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V. Le travail salarié
I.[modifier le wikicode]
Toutes les marchandises s'échangent à leur valeur, c'est-à-dire d'après le travail socialement nécessaire contenu en elles. Si l'argent joue le rôle d'intermédiaire, cela ne change rien à ce fondement de l'échange : l'argent n'est que l'expression du travail social, et la quantité de valeur contenue dans chaque marchandise s'exprime par la quantité d'argent pour laquelle la marchandise est vendue. Sur la base de cette loi de la valeur, il règne une égalité complète entre les marchandises sur le marché. Il régnerait aussi une égalité complète entre les vendeurs de marchandises s'il n'y avait pas parmi les millions de marchandises différentes qui s'échangent sur le marché, une marchandise de nature tout à fait particulière : la force de travail. Cette marchandise est apportée sur le marché par ceux qui ne possèdent pas de moyens de production permettant de produire d'autres marchandises. Dans une société qui repose sur l'échange des marchandises, on n'obtient que par voie d'échange. Quiconque n'apporte pas de marchandises, n'a pas de moyen de subsistance. La marchandise est le seul titre donnant à un homme l'accès à une part du produit social, part qu'elle mesure en même temps. Tout homme obtient en marchandises de son choix une part correspondant à la quantité de travail socialement nécessaire qu'il a fourni sous forme de marchandise. Pour vivre, tout homme doit donc fournir et vendre une marchandise. La production et la vente de marchandises est devenue la condition de l'existence humaine. Pour produire n'importe quelle marchandise, il faut des moyens de travail, des outils, etc., des matières premières, un lieu de travail, un atelier avec les conditions nécessaires du travail, éclairage, etc., enfin une certaine quantité de nourriture pour vivre pendant la durée de la production et jusqu'à la vente de la marchandise. Seules quelques rares marchandises négligeables peuvent être produites sans moyens de production, par exemple les champignons ou les baies récoltés dans la forêt, les coquillages ramassés sur le rivage. Même là, il faut quelques moyens de production, des paniers par exemple, et en tout cas des vivres permettant de subsister pendant ce travail. La plupart des marchandises exigent des frais importants, parfois énormes, en moyens de production, dans toute société de production marchande développée. A celui qui n'a pas ces moyens de production, qui ne peut produire des marchandises, il ne reste plus qu'à s'apporter lui-même, c'est-à-dire sa propre force de travail, comme marchandise sur le marché.
Comme toute autre marchandise, la marchandise “ force de travail ” a sa valeur déterminée. La valeur de toute marchandise est déterminée par la quantité de travail nécessaire à sa production. Pour produire la marchandise “ force de travail ”, une quantité déterminée de travail est également nécessaire, le travail qui produit la nourriture, les vêtements, etc., pour le travailleur. La force de travail d'un homme vaut ce qu'il faut de travail pour le maintenir en état de travailler, pour entretenir sa force de travail. La valeur de la marchandise “ force de travail ” est donc représentée par la quantité de travail nécessaire à la production des moyens de subsistance pour le travailleur. En outre, comme pour toute autre marchandise, la valeur de la force de travail se traduit sur le marché par un prix, c'est-à-dire en argent. L'expression monétaire, c'est-à-dire le prix de la marchandise “ force de travail ”, s'appelle le salaire. Pour toute autre marchandise, le prix monte si la demande augmente plus vite que l'offre, et il baisse, si au contraire l'offre est plus grande que la demande. Il se passe la même chose en ce qui concerne la marchandise “ force de travail ” : quand la demande en travailleurs augmente, les salaires ont tendance à monter; si la demande diminue ou si le marché du travail est saturé de marchandise fraîche, les salaires ont une tendance à baisser. Comme pour toute autre marchandise, la valeur de la force de travail et, donc, son prix, augmentent si la quantité de travail nécessaire à sa production, en l'occurrence les moyens de subsistance, exigent plus de travail pour leur propre production. Inversement, toute économie de travail dans la fabrication des moyens de subsistance du travailleur entraîne une baisse de la valeur de la force de travail, ainsi que son prix, le salaire. “ Diminuez le coût de production des chapeaux ”, écrivait Ricardo en 1817, “ et leur prix descendra finalement à leur nouveau prix naturel, même si la demande se multiplie par deux, trois ou quatre. Diminuez les frais d'entretien des hommes en abaissant le prix naturel des vivres et des vêtements nécessaires pour vivre, et vous verrez que les salaires baisseront, même si la demande en travailleurs monte considérablement. ”
La marchandise “ force de travail ” ne se distingue en rien des autres marchandises sur le marché, si ce n'est qu'elle est inséparable de son vendeur, le travailleur, et qu'elle ne supporte pas d'attendre trop longtemps l'acheteur, Parce qu'elle périra avec son porteur, le travailleur, par manque de vivres, tandis que la plupart des marchandises peuvent attendre plus ou moins longtemps leur vente. La particularité de la marchandise “ force de travail ” ne se manifeste donc pas sur le marché où seule la valeur d'échange joue un rôle. Cette particularité réside dans la valeur d'usage de cette marchandise. Toute marchandise est achetée pour les avantages que son usage peut apporter. On achète des bottes pour se protéger les pieds, une tasse pour boire du thé. A quoi peut servir la force de travail qu'on achète ? Évidemment, à travailler. Nous ne sommes pas plus avancés. En tout temps, les hommes ont pu et ont dû travailler, depuis que l'humanité existe, et pourtant des millénaires se sont écoulés, où la force de travail était complètement inconnue en tant que marchandise. Imaginons que l'homme avec toute sa force de travail ne puisse produire de moyens de subsistance que pour lui-même, l'achat d'une telle force de travail, donc la force de travail comme marchandise, n'aurait aucun sens. Car si quelqu'un achète et paie la force de travail, puis la fait travailler avec ses propres moyens de production et s'il n'obtient comme résultat que de quoi entretenir le porteur de la marchandise achetée, le travailleur, cela voudrait dire que le travailleur, en vendant sa force de travail, obtient les moyens de production d'autrui et, avec eux, travaille pour lui-même. Ce serait une affaire aussi absurde du point de vue de l'échange des marchandises que si quelqu'un achetait des bottes pour en faire ensuite cadeau au cordonnier. Si la force de travail humain ne permettait pas d'autre usage, elle n'aurait aucun avantage pour l'acheteur et ne pourrait pas apparaître comme marchandise. Car seuls des produits apportant certains avantages peuvent figurer comme marchandises. Pour que la force de travail puisse être une marchandise, il ne suffit pas que l'homme puisse travailler quand on lui donne des moyens de production, il faut qu'il puisse travailler plus qu'il n'est nécessaire à son propre entretien. Il faut qu'il puisse travailler en plus pour l'acheteur de sa force de travail. Il faut que la marchandise “ force de travail ” puisse remplacer, par l'usage que l'on en fait, c'est-à-dire par le travail, son propre prix, le salaire, et fournir en outre du surtravail à l'acheteur. La force de travail a effectivement cette propriété. Mais qu'est-ce à dire ? Est-ce une propriété naturelle de l'homme ou du travailleur que de pouvoir fournir du surtravail ? Eh bien ! A l'époque où l'homme avait besoin d'un an pour confectionner une hache en pierre, de plusieurs mois pour fabriquer un arc, ou faisait un feu en frottant pendant des heures deux morceaux de bois l'un contre l'autre, l'entrepreneur le plus rusé et le plus dénué de scrupules n'aurait pu extorquer d'un homme le moindre surtravail. Un certain niveau de productivité du travail est nécessaire pour que l'homme puisse fournir un surtravail. Il faut que les outils, l'habileté, le savoir, la maîtrise des forces de la nature aient déjà atteint un niveau suffisant pour que la force d'un homme soit en état de produire les moyens de subsistance nécessaires non seulement à lui-même, mais éventuellement à d'autres. Ce perfectionnement des outils, ce savoir, cette maîtrise de la nature ne s'acquièrent qu'à travers l'expérience douloureuse et millénaire de la société humaine. La distance qui existe entre les premiers outils de pierre grossièrement taillés, la découverte du feu, et les actuelles machines à vapeur et à électricité, c'est toute l'évolution sociale de l'humanité, évolution qui n'a été possible qu'à l'intérieur de la société, par la vie en commun et la coopération entre les hommes. Cette productivité du travail qui confère à la force du travail de l'actuel travailleur salarié la propriété de fournir du surtravail n'est pas une particularité physiologiques innée de l'homme, c'est un phénomène social, le fruit d'une longue évolution. Le surtravail de la marchandise “ force de travail ” n'est qu'un autre nom de la productivité du travail social, qui permet au travail d'un homme d'en entretenir plusieurs.
