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Special pages :
Jaurès et le jauressisme
Auteur·e(s) | Amédée Dunois |
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Écriture | 4 août 1921 |
Ce n'est pas diminuer Jaurès en ces jours de fin juillet où la célébration de son génie emprunte au mode oratoire toutes ses ressources d'amplification, que de chercher à assigner à sa grandeur des limites plus exactes. J'ai trop aimé et admiré Jaurès, j'ai trop ressenti, au cours de nos années d'enfer, l'âpre douleur, le lancinant désespoir de la tragédie de sa mort, pour oser aujourd'hui dire quoi que ce soit qui puisse l'amoindrir. Mais, si on ne comprend bien que ce qu'on aime, l'amour en aucun sujet ne saurait interdire le travail critique de l'esprit. Jaurès est grand : non moins grand par l'intelligence, chez lui si fréquemment divinatrice, que par la robuste bonté et par l'inflexible conscience ; mais sa grandeur est humaine et par conséquent limitée. Essayons-nous donc à la mesurer, ainsi que le permet le recul des années, selon les procédés de l'objective raison.
C'est devenu parmi nous une façon de jeu d'esprit que de se demander dans les conjonctures troublées : « Qu'aurait fait Jaurès ? » Et chacun, selon sa tendance, de répondre immanquablement que Jaurès aurait fait ce qu'a fait Renaudel — ou bien Longuet — ou bien Cachin. Qu'on me permette de déclarer qu'il n'y a dans ce petit jeu qu'une pieuse puérilité et que c'est mal servir la noble et pure mémoire du chef assassiné que de la mêler arbitrairement à nos luttes d'à présent. Je me souviens avoir dit, il y a plus de deux ans, à un ami qui m'opposait Jaurès : « L'argument Jaurès ne tient pas ! Et même il n'y a pas d'argument Jaurès. » Ce mot, je le répète ici. La guerre a bouleversé de fond en comble le monde, et ce qui était vrai avant elle, risque, après elle, de n'être plus qu'une erreur. Qui n'a pas connu cette guerre, qui n'a pas connu les modifications profondes que cette guerre a fait subir à l'économie universelle, au mode de production des richesses, à leur circulation d'un continent à l'autre, à la force respective des classes et conséquemment aux rapports de lutte que ces classes soutiennent entre elles, celui-là ne peut être invoqué comme un souverain juge. Je fais d'ailleurs ici une distinction capitale entre les théoriciens et les praticiens, entre un Marx et un Jaurès. Marx a fait la théorie de la genèse du capital et fixé le principe de la lutte de classe : théorie et principe demeurent vrais après comme avant la guerre ; ils auront la vie aussi dure, aussi lOngue que le système capitaliste dont ils ont formulé la loi. Si grand pourtant que soit Jaurès, on ne peut dire de lui qu'il a ouvert à la pensée des voies nouvelles. Le jauressisme n'était pas une conception doctrinale s'opposant à toute autre conception, mais une orientation politique et tactique qui, née de circonstances historiques données, était appelée à se modifier avec elles et ne pouvait prétendre leur survivre.
Ce n'est pas diminuer Jaurès que de voir en lui la plus grande figure de la IIe Internationale ; ce n'est pas diminuer Jaurès de dire que si sa grande figure vivra toujours, il y a quelque chose qui, du moins, est bien mort, et que ce quelque chose est le jauressisme. Qu'est-ce donc que le jauressisme ?
C'est la tendance qui consiste à concilier les contraires, à harmoniser les antagonismes, à pacifier, si j'ose dire, la guerre civile, à parlementariser la lutte de classe. Une tendance qui ne peut l'emporter sur les autres qu'aux époques où, dans la société, un certain apaisement semble se produire, où les forces concurrentes du capital et du travail semblent s'équilibrer, les hauts profits de l'un ayant pour contre-partie les hauts salaires de l'autre, où la féodalité industrielle et financière est comme limitée, contenue par la souveraineté du suffrage universel, par le développement de la démocratie politique. Dans ces époques de prospérité quasi générale, mais nécessairement passagère, les idées de révolution sociale ou de grève générale n'apparaissent plus que comme de lointaines nuées, des sortes de mythes populaires dont l'unique vertu est d'enflammer l'imagination des masses ; les chefs détournent la classe ouvrière de l'action révolutionnaire, c'est-à-dire des conquêtes à obtenir de haute lutte, pour l'aiguiller vers l'action réformiste sous toutes ses formes : forme parlementaire, forme syndicale, forme coopérative, et, pour reprendre dans ses termes mêmes l'opposition fameuse qui mit un jour aux prises Bernstein et Kautsky, dans ces époques-là, le but final est plus ou moins délibérément sacrifié au mouvement.
Eh bien ! Jaurès a été l'homme de cette époque de l'évolution économique et de l'évolution du socialisme. Il avait des dons intellectuels admirables, une culture prodigieuse — où les antiques humanités et la philosophie avaient eu à l'origine plus de part que l'histoire, l'économie et le droit. Nul plus que lui n'était en mesure d'unir dans une éclatante synthèse le vieux monde du fait et le nouveau monde de l'idée, la démocratie et le socialisme, l'internationale et la Patrie, l'évolution et la révolution... Et comme, le socialisme de classe, tel que l'enseignait âprement le vieux Jules Guesde, lui semblait lamentablement sec et étriqué, il voulut faire du socialisme non pas seulement la formule générale du mouvement ouvrier, mais le point de convergence et de fusion de toutes les émancipations humaines tentées dans le passé ; Marx et Engels avaient, vu dans le communisme une rupture radicale avec les idées traditionnelles ; Jaurès, nourri de toutes les sèves de la culture classique, voulut voir en lui l'héritier, le continuateur de l'humanisme et de la réforme, de l'Encyclopédie et de la Révolution.
