commissariat du Peuple pour la Production Sociale, qui comprenait des sections correspondant aux diverses industries. Tous les travaux d’ordre technique et commercial et tous les travaux d’organisation furent provisoirement à la charge de ce Commissariat. (Pour l’œuvre d’organisation, voir plus bas.)

Quelles entreprises doivent être expropriées ?

L’abondante littérature relative à la socialisation a depuis longtemps exposé la question : les grandes entreprises de l’industrie extractive et de l’industrie des transports, les fonderies, fabriques de machines, etc. Mais toutes ces études ont le défaut commun de concevoir la socialisation comme un simple changement de propriétaire se produisant dans le cadre du système économique capitaliste. L’Etat achète simplement les entreprises. Il est vrai qu’Otto Bauer (Le Chemin du Socialisme, Vienne, 1919) veut se procurer les ressources à ce nécessaires par une taxe sur la fortune, de sorte que l’Etat n’a rien à débourser pour entrer en possession des entreprises. Il est vrai que Kautsky (La Révolution Sociale) veut rapidement récupérer, par un gros intérêt sur le revenu et sur les successions, les rentes d’Etat qui sont attribuées aux anciens possesseurs. Mais, avec ce système, l’ensemble de la structure capitaliste du pays n’en reste pas moins essentiellement intact. La socialisation intégrale que réclame le communisme, c’est-à-dire l’expropriation sans indemnité et s’opérant automatiquement, est à la fois un fait économique et révolutionnaire. Elle doit, en enlevant rapidement à la bourgeoisie les ressources matérielles, lui rendre impossible la contre-révolution. C’est ce point de vue politique qui s’oppose à ce qu’une dictature prolétarienne admette une socialisation lente, méthodique et comportant une indemnité, ce qui ne nous empêche pas de reconnaître qu’il est « injuste » que les gens expropriés perdent tout, tandis que d’autres qui n’ont qu’une petite fortune conservent leurs biens. Mais l’expropriation est un acte de la lutte des classes, et dans la lutte les classes dirigeantes ne connaissent, elles non plus, aucune justice.

L’étendue de l’expropriation n’est donc réglée que par des considérations d’opportunité. L’expropriation doit être assez considérable pour briser la puissance économique de la classe bourgeoise. Et cela aussi vite que possible. Les deux choses dépendent aussi du nombre de personnel dont on dispose à cet effet.

En Russie ne furent expropriées que des entreprises ayant plus de 50 ouvriers ou un capital de plus d’un demi-million ou d’un million de roubles, et cela selon un rythme assez lent. Dans beaucoup de cas l’expropriation n’était pas encore consommée un an après la Révolution. Le décret du 2 juillet 1918 laisse, à titre de bail, l’usage gratuit des exploitations expropriées à leurs anciens détenteurs. L’administration et les anciens détenteurs en assurent provisoirement le financement sur les bases anciennes... En Hongrie au contraire, toutes les entreprises occupant plus de 20 ouvriers furent expropriées, et cela automatiquement, dans le courant même du mois de mars. Qui plus est, dans la pratique, on descendit souvent au-dessous de cette limite, parce que des ouvriers ayant une conscience de classe ne voulurent pas plus longtemps, dans des entreprises de 10 à 15 personnes, obéir au patron, et obtinrent également l’expropriation de l’entreprise.

La différence entre les deux procédés se justifie ainsi qu’il suit. L’industrie russe s’est développée très tard et principalement à l’aide de capitaux étrangers. La conséquence en fut que le capitalisme s’établit d’emblée en Russie sous sa forme la plus avancée, celle des entreprises gigantesques, et que les exploitations moyennes, nées du terroir et basées sur la manufacture, y manquent presque totalement. La Russie est le pays où prévalent les exploitations géantes. C’est pourquoi, économiquement comme politiquement, l'expropriation au delà de 50 ouvriers était suffisante. Au contraire, la Hongrie ne possède que relativement peu de très grandes entreprises, mais beaucoup d’exploitations comptant de 20 à 50 ouvriers. C’est pourquoi la limite dut être abaissée. Et puis la nécessité de réaliser le plus tôt possible, par suite de la grande pénurie de marchandises, une organisation économique rationnelle, obligea à adopter cette basse limite d’expropriation. (Nous parlerons à un autre endroit de l’expropriation des banques, du négoce et de la grande propriété terrienne).

La lenteur de l’exécution fut occasionnée en Russie par la guerre civile, par la grande étendue d'u pays et par le sabotage des fonctionnaires, hostiles aux Bolcheviks.

En Hongrie, la dictature fut implantée sans guerre civile; tout l’appareil administratif et technique des fonctionnaires ne fît au début aucune résistance; étant donné le peu d’étendue du pays, il fut donc possible de réaliser très vite l’expropriation. Il n’y a pas de doute que le système hongrois ne soit politiquement et économiquement le meilleur. Plus l’expropriation est rapide et radicale, plus vite les individus qui constituaient la bourgeoisie sont contraints de dépouiller leur caractère bourgeois, plus la transition est courte et facile. Dans les pays occidentaux, où la classe ouvrière est plus instruite et par conséquent plus apte à la direction des entreprises, après la conquête de la puissance politique, l’expropriation pourra s’opérer encore plus vite et plus radicalement qu’en Hongrie.

Mais l’expropriation des expropriateurs ne constitue que le premier pas dans l’établissement de la nouvelle économie. Le remplacement des capitalistes par une direction prolétarienne a eu pour résultat d’assurer la continuité de la production. A vrai dire, par suite de la diminution de l’intensité du travail, le rendement a baissé (nous parlerons plus tard en détail de ce phénomène), mais un chaos économique a pu ainsi être évité. Nous allons maintenant décrire les tentatives d’organisation de l’économie prolétarienne et les problèmes que soulève ce sujet. Car l’exclusion des capitalistes et la prise en mains de la direction des diverses entreprises par les délégués de la classe ouvrière ne sont que les préliminaires du nouveau régime. Les entreprises expropriées doivent être groupées organiquement, doivent être agencées en un tout bien ordonné ! Telle est la tâche proprement dite de la dictature du prolétariat : réaliser le passage de l’économie capitaliste à l’économie communiste.

V. L’organisation de l’économie prolétarienne[modifier le wikicode]

« Lors des révolutions bourgeoises, dit Lénine, la tâche principale des masses laborieuses résidait dans l’accomplissement de la besogne négative ou destructrice : anéantissement du féodalisme, de la monarchie, du Moyen âge... Le travail constructeur ressortissait à la minorité bourgeoise et possédante. Il apparaît, au contraire, que dans toute révolution socialiste, la tâche du prolétariat est d’ordre essentiellement constructeur ; il lui appartient de tendre un réseau extraordinairement compliqué, aux fils ténus reliant entre elles les nouvelles organisations ayant trait à la création et â la répartition organisée des produits nécessaires â l’existence de douzaine de millions d’hommes ».

C’est en ces termes que Lénine caractérise la différence fondamentale existant entre la Révolution bourgeoise et la Révolution prolétarienne.

La nouvelle œuvre d’organisation ne peut commencer que lorsque les moyens de production sont passés aux mains du prolétariat. Le fait de l’expropriation en lui-même ne signifie pas grand’chose. Toute l’économie doit être édifiée sur l’organisation, comme étant l’unique voie conduisant à l’augmentation du rendement du travail, qui est la tâche la plus urgente. L’organisation de l’économie prolétarienne n’est pas un thème absolument neuf : toutes les formes d’organisation de l’économie communiste figurent déjà dans le capitalisme moderne; il importe seulement de les élargir et de les adapter aux nouvelles conditions sociales, de transformer les organes du capitalisme, qu’elles étaient, en organes de l’économie communiste.

Le problème initial le plus difficile consiste dans la démarcation exacte de ce qui sera attribué à l’organisation centrale et de ce qui sera laissé aux initiatives locales. Du point de vue matériel on distingue les divisions suivantes :

La construction organisée et technique de l’économie ;

L’économie matérielle ;

L’économie humaine.

Au début, toutes ces fonctions étaient confondues, en Hongrie, dans le commissariat de la production sociale. Par suite du manque d’instances spéciales, tout était réuni dans les mêmes mains. Peu à peu une séparation s’opéra et au bout des quatre premiers mois l’ébauche de la nouvelle organisation était déjà nettement dessinée.

Dans l’œuvre technique d’organisation de l’économie communiste il s’agissait avant tout de distinguer les exploitations qui doivent être réunies dans une organisation centrale de celles qui ressortissent à l’administration locale. Ceci est, avant tout, question de lieu. Les exploitations situées sur le lieu même de la consommation, dont les produits ne supportent pas le transport au loin seront laissées à l’administration locale. Ce sont : les installations des eaux, du gaz, les centrales électriques locales, les transports urbains, les briqueteries et carrières de sable, les ateliers de raccommodage et de ressemelage, les fabriques de pain, les jardins potagers, tous les moyens de communications locaux, les bains publics, etc... Les exploitations de ce genre seront donc normalement communalisées et non étatisées. Par contre, celles dont les produits servent à la consommation de toute la population appellent une unité d’organisation technique et de direction. Cette direction sera établie de préférence sur le modèle des trusts capitalistes. Le tableau idéal d’une telle organisation, par exemple les centrales d’exploitation qui étaient en voie de constitution en Hongrie, est le suivant :

Toutes les exploitations d’une branche d’industrie sont organisées en une seule entreprise. Les diverses exploitations forment de simples divisions de la centrale. La comptabilité des diverses exploitations est réduite à l’enregistrement du matériel et au calcul des frais de revient ; c’est la centrale qui établit le bilan. Elle a charge aussi de procurer à toutes les exploitations les matières premières et accessoires ; elle seule vend les produits ou en dispose. Les paiements sont effectués par la centrale qui administre l’ensemble des biens des exploitations réunies. C’est la centrale, d’accord avec le Conseil Supérieur de l’économie publique, qui décide de la nature et de la quantité des objets ou denrées qui devront être produits dans les diverses exploitations. Les noms évoquant le souvenir des anciens propriétaires capitalistes sont supprimés et remplacés par une désignation convenable, par exemple : « Moulins à vapeur de la République des Conseils nos 1, 2, 3, etc... »

L’unification de la conduite des affaires ne doit naturellement pas dégénérer en maquis bureaucratique. A la di rection des diverses exploitations éloignées les unes des autres, il faut assurer la liberté de mouvements nécessaires : embauchage et renvoi des ouvriers, leur affectation ; répartition de la production, etc... La centralisation ne devra pas être poussée au point qu’il faille, par exemple, l’autorisation en règle de la centrale pour une réparation minime à effectuer à une machine. Il va de soi que l’exact partage des pouvoirs entre les directions centrale et locale ne pourra être déterminé que dans la pratique.

Il semble qu’en Russie les centrales d’exploitations soient établies de façon analogue. Suivant un rapport de Larine, il existait fin 1919 en Russie des centrales pour les branches d’industrie suivantes : textile, métallurgie, papier, caoutchouc, cuivre, ciment, charbon, bois, tourbières, salines, allumettes, tabac, amidon, alcool, sucre ; en outre, pour les cuirs, installations d’électricité, manufactures de chaussures, boulangeries, etc... En Hongrie, la fusion des différentes entreprises en une centrale fut différée à cause de l’atmosphère troublée de la politique étrangère. Le gouvernement hongrois des Conseils, entouré d’Etats capitalistes hostiles, s’engagea à ne pas toucher aux biens des capitalistes étrangers ou à les dédommager entièrement en cas d’expropriation. La direction prolétarienne fut, à vrai dire, installée dans toutes les exploitations sans égard pour la nationalité des propriétaires. Mais le respect de la propriété étrangère empêcha la suppression de l’indépendance de beaucoup d’entreprises où le capital .étranger était investi dans une large mesure. Du point de vue politique il semblait absolument improbable que la dictature du prolétariat en Hongrie pût se maintenir longtemps dans l’isolement. En fait, le gouvernement voulait gagner du temps et retarder autant que possible l’intervention armée des Etats capitalistes jusqu’à ce que la Révolution se fût étendue aux Etats voisins ou que la jonction militaire fût établie avec la Russie. Il fallut donc accorder aux entreprises étrangères dépossédées la permission de continuer à tenir une comptabilité particulière comme unités indépendantes. Cette circonstance empêcha de poursuivre jusqu’au bout la réunion des entreprises. A cela s’ajouta le tacite mais tenace sabotage des fonctionnaires qui voyaient leurs places menacées par une centralisation énergiquement poursuivie ; phénomène qui se reproduira sans doute sous toutes les dictatures.

La direction centrale de la production rencontra une difficulté permanente dans l’intérêt particulariste des différentes contrées. En cette période de pénurie générale, les autorités politiques locales, les conseils locaux avaient tendance à revendiquer pour leur propre usage les objets et denrées produits sur leur territoire. Les organisations centrales, sans cesse aux prises avec cette tendance, devaient, pour résister aux empiètements des autorités politiques locales, en appeler à l’autorité du commissariat du peuple à l’intérieur ; pas toujours avec succès. La nécessité apparut d’organiser dans les centres des contrées des représentations de l’administration centrale économique. C’eût été des offices économiques avec des fonctionnaires nommés par l’autorité centrale et auxquels eût été joint un Conseil économique central (dont nous exposons plus loin l’organisation). L’office économique devait exécuter les décisions des autorités centrales économiques et participer à l’administration des exploitations communistes locales.

Parallèlement à la centralisation de la direction d’exploitation on s’attaqua à la concentration de la production en Hongrie. Cela n’alla pas sans de grandes difficultés. Là où l’influence des facteurs locaux s’est fortement manifestée dans la réunion des exploitations analogues en certaines localités, il est relativement aisé d’instaurer la concentration de la production. Mais même dans ce cas, les ouvriers font des difficultés ; les uns, paresseux, pour n’avoir pas à faire un trajet supplémentaire en se rendant à l’atelier ; d’autres par crainte de perdre leur ancienne place si la dictature ne se maintient pas ou si l’accroissement du rendement du travail venait à les rendre superflus dans leur métier présent. Une sorte de chauvinisme joue aussi là dedans un certain rôle. Comme, à Budapest, il s’agissait d’abandonner la construction de remorqueurs dans un chantier pour la concentrer dans un autre, les ouvriers, opposés à la mesure, firent valoir, en premier argument, la vieille et bonne réputation de « leur » chantier. Ces résistances, toutefois, sont relativement faciles à vaincre par les éclaircissements, les explications fournis aux ouvriers. En revanche, la concentration de la production échoue dans maintes localités à cause du manque de logements. Pour pouvoir concentrer la production dans une exploitation, il importe de donner aux ouvriers de quoi se loger, de créer de nouvelles habitations. Etant donnée la pénurie générale de matériaux, cela demande, au début de la dictature, beaucoup de temps.

Parmi les attributions de la direction centrale figure le contrôle de la gestion, du maniement des fonds de l’Etat : problème qui suscita en Russie des difficultés particulièrement graves. Lénine voit dans le contrôle systématique l’une des tâches les plus importantes de la construction. Dans ses Problèmes urgents du Pouvoir des Soviets, il écrivait, le 29 avril 1918, les lignes suivantes :

« La plus grande difficulté se trouve sur le terrain économique : elle consiste â réaliser partout le plus strict rendement des comptes et le contrôle de la production et de la répartition des produits... (p. 5). Tiens un compte précis et exact de l’argent, gère économiquement, ne sois pas un paresseux..., tels sont maintenant les préceptes les plus urgents après la chute de la bourgeoisie (p. 9). Le facteur essentiel semble être l’organisation du rendement de comptes et du contrôle le plus rigoureux de la production et de la répartition des produits, contrôle étendu au peuple tout entier. Nous n’avons pas encore obtenu de rendement de comptes ni de contrôle dans les entreprises expropriées (p. 11). Notre travail d’organisation du rendement des comptes et du contrôle populaire n’a point manifestement, — c’est évident pour l’homme qui raisonne — marché du même pas que l’immédiate expropriation des expropriateurs. Si nous voulions poursuivre l’expropriation du capital à la même rapidité que dans le passé, nous irions à un échec certain... Nous allons maintenant nous lancer à corps perdu dans l’organisation du rendement de comptes et du contrôle. » (p. 12).

L’usage inconsidéré du bien de l’Etat, de la richesse enlevée à la bourgeoisie découle avant tout de l’esprit de lucre capitaliste propre à toute la Société, dont la guerre prolongée contribua encore à abaisser le niveau moral. A cela s’ajoute une certaine confusion quant aux nouvelles conditions de propriété. Les prolétaires qui administrent les entreprises expropriées ont tendance à considérer les exploitations comme leur bien propre et non celui de toute la communauté. Voilà qui donne à un contrôle fonctionnant bien une importance particulière, d’autant qu’il est aussi un excellent moyen d’éducation.

Le problème du contrôle fut très bien résolu en Hongrie. Le nombre des contrôleurs jadis au service des capitalistes fut accru par l’adaptation à cette profession d’avocats et de professeurs de renseignement secondaire ; ces contrôleurs, employés de l’Etat, formaient une section spéciale du Conseil économique. La section était divisée selon les groupes de professions, en sorte que les mêmes fonctionnaires contrôlaient régulièrement les exploitations de certaines branches d’industrie. Le contrôle ne s’étendait pas seulement à la gestion du matériel et des fonds, mais aussi à l’emploi judicieux des forces actives, à l’examen des causes du mauvais rendement du travail ou du résultat défavorable en général. Le contrôleur désigné examinait sur les lieux, à intervalles fixes, fonctionnement et comptabilité et rédigeait un rapport où non seulement il dévoilait les vices mais où il proposait des réformes. Les contrôleurs mêmes n’avaient pas le droit de prendre une disposition quelconque dans les exploitations contrôlée par eux ; ils se contentaient de soumettre leurs rapports aux autorités compétentes. Cependant une coopération ne tarda pas à s’établir entre le contrôleur, le commissaire à la production et le Conseil d’exploitation. Les avis du contrôleur furent souvent suivis spontanément.

Il se créa aussi un organe, le « Journal des Contrôleurs », qui fut adressé à toutes les entreprises expropriées et qui contribua pour beaucoup à éclaircir, dans les milieux ouvriers, les questions d’organisation concernant la direction des exploitations. Le Contrôle systématique fut étendu non seulement aux exploitations, mais à la gestion de tous les commissariats du peuple.

Pendant et après la dictature des Conseils, on parla et on écrivit beaucoup sur la corruption de la nouvelle bureaucratie soviétique. Nous-mêmes nous sommes à maintes reprises, par la parole et par l’écrit, élevé vivement contre la corruption. Cependant il importe d’établir que la fortune publique ne fut pas plus mal gérée sous la dictature que sous le régime bourgeois. La corruption apparut davantage du fait que dans la Société bourgeoise seule une petite fraction, — savoir les membres de la classe dirigeante — avait accès à la corruption et qu’elle pouvait fort bien la masquer dans la plupart des cas, puisque la machine de l’Etat bourgeois possédait à ce faire une admirable routine. Sous la dictature prolétarienne, une portion bien plus grande de la population prenant part aux affaires d’Etat, le nombre des cas de corruption augmenta. Les prolétaires défaillants opérèrent dans nombre de petits postes, et maladroitement, par manque d’expérience. Mais alors que les vols importants des malfaiteurs bourgeois étaient étouffés par le système bureaucratique, les nombreuses petites malversations des fonctionnaires soviétiques apparurent au grand jour grâce à la constitution démocratique et au contrôle systématique. L’institution d’un bon organisme de contrôle est donc, en tant que moyen de répression de la corruption qui surgit nécessairement au début de la dictature, une tâche importante et urgente pour l’Etat prolétarien. L’exécution en est facilitée du fait que les contrôleurs seront tout bonnement gens compétents et honnêtes ; ils ne seront pas nécessairement des partisans convaincus du système prolétarien.

L’économie du matériel offre à l’économie de la dictature de graves problèmes. Dans le cas présent nous entendons par « matériel » non seulement toutes les matières premières, mais encore les moyens de production achevés, c’est-à-dire tous les objets, à l’exception de ceux qui, étant destinés et mûrs pour la consommation sont improductifs. Le nœud du problème réside en ceci qu’étant donné l’épuisement de toutes les réserves par la guerre, les obstacles apportés à la production par l’isolement économique et l’aspiration des masses prolétariennes à une existence meilleure, il faut s’attendre pendant des années à une pénurie de matériel. Le matériel existant et nouvellement produit ne doit donc pas être livré à la consommation d’une manière anarchique, mais être réparti selon le principe du plus grand rendement du travail et de l’urgence des besoins.

Dans ce but, on créa, pour les objets les plus importants, des offices du matériel, certains par la transformation des anciennes centrales de guerre. L’organisation des offices consistait en un corps de fonctionnaires préposés à l’exécutif et un conseil directeur présidant à la répartition, lequel était composé des représentants des associations ouvrières utilisant le matériel en question. Il y avait des offices pour le charbon, le bois, le fer et les objets en fer, les matériaux de construction, produits chimiques, pétrole et essence, verre, cuir, textiles, sacs, et aussi pour diverses denrées de consommation, comme les céréales, fourrages, sucre, alcool à brûler, meubles, etc... Les fonctions des offices du matériel résidaient dans la réception et l’inscription des réserves et dans leur répartition normale. La répartition s’effectuait pratiquement ainsi : une échelle d’urgence était dressée pour toutes les exploitations et servait à satisfaire les demandes. En ce qui touche le charbon, on contentait avant tout les services des eaux, de la lumière et de la force électriques, les chemins de fer, l’industrie de la guerre ainsi que les importantes industries de denrées alimentaires : moulins, abattoirs, fabrique de levure, etc... La quantité devant être délivrée à ces exploitations fut fixée pour un certain temps. De temps à autre seulement, il fallait décider de l’emploi du reste. L’appel des délégués ouvriers dans les Conseils de répartition n’était pas seulement nécessaire afin de les initier au problème de la direction générale de l’économie, mais pour permettre aux ouvriers des branches d’industrie ou des exploitations qui chômaient par suite du manque de charbon ou de matières premières de s’assurer que le charbon ou les matières premières ne leur étaient pas refusés méchamment, mais dans l’intérêt de l’économie générale.

La direction de tous les offices du matériel était confiée, en dernière instance, au Conseil supérieur de l’économie à qui il incombait de fixer, de concert avec l’ensemble de la direction de la production, les principes supérieurs de la gestion du matériel en général. Une unité de direction supérieure est absolument indispensable pour éviter que certaines exploitations ne reçoivent de quelques offices le matériel nécessaire à la production, et rien des autres, comme le cas s’est présenté maintes fois pendant la guerre. Une économie matérielle rigoureusement organisée et poursuivie avec énergie est le meilleur levier de l’économie prolétarienne. De petites exploitations qu’il ne vaut pas la peine d’exproprier et de faire passer dans la gestion étatiste ou communiste seront rattachées par l’économie matérielle à l’ensemble de l’économie ou, si c’est nécessaire, arrêtées par suppression de matières premières. La concentration de la production dans les exploitations les mieux organisées peut être accomplie même malgré l’opposition des ouvriers et employés, à l’aide de la répartition judicieuse des charbons et autres matières importantes. Une économie matérielle bien organisée donne au communisme naissant une supériorité absolue vis-à-vis des derniers restes du système économique privé.

L’économie matérielle était déjà passablement bien édifiée en Hongrie et le fonctionnement des offices du matériel ne fut guère troublé que par les empiètements, mentionnés plus haut, des autorités locales et par les abus de quelques exploitations qui, soustrayant une partie de leur production à l’office du matériel, se livraient à une sorte de commerce de contrebande. C’est ainsi que les ouvriers d’une mine de charbon instituèrent le travail du dimanche et échangèrent le charbon extrait ce jour-là contre des denrées alimentaires. Mais ces cas étaient tout à fait exceptionnels. L’économie matérielle du gouvernement hongrois des Conseils ne comprenait certainement pas dans toute la production des biens monopolisés une part inférieure à celle des centrales de guerre capitalistes.

Sous le gouvernement hongrois des Conseils nombre de plaintes s’élevèrent contre les offices du matériel dont les agissements bureaucratiques, disait-on, entravaient la production. La plupart de ces plaintes cependant n’étaient pas fondées. La pénurie chronique de matériel nécessitait l’examen rigoureux de chaque demande, d’autant plus que les directeurs prolétaires, poussés par le désir d’assurer à tout prix la production de « leur » exploitation, demandaient plus qu’ils n’avaient besoin. En conséquence, toute demande qui ne se renouvelait pas périodiquement passait par la section de la production sociale qui en examinait le bien-fondé. Ce retard bureaucratique peut être supprimé dès qu’est assurée une réserve plus abondante de matériel. Le fonctionnement rapide, sans heurt, des offices du matériel fut également entravé par le tacite sabotage de certains fonctionnaires ou techniciens animés de sentiments contre-révolutionnaires, par le nombre insuffisant des bureaux de répartition de province, ainsi que par la circonstance suivante : les réserves des offices du matériel étaient, en partie, gérées par les commerçants qui avaient tout intérêt à exécuter avec négligence les ordres desdits offices et à vendre le plus d’objets et denrées possibles à des prix illicites.

Le lecteur aura sans doute remarqué que le champ d’action des offices du matériel paraît se confondre avec celui des centrales d’exploitation en voie de construction à cette époque. C’est exact. Il y avait quelques offices du matériel qui non seulement procédaient à la répartition du matériel, mais dirigeaient aussi la production.

Il en fut de même à l’office du textile. Autant que nous avons pu nous en rendre compte, il semble que dans les centrales russes il en fut également ainsi en général. Il s’agit donc de savoir s’il est, en somme, nécessaire et avantageux d’organiser des centrales du matériel et d’exploitation ou si l’exploitation et la répartition doivent continuer à fonctionner sous une seule direction, comme dans les trusts capitalistes. Cette question ne peut être réglée définitivement en tablant sur les expériences acquises par la révolution hongroise, car pour les raisons mentionnées plus haut, on ne s’occupa sérieusement de l’organisation des centrales d’exploitation dans la république hongroise des Conseils que durant les dernières semaines de son existence.

Il semble cependant que les deux organismes soient nécessaires avec chacun leur cercle d’action rigoureusement déterminé. La Centrale d’exploitation a à diriger la production de ses usines. Les offices du matériel n’ont rien à faire avec les diverses exploitations. En revanche, ils disposent de tous les stocks de marchandises, déterminent ce qui doit être produit à l’intérieur, ce qui doit être importé et, éventuellement, exporté.

Délivrée des soucis de la répartition, la Centrale d’exploitation peut se consacrer entièrement à l’accroissement de la production, et l’office du matériel à la tâche importante de la répartition normale avant toute chose. La conduite des centrales d’exploitation doit être confiée à des spécialistes de formation technique. Celle des offices du matériel doit surtout avoir un caractère statistico-économique.

Des raisons techniques interviennent également en faveur de la séparation des fonctions. Il y a des cas, par exemple, où la production et la répartition sont deux domaines complètement à part. Ainsi, la répartition par la Centrale du fer des scories produites par les fonderies ne serait point du tout normale. Elle incombe à l’office des engrais chimiques ou artificiels.

La réunion de la Centrale d’exploitation avec l’office de la répartition donne des offices gigantesques et une bureaucratie formidable, comme ce fut le cas en Hongrie pour l’office du bois. Toutes les considérations qui précèdent nous montrent qu’il est normal d’établir ces deux formes d’organisation avec chacune leur cercle d’action rigoureusement séparé.

Dans une période plus éloignée, quand la pénurie des matières et produits aura cessé d’exister et quand une répartition momentanément abondante dans un pays ne signifiera plus nécessairement disette et accalmie dans l’autre, les offices du matériel pourront être supprimés et la répartition assurée par les centrales d’exploitation, d’après les indications générales données par l’office des statistiques.

Le problème particulièrement important de l’économie humaine ne fut traité que dans les lignes les plus générales sous la dictature des Conseils. Le fondement de l’économie humaine dans toute dictature prolétarienne est le travail générai obligatoire. En principe, il fut établi pour tout humain bien portant. Mais c’est seulement au cours du dernier mois de la république des Conseils que fut instituée une section au conseil économique suprême chargée de poursuivre l’application pratique de cette mesure. Cette section avait pour lâche :

La réception des forces actives, dont un tableau permanent devait être tenu. A cette fin, on avait en vue l’établissement d’une carte de travailleur obligatoire pour toute personne apte au travail. Sur cette carte dussent figurés, outre l’état civil du porteur, les renseignements concernant l’usine ou le chantier où il était occupé. Elle eût également mentionné s’il était sans emploi. La première réception était liée à un examen médical général concernant l’aptitude au travail. Le tableau des forces actives devait être tenu par les caisses de maladie ouvrières, à qui incombait aussi le paiement des secours de chômage. Ceci afin d’éviter que la même personne touchât à la fois l’indemnité de maladie et le secours de chômage. La carte ouvrière eût également servi dans ces deux cas.

Le placement des travailleurs. Celui-ci ne devait pas être fait de la façon mécanique employée en système capitaliste, où les chômeurs sont envoyés pour occuper les places vacantes s’il y en a, mais il avait toujours en vue l’accomplissement d’un travail productif. Les lois économiques régissant l’économie prolétarienne sont tout à fait autres qu’en régime, capitaliste. Le capitaliste, guidé par le principe du bon rendement, n’emploie des ouvriers que si s’offre la possibilité d’une production comportant une plus-value.