La productivité du travail, surtout lorsque les conditions naturelles la favorisent, à un niveau primitif de civilisation, ne conduit pas toujours et partout à la vente de la force de travail et à son exploitation capitaliste. Voyons ces régions tropicales de l'Amérique centrale et du sud, qui ont été après la découverte de l'Amérique et jusqu'au début du XIX° siècle des colonies espagnoles, régions au climat chaud et au sol fertile où les bananes sont la principale nourriture des populations. “ Je doute, écrit Humboldt, qu'il existe ailleurs sur la terre une plante produisant une telle quantité de matière nutritive sur une si petite surface de terre. ” “ Un demi-hectare, planté de bananes de la grande espèce, calcule Humboldt, peut produire de la nourriture pour plus de 50 personnes, alors qu'en Europe, le même demi-hectare fournirait à peine 576 kg de farine en un an - quantité qui serait insuffisante pour nourrir deux personnes. ” Or la banane ne réclame que très peu de soins, il suffit de remuer une ou deux fois légèrement la terre autour des racines. “ Au pied des Cordillères, dans les vallées humides de Veracruz, Valladolid et Guadalajara, continue Humboldt, un homme qui n'y consacre que deux jours d'un travail facile par semaine, peut se procurer des vivres pour toute sa famille. ” Il est clair qu'en soi la productivité du travail permet ici une exploitation et un savant à l'âme authentiquement capitaliste, Malthus, s'écrie en pleurant, à la description de ce paradis terrestre : “ Quels énormes moyens pour la production de richesses infinies ! ” En d'autres termes : quelle mine d'or dans le travail de ces mangeurs de bananes, pour des entrepreneurs astucieux, s'ils pouvaient mettre ces paresseux au travail ! En réalité, les habitants de ces contrées bénies ne songeaient pas à trimer pour amasser de l'argent, ils surveillaient un peu les arbres de temps à autre, mangeaient leurs bananes de bon appétit et passaient leur temps libre au soleil à jouir de l'existence. Humboldt dit de façon très caractéristique :
“ Dans les colonies espagnoles, on entend souvent dire que les habitants de la zone tropicale ne sortiront pas de l'état d'apathie dans lequel ils demeurent depuis des siècles, tant que les bananiers n'auront pas été arrachés sur ordre du roi. ”
Cette “ apathie ”, du point de vue capitaliste européen, est précisément l'état d'esprit des peuples qui vivent encore dans le communisme primitif où le but du travail humain est la satisfaction des besoins naturels de l'homme, et non l'accumulation de richesses. Tant que ces rapports prédominent, on ne peut songer à l'exploitation des hommes par d'autres hommes, aussi grande que soit la productivité du travail, ni à l'utilisation de la force de travail humain pour la production de surtravail.
L'entrepreneur moderne n'a pas découvert le premier cette propriété de la force de travail. Dès les temps anciens, nous voyons l'exploitation du surtravail par ceux qui ne travaillent pas. L'esclavage dans l'Antiquité, le servage au Moyen Âge reposent tous deux sur le niveau déjà atteint de la productivité, sur la capacité du travail humain à entretenir plus d'un homme. Tous deux sont l'expression différente de la manière dont une classe de la société tire avantage de cette productivité en se faisant entretenir par l'autre classe. En ce sens, l'esclave antique et le serf médiéval sont les ancêtres directs de l'actuel ouvrier salarié. Ni dans l'Antiquité ni au Moyen Âge, la force de travail n'est devenue une marchandise, malgré sa productivité et malgré son exploitation. Ce qu'il y a de particulier dans les rapports actuels du travailleur salarié avec l'entrepreneur, ce qui les distingue de l'esclavage comme du servage, c'est la liberté personnelle du travailleur. La vente de la force de travail est une affaire privée de l'homme, elle est volontaire et repose sur la liberté individuelle totale. Elle a pour condition que le travailleur ne possède pas de moyens de production. S'il en avait, il produirait lui-même des marchandises et ne vendrait pas sa force de travail. La séparation de la force de travail et des moyens de production est ce qui, à côté de la liberté personnelle, fait de la force de travail une marchandise. Dans l'économie esclavagiste, la force de travail n'est pas séparée des moyens de production, elle constitue elle-même un moyen de production et appartient en propriété privée au maître, au même titre que les outils, les matières premières, etc. L'esclave n'est qu'une partie de la masse indistincte des moyens de production pour le propriétaire d'esclaves. Dans le servage, la force de travail est liée au moyen de production, la glèbe, elle n'est qu'un accessoire du moyen de production. Les corvées et les redevances ne sont pas fournies par des personnes, mais par la terre; si la terre passe en d'autres mains de travailleurs par héritage ou autrement, il en est de même des redevances.
Maintenant, le travailleur est personnellement libre, il n'est pas la propriété de quelqu'un, il n'est pas non plus enchaîné au moyen de production. Les moyens de production sont entre certaines mains, la force de travail en d'autres mains, et les deux propriétaires se font face en acheteurs et en vendeurs libres et autonomes, le capitaliste en acheteur, le travailleur en vendeur de la force de travail. La liberté personnelle et la séparation entre la force de travail et les moyens de production ne conduisent pas toujours au travail salarié, à la vente de la force de travail, même quand la productivité du travail est élevée. Nous en avons vu un exemple dans la Rome antique, après que la masse des petits paysans libres ait été chassée de ses terres par la formation de grands domaines nobles exploitant des esclaves. Ils restèrent personnellement des hommes libres, mais, ne possédant plus de terres, donc de moyens de production, ils affluèrent à Rome en prolétaires libres. Cependant, ils ne pouvaient y vendre leur force de travail, car ils n'auraient pas trouvé d'acheteurs; les riches propriétaires et les capitalistes n'avaient pas besoin d'acheter de la force de travail libre, parce qu'ils se faisaient entretenir par leurs esclaves. Le travail des esclaves suffisait alors pleinement à satisfaire les besoins des grands propriétaires qui se faisaient fabriquer toutes les choses possibles par eux. Or ils ne pouvaient utiliser plus de force de travail que ce qu'il fallait pour leur propre vie et pour leur luxe, car le but de la production par les esclaves était la consommation et non la vente de marchandises. Il était interdit aux prolétaires romains de vivre de leur travail, il ne leur restait qu'à vivre de la mendicité, de la mendicité d'État, de la distribution périodique de vivres. Au lieu du travail salarié, on eut dans la Rome antique l'entretien des hommes libres et sans biens aux frais de l'État. Ce qui fait dire à l'économiste français Sismondi :
“ Dans la Rome antique. la société entretenait ses prolétaires, aujourd'hui les prolétaires entretiennent la société. ”
Si aujourd'hui le travail des prolétaires pour leur propre entretien et pour celui d'autres personnes, si la vente de leur force de travail est possible, c'est parce que le travail libre est la seule et unique forme de la production et parce qu'en tant que production marchande, elle n'a pas pour but la consommation directe, mais la vente. Le propriétaire d'esclaves achetait des esclaves pour sa commodité et pour son luxe, le seigneur féodal extorquait des corvées et des redevances aux serfs dans le même but : pour vivre largement avec sa parenté. L'entrepreneur moderne ne fait pas produire aux travailleurs des vivres, des vêtements, des objets de luxe pour sa consommation, il leur fait produire des marchandises pour les vendre et en retirer de l'argent. Ce qui fait de lui un capitaliste et du travailleur un salarié.
La vente de la force de travail comme marchandise implique toute une série de relations historiques et sociales déterminées. L'apparition de la marchandise “ force de travail ” sur le marché indique :
- que le travailleur est personnellement libre;
- qu'il est séparé des moyens de production et que ceux-ci sont rassemblés entre les mains de ceux qui ne travaillent pas;
- que la productivité du travail a un niveau élevé, c'est-à-dire qu'il est possible de fournir un surtravail;
- que l'économie marchande est dominante, c'est-à-dire que la création de surtravail sous la forme de marchandises à vendre est le but de l'achat de la force de travail.