Il élargissait ainsi le socialisme, dans lequel il faisait entrer de gré ou de force cent éléments étrangers à sa constitution primitive ; il l'idéalisait en même temps, le drapait somptueusement dans la pourpre et dans l'or comme un dieu oriental. Mais, chose étrange — « juste retour des choses d'ici-bas » — la pratique politique de Jaurès était loin de répondre à l'idée magnifique qu'il se faisait du socialisme. La pratique resta jusqu'au bout démocratique et réformiste ; et si le tribun proclama toujours que le but restait révolutionnaire, il ne s'en estimait que mieux fondé à dire que les moyens devaient cesser de l'être. Il a manqué à Jaurès d'avoir subi l'épreuve d'une révolution véritable et de n'avoir connu d'autres « guerres civiles » que la crise boulangiste et l'affaire Dreyfus... Il a été l'apôtre du socialisme démocratique, l'homme de la conquête lente et graduelle des pouvoirs publics par le suffrage universel ; sa lutte ardente contre la guerre, le plus beau de ses titres de gloire, s'explique surtout par ce fait qu'il avait parfaitement conscience que le plus grand obstacle à cette évolution du socialisme dans la légalité, à cette irrésistible pénétration du vieil ordre de choses par un ordre nouveau, c'était la guerre. Il a tout fait pour éviter la catastrophe redoutée, sans se laisser déconcerter par les colères hurlantes qu'il accumulait ainsi sur sa tête.
Hélas ! instruits par l'expérience, nous pensons aujourd'hui que, dans la société capitaliste, l'impérialisme et la guerre ne sont pas moins inévitables que la révolution violente. La société capitaliste ne peut finir que comme elle a commencé, dans la violence. — Vous le déplorez ? Moi aussi. Mais comme les larmes n'ont jamais conjuré la fureur des éléments et la fatalité des choses, c'est à la force prolétarienne, c'est à la révolution populaire que les communistes font appel pour abattre l'impérialisme et pour vaincre la guerre. La révolution ou la mort ! s'écriait Raymond Lefebvre. Formulons différemment le dilemme, et disons : La Révolution ou la Guerre ! Pour le prolétariat pas d'autre alternative !
Ce qui s'est écroulé le 4 août[1], c'est tout ensemble la IIe Internationale et le jauressisme. Une organisation et une méthode. Jaurès aura-t-il eu, à l'heure de mourir, l'effroyable vision de ce double effondrement ? Qu'il était triste à cet instant tragique ! Non, pas découragé, mais triste ! Contre le monstre à demi déchaîné, il s'apprêtait, j'en ai l'absolue certitude, à un effort suprême ! Son discours, le 4 août, quelle qu'en eût pu être la conclusion, eût été un réquisitoire formidable contre l'impérialisme des classes dirigeantes et des gouvernements. Ce grand lutteur était inaccessible aux défaillances du courage, mais non à celles de l'optimisme et de l'espoir. Il est mort triste. Sans doute pressentait-il que la période socialiste dont il avait été l'expression la plus haute et la plus sonore venait de se clore à jamais, que des temps nouveaux étaient proches qui exigeaient, dans un milieu renouvelé, des méthodes nouvelles ? Si ce n'est là qu'une hypothèse elle en vaut une autre.
Quoi qu'il en soit, dans le vieux duel qui mit aux prises pendant environ 15 ans, le jauressisme et le guesdisme, il nous paraît de plus en plus que c'est le partenaire guesdiste qui voyait le plus clair. Le guesdisme n'a fait, après 1908, qu'une assez pâle figure auprès du jauressisme ; plus ferme, plus dogmatique quant aux principes, il était quant aux moyens à peine moins opportuniste, et il n'avait pas, dans ce pays de petite bourgeoisie et de radicalisme qu'est la France, la force de pénétration et d'expansion qui caractérisait le jauressisme. Son rôle, qui pouvait être grand, a été relativement mince et il a laissé, en France au syndicalisme révolutionnaire, dans l'Internationale au bolchevisme, le soin de donner au principe de la lutte de classe ses traductions les plus énergiques et de préparer les voies à la IIIe Internationale. Comme le jauressisme, encore que d'une autre manière, le guesdisme n'a été lui-même qu'un compromis : compromis entre le principe de la lutte de classe et l'ambiance de la démocratie.
Les temps des compromis sont passés, La IIIe Internationale exige qu'au principe de la lutte de classe correspondent enfin des méthodes de lutte de classe, au but de révolution des moyens de révolution. Elle croit à la vertu de l'intransigeance et, menant la bataille sur toute la ligne, menace le pouvoir de l'Etat au même titre que le pouvoir du Capital.
Mais la IIIe Internationale est historiquement la fille de la IIe. Si elle se montre dure à l'égard des méthodes qui ont conduit le socialisme à la banqueroute, elle sait être juste envers les hommes qui l'ont passionnément servie. Elle répudie le jauressisme et ses tactiques périmées, mais dresse des statues à Jaurès, animateur de foules et martyr de l'idée. Telle est aussi notre attitude.
- ↑ 4 août 1914, date à laquelle les principaux partis socialistes s'engageaient dans la guerre derrière leurs gouvernements respectifs.