En régime prolétarien, le point de vue qui sert de règle est que dans la mesure du possible les citoyens aptes à travailler effectuent un travail productif, dût même le produit de leur effort représenter une valeur inférieure au salaire octroyé. Un tel travail, du point de vue capitaliste, est un travail à perte. Pour un Etat prolétarien, qui a la charge de l’entretien de tous les ouvriers, ce travail est encore avantageux.

C’est pourquoi il est désirable d’occuper toutes les personnes aptes au travail, même pour n’obtenir d’elles qu’un faible rendement. A vrai dire, en cas de pénurie générale de matières premières et de moyens de production, il n’est pas toujours très facile de trouver des occasions de travail. Quoi qu’il en soit, l’agriculture et tout ce qui s’y rattache : l’irrigation, l’amélioration du sol, la construction de chemins, de canaux, l’établissement de conduites d’eau, etc., peut — avec un matériel restreint — occuper à un travail productif un grand nombre d’hommes, en supposant, bien entendu, que les difficultés de logement, dont nous avons déjà fait mention plus haut, aient pu être résolues. Pendant la période constructive de l’économie prolétarienne, le rôle le plus important et certainement le plus difficile incombe à la section économique du conseil suprême. Si l’on veut obtenir, dans un avenir plus ou moins rapproché, l’élévation du standard de vie réclamée par le prolétariat, il faut donc que la dictature soit exercée de façon particulièrement rigoureuse.

Nous avons déjà montré que cette élévation ne peut être obtenue que par la transformation complète des méthodes de travail reposant sur le principe de la répartition capitaliste des revenus.

Il faut mettre les ouvriers précédemment employés dans l’industrie des objets de luxe à la production des articles en série ; les fonctionnaires, jusqu’alors occupés à la surveillance et à l’administration de la propriété privée, de même que les représentants de la bourgeoisie, doivent être affectés à un travail productif.

A l’égard des membres de la bourgeoisie, la contrainte à une valeur importante. Il faut leur enlever toute possibilité d’aggraver, grâce au commerce clandestin et à l’accaparement, les difficultés de l’établissement du système de répartition prolétarien. Il est bien entendu que dans ces conditions les travailleurs doivent effectuer tout travail dont ils sont physiquement capables sans égard à leur éducation professionnelle. Toutes les barrières corporatives sont renversées sans ménagement aucun.

L’obligation, pour un grand nombre de gens, d’abandonner leur profession et de se consacrer à une autre occupation est un processus douloureux mais nécessaire, si l’on veut rendre possible une élévation du standard de vie. En Hongrie, l’éducation professionnelle ne fut provisoirement suspendue que pour ce qui concernait les branches d’occupation complètement ou partiellement inutiles dans la nouvelle organisation sociale. Parmi ces branches figuraient les juristes et les fonctionnaires privés. Interdiction était faite d’accepter de nouveaux apprentis dans l’industrie de luxe et dans les cafés. Il était en outre permis aux apprentis et aux adolescents appartenant aux professions visées de rompre, fût-ce malgré le patron, leur contrat d’apprentissage.[7]

Des problèmes complexes naissent de ces bouleversements. Il faut naturellement verser des indemnités de chômage aux travailleurs dont les professions sont devenues inutiles. Si cette indemnité est élevée, le rendement de la production totale en souffre, les ouvriers étant peu disposés au travail, vu la différence minime existant entre leurs salaires et les secours accordés aux chômeurs. Ils le sont d’autant moins que les conditions troubles du début leur laissent la perspective de parer largement à cette différence par un travail occasionnel : la fraude des vivres, le commerce de la rue, etc... L’indemnité est-elle au contraire parcimonieusement mesurée, les ouvriers se dressent alors violemment contre tout arrêt des exploitations à rendement nul pour l’Etat prolétarien, contre toute concentration de la production qui en fait des chômeurs « involontaires ». La question est encore plus difficile à résoudre quand, il s’agit des fonctionnaires et des employés sans travail. (Nous traitons la question des fonctionnaires dans un chapitre particulier.) Il est difficile de penser à une autre solution qu’à celle du versement d’une indemnité qui ne serait point par trop réduite, liée à un contrôle sévère et systématique dépendant en dernier ressort des soviets locaux.

En Hongrie, bien qu’on s’en occupât, la question ne fut point résolue. On usa d’un moyen facile à l’égard des employés et ouvriers devenus chômeurs. Ils restèrent, pour la plupart, provisoirement attachés à leur maison avec salaires complets. Cette situation exerça une très grande démoralisation. L’opportunisme des dirigeants ouvriers, particulièrement ceux des grandes associations, empêcha une action plus prononcée. Il faut dire que le travail préparatoire d’organisation n’était point fait.

Pour finir, alors que l’affectation à un travail productif était liée, dans la plupart des cas, à l’envoi des chômeurs de la ville à la campagne, où seul un tel travail pouvait être effectué avec un matériel réduit, cet exode des forces actives était généralement rendu difficile par suite de la pénurie d’habitations. On voit que de la déclaration du travail obligatoire jusqu’à son accomplissement vraiment organisé, il y a un chemin long à parcourir !

La fixation des salaires.

La création et le maintien d’une discipline du travail. Comme ces deux questions dépendent le plus étroitement du problème de l’intensité, nous les traitons au prochain chapitre. D’autres problèmes dépendent aussi de l’économie humaine considérée dans un sens plus vaste : l’éducation à l’école, le choix d’une profession, l’assignation du travail, la protection des travailleurs par des mesures étendues d’hygiène dans les ateliers et dans le processus du travail, etc., etc... Ils ne peuvent être réglés que plus tard dans un stade de développement plus avancé.

Nous voulons maintenant décrire rapidement l’organisation du Conseil économique suprême à qui incombe le développement et la direction de toute l’économie de l’Etat prolétarien.

Aussitôt créée l’institution des commissaires du peuple, ceux-ci prirent tout d’abord la place des ministres. Les anciens ministères de l’agriculture, des finances, du commerce et de l’alimentation fonctionnèrent sous la surveillance générale des commissaires du peuple avec le même personnel de fonctionnaires, gardé provisoirement.

Les fonctionnaires supérieurs, réactionnaires avérés, furent destitués, l’état-major des fonctionnaires renouvelé ne comporta plus que des ouvriers intelligents et des intellectuels acquis à l’Etat prolétarien. Le nombre des commissariats fut immédiatement augmenté d’un commissariat de la production sociale, puis un peu plus tard de celui du contrôle et de l’organisation économiques. Les divers commissariats fonctionnaient d’après l’ancien système des ministères. Ils étaient donc indépendants et séparés.

Tous les projets de décrets étaient Soumis au conseil de gouvernement. Ceci avait deux inconvénients : l’action des commissariats économiques n’était pas assez coordonnée et le temps de tout le Conseil de gouvernement était trop pris par des questions sans importance.

C’est pourquoi au Congrès des soviets la création d’un conseil économique suprême fut décidée. Les divers commissariats économiques perdirent leur indépendance. Ils ne fonctionnèrent plus que comme section du Conseil économique suprême. Leurs dirigeants n’étaient point des commissaires du peuple et ne pouvaient publier aucun décret sans passer par le Conseil économique suprême. Celui-ci, à son tour, ne soumettait plus au Conseil des commissaires du peuple que les questions de principe et projets politiques importants; toutes les autres affaires de son ressort étaient expédiées par lui.

L’organisation du conseil économique suprême était la suivante :

La présidence, représentée par quatre commissaires du peuple, dont chacun dirigeait également, en qualité de fonctionnaire suprême, une section du conseil économique suprême. Les chefs des autres sections étaient convoqués aux séances de la présidence. A celle-ci incombait la direction des commissaires du peuple ; la préparation de tous les décrets économiques et leur promulgation après les délibérations en commission ; la transformation méthodique de l’économie.

La Commission du Conseil économique suprême, c’est-à-dire le véritable Conseil économique, comprenait en première ligne les représentants des principales associations économiques, ceux des Conseils économiques locaux (sur l’organisation desquels nous donnons des renseignements plus bas), les représentants des coopératives de consommation, des centrales des associations de production agricoles et des offices du matériel. Elle comptait en tout environ quatre-vingts membres.

Les dirigeants des diverses sections du Conseil économique suprême en étaient également membres. Les contrôleurs chefs de groupes pouvaient assister aux réunions de la Commission, mais n’avaient point le droit de prendre part aux votes. Devaient être soumis au Conseil : tous les décrets importants, particulièrement ceux se rapportant à l’organisation de la production, à la discipline du travail, aux questions de salaires et d’alimentation. Cette Commission fonctionnait très bien. Les délibérations étaient sérieuses et avaient un caractère pratique. Des sous-commissions étaient nommées régulièrement pour l’étude de diverses questions. Elles se complétaient de spécialistes en cas de besoin et le résultat de leurs travaux était soumis au Conseil par écrit. Les Associations ouvrières étaient représentées par leurs meilleurs dirigeants et déjà se faisait sentir l’orientation nouvelle des syndicats devenant, d’organisations de combat contre le capital qu’ils étaient, des organes de développement de la production prolétarienne.

Le Conseil économique rural. — La grande importance qu’avait l’économie rurale dans la Hongrie fortement agrarienne, rendait désirable la formation d’un Conseil central particulier pour traiter des questions agraires. Celui-ci comprenait environ quarante membres qui se recrutaient parmi les représentants des ouvriers agricoles et ceux des syndicats industriels, liés étroitement à l’économie rurale. Il comptait également des représentants des Associations de production rurales et des Coopératives de consommation, ainsi que des spécialistes des questions agraires. Mais il ne fut formé que vers la fin de la République des Conseils, de sorte qu’aucune expérience n’a pu être faite sur les résultats de son action.

Le Conseil technique suprême. — Pour la solution des problèmes purement techniques, il est nécessaire de faire appel aux meilleurs techniciens du pays. Comme parmi ceux-ci il en est peu sur lesquels, au point de vue politique, on puisse compter, le recrutement ne peut se faire qu’en respectant les idées de chacun.

En Hongrie fut formé un Conseil de techniciens composé de soixante membres recrutés parmi les meilleurs ingénieurs et professeurs des hautes écoles techniques. Ce Conseil, qui comptait aussi quelques représentants de syndicats, se divisait en sections, d’après les groupes d’industrie. Sa tâche était de proposer des solutions aux questions pendantes, concernant la technique de la production. Il avait aussi à faire des propositions sur l’introduction d’innovations techniques, sur la normalisation, la typification, la spécialisation de la production, sur les principes techniques de l’économie matérielle, etc... Les membres du Conseil technique recevaient, contrairement à ceux des autres Conseils, des honoraires de 1 000 couronnes par mois. Des indemnités supplémentaires étaient prévues pour les travaux spéciaux. Ce traitement exceptionnel du Conseil technique avait sa raison d’être dans les sentiments bourgeois qui animaient les spécialistes techniciens.

Comme le Conseil technique fut également institué vers la fin de la République des Conseils, on ne peut fournir que très peu de renseignements sur son activité. Il n’existe en tout cas aucun doute que cette institution est utile et peut donner de très grands avantages au point de vue de l’élévation du rendement du travail — à condition qu’aucun sabotage systématique ne soit exercé, ce à quoi on peut parer en n’hésitant pas à payer largement les travaux effectués.

Les Conseils économiques locaux. — Dans les divers centres de province furent constitués des Conseils économiques locaux. Ils étaient composés de délégués du Conseil politique local, des associations ouvrières, de représentants des grandes exploitations et des organisations de consommateurs. Le Conseil économique local fonctionnait à côté des offices économiques dont il est question plus haut, déléguait ses représentants à la Commission du Conseil économique suprême, dirigeait l’économie de la localité et pouvait soumettre toutes propositions dans les questions débattues au Conseil économique suprême.

Le grand défaut de toutes les organisations centrales était la pénurie de fonctionnaires répondant à ce qu’on attendait d’eux, qui eussent uni les connaissances au dévouement à la nouvelle forme d’organisation sociale. Les meilleurs spécialistes et organisateurs étaient naturellement dans le camp de la bourgeoisie et ne se mettaient sincèrement au service du nouveau régime, que très exceptionnellement. Les fonctionnaires de syndicats qui auraient pu tout au moins donner des renseignements essentiels concernant les branches d’industrie de leur ressort, sur l'importance des exploitations, l’organisation technique, étaient en général mal disposés à l’égard de la dictature. Ils préféraient rester des fonctionnaires syndicaux que de consacrer leur activité au développement de l’économie prolétarienne. C’est pourquoi les fonctionnaires qui administraient ou dirigeaient les organisations économiques centrales étaient, soit des spécialistes animés de sentiments bourgeois, soit des ouvriers possédant une éducation professionnelle très restreinte et, dans beaucoup de cas, de jeunes intellectuels mûs par l’enthousiasme, seulement ne possédant aucune connaissance spéciale.

Mais le changement inopiné de régime réclamait une organisation rapide, immédiate. Il fallait donc accepter tous ceux qui avaient envie d’y participer. Le choix fut long avant d’avoir trouvé pour chaque place l’homme qui convenait.

Si nous comparons l’organisation hongroise et le fonctionnement du système de l’économie prolétarienne avec ce qui s’est passé en Russie, nous trouvons que la transformation de l’organisation s’est opérée plus rapidement et plus énergiquement qu’en Russie. Toutes les grandes exploitations, dont l’expropriation avait été reconnue nécessaire, se virent aussitôt appliquer cette mesure, alors qu’en Russie l’expropriation n’est pas encore accomplie entièrement aujourd’hui.

L’organisation hongroise était plus centralisée et plus bureaucratique qu’en Russie; elle laissait aux masses ouvrières une participation plus restreinte dans le fonctionnement du système économique. Cette distinction réside dans la différence des conditions. A côté de la Russie, la Hongrie est un tout petit pays qui compte dix fois moins d’habitants, et dont l’étendue du territoire représente à peu près la centième partie du territoire russe. C’est ce qui permit d’y centraliser beaucoup de choses qui réclamaient une décentralisation en Russie. La faible étendue du pays, donc, et le fait que la dictature s’y implanta sans révolution préalable et sans guerre civile, rendirent possible l’exécution d’une transformation subite. Le fait que les fonctionnaires et les techniciens ne sabotèrent point ouvertement, mais se mirent volontairement au travail dès le premier moment ; que parmi eux se trouvaient beaucoup de partisans convaincus du communisme ; la circonstance en outre qu’il n’existait dans le pays aucun parti communiste bien organisé qui eût éveillé et maintenu dans les masses ouvrières le désir d’une transformation économique ; tout cela fît que l’organisation entière y prit une forme plus bureaucratique qu’en Russie. Comme on le voit, les formes d’organisation d’un Etat ne peuvent être servilement imitées par un autre Etat.

VI. Le problème de la discipline et de l’intensité du travail[modifier le wikicode]

Toute la domination de classe repose sur la conviction qu’ont les classes dominées qu’il leur est impossible de modifier leur situation. Si cette conviction vient à vaciller, il se produit des explosions révolutionnaires. Mais, comme dans chaque domination de classe la surveillance des travailleurs relativement à la production est exercée avec les moyens de la domination de classe, chaque révolution signifie un relâchement profond de la discipline du travail. Même une révolution politico-bourgeoise, qui ne fait que mettre violemment au pouvoir une nouvelle couche de la classe dominante, en remplacement de la précédente, ébranle la confiance des masses dans l’autorité, et ainsi la discipline du travail. Nous avons constaté ce fait dans tous les pays, postérieurement à la Révolution d’Octobre. En Hongrie, par exemple, cette révolution provoqua déjà une désarticulation complète de la discipline capitaliste du travail, tout comme en Russie sous le régime Kerenski. Dans les usines se constituèrent des Conseils d’exploitation qui fixèrent les salaires de leur propre autorité, qui, de leur propre autorité, chassèrent des entreprises les directeurs mal vus et qui « socialisèrent » quelques entreprises, c’est-à-dire les déclarèrent propriété des ouvriers de l’usine. Le capitalisme fut absolument désorienté en face de ces agissements, car il n’avait pas de force armée pour assurer l’exercice de sa domination de classe et de la discipline de classe, le travail accompli diminua de jour en jour; toute la production alla progressivement vers sa ruine. Ce fut cette situation qui engendra chez quelques socialistes hongrois, au courant des choses économiques, et notamment chez l’auteur de ces lignes, la conviction que, seule, la dictature du prolétariat rendait possible le rétablissement de la production. Il était notoire qu’un rétablissement de la régularité de la production n’était possible que grâce à une dictature, soit prolétarienne, soit bourgeoise. Sur une base capitaliste, le rétablissement de la discipline du travail ne pouvait être essayé que par la force brutale, comme ce fut le cas en Allemagne. Dans ces conditions, le choix n'était pas difficile, car même le capitalisme des pays victorieux présentait les symptômes évidents d’une décadence, et l’exemple de la Russie attestait la possibilité d’un gouvernement purement prolétarien et la possibilité de la restauration de la production sur une base socialiste.

Or, la révolution prolétarienne provoqua d’abord, aussi bien en Russie qu’en Hongrie, une désorganisation encore plus grande de la discipline du travail, ainsi qu’une nouvelle diminution de la production. Les ouvriers qui avaient brisé tous les liens de la domination politique de classe ne voulurent pas, tout d’abord, se plier plus longtemps à la discipline du travail. Cela est psychologiquement facile à comprendre. Les vieux instruments servant à imposer de force aux masses ouvrières le joug de la contrainte, les instruments de la discipline de classe : punition, renvoi, listes noires, lock-out, menace de la famine, cinglante comme un fouet, et emploi de mitrailleuses dans le cas d’une action en masse du prolétariat, perdent tout leur sens, dès que les ouvriers eux-mêmes administrent les entreprises et que le Gouvernement et la force armée sont entre leurs mains. Il en résulte la tâche difficile de créer une discipline du travail d’un genre nouveau, libre et adaptée au changement des circonstances sociales ayant abouti à un nouveau régime, sans quoi l’accroissement de l’intensité et du rendement du travail, dont nous avons parlé au second chapitre pour en montrer la possibilité théorique, ne sera pas susceptible de se réaliser.

Mais il fallut d’abord traverser encore une profonde crise. Un des ressorts les plus actifs de l’intensité du travail dans le capitalisme, le système de salaire aux pièces qui assurait, au pis aller, un certain minimum de rendement quotidien, dut être abandonné. La suppression du travail à façon, et l’adoption du simple salaire à temps était une vieille revendication des ouvriers, déjà idéologiquement ossifiée et qui, sous le régime capitaliste, était justifiée. La force immanente de l’idéologie fit en sorte que cette revendication fut maintenue par les ouvriers avec la plus entière énergie, même en présence de l’Etat prolétarien, représentant la collectivité des travailleurs. Il fallut donc provisoirement faire droit à cette exigence. Une des premières mesures du Gouvernement des Soviets hongrois fut l’abolition des salaires à la tâche et l’établissement de salaires horaires uniformes, au regard desquels les ouvriers de l’industrie furent répartis seulement en trois classe : ouvriers sans formation spéciale, ouvriers spécialistes et ouvriers qualifiés. Conformément au principe du nivellement le plus complet possible des revenus, les salaires existants des ouvriers non spécialisés furent fortement majorés, et ceux des ouvriers qualifiés les mieux payés restèrent tels qu’ils étaient. Le salaire à la tâche ne subsista que pour les mineurs, et le salaire au mois fut celui de tous les fonctionnaires et employés.

Naturellement, la deuxième revendication traditionnelle des ouvriers, la journée de huit heures, fut aussitôt appliquée, et la journée de travail des jeunes gens fut fixée à six heures.

L’adoption générale du salaire à l’heure, s’aggravant surtout du relâchement de la discipline ouvrière, eut pour conséquence une diminution considérable du travail réalisé et du rendement de ce travail. Les ouvriers, affranchis de la discipline de classe, firent preuve aussi, dans le processus du travail, d’une profonde indiscipline. Le temps de travail ne fut pas exactement observé, les instructions des chefs d’atelier ne furent pas suivies. La quantité de travail accomplie baissa fortement. C’était une conséquence naturelle de la mentalité égoïstico-cupide de la majorité des ouvriers. Les ouvriers, imbus de l’esprit capitaliste, ne pouvaient pas comprendre pourquoi un ouvrier plus faible et plus lent devait recevoir, pour une quantité inférieure de travail, le même salaire que les meilleurs ouvriers pour leur travail beaucoup plus considérable. Le résultat de l’adoption générale du salaire à temps fut que l’intensité du travail diminua et que la somme de travail effectuée eut tendance à se niveler par le rendement des ouvriers les plus mauvais. Cela se passa souvent tout à fait au grand jour. Par exemple, les ateliers de coulage de trois fabriques de machines agricoles de Budapest furent concentrés en un seul organisme. Or, il arriva qu’il y eut jusqu’à 50 % de différence entre le rendement quotidien des ouvriers de deux de ces fabriques. Alors, les ouvriers les plus productifs déclarèrent que tout le monde devait produire autant qu’eux, sinon ils régleraient leur travail sur le niveau, moins élevé, des autres. Telle fut la caractéristique de la mentalité générale des ouvriers. Par conséquent, au début de la dictature, le rendement du travail continua à décroître, et dans beaucoup de cas, il descendit à 50 % de son ancienne quotité. Au Congrès des soviets, étant alors Commissaire du Peuple pour la Production sociale, je présentai un rapport dévoilant ouvertement et sans le moindre ménagement, et même avec quelque exagération, tous ces défauts de la nouvelle organisation du travail.

Il semblait alors opportun de faire ressortir aussi fortement que possible la décroissance de la production, afin d’éveiller l’attention des ouvriers et de stimuler leur volonté de réforme. Il faut néanmoins indiquer que déjà, au temps de la plus grande dépression, il y avait aussi des motifs de satisfaction. Avant tout, la baisse de l’intensité du travail n’était pas générale. Il y avait des fabriques, par exemple la grande fabrique de munitions de Csepel, les fonderies de Diosgyôr, etc., où le travail réalisé ne diminuait pas. Et il y avait dans chaque fabrique au moins quelques parties où, sous l’influence de groupes d’ouvriers ayant une conscience de classe particulièrement forte, et en dépit du passage du salaire à façon au salaire à temps, le rendement de besogne ne faiblissait pas, mais même, dans quelques cas, augmentait. Il faut en outre signaler, comme une des causes de la diminution du travail effectué, que le 2 mai, lorsque la République des Soviets fut, pour la première fois, menacée par les Roumains, tous les anciens soldats travaillant dans les grandes fabriques furent rappelés, de sorte qu’il ne resta dans les fabriques qu’une main-d’œuvre de valeur inférieure et des équipes d’ouvriers à effectif réduit. Enfin, le manque de combustible, de matières premières, de machines et d’outillage, grandit au fur et à mesure de la durée du labeur et rendit difficile une production normale. Des ouvriers qui ont à craindre sans cesse que le matériel ne leur manque et ainsi ne les réduise au chômage, sont psychiquement incapables d’un travail intensif. Par conséquent, nous ne devons pas commettre l’erreur d’attribuer le déclin de la production, sous la République des Soviets, uniquement à l’abaissement de l’intensité du travail, et l’abaissement de cette intensité exclusivement à la forme du gouvernement, — ainsi que le font les calomniateurs bourgeois de la République des Conseils. Il est pourtant notoire qu’en 1919, dans tous les pays, mais particulièrement dans les pays ayant perdu la guerre, le rendement du travail, quelle que fût la forme du gouvernement, a fortement diminué.

Dès que le travail d’organisation le plus élémentaire eut été accompli, la lutte pour le rétablissement de la discipline du travail et pour l’accroissement du travail commença aussitôt. Dans d’innombrables articles et conférences, il fut démontré aux ouvriers que même l’Etat prolétarien ne peut à la longue distribuer plus de marchandises qu’il n’en est produit, et qu’une élévation du niveau de l’existence dans chaque forme d’Etat ne peut être obtenue que par l’accroissement de la production. Ce travail intensif d’éducation publique porta aussi ses fruits : les ouvriers eux-mêmes commencèrent à délibérer sur les moyens d’augmenter la production. L’opinion publique ouvrière était déjà bonne ; il n’y avait pas d’ouvrier qui se fût déclaré publiquement contre cet accroissement; à chaque réunion du personnel des fabriques, on discutait sur la manière de le réaliser. Dans beaucoup d’usines, les ouvriers métallurgistes revinrent spontanément au système du salaire aux pièces. L’élite des ouvriers chercha ainsi à imposer aux masses moins conscientes des devoirs de leur classe une élévation de la productivité.

Il faut cependant faire ressortir, comme nous l’avons déjà indiqué au chapitre III, que l’accroissement du gain par le travail aux pièces n’a pas, sous la dictature, pour les ouvriers, la même importance que dans le capitalisme intégral, où tout l’argent dont on dispose peut être converti sans difficulté en biens matériels. Déjà, au cours de la réglementation économique imposée au capitalisme par la guerre, les ouvriers faisaient souvent valoir, lorsqu’il y avait une agitation relative à la question des salaires, qu’une augmentation de salaire sous forme d’argent ne leur était pas bien utile, puisque les aliments les plus importants étaient rationnés et qu’il n’y avait pas moyen de s’en procurer avec de l’argent. Ce phénomène s’aggrava extrêmement sous la dictature. Par suite de la persistance de l’idéologie du passé, les salaires, et particulièrement ceux des couches profondes d’ouvriers sans formation spéciale, qui jusqu’alors étaient le plus mal payés, furent fortement accrus. Or à cette augmentation du revenu-argent ne correspond aucun accroissement de la production des marchandises, puisque dans les premiers temps de la dictature, la production a subi une sensible décroissance. Par suite, la différence entre les ressources en argent et les ressources en marchandises, ou, en d’autres termes, la différence entre la capacité virtuelle d’achat et les quantités de marchandises disponibles, est très grande. D’autant mieux réparties sont les marchandises par les soins de l’Etat, d’autant mieux réprimées sont la contrebande et la spéculation, et d’autant plus difficile il sera de convertir en marchandises l’excédent de salaire, et d’autant moins d’avantages positifs les ouvriers retireront de l’augmentation de leur gain. Or, comme il faut compter que la pénurie permanente de marchandises durera des années, une augmentation de salaire en espèces ne peut avoir qu’une action restreinte sur l’accroissement de l’intensité du travail et de la quantité de travail effectué. Si l’on veut réaliser par des avantages matériels une augmentation de l’intensité du travail et de la production, il faut que ce soit sous forme d’avantages en nature. En Hongrie, le projet fut conçu de récompenser par la répartition supplémentaire de vêtements ou d’articles de luxe les accroissements de production, aussi bien individuels que collectifs, obtenus dans les diverses exploitations. Mais ce projet ne put être exécuté.

L’emploi de moyens idéologiques, l’appel à l’esprit de solidarité des ouvriers, une campagne continuelle de propagande en vue de réaliser la création de la nouvelle discipline du travail et l’accroissement de l’intensité du travail, voilé ce qui s’accorde mieux avec l’essence de la dictature. L'idéologie persistant dans les masses qui porte les ouvriers à adopter la même position de combat à l’égard de l’Etat ou de la commune devenus patrons, que jadis à l’égard du capitaliste, ne peut être annihilée que grâce à une tenace et continuelle œuvre d’éducation. L’idéologie des ouvriers doit être transformée dans le sens des transformations économiques qui ont eu lieu. C’est là un problème extrêmement difficile, car la persistance de l’ancienne idéologie est soutenue, comme nous l’avons déjà indiqué, par ce fait d'ordre économique que, à côté des entreprises expropriées, des centaines de mille de petites exploitations restent propriété privée et, à ce titre, occupent des ouvriers. On peut dire approximativement que la première année de la dictature la moitié des ouvriers de l’industrie a encore pour patrons des particuliers. Il est évident que, dès l’avènement du régime prolétarien, le rapport financier des entreprises privées est réduit au minimum. Hauts salaires, temps de travail plus court, quantité restreinte de travail effectué, tout cela enlève au patron la plus grosse part du profit capitaliste. Mais le caractère des relations sociales, celui de patron à ouvrier, n’est pas modifié, et à cet égard les ouvriers restent sur leur position de combat traditionnelle qui, au point de vue social, continue d’être justifiée. Comme les syndicats englobent toujours tous les ouvriers d’une même profession, qu’ils travaillent dans des entreprises expropriées ou bien privées, comme il est possible de passer d’une entreprise privée dans une entreprise expropriée et vice versa, et comme les secrétaires des syndicats ont intérêt à maintenir aux syndicats le caractère d’organisation de combat, c’est une tâche extrêmement difficile que de réaliser la conversion idéologique des ouvriers. C’est là une raison de plus pour procéder le plus rapidement possible à une expropriation d’autant plus étendue et d’autant plus complète.