Du point de vue du marché, l'achat et la vente de la marchandise force de travail est une affaire tout à fait ordinaire, comme il s'en fait des milliers à chaque instant, comme l'achat de bottes ou d'oignons. La valeur de la marchandise et ses variations, son prix et ses oscillations, l'égalité et l'indépendance de l'acheteur et du vendeur sur le marché, le caractère libre de l'affaire - tout cela est exactement identique à toute autre opération d'achat. Cependant, la valeur d'usage particulière de cette marchandise, les rapports particuliers que cette valeur d'usage crée, font de cette opération quotidienne de l'univers marchand un rapport social particulier. Voyons ce qui va en sortir.
L'entrepreneur achète la force de travail et, comme tout acheteur, il paie sa valeur, c'est-à-dire les frais de production, en payant à l'ouvrier un prix en salaire qui couvre l'entretien de l'ouvrier. La force de travail achetée est en mesure, avec les moyens de production utilisés en moyenne dans la société, de produire plus que les simples faits d'entretien. C'est déjà une condition de toute l'opération qui, sinon, n'aurait pas de sens; en cela réside la valeur d'usage de la marchandise “ force de travail ”. Étant donné que la valeur de l'entretien de la force de travail est déterminée, comme pour toute autre marchandise, par la quantité de travail nécessaire à sa production, nous pouvons admettre que la nourriture, les vêtements, etc., permettant de maintenir quotidiennement en état de travailler le travailleur, demandent, disons par exemple : six heures de travail. Le prix de la marchandise “ force de travail ”, c'est-à-dire le salaire, doit représenter en argent six heures de travail. L'ouvrier ne travaille pas six heures pour son patron, il travaille plus longtemps, disons par exemple onze heures. Dans ces onze heures, il a en six heures restitué au patron le salaire reçu, puis il y rajouté encore cinq heures de travail gratuit, il en a fait cadeau au patron. La journée de travail de tout ouvrier se compose de deux parties : une partie payée, où l'ouvrier ne fait que restituer la valeur de son entretien, où il travaille pour ainsi dire pour lui-même, et une partie non payée, où il fait du travail gratuit ou du surtravail pour le capitaliste.
La situation était semblable pour les formes antérieures d'exploitation sociale. A l'époque du servage, le travail du serf pour lui-même et son travail pour le seigneur étaient même distincts dans le temps et l'espace. Le paysan savait exactement quand et en quelle quantité il travaillait pour lui et quand et en quelle quantité il travaillait pour l'entretien de son seigneur noble ou religieux. Il travaillait d'abord quelques jours sur son propre champ, puis quelques jours sur les terres seigneuriales. Ou bien il travaillait le matin sur son champ et l'après-midi sur celui du seigneur, ou bien encore quelques semaines sur le sien et ensuite quelques semaines sur le champ seigneurial. Dans un village de l'Abbaye Maurusmünster en Alsace, vers le milieu du XII° siècle, les corvées étaient par exemple fixées comme suit : du milieu d'avril au milieu de mai, chaque famille paysanne fournissait un homme trois jours pleins par semaine, de mai à la Saint Jean un après-midi par semaine, de la Saint Jean aux fenaisons, deux jours par semaine, à l'époque de la moisson, trois après-midi par semaine et, de la Saint Martin à Noël, trois jours pleins par semaine. A la fin du Moyen Âge, avec les progrès du servage, les corvées augmentèrent tant, il est vrai, que presque tous les jours de la semaine et toutes les semaines de l'année y passaient et que le paysan n'avait presque plus le temps pour cultiver son propre champ. Même alors, il savait qu'il ne travaillait pas seulement pour lui, mais pour d'autres. Le paysan le plus borné ne pouvait se faire d'illusion.
Dans le travail salarié moderne, la situation est tout autre. L'ouvrier ne produit pas pendant la première partie de sa journée de travail les objets dont il a besoin : nourriture, vêtements, etc., et ensuite d'autres choses pour le patron. L'ouvrier d'usine produit toute la journée le même objet, un objet dont il n'a besoin lui-même que pour une très petite part ou même pas du tout : des ressorts d'acier ou des courroies de caoutchouc ou du tissu de soie ou des tuyaux de fonte. Dans leur masse indistincte, les ressorts d'acier ou les courroies ou le tissu qu'il produit au cours de la journée se ressemblent tous, on n'y remarque pas la moindre différence, qu'une partie d'entre eux représente du travail payé et une autre du travail non payé, qu'une partie soit pour l'ouvrier et une autre pour le patron. Au contraire, le produit auquel travaille l'ouvrier n'a pour lui aucune utilité et pas la moindre parcelle ne lui appartient; tout ce que l'ouvrier produit appartient à l'entrepreneur. Voilà une grande différence extérieure entre le travail salarié et le servage. Le serf avait peu de temps pour travailler sur son propre champ et le travail qu'il faisait pour lui lui appartenait. Dans le cas du travailleur salarié moderne, tout le produit appartient au patron et son travail à l'usine a l'air de ne rien avoir de commun avec son entretien. Il a reçu son salaire et peut en faire ce qu'il veut. En échange, il doit faire le travail que lui indique le patron et tout ce qu'il produit appartient au patron. La différence, invisible au travailleur, apparaît dans les comptes du patron, quand il calcule ce que lui rapporte la production de ses ouvriers. Pour le capitaliste, c'est la différence entre la somme d'argent qu'il encaisse après la vente du produit et ses dépenses, tant pour les moyens de production que pour les salaires de ses ouvriers. Ce qui lui reste comme profit, c'est justement la valeur créée par le travail non payé, c'est-à-dire la plus-value créée par les ouvriers. Tout travailleur produit d'abord son propre salaire, puis la plus-value dont il fait cadeau au capitaliste, même s'il ne produit que des courroies de caoutchouc, des étoffes de soie ou des tuyaux de plomb. S'il a tissé 11 mètres de soie en 11 heures, 6 mètres de cette étoffe contiennent la valeur de son salaire et 5 sont la plus-value pour le patron.
La différence entre le salariat et le servage ou l'esclavage a d'autres conséquences importantes. L'esclave ou le serf fournissaient leur travail pour les besoins privés, la consommation du seigneur. Ils produisaient pour lui des vivres, des vêtements, des meubles, des objets de luxe, etc. C'était la norme avant que l'esclavage et le servage dégénèrent et déclinent sous l'influence du commerce. Les capacités de consommation de l'homme, même le luxe de la vie privée, ont leurs limites à chaque époque. Le propriétaire d'esclaves antique ou le noble du Moyen Âge ne pouvaient avoir plus que des greniers pleins, des étables pleines, de riches vêtements, une vie opulente pour eux-mêmes et leur entourage, des demeures richement meublées. On ne peut pas conserver en trop grandes réserves les objets d'usage quotidien, sinon ils se détériorent : le grain risque de moisir ou les souris et les rats risquent de le manger, les réserves de foin et de paille brûlent facilement, les vêtements s'abîment, etc., les produits laitiers, les fruits et les légumes se conservent difficilement. La consommation avait, même en cas de vie très opulente, ses limites naturelles dans l'économie de servage ou d'esclavage, et par là même, l'exploitation de l'esclave ou du serf avait ses limites. Il en est autrement pour l'entrepreneur qui achète la force de travail pour produire des marchandises. La plupart du temps, ce que le travailleur fabrique à l'usine n'est utile, ni à lui ni au patron. Ce dernier ne fait pas produire des vêtements ou de la nourriture pour lui, mais une marchandise dont il n'a pas besoin du tout lui-même. Il fait produire les étoffes de soie ou des tuyaux ou des cercueils pour s'en débarrasser le plus vite possible, pour les vendre. Il les fait produire pour en tirer de l'argent. Ses dépenses lui sont restituées, le surtravail lui est donné sous la forme monétaire. C'est dans ce but, pour faire de l'argent avec le travail impayé des travailleurs, qu'il fait toute l'affaire et achète la force de travail. Or nous savons que l'argent est le moyen de l'accumulation de richesses sans limites. Sous la forme monétaire, la richesse ne perd rien de sa valeur, même si elle est entreposée très longtemps. Au contraire, nous le verrons, la richesse entreposée sous forme monétaire semble même augmenter. Sous la forme monétaire, la richesse ne connaît aucune limite, elle peut augmenter à l'infini. Par suite, la soif de surtravail chez le capitaliste moderne n'a pas non plus de limites. Plus il tirera de travail non payé de ses travailleurs, mieux ce sera. Extorquer de la plus-value, et l'extorquer sans limites, tel est le but et le rôle de l'achat de force de travail.
