Lénine, organisateur de la Révolution

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Une double unité caractérise toute grande figure historique : l’unité du caractère et l’unité de vie. Les qualités diverses, opposées même se fondent et se confondent pour former ce qu’on a appelé « les élus de l’Histoire » ou les types représentatifs (Representative men d’Emerson[1]). Et toute leur vie devient la réalisation d’une seule grande idée qui est, dans la, plupart des cas, celle de leur jeunesse.

Ce fut le cas de Lénine-Oulianoff. Le rôle immense que le chef de la première révolution prolétarienne victorieuse a joué et continue à jouer, par son œuvre durable, dans le monde et que nul désormais ne pourra contester sans se rendre ridicule, ne contredit nullement la conception marxiste sur le rôle de l’individu subordonné au rôle social des classes qui, en dernière instance, décident, par leurs luttes, du sort de l’humanité.

Jamais Marx n’a nié le rôle des individus de premier plan ni même celui des unités individuelles. Il réclamait seulement pour eux des conditions déterminées, une situation sociale correspondante qui mette en valeur leur action. (Voir le début du « 18 brumaire » de Karl Marx).

Or, si Lénine a pu jouer ce rôle immense que l’on sait, c’est précisément parce qu’il a su s’adapter, non au régime, mais aux forces révolutionnaires qui agitaient la Russie et le monde. Il a su les comprendre et les utiliser. Il a placé son action à la crête des flots de ce courant prolétarien et révolutionnaire qui emportait le vieux monde. S’il manque parfois des hommes à une situation révolutionnaire, Lénine ne manqua pas à la situation qui, à son époque, était on ne peut plus révolutionnaire. Lénine était l’homme de la situation révolutionnaire.

Le capitalisme russe se moquait des lamentations des « populistes » [2] qui refusèrent obstinément leur visa à cet ennemi redoutable et lui interdirent de passer la frontière de la Sainte Russie chère aux Slavophiles, ces nationalistes intégraux de la Russie. (Ils avaient même leur Charles Maurras, maître des lettres).

Avec les progrès prodigieux du capitalisme russe qui a pris à l’Occident son dernier mot de concentration et d’exploitation intensive, sans vouloir lui accorder les mêmes possibilités de lutte pour l’existence, se développe et grandit fatalement la résistance prolétarienne.

Et un problème redoutable de tactique se pose : la classe ouvrière peut-elle s’organiser pour sa lutte de classe à elle, malgré la présence du cauchemar tsariste ? Si oui, comment doit procéder le prolétariat russe démuni de toute arme politique pour arriver à ses fins ? À la première question, le plus marxiste des « populistes », le savant philosophe Pierre Lavroff, ami personnel de Marx et d’Engels répond par la négative. Liberté politique d’abord, dit Lavroff. Et cela par tous les moyens, y compris la terreur.

Les disciples ou les amis de Lavroff vont encore plus loin que leur maître : S’il faut avant tout conquérir la liberté politique, pas besoin de faire peur aux démocrates, aux intellectuels révolutionnaires, l’avant-garde du mouvement, en déployant le drapeau socialiste. Et des partis surgissent qui ne demandent qu’une « constitution ».

Lénine, d’accord avec le groupe Plékhanoff-Axelrod les combat violemment. Oui, dit Lénine, nous avons besoin de la liberté politique. Mais nous nous battrons d’autant mieux pour ce moyen indispensable que nous resterons plus fidèles à notre but final. Et il répudie avec force et talent le Bernsteinisme russe avec son mot d’ordre « Le mouvement politique est tout et le lent socialisme n’est rien ».

(Cette formule n’a pas été employée explicitement, mais elle ressort de tous les écrits, de toute l’action, de toute l’attitude à différents degrés, de tous les adversaires de Lénine et de Plékhanoff de cette époque).

Dans l’un de ses premiers écrits : « Les tâches des social-démocrates russes » (Préface de Paul Alexrod) composé en 1897, après l’élan donné au mouvement prolétarien par la grève monstre de 1896, Lénine veut bien se servir du mouvement démocratique pour abattre le tsarisme, mais il ne veut pas le servir. Ce fut sa tactique de toujours. Aussi, après la conquête du pouvoir par le prolétariat, il se servira, en introduisant la nouvelle politique économique, dite la Nep[3], des survivances capitalistes russes, tout en les combattant et tout en déclarant « C’est nous ou eux : toute la question est là ».

Mais quels seront les procédés de lutte ? Quelle sera la tactique ? Lénine rejette la tactique « blanquiste » des coups de main. Il met dans la main du prolétariat l’arme incomparable et jamais rouillée de la doctrine marxiste. Lénine n’est pas un homme d’action étroit, un technicien qui a le mépris des idées. Il est marxiste jusqu’au bout des ongles. Il ne manque jamais une occasion pour mettre en avant la conception marxiste.

Dans son écrit : « Qui sont les amis du peuple ? » tiré à la machine à écrire (les marxistes ne possédaient pas encore d’imprimerie clandestine en Russie) et qui est resté dans les archives de la Sûreté générale russe pendant une trentaine d’années, Lénine, avant la parution du livre classique de Beltoff-Plékhanoff met en déroute les adversaires russes du marxisme, avec le grand écrivain Nicolas Mikhailowsky en tête. (Le manuscrit porte la date de juillet 1894. Lénine n’avait alors que 24 ans).

D’ailleurs la route avait été déblayée par Plékhanoff. Marx a vaincu en Russie. Il a même trop bien vaincu. Car il est devenu une doctrine à la mode. Et des hommes, comme Pierre Krouvécov, P. Struve, Prokopovitch, Kouskowa, Boulgakoff, etc., etc., tous futurs champions de la réaction ou de la démocratie adversaire de la Révolution, s’accrochèrent au marxisme triomphant. Et il a fallu à Plékhanoff, à Lénine, et à leurs amis des efforts surhumains pour s’en débarrasser.

Mais, tout en développant les théories marxistes et leur application à la situation et à la vie russes, Lénine se pose comme tâche première et fondamentale : réunir la poussière des groupes travaillant sans plan en un puissant parti de prolétariat révolutionnaire ayant un programme net et clair et une organisation de fer.

Nous allons assister à cette lutte formidable pour la formation d’un parti qui, en novembre 1917, s’empare pour la première fois dans l’Histoire du pouvoir sur un sixième du globe au nom et au service du prolétariat.

  1. Emerson, Ralph Waldo (1803-1882) essayiste, philosophe et poète nord-américain, fondateur du mouvement « transcendantaliste ». Representative men est le titre d’un recueil de sept conférences publié en 1850 et traitant du rôle joué dans l’histoire par les « grands hommes ».
  2. Populistes (Narodniki), étaient les partisans d’un courant politique socialiste non marxiste surgi en Russie dans les années 1860-1870. L’auteur fait plutôt référence ici au parti Socialiste-Révolutionnaire, héritier des populistes du XIXe, dont les représentants siégeaient au gouvernement provisoire bourgeois qui refusa en mars-avril 1917 d’accorder un visa de retour à Lénine, alors émigré en Suisse.
  3. NEP – La Nouvelle politique économique (NEP, Novaïa èkonomitcheskaïa politika) fut adoptée par le Xe Congrès du Parti communiste en mars 1921 afin de remplacer les mesures économiques du « communisme de guerre ». Avec l’adoption de la NEP, conçue par Lénine comme une « retraite forcée », les relations marchandes sont devenues la forme principale des rapports entre l’industrie nationalisée et l’économie paysanne.