Un inconvénient provint aussi de ce que, dans les entreprises expropriées, la nature des rapports entre ouvriers et employés n’était pas précisée. Dans l’usine capitaliste, la fonction du personnel des employés est double : en dehors de la direction technique, il représente les intérêts du capital vis-à-vis des ouvriers, c’est-à-dire qu’il fixe le taux des salaires, contrôle le travail, maintient la discipline, etc. Bien que la grosse majorité des employés, aussi bien par leur revenu que par leur position sociale, soient des salariés et fassent partie du prolétariat, il y a chez les travailleurs manuels, précisément à cause de la fonction de contrôle exercée par les employés, et qui parfois dégénère en une rigueur inhumaine, une forte méfiance à l’égard des employés. Nous étudierons, dans un chapitre suivant, la question des employés sous le régime de la dictature. Pour l’instant, nous voulons simplement établir que, les circonstances sociales et politiques n’étant plus les mêmes, le rétablissement de la discipline du travail n’a pu être réalisé avec le concours des employés qui déjà avaient exercé autrefois cette fonction au service du capital. Cela n’a pu être réalisé que grâce aux nouveaux organes prolétariens, les conseils d’exploitation et les commissaires à la production. Pour cela il fallait avant tout délimiter le rôle de ces organes par rapport aux ouvriers, dans l’œuvre, du maintien de la discipline. A cet effet, le Conseil Supérieur Economique élabora une sorte de code disciplinaire, dont voici les points essentiels :

Si un ouvrier se rend coupable d’une faute disciplinaire, telle que d’arriver en retard, d’interrompre arbitrairement son travail, de contrevenir aux instructions des agents qualifiés, etc., il encourt les sanctions suivantes :

1° Blâme par le conseil d’exploitation ;

2° Affichage de son nom, avec indication du motif, au tableau noir de la fabrique ;

3° Changement d’affectation dans l’usine ;

4° Réduction de salaire correspondante à l’insuffisance de travail ;

5° Renvoi de l’usine et, éventuellement, exclusion de toutes les usines de la collectivité, avec ou sans suppression du secours de chômage ;

6° Exclusion du syndicat, ce qui entraîne la nécessité d’un changement de métier.

Les deux dernières pénalités, qui sont très graves, ne peuvent être prononcées par le conseil d’exploitation qu’avec l’acquiescement du syndicat intéressé. Toutes les sanctions sont portées à la connaissance de tout le personnel de l’usine à titre d’exemple.

Pour accroître le rendement du travail, il faut fixer dans chaque exploitation un minimum de rendement approprié, égal à l’ancien; les ouvriers qui n’atteignent pas ce minimum subissent les sanctions susdites. Pour les rendements dépassant l’ordinaire était prévu un éloge public, et, éventuellement même, une récompense matérielle. La nouveauté de ce système consiste essentiellement à faire servir l’appréciation de la collectivité des ouvriers de l’entreprise à assurer la discipline individuelle. L’efficacité de ce système est donc fondée sur le sentiment moral des ouvriers. Le conseil d’exploitation et le commissaire à la production ne peuvent se montrer sévères que là où ils dominent moralement la majorité des ouvriers de l’entreprise et où ils sont soutenus par eux dans les efforts qu’ils font pour accroître la somme de travail accompli. S’il en est autrement, le conseil d’exploitation ne peut rien faire, car la sévérité de son contrôle entraînerait sa mise à pied et, lors du nouveau vote, il serait remplacé par des gens plus souples. De même le commissaire à la production, bien que non révocable, sera impuissant contre un personnel dont la majeure partie serait sans moralité. Dans ces cas-là, il est nécessaire de se pourvoir en haut lieu. Le Commissariat du Travail doit intervenir. Des délégués à la propagande viennent dans l’usine pour expliquer aux ouvriers, dans des réunions qui ont lieu en dehors des heures de travail, la nécessité de la discipline et de l’ouvrage intensif, et pour accroître la moralité générale des ouvriers. Des ouvriers conscients de leur rôle sont recrutés dans les autres usines afin d’apporter le bon exemple dans celle qui marche mal. De cette façon, il est possible de relever peu à peu au niveau normal le rendement du travail, sans employer des moyens de contrainte.

Mais il peut arriver que l’intérêt de l’ensemble du prolétariat ne permette pas l’emploi de cette méthode, dont les effets sont nécessairement très lents. La mentalité générale des ouvriers de diverses usines ou même de toute une catégorie d’usines peut être si corrompue qu’il faille recourir à des mesures de contrainte. Quand il s’agit d’usines isolées, l’exploitation est arrêtée; les meilleurs ouvriers sont casés dans d’autres usines, et les autres sont, pour un temps, laissés sans travail. Mais s’il s’agit de toute une branche de l’activité du pays, il faut recourir à la dictature personnelle, comme cela a été fait en Russie pour les chemins de fer. A ce propos se pose une question de principe, savoir si, comme se le demande Lénine, « la nomination de diverses personnes investies de pouvoirs illimités, c’est-à-dire de dictateurs, est conciliable avec les principes du gouvernement des Soviets ».

Dans son ouvrage sur Les premiers problèmes du gouvernement des Soviets, Lénine répond affirmativement à cette question. Il écrit :

« Si nous ne sommes pas anarchistes, nous devons reconnaître la nécessité de l’Etat, c’est-à-dire d’un instrument de contrainte assurant la transition du capitalisme au socialisme. La forme de cette contrainte est déterminée par le degré d’évolution de la classe révolutionnaire, par telles circonstances particulières comme, par exemple, la liquidation d’une longue guerre réactionnaire, et enfin par le genre de résistance manifestée par la grande ou la petite bourgeoisie. C’est pourquoi il n’y a aucune contradiction de principe entre le soviétisme (c’est-à-dire la démocratie socialiste) et le recours à l’autorité dictatoriale de quelques individus... La grande industrie, où commande la machine, c’est-à-dire la source et le fondement mêmes du socialisme, exige la stricte et absolue unité de volonté, afin de diriger le travail collectif de centaines, de milliers et de dizaines de milliers de personnes. Mais comment la stricte unité de la volonté peut-elle être assurée ? Ce ne peut être que par la subordination de la volonté de milliers de gens à la volonté d’un seul. Cette subordination peut, si une intelligence et une discipline idéales règnent chez les diverses unités participant au travail commun, rappeler assez bien la manière douce d’un chef d’orchestre à son pupitre. Elle peut revêtir la manière forte d’une dictature, s’il n’y a pas cette intelligence et cette discipliné idéales. Mais, d’une manière ou d’une autre, la subordination complète à une seule volonté est absolument nécessaire au succès des processus de travail qui sont calqués sur le type de la grande industrie dominée par la machine. »

Il va sans dire que l’établissement de chefs munis de pouvoirs dictatoriaux ne peut pas être considéré comme une solution définitive du problème. Une solution définitive ne peut consister que dans l’adaptation de la mentalité générale des ouvriers à la nouvelle situation sociale. Ce changement de mentalité est un travail difficile mais indispensable. En Hongrie, il était en voie d’accomplissement, et l’on peut constater que le summum de l’indiscipline et de l’insuffisance de travail en Hongrie était déjà passé alors que durait encore la dictature. Malheureusement, on ne peut pas fournir partout des chiffres à ce sujet ; des indications relatives à quelques usines, comme nous en recevons souvent de Russie, ne sauraient être convaincantes. Pour notre part, nous sommes persuadé qu’il est possible d’obtenir la discipline du travail et une quantité satisfaisante de travail même sans cette peur de la famine qui sert de fouet à l’exploiteur capitaliste, et cela grâce à une simple pression morale systématiquement exercée. Plus le prolétariat d’un pays est éduqué, plus il est en mesure de concevoir la notion d’une organisation réglée par lui-même, plus est ressentie l’influence de l’opinion publique, plus l’esprit communiste a pénétré profondément dans les masses grâce à un bon travail d’éducation, et plus la nouvelle discipline, celle de la liberté, aura de facilité à se constituer et à agir efficacement. Les peuples anglais, avec leur aptitude à la self-organisation et à la discipline volontaire, élaboreront beaucoup plus aisément la discipline nouvelle que des peuples depuis longtemps accoutumés à un gouvernement autocratique.

VII. La question des employés[modifier le wikicode]

La question des employés[8] est étroitement liée à celle de la maturité du prolétariat et de l’élévation du rendement de la production. Les employés constituent, sous le régime capitaliste, une classe de salariés jouissant de gros privilèges — ils constituent, sous les espèces de la bureaucratie civile et militaire, la caste dirigeante à proprement parler, car la bourgeoisie moderne, bien que régnante, n’a pas le temps de gouverner, — classe qui, organisée hiérarchiquement, est en général hostile à l’hégémonie du prolétariat. D’autre part, cette classe est composée d’individus qui, par leur formation professionnelle et par l’expérience acquise dans leur service, possèdent, sur le terrain de la production et de l’organisation, des connaissances qui manquent aux ouvriers et qui ne s’acquièrent pas non plus du jour nu lendemain. Le problème est celui-ci : il faut éliminer ou briser la puissance des employés en tant que classe autonome et organisée, mais en môme temps gagner à la cause de l’économie prolétarienne les services des spécialistes difficiles à remplacer, car l’absence complète de ces spécialistes occasionnerait de grandes perturbations dans l’organisation de l’administration et de la comptabilité publique, ainsi que dans celle de la production elle-même. C’est intentionnellement que nous avons employé l’expression « gagner à la cause de l’économie prolétarienne ». Car, précisément, quand il s’agit de fonctions intellectuelles importantes, un travail imposé par une contrainte extérieure est presque sans valeur. Nous ne croyons pas que le système russe du contrôle par les ouvriers, qui repose essentiellement sur la coercition, soit véritablement une solution. Car, ou bien les ouvriers chargés du contrôle ont des connaissances techniques suffisantes pour pouvoir apprécier la justesse des dispositions prises par l’employé technique, et alors cet employé devient superflu, ou bien les ouvriers ne possèdent pas ces connaissances, — ce qui, dans les premiers temps de la dictature, est le plus souvent le cas, — et alors c’est l’employé soumis au contrôle qui mène par le bout du nez ses contrôleurs, et toute cette institution n’a qu’une seule utilité, qui est d’initier peu à peu les ouvriers aux fonctions administratives. On doit donc essayer de gagner véritablement les capacités intellectuelles dont le travail est si précieux.

Cette tâche fut rendue plus difficile par le fait que, en Russie comme en Hongrie, le gouvernement des Soviets partit de ce principe qu’il n’y a aucune différence entre les travailleurs manuels et les travailleurs intellectuels, et que la rémunération et les conditions du travail des employés, — en Russie il fut fait, par la suite, exception pour les spécialistes, — doivent être, sous tous les rapports : salaire, temps de travail, secours de maladie, etc., les mêmes que pour les ouvriers manuels. Ce fut là une anticipation prématurée sur ce qui se passera dans la deuxième génération qui suivra l’institution de la dictature, alors que, dans la nouvelle école du travail, chacun sera également préparé au travail manuel comme au travail intellectuel. Mais dans la première période de la dictature, il n’est pas possible de résoudre ainsi cette question. Nous reviendrons par la suite sur la question du paiement.

Les employés pouvaient, sous le régime capitaliste, être englobés dans le prolétariat en ce sens que ces deux catégories de personnes vivent de la vente de leur travail. Cependant, la modalité de cette vente est différente, et il en résulte une grande différence dans la manière de vivre et dans l’idéologie de ces deux catégories de gens. L’ouvrier vend son travail du jour au lendemain ; il est payé selon le nombre d’heures ; le contrat de travail peut être à tout moment et sans motif dénoncé par le patron, et, au bout de quelques jours, au maximum une quinzaine, l’ouvrier se trouve congédié. Les employés, eux, reçoivent un salaire mensuel ou annuel ; ils ont droit à un délai de congédiement allant jusqu’à une année ; les employés de l’Etat, des communes et une partie des employés des entreprises particulières ont une fonction à vie; ils ne peuvent être renvoyés que par voie disciplinaire. La stabilité de l’emploi suffit à constituer une grande différence dans la situation sociale et à donner aux employés une mentalité conservatrice.

L’ouvrier est payé à l’heure : par conséquent, il subit un décompte impitoyable pour chaque jour férié et pour chaque demi-heure d’absence. L’employé est payé au mois ; il ne subit pas de défalcation pour les jours fériés, et les heures ou journées d’absence n’entraînent pas pour lui de réduction. Si l’ouvrier devient malade, son salaire est arrêté pendant sa maladie : il ne reçoit qu’un secours de maladie. Quand l’employé tombe malade, il continue de percevoir intégralement son salaire. Lorsque le vieil ouvrier devient incapable de travailler, il est jeté sur le pavé ; l’employé, lui, reçoit une pension. L’ouvrier n’a jamais de congé ; l’employé jouit tous les ans d’un congé payé.

La différence de situation des ouvriers et des employés dépend moins de la différence qu’il y a entre les travailleurs manuels et les travailleurs intellectuels, — car le travail de beaucoup de manuels exige plus d’effort intellectuel et de connaissances techniques que le routinier travail de bureau, — que de la différence qu’il y a entre la fonction sociale de chacune de ces catégories. L’employé est un instrument dont se sert la classe dominante pour tenir les ouvriers en lisière ; il est un rempart que les dirigeants interposent entre eux et la classe ouvrière ; il est une extension artificielle de la base trop étroite sur laquelle est assise la classe dominante. De là vient que la bureaucratie proprement dite se considère elle-même comme faisant partie de la classe dominante. Les chefs de la bureaucratie, aussi bien dans les administrations que dans le commerce et l’industrie, sont issus réellement des classes dominantes ou bien s’assimilent à celles-ci par la façon de vivre et par des rapports de parenté. De là résulte pour la généralité des employés le sentiment qu’ils font partie de la classe dominante, sentiment qui est renforcé par la communauté d’habitudes, d’éducation, de costume, etc., tandis que tous ces facteurs-là séparent les employés de la classe ouvrière. Cette mentalité de maîtres existant chez les employés n’a été ébranlée qu’au cours des dix dernières années, par le rapide abaissement de leur niveau de vie, conséquence du renchérissement considérable des choses.

Mais il ne suffit pas, pour l’éclaircissement du problème, de parler d’une seule classe d’employés en général. Les employés peuvent être répartis en une série de catégories dont les plus importantes demandent à être étudiées séparément. Telles sont :

1° Les fonctionnaires constituant directement l’organisation de défense et de puissance de la classe dominante : officiers et sous-officiers de carrière et de toutes armes, fonctionnaires de l’ordre administratif et judiciaire. Cette catégorie de gens est celle dont la mentalité se rapproche le plus de la classe dominante; elle possède un esprit de caste très prononcé, et elle tend à faire une politique personnelle, différente même de la politique de la classe économiquement dominante. Nous n’avons pas, dans la sphère de notre étude, à nous en occuper davantage.

2° Le personnel enseignant, à tous les degrés de l’enseignement. C’est la catégorie de fonctionnaires qui, sous le régime capitaliste, est la moins considérée et la plus mal payée, et qui se rattache le plus facilement au prolétariat.

3° Les employés du commerce et de l’industrie, engagés dans la production et dans la circulation des richesses. Les uns remplissent des fonctions productives indispensables : ingénieurs, chimistes, techniciens, agronomes, organisateurs, chefs de chantier ; les autres s’acquittent de la besogne nécessitée par la distribution des richesses et par le contrôle ; d’autres sont simplement un élément de concurrence et, en quelque sorte, font partie des faux frais du système économique capitaliste. Naturellement, il y a des employés qui sont à cheval sur plusieurs catégories : employés des postes et des chemins de fer, qui, d’une part, rentrent dans l’organisation de la puissance d’autorité et qui, d’autre part, remplissent des fonctions productives ; ouvriers des chemins de fer, garçons de service, etc., qui ont un emploi assuré leur vie durant, mais qui n’en sont pas moins des ouvriers.

Pour la dictature du prolétariat, la question du premier et du second groupe d’employés n’est pas un problème difficile. Le premier groupe, celui des fonctionnaires constituant l’organisation de défense et de puissance de l’ancien Etat, doit être dispersé, et les cadres doivent en être brisés. Ce n’est qu’après complète dissolution des anciennes organisations de l’autorité capitaliste que ces fonctionnaires peuvent, à titre individuel, entrer de nouveau au service de l’Etat prolétarien[9]. Il en va autrement pour le personnel enseignant ; celui-ci peut passer directement au service de l’Etat prolétarien ; seuls les sommets de la hiérarchie doivent subir une épuration, et l’esprit de tout l’enseignement doit se transformer conformément au nouveau régime, ce qui, pour cette catégorie d’employés, ne présente que peu de difficultés.

Le véritable problème se pose à propos des employés engagés dans la production et la distribution des richesses, employés vivant en contact immédiat avec les ouvriers. Ces employés avaient, sous le régime capitaliste, une double fonction. Ils représentaient à l’égard des ouvriers, à titre de chefs d’entreprise, contrôleurs, calculateurs de salaires et contremaîtres, l’anonyme et invisible capital. Cette fonction valait aux employés la haine des ouvriers. D’autre part, en qualité d’organisateurs, d’ingénieurs, de chimistes, de techniciens, ils remplissaient d’importantes fonctions productives, dans lesquelles ils sont très difficiles à remplacer par les ouvriers. Pour que, dans une entreprise, le rendement soit satisfaisant, une bonne entente entre les ouvriers et le personnel des employés techniques de l’usine est absolument nécessaire. Or, cette entente est rendue très difficile par les conditions mêmes de la dictature. Les ouvriers, — auxquels échoit, sous la dictature, la direction de l’exploitation, — exigent que l’égalité, érigée en principe, des employés et des ouvriers quant aux salaires et au travail, devienne immédiatement une réalité. Il faut donc supprimer les privilèges susdits des employés, ou accorder ces droits à tous les travailleurs. Sur ce point il y eut, durant l’existence du Gouvernement des Soviets de Hongrie, une mésentente toujours croissante entre employés et ouvriers, et ce fut très préjudiciable au rendement de la production industrielle. Les employés, parmi lesquels, antérieurement à la dictature, il y avait nombre d’adeptes enthousiastes, et même des champions du système des soviets, perdirent — en dehors de la petite catégorie des convaincus véritables, — toute joie au travail, lorsque, non seulement ils n’obtinrent pas dans la production et dans la politique la position dirigeante qu’ils avaient escomptée, mais encore virent menacer leurs privilèges présents. Les syndicats d’employés se déclarèrent unanimement pour le maintien du statu quo. Les conflits individuels furent, il est vrai, loyalement réglés par des commissions mixtes constituées par les syndicats intéressés. Mais il n’en devint pas moins urgent d’établir dans ces questions-là une décision de principe, car une menace générale de sabotage se faisait sentir de la part des employés de la production. Le Conseil supérieur économique institua une commission pour l’examen de cette question, mais elle n’eut pas le temps d’achever son travail.

En Russie, les employés, aussi bien ceux des entreprises privées que ceux des administrations publiques, lorsque le prolétariat se fut emparé de la puissance politique, se rangèrent en corps dans le camp adverse et firent une résistance ouverte. C’est pourquoi des mesures de répression furent prises contre eux. La question de la balance entre les capacités professionnelles et le loyalisme social fut tranchée sans hésitation au profit de ce dernier. Trotsky dit à ce sujet dans un discours du 28 mars 1918 :

« La résistance militaire de la bourgeoisie fut brisée dans le plus bref délai. La bourgeoisie recourut alors à une autre forme de résistance, qui fut le sabotage pratiqué par les employés et par le personnel technique, par toutes les forces intellectuelles, qualifiées ou semi-qualifiées, qui, dans la société bourgeoise, servent de rouages naturels à la direction technique ainsi qu’à la souveraineté de classe et au gouvernement de classe.

« Tous ces éléments se cabrèrent dès que la classe ouvrière eut conquis le pouvoir... ; mais en prononçant la dissolution de l’Assemblée Constituante, les Soviets brisèrent l’échine au sabotage des travailleurs intellectuels. La résistance de tous ces éléments du personnel technique et administratif fut maîtrisée. »

Mais cette victoire ne fut achetée qu’au prix de « l'aggravation du désordre ». Et la classe ouvrière, à elle seule, ne put pas surmonter ce désordre.

« Le malheur de la classe ouvrière vient de ce que sa situation fut toujours celle d’une classe opprimée. La répercussion de ce fait est générale ; elle se retrouve aussi bien dans le niveau de son instruction que dans le défaut d’expérience et de capacités administratives, qualités qui sont l’apanage de la classe dominante et que celle-ci propage par le moyen de ses écoles, universités, etc. Le prolétariat doit donc recueillir dans les débris de l’appareil bureaucratique tous les éléments qualifiés ayant de la valeur et qui lui sont techniquement indispensables ; il doit leur assigner la place qu’il faut... Maintenant, la lutte contre le sabotage doit tendre â transformer les saboteurs d’hier en serviteurs et, partout où le nouveau régime le demande, en exécutants et en chefs de services. Si nous n’y parvenons pas, si nous n’attirons pas à nous toutes les forces dont nous avons besoin et si nous n’arrivons pas à les mettre au service des Soviets, toute notre lutte d’hier contre le sabotage, toute notre lutte militaro-révolutionnaire aurait été complètement inutile et stérile. »

Trotsky voit la solution du problème dans un contrôle à exercer par des collèges ouvriers, ainsi que dans une certaine réserve volontaire de la part des ouvriers, réserve « sachant quand le représentant élu des ouvriers peut dire un mot décisif, et quand il faut, au contraire, s’effacer devant le technicien, le spécialiste possédant des connaissances déterminées, à qui l’on doit demander une grande responsabilité, tout en le soumettant à un vigilant contrôle politique. »

Le problème est ici exposé dans toute son ampleur, mais il n’y est pas apporté de solution véritable. Les difficultés que présente la délimitation du champ d’action des chefs techniques et du conseil d’exploitation constitué par des ouvriers, — nous avons déjà parlé de cela dans le chapitre sur l’organisation de l’économie prolétarienne, — sont faciles à résoudre, pourvu que, de part et d’autre, il y ait de la bonne volonté. Mais est-il possible d’amener les employés techniques, qui sont imbus de l’idéologie cupidement égoïste, à travailler avec une énergie et un zèle parfaits, alors que leur traitement est abaissé au niveau d’un salaire d’ouvrier ? D’un autre côté, peut-on obtenir des ouvriers manuels, devenus la classe politiquement dirigeante, qu’ils obéissent, dans la production, aux instructions des employés techniques et que, faisant abstraction du principe de l’égalité des conditions du travail, ils leur accordent de plus hauts salaires et des conditions de travail meilleures ? Il faut, pour résoudre la question, faire une nouvelle distinction. La catégorie des employés occupés dans la production et dans la circulation des richesses : employés de banque, de l’industrie, des entreprises de transports et du commerce, employés que, par opposition avec ceux de l’Etat, on a coutume de désigner sous le nom général d’employés privés, ne constituent une catégorie unique que parce que l’organisation syndicale les confond tous dans un même ensemble. Mais, en ce qui concerne leur rôle dans la production, on peut y reconnaître deux groupes bien distincts. 90 % d’entre eux font un travail tout à fait ordinaire, qui pourrait être appris en peu de temps par n’importe quel homme doué d’une intelligence normale : tels sont les innombrables dactylographes, comptables, correspondanciers, employés de magasin, vendeurs, etc. L’effort intellectuel de cette catégorie ne dépasse nullement celui de nombreux travailleurs manuels. La schématisation du travail a fait ici, dans les dernières dizaines d’années, d’énormes progrès. Dans les grandes entreprises, ainsi que quelqu’un a relevé le fait, on ne laisse même pas aux correspondanciers la liberté de choisir par eux-mêmes la formule de politesse qui doit terminer une lettre. Ces formules sont numérotées, et on leur dit s’ils doivent employer le numéro 1, 2 ou 3. De même le système Taylor a fait, non sans succès, des tentatives pour rendre encore plus mécanique le travail de bureau. Il n’y a donc pas de raison d’accorder à ces employés des conditions de travail meilleures que celles des ouvriers qualifiés, d’autant moins que, avec la cessation de l’anarchie et l’organisation d’une direction centrale de l’économie, le travail de bureau se simplifie et s’uniformise encore davantage. Il n’y a donc pas de raison d’accorder à cette immense armée d’employés une situation exceptionnelle, en leur laissant les privilèges qu’ils ont acquis au service de la domination de classe. Leur statut de travail peut donc, en ce qui concerne la durée du travail, les délais de congédiement, etc., être tranquillement assimilé à celui des ouvriers. A d’autres égards, l’égalité devrait être établie par l’amélioration de la situation faite aux ouvriers manuels. Il y aurait lieu, notamment, d’accorder aussi à tous les travailleurs manuels des vacances payées. Des exemples fournis par la pratique capitaliste montrent que les ouvriers rattrapent par une augmentation du rendement de leur travail le temps absorbé par les vacances. Eloignement ou sabotage, de la part de cette catégorie d’employés, ne sont pas beaucoup à craindre, parce qu’ils peuvent être facilement surveillés et, s’il y a lieu, remplacés par des ouvriers.

Il en va tout différemment avec la catégorie des spécialistes comprenant les autres 10 %, ou encore moins, de la totalité des employés privés : directeurs techniques, organisateurs, chimistes, etc. Ceux-ci ne peuvent pas être remplacés par des ouvriers et, comme nous l’avons déjà indiqué, il est difficile à des ouvriers de les surveiller dans leur travail. Il faut donc tâcher de les gagner.

« Sans la collaboration, écrit Lénine, de spécialistes des diverses branches de la science, de la technique et de l’expérience, la transition (de la dictature du prolétariat au socialisme) est impossible, parce que le socialisme exige une progression générale et consciente qui aboutisse à une productivité du travail supérieure à celle du capitalisme... Les spécialistes sont, dans l’ensemble, forcément d’esprit bourgeois par suite de l’entourage social dans lequel ils vivent et qui, précisément, a fait d’eux des spécialistes... La masse des saboteurs ne refuse pas ses services, mais l’Etat peut s’assurer la collaboration des meilleurs organisateurs et des plus grands techniciens, soit suivant l’ancien mode, le mode bourgeois, c’est-à-dire moyennant de gros traitements, soit suivant le mode nouveau, le mode prolétarien, c’est-à-dire par la création d’un état général de reddition de compte et de contrôle dans lequel, inévitablement et automatiquement, les spécialistes seraient embauchés et mis à leur place. »

Nous ne croyons pas, pour notre part, que même la meilleure organisation puisse contraindre ces techniciens à un plein déploiement de leur activité. Or, en Russie, cette organisation était loin d’exister. C’est pourquoi Lénine continue :

« Nous devons maintenant recourir à l’ancien système bourgeois, et accepter de payer très cher les services des plus éminents des techniciens bourgeois. Il est clair qu’une telle mesure est un compromis, une dérogation aux principes de tout Etat prolétarien, lesquels veulent que les traitements soient mis sur le même pied que le salaire d’un ouvrier moyen... C’est là une régression de la part du Gouvernement socialiste de notre régime des Soviets, qui, dès ses débuts, avait annoncé et pratiqué une politique réduisant les hauts traitements au niveau de ce que gagne un ouvrier moyen. »

Contrairement à Lénine, nous ne voyons pas dans la supériorité et dans le haut tarif de la rémunération des spécialistes une violation plus grande des principes du régime des Soviets, une concession plus grande à la mentalité cupidement égoïste de la génération actuelle, mentalité inhérente au capitalisme, que ce n’est le cas avec une échelle de salaires basée sur le rendement du travail. S’il est permis à un ouvrier fort et habile, travaillant aux pièces, de gagner deux fois plus qu’un ouvrier faible et chétif qui produit deux fois moins, on ne voit pas pourquoi un technicien ou un organisateur éminent, dont le travail peut être cent fois plus productif que celui d’un ouvrier moyen, ne recevrait pas un salaire beaucoup plus élevé. La dérogation aux principes est, dans les deux cas, entièrement la même.

Cependant, la méthode consistant à payer largement et supérieurement les spécialistes, telle qu’elle fut, en Hongrie, appliquée dès le début et, en Russie, introduite seulement après coup, ne suffit pas à résoudre le problème. En premier lieu, il faut rompre tout lien corporatif entre les spécialistes et les employés de bureau ordinaires en recourant, si c’est nécessaire, à la dissolution de l’organisation des employés ; sinon, tout le personnel diplômé, même quand il ne fait qu’un travail de bureau absolument typique, réclamerait un paiement de spécialiste, ainsi que cela s’est produit en Hongrie. Et ensuite il faut veiller à ce que les spécialistes puissent continuer, avec leur haut traitement en espèces, d’acheter des marchandises, sinon leur traitement serait illusoire.

Le succès de cette méthode, comme pour la plupart des problèmes de la politique économique, dépend étroitement des succès politiques. Dès que les employés et, en particulier, les spécialistes, auront compris qu’aucune chance de retour du système capitaliste n’existe plus, ils se mettront à travailler de toutes leurs forces. Car ce sera désormais leur propre intérêt que les forces économiques du pays atteignent leur épanouissement maximum. De plus, créer est, précisément, pour les grands techniciens et organisateurs, une raison même de vivre. D’autre part, avec le développement rapide de l’instruction populaire, l’importance du problème des employés diminuera vite. Une nouvelle génération grandit, élevée dans l’esprit de la fraternité pure, exempte de cupidité et de préjugés bourgeois, estimant également le travail intellectuel et le travail manuel. C’est seulement par cette génération-là, que le problème des employés cessera d’exister.

Mais même dès les débuts de la dictature, il y a un certain nombre d’intellectuels éminents, d’un dévouement absolu, qui se mettent au service du prolétariat. La prédiction du Manifeste Communiste s’est accomplie.

« Enfin, à l’époque où la lutte de classe approche du dénouement, le processus de dissolution au sein de la classe dominante, au sein de toute la vieille société, revêt un caractère si vif, si accusé, qu’une petite portion de la classe dominante se détache de cette dernière et se joint à la classe révolutionnaire, — cette classe qui porte l’avenir dans ses mains. De même que jadis une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, de même maintenant une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat, et, notamment, une partie des idéologues bourgeois s’étant haussés jusqu’à l’intelligence théorique de toute l’évolution historique ».