La tendance naturelle du capitaliste à accroître la plus-value qu'il extorque aux travailleurs trouve avant tout deux voies simples qui s'offrent d'elles-mêmes, si l'on considère la façon dont est composée la journée de travail. La journée de travail de tout ouvrier salarié se compose normalement de deux parties : une partie où l'ouvrier restitue son propre salaire et une partie où il fournit du travail non payé, de la plus-value. Pour augmenter au maximum la seconde partie, l'entrepreneur peut procéder de deux façons : soit qu'il prolonge la journée de travail, soit qu'il réduise la première partie, la partie payée de la journée de travail, c'est-à-dire abaisse le salaire de l'ouvrier. Effectivement, le capitaliste a recours aux deux méthodes, d'où résulte une double tendance dans le système du salariat : une tendance à la prolongation de la journée de travail et une tendance à la réduction des salaires.
Quand le capitaliste achète la marchandise “ force de travail ”, il l'achète, comme toute autre marchandise, pour en tirer un avantage. Tout acheteur de marchandise cherche à tirer le plus d'usage possible de ses marchandises. Le plein usage et tous les avantages de la marchandise appartiennent à l'acheteur. Le capitaliste qui a acheté la force de travail a, du point de vue de l'achat de marchandise, le droit d'exiger que la marchandise achetée lui serve, aussi longtemps que possible. S'il a payé la force de travail pour une semaine, l'usage lui en appartient pendant une semaine et, de son point de vue d'acheteur, il a le droit de faire travailler l'ouvrier sept fois 24 heures s'il le peut. D'un autre côté, le travailleur, en tant que vendeur de marchandise, a un point de vue inverse. Certes, l'usage de la force de travail appartient au capitaliste, cependant cet usage trouve ses limites dans la force physique et intellectuelle de l'ouvrier. Un cheval peut travailler huit heures par jour sans être abîmé. Un homme doit, pour récupérer la force usée dans le travail, avoir un certain temps pour prendre de la nourriture, des vêtements, pour se reposer, etc. S'il ne l'a pas, sa force de travail non seulement s'use, mais se détruit. Un travail excessif l'affaiblit et raccourcit la vie du travailleur. Si, par un usage immodéré de la force de travail, le capitaliste raccourcit la vie du travailleur de deux semaines en une semaine, c'est comme s'il s'était approprié trois semaines pour le salaire d'une semaine. Toujours du point de vue du commerce de marchandises, cela signifie que le capitaliste vole l'ouvrier. En ce qui concerne la longueur de la journée de travail, le capitaliste et le travailleur défendent, sur le marché, deux points de vue opposés, et la longueur effective de la journée de travail ne peut se décider que comme une question de rapport de forces, par la lutte entre la classe capitaliste et la classe ouvrière[1]. En soi, la journée de travail n'a aucune limite déterminée; nous trouvons, selon les époques et les lieux, des journées de travail de huit, dix, douze, quatorze, seize et dix-huit heures. La journée de travail est l'enjeu d'une lutte séculaire. Dans cette lutte, nous distinguons deux périodes importantes. La première commence dès la fin du Moyen Âge, au XIV° siècle, alors que le capitalisme fait ses premiers pas timides et commence à secouer les chaînes des corporations. A l'époque la plus florissante de l'artisanat, la durée normale du travail était habituellement d'environ dix heures, et les repas, le sommeil, le repos, les dimanches et les jours de fête étaient comptés largement et confortablement. Cela suffisait à l'ancien artisanat avec ses méthodes de travail assez lentes, mais non aux entreprises qui commençaient à prendre la forme de fabriques.
La première chose que les capitalistes arrachèrent aux gouvernements, ce furent des lois contraignantes pour prolonger la durée du travail. Du XIV° siècle jusqu'à la fin du XVII° siècle, nous voyons en Angleterre, comme en France et en Allemagne, des lois sur la journée de travail minimale, c'est-à-dire l'interdiction faite aux ouvriers et aux compagnons de travailler moins d'une durée déterminée, douze heures par jour le plus souvent. La lutte contre la paresse des travailleurs, voilà le grand cri depuis le Moyen Âge jusqu'au XVIII° siècle. Depuis que le pouvoir des anciennes corporations artisanales est brisé et qu'une masse prolétarienne sans aucun moyen de travail n'a que la vente de sa force de travail, depuis que d'autre part les grandes manufactures sont nées avec leur fébrile production de masse, un tournant s'opère. On se met à pressurer les travailleurs de tout âge et des deux sexes de façon si effrénée que des populations ouvrières sont en quelques années fauchées comme par la peste. En 1863, un député déclarait au parlement anglais :
“ L'industrie cotonnière a 90 ans... En trois générations de la race anglaise, elle a dévoré neuf générations d'ouvriers cotonniers. ”[2]
Et un écrivain bourgeois anglais, John Wade, écrit dans son ouvrage sur L'histoire de la classe moyenne et de la classe ouvrière :
“ La cupidité des maîtres de fabriques leur fait commettre, dans la poursuite du gain, des cruautés que les Espagnols, lors de la conquête de l'Amérique, ont à peine surpassées dans leur poursuite de l'or. ”[3]
En Angleterre, dans les années 1860, au XIX° Siècle, on employait dans certaines branches d'industrie, comme la fabrication de dentelles, des enfants de 9 à 10 ans depuis 2, 3 et 4 heures du matin jusqu'à 10, 11 et 12 heures du soir. On connaît la situation en Allemagne, telle qu'elle régnait il y a peu dans l'étamage des miroirs au mercure et dans la boulangerie ou telle qu'elle règne dans la confection, dans l'industrie à domicile. C'est l'industrie capitaliste moderne qui la première a inventé le travail de nuit. Dans toutes les sociétés antérieures, la nuit passait pour un temps réservé par la nature au repos de l'homme. L'entreprise capitaliste a découvert que la plus-value extorquée de nuit aux ouvriers ne se distingue en rien de celle qu'on extorque de jour et elle a instauré les équipes de jour et de nuit. De même, le dimanche, rigoureusement respecté par les corporations au Moyen Âge, est tombé victime de la soif capitaliste de plus-value et s'ajoute aux autres jours de travail. Des douzaines d'autres petites inventions ont permis d'allonger la journée de travail : la prise des repas pendant le travail, sans aucune pause, le nettoyage des machines après la fin du travail pendant le temps de repos, et non plus pendant le temps de travail normal, etc.
Cette pratique des capitalistes, qui s'est appliquée librement et sans frein dans les premières décennies, rendit bientôt nécessaire une nouvelle série de lois sur la journée de travail, cette fois-ci non plus pour la rallonger, mais pour la raccourcir. Ces premières prescriptions légales sur la durée maximale de la journée de travail ont été imposées, non pas tant sous la pression des travailleurs que par le simple instinct de conservation de la société capitaliste. Les premières décennies de la grande industrie ont eu des effets si dévastateurs sur la santé et les conditions de vie des travailleurs, ont provoqué une mortalité et une morbidité si effrayantes, de telles déformations physiques, un tel abandon moral, des épidémies, l'inaptitude au service militaire, que l'existence même de la société en paraissait profondément menacée[4]. Il était clair que si l'État ne mettait pas un frein à la poussée naturelle du capital vers la plus-value, ce dernier transformerait à plus ou moins long terme des États entiers en vastes cimetières où l'on ne verrait plus que les ossements des travailleurs. Or, sans travailleurs, pas d'exploitation des travailleurs. Il fallait donc que, dans son propre intérêt, pour permettre l'exploitation future, le capital impose quelques limites à l'exploitation présente. Il fallait un peu épargner la force du peuple pour garantir la poursuite de son exploitation. Il fallait passer d'une économie de pillage non rentable à une exploitation rationnelle. De là sont nées les premières lois sur la journée de travail maximale, comme naissent d'ailleurs toutes les réformes sociales bourgeoises. Les lois sur la chasse en sont une réplique. De même que les lois fixent un temps prohibé pour le gibier noble, afin qu'il puisse se multiplier rationnellement et servir régulièrement à la chasse, de même les réformes sociales assurent un temps prohibé à la force de travail du prolétariat, pour qu'elle puisse servir rationnellement à l'exploitation capitaliste. Ou comme Marx le dit : la limitation du travail en usine était dictée par la même nécessité qui force l'agriculteur à mettre de l'engrais dans ses champs. La législation des fabriques voit le jour pas à pas, d'abord pour les enfants et les femmes, dans une lutte tenace de dizaines d'années contre la résistance des capitalistes individualistes. Puis la France a suivi, la Révolution de février 1848 proclama la journée de douze heures sous la pression du prolétariat parisien victorieux, et c'est la première loi générale sur la durée du travail de tous les travailleurs, même des adultes, dans toutes les branches d'industrie. Aux États-Unis, en 1861, dès la fin de la guerre civile qui abolit l'esclavage, un mouvement général des travailleurs commence pour la journée de huit heures et passe ensuite sur le continent européen. En Russie, les premières lois pour la protection des femmes et des enfants mineurs sont nées de l'agitation dans les usines du district de Moscou en 1882, et la journée de 11 heures et demie pour les hommes est née des premières grèves générales des 60 000 ouvriers du textile à Petersbourg en 1896 et 1897. L'Allemagne, avec ses lois protégeant seulement les femmes et les enfants, est maintenant à la traîne des autres grands États modernes.
Nous n'avons parlé que d'un aspect du travail salarié : la durée du travail, et nous voyons que le simple achat et la simple vente de la marchandise “ force de travail ” entraîne des phénomènes singuliers. Il faut ici dire avec Marx :
“ Notre travailleur, il faut l'avouer, sort de la serre chaude de la production autrement qu'il n'y est entré. Il s'était présenté sur le marché comme possesseur de la marchandise “ force de travail ”, vis-à-vis de possesseurs d'autres marchandises, marchand en face de marchand. Le contrat par lequel il vendait sa force de travail semblait résulter d'un accord entre deux volontés libres, celle du vendeur et celle de l'acheteur. L'affaire une fois conclue, il se découvre qu'il n'était point un agent libre; que le temps pour lequel il lui est permis de vendre sa force de travail est le temps pour lequel il est forcé de la vendre, et qu'en réalité le vampire qui le suce ne le lâche point tant qu'il lui reste un muscle, un nerf, une goutte de sang à exploiter. Pour se défendre contre les “ serpents de leurs tourments ”, il faut que les ouvriers ne fassent plus qu'une tête et qu'un cœur; que par un grand effort collectif, par une pression de classe, ils dressent une barrière infranchissable, un obstacle social qui leur interdise de se vendre au capital par contrat libre, eux et leur progéniture, jusqu'à l'esclavage et la mort. ”[5]
Par les lois sur la protection du travail, la société actuelle reconnaît officiellement pour la première fois que l'égalité et la liberté formelles qui sont le fondement de la production et de l'échange de marchandises, ont fait faillite, qu'elles se sont transformées en leurs contraires, dès lors que la force de travail se présente comme une marchandise.
II.[modifier le wikicode]
La deuxième méthode du capitaliste pour augmenter la plus-value consiste à abaisser les salaires. Le salaire, pas plus que la journée de travail, n'a de limites déterminées. Quand nous parlons de salaire, il nous faut avant tout distinguer l'argent que le travailleur reçoit de l'entrepreneur et la quantité de moyens de subsistance qu'il a pour cet argent. Si nous savons que le travailleur reçoit un salaire de 2 marks par jour, c'est comme si nous ne savions rien. Car avec ces 2 marks, on peut acheter beaucoup moins en période de vie chère qu'en période de vie bon marché; dans un pays, la pièce de 2 marks implique un autre niveau de vie que dans un autre, cela varie même d'une contrée à l'autre dans un même pays. Le travailleur peut aussi recevoir plus d'argent qu'avant en salaire et ne pas vivre mieux, sinon vivre plus mal. Le salaire réel est la somme des moyens de subsistance que le travailleur obtient, tandis que le salaire en argent n'est que le salaire nominal. Si le salaire n'est que l'expression monétaire de la valeur de la force de travail, cette valeur est représentée par la quantité de travail employée à produire les moyens de subsistance nécessaires au travailleur.
Que sont les “ moyens de subsistance nécessaires ” ? Indépendamment des différences individuelles d'un travailleur à l'autre, qui ne jouent pas de rôle, les différences de niveau de vie de la classe ouvrière dans les différents pays et aux différentes époques montrent que c'est là une notion très variable et extensible. L'ouvrier anglais le mieux placé considère la consommation quotidienne de bifteck comme nécessaire à la vie, le coolie chinois vit d'une poignée de riz. Vu le caractère extensible de la notion de “ moyens de subsistance nécessaires ”, une lutte semblable à celle concernant la longueur de la journée de travail se déroule entre capitaliste et travailleurs au sujet de l'importance du salaire. Le capitaliste se place à son point de vue d'acheteur de marchandises en déclarant : il est certes tout à fait juste que je doive, comme tout acheteur honnête, payer la marchandise “ force de travail ” à sa valeur, mais quelle est la valeur de la force de travail ? Eh bien ! je donne à mon ouvrier autant qu'il lui faut pour vivre; ce qui est absolument nécessaire à l'entretien de la vie humaine est indiqué d'abord par la science, la physiologie, et ensuite par l'expérience universelle. Il va de soi que je donne exactement ce minimum; car si je donnais un sou de plus, je ne serais plus un acheteur honnête, mais un imbécile, un philanthrope qui fait de sa poche des cadeaux à celui dont il a acheté une marchandise; je ne fais pas non plus cadeau d'un sou à mon cordonnier ou à mon marchand de cigares et j'essaie d'acheter leur marchandise aussi bon marché que possible. De même, je cherche à acheter la force de travail aussi bon marché que possible et nous sommes parfaitement quittes si je donne à mon ouvrier le strict minimum pour vivre.
Le capitaliste a entièrement raison du point de vue de la production marchande. L'ouvrier n'a pas moins raison, quand il lui rétorque, en tant que vendeur de marchandise : je ne peux réclamer plus que la valeur effective de ma marchandise “ force de travail ”. J'exige justement que tu me paies la pleine valeur de ma marchandise. Je ne désire donc pas plus que les moyens de subsistance nécessaires. Quels sont-ils ? Tu dis que la physiologie et l'expérience y répondent en montrant le minimum dont un homme a besoin pour vivre. Tu entends donc par “ moyens de subsistance nécessaires ” la nécessité physiologique absolue. Cela est contre la loi de l'échange de marchandises. Car tu sais aussi bien que moi que ce qui détermine la valeur d'une marchandise sur le marché, c'est le travail socialement nécessaire a sa production. Si ton cordonnier t'apporte une paire de bottes et en réclame 20 marks parce qu'il y a travaillé quatre jours, tu lui diras : “ J'ai les mêmes bottes à l'usine pour 12 marks, car la paire y est fabriquée en un jour, avec des machines. Votre travail de quatre jours n'était pas nécessaire socialement - car il est déjà courant de produire des bottes mécaniquement -, même s'il était nécessaire pour vous qui n'avez pas de machines. Je n'y peux rien et ne vous paie que le travail socialement nécessaire, soit 12 marks. ” Tu procéderais ainsi pour l'achat de bottes, il faut donc que tu me paies les frais socialement nécessaires à l'entretien de ma force de travail, quand tu l'achètes. M'est socialement nécessaire pour vivre tout ce qui, dans notre pays et à notre époque, est considéré comme tel pour un homme de ma classe. En un mot, tu ne dois pas me donner le minimum physiologiquement nécessaire, ce qui me maintient tout juste en vie, comme à un animal, tu dois me donner le minimum socialement courant, qui m'assure mon niveau de vie habituel. Alors seulement, en acheteur honnête, tu as payé la valeur de la marchandise, sinon tu l'achètes en dessous de sa valeur. ”