Nous pouvons constater avec fierté que la fleur de la jeune génération des intellectuels hongrois avait adhéré à la République des Soviets et qu’elle était, avec tout son cœur, dans le camp du prolétariat.

Le problème des employés a aussi un côté quantitatif. Au fur et à mesure de l’organisation de l’économie communiste; le nombre des employés se trouvant au service de l'économie communiste augmente, à vrai dire, fortement. Mais le nombre des employés privés, ayant travaillé dans les entreprises expropriées, augmente encore plus vite; surtout si nous y ajoutons le personnel des commerçants autonomes devenus libres. Il y a là, pour l’économie humaine de l’Etat prolétarien, une tâche difficile : transformer des consommateurs improductifs en travailleurs productifs. En Hongrie, nous n’avons pas dépassé le stade de la mise en équation du problème. Rien de positif ne fut réalisé, parce que l’organisation de l’économie humaine en était encore à la période des études, parce que les syndicats d’employés firent une résistance serrée, et parce que, l’aile droite du gouvernement, les social-démocrates, étaient d’avis qu’aucun employé ne doit être congédié avant qu’on lui ait trouvé une autre occupation appropriée à ses facultés. Il en résulta une situation moralement intenable. Des dizaines de mille d’employés de maisons ayant fermé leurs portes, des employés de bureaux qui ne fonctionnaient plus, des banques dont les affaires étaient réduites à un minimum, continuaient de toucher, sans rien faire, leur traitement complet, qui, même, avait augmenté, flânaient à droite ou à gauche et refusaient de prendre part à n’importe quel travail, sous prétexte qu’ils avaient déjà leur « poste ». Leur exemple ôtait aux fonctionnaires des Soviets toute joie au travail, car ceux-ci, pour le même paiement, avaient devant eux une rude besogne, tandis que les autres fainéantaient çà et là. Un important enseignement qui se dégage des expériences faites en Hongrie, c’est que l’on ne doit pas conserver en activité de service, même pour une période de transition, les employés qui n’ont rien à faire.

Il y a assez d’occasions d’occuper productivement les employés devenus inutiles dans leur sphère précédente. La jeune et robuste génération peut tout simplement être affectée à un travail agricole, où des travailleurs intelligents trouveront un immense champ d’action, à l’effet d’intensifier le labeur et d’accroître le rendement. Dans diverses branches de l’industrie, il y a aussi une besogne productive à accomplir. Une autre catégorie peut, après une préparation appropriée, accroître le personnel enseignant, dont la multiplication rapide est nécessaire au développement général de l’instruction populaire. La majeure partie enfin trouvera un emploi dans les institutions de répartition et de contrôle de l’Etat et des communes. Mais la condition première de ce transfert des employés devenus inutiles dans un champ d’activité productive, c’est le congédiement immédiat de tout employé superflu. S’il n’en est pas ainsi, il n’y aura qu’exceptionnellement des employés se décidant eux-mêmes à troquer leur profession improductive contre une occupation productive Quant à la résistance des syndicats d’employés, elle sera brisée par une propagande intensive ou, dans les cas extrêmes, par la dissolution de ces syndicats.

VIII. La politique agraire de l’Etat prolétarien[modifier le wikicode]

Le problème le plus difficile de la dictature du prolétariat est la question agraire. Economiquement et politiquement. Economiquement, parce que l’approvisionnement du prolétariat urbain en aliments indispensables dépend de la solution satisfaisante de la question agraire ; politiquement, parce que dans les pays agrariens de l’Europe orientale et centrale, aucun gouvernement fondé sur le prolétariat urbain ne pourrait à la longue tenir contre la résistance homogène de la population agricole. Il faut donc suivre une politique qui, non seulement au point de vue économique, n’entrave pas la production, mais qui encore la favorise dans la mesure du possible, qui assure le ravitaillement des villes et qui, dans les campagnes, crée des appuis au régime prolétarien. Il faut donc suivre une politique qui au moins gagne à la dictature du prolétariat les prolétaires agricoles et les petits paysans (ceux qui produisent tout juste ce dont ils ont eux-mêmes besoin pour vivre, qui n’emploient aucun ouvrier et même, à l’occasion, travaillent comme salariés), et qui au moins assure, dans la lutte politique, la neutralité des classes moyennes des campagnes.

Au premier stade de la dictature, le ravitaillement de l’armée et de la ville est le problème le plus urgent et le plus malaisé. Nous en avons déjà indiqué les raisons, au chapitre III. Au début de toute dictature, il faut donc, avant tout, tâcher d’assurer la continuité de la production. Même une interruption de la production industrielle est très préjudiciable, mais celle de la production agricole serait fatale. Le travail agricole, pour des causes naturelles, est périodique : ce qui a été omis ne peut plus, au cours de la même année économique, être rattrapé. Et, comme l’agriculture produit les richesses les plus indispensables, qui sont les aliments, il faut avant tout veiller à la continuité de la production.

La nécessité d’assurer la continuité de la production est aussi d’une grande influence sur la modalité de l’expropriation du sol. En principe, comme tous les moyens de production, les biens fonciers devraient être expropriés, bien que, au-dessous d’une certaine superficie, la propriété foncière ne soit plus un moyen d’exploitation capitaliste, mais simplement une base naturelle d’existence se trouvant au service d’un travail productif. Néanmoins, abstraction faite de ce côté théorique de la question, il y a des raisons pratiques qui veulent, logiquement, qu’au-dessous d’une certaine limite, la situation ne soit pas plus modifiée que dans l’industrie. D’abord, des raisons politiques : il ne faut pas transformer en d’actifs adversaires politiques, qui seraient ainsi poussés dans le camp contre-révolutionnaire, des millions de petits paysans qui ont le fanatisme de la propriété. Et puis des raisons d’organisation économique : le prolétariat ne dispose pas du nombre nécessaire d’adeptes conscients pour pouvoir se passer tout d’un coup de millions de producteurs agricoles. Et cela d’autant moins que chaque malentendu compromet le ravitaillement des villes.

Il est aussi malaisé de fixer ici une limite théorique à l’expropriation que pour l’industrie. Cela dépend, avant tout, de la répartition de la propriété foncière et des stratifications correspondantes de la population agricole, comme aussi de la mentalité de cette dernière. Plus la grande propriété a de part à la superficie totale, plus les prolétaires agricoles ne possédant absolument rien sont nombreux, plus l’antagonisme de classe est aigu entre les grands propriétaires fonciers et les ouvriers agricoles, et plus la dictature peut être solidement fondée dans les campagnes, et plus l’expropriation peut être radicale. Au contraire, plus il y a d’égalité dans la répartition des biens fonciers, moins il y a, par conséquent, de véritables prolétaires qui ne possèdent rien, moins l’antagonisme des classes est, par suite, développé, et plus les circonstances sont défavorables à une domination prolétarienne, c’est-à-dire plus l’expropriation doit être prudente. Soit dit en passant, c’est dans la question agraire que le révisionnisme socialiste et le bolchevisme révolutionnaire diffèrent le plus. Un vaste réseau de grands domaines fonciers signifie, dans la politique bourgeoise et démocratique, une réaction féodale, une politique économique agrarienne, et des vivres chers. Par conséquent, antagonismes de classe prononcés, et terrain favorable pour une révolution prolétarienne. Au contraire, si la petite propriété paysanne prédomine, c’est la démocratie ; les antagonismes de classe sont peu prononcés et le terrain est défavorable pour une révolution purement prolétarienne. Par conséquent, les révisionnistes sont partisans du démembrement de la grande propriété foncière, et les communistes, au contraire, de sa conservation[10].

En Hongrie, la répartition de la propriété foncière est, comme on le sait, très inégale. En 1916, 35 % de la superficie cultivée étaient constitués par des exploitations de plus de 100 jugères (57 hectares). Une part encore plus élevée de l’ensemble des terrains agricoles revenait à la grande propriété foncière. Dans la partie de la Hongrie se trouvant sous le régime soviétique et n’étant pas occupée par l’ennemi, cette proportion était encore plus défavorable. Par conséquent, il y avait en Hongrie une classe de travailleurs agricoles absolument dénués de tout avoir foncier et comptant des millions d’individus.

Sauf la Roumanie et l’Irlande, il n’y a nulle part un nombre aussi gigantesque de travailleurs de la terre ne possédant aucun champ que dans les parties de la vieille Hongrie, habitées par des Magyars, — travailleurs qui ne possèdent pas le moindre lopin de terre, qui n’ont même pas de terrains à bail à cultiver pour leur propre compte, et qui, ballottés de droite et de gauche à la façon des ouvriers de l’industrie, passent misérablement leur existence comme s’ils n’avaient pas de pays.

Dans ces conditions, il était possible de procéder à une expropriation énergique. L’ordonnance du 3 avril prononça l’expropriation sans indemnité des propriétés grandes et moyennes, avec le contenu de l'inventaire vif et mort et avec les créances et comptes en banque. Le minimum non soumis à l’expropriation n’était pas indiqué dans cette ordonnance. Mais l’ordonnance d’exécution fixa ce minimum à 100 jugères (57 hectares). De la sorte, plusieurs millions d’hectares de terrain, à peu près 50 % de la superficie totale du pays et 35 à 40 % du terrain cultivé, tombèrent juridiquement en la possession des classes ouvrières.

La mise en œuvre de l’expropriation s’accomplit en Hongrie d’une manière bien supérieure au point de vue économique à ce qui se passa en Russie, la propriété foncière ne fut pas, à proprement parler, expropriée, mais elle fut partagée arbitrairement par les paysans, tandis que le matériel agricole était pillé et détourné. Ce ne fut pas une expropriation, mais un partage révolutionnaire. Dans son discours sur la Lutte pour le pain, Lénine a excellemment indiqué les conséquences funestes de cette façon d’agir. En Hongrie, l’expropriation de la grande propriété s’accomplit sans partage, sans que l’outillage des exploitations eût été atteint, et sans discontinuité dans la production.

Ce fut là moins le mérite des fonctionnaires soviétistes que la conséquence des circonstances historiques tout à fait différentes dans lesquelles l’expropriation se produisit. En Russie, les paysans, conduits par des gens qui n’étaient pas sans avoir des propriétés, prirent une part active à la révolution. Les paysans partagèrent le sol et emportèrent les instruments de production, mais de telle manière que ce furent les plus pauvres qui reçurent la grosse part. En Hongrie, il n’y eut pas de révolution prolétarienne au véritable sens du mot. Le pouvoir passa, pour ainsi dire légalement, du jour au lendemain, dans les mains des prolétaires. Dans les campagnes il n’y eut qu’un mouvement révolutionnaire très restreint, mais il n’y eut pas non plus de résistance à main armée. Aussi, l’expropriation juridique put-elle s’accomplir sans aucun obstacle, et la grande culture put être maintenue. En Russie, on s’occupe maintenant d’organiser dans l’agriculture la grande exploitation étatiste. Depuis l’automne 1918, le Gouvernement des Soviets s’efforce toujours davantage de conserver la grande culture sous forme de « terres du Soviet », d’exploitations collectives et de communes agraires. Malgré la résistance déployée par les paysans, ce nouveau mode d’exploitation s’est rapidement développé. Au début de février 1919, il y avait déjà 1 510 exploitations collectives et communes agraires. Fin juillet, plus de 5 000. On dit qu’elles disposaient de plus de 2 millions de déciatines de terrain.

Nous insistons sur le qualificatif juridique, car il faut avouer franchement que, dans la plupart des cas, l’expropriation n’a été que juridique, et que, dans beaucoup de cas, il y a eu, socialement, si peu de chose de changé, que souvent la population rurale n’avait pas même une idée précise de ce qu’était cette expropriation.

De quelle manière celle-ci se produisit-elle ?

Dans le désir de ne pas compromettre la récolte, les employés des grandes fermes furent, dans la plupart des cas, maintenus à leur poste. Ils dirigèrent les travaux comme autrefois, mais désormais pour le compte de l’Etat. Dans beaucoup de cas où le propriétaire dirigeait lui-même son exploitation, il y eut jusqu’au propriétaire qui fut, lui aussi, maintenu dans son domaine exproprié, en qualité de chef d’exploitation. C’est le même procédé qui en Russie fut appliqué d’une façon générale dans l’expropriation des grandes entreprises industrielles. Mais, tandis qu’en Russie les conseils ouvriers d’exploitation entrèrent aussitôt en action dans ces entreprises expropriées et exerçaient, au moins fictivement le contrôle du travail, l’institution projetée des conseils d’exploitation dans les grands domaines hongrois expropriés n’eut lieu le plus souvent que sur le papier. Quand le ci-devant propriétaire restait dans le domaine comme chef d’exploitation délégué par l’Etat, il n’y avait provisoirement, au point de vue social, rien de changé. Le propriétaire continuait d’occuper la maison du maître, de faire atteler le même équipage à quatre chevaux, et de se faire donner par le personnel ouvrier du « Monsieur » grand comme le bras. Toute la nouveauté, c’était qu’il ne pouvait plus disposer de ses biens à sa guise et qu’il devait suivre les instructions de l’organe central de l’administration agricole. Mais l’ouvrier des champs ne remarquait pas grand’chose à cela; pour lui, la révolution sociale n’avait eu d’autre importance que de lui valoir un salaire bien plus élevé qu’auparavant. Toutes les innovations sociales essentielles furent ajournées à l’automne, époque moins critique pour la continuité de la production.

Si ce procédé se justifiait au point de vue économique, il était d’autant plus dangereux au point de vue politique, car il empêchait la propagation de la révolution sociale parmi les ouvriers des champs, et retardait l’adhésion sociale et idéologique des prolétaires agricoles à la révolution. Seule une très petite fraction des prolétaires agricoles avait compris de cette sorte le sens de la révolution et avait risqué sa vie pour cette dernière dans les combats livrés par l’armée rouge. Il est vrai qu’un ébranlement politique des masses ouvrières allant jusqu’au fond des choses et se déclenchant avant la récolte aurait été, au point de vue économique, une entreprise très périlleuse. Si les ouvriers de l’industrie hongroise n’étaient pas, au moment de la proclamation de la dictature, mûrs pour la direction des entreprises industrielles, les ouvriers agricoles l’étaient bien moins encore. Ils n’avaient aucune connaissance économique ou sociale ; la moitié d’entre eux ne savait ni lire ni écrire ; pour la plupart, ils avaient l’ambition d’acquérir de la terre à titre de propriété privée, et non seulement ils n’étaient pas communistes, mais ils n’étaient pas même socialistes, car la propagande parmi les ouvriers des campagnes avait été, avant la révolution, combattue avec toutes les ressources de l’appareil administratif, commandé par les grands propriétaires fonciers.

Avec ce personnel inculte, sans préparation, il fallait agir très prudemment, si l’on ne voulait pas compromettre tous les fruits de l’année agricole. C’est ainsi que fut sauvegardée également la continuité de la production agraire. Mais ce fut au prix de l’inertie politique maintenue au sein des masses profondes du prolétariat des campagnes.

La nouvelle organisation des domaines expropriés fut conçue pratiquement de la façon suivante :

Avec les divers domaines, il fut constitué des syndicats de production. Les syndicats d’un territoire furent groupés sous une direction commune. Tous les syndicats de production furent réunis en un « office central des syndicats agricoles de production », lequel dépendait directement du chef de la section d’agriculture du Conseil supérieur économique. La forme du syndicat de production fut choisie à cause de l’état d’esprit arriéré au point de vue social des ouvriers agricoles. Si nous avions simplement déclaré les grands domaines propriété de l’Etat, les exigences des ouvriers, quant aux salaires, auraient été démesurées, et l’intensité du travail, au contraire, eût été minime. De cette façon, il était possible de stimuler la discipline et l’intensité du travail, par le fait que le produit net du domaine appartient aux ouvriers eux-mêmes. Ainsi fut satisfaite, dans une certaine mesure, la tendance des ouvriers des champs à devenir propriétaires. Politiquement parlant, cela aussi sembla opportun, afin de rétorquer la propagande contre-révolutionnaire prétendant que les ouvriers des champs n’avaient fait que changer de maître, et que, de serviteurs de « Monsieur le comte », ils étaient simplement devenus serviteurs du prolétariat urbain. Au point de vue matériel, cette concession faite aux travailleurs des champs n’avait pas beaucoup d’importance, car la comptabilité de leurs domaines se faisait au bureau central. On se proposait, lorsque le terrain aurait été suffisamment préparé, de déclarer ouvertement les domaines expropriés propriété de l’Etat, tout comme on l’avait fait pour les ouvriers de l'industrie.

La direction de l’exploitation des divers domaines fut organisée comme celle des usines. Le chef direct de la production, correspondant au commissaire à la production, était le régisseur du domaine, relevant désormais de l'Etat. Les membres du syndicat de production étaient les travailleurs permanents du domaine, c’est-à-dire le personnel payé à l’année et le personnel libre, qui s’engageait à travailler pour le domaine pendant un minimum annuel de journées (120). Parmi les membres était élu un conseil d’exploitation ayant les mêmes fonctions que dans les grandes exploitations industrielles. Mais, comme par suite de la très médiocre instruction des ouvriers agricoles ainsi que de leur mentalité conservatrice, l’autorité du régisseur était très grande, le régisseur chef d’exploitation avait, généralement, par rapport au conseil d’exploitation, qui même n’était pas partout choisi à l’élection, une forte prééminence. Les conseils d’exploitation agricoles ne fonctionnèrent donc, généralement, que de nom. Le véritable travail d’organisation ne devait se faire qu’à l’automne. Il ne fallait pas troubler la marche régulière des travaux agricoles de l’été, si importants pour le ravitaillement.

Mais, dans l’agriculture aussi, il se manifesta déjà entre les ouvriers et les régisseurs des désaccords analogues à ce qui se passa dans les usines, et ici également il y aurait eu de grosses difficultés pour y mettre fin.

Par contre, on avait déjà commencé à organiser les grands domaines expropriés, afin d’assurer la nourriture du prolétariat urbain, car on ne pouvait pas suffisamment compter sur la fourniture de vivres par les paysans. Aussi on fit tout ce qui était possible pour accroître la production des grandes exploitations expropriées. Les matières premières, charbon, essence, engrais artificiels et les moyens de production, charrues, outils, dont on n’avait qu’une quantité insuffisante, furent attribués en première ligne aux grands domaines expropriés. On se proposait d’organiser les grands domaines situés dans le voisinage de la capitale et des villes principales en un vaste réseau de cultures très intensives et parfois de cultures maraîchères. Dans les environs de Budapest, quelques très grandes exploitations horticoles furent créées sur le terrain de l’ancien champ de courses, dès le premier mois de la dictature. On devait continuer à l’automne. Dans beaucoup de domaines fonciers, on établit des chemins de fer à voie étroite, avec l’ancien matériel de guerre. Les vaches laitières des fermes éloignées des gares furent concentrées dans les laiteries situées près du chemin de fer, afin de pouvoir approvisionner de lait la capitale et les autres villes. Les ouvriers et employés des industries de luxe et des autres branches de la vie économique, cessant de travailler, devaient s’établir dans les fermes expropriées, où ils trouveraient une occupation saine et productive et où ils élèveraient le niveau intellectuel et par conséquent le rendement du travail des ouvriers des champs. Dans les grandes cultures maraîchères précitées travaillèrent, de fait, des centaines d’anciens fonctionnaires et autres membres des anciennes classes dirigeantes, et cela avec zèle et bonne humeur. Bref, il y avait en voie d’exécution un plan bien étudié, destiné à accroître rapidement le produit des terres expropriées, qui étaient d’environ 40 à 50 % de toute la surface du sol, dans une mesure suffisante pour assurer au moins à la population des villes une nourriture indispensable et pour briser le monopole économique des paysans en matière d’alimentation. Le plus grand obstacle à l’exécution de ce plan avaient été les chefs du syndicat des ouvriers agricoles, esprits à courte vue, hostiles à la dictature, empêtrés dans leurs idées traditionnelles, et qui firent naître chez les ouvriers des champs des exigences si énormes que, si on les avait satisfaites, tout le produit brut de l’agriculture eût été pour eux et qu’il ne serait rien resté pour la population des villes. Cependant, il est probable qu’une propagande systématique aurait également triomphé de cette difficulté.

Les grands domaines expropriés furent d’abord, sans exception, placés sous une administration centrale, organisme d’Etat. Mais on se demanda s’il ne vaudrait pas mieux communaliser quelques domaines, afin d’en accroître le produit par une coopération et un contrôle locaux. De même les ouvriers de quelques grandes entreprises industrielles proposèrent de prendre à leur compte l’exploitation directe des grandes propriétés foncières; leur tâche industrielle achevée, ils prendraient part à la culture de « leur » bien. Aussi séduisant que cela pût paraître, nous refusâmes en principe de pareilles offres. Etant donnée la tendance générale au particularisme qui est propre à toutes les époques révolutionnaires, il était à craindre qu’une telle solution n’entravât l’administration centrale du ravitaillement. En Russie, par suite de l’immensité des distances, les avantages résultant de la participation des intérêts locaux à l’accroissement de la production semblent l’emporter sur les inconvénients qui proviennent des difficultés ainsi créées à l’unité du ravitaillement. Un article de Larine, paru dans le Drapeau Rouge, vers la fin de 1919, dit :

« Afin de faire servir l’agriculture aux intérêts du prolétariat et afin de la développer, le Gouvernement des Soviets donne de grandes portions de terrain aux usines, aux entreprises et sociétés ayant pour objet l’organisation de l’agriculture, ainsi qu’aux organes de l’administration municipale. Le décret du Soviet des Commissaires du Peuple du 15 février 1919 recommande encore cette façon d’agir. Ainsi, à côté des exploitations privées ou des exploitations de petits groupes, se constitue une agriculture socialisée sur les biens des anciens grands propriétaires fonciers, là où ces biens n’avaient pas été dans une large mesure partagés entre les paysans. De cette façon, on crée sous les yeux des paysans des centres agricoles qui, par leur exemple, montrent aux habitants des campagnes l’avantage d’une organisation rurale collective et rationnelle, et les engagent à imiter cet exemple ».

Nous arrivons ainsi à la question particulière des paysans qui continuent de posséder leur terre à titre privé. Nous tenons pour utopique l’optimisme de Larine, — qui est aussi l’opinion de Kautsky dans sa Question Agraire, — d’après quoi les paysans se laisseraient entraîner, par l’exemple des grandes exploitations de l’Etat, à abandonner volontairement leur propriété privée. En Russie, où sous l'influence de la communauté du sol, du Mir, se sont peut- être conservées chez les paysans les traces d’une mentalité assez voisine du communisme, il peut se faire qu’il en soit ainsi. Mais dans les pays où règne depuis longtemps la propriété privée du sol, et où l’idéologie égoïstico-cupide est pleinement développée, même chez les paysans, il ne faut pas escompter pour cette génération un renoncement volontaire à la propriété privée. Tout régime prolétarien doit, selon nous, tenir compte de cette circonstance.

Que faut-il donc faire avec les paysans ?

Cette question se rattache très étroitement au problème de l’alimentation. En Hongrie, la moitié du sol fut expropriée en tant que grande propriété foncière, et comme de cette façon la nourriture du prolétariat industriel semblait au moins tant bien que mal assurée, nous avons pu dans la question de la propriété paysanne adopter, au point de vue économique, une position d’attente. Notre tâche aurait été ensuite d’amener, par le développement de l’instruction, les paysans à cultiver mieux leur sol et à accroître leurs besoins, afin de prévenir la menace du retour des paysans à l’exploitation familiale isolée. On aurait essayé d’obtenir des paysans pacifiquement, par voie d’achat ou d’échange en nature, leur excédent de provisions. Une intervention plus rigoureuse n’aurait été nécessaire que si les riches paysans avaient refusé systématiquement, pour des raisons politiques, de vendre ou de livrer leur excédent de vivres. Dans ce cas, il n’y a d’autre ressource que l’expropriation du sol lui-même. Les réquisitions ne mènent pas au but, car elles ont pour conséquence de restreindre la production. Mais comme les propriétés paysannes expropriées ne peuvent se prêter qu’à une exploitation locale et, par suite de leur morcellement, ne sauraient admettre dans la plupart des cas la grande culture, il aurait fallu à cet effet créer une organisation prolétarienne locale, offrant toutes les garanties politiques et économiques voulues. En Russie, on a essayé, au moyen des « communes rurales » , constituées par la réunion de prolétaires ruraux n’ayant point de terre ou en ayant très peu, de contrôler la livraison des vivres incombant aux riches paysans. Sur ce terrain, à ce qu’il semble, le succès fut médiocre. Il aurait mieux valu mettre à la disposition d’organisations analogues de petites communautés de travail formées par les prolétaires du village, soumises au contrôle du Soviet local et cultivant en commun les terres paysannes expropriées, et cela moyennant une redevance en nature. Nous pensons à de petites communautés, parce que les champs éparpillés — avec les instruments de la production paysanne qui ne se prêtent également qu’à la petite culture — ne peuvent provisoirement convenir qu’à de petites exploitations.

Mais, pour arriver à cela, il faut un dur travail : il faut extirper chez les prolétaires des champs le sentiment d’une communauté d’intérêts avec les riches agriculteurs ; il faut introduire dans le village la notion de la lutte de classe et éveiller la conscience de la solidarité des ouvriers agricoles avec le prolétariat urbain. Tâche extrêmement difficile. En Hongrie, où il y a dans les villages une forte barrière de classe entre les cultivateurs en titre et ce qu’on appelle les petits colons, et où les différences de fortune, au sein même de la classe paysanne, sont très considérables, il peut se faire que cette tâche soit plus aisée. Mais dans les pays où, par suite d’une répartition plus égale du sol, il n’y a pas de distinction bien franche à établir entre les riches cultivateurs et les prolétaires des champs, cette solution semble impraticable. Dans ce cas, la question ne peut se résoudre que par la transformation de toute l’idéologie paysanne. A cet effet, il est indispensable de gagner d’abord les instituteurs. Il est également possible d’envoyer dans les villages, comme propagandistes, chefs du soviet local, etc., des ouvriers de l’industrie, acquis au communisme et ayant conservé des relations avec leur village natal. Ainsi le régime prolétarien aurait en permanence, dans chaque village, quelques hommes de confiance, présentant toute sûreté, et servant à contrôler tout mouvement contre-révolutionnaire parmi les paysans; c’est par leur intermédiaire que pourrait se réaliser la conversion idéologique des campagnes, au moyen de la presse, de brochures de propagande, de conférences et de renseignement. Par suite, des véritables difficultés alimentaires se produisant dans les villes, on trouvera partout un nombre suffisant d’ouvriers de l’industrie disposés pour cette tâche. C’est là un travail long et difficile, mais auquel il faut songer, si l’on ne veut pas que se stabilise la guerre civile entre la ville et les champs.

IX. La gestion des subsistances[modifier le wikicode]

Dans les premières années de la dictature, il est absolument impossible de résoudre le problème de l’alimentation du prolétariat dans le sens d’une amélioration. Nous l’avons déjà indiqué au chapitre III. La dictature apporte aux ouvriers agricoles un fort accroissement de salaire, et cela, d’une part, sous la forme directe d’allocations en nature plus élevées ; mais, d’autre part, l’augmentation du salaire en espèces se laisse ici, à la source, facilement transformer en aliments. Toutes autres choses restant égales, cela suffirait à rendre sensiblement plus difficile l’approvisionnement des villes. Celles-ci ne reçoivent d’une même récolte qu’une portion diminuée. Quant aux terres expropriées se trouvant directement placées sous l’administration de l’Etat ou de la commune, l’excédent qu’elles produisent est à la disposition de l’Office central des Subsistances, abstraction faite de certaines résistances particularistes émanant des soviets locaux, qui tiennent, avant tout, à bien ravitailler leur propre territoire.

En Hongrie, où l’expropriation des grandes propriétés foncières avait fait passer sous le contrôle immédiat de l’Etat 40 à 50 % des terrains agricoles, — et, qui plus est, les plus productifs, — la question des subsistances était à peu près résolue. On pouvait envisager sans trop d’impatience la façon dont les paysans se conduiraient quand il s’agirait de fournir des vivres.

En Russie aussi on essaya, après les expériences peu satisfaisantes qu’on avait faites avec les paysans dans les deux premières années, de s’en remettre, surtout pour le ravitaillement en vivres, aux communes villageoises nouvellement créées par l’Etat sur la base du collectivisme et composées de grandes propriétés. Nous lisons à ce sujet dans la Correspondance russe de janvier 1920 :

« Si les exploitations des communes et des syndicats, principalement sur les terres des soviets, doivent souvent encore rester défectueuses, faute de main-d’œuvre spécialisée, de machines agricoles et de cheptel, néanmoins cette évolution de la question agraire..., c’est-à-dire la constitution de grandes entreprises..., est, à coup sûr, un progrès, car il n’est pas douteux que ces nouvelles exploitations agricoles, dès que les difficultés du début auront été surmontées, forment une base solide pour l’alimentation de la Russie. On comptait dans les sphères soviétistes, au milieu de 1919, que ces exploitations pourront fournir 100 millions de pouds de céréales, ce qui correspond à peu près au montant que le Commissariat de l’Alimentation du Peuple a été en mesure de livrer en 1918 ».