Nous voyons que du point de vue purement marchand, l'ouvrier a au moins autant raison que le capitaliste. Ce n'est qu'à la longue qu'il impose ce point de vue; car il ne peut l'imposer... que comme classe sociale, c'est-à-dire comme collectivité, comme organisation. C'est avec la formation des syndicats et du parti ouvrier que le salarié commence à imposer la vente de sa force de travail à sa valeur, c'est-à-dire à imposer son niveau de vie comme une nécessité sociale. Avant l'apparition des syndicats dans tel pays et dans telle branche d'activité, ce qui y est déterminant pour les salaires c'est la tendance des capitalistes à abaisser la subsistance au minimum physiologique, pour ainsi dire animal, c'est-à-dire à payer constamment la force de travail au-dessous de sa valeur. Les temps où la coalition et les organisations ouvrières n'opposaient pas encore leur résistance à la domination effrénée du capital ont amené la même dégradation barbare de la classe ouvrière en ce qui concerne les salaires, qu'en ce qui concerne la durée du travail avant les lois sur les fabriques. C'est une croisade du capital contre toute trace de luxe, de confort, d'aisance, qui aurait pu rester au travailleur des temps de l'artisanat et de la paysannerie. C'est un effort pour réduire la consommation du travailleur à la simple absorption d'un minimum de nourriture, comme on nourrit le bétail, comme on huile une machine. Les ouvriers qui ont le plus bas niveau et le moins de besoins sont cités en exemple aux ouvriers trop “ gâtés ”. Cette croisade contre le niveau de vie des travailleurs a, comme le capitalisme lui-même, commencé en Angleterre. Un écrivain anglais du XVIII° siècle gémit :
“ Que l'on considère seulement la quantité ahurissante de choses superflues que consomment nos ouvriers de manufactures, eau-de-vie, gin, thé, sucre, fruits exotiques, bière forte, tissus imprimés, tabac à priser et à fumer, etc. ”
On citait alors les ouvriers français, hollandais, allemands aux ouvriers anglais comme modèles de sobriété. Un fabricant anglais pouvait écrire :
“ Le travail est un tiers meilleur marché en France qu'en Angleterre : car les pauvres (c'est ainsi qu'on appelait les ouvriers) français travaillent dur et sont parcimonieux en nourriture et en vêtements, ils consomment principalement du pain, des fruits, des herbes, des racines et du poisson séché; ils mangent rarement de la viande et très peu de pain, quand le blé est cher. ”
Vers le début du XIX° siècle, un Américain, le comte Rumford, a rédigé un livre de cuisine pour ouvriers avec des recettes pour rendre la nourriture moins chère. Voici une recette extraite de ce célèbre livre qui reçut un accueil enthousiaste de la bourgeoisie de plusieurs pays :
“ Cinq livres d'orge, cinq livres de maïs, 30 pfennigs de hareng, 10 pfennigs de sel, 10 pfennigs de vinaigre, 20 pfennigs de poivre et d'herbes - total : 2,08 marks - donnent une soupe pour 64 personnes, et le prix par tête peut encore être abaissé de 3 pfennigs, vu les prix moyens du grain. ”
Les travailleurs des mines d'Amérique du Sud ont sans doute le travail le plus dur du monde, car il consiste à remonter chaque jour sur leurs épaules une charge de 90 à 100 kg de minerai, d'une profondeur de 450 pieds jusqu'à la surface; or Justus Liebig raconte qu'ils ne vivent que de pain et de fèves. Ils préféreraient se nourrir seulement de pain, mais leurs maîtres ont découvert qu'ils travaillent moins dur avec du pain, alors ils les traitent comme des chevaux et les forcent à manger des fèves, car elles contribuent davantage que le pain à la formation des os. En France, la première révolte de la faim eut lieu dès 1831, ce fut la révolte des canuts de Lyon. C'est sous le Second Empire, lorsque le machinisme proprement dit fait son entrée en France, que le capital se livre aux plus grandes orgies dans l'abaissement des salaires. Les entrepreneurs désertèrent les villes pour la campagne où les bras sont moins chers. Ils poussèrent la chose si loin qu'il y eut des femmes travaillant pour un salaire journalier d'un sou, c'est-à-dire 4 pfennigs. Ces temps heureux ne durèrent pas longtemps, il est vrai; car de tels salaires ne permettaient même pas l'existence animale. En Allemagne, le capital a d'abord introduit des conditions semblables dans le textile ou les salaires abaissés en dessous même du minimum physiologique ont provoqué dans les années 1840 les révoltes de la faim des tisserands de Silésie et de Bohême. Aujourd'hui le minimum animal constitue la règle pour les salaires, partout où les syndicats n'exercent pas leur action sur le niveau de vie, chez les ouvriers agricoles en Allemagne, dans la confection, dans les différentes branches de l'industrie à domicile.
III.[modifier le wikicode]
La formation de l'armée de réserve[modifier le wikicode]
Quand elle augmente la charge du travail et diminue le niveau de vie des travailleurs jusqu'à la limite physiologiquement possible et même en deçà, l'exploitation capitaliste ressemble à l'exploitation de l'esclavage et du servage au moment de la pire dégénérescence de ces deux formes d’économie, donc quand elles étaient près de s'écrouler. Mais ce que seule la production marchande capitaliste a engendré et qui était complètement inconnu de toutes les époques antérieures, c'est le non-emploi et par suite la non-consommation des travailleurs, en tant que phénomène permanent, ce qu'on appelle l'armée de réserve des travailleurs. La production capitaliste dépend du marché et doit suivre la demande. Cette dernière change constamment, engendrant alternativement ce qu'on appelle les années, les saisons, les mois de bonnes et de mauvaises affaires. Le capital doit constamment s'adapter à ce changement de la conjoncture et occuper en conséquence tantôt davantage, tantôt moins de travailleurs. Il doit, pour avoir continuellement à sa disposition la quantité nécessaire de force de travail répondant aux exigences même les plus élevées du marché, maintenir en réserve un nombre important de travailleurs inemployés, à côté de ceux qui sont employés. Les travailleurs inemployés n'ont pas de salaire, puisque leur force de travail ne se vend pas, elle est seulement en réserve; la non-consommation d'une partie de la force de travail est partie intégrante de la loi des salaires dans la production capitaliste.
Comment des chômeurs réussissent à vivre, cela ne regarde pas le capital, il repousse toute tentative de supprimer l'armée de réserve comme une menace contre ses propres intérêts vitaux. La crise anglaise du coton en 1863 en a fourni un exemple éclatant. Lorsque le manque de coton brut américain força soudain les filatures et les tissages anglais a interrompre leur production et que près d'un million de travailleurs se trouvèrent sans pain, une partie de ces chômeurs décida d'émigrer en Australie pour échapper à la famine. Ils demandèrent au parlement anglais d'accorder deux millions de livres sterling pour permettre l'émigration de 50 000 ouvriers sans travail. Cette requête ouvrière provoqua les cris d'indignation des fabricants de coton. L'industrie ne pouvait vivre sans machines, et les ouvriers sont comme les machines, il en faut en réserve. “ Le pays ” subirait une perte de quatre millions de livres sterlings, si les chômeurs affamés partaient subitement. Le parlement refusa en conséquence le fonds d'émigration et les chômeurs continuèrent à tirer le diable par la queue, pour constituer la réserve nécessaire au capital. Un autre exemple criant a été fourni, en 1871, par les capitalistes français. Après la chute de la Commune, le massacre des ouvriers parisiens, dans les formes légales et en dehors d'elles, prit de telles proportions que des dizaines de milliers de prolétaires, souvent les meilleurs et les plus travailleurs, l'élite de la classe ouvrière, furent assassinés; alors le patronat, qui avait assouvi sa soif de vengeance, fut quand même pris d'inquiétude à l'idée que le manque de “ bras ” en réserve risquait d'être cruellement ressenti par le capital; l'industrie allait, à cette époque, après la fin de la guerre, vers une expansion importante des affaires. Aussi plusieurs entrepreneurs parisiens s'employèrent-ils auprès des tribunaux pour modérer les poursuites contre les Communards et sauver les bras ouvriers du bras séculier pour les remettre au bras du capital.
L'armée de réserve a une double fonction pour le capital d'une part, elle fournit la force de travail en cas d'essor soudain des affaires, d'autre part la concurrence des chômeurs exerce une pression continuelle sur les travailleurs employés et abaisse leurs salaires au minimum. Marx distingue dans l'armée de réserve quatre couches dont la fonction est différente pour le capital et dont les conditions de vie diffèrent. La couche supérieure, ce sont, les ouvriers d'industrie périodiquement inemployés qui existent même dans les professions les mieux situées. Leur personnel change parce que chaque travailleur est chômeur un certain temps, puis employé pendant d'autres périodes leur nombre varie beaucoup selon la marche des affaires il est très important en période de crise et faible quand la conjoncture est bonne; ils ne disparaissent jamais complètement et augmentent avec le progrès de l'industrie. La deuxième couche, c'est la masse des prolétaires sans qualification affluant de la campagne vers les villes; ils se présentent sur le marché avec les exigences les plus modestes et ne sont liés à aucune branche industrielle particulière; ils sont à l'affût d'une occupation, formant un réservoir de main-d’œuvre pour toutes les industries. La troisième catégorie, ce sont les prolétaires de bas niveau qui n'ont pas d'occupation régulière et sont sans cesse à la recherche d'un travail occasionnel. C'est là qu'on trouve les journées de travail les plus longues et les plus bas salaires et c'est pourquoi cette couche est tout aussi utile, et tout aussi directement indispensable au capital que celle du plus haut niveau. Cette couche se recrute constamment parmi les travailleurs excédentaires de l'industrie et de l'agriculture, en particulier dans l'artisanat en voie de dépérissement et les professions subalternes en voie d'extinction. Cette couche constitue le fondement de l'industrie à domicile et agit dans les coulisses, derrière la scène officielle de l'industrie. Elle n'a pas tendance à disparaître, elle croît au contraire parce que les effets de l'industrie à la ville et à la campagne vont dans ce sens et parce qu'elle a une forte natalité.
La quatrième couche de l'armée de réserve prolétarienne, ce sont les véritables “ pauvres ”, qui sont en partie aptes au travail et que l'industrie ou le commerce emploient partiellement en périodes de bonnes affaires; en partie inaptes au travail : vieux travailleurs que l'industrie ne peut plus employer, veuves de prolétaires, orphelins de prolétaires, victimes estropiées et invalides de la grande industrie, de la mine, etc., enfin ceux qui ont perdu l'habitude de travailler, les vagabonds, etc. Cette couche débouche directement sur le sous-prolétariat : criminels, prostituées. Le paupérisme, dit Marx, constitue l'hôtel des invalides de la classe ouvrière et le poids mort de son armée de réserve. Son existence découle aussi inévitablement de l'armée de réserve que l'armée de réserve découle du développement de l'industrie. La pauvreté et le sous-prolétariat font partie des conditions d'existence du capitalisme et augmentent avec lui : plus la richesse sociale, le capital en fonction et la masse d'ouvriers employés par lui sont grands, et plus est grande la couche de chômeurs en réserve, l'armée de réserve. Plus l'armée de réserve est grande par rapport à la masse des ouvriers occupés, plus est grande la couche inférieure de pauvreté, de paupérisme, de crime. La masse des travailleurs inemployés et donc non rémunérés, et avec elle la couche des Lazare de la classe ouvrière - la pauvreté officielle - augmentent en même temps que le capital et la richesse. “ Voilà, dit Marx, la loi générale, absolue, de l'accumulation capitaliste. ”[6]
La formation d'une couche permanente et croissante de chômeurs était inconnue de toutes les formes antérieures de société. Dans la communauté communiste primitive, il va de soi que tout le monde travaille, autant qu'il faut, pour subvenir à son entretien, en partie par besoin immédiat, en partie sous la pression et l'autorité morales et sociales de la tribu, de la communauté. Tous les membres de la société sont pourvus en moyens de subsistance. Le mode de vie du groupe communiste primitif est assez bas et assez simple, les conditions sont primitives. Dans la mesure où il y a des moyens, ils sont également pour tous, et la pauvreté au sens actuel, la privation des moyens qui existent dans la société, est inconnue. La tribu primitive a faim, de temps en temps ou souvent, quand les conditions naturelles lui sont défavorables; son dénuement est celui de la société en tant que telle, le dénuement d'une partie de ses membres, face à l'opulence d'une autre partie est impensable; dans la mesure où les vivres sont assurés à l'ensemble de la société, ils le sont à chacun de ses membres.
Dans l'esclavage oriental et antique, c'est la même chose. Aussi exploité et pressuré que fût l'esclave public égyptien ou l'esclave privé grec, aussi grand que fût l'écart entre son maigre niveau de vie et l'opulence de son maître, sa situation d'esclave lui assurait quand même l'existence. On ne laissait pas mourir d'inanition les esclaves, comme personne ne laisse mourir son cheval ou son bétail. C'est la même chose aux temps du servage médiéval : tout le système de dépendance féodale où le paysan était attaché à la glèbe et où chacun était le maître d'autres hommes ou le serviteur d'un autre ou les deux à la fois, ce système attribuait à chacun une place déterminée. Aussi pressurés que fussent les serfs, aucun seigneur n'avait le droit de les chasser de la glèbe, donc de les priver de leurs moyens d'existence. Les rapports féodaux obligeaient le maître à aider les paysans en cas de catastrophes, d'incendies, d'inondation, de grêle, etc. Ce n'est qu'à la fin du Moyen Âge, quand le féodalisme commence à s'effondrer et le capitalisme moderne à faire son apparition, que la situation change. Au Moyen Âge, l'existence de la masse des travailleurs était assurée. Il se forma bien, dès cette époque, un petit contingent de pauvres et de mendiants, dû aux nombreuses guerres ou à la disparition de fortunes individuelles. L'entretien de ces pauvres passait pour une obligation de la société. Déjà l'empereur Charlemagne prescrivait expressément dans ses Capitulaires :
“ En ce qui concerne les mendiants qui errent dans le pays, nous voulons que chacun de nos vassaux nourrisse les pauvres, soit sur son fief, soit dans sa maison, et qu'il ne leur permette pas d'aller mendier ailleurs. ”
Plus tard, ce fut la vocation particulière des couvents que d'héberger les pauvres et de leur donner du travail s'ils y étaient aptes. Au Moyen Âge, tout nécessiteux était assuré de trouver un accueil dans chaque maison, l'entretien des pauvres était un devoir et il ne s'y attachait pas le mépris qui s'attache au mendiant actuel.
L'histoire connaît un seul cas où une large couche de la population fut privée d'occupation et de pain. C'est le cas déjà mentionné de la paysannerie de la Rome antique chassée de ses terres et transformée en prolétariat pour lequel il ne restait aucun emploi. Cette prolétarisation des paysans était la conséquence de la formation de grands latifundia et de l'expansion de l'esclavage. Elle n'était pas nécessaire à l'existence de l'esclavage et de la grande propriété. Le prolétariat romain inemployé était simplement un malheur, une charge nouvelle pour la société qui cherchait à y remédier en distribuant périodiquement des terres et des vivres, en organisant des importations massives de grain et en faisant baisser le prix des céréales. En fin de compte, ce prolétariat était tant bien que mal entretenu par l'État dans la Rome antique.
La production marchande capitaliste est, dans l'histoire de l'humanité, la première forme d'économie où l'absence d'occupation et de moyens pour une couche importante et croissante de la population et la pauvreté d'une autre couche, également croissante, ne sont pas seulement la conséquence, mais aussi une nécessité, une condition d'existence de l'économie. L'insécurité de l'existence de toute la masse des travailleurs et le dénuement chronique ou la pauvreté de larges couches déterminées sont pour la première fois un phénomène normal de la société. Les savants de la bourgeoisie, qui ne peuvent imaginer d'autre forme de société, sont tellement pénétrés de la nécessité naturelle des chômeurs et des miséreux qu'ils y voient une loi naturelle voulue par Dieu. L'Anglais Malthus a bâti là-dessus, au début du XIX° siècle, sa célèbre théorie de la surpopulation, selon laquelle la pauvreté vient de ce que l'humanité a la mauvaise habitude d'augmenter plus rapidement que ses moyens de subsistance.