Cependant, cette façon de résoudre le problème, — demander l’essentiel de la production agricole à de grandes entreprises nationalisées, élever rapidement la production de ces entreprises, supprimer ainsi le monopole des paysans dans le ravitaillement des villes et, en corrélation avec cela, laisser presque passivement les paysans agir à leur guise, — ne peut pas être employée partout. Dans la plupart des pays, les 80 ou 90 centièmes du sol sont morcelés en exploitations n’ayant pas 50 hectares. L’alimentation du prolétariat urbain ne peut donc être assurée que par l’excédent des exploitations paysannes. Il faut donc trouver le moyen d’amener les paysans à livrer les denrées. (En ce qui concerne la production, on n’a pas besoin généralement de stimuler les paysans ; ils laissent rarement leurs champs incultes). Ce moyen est, théoriquement, l’introduction ou le maintien du monopole des céréales établi pendant la guerre, ainsi que d’autres monopoles d’Etat. Néanmoins, l’expérience de la Russie et de toute l’Europe centrale montre que l’existence légale d’un monopole des céréales et de l’obligation de livraison des denrées signifie par elle-même très peu de chose. La livraison ou la non livraison par le paysan des denrées à l’organisation chargée du monopole dépendra uniquement de l’autorité et de la force du gouvernement existant. Si le paysan ne veut pas livrer ses produits, il a pour cela suffisamment d’expédients : employer les céréales comme fourrage, les enterrer, les vendre en cachette, etc. II est à supposer que dans la plupart des pays, les paysans sont hostiles à l’Etat prolétarien et qu’ils se déroberont devant l’obligation de ces prestations de denrées. Nous avons donc à examiner les moyens dont dispose la dictature pour réduire la résistance des paysans et ainsi assurer le ravitaillement du prolétariat industriel. Nous allons ici, théoriquement, distinguer les moyens économiques, les moyens politiques et les moyens de propagande, mais en faisant remarquer que, dans la pratique, ces moyens seront employés simultanément et qu’ils réagiront les uns sur les autres. Nous distinguerons donc :

1. Les moyens économiques :

a) Achat en argent ;

b) Troc en nature contre des produits industriels.

2. Les moyens politiques :

a) Impôts ;

b) Réquisitions ;

c) Expropriation des biens des riches paysans.

3. Les moyens de propagande destinés â établir des liens de solidarité entre le prolétariat intellectuel et le prolétariat rural.

Moyens économiques[modifier le wikicode]

a) Dans les pays où les paysans ne se sont pas enrichis outre mesure pendant la guerre, où ils n’ont pas déjà accumulé beaucoup de papier-monnaie, où par conséquent règne encore l’amour de la thésaurisation, le moyen le plus pratique et le meilleur marché pour l’Etat prolétarien, du moins dans la première et la seconde année de la dictature, serait d’acheter aux paysans leurs produits avec du papier-monnaie. Si cela est faisable, on peut, dans la fixation du prix, tenir compte des exigences des paysans. Les salaires des ouvriers de l’industrie et aussi les prix des marchandises que les entreprises de l’Etat fournissent aux paysans seront élevés en conséquence. Pour l’Etat prolétarien, ce n’est là qu’une question de comptabilité.

Malheureusement, ce moyen n’était pas praticable pour la République des Soviets de Hongrie. En premier lieu, les paysans avaient, pendant la guerre, amassé déjà tellement d’argent comptant, que l’instinct de la thésaurisation s’était chez eux fortement émoussé. Et, qui plus est, il nous arriva ce contretemps, — nous ne trouvons pas d’autre expression, — que nous ne possédions pas d’installation technique pour fabriquer les anciens billets de banque, les billets bleus comme on les appelait, les seuls qui fussent acceptés par les paysans. Nous reviendrons sur cette question de la monnaie dans l’Etat prolétarien. Pour le moment, nous nous bornerons à constater que, en échange de la seule espèce de monnaie dont nous disposions, le paysan en général ne voulait pas céder de produits alimentaires. En Russie, l’ancien rouble-papier semble avoir continué toujours d’être thésaurisé par les paysans et, par conséquent, d’être accepté par eux, bien qu’avec une puissance acquisitive très réduite.

b) Abstraction faite de l’esprit conservateur des paysans et de leur méfiance à l’égard de toute nouveauté, un facteur important dans leur refus d’acceptation de l’argent était constitué par cette circonstance que tous les billets de banque, les anciens comme les nouveaux, n’étaient plus, à proprement parler, au sens économique du mot, une monnaie, un étalon normal des valeurs, puisque, avec cet argent, le paysan ne pouvait pas satisfaire ses besoins, ne pouvait pas se procurer, avec ses billets de banque, des articles industriels. Les moyens de production agricole étaient, pour les raisons exposées au chapitre précédent, réservés principalement aux grands domaines de l’Etat. Les articles industriels destinés à la consommation immédiate, — étoffes, chaussures, meubles, verrerie, etc., — étaient accaparés, en première ligne, par le prolétariat urbain lui-même. D’autre part, le système de l’économie réaliste d’un Etat prolétarien n’admet pas, en principe, cet échange de biens effectifs contre un papier-monnaie par lui-même sans valeur, et amassé dès avant la dictature à titre de revenu ne découlant pas du travail. Ce n’est qu’après avoir annulé radicalement tout le potentiel de force acquisitive provenant de l’époque capitaliste qu’il pourrait être question de reconnaître de nouveau l’argent comme un moyen d’acquisition, à valeur entière, des produits de l’économie communiste et prolétarienne.

Pour éliminer l’influence du potentiel de force acquisitive accumulé par les paysans sous forme d’argent, en d’autres termes, pour obtenir, en échange des produits industriels, des produits alimentaires d’une valeur égale ou supérieure, on essaya en Hongrie de recourir au système primitif du troc en nature. On envoya dans les grandes agglomérations paysannes des trains remplis de produits industriels dont les paysans avaient un pressant besoin, — tels que sel, pétrole, faux, bêches, tissus, images, — afin de les troquer directement contre les produits des fermes, — saindoux, lard, œufs, etc. On avait l’intention de généraliser cette institution, et, au lieu des trains mobiles, d’établir des magasins sédentaires, dirigés par les offices économiques précédemment décrits, afin de réaliser l’échange des produits alimentaires contre des articles industriels.

Les premières tentatives eurent un double résultat. Ce furent, précisément, les ouvriers agricoles et les paysans pauvres, en lesquels le régime soviétique aurait dû, dans les campagnes, trouver un appui, qui furent mécontentés par le système du troc. Car ils auraient eu de l’argent pour payer les produits offerts, mais ils n’avaient pas d’excédent de subsistances à échanger. Seuls, les paysans riches purent donc acquérir les produits à troquer. Par suite, les prolétaires et les paysans pauvres se demandèrent avec indignation ce qu’il y avait de changé, à proprement parler, puisque, sous la dictature du prolétariat les paysans riches étaient également privilégiés. La difficulté eût été résolue si l’on avait cédé ces produits aux prolétaires et aux paysans pauvres moyennant paiement en espèces. Cependant, — et c’est là le nœud du problème, — l’Etat ne disposait pas d’une quantité suffisante de produits pour résoudre la question de cette manière, quelque impossible qu’il semblât d’acheter au paysan sa récolte de céréales par la voie du troc en nature. On songea à acheter aux paysans leur récolte au moyen de bons du trésor, assurant un droit de priorité pour l’acquisition des articles constituant un monopole d’Etat. Cela aurait éliminé la puissance acquisitive de l’ancien papier-monnaie détenu par les paysans. L’effondrement du régime prolétarien ne permit plus la réalisation de ce projet.

Un second fait intéressant, c’est que souvent les paysans riches trouvaient trop chères les marchandises offertes en troc, et n’en faisaient pas l’acquisition. Pour comprendre cela, nous devons nous rappeler la situation tout à fait particulière de la Hongrie. Un petit pays, limitrophe, sur une vaste étendue, de pays dans lesquels le papier-monnaie entassé en Hongrie a également cours légal. Les paysans se procurent à l’étranger, pour de l’argent comptant et par la voie de la contrebande, ce dont ils ont besoin. Par conséquent ils ne se laissèrent pas imposer des prix supérieurs aux cours des marchés extérieurs.

L’échec de cette tentative, faite en Hongrie, est imputable à des circonstances toutes spéciales. Dans les grands pays, où la contrebande est relativement difficile à pratiquer sur une vaste échelle et dont la devise monétaire se trouve rapidement dépréciée à l’étranger après l’établissement de la dictature, circonstance qui rend plus onéreuse et plus malaisée l’importation de marchandises étrangères, il paraît possible, grâce à un vigoureux monopole de l’Etat sur les produits industriels nécessaires aux paysans, — sel, pétrole, fer, machines et instruments agricoles, tissus, — et grâce à l’élévation du prix de ces articles monopolisés, d'obliger les paysans à livrer une quantité de vivres suffisante pour nourrir la population urbaine. Mais il faut considérer que cela n’est possible que si la production industrielle nationalisée est déjà en bonne voie, c’est-à-dire si l’on dispose d’une quantité suffisante de produits industriels pour les échanger contre des produits alimentaires, ce qui, au début, ne saurait être nullement le cas; et, naturellement, il faut que les conditions de ce troc ne soient pas trop désavantageuses pour le paysan ! Nous devons insister sur ce point : il n’y a pas de catégorie de gens, qui puisse plus facilement que le paysan s’abstenir de consommer des produits provenant d’entreprises étrangères. S’il trouve le pétrole trop cher, il revient à la petite lampe à huile ou à suif. Si les tissus lui sont offerts à un prix trop élevé, il file et tisse lui-même ses vêtements. Si les machines lui semblent trop chères, il sème à la main, bat le grain au fléau, travaille le sol avec la bêche. Possédant le plus important des moyens de production, qui est le sol, il est, dans une certaine mesure, au-dessus de toutes les contraintes économiques, car il revient alors à la forme primitive de l’exploitation ancienne et il se passe de tout achat de produits urbains.

Le rôle du pouvoir politique[modifier le wikicode]

Nous avons jusqu’à présent supposé que les paysans, dans leurs rapports avec le régime prolétarien, se laissent uniquement mener par des motifs économiques. Or, il n’en est pas ainsi : les riches paysans, pénétrés de la conscience de classe, refusent, pour des motifs politiques, de fournir des produits alimentaires aux villes prolétariennes. Ils entraînent également dans ce mouvement de boycottage, — tant que l’esprit de la lutte des classes n’a pas gagné les villages eux-mêmes, — les paysans d’une position moyenne et jusqu’à une partie du prolétariat rural. Il faut donc, comme nous l’avons déjà indiqué, isoler moralement et politiquement, par un travail de propagande et d’éducation et par des institutions appropriées, les prolétaires ruraux et les paysans pauvres de la classe des paysans riches, et créer dans chaque village une organisation capable de soutenir la dictature du prolétariat et d’assurer le ravitaillement. En tout cas, cela demande beaucoup de temps. Beaucoup plus de temps qu’il n’est possible d’attendre au prolétariat affamé des villes. Il faut donc, par des mesures politiques, contraindre les paysans à livrer leurs produits. Reste à voir de quelle façon cela peut avoir lieu.

a) Le procédé le plus familier au paysan, le plus acceptable au point de vue psychologique, parce que ce fut de tout temps la forme habituelle de l’intervention de l’Etat dans la répartition des revenus, — c’est l’impôt. En Hongrie, nous avons commis la faute d’aller jusqu’à exempter le paysan des faibles impôts fonciers existant jusqu’alors. Ce ne fut pas une faute financière, car dans le budget considérable du gouvernement des Soviets, les 20 à 30 millions d’impôt foncier qu’eussent acquittés les paysans d’après l’ancien système fiscal n’avaient aucune importance; mais ce fut une faute politique. Cette mesure manqua complètement son but, car, loin de gagner les paysans au régime, elle les fortifia dans leur résistance. Ils virent dans l’exemption fiscale un aveu de la faiblesse du gouvernement prolétarien, et y trouvèrent une incitation à ne pas observer des prescriptions ultérieures. Plus efficace semble la politique opposée, à savoir : donner immédiatement une forte activité à la machine fiscale, établir un impôt élevé, mais juste, sur le capital foncier, impôt devant être acquitté en nature. Lorsque le pouvoir prolétarien a assez de force et de prestige, il est possible, de cette façon, d’obtenir du paysan d’importantes quantités de denrées, sans compensation économique.

b) La deuxième phase, plus développée, de la mise en œuvre de l’autorité gouvernementale, est la réquisition des produits alimentaires, telle qu’elle a été exercée par les gouvernements capitalistes. Cette réquisition peut avoir lieu moyennant paiement soit en argent soit en billets jouissant d’un droit de priorité pour l’acquisition des produits industriels ; ou même encore sans indemnité, ainsi que ce fut souvent le cas dans la Russie bolcheviste. Bien que ce dernier procédé soit pour l’Etat prolétarien le moins onéreux et celui que beaucoup de communistes considèrent comme le meilleur, nous pensons qu’il faut, autant que possible, l’éviter, et cela pour des raisons purement économiques. On ne peut, à proprement parler, réquisitionner sans indemnité que la récolte d’une seule année ; car, l’année suivante, le paysan ainsi traité, d’une part réduira la production et substituera à la culture de céréales faciles à saisir d’autres plantes mûrissant à des époques différentes. Et, d’autre part, il cachera la récolte, l’enterrera, la donnera à manger au bétail, etc. Une expédition de groupes armés d’ouvriers de l'industrie sortant de la ville pour aller réquisitionner de force dans les villages des aliments pourra bien être un bon moyen de se renseigner à ce sujet ; mais cela ne saurait assurer d’une manière durable le ravitaillement des villes. En Russie, comme nous l’avons déjà dit, on essaya d’introduire dans les villages la lutte de classe, en constituant des « comités », formés par des prolétaires et des paysans pauvres, et chargés de contrôler à titre permanent la récolte et les fournitures rurales. Nous ignorons quels ont été les résultats de cette institution. En Hongrie, les Soviets politiques locaux furent chargés, en dernière instance, d’assurer aux organisations du monopole communiste la récolte des paysans. Nous ne savons pas ce que cela aurait donné. Mais, comme en beaucoup d’endroits, dans les Soviets ruraux, c’étaient les paysans riches qui avaient, en fait, la direction, et comme les Soviets de comitat montraient une forte tendance au particularisme et songeaient, en premier lieu, à bien ravitailler la population de leur propre territoire, ce système aurait, certainement, rencontré encore de grandes difficultés.

c) Si la classe des paysans riches oppose à la livraison des vivres une opiniâtre résistance, soit politique, soit armée, il semble, — pour les raisons précédentes, — que le mieux est, non pas de réquisitionner de force la récolte, ce qui ne peut donner de bons résultats qu’une seule fois, mais d’exproprier les terres mêmes des riches paysans. La résistance ouverte a beau être brisée, si la terre continue de rester en possession des riches paysans, c’est le sabotage de la production elle-même qui commence ; et, la seconde année, la réquisition ne trouvera plus rien devant elle. La production même doit donc être confiée à d’autres mains. Il s’agit de savoir lesquelles.

En Hongrie, nous n’avons pas atteint ce stade de l’évolution, et nous n’avons donc pas sur ce point d’expérience pratique. En Russie, l’évolution suivante semble se produire : les comités de prolétaires ruraux reçoivent les terres expropriées sous forme d’exploitations communistes. C’est là un rajeunissement, sur la base de la politique prolétarienne, de la vieille forme de la propriété collective, le Mir. Mais il reste encore à se demander si le transfert des propriétés des riches paysans à un ou plusieurs syndicats est par lui seul une garantie qu’au moins les excédents de denrées seront à la disposition du ravitaillement du prolétariat urbain. Car il peut fort bien se faire que, faute de compensations économiques suffisantes, les syndicats des prolétaires ruraux opposent à la livraison des denrées la même résistance que précédemment les riches paysans.

3. Nous arrivons de la sorte à la troisième phase du problème : la constitution d’une commune conscience de classe, le développement de la solidarité entre le prolétariat des villes et celui des champs. Car manifestement il ne suffit pas du tout d’introduire dans la population rurale la lutte de classe au sens négatif, c’est-à-dire de dresser les prolétaires ruraux contre les riches paysans et de les aider, avec les forces de l’Etat, à exproprier les paysans riches. Il faut aussi éveiller en eux cette claire notion qu’ils ne peuvent être affranchis du joug des gros propriétaires fonciers et des riches paysans qu’avec l’aide du prolétariat urbain, cette avant-garde de la Révolution, mais qu’en revanche l’approvisionnement de la ville en denrées constitue une condition préalable et indispensable de la consolidation des conquêtes de la Révolution. La conscience de la solidarité de classe doit être assez développée pour que les prolétaires ruraux s’imposent eux-mêmes volontairement certaines privations, de manière à assurer l’approvisionnement du prolétariat urbain en objets de première nécessité. C’est là un problème d’éducation aussi important que le fut l’élaboration de la conscience de classe au sein du prolétariat de l’industrie ; seulement, ce problème doit être résolu dans un délai minimum, si l’on ne veut pas que s’effondre la dictature du prolétariat. Ce qui a exigé là-bas de longues dizaines d’années doit ici s’opérer en quelques années.

Il est vrai que le prolétariat de l’industrie, devenu désormais la classe dirigeante de l’Etat, a à sa disposition des moyens de propagande et d’éducation tout autres que ceux qu’il avait à l’époque où cette besogne se tournait contre la classe des agrariens et des agriculteurs maîtres de l’Etat. Le monopole de la presse, de la propagande par la plume et par la parole, de même que la possibilité de placer dans chaque village au moins un ouvrier de l’industrie, imbu de l’esprit de classe, afin d’y diriger, d’y éclairer, d’y organiser et d’y éveiller à la solidarité de classe les prolétaires ruraux, de même encore que l’école, se trouvant au service du régime prolétarien : tout cela permet de transformer rapidement l’idéologie de la population rurale et ainsi d’assurer définitivement le ravitaillement du prolétariat urbain, — pourvu que le prolétariat industriel possède assez de forces pour résoudre ce problème difficile. A cet égard il se rencontrera des « différences nationales » intéressantes. Dans les pays de l’Est de l’Europe, il y a relativement peu d’ouvriers industriels, et le prolétariat rural ne possède qu'une faible conscience de classe. Mais il en est de même pour les riches paysans. Dans les pays occidentaux, c’est le prolétariat industriel qui prédomine : les travailleurs des champs, par suite de leurs rapports fréquents avec le prolétariat industriel, rapports provenant de la diffusion des exploitations et des centres industriels dans tout le pays, sont déjà préparés à la lutte de classe et à la solidarité ouvrière. En revanche la classe des propriétaires fonciers est beaucoup plus consciente de sa situation de classe, beaucoup mieux préparée à la lutte et beaucoup plus active. L’histoire montrera lequel de ces deux états de choses est le plus favorable au prolétariat.

Enfin, pour éviter des malentendus, nous répétons que cette distinction des moyens économiques, des moyens politiques et des moyens d’action idéologiques n’est que théorique. Dans la pratique, ces méthodes sont parallèles et simultanées, et leur action se renforce mutuellement. Si la production industrielle de l’Etat prolétarien marche bien, si l’Etat peut fournir au paysan les objets industriels dont celui-ci a besoin, l’Etat jouit auprès des paysans d’un grand prestige politique. D’autre part, plus grand est le prestige politique de l’Etat prolétarien, plus la solution des problèmes économiques est facile. Plus la propagande a pénétré profondément dans les villages, plus les adeptes convaincus du communisme sont nombreux, plus l’Etat prolétarien se trouve fort. Inversement : plus l’autorité de l’Etat est grande, plus la propagande a du succès. Entre ces divers facteurs il y a réciprocité d’action, et non pas causalité unilatérale.

Dans les pays qui, par suite de la densité de la population, doivent, sous le régime capitaliste, importer constamment des denrées, le problème de la mainmise sur la production intérieure se complique de la question des produits à importer. La situation en devient encore plus difficile. Dans les débuts de la période révolutionnaire, tant que les Etats capitalistes gardent le dessus, les nouveaux Etats prolétariens sont boycottés, sont exclus du commerce international. La pénurie d’aliments deviendrait très grave, si l’on ne réussissait pas à nouer des relations commerciales avec d’autres Etats prolétariens. C’est la raison pour laquelle les Etats se suffisant à eux-mêmes au point de vue alimentaire, comme la Russie, la Hongrie et la Bavière, ont été les premiers à faire l’expérience de la dictature du prolétariat, la raison pour laquelle le bolchevisme fait des progrès plus rapides dans les pays dont la récolte est suffisante pour subvenir à l’alimentation nationale que dans les pays qui doivent recourir à une importation de denrées. Mais plus la Révolution gagne du terrain, plus il y a d’Etats où s’implante le régime du prolétariat, plus la Révolution et le nouveau système économique ont de solidité dans les pays qui constituent l’avant-garde de la Révolution, et plus le manque de denrées peut être facilement surmonté dans les pays où règne la dictature et qui en sont réduits à recourir à une importation d’aliments.

X. Le problème de la distribution des marchandises[modifier le wikicode]

Dans le capitalisme financier il y a déjà une forte tendance à restreindre le champ d’action du commerce. Cette tendance se manifeste d’une triple façon :

1° Les cartels-monopoles — nous y faisons entrer également les monopoles de l’Etat capitaliste, — éliminent entièrement les commerçants intermédiaires, en vendant directement leurs produits au consommateur lui-même : le détaillant ne reçoit qu’une commission fixe. Il en est ainsi pour le cartel du pétrole, de la bière, etc. Les fonctions et le profit du capital commercial paissent alors au capital industriel, dont l’importance s’accroît en conséquence.

2° Les consommateurs se groupent en coopératives de consommation pour pouvoir acheter directement au producteur des marchandises en gros.

3° Les petits producteurs se groupent en ce qu’on appelle des coopératives de production, qui sont en réalité des organisations ayant pour objet la vente en commun de leurs marchandises, en excluant l’entremise des marchands.

A ces organisations d’ordre privé il faut rattacher les organisations coercitives nées de la réglementation du temps de guerre : les divers offices centraux s’occupant de répartir les vivres rationnés d’après le système des cartes. Nous voyons que sur ce terrain le capitalisme a encore préparé la voie au socialisme d’une façon très précieuse. Il ne reste plus qu’à transformer en organisations prolétariennes ces organisations capitalistes, — capitalistes à l’exception des coopératives de consommation. La distribution des marchandises, fonction nécessaire de tout ordre social qui n’est pas basé sur « l’économie familiale isolée », doit être séparée du commerce, de l’achat et de la vente autonomes des produits marchands en vue d’en retirer un bénéfice. Le commerce, qui, par suite de la pénurie de marchandises existant sous la dictature prolétarienne, dégénère forcément en spéculation et en usure, doit aussi vite que possible être éliminé. Alors que, par exemple, des exploitations paysannes autonomes constituent un élément situé, il est vrai, en dehors du cadre de l’économie étatiste, mais un élément passif et qui ne trouble pas cette économie, le commerce autonome est, lui, un élément de désagrégation au sein de la réglementation de l’économie étatiste. Le commerce empêche d’avoir une connaissance exacte de l’ensemble des besoins ; il entrave l’adaptation de la production à la consommation ; il fait obstacle à l’administration étatiste des matières premières et des produits ; il est en soi un élément d’anarchie et de contre-révolution. Il doit donc disparaître avant toute autre chose.

Au point de vue purement théorique la chose est facile. Du fait de l’expropriation des grandes entreprises, le grand commerce cesse lui aussi d’exister. Les offices centraux d’exploitation procurent, collectivement à toutes les entreprises qui en dépendent les matières premières et les autres moyens de production. La répartition des produits manufacturés s’opère soit directement par les offices centraux soit par l’office du matériel correspondant. Les entreprises expropriées, entreprises de l’Etat ou des communes, y compris les grandes exploitations agricoles, n’ont plus rien de commun avec le commerce, ni pour l’achat, ni pour la vente. C’est là, à proprement parler, la généralisation, s’étendant à toute la production de l’Etat, des trusts bien connus du régime capitaliste : c’est le « cartel universel » dont parle Hilferding.

Parallèlement à cela, s’opère l’élimination ou l’étatisation du commerce extérieur, qui, par définition, rentre toujours dans le grand commerce. Seul l’Office du commerce extérieur, qui est renseigné par les centrales d’exploitation et par les offices du matériel sur les besoins les plus urgents du pays et sur les produits dont celui-ci peut se passer et qui sont disponibles pour l’exportation, a le droit d’exporter et d’importer des marchandises, naturellement pour le compte de l’Etat. C’est là l’extension de la réglementation du commerce extérieur issue pendant la guerre.

La distribution des produits de consommation aux consommateurs eux-mêmes est facile à opérer par l’extension des coopératives de consommation, tous les habitants étant obligatoirement répartis en des groupes de consommateurs correspondant à des secteurs locaux. Chaque habitant ayant un foyer indépendant reçoit les rations de vivres et les autres produits au bureau de distribution de son secteur. Ailleurs il n’a pas le droit d’acheter. C’est le système du rayonnement. Pour les personnes qui n’ont pas de ménage, comme pour les familles qui ne veulent pas vivre chez elles, il y aura, dans les villes, des restaurants publics. L'office de distribution des villages ne recevra que des articles industriels. La répartition locale ne s’opère que sous le contrôle du soviet local. Les principes de la distribution des articles existant en quantité insuffisante seront fixés, comme nous l’indiquons plus bas, d’après les nécessités du régime de classe.

Enfin il faut créer une organisation pour la réception des biens fabriqués dans les entreprises non expropriées, afin que soient éliminés le commerce et la spéculation, par la monopolisation au bénéfice de l’Etat. Les petites entreprises industrielles sont faciles à réglementer, pourvu que l’administration du matériel de l’Etat prolétarien soit bien organisée ; il est aisé de diriger leurs produits vers le bureau de distribution de la commune ou de l’Etat, et, le cas échéant, de transformer les entreprises elles-mêmes en grandes entreprises, ou bien de les laisser lentement dépérir. La crainte de se voir privé de combustible, de fer, de cuir, etc., oblige le petit artisan à respecter le système de distribution de l’Etat ou de la commune et à ne pas spéculer ou frauder, sans quoi les matières nécessaires à la production lui seront retirées. En ce qui concerne les paysans, la tâche est plus difficile. Il faut créer des organes de monopolisation pour les céréales, le beurre, le lait, la viande, etc. ; les chemins de fer et navires ne doivent transporter des marchandises que pour ces organisations; toute opération de vente ou d’achat privé s’effectuant en dehors de certaines limites locales doit être interdite et réprimée. Néanmoins, ces organisations doivent posséder une certaine autonomie locale et ne doivent pas s’enliser dans la bureaucratie. La famille de l’ouvrier villageois doit pouvoir se procurer sans trop de formalités ses aliments chez les paysans de son propre village.

Nous allons maintenant exposer les difficultés pratiques de la mise en vigueur de ce système, telles qu’elles résultent de l’expérience acquise en Hongrie.

Une des premières dispositions du gouvernement des soviets fut de fermer tous les grands magasins de vente et tous les comptoirs des villes, à l’exception des boutiques de produits alimentaires, des papeteries, des librairies, etc. Ce fut là une mesure très fortement critiquée par les mencheviks, et qui, effectivement, occasionna de nombreux ennuis, les habitants ne pouvant plus se procurer certains articles, faute de bureaux de distribution. Néanmoins, nous regardons cette mesure comme nécessaire et indispensable. En premier lieu, il y a dans les magasins et les entrepôts des commerçants une si grande quantité de marchandises que, si l’on ne s’en emparait pas, ce serait une grosse entrave pour les organisations étatistes de distribution du matériel et des produits. En second lieu, la bourgeoisie et les paysans, si cette mesure n’avait pas été prise, se seraient empressés, comme c’a été le cas en Russie, de profiter de la capacité d’achat de leurs réserves d’argent pour accaparer les maigres approvisionnements existant en chaussures, tissus, etc. Ils auraient ainsi non seulement assuré pour longtemps la satisfaction des amples exigences de leur propre consommation, mais ils auraient encore enlevé au prolétariat la possibilité de se procurer les produits industriels dont il a un urgent besoin par l’échange de son salaire contre des marchandises. La vente libre de toutes les marchandises aurait donc permis à la bourgeoisie de susciter de grosses difficultés au régime prolétarien en achetant tous les produits disponibles. Les stocks du grand commerce furent expropriés sans indemnité et remis aux offices du matériel correspondants ; pour les petits marchands, ils furent crédités de la somme en question, mais ils ne purent également prélever que 2 000 couronnes par mois sur le compte ainsi porté à leur actif. A vrai dire, malgré la fermeture des magasins, beaucoup de marchandises furent vendues en fraude. Les employés de commerce qui, en qualité de délégués du prolétariat, devaient contrôler les propriétaires, firent souvent cause commune avec eux, détournèrent les marchandises et les écoulèrent en cachette. Phénomène qui, par suite de la mentalité égoïstico-cupide de la génération actuelle, se reproduira sans doute partout.

La faute n’était pas dans la fermeture des magasins, mais dans le manque d’énergie d’application de la politique prolétarienne, dans le retard mis à organiser l’appareil de distribution destiné à remplir le rôle du commerce comme organe de distribution. Il aurait fallu transférer tout de suite les marchandises des magasins et des entrepôts privés dans les locaux des offices du matériel correspondants, transformer les magasins vides en logements, grouper les habitants en organisations de consommateurs établir un nombre suffisant de bureaux nationaux et collectifs de distribution. L’application énergique de ce programme fut retardée par le sabotage des employés de commerce et des fonctionnaires, qui craignaient de perdre leur place, par l’action des socialistes prétextant « la protection des petites gens », enfin par l’existence de nombreuses entreprises étrangères, se trouvant sous la protection de l’Etat capitaliste auquel elles ressortissaient.

En ce qui concerne la répartition des produits des entreprises expropriées, le commerce fut de fait éliminé. Les grandes entreprises agricoles nationalisées livraient directement tous leurs produits, céréales, bétail, laine, etc., aux centrales correspondantes. Les usines faisaient de même par rapport aux centrales d’exploitation ou aux offices du matériel. Seule une portion extrêmement minime des produits des entreprises expropriées donna lieu par suite d’abus à des transactions frauduleuses.

Tout à fait original fut ce qui se passa pour le commerce extérieur. Au début, le pays n’était pas encore soumis à un rigoureux blocus de la part de l’Entente. Mais l’échange des marchandises avec l’étranger donna lieu néanmoins à de grosses difficultés, car les capitalistes étrangers ne voulaient pas reconnaître comme partenaire commercial digne de confiance l’Office du commerce extérieur, organe de l’Etat prolétarien, et mettaient de grands obstacles à l’achat et à la vente des marchandises. Nous fûmes donc obligés d’effectuer les opérations du commerce extérieur sous la firme d’entreprises capitalistes avantageusement connues à l’étranger. Mainte entreprise expropriée était une création d’entreprise étrangère et pouvait donc recevoir de la maison mère des marchandises que l’Etat prolétarien n’aurait pas pu se procurer de son propre chef. C’est que le capital étranger considérait la dictature comme un provisoire très éphémère. Plus tard, lorsque l’Entente établit un rigoureux blocus, seule fut possible la contrebande, avec tous les abus démoralisants, vol et tromperie, qui sont la suite forcée de ce commerce illégal[11]. Nous étions, malheureusement, tout à fait séparés du seul pays prolétarien qu’il y eût alors, la Russie. Il est superflu de dire combien le libre échange des marchandises entre Etats prolétariens facilite la consolidation de l’économie prolétarienne dans tous les Etats.

L’organisation de la distribution directe au consommateur effectif ne put pas être sérieusement pratiquée au cours de l’existence de la République des soviets de Hongrie. Les coopératives de consommation étaient en Hongrie très peu développées ; dans la capitale seule il y avait une grande coopérative ouvrière de consommation, ayant à peu près 200 bureaux de distribution. Ces coopératives de consommation furent placées sous le contrôle de l’Etat, et devaient constituer le noyau de la nouvelle organisation de distribution. L’exécution de ce plan fut fortement sabotée, à commencer par la direction de la coopérative elle-même, qui craignait pour l’existence de la société, dans le cas de la chute de la dictature. L’introduction de la distribution uniforme, obligatoire et procédant par secteurs fut rendue difficile par l’existence des « groupes d’achat » constitués pendant la guerre. Tous les ouvriers et employés d’une usine, le corps des fonctionnaires d’un ministère, tout le personnel des chemins de fer, des postes, etc., avaient constitué des groupes d’achat en commun. Tandis que les organes de l’Etat ne pouvaient payer que le tarif maximum fixé pour les divers produits alimentaires, ces groupes n’étaient pas liés au tarif maximum et, par conséquent, pouvaient beaucoup mieux s’approvisionner que s’ils avaient été seulement ravitaillés par l’Etat ou si chacun de leurs membres avait essayé de se procurer des vivres pour son compte personnel. Les gens adroits appartenaient souvent à plusieurs groupes d’achat. Là où diverses personnes d’une même famille travaillaient dans des maisons différentes, chacune se faisait inscrire comme chef de famille dans le groupe correspondant, et ainsi la famille avait des rations multiples. C’étaient ces avantages qui provoquaient dans le milieu des fonctionnaires et des ouvriers de la grande industrie la plus forte opposition contre l’introduction du système de rayonnement, car, naturellement, il en serait résulté la dissolution des groupes d’achat. En Russie on a essayé de répartir de la même manière les articles de consommation, avec cette différence que dans la première année de la dictature il s’y était développé un énorme mouvement ayant trait aux coopératives de consommation.

« Par le décret du 20 mars », lisons-nous dans la Correspondance russe de janvier 1920, « l’Etat prit sous son contrôle l’appareil de la coopération, qui avait montré son efficacité et avait poussé des racines profondes, et il l’adapta aux besoins du système de distribution communiste. La distribution doit, de cette façon, passer entre les mains de la population elle-même. Le principe de l’autonomie est mis à la baise du système de ravitaillement total de la population. L’ensemble de la population participe à l’acquisition des produits, et elle les distribue également par elle-même. En fait, toute la population de la Russie soviétique est, d'une manière ou d’une autre, englobée par les coopératives. Le décret du 20 mars rend obligatoire l’inscription de toute la population sur les registres des sociétés coopératives. Naturellement, il faut veiller à ce que le système de distribution soit parfaitement organisé. A cet effet, l’Etat groupe toutes les coopératives qui, jusqu’alors, avaient été isolées les unes des autres, en une société unique, qui a un patrimoine unique, une caisse unique, une administration unique et un membre unique en ses innombrables têtes, — la population.

« Cet appareil unique de distribution étant constitué, l'Etat a l’intention de renoncer à la participation directe de ses organes de ravitaillement à la distribution et de se contenter d'exercer un contrôle général. Dans cinq mois de temps, le travail énorme de la préparation du plan de réalisation fut achevé. Une fois terminé ce travail, qui consiste à tenir de nombreux congrès et réunions et à élaborer de nombreuses instructions, etc., commença le processus de fusion des sociétés coopératives. Ce processus s’accomplit avec le plus de facilité, d’aisance et de discipline à Moscou où, depuis le 31 juillet, il y a déjà une société de consommation unique, qui assure le ravitaillement de toute la population de Moscou, et qui a dans ses mains le bureau central des cartes d’alimentation, c’est-à-dire l’enregistrement de toute la population de la ville. En province, la création d’un organe unique de distribution est, évidemment, plus compliquée que dans les grandes villes, où le système des cartes simplifie tout. Néanmoins, les travaux préparatoires pour l’application du décret sont presque terminés ». (Ce rapport date de l’automne 1920).

De cette façon, l’Etat mettra sur les épaules des consommateurs eux-mêmes toute la charge du ravitaillement et de la distribution, et il la confiera à l’organisation générale et unique de la consommation- L’Etat ne s’est réservé pour lui-même que le ravitaillement en produits qui, comme les céréales, font l’objet d’une réquisition nationale, mais dans la suite, la distribution en sera confiée aux organisations de coopération.

Nous arrivons maintenant à la question difficile de la prise de possession par l’Etat de l’excédent de vivres des exploitations paysannes, question que nous avons déjà examinée à part ; c’est, du point de vue urbain, la question du transport par havresac, laquelle en Hongrie comme en Russie, a suscité de grandes difficultés. Nous avons précédemment indiqué que déjà pendant la guerre, les paysans ne voulaient pas vendre leurs denrées au prix maximum officiellement fixé. Ils exigeaient un paiement en nature, un échange de produits. L’Etat capitaliste ne pouvait pas satisfaire à cette demande ; il eut recours à des réquisitions. La conséquence fut qu’on cacha les denrées. Les paysans, au lieu de porter leurs produits au marché, attendirent que le marchand opérant en cachette ou le consommateur lui-même vînt à eux et leur versât le prix exigé. La situation empira sans cesse. Le ravitaillement en vivres devint toujours plus anarchique. Chaque train déversa dans les campagnes des milliers de citadins, allant chez des parents, amis ou connaissances, quérir des denrées; en échange, ils apportaient dans les fermes du linge, des chaussures, des bijoux. L’accroissement des demandes poussa les prix toujours plus haut ; les exigences des paysans ne connurent plus de bornes.

La proclamation de la dictature ne changea rien à cet état de choses. Le refus des paysans de livrer des vivres à la ville, qui était motivé par des raisons économiques, fut maintenant renforcé par la résistance politique. La dictature se trouva en face d’un dilemme malaisé. Sans la .suppression du transport par havresac, on ne pouvait pas mettre la main sur l’excédent de vivres des paysans, afin de ravitailler méthodiquement la population urbaine. La récolte précédente fournissait encore le pain et la farine dont on avait besoin ; on se procurait de la viande en imposant aux communes la fourniture obligatoire d’un certain pourcentage de bétail. De même, le ravitaillement en lait était assuré par suite de l’allocation aux paysans, comme prime pour le lait fourni, d’une certaine quantité de son, sucre, etc. Mais, pour les autres produits de la ferme : œufs, saindoux, volailles, légumes de toute espèce, etc., il y avait une grande pénurie. Cette pénurie était, naturellement, provoquée par la grande élévation des salaires que la dictature apporta aux larges masses du prolétariat urbain. Toute tentative d’organisation régulière du ravitaillement était entravée par le développement inouï qu’avait pris le transport des vivres par havresac. Mais, d’autre part, l’interdiction du transport par havresac ne semblait possible que si l’approvisionnement de la ville était assuré au préalable par des vivres tournis par l’Etat. Il résulta de ce dilemme un fléchissement dans la politique du gouvernement des soviets de Hongrie, ainsi que ce fut le cas en Russie. Le transport par havresac fut interdit ; mais cette mesure ne put être appliquée avec une rigueur suffisante, car les femmes de la petite bourgeoisie et les ouvriers travaillant dans de petits ateliers, dont le ravitaillement par l’Etat était naturellement plus malaisé que celui des grandes usines, manifestèrent contre cette interdiction. Cette mesure fut d’ailleurs rendue vaine par une décision du commandant en chef de l’armée rouge, le camarade Böhm qui, de son propre chef, autorisa chaque soldat venant du front à emporter chez lui 25 kilos de vivres. Dès lors, tous les accapareurs voyagèrent en uniforme. Alors on eut recours à ce moyen démocratique d’éducation qu’est la propagande. On montra aux ouvriers dans les syndicats et dans des réunions politiques, que le transport anarchique des vivres par havresac rend impossible l’organisation du ravitaillement prolétarien et profite, en première ligne, à la bourgeoisie, en lui permettant de continuer à bien vivre et sans travailler. Cette propagande réussit. Successivement, dans les grandes usines, les ouvriers adoptèrent des résolutions réclamant l’interdiction rigoureuse de la contrebande alimentaire. C’est à ce moment que la République des soviets tomba.

Il y a, à la vérité, un moyen coercitif, un seul, pour empêcher la contrebande et le trafic du havresac, mais, — poussés par le désir de montrer au monde que la dictature ne doit pas engendrer de chaos ni de régression au point de vue de la civilisation, — nous n’osâmes pas l’employer : c’était d’arrêter la circulation des personnes sur les chemins de fer et les bateaux, mesure qui fut plusieurs fois pratiquée, durant l’automne 1919, par des Etats capitalistes comme l’Allemagne et l’Autriche, afin d’épargner le charbon. Si ce n’est qu’à titre officiel qu’on peut prendre place dans des trains, devenus rares, le trafic du havresac et la contrebande sont, naturellement, impossibles; de même, l’organisation de la contre-révolution devient éventuellement très difficile, et en outre on épargne beaucoup de charbon. Pour la dictature, il ne doit pas y avoir de voyages d’affaires; et l’on peut se passer pour quelque temps des voyages d’agrément. En même temps il faut interdire aussi, naturellement, sur toute la ligne, le trafic des colis de vivres.

Pour prévenir la contrebande opérant par wagons entiers, il n’y aurait qu’à prescrire que seuls pourraient être acceptés, sur les chemins de fer ou les bateaux, les chargements à l’adresse d’institutions de l’Etat, comme les centrales d’exploitation, les offices du matériel et les bureaux administratifs locaux. Ce sont là des mesures radicales, mais sans elles, on ne saurait rapidement aboutir à un ravitaillement ordonné. Si le paysan s’aperçoit que, par suite de l’arrêt de la circulation, les acheteurs ne viennent plus le relancer et ne lui apportent plus les produits de la ville, il sera d’autant plus vite enclin à livrer son excédent aux magasins de l’Etat. La période de transition serait pénible pour la ville, mais une solution entièrement efficace n’est possible que de cette manière[12].

Nous allons maintenant examiner les problèmes de la distribution du point de vue de la lutte de classe. Nous avons déjà dit que le prolétariat industriel attend, avant tout, de la dictature une amélioration des conditions matérielles de son existence, mais que cela est impossible tant que la production, soumise au régime capitaliste du profit, ne sera pas réorganisée et tant que le rendement n’en aura pas été accru. Or, l’amélioration réelle des conditions d’existence du prolétariat agricole s’accomplit forcément aux dépens du ravitaillement des villes. Aucune mesure de politique économique ne peut remédier à cette situation. Si l’on ne veut pas que les ouvriers des villes et en particulier ceux d’entre eux qui n’ont pas la foi communiste, ne soient pas la proie de l’agitation contre-révolutionnaire, c’a été le cas en Russie, il faut trouver une compensation. Cette compensation consiste dans le système des rations de classe et des prix de classe.

Déjà le régime capitaliste de l’administration alimentaire du temps de guerre contenait en germe le système des rations de classe, en ce sens que les ouvriers des métiers les plus pénibles recevaient de plus fortes rations de pain et de farine. Le système des rations de classe, tel qu’il existe en Russie, n’est que l’épanouissement intensif de ce germe, en ce sens que les ouvriers manuels reçoivent de la plupart des vivres distribués par l’Etat une plus forte ration que les employés effectuant des travaux moins fatigants et que la bourgeoisie. C’est là, en première ligne, une mesure politique et non économique. Les rations, au début de la dictature, sont, par suite des difficultés de ravitaillement, si peu considérables, qu’une réduction de la ration du petit nombre des non prolétaires ne signifie que bien peu de chose pour la meilleure nourriture du prolétariat. Mais les ouvriers supportent beaucoup plus aisément les privations, s’ils voient que les riches doivent se priver comme eux et que même ceux-ci reçoivent de l’Etat des quantités moindres de vivres que les ouvriers exécutant de durs travaux. Ce n’est pas comme dans l’Etat capitaliste, où les riches, même à l’époque de la plus grande misère, peuvent se procurer de tout et jusqu’aux friandises les plus délicates[13].

Les rations de classe sont au premier chef une mesure destinée à développer la conscience de classe au sein des masses ouvrières, qui doivent sentir que dans la dictature du prolétariat, elles sont la classe dominante. C’est aussi pour cela qu’en Hongrie les aliments les plus délicats : volaille, poisson, etc., se trouvant à la disposition des organisations officielles de ravitaillement, furent attribués directement aux prolétaires des usines. Le système des rations de classe a également un autre avantage. Plus les rations que la bourgeoisie reçoit de l’Etat sont petites, plus efficace est la répression de la contrebande, et plus la bourgeoisie doit payer cher les vivres qu’elle achète en contrebande, ce qui fait que les restes de sa fortune sont plus vite dépensés et qu’elle doit songer, par conséquent, à contribuer, par un travail productif, au développement de l’Etat prolétarien.

Les socialistes ont formulé contre le système des rations de classe le reproche d’inhumanité, en particulier pour ce qui est des enfants. Cependant, dans le premier stade de la dictature, la bourgeoisie peut encore généralement, grâce aux débris de sa fortune et bien que les rations qu’elle reçoit de l’Etat soient plus faibles, se nourrir mieux que les ouvriers. Nous pourrions aussi répliquer que la bourgeoisie, en tant que classe dominante, ne s’est jamais inquiétée de savoir si les enfants de prolétaires ont ou non assez de nourriture. Mais il faut bien faire ressortir que tout le système des rations de classe n’est destiné qu’aux premiers temps de la dictature. En Russie, tous les enfants de la bourgeoisie reçoivent aujourd’hui déjà la carte d’alimentation n°1, leur donnant droit, à eux aussi, à la ration la plus élevée.

Les prix de classe ont un rôle analogue. Le prix de vente des articles distribués par l’Etat : farine, viande, etc., est fixé d’une façon uniforme. Et là-dessus les prolétaires obtiennent un rabais. Cette mesure n’a également, au premier chef, qu’un but politique. Le salaire des ouvriers est, sous la dictature, par suite de la pénurie de marchandises, généralement supérieur au niveau réel de l’existence. Les ouvriers pourraient donc, avec leur salaire, même sans réduction de prix, acheter tous les aliments que comporte leur ration. Mais l’ouvrier a plus de force pour supporter les privations et les luttes qui lui sont imposées, s’il voit que l’Etat, « son » Etat, lui donne un avantage par rapport aux riches. Lorsque l’hégémonie ouvrière est définitivement affermie, que l’expropriation des moyens de production est complètement réalisée, que le ravitaillement et la distribution des vivres par l’Etat fonctionnent sans lacune, c’est-à- dire lorsque la bourgeoisie, en tant que classe, n’existe plus et que chacun doit désormais se nourrir par son propre travail, alors la différence entre les ci-devant ouvriers et les ci-devant bourgeois disparaît aussi, de même que la raison d’être des rations et des prix de classes. Ces deux choses sont des mesures de transition. Plus vite elles deviendront inutiles, et mieux ça vaudra pour les hommes de ce siècle, — si cruellement éprouvés.

XI. Le problème monétaire dans la Dictature[modifier le wikicode]

Sous le régime capitaliste, l’argent remplit diverses fonctions. Il est l’universel équivalent de toutes les marchandises, il est la monnaie idéale, la mesure des prix. Il sert d’organe à la circulation et de moyen de .paiement sur le marché national, ainsi que de moyen d’échange sur le marché international. Il est l’instrument de la thésaurisation, et on l’entasse en raison de son potentiel de force acquisitive. Il remplit toutes ces fonctions dans le capitalisme moderne, quelle que soit la forme qu’il revête, — celle d’espèces métalliques ou de billets de banque, — pourvu que le total de la valeur nominale des billets émis ne dépasse pas « la valeur sociale des produits en circulation », c’est-à-dire qu’il n’y ait pas plus de billets de banque que c’est nécessaire pour régler les opérations du trafic des marchandises.

L’économie de guerre de tous les pays est caractérisée par ce fait que la quantité des biens réels est diminuée, que l’on en consomme plus qu’on n’en produit, c’est-à-dire que la valeur totale des marchandises en circulation, valeur exprimée en « temps de travail social », devient constamment plus faible. Or ceci n’a pas pour contrepartie une diminution de la masse d’argent se trouvant en circulation. Au contraire. Cette masse s’accroît continuellement. En effet, le principal consommateur, en temps de guerre, c’est l’Etat. Les biens réels sont achetés par l’Etat aux particuliers qui en sont détenteurs, moyennant paiement comptant. L’Etat se procure l’argent qui lui est pour cela nécessaire, soit directement à la banque d’émission des billets, sous forme de dette flottante, soit par la voie des emprunts de guerre. Si l’Etat recourt directement à la Banque d’émission des billets, les billets de banque prennent simplement la place de la provision épuisée des richesses réelles. Ces billets de papier ne sont plus des billets de banque que par leur aspect extérieur. Au point de vue économique, ils sont du papier-monnaie, des effets d’Etat à découvert, car ils sont émis, non pour satisfaire aux besoins des opérations commerciales, mais pour couvrir les dépenses de guerre de l’Etat. Ce papier-monnaie ne peut pas être converti en marchandises parce que, précisément, la consommation des marchandises dépasse de beaucoup la production. Or, comme cela ne se concilie pas avec le caractère du régime économique anarchiquement capitaliste, tous les prix des marchandises doivent augmenter de telle façon que chacun puisse convertir en biens réels ses ressources nominales exprimées en argent. Les prix s’élèvent donc dans la mesure de la multiplication de l’excédent des billets de banque dont regorge la circulation. La même unité monétaire achète dès lors une bien moindre quantité de « temps de travail-type » que précédemment.

Une partie du papier-monnaie s’accumule sous forme de thésaurisation, s’entasse dans les établissements financiers, s’amasse par milliards dans les coffres des paysans. La possibilité de transformer en capital productif ces sommes d’argent n’existe pas, car, par suite de la pénurie de marchandises, il est impossible de trouver sur le marché les éléments du capital productif dans leur forme naturelle. Resterait la possibilité de la transformation de cet argent en capital fictif. Seule une minime partie de cet argent peut prendre la forme du capital ordinaire porteur d’intérêts, car les établissements financiers regorgent tellement de dépôts que, par exemple, en Hongrie, dans la dernière année de la guerre, les établissements financiers n’acceptaient plus de dépôts à intérêt. Il ne reste plus comme issue que le placement sous la forme éminemment typique du capital fictif, qu’est l’emprunt de guerre. L’Etat reprend aux classes possédantes, d’une façon constamment renouvelée, la masse de papier-monnaie qu’elles ont accumulée et il la transforme en emprunt de guerre portant intérêt, c’est-à- dire en lettres de change sur la portion du revenu du travail des générations futures qui sera prélevée sur le peuple sous forme d’impôts. Le régime des emprunts de guerre accroît le revenu apparent de la population du pays, ce qui a pour conséquence une nouvelle dépréciation de l’argent. Car, évidemment, ce n’est pas la masse elle-même des billets de banque se trouvant en circulation qui provoque la dépréciation de l’argent, ainsi que le prétend, la forme trop sommaire de la théorie de la quantité, mais bien, simplement, l’excédent de revenu exprimé en argent par rapport à la production des biens réels. La dépréciation de l’argent dans l’économie de guerre prit, dans les pays des Puissances centrales, une forme si aiguë, que le rôle de l’argent comme moyen d’échange commença à fléchir. Au lieu de la vente, un échange primitif, en nature, avait commencé à s’introduire. Tel était l’état de la question monétaire en Hongrie, lorsque le prolétariat s’empara du pouvoir.

Lorsque le régime communiste est pleinement développé, il n’y a pas, naturellement, de problèmes d’argent, parce qu’il n’y a plus d’argent, au sens capitaliste du mot. L’économie communiste est une économie de biens réels, dans laquelle un signe analogue à l’argent peut, il est vrai, avoir cours, mais où l’argent n’est plus l’expression d’opérations sociales dont l’homme lui-même n’a pas conscience. Ce n’est pas la quantité d’argent qu’il y a sur le marché qui indiquera au producteur si la marchandise qu’il produit satisfait ou non un besoin social, ou si le temps de travail que représente sa marchandise est ou non un « temps de travail social ». La production anarchique en vue d’un marché inconnu disparaissant, le concept mystérieux du marché des valeurs marchandes et le « caractère fétichiste » des produits comme valeurs marchandes disparaissent aussi. Et de la sorte le problème de l’argent n’existe plus.

Mais ce problème n’en devient que plus difficile dans la période de transition du régime des valeurs marchandes au régime des valeurs positives, telle qu’elle se présente au début de la dictature du prolétariat. Le problème consiste à transformer le rôle de l’argent, de telle sorte que quelques-unes de ses fonctions continuent d’exister, tandis que les autres sont éliminées. L’Etat prolétarien, à ses débuts, ne peut pas se passer de l’argent en tant que mesure des prix et moyen de circulation, aussi longtemps que la distribution naturelle des biens n’est pas pleinement accomplie et qu’à côté des entreprises communistes il subsiste de grands vestiges du système particulariste. Une tentative d’abolition immédiate de l’argent aboutirait au chaos économique.

De même, le budget de l’Etat prolétarien ne peut pas se passer de l’argent pour couvrir formellement le déficit. Le budget de l’Etat prolétarien travaille, nécessairement, au début, avec un grand déficit, ainsi que, du reste, les Etats capitalistes, à la suite de la guerre. Les Etats capitalistes peuvent en partie couvrir le déficit par l’émission de nouveaux emprunts. L’Etat prolétarien, lui, annule bien les dettes de l’Etat, mais, naturellement, il ne peut pas contracter de nouveaux emprunts, c’est-à-dire créer par là, au profit de non producteurs, de nouvelles sources de revenus. Pour couvrir le déficit, il ne lui reste donc d’autre moyen que d’émettre un nouveau papier-monnaie.

Par contre, doivent disparaître les fonctions suivantes que remplissait l’argent :

La fonction de capital-argent, comme moyen d’acquérir une plus-value, soit comme capital prêté, soit comme capital commercial ou par conversion en capital productif, — étant donné que cela est contraire au principe du régime prolétarien ;

La fonction de capital-trésor, comme puissance d’achat accumulée par le capitalisme et héritée de lui, — étant donné que la persistance de cette fonction accorderait à ses détenteurs la possibilité de vivre sans travailler et de consommer des produits jusqu’à épuisement de leur fortune, sans qu’ils fournissent en échange aucun service réel.

La fonction de l’argent comme moyen d’échange international se réduit, dès la proclamation de la dictature et sans le moindre agissement de la part du gouvernement prolétarien, à la valeur réelle du métal précieux, en ce sens que les Etats capitalistes n’acceptent pas le papier- monnaie de l’Etat prolétarien, parce qu’ils n’ont aucune garantie de pouvoir l’employer pour acheter des marchandises ou pour se constituer un capital, tandis que, d’autre part, pour les transactions économiques entre des Etats prolétariens, l’argent est superflu.

Nous allons maintenant examiner, à ces divers points de vue, la politique monétaire de la République des soviets de Hongrie. Le premier pas à faire pour régler cette question de l’argent était d’instituer le contrôle de l’Etat sur les établissements financiers, sur les centres du système économique capitaliste. Cela fut fait en enlevant aux directeurs capitalistes toute autorité sur leurs établissements. Ils furent remplacés, à la tête de ces derniers, par des employés de banque, acquis au socialisme, et ayant le même champ d’action que les commissaires à la production, dans les usines. Cette mesure permit au gouvernement des Soviets de disposer de suite et librement de tout l’organisme financier et bancaire. L’expropriation formelle et la nationalisation n’eurent pas lieu à cause de l’existence des banques étrangères et de la participation très importante des capitaux étrangers à des banques hongroises de nom. Le passage de tous les établissements financiers sous l’autorité de l’Etat s’accomplit sans la moindre résistance. La transformation des fonctions de l’argent put donc commencer aussitôt.

Aux premiers jours de la dictature, il fallait, avant tout, veiller à ce qu’il ne se produisît pas de catastrophe résultant d’un manque de moyens de paiement, à ce que la production ne vînt pas à s’arrêter faute d’argent et à ce que, avant tout, les ouvriers reçussent le salaire de leur travail. Les établissements financiers furent donc avisés d’avoir à fournir aux usines et aux entreprises avec lesquelles elles étaient jusqu’alors en relations d’affaires, et cela à raison des listes de salaires présentées par le commissaire à la production et par le conseil d’exploitation et en les imputant sur leur actif en banque, les sommes nécessaires au paiement des salaires. De la même manière, les établissements financiers mettaient à la disposition des diverses entreprises expropriées l’argent destiné à payer les matériaux qu’elles achetaient aux entreprises privées. Pour les échanges réciproques entre les entreprises expropriées, on introduisit aussitôt, comme règle générale, le système des virements. Les entreprises qui n’avaient pas d’actif en banque et qui avaient besoin d’argent pour le paiement des salaires, reçurent de l’Etat des crédits. Mais tout cela n’était qu’une réglementation provisoire. Après l’organisation des centrales d’exploitation, ce sont ces institutions qui auraient tenu la caisse pour toutes les entreprises ressortissant à leur domaine. Grâce à ces mesures, la fonction de l’argent comme moyen d’échange fut provisoirement maintenue. Cela permit en même temps, grâce à l’émission de nouveau papier-monnaie, de combler le déficit du budget de l’Etat.

La fonction de l’argent comme capital-argent fut aussitôt éliminée. Le paiement des intérêts fut arrêté dans tous les établissements financiers.

La conversion de l’argent en capital productif fut empêchée par la menace d’expropriation, mais aussi par l’impossibilité où l’on se trouvait d’acquérir, à prix d’argent, les éléments matériels de ce capital de production. Les grandes possessions foncières, y compris les maisons de rapport dans les grandes villes, étaient expropriées. Quant aux petits biens-fonds, aux fermes des paysans, leurs propriétaires ne voulaient les vendre à aucun prix. Ainsi, la conversion de l’argent en capital devint impossible, abstraction faite de la contrebande, de la fraude et d’autres transactions illégales du même genre, lesquelles ont une importance toujours plus faible au fur et à mesure que se développe la répartition communiste des richesses.

Un problème beaucoup plus difficile est l’élimination de la fonction de l’argent comme instrument de thésaurisation, la réalisation de l’impossibilité, pour les réserves d’argent héritées du capitalisme, de conserver dans l’Etat prolétarien leur puissance d’achat, en permettant ainsi aux détenteurs de cet argent d’acquérir n’importe quel produit et de vivre sans travailler jusqu’à l’épuisement de leurs disponibilités pécuniaires. Pour les sommes qui avaient déjà revêtu la forme du capital porteur d’intérêts, et qui étaient placées dans les banques, le problème fut facilement résolu. Les banques reçurent l’ordre de ne délivrer mensuellement, sur tous les comptes et dépôts, que 10 % du montant de ces derniers, avec un maximum de 2 000 couronnes. Les valeurs appartenant à une même famille furent réunies en un compte unique, pour éviter la multiplicité des versements mensuels. Un procédé plus radical eût été de déclarer nuls et non-existants tous les dépôts et placements. Nous nous sommes abstenus de cette mesure eu égard aux étrangers et à l’impossibilité où se serait trouvé l’Etat d’assurer immédiatement l’entretien de tous les gens incapables de travailler. Nous avons voulu éviter que les invalides, les vieillards et les malades, par l’annulation absolue des placements et des dépôts en banque, fussent d’un seul coup précipités dans la misère. L’annulation complète de ces créances ne devait avoir lieu qu’après que l’Etat aurait pris à sa charge le soin de faire vivre tous les gens incapables de fournir aucun travail.

Pour éliminer la puissance d’achat de l’argent accumulé par les thésauriseurs, — nous pensons aux milliards des paysans et de la bourgeoisie qui, en présence de la situation politique troublée ont toujours conservé par devers eux de grandes sommes d’argent comptant, — il y a, théoriquement, trois moyens :

1° Le procédé le plus radical serait de déclarer sans valeur les anciens billets de banque ayant cours dans l’Etat capitaliste et de les remplacer par un nouvel instrument monétaire. Ce procédé anéantirait du coup la puissance d’achat de l’argent thésaurisé, mais il suppose une très grande autorité politique de la part du nouvel Etat prolétarien : l’autorité nécessaire pour contraindre les paysans à accepter la nouvelle monnaie. Mais, comme au début, dans l’échange des marchandises avec les paysans, l’Etat prolétarien est la partie économiquement la plus faible, — parce qu’il demande aux paysans des produits ayant, au total, une plus grande valeur marchande que celle des produits qu’il peut lui-même leur céder et qu’ainsi la différence doit être couverte au moyen d’un instrument quelconque de paiement, et parce que, en outre, les produits que l’Etat fournit au paysan sont moins indispensables pour ce dernier que les produits alimentaires fournis par les paysans ne le sont pour le prolétariat des villes, — il n’est guère possible, au début de la dictature, d’employer ce moyen si radical, étant donné qu’il rendrait l’approvisionnement en vivres extrêmement difficile.

2° Le second moyen serait de réduire à un minimum, par la dépréciation radicale de l’unité monétaire, la puissance d’achat des sommes thésaurisées. L’Etat prolétarien est, du reste, obligé d’aboutir à une dépréciation de l’argent, parce que le déficit ne peut pas être couvert autrement que par la multiplication des billets de banque mis en circulation. Or la question se pose de savoir s’il faut par principe chercher à déprécier l’argent ou si, au contraire, il faut tendre à enrayer la multiplication et la dépréciation de l’argent par l’introduction de méthodes de paiement économisant le numéraire et par une fixation du prix des marchandises produites par l’Etat correspondant au coût de production. La dépréciation rapide et continue de l’argent offre les inconvénients suivants : elle empêche la stabilisation du taux des salaires ; elle provoque de l’agitation parmi les salariés et des désaccords entre les ouvriers de l’Etat et l’Etat prolétarien lui-même ; elle conduit à d’incessantes élévations de salaires, complique énormément les calculs, rend impossible l’établissement d’une base régulière pour le budget et, particulièrement, l’observation des prévisions budgétaires. C’est selon la quantité d’argent accumulée par les classes possédantes qu’on aura à décider s’il est opportun ou non de viser systématiquement à la dépréciation de l’argent.

3° Le troisième et dernier moyen est de se borner à laisser disparaître l’argent d’une façon automatique. L’économie prolétarienne est, par principe, une économie réaliste, une économie naturelle, basée uniquement sur les produits concrets. Dès que se développe l’économie communiste, l’argent disparaît de lui-même dans les relations réciproques des entreprises communistes. Les mines de charbon approvisionnent en charbon les chemins de fer et les fonderies sans recevoir en échange de l’argent. Les fonderies livrent le fer aux fabriques de machines, et celles-ci livrent les machines aux exploitations agricoles de l’Etat sans passer par l'intermédiaire d’un paiement en argent. Les ouvriers reçoivent une portion toujours plus grande de leur salaire en nature : logement, chauffage, pain, viande, etc. Plus étroites et plus solides sont les mailles du réseau de la production et de la distribution communistes, et plus les paysans sont obligés, eux aussi, de se soumettre au système des échanges en nature, et moins ils sont en état de convertir le potentiel d’achat des sommes d’argent héritées du capitalisme en achats effectifs. Ils sont obligés d’échanger les produits réglementés par l’Etat contre leurs propres produits et d’acquitter les impôts sous forme d’aliments. L’argent cesse d’être l’instrument des échanges même avant que soient accomplis l’expropriation des paysans ou l’abandon volontaire de la part de ces derniers des moyens individuels de production. Et ainsi le problème de l’argent-trésor est définitivement résolu. Mais cela suppose déjà que l’Etat prolétarien est suffisamment organisé et consolidé au point de vue politique et que son budget est sans déficit, afin de pouvoir renoncer à une nouvelle émission de papier-monnaie pour couvrir formellement ce déficit.

La démonétisation, la dépréciation et la disparition de l’argent sont les trois formes possibles de l’élimination de la puissance d’achat des masses de papier-monnaie accumulées par la thésaurisation. Ces méthodes ne s’excluent pas entre elles. Tout gouvernement prolétarien visera au développement de l’économie basée sur les produits naturels, à la suppression aussi rapide que possible de l’argent entendu au sens capitaliste. Tout gouvernement prolétarien est contraint, pour couvrir le déficit du budget, de mettre en circulation du papier-monnaie, ce qui déprécie forcément la valeur des réserves d’argent provenant du régime capitaliste. Enfin il peut se faire qu’avant la disparition totale de l’argent il y ait un moment opportun qui permette d’achever d’un seul coup le processus de la dépréciation en déclarant sans valeur l’ancienne monnaie. C’est de la situation historique et politique que dépendra la solution à laquelle il y aura lieu de donner la préférence.

Pour la République des soviets de Hongrie, le problème monétaire se posa avec une difficulté toute particulière en raison d’un concours de circonstances exceptionnelles. La Hongrie n’avait pas, à l’époque capitaliste, de devise propre. Les billets de la Banque d’Autriche-Hongrie servirent encore, après la chute de la monarchie austro-hongroise, dans tous les Etats qui naquirent d’elle, de monnaie ; certains Etats pourvurent ces billets d’une estampille nationale, mais qui était facile à contrefaire. L’imprimerie des billets de banque était à Vienne ; les besoins d’argent des Etats de la Succession austro-hongroise furent couverts par les billets provenant de la Banque d’émission, en somme par du crédit à l’état flottant. Naturellement, la Banque d’émission refusa à la Hongrie prolétarienne tout nouveau crédit, et néanmoins il fallait se procurer de l’argent pour faire face aux dépenses de l’Etat, et particulièrement aux frais de la guerre qui allait commencer. A Budapest, on ne pouvait imprimer que les billets de 200 couronnes et de 25 couronnes de la banque d’émission. Lorsque la réserve de billets fut épuisée, on procéda à de nouveaux tirages. Or, ces billets, qui ne furent mis en circulation que dans la dernière semaine de la guerre, et qui portaient la mention qu’ils seraient retirés de la circulation pour la fin de juin 1919, ne reçurent jamais bon accueil de la part des paysans. L’idée malheureuse qu’on avait eue de ne les imprimer que d’un seul côté rendit cette « monnaie blanche », comme elle fut appelée, complètement impopulaire. Avant la dictature, lorsque l’ancienne « monnaie bleue » circulait dans tous les Etats nés de l’Autriche-Hongrie conjointement avec la « monnaie blanche », le refus des billets blancs par les paysans n’avait pas grande importance, car on donnait aux paysans la « monnaie bleue » et on employait la « monnaie blanche » dans les villes.

Mais, dès son troisième mois d’existence, le gouvernement des Soviets n’avait plus à sa disposition que des billets nouveaux, des billets blancs, lesquels n’avaient plus cours légal dans les autres pays de l’ancienne Monarchie, car la Banque d’Autriche-Hongrie déclara sans valeur les billets nouvellement imprimés et retira même de la circulation les billets de 200 et de 25 couronnes. Les paysans acceptèrent encore moins les nouveaux billets blancs que les billets blancs, originaux, de date antérieure. Un phénomène bien connu dans l’histoire monétaire se produisit, à savoir que la mauvaise monnaie chassa la bonne. Les billets bleus furent thésaurisés ; chacun essaya de se défaire des billets blancs. Quand il s’agissait d’acheter des vivres et d’autres produits agricoles, de grandes difficultés s’élevaient ; les paysans exigeaient, si tant est même qu’ils fussent disposés à céder quelque chose pour de l’argent, d’être payés en « monnaie bleue ». Les employés des chemins de fer, les fonctionnaires de l’Etat et les ouvriers de la province éprouvaient le plus grand embarras parce qu’avec la « monnaie blanche » ils ne pouvaient rien obtenir des paysans. La section des Finances du gouvernement des soviets était quotidiennement assiégée par des députations venant réclamer le paiement en « monnaie bleue ». Plus on était près des frontières et plus la situation devenait pire, car au delà de la frontière la « monnaie bleue » avait cours légal, tandis que la « monnaie blanche » n’était pas acceptée. Il se forma un « disagio » entre la « monnaie blanche » et la « monnaie bleue », « disagio » résultant du niveau moins élevé des prix dans les Etats limitrophes de la Hongrie ainsi que du refus des paysans, — provoqué en partie par leur esprit conservateur et en partie par leurs opinions sciemment contre-révolutionnaires, — d’accepter la « monnaie blanche ».

Etant donnée cette situation tout à fait spéciale, il ne restait au gouvernement des soviets qu’une seule ressource: introduire un nouveau papier-monnaie qui soit autonome. Le cours légal fut retiré aux billets de la Banque Austro-hongroise, aux bleus comme aux blancs ; aux billets bleus d’un montant élevé, sans aucun délai ; aux billets blancs et aux petits bleus, après un court délai ; la « monnaie bleue » fut déclarée devise étrangère. En même temps, par l’intermédiaire de la Caisse d’Epargne postale, l’établissement financier le plus populaire de Hongrie, de nouveaux billets, de 5, 10 et 20 couronnes, furent mis en circulation, étant proclamés l’instrument légal de paiement, et le refus d’acceptation de ces billets fut sanctionné par une pénalité sérieuse. Les anciens billets, les bleus comme les blancs, furent échangés pour leur valeur nominale. Ces billets, par suite de la pénurie de petites coupures, mais aussi à cause de leur belle apparence, furent acceptés par le public plus facilement que la « monnaie blanche ».

Cependant, le problème monétaire était encore loin d’être résolu, bien qu’il en résultât un certain allégement. Dans la partie de la vie économique qui était déjà adaptée à l’organisation communiste, dans les relations entre les exploitations expropriées et dans les transactions relatives à leurs produits, comme aussi presque partout dans les villes, la nouvelle monnaie se substitua tout de suite à l’ancienne. Mais les paysans montrèrent de la résistance : ils n’acceptèrent pas la nouvelle monnaie et n’apportèrent pas, à la date fixée, leur « monnaie bleue » pour être échangée, et l’Etat n’avait pas assez de puissance pour les y contraindre. Il n’avait pas assez de puissance, économiquement, parce que le régime particulariste des paysans était, pour les raisons ci-dessus énoncées, encore plus fort que le régime communiste qui n’était qu’en voie d’organisation, et, politiquement aussi, parce qu’en province l’Etat prolétarien n’avait pas assez de partisans réellement dévoués pour engager la lutte contre les riches agrariens.

Il en résulta un étrange aspect de la situation monétaire: au sein d’un même pays se constituèrent deux systèmes économiques distincts, ayant chacun sa devise monétaire. Les diverses institutions communistes utilisaient entre elles comme moyen d’échange la nouvelle monnaie. L’Etat payait les employés et les ouvriers avec la monnaie nouvelle et leur donnait, en échange de cette monnaie, tous les produits dont il disposait. Les cultivateurs et toutes les entreprises privées constituaient le second système économique, dont les divers membres utilisaient entre eux, comme moyen d’échange, l’ancienne « monnaie bleue ». Pour les paiements à faire à l’Etat, les particuliers se servaient des nouveaux billets parvenus entre leurs mains. Dans les paiements aux paysans, les exploitations et les membres du régime étatiste devaient, sauf menace directe de la puissance publique, s’acquitter en « monnaie bleue ». L’employé de l’Etat, par exemple, recevait son traitement en « monnaie blanche » ; il pouvait avec cet argent payer son logement et tous les produits réglementés par l’Etat, mais il ne pouvait pas, avec cet argent, obtenir d’un paysan un seul œuf. Comme la balance commerciale et financière était favorable aux particuliers par rapport à l’Etat, parce que l’Etat achetait aux paysans plus que les paysans ne pouvaient acheter à l’Etat, toute la « monnaie bleue » s’accumula peu à peu entre les mains des particuliers, et la « monnaie bleue » bénéficia d’une forte prime sur la « monnaie blanche ». Cela donna lieu à un commerce, interdit mais néanmoins florissant, sur les deux sortes de monnaies : à la fin de la dictature, la nouvelle monnaie perdait 50 % par rapport à l’ancienne. En outre, le système économique des particuliers avait l’énorme avantage que la monnaie utilisée par lui avait cours légal dans les Etats limitrophes, — soit telle quelle, soit après un estampillage facile à réaliser, — et qu’elle constituait une devise reconnue sur le marché mondial. Au contraire, la nouvelle monnaie du gouvernement des soviets était boycottée par tous les pays capitalistes, de sorte que dans les relations avec l’étranger — car nous n’avions pas de communications avec des pays non capitalistes — le gouvernement des soviets était également obligé de recourir à la « monnaie bleue ».

C’était là une situation étrange et difficile, à laquelle le gouvernement des soviets de Hongrie fut acculé, parce que, pour des raisons techniques, ne pouvant pas continuer la fabrication des anciens billets de banque, il fut obligé prématurément d’essayer de refuser le cours légal à l’ancienne monnaie et d’oser introduire un nouveau système monétaire. Prématurément, dis-je, car le système communiste n’était pas encore assez développé pour avoir le dessus sur le système particulariste et pour lui imposer économiquement la nouvelle monnaie, de même que la puissance politique de l’Etat n’était pas encore suffisante pour faire accepter par la force la nouvelle monnaie communiste. C’est alors que la chute de la République des Soviets vint trancher le nœud gordien.

XII. Le budget de l’Etat prolétarien[modifier le wikicode]

Dans les pays capitalistes, l’Etat peut être défini [comme] l’organisation du pouvoir créé par les classes dominantes pour tenir dans la sujétion les classes dominées. Toutes les activités de l’Etat, même celles qui sont purement idéologiques, répondent à cette fin. L’instruction des enfants des classes ouvrières s’est développée tout juste assez pour former des tâcherons professionnels. Tout l’enseignement a, comme but accessoire, celui d’inculquer aux enfants des idées chauvines, conservatrices, étouffant en eux la conscience de classe. Dans l’ordre économique, les fonctions de l’Etat ont varié au fur et à mesure que le capitalisme se transformait. De simple gardien de la propriété privée à l’époque du capitalisme libre-échangiste, il est devenu régulateur des prix de vente à l’époque protectionniste, conquérant de nouveau marchés, de nouveaux domaines d’exploitation, à l’époque de l’impérialisme moderne, et enfin contrôleur de toute l’organisation économique à l’époque de la grande guerre mondiale.

C’est à cette phase que se raccorde la dictature du prolétariat. Par l’expropriation et la nationalisation des moyens de production, la sphère de l’Etat s’étend encore davantage et embrasse peu à peu toute la production et la distribution des marchandises. Par là aussi, le budget de l’Etat se modifie complètement. Si l’Etat capitaliste avait déjà possédé, lui aussi, des entreprises à base lucrative, telles que chemins de fer, mines, etc.., ce n’était là qu’un facteur tout à fait secondaire. Le budget de l’Etat était, en ce qui concerne les recettes, essentiellement assis sur les contributions acquittées par les Citoyens; les dépenses étaient principalement des dépenses improductives destinées à maintenir l’organisation de la force.

Sans entrer dans des détails de politique fiscale, nous pouvons constater que les recettes fiscales de l’Etat capitaliste proviennent des sources suivantes :

1° Impôts sur la fortune : impôts et taxes sur les successions et sur le capital ;

2° Impôts sur la rente du sol : impôt foncier et impôt sur la valeur des terres ;

3° Impôts sur l’accroissement de la richesse : impôts de toute nature sur les revenus ;

4° Impôts sur le salaire du travail : presque tous les impôts de consommation et tout le produit des monopoles, ainsi qu’une série d’impôts appelés impôts directs et dont l’incidence retombe sur le salaire du travail.

La dictature du prolétariat partage la vie économique en deux zones nettement tranchées : le communisme économique, qui est nouveau, et les débris de l’entreprise privée destinés à disparaître. L’Etat prolétarien établira sa politique fiscale en conséquence ; il appliquera rigoureusement, s’il en a le pouvoir, les trois premières catégories d’impôts aux entreprises privées qui subsistent encore. Il percevra des impôts élevés sur les successions, un impôt foncier absorbant, autant que possible, toute la rente du sol, et un impôt si considérable sur le revenu que l’existence indépendante des artisans ou des cultivateurs ne puisse pas dépasser le standard de vie atteint par les salariés travaillant dans les grandes entreprises expropriées.

L’Etat prolétarien est, économiquement parlant, beaucoup plus libre que l’Etat capitaliste pour faire jouer la machine fiscale à l’égard des particuliers. Dans l’Etat capitaliste, l’accumulation sociale des richesses, le développement et l’accroissement des moyens de production sont la tâche des classes capitalistes : l’accumulation sociale des richesses est le résultat de l’accumulation privée réalisée par un grand nombre de capitalistes. Si l’Etat capitaliste accapare pour ses dépenses improductives, — et l’Etat capitaliste n’en a guère que de ce genre, — une si grosse portion de l’accroissement des richesses que les capitalistes n’aient plus la possibilité d’accumuler, l’accumulation sociale des richesses cesse aussitôt, et par là même tout progrès économique. L’Etat prolétarien assume, par le fait de l’expropriation des grandes entreprises, la tâche de l’accumulation positive des biens, du développement des forces productives. Une accumulation de richesses entre les mains de particuliers est pour le prolétariat, dans l’Etat prolétarien, non seulement superflue, mais nuisible. Par conséquent, il n’y a pas pour l’Etat prolétarien de barrière économique limitant l’imposition de la fortune et toute espèce d’accroissement de revenu. Il est vrai que le produit de ces impôts ne peut pas être élevé, car les plus gros contribuables, qui étaient les grandes entreprises, n’existent plus fiscalement par suite de l’expropriation, et que l’accroissement des richesses, dans les entreprises privées qui subsistent encore, ne peut être que très faible par suite d’une exploitation bien moins considérable de la classe ouvrière.

Ici se pose une question : si l’Etat prolétarien est assez fort pour établir et percevoir des impôts si élevés, ne serait-il pas également assez fort pour exproprier tous les moyens de production restant encore aux particuliers ? Répondre par l’affirmative semble, en partie, exact, bien que l’expropriation complète, par exemple des terres de millions de paysans, provoquât incontestablement une résistance contre-révolutionnaire plus considérable qu’un impôt foncier élevé mais justifié, ou bien qu’un très fort impôt sur les successions, lequel n’atteint à chaque fois que des individus isolés et non pas des masses. Mais, abstraction faite du côté politique, l’expropriation de plusieurs millions d’entreprises n’est, au premier chef, pas une question de puissance, mais une question d’organisation. L’expropriation seule n’est pas d’une grande utilité pour le prolétariat : ce qu’il faut, c’est faire entrer organiquement les entreprises expropriées dans le cadre de l’économie collective. Mais, dans les premières années de la dictature, le personnel qualifié pour cette tâche fait défaut; il faut attendre la formation d’une nouvelle génération[14]. C’est pourquoi il semble préférable, au lieu d’exproprier les petites entreprises elles-mêmes, de mettre à la disposition de l’Etat prolétarien, grâce à de fortes impositions, le produit net de ces entreprises particulières.

Par contre, les impôts de consommation et les droits de douane seront en général sans importance pour l’Etat prolétarien. La plupart des produits qui, dans l’Etat capitaliste, sont frappés d’un impôt de consommation, c’est-à-dire les articles de grande consommation qui sont fabriqués dans les grandes entreprises, tels que sucre, spiritueux, pétrole, etc., deviennent, dans l’Etat prolétarien, des monopoles. Il serait donc tout à fait illogique que l’Etat fixât d’abord le prix de ces marchandises et puis qu’il y ajoutât après coup une taxe de consommation ; de même que, dans l’Etat capitaliste, il est peu raisonnable de fixer un tarif pour les entreprises de transport appartenant à l’Etat et puis d’y adjoindre une taxe de transport. Lorsque la monopolisation du commerce extérieur est réalisée, les taxes douanières perdent toute signification. Toutes les recettes provenant précédemment des impôts de consommation et des douanes sont confondues dans les recettes des centrales d’exploitation établies par l’Etat. De cette manière, toutes les taxes douanières et les impôts de consommation disparaissent. En revanche, il se présente tout une nouvelle série de problèmes : ceux qui sont relatifs à la politique des prix. Nous en parlerons un peu plus bas.

Il ne reste plus ici qu’à se demander comment les impôts en argent s’accordent avec le système de l’Etat prolétarien, lequel est basé par principe sur la seule production des biens réels. Si les petits bourgeois et les paysans sont imposés tellement que leurs revenus ne dépassent pas ceux d’un salarié, cela signifie, du point de vue de l’économie réaliste, qu’ils ne peuvent pas acheter ni consommer plus de produits que les ouvriers. Il en est autrement pour les riches agriculteurs et les moyens propriétaires, qui possèdent des réserves de papier-monnaie s’élevant à des milliards. Les impôts en argent sont, pour le régime économique de l'Etat prolétarien, régime basé sur les biens réels, tout à fait indifférents, en ce sens que le paiement en est opéré au moyen de l’argent ainsi accumulé. Il n’en résulte que l’économie des frais d’impression de nouveaux billets. Il faut donc, aussitôt que possible, recourir à un impôt en nature, percevoir l’impôt foncier sous forme de livraison de céréales, à moins que l’on ne réussisse dans l’intervalle, grâce à l’introduction d’une nouvelle monnaie fiduciaire, à démonétiser les sommes d’argent amassées par les paysans. Si la démonétisation des milliards de vieux papier-monnaie réussit et si une nouvelle monnaie a seule cours, un impôt élevé en argent a pour conséquence d’obliger les paysans à vendre leurs produits, afin de pouvoir payer leurs impôts[15].

Les dépenses véritablement non productives de l’Etat prolétarien — abstraction faite, par conséquent, des dépenses d’exploitation, dépenses productives, — sont, au début de la dictature, beaucoup plus élevées que celles de l’Etat capitaliste. Isolé comme il est, l’Etat prolétarien sera menacé de guerre par les Etats capitalistes voisins. Il doit donc tenir sous les armes de gros effectifs. D’autre part, les dépenses pour l’instruction publique s’élèvent considérablement, ainsi que les dépenses d’ordre social : assistance aux malades, aux sans-travail, etc... La principale économie provient de la cessation du paiement des dettes contractées par l’Etat capitaliste.

Sans pouvoir en donner des preuves mathématiques, il semble manifeste qu’une imposition, si forte soit-elle, des entreprises privées non atteintes par l’expropriation, — en supposant même que le recouvrement des impôts s’opère sans difficultés politiques, ce qui est au début une hypothèse irréalisable, — ne suffirait nullement à couvrir les dépenses de l’Etat. Autrement dit, dans le langage de l’économie politique réaliste, les biens prélevés sous forme d’impôt sur le producteur privé ne suffiront pas pour faire vivre les couches improductives de la population : soldats, fonctionnaires, professeurs, sans-travail, malades et invalides. Ce sont donc les entreprises de l’Etat qui doivent fournir la plus grosse part des ressources nécessaires pour couvrir les dépenses de l’Etat. C’est-à-dire que les masses des travailleurs productifs occupés dans les entreprises de l’Etat ne reçoivent pas l’entier équivalent du produit de leur travail. Une grande partie des biens produits doit être cédée aux catégories précitées de personnes n’étant pas directement productrices, mais cependant indispensables à l’existence de l’Etat prolétarien, sans parler, en outre, de toutes les catégories de gens ne pouvant pas travailler. Mais, comme provisoirement les salaires en argent et les prix en argent sont maintenus, nous voici de nouveau en face de la question, déjà effleurée, de la fixation des prix par l’Etat.

Quel doit être le prix de vente des produits fabriqués par l’Etat ? Si ces produits étaient vendus au prix coûtant, il n’y aurait plus d’argent pour faire vivre les catégories de gens improductifs dont il vient d’être question. Il ne serait pas possible non plus de réaliser cette accumulation effective des moyens de production qui, dans l’Etat prolétarien, est encore plus urgente pour élever le standard de vie des habitants que dans l’Etat capitaliste. Tous les produits de l’Etat doivent donc être vendus, comme l’a fortement marqué le commissaire du peuple Lengyel, « ce qu’ils coûtent à produire socialement ». Il faut entendre par là le prix de revient, plus une majoration suffisante pour couvrir les frais d’entretien des non travailleurs, plus une majoration servant à l’accumulation effective de la richesse. En d’autres termes, les prix de vente doivent être établis de telle sorte que non seulement l’Etat n’ait pas de déficit, mais encore qu’il ait un excédent de ressources pour la création de nouvelles entreprises de production.

Telle est la solution théorique. Mais, en fait, toute dictature fonctionne d’abord avec un gros déficit, et elle le couvre, comme font actuellement presque tous les Etats capitalistes, par l’émission de papier-monnaie. Nous nous bornerons à faire observer que, du point de vue du régime économique basé sur les richesses réelles, il est tout à fait indifférent que le budget de l’Etat prolétarien soit équilibré par la vente « au prix de revient social » des biens fabriqués par l’Etat, ou bien que le déficit soit couvert par une nouvelle émission de billets. La quantité de richesses produites n’en est pas changée. De même pour la distribution de ces richesses. Il faut que les non-producteurs et les non-travailleurs reçoivent la quote-part de produits qui leur est attribuée pour leur permettre de subsister, à la condition cependant qu’il y ait assez de produits pour cela ; peu importe, dès lors, que l’Etat ait ou non du déficit. Le déficit financier de l’Etat prolétarien n’a rien à voir avec le déficit en produits matériels, c’est-à-dire avec la diminution de la richesse réelle de l’Etat en produits matériels. Une vaste accumulation de biens matériels, le développement intensif des moyens de production peuvent fort bien coïncider avec un énorme déficit financier dans le budget de l’Etat prolétarien. Le déficit du budget de l’Etat et l’émission de nouveau papier-monnaie afin de le combler n’ont qu’un inconvénient : c’est que la différence qu’il y a entre le revenu-argent et les ressources en nature augmente et que la pénurie de marchandises paraît encore plus grande aux yeux des acheteurs que si tous les produits fabriqués par l’Etat étaient vendus au prix de revient social et si le budget de l’Etat prolétarien n’avait pas de déficit. La question de savoir s’il faut attacher une grande importance à un déficit dépendra donc de la politique monétaire suivie par l’Etat prolétarien. Si l’on a réussi à déprécier définitivement, grâce à l’introduction d’un nouveau papier-monnaie, le papier-monnaie provenant du capitalisme, il est désirable que l’Etat n’ait pas de déficit, afin d’arrêter l’émission de nouveaux billets destinés à le combler et afin d’empêcher la dépréciation de la nouvelle monnaie. Si cela ne réussit pas, le déficit et l’émission continuelle de billets ont pour résultat de déprécier radicalement les réserves monétaires accumulées et de hâter l’avènement du régime basé sur la richesse véritable. Un déficit de biens réels ne peut naturellement être comblé par aucune mesure de politique financière. Il a pour conséquence l’épuisement du stock des richesses, en tant que cela est techniquement possible (vivres, bétail, usure des machines qu’on ne remplace pas), ou bien la nécessité de réduire la consommation, afin de rétablir l’équilibre entre la consommation et la production. Lorsque le régime économique du communisme est pleinement développé, le problème du déficit budgétaire ne se pose plus. Il se confond entièrement avec le problème économique intégral.

Mais dans la période de la dictature prolétarienne subsiste encore, à côté du système collectiviste, le système de la propriété privée héréditaire des paysans et des petits bourgeois. Afin d’éliminer les effets de ce restant de la propriété privée des moyens de production sur la répartition réelle des revenus, — tant que son abolition complète est impossible pour des raisons de politique et d’organisation, — nous avons envisagé une quotité d’impôts si élevée que le revenu des paysans et des petits bourgeois soit abaissé au niveau de celui des salariés. Maintenant, il est très douteux que, dans les premiers temps de la dictature prolétarienne, il soit politiquement possible de charger directement ces couches sociales d’une aussi forte quantité d’impôts. Par conséquent, il y a lieu d’employer à cet effet, ainsi que pour établir l’équilibre dans le budget de l’Etat, un nouveau système de charges indirectes mises sur le compte de ces catégories de gens : c’est-à-dire la politique des prix de classe, que nous avons déjà indiquée dans la question de la distribution. Il est possible de faire payer bon marché au prolétariat les produits monopolisés, tandis que les petits bourgeois auront à payer plus cher que le prix de revient social.

Mais, pour les produits les plus importants, comme les aliments, il est impossible de pratiquer une politique de prix de classe à l’égard des paysans, parce que les paysans sont eux-mêmes producteurs et, partiellement, consommateurs de ces biens. Il faut donc les imposer indirectement pour les articles qu’ils ne produisent pas eux-mêmes et dont il leur est difficile de se passer : sel, pétrole, fer, outils, machines. Ces produits peuvent être vendus cher aux paysans; cependant, comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, il ne faut pas dépasser une certaine limite, sinon les paysans reviendraient au système de l’économie familiale isolée, et alors la production agricole subirait une régression.

La meilleure solution de ce problème, la solution définitive, est la constitution aussi rapide que possible de l’économie collective, le passage aussi rapide que possible du système capitaliste, basé sur la finance, au système de l’Etat communiste, basé uniquement sur la richesse véritable.

XIII. Les problèmes économiques internationaux de la Dictature[modifier le wikicode]

Au cours de notre étude, nous avons déjà parlé assez souvent des problèmes internationaux. Mais nous sentons le besoin de présenter ici cette question dans son ensemble.

L’Etat prolétarien isolé est boycotté économiquement par les Etats capitalistes qui l’entourent. L’Etat prolétarien est donc privé des avantages de la division internationale du travail. Tous les produits, dans la mesure du possible, doivent être tirés de l’intérieur du pays ; il en résulte une grave atteinte au rendement du travail, parce qu’alors il faut produire de nombreuses choses dans des endroits défavorables, leur production nécessite donc plus de temps et de travail que ce ne serait nécessaire si l’univers ne formait qu’une seule société économique. Nombre d’importantes matières premières, — caoutchouc, coton, cuivre, pétrole, etc., — ne se trouvent que dans certaines contrées de la terre, et l’Etat prolétarien peut s’en voir entièrement dépourvu par le fait de son isolement économique. Le capitalisme moderne, en dehors de celte division du travail reposant sur des bases naturelles, a encore créé une vaste spécialisation de la production industrielle, suivant les divers pays. Certaines machines-outils ne sont fabriquées qu’en Amérique, certaines machines à travailler le bois qu’en Suède, quelques instruments d’optique et de chimie qu’en Allemagne, etc. Des questions de brevets, de secrets de fabrication et l’absence de l’outillage nécessaire à la production empêchent pendant des années la fabrication de ces produits, même si l’on a toutes les matières premières indispensables. Tout cela aggrave extrêmement la tâche économique de l’Etat prolétarien isolé.

Il est vrai que, dans le cas d’un isolement économique, la contrebande ne peut pas être empêchée même par un rigoureux blocus. Cependant l’expérience faite en Hongrie montre que la contrebande est loin de pouvoir remplacer l’échange légal des marchandises. En outre, la contrebande, avec les circonstances qui l’accompagnent : tromperie, corruption, etc., apporte dans l’appareil économique de l’Etat prolétarien un élément de profonde démoralisation. La contrebande pratiquée au nom de l’Etat entraîne après elle la contrebande et la fraude des mercantis, de sorte qu’on ne sait pas si les avantages de ce genre de contrebande compensent ses conséquences funestes. Après l’expérience faite en Hongrie, le mieux semble être d’interdire la contrebande de tous les articles de consommation et de ne la tolérer que pour certains articles spéciaux, tels que appareils, pièces de machines, etc.

Néanmoins on peut admettre que certains pays capitalistes, ou certains groupes de capitalistes de ces pays, engagent des relations commerciales avec l’Etat prolétarien, comme cela a eu lieu en Hongrie. Ce sera d’autant plus le cas que l’Etat prolétarien aura à offrir aux Etats capitalistes voisins des produits plus importants et plus difficiles à remplacer. Les transactions peuvent s’opérer, comme cela s’est fait en Hongrie, de la manière suivante : des entreprises expropriées font venir, sous le nom de leur ancienne firme, des marchandises de l’étranger, ou bien encore y exportent aussi des marchandises. Mais cela ne peut avoir lieu que dans les premiers temps du régime prolétarien, alors que les capitalistes étrangers considèrent la dictature comme un incident politique tout à fait éphémère. Dès que la puissance gouvernementale de l’Etat prolétarien se consolide, la forme des relations économiques internationales se modifie elle aussi. Le crédit international cesse d’exister, car les conditions légales de la propriété et du droit dans l’Etat prolétarien n’offrent plus aux capitalistes étrangers une base assez solide pour des ventes à crédit. L’argent cesse de jouer un rôle international. Les capitalistes n’acceptent pas le papier-monnaie de l’Etat prolétarien, parce qu’ils n’ont aucune garantie de pouvoir le convertir en biens réels ou en sources de revenus. De même l’Etat prolétarien ne peut utiliser la monnaie étrangère que dans une mesure restreinte, parce que, — à cause précisément du blocus toujours menaçant, — il n’est pas sûr de pouvoir toujours importer des marchandises. Quant à l’or, qui est, à proprement parler, l’étalon monétaire du capitalisme, sa valeur est appréciée dans l’Etat capitaliste d’une façon tout autre que dans l’Etat prolétarien. Dans le capitalisme, il sert à « mesurer universellement la capacité du travail humain », à « exprimer universellement la mesure conventionnelle des valeurs ». Quelle que soit son origine, il est donc un moyen absolu d’achat et de paiement. Avec de l’or, l’Etat prolétarien peut tout obtenir des capitalistes des Etats capitalistes, pourvu que l’échange des marchandises puisse avoir lieu. Au contraire, pour l’Etat prolétarien qui se rapproche toujours davantage de l’économie basée sur les produits réels, l’or, à cause de sa faible utilité pratique, n’a de valeur que comme moyen d’effectuer des achats dans les Etats capitalistes. L’Etat prolétarien cédera donc sans hésiter ses réserves d’or pour acheter des marchandises à l’étranger. Par contre, en règle générale, il ne fournira à l’étranger des marchandises, contre paiement en or, que s’il a la possibilité d’échanger cet or contre d’autres produits sur le marché mondial. En somme, représentons-nous l’existence de relations pacifiques entre un Etat prolétarien et un Etat capitaliste : dans ce cas, le commerce extérieur entre ces deux pays ne peut qu’aboutir à prendre la forme d’un échange systématique de produits en nature, ainsi, du reste, que c’était déjà le cas pendant la guerre, alors que dominaient ce qu’on appelait les « contrats de compensation ». Dans ces échanges se révèle la différence fondamentale existant entre le système économique du prolétariat et celui du capitalisme. Pour l’Etat prolétarien, qui tend à réaliser l’économie naturelle, c’est l’utilité seule qui, dans l’échange des marchandises, entre en ligne de compte. Or, pour les capitalistes, cette considération n’a aucune importance. Les capitalistes ne se livreront à une affaire d’échange que s’ils voient là, exprimée dans leur devise monétaire ou dans une autre devise courante, une affaire profitable. Par conséquent, l’échange des marchandises sera toujours calculé dans la devise de l’Etat capitaliste. Le groupe capitaliste déterminera exclusivement le rapport quantitatif de l’échange d’après les prix ayant cours sur les marchés capitalistes. L’Etat prolétarien, au contraire, devra résoudre ce problème tout nouveau consistant à comparer quantitativement les degrés d’utilité des diverses marchandises : il aura à déterminer si la perte d’utilité résultant de la cession de certaines marchandises est compensée par le gain d’utilité qu’apporteront les marchandises reçues en échange. Pour les marchandises qui peuvent aussi être fabriquées dans le pays même, ce calcul peut se baser sur le montant des frais de production dans ce pays. Tandis que dans le système économique du capitalisme, l’appréciation de l’utilité d’une marchandise est affaire particulière à chaque acheteur, et tandis que cette appréciation se traduit, d’une manière anarchique, sous une forme conventionnelle, par la quotité variable des cours du marché, elle devient, dans l’Etat prolétarien, une fonction consciente de la direction économique.

Les relations commerciales entre un Etat prolétarien et les Etats capitalistes pourront s’effectuer facilement tant que l’Etat prolétarien a encore des approvisionnements de marchandises ou tant que, par suite de l’impossibilité où il se trouve de transformer rapidement son appareil de production, il est obligé de fabriquer encore des articles qui répondent aux besoins des capitalistes et qui, étant donné le peu d’élévation du standard général de vie des habitants de l’Etat prolétarien, ne rentrent pas provisoirement dans la catégorie des richesses consommées par les ouvriers : objets d’or et d’argent, bijoux, meubles de luxe et tapis, certains tissus, etc. Il faut aussi ajouter à cela les valeurs étrangères de toute sorte détenues par l’Etat prolétarien. Ces richesses, qui pour l’Etat prolétarien n’ont qu’une utilité très minime, mais qui pour les Etats capitalistes ont une haute valeur marchande, peuvent facilement donner lieu à des transactions. Mais quand il s’agit pour le prolétariat de céder des matières premières ou des matières fongibles, c’est une tâche très difficile, — étant donnée la pénurie générale de produits qui règne dans l’Etat prolétarien et qui provient du déséquilibre existant entre l’énorme accroissement des revenus en argent de couches très populeuses et la production des marchandises, — que de déterminer l'opportunité d’un échange de produits.

Naturellement, l’échange des produits entre des Etats prolétariens s’opère plus aisément; néanmoins, il se présente ici aussi des problèmes très intéressants. Dans les premiers stades du régime prolétarien, les anciennes frontières politiques continueront probablement encore de former des frontières économiques, d’une part pour des raisons d’organisation technique, — car la direction centrale de l’économie d’un seul Etat représente déjà une tâche difficile à remplir, — et, d’autre part, parce que, au début, les Etats prolétariens les plus favorisés au point de vue économique refuseront sans doute de constituer, conjointement avec les Etats plus pauvres, une seule sphère d’exploitation et de distribution. Il peut se faire aussi que le changement de régime s’opère par bonds géographiques ; que, par exemple, les nouveaux Etats prolétariens soient pendant un temps séparés entre eux, totalement ou en partie, par des territoires d’Etats capitalistes, comme ce fut le cas pour la Hongrie et la Russie, et que, par conséquent, la fusion en un seul tout économique soit géographiquement impossible. Si maintenant un échange de marchandises doit avoir lieu entre des Etats prolétariens, la proportion quantitative des marchandises à échanger ne peut pas être fixée à raison de leur utilité respective, car les deux Etats accomplissant l’acte d’échange, s’ils prenaient cette base-là, aboutiraient à des résultats très différents. Dans un échange basé sur l’utilité, il y a un gain pour les deux parties échangeantes. Il doit donc résulter des appréciations quantitatives basées sur l’utilité, telles que les formulent les deux parties contractantes, un surcroît d’utilité, pour le partage équitable duquel les parties contractantes n’ont aucune base. L’esprit de l’économie prolétarienne admettrait fort bien qu’on calculât le temps de travail nécessité par la production des marchandises à échanger, et qu’on fît ainsi du temps de travail nécessité par la production la base de la proportion d’échange. Cependant intervient ici la question des « différences nationales » entre les diverses mains-d’œuvre. La journée de travail de l’ouvrier anglais fournit en moyenne un rendement bien supérieur à la journée de l’ouvrier russe ou hongrois, parce que l’ouvrier anglais travaille dans des conditions naturelles plus favorables et avec des moyens de production en général bien supérieurs, parce qu’il possède une formation professionnelle meilleure, qu’il a une intelligence élevée, qu’il est mieux nourri, etc. Voici alors la question qui se pose : la journée de travail de l’ouvrier anglais doit-elle, dans l’échange des marchandises entre Etats prolétariens, compter plus, ou seulement autant, que la journée de l’ouvrier russe ou hongrois ? Selon le principe essentiel du communisme, toutes deux devraient compter autant, et non l’une plus que l’autre. Mais la persistance de la mentalité égoïstement cupide obligera, ici aussi, à faire des concessions. De même que la part de chaque ouvrier, pendant la période de la dictature, doit être mesurée d’après son travail et non d’après ses besoins, il sera nécessaire, dans l’échange international des produits entre des Etats prolétariens, de tenir compte de la supériorité du travail de chaque nation. Dans la pratique, ce seront probablement des commissions paritaires intergouvemementales, soit permanentes, soit constituées suivant les besoins, qui régleront les conditions des échanges.

Il faut remarquer encore que les rapports économiques entre des Etats prolétariens sont également très différents de ceux qui existent entre les Etats capitalistes. Chaque Etat prolétarien a un pressant intérêt à fortifier économiquement les autres Etats prolétariens, car c’est là la base de sa consolidation politique, et en même temps le développement du régime prolétarien dans d'autres Etats est la garantie de la persistance de ce régime dans son propre pays. Dans la période révolutionnaire de début des Etats prolétariens, un important facteur politique entre donc en ligne de compte dans les échanges de marchandises s’effectuant entre ces pays. Les Etats qui les premiers ont donné le signal de la révolution prolétarienne, et dont l’organisation économique est déjà mieux consolidée, s’efforceront par tous les moyens, pour des raisons politiques, de faciliter aux Etats qui imiteront leur exemple le passage de l’économie capitaliste à l’économie prolétarienne, — ce qui peut se faire, de la meilleure manière, par le crédit en marchandises qu’ils accorderont officiellement à ces Etats.

La situation change dès que l’hégémonie du prolétariat est solidement établie dans tous les pays civilisés. L’Etat prolétarien isolé est forcé, dans la mesure du possible, de produire sur son propre territoire tout ce dont il a besoin. La productivité du travail, — abstraction faite de toutes les autres circonstances — est donc moindre que dans l’Etat capitaliste jouissant des avantages de la division internationale du travail. Mais si un Etat prolétarien s’ajoute au premier, le principe de Ricardo, qui veut que chaque Etat produise les choses qui, sur son territoire, peuvent être engendrées avec le moins de frais, entre pleinement en vigueur. La théorie des milieux favorables trouve son application consciente dans la politique économique de l’univers prolétarien. Chaque Etat ne fabrique que ce qui sur son territoire rencontre le milieu le plus favorable. Toutes ces branches de la production qu’à l’abri de droits protectionnistes le capitalisme a cultivées dans certains pays, comme dans une serre, — ce qui équivaut toujours à une déperdition du rendement du travail global, — sont abandonnées. De tout cela résulte la nécessité d’une organisation de l’économie siégeant au-dessus des divers Etats, la nécessité d’un Office de statistique mondiale et d’un Conseil suprême de l’économie mondiale, afin de régler tous les problèmes s’élevant entre les divers Etats ; du moins tant que les Etats subsisteront à titre d’unités économiques autonomes. Au fur et à mesure que s’opère cette transformation, les différences nationales dans le rendement du travail s’atténuent successivement. Avec la dictature commence un rapide progrès intellectuel des couches ouvrières dans les pays jusqu’alors en retard, et ce progrès aboutit automatiquement à un rendement de travail plus élevé. La répartition internationale méthodique de la production selon le principe des milieux favorables travaille dans le même sens. Au bout d’une génération, il sera possible de prendre le temps de travail comme unité de mesure mondiale de tous les produits, dans l’échange de ces produits entre les divers pays. Mais il ne faut pas oublier qu’en ce moment-ci nous développons déjà un ordre d’idées qui confine à l’utopie...

Au contraire, est une réalité immédiate la question du placement des capitaux à l’étranger et la question des colonies. Les Etats créditeurs de l’Europe occidentale : Angleterre, France, Hollande, Belgique, Suisse, ont d’énormes capitaux placés à l’étranger, tout en ayant, déjà avant la guerre, une balance commerciale fortement passive. Ils reçoivent de l’étranger de grosses quantités de marchandises sans avoir à fournir pour cela de compensation directe, et uniquement comme profit de leur capital productif investi à l’étranger, ou encore comme intérêts de prêts de toute sorte. Avec le régime prolétarien, il n’en est plus ainsi. Les moyens de production ou autres biens positifs sont expropriés sans indemnité, au profit du peuple sur le territoire duquel ils se trouvent. La perception de profits ou d’intérêts cesse tout d’un coup. C’est là pour les Etats créditeurs un déficit énorme, non seulement en ressources financières, mais aussi en ce qui concerne l’approvisionnement en marchandises.

En même temps, toutes les recettes provenant de l’exploitation politique des colonies disparaissent aussi. La politique coloniale entendue comme jadis, c’est-à-dire l’oppression et l’exploitation de peuples plus faibles par une organisation de violence, est absolument incompatible avec l’esprit du régime prolétarien. La proclamation de l’hégémonie prolétarienne marque l’heure de la délivrance pour les populations coloniales. Il en résulte immédiatement un grand manque à recevoir, en fait de richesses positives, pour les anciens peuples dominateurs.

Ici se répète, sur le plan international, ce qu’au chapitre III nous avons indiqué, dans le cadre national, pour l’Etat prolétarien isolé ! De même que les troupes d’avant-garde de la lutte pour le prolétariat, les ouvriers qualifiés de l’industrie, sont forcément, au début de la dictature, plus mal approvisionnés en vivres que sous le régime capitaliste, parce que la soudaine élévation du gain des prolétaires de l’agriculture entrave le ravitaillement des villes ; de même, la dictature, sur le plan international, enlève aux puissances créditrices et aux puissances coloniales toutes les richesses que, jusqu’alors, elles avaient obtenues sans compensation de leurs Etats débiteurs et de leurs colonies : circonstance qui influence fortement dans un sens conservateur l’état d’esprit du prolétariat de ces pays.

Le passage du capitalisme au socialisme s’effectue donc au milieu de luttes pénibles et de privations de toute sorte. La civilisation capitaliste américano-européenne, qui est basée sur l’exploitation non seulement du prolétariat national, mais encore de territoires entiers du monde colonial, cette civilisation des classes privilégiées, — auxquelles il faut joindre une certaine catégorie d’ouvriers qualifiés de ces pays, constituant une aristocratie ouvrière, — enfin le fait que quelques pays sont comme l’atelier industriel de tout l’univers, tout cela doit disparaître et faire place à une civilisation populaire, universelle, du monde entier. Pour la population de ces pays privilégiés, cette période de transition sera une pénible épreuve; mais, en revanche, les peuples jusqu’alors opprimés, débarrassés désormais des liens coloniaux et nationaux, développeront rapidement et considérablement leurs forces productives. Grâce à la diffusion rapide de l’instruction populaire, à l’élévation générale de la culture populaire, à la cessation de l’anarchie économique, à l’utilisation systématique de toutes les forces de la nature et à la répartition internationale de la production selon les milieux économiques les plus favorables du monde entier, en un mot, grâce à l’organisation méthodique de l’économie mondiale, la capacité de l’univers concernant la production des richesses matérielles s’accroîtra incomparablement. A bref délai sera réalisé un tel développement de la production qu’il assurera à tous les peuples, à toutes les couches prolétariennes, un standard de vie égal à celui dont jouissait, avant la guerre, sous le régime capitaliste, l’aristocratie ouvrière. Il se produira là comme un nivellement international des revenus. C’est sur cette base que s’édifiera la nouvelle civilisation mondiale, universelle, accessible à tous les hommes : le libre empire de l’humanité affranchie des soucis matériels.

XIV. Conclusion[modifier le wikicode]

Plus d’un lecteur ne quittera pas cet ouvrage sans une désillusion. Plus d’un sera épouvanté de l’énormité de la tâche qu’a à remplir la révolution prolétarienne et reculera devant les dures privations qui sont imposées aux pionniers du prolétariat. Notre but n’était pas d’éveiller un enthousiasme éphémère, devant tomber à plat à la première difficulté. La révolution prolétarienne a besoin de champions résolus, prévoyant toutes les difficultés et prêts à toutes les privations...

L’interprétation évolutionniste de la doctrine marxiste conduit à la persistance d’une mentalité passive et fataliste chez les masses prolétariennes. La doctrine marxiste de la chute fatale du mode de production capitaliste, sa démonstration économique de l’approche du socialisme, a été mal comprise, lorsqu’on lui fait dire que la chute du capitalisme pourra se produire automatiquement, sans une active lutte révolutionnaire de la part du prolétariat. C’est là une erreur fatale. Parmi les facteurs qui amèneront la chute du capitalisme, Marx cite en première ligne le prolétariat révolutionnaire. Si le prolétariat acceptait l’existence du capitalisme, le capitalisme subsisterait éternellement, surmontant toutes ses contradictions internes aux dépens du prolétariat. Ni l’anarchie de la production, ni les crises, ni la réduction du taux du profit, ni l’accroissement de la misère des masses ne donneraient le coup de grâce à la société capitaliste. Seule, la lutte révolutionnaire et consciente de la classe ouvrière peut aboutir à ce résultat.

Les difficultés énormes qui se présentent au régime prolétarien ne doivent pas être traitées à la légère ; nous en avons fait en Hongrie l’expérience. Mais la plus grosse de toutes les difficultés résulte de l’isolement. Nous avons déjà plusieurs fois indiqué les méfaits économiques de l’isolement. Cependant, ces méfaits économiques en eux-mêmes sont moins importants que la démoralisation des esprits, qui est la conséquence de l’état d’isolement où se trouve le jeune Etat prolétarien.

Les classes non-révolutionnaires de la population, et même les ouvriers, considèrent le régime prolétarien isolé comme un épisode politique d’ordre éphémère. Les éléments contre-révolutionnaires actifs se réfugient dans les pays capitalistes du voisinage, et y organisent la contre-révolution armée. La bourgeoisie organise également dans ces pays le boycottage financier et économique du nouveau gouvernement. En même temps, on s’occupe systématiquement de démoraliser les esprits. Sans cesse, dans les journaux, dans la correspondance privée et dans les conversations verbales, se glissent des informations qui parlent de l’imminence de l’intervention armée des Puissances capitalistes qui sont limitrophes. Il en résulte une insécurité générale, un sentiment d’abandon international, une peur indéfinissable, pénétrant dans les rangs des adhérents du régime qui ne sont pas absolument convaincus. Par là, le développement de l’organisation du nouvel Etat se trouve entravé. Les forces intellectuelles les meilleures se tiennent à l’écart de l’œuvre d’organisation ; ceux qui offrent leurs services pratiquent un muet sabotage. Il en est de même, consciemment ou inconsciemment, de la majorité des fonctionnaires des soviets issus des milieux ouvriers. Ces fonctionnaires cherchent, par des complaisances, à se créer des amis dans les rangs de la bourgeoisie ; ils rassemblent ainsi des preuves de leur innocence ; ils cherchent à se ménager de la sorte une sortie. La dictature tourne au gâchis; les règlements ne sont pas observés comme il faudrait; les privations ne sont pas fièrement supportées. Au lieu d’un élan révolutionnaire, règne une misérable atmosphère de petits bourgeois inquiets, dans laquelle tous les éléments de droite de la classe ouvrière se sentent fléchir, essaient d’assurer leur vie par l’abolition de la dictature, tentent de négocier un compromis avec la bourgeoisie et vont jusqu’à la trahison...

Une dictature du prolétariat ainsi isolée ne peut se maintenir que dans un vaste pays, comme la Russie, dont le prolétariat a un caractère révolutionnaire énergique et éprouvé, et où le parti communiste, — cette fraction avancée du socialisme qui considère le capitalisme comme mûr pour la chute et le prolétariat comme capable d’organiser la communauté socialiste, — a des sectateurs nombreux et convaincus. En Hongrie, au contraire, où avant la dictature il n’y avait pas, à proprement parler, de parti communiste organisé, la dictature devait fatalement tomber, si l’essence n’en était pas fortifiée du dehors par l’avènement de la révolution dans les pays voisins. La nécessité, ou, si l’on peut dire, l’indispensabilité de la solidarité révolutionnaire internationale, — non en paroles, mais en actes, — si l’on veut que le succès de la révolution prolétarienne soit assuré, est démontrée par le lamentable destin de la République des soviets de Hongrie, — laquelle, en dépit des nombreuses erreurs commises, n’en a pas moins inscrit dans l’histoire de la révolution internationale une page qui n’est pas sans gloire.

  1. De très intéressants travaux préliminaires sont systématiquement poursuivis sur ce terrain là. Des travaux scientifiques dus à H. Stroumilin, Kritzmann et autres ont assez bien éclairé le côté théorique de la question.
  2. Tel est le sens exact de la notion de « dictature du prolétariat, et non pas, comme Kautsky le donne à croire « une politique d’oppression… qui se libère… des liens législatifs qu’elle a elle-même créés… un état d’arbitraire qui, de part sa nature même, ne peut être exercé que par un très petit groupe… ou par un seul individu ». C’est là la définition de la tyrannie, de la dictature en général, mais non pas celle de la dictature du prolétariat – qui est la forme transitoire d’Etat dans laquelle domine seul politiquement parlant le prolétariat en tant que classe, de même que la démocratie bourgeoise est la forme d’Etat où la bourgeoisie possède la domination exclusive. La « dictature du prolétariat » ne signifie pas « se libérer des liens législatifs par soi-même créés ». Au contraire, plus toutes les lois sont strictement observées, plus l’exercice de la dictature a de fermeté et plus est courte la période pendant la quelle elle est une nécessité historique.
  3. Voir Marx : Le Capital.
  4. Marx : Théories sur la plus-value.
  5. Il est arrivé, très rarement, que des ouvriers des ateliers de couture aient confectionné pour eux-mêmes avec les étoffes existantes des vêtements et qu’ils se soient compté eux-mêmes pour cela un prix très réduit ; mais de pillages et de vols proprement dits, il n’y en a eu presque jamais.
  6. Après la chute du gouvernement des Soviets hongrois, beaucoup de commissaires à la production recrutés parmi les « spécialistes » se targuèrent d’avoir empêché ou entravé la production par un sabotage systématique.
  7. Ces décisions concernaient : les orfèvres, pâtissiers, cuisiniers, garçons de café et d’hôtel, doreurs, tapissiers, peintres d’enseignes, chapeliers, relieurs, coiffeurs, employés de commerce, fonctionnaires privés, employés de banque. La formation d’avocats et d’officiers était interdite.
  8. Le mot employé désigne ici aussi bien le fonctionnaire public que celui qui, dans le commerce ou l’industrie, fait un travail intellectuel ou un travail de bureau, par opposition à l’ouvrier.
  9. C’est ce qu’on fit en Russie. En Hongrie, où la dictature s’établit pacifiquement, et non pas au moyen d’une révolution de classe, toute la bureaucratie du régime capitaliste se mit « spontanément » au service du gouvernement prolétarien. Généraux et Secrétaires d’Etat rivalisèrent d’empressement; les organisations de fonctionnaires publics adoptèrent aussi les bases de la dictature. Il n’est pas étonnant que dans ces conditions la destruction de l’ancien appareil du régime capitaliste n’ait été que superficielle. La grosse majorité des fonctionnaires furent maintenus dans leurs fonctions; un grand nombre d’entre eux pratiquèrent un sabotage qui, pour être silencieux et prudent, n’en était pas moins intense. C’est parce qu’on négligea de briser l’ancien appareil bureaucratique qu’en Hongrie le régime réactionnaire put rétablir en un temps relativement court l’ancien système.
  10. Le fait qu’en Russie les Bolcheviks ont laissé aux paysans les mains libres dans la dispersion de la grande propriété, ne change rien à cette conception de principe. Les Bolcheviks russes étaient contraints par la nécessité politique : ils ne pouvaient asseoir solidement la révolution dans les campagnes, étant donnée toute la prédominance de la population paysanne, qu’en agissant de la sorte. Maintenant ils s’efforcent d’organiser les débris de la grande propriété foncière en exploitations soviétiques et de rétablir la grande culture sur une base communiste.
  11. C’est, du reste, un fait caractéristique de la morale des capitalistes que, tandis que les troupes hongroises se battaient avec les Tchèques, des capitalistes tchèques faisaient des affaires avec l’Etat hongrois, par exemple lui livraient des matières tannantes en échange de peaux.
  12. L’arrêt des chemins de fer autrichiens dans la semaine de Noël 1919 a été la confirmation éclatante de l’exactitude de notre opinion. Tandis que l’apport quotidien de lait à Vienne était de 60 000 litres et qu’on comptait pour la semaine de Noël, comme cela avait lieu tous les ans, sur une diminution d’environ 10 000 litres par jour, il arriva que, par suite de l’impossibilité du trafic par havresac, l’apport de lait monta à 77 000 litres par jour.
  13. Le prolétariat hongrois sait maintenant, malheureusement à ses dépens, la différence qu’il y a entre le régime alimentaire du prolétariat et celui du capitalisme. Pendant la dictature, alors que les ouvriers de l’industrie étaient en général bien ravitaillés, on ne cessait de se plaindre que les villes n’étaient pas suffisamment approvisionnées et que les ouvriers ne pouvaient troquer leur argent contre des vivres. Aujourd’hui, il y a de nouveau à Budapest des monceaux de produits alimentaires. Les étalages des boutiques regorgent de friandises de toutes sortes. On trouve là tout ce qu’on peut désirer. Mais, naturellement, il n’y en a que pour les riches. L’ouvrier ne peut rien acheter des aliments qu’il y a au marché. Il gagne tout juste de quoi avoir du pain et des légumes. Du pain, il n’y en a même pas assez pour suffire aux cartes de pain. Mais, au coin des rues, on peut acheter au prix fort, la contrebande se pratiquant ouvertement, de la pâtisserie. Du sucre, il n’y en a pas, mais les confiseries sont bondées de sucreries hors de prix. C’est là une leçon terrible, mais historiquement nécessaire, poulie prolétariat hongrois, qui ne voulait pas attendre, sous la dictature, que l’amélioration de ses conditions d’existence devînt possible.
  14. Du moins, en est-il ainsi en Russie, en Hongrie et en somme dans l’Europe orientale. Dans l’Europe occidentale, où le niveau intellectuel du prolétariat est plus élevé, où chaque ouvrier de l’industrie sait au moins lire, écrire et compter, la question de la possibilité d’organisation est plus facile à résoudre.
  15. Voir le chapitre sur les problèmes monétaires.