Ces résultats sont dus au simple fait de la production marchande et de l'échange des marchandises. Cette loi de la marchandise qui repose formellement sur l'égalité et la liberté totales, aboutit automatiquement, sans intervention des lois ou de la force, par une nécessité d'airain, à une inégalité sociale criante qui était inconnue dans toutes les situations antérieures reposant sur la domination directe d'un homme sur les autres. Pour la première fois, la faim devient un fléau qui s'abat quotidiennement sur la vie des masses laborieuses. On prétend voir là une loi naturelle. Le prêtre anglican Towsend a écrit, dès 1786 :
“ Une loi naturelle semble vouloir que les pauvres aient un certain degré d'insouciance, de sorte qu'il y en a toujours pour remplir les fonctions les plus serviles, les plus sales et les plus vulgaires de la communauté. Le fonds de bonheur humain en est beaucoup augmenté, les personnes plus délicates sont libérées de ce dur travail et peuvent vaquer sans être dérangées à des tâches plus élevées. La loi sur les pauvres tend à détruire l'harmonie et la beauté, la symétrie et l'ordre de ce système que Dieu et la nature ont instauré dans le monde. ”
Les “ délicats ” qui vivent aux dépens des autres ont toujours vu dans toute forme de société qui leur assure les joies de l'existence d'exploiteur, le doigt de Dieu et une loi de la nature. Les plus grands esprits n'échappent pas à cette illusion historique. Plusieurs milliers d'années avant le curé anglais, le grand penseur grec Aristote a écrit :
“ C'est la nature elle-même qui a créé l'esclavage. Les animaux se divisent en mâles et en femelles. Le mâle est un animal plus parfait et il commande, la femelle est un animal moins parfait et elle obéit. Il y a de même dans le genre humain des hommes qui sont aussi inférieurs aux autres que le corps l'est à l'âme ou l'animal à l'homme; ce sont des êtres qui ne sont bons qu'aux travaux corporels et qui sont incapables d'accomplir quelque chose de plus parfait. Ces individus sont destinés par la nature à l'esclavage parce qu'il n'y a pour eux rien de meilleur que d'obéir à d'autres... Y a-t-il finalement une si grande différence entre l'esclave et l'animal ? Leurs travaux se ressemblent, ils ne nous sont utiles que par leur corps. Concluons de ces principes que la nature a créé certains hommes pour la liberté et d'autres pour l'esclavage, qu'il est utile et juste que l'esclave se soumette. ”
La “ nature ” qui est rendue responsable de toute forme d'exploitation doit en tout cas s’être fortement corrompue le goût avec le temps. Car même s'il valait la peine d'imposer la honte de l'esclavage à une masse populaire pour faire s'élever sur son dos un peuple libre de philosophes et de génies comme Aristote, l'abaissement actuel de millions de prolétaires pour faire pousser de vulgaires fabricants et de gras curés est un objectif peu séduisant.
IV.[modifier le wikicode]
Nous avons étudié jusqu'à maintenant le niveau de vie que l'économie marchande capitaliste assure à la classe ouvrière et à ses différentes couches. Nous ne savons encore rien de précis sur les rapports entre ce niveau de vie ouvrier et la richesse sociale dans son ensemble. Les travailleurs peuvent avoir parfois plus de moyens, une nourriture plus abondante, de meilleurs vêtements qu'auparavant, si la richesse des autres classes a augmenté encore plus rapidement, la part du produit social qui revient aux travailleurs a diminué. Le niveau de vie des ouvriers peut monter dans l'absolu et baisser relativement aux autres classes. Le niveau de vie de tout homme et de toute classe ne peut être jugé correctement que si on l'apprécie par rapport à la situation de l'époque donnée et des autres couches de la même société. Le prince d'une tribu nègre primitive et à demi-sauvage ou barbare, en Afrique, peut avoir un niveau de vie plus bas, c'est-à-dire une demeure plus simple, des vêtements moins bons, une nourriture plus grossière que l'ouvrier d'usine moyen en Allemagne. Ce principe vit cependant “ princièrement ” par rapport aux moyens et aux exigences de sa tribu, alors que l'ouvrier allemand vit pauvrement, comparé au luxe de la riche bourgeoisie et aux besoins actuels. Pour juger correctement la position des ouvriers dans la société actuelle, il est donc nécessaire d'étudier non seulement le salaire absolu, c'est-à-dire la grandeur du salaire, mais aussi le salaire relatif, c'est-à-dire la part que le salaire représente dans le produit entier de son travail. Nous avons supposé dans notre exemple précédent que le travailleur devait, dans une journée de travail de 11 heures, récupérer son salaire, c'est-à-dire son entretien, pendant les six premières heures, puis créer gratuitement pendant cinq heures de la plus-value pour le capitaliste. Dans cet exemple, nous avons admis que la production de moyens de subsistance coûte six heures de travail à l'ouvrier. Nous avons vu que le capitalisme cherche par tous les moyens à abaisser le niveau de vie de l'ouvrier pour accroître le plus possible le travail non payé, la plus-value. Supposons que le niveau de vie du travailleur ne change pas, qu'il est en mesure de se procurer toujours la même quantité de nourriture, de vêtements, de linge, de meubles, etc. Supposons que le salaire, pris absolument, ne diminue pas. Si pourtant la production de ces moyens d'existence est devenue meilleur marché grâce aux progrès de la technique et demande moins de temps, l'ouvrier aura besoin de moins de temps pour récupérer son salaire. Supposons que la quantité de nourriture, de vêtements, de meubles, etc., dont l'ouvrier a besoin par jour, n'exige plus que cinq heures de travail au lieu de six. Dans une journée de travail de onze heures, le travailleur ne travaillera plus six heures, mais seulement cinq pour remplacer son salaire et il reste six heures pour le travail non payé, pour créer de la plus-value pour le capitaliste. La part du produit qui revient au travailleur a diminué d'un sixième, celle du capitaliste a augmenté d'un cinquième. Or le salaire absolu n'a nullement baissé. Il peut même arriver que le niveau de vie de l'ouvrier s'élève, c'est-à-dire que le salaire absolu augmente, par exemple de 10 %, non seulement le salaire en argent, mais les moyens de subsistance réels de l'ouvrier. Si la productivité du travail augmente, dans le même temps ou peu après, de 15 %, la part du produit qui revient au travailleur, c'est-à-dire son salaire relatif, a baissé, bien que le salaire réel ait monté. La part du produit qui revient au travailleur dépend donc de la productivité du travail. Moins il faut de travail pour produire ses moyens de subsistance, plus son salaire relatif diminue. Si les chemises, les bottes, les casquettes qu'il porte se fabriquent avec moins de travail grâce aux progrès de la fabrication, il peut se procurer la même quantité de chemises, de bottes et de casquettes qu'auparavant avec son salaire, il reçoit quand même une plus petite fraction de la richesse sociale, du travail social global. Tous les produits et matières premières possibles entrent en certaines quantités dans la consommation quotidienne du travailleur. Il n'y a pas que la fabrication des chemises qui rende l'entretien de l'ouvrier meilleur marché, mais aussi la fabrication du coton qui fournit l'étoffe des chemises et l'industrie des machines qui fournit les machines à coudre, et l'industrie du fil qui fournit le fil. Il n'y a pas non plus que les progrès dans la boulangerie qui rendent l'entretien de l'ouvrier meilleur marché, mais aussi l'agriculture américaine qui fournit les céréales et les progrès des chemins de fer et de la navigation à vapeur qui transportent les céréales en Europe, etc. Tout progrès de l'industrie, toute augmentation de la productivité du travail humain aboutit à ce que l'entretien des ouvriers coûte de moins en moins de travail. L'ouvrier doit consacrer une fraction toujours moindre de sa journée de travail à remplacer son salaire, et une fraction toujours plus importante au travail non payé, à la création de plus-value pour le capitaliste.
Or, le progrès continuel et ininterrompu de la technique est une nécessité vitale pour les capitalistes. La concurrence entre les entrepreneurs individuels force chacun d'entre eux à vendre ses produits aussi bon marché que possible, c'est. à-dire en économisant au maximum le travail humain. Si un capitaliste a introduit dans son usine une nouvelle amélioration, la concurrence force les autres entrepreneurs de la même branche à améliorer la technique, pour ne pas se faire éliminer du marché. Cela s'exprime à l'extérieur par l'introduction du machinisme à la place du travail à la main et par l'introduction de plus en plus rapide de nouvelles machines plus perfectionnées à la place des anciennes. Les inventions techniques sont devenues le pain quotidien dans tous les domaines de la production. Le bouleversement technique, tant dans la production proprement dite que dans les moyens de transport, est un phénomène incessant, une loi vitale de la production marchande capitaliste. Tout progrès dans la productivité du travail se manifeste dans la diminution de la quantité de travail nécessaire à l'entretien de l'ouvrier. La production capitaliste ne peut pas faire un pas en avant sans diminuer la part qui revient aux travailleurs dans le produit social. A chaque nouvelle invention de la technique, à chaque perfectionnement des machines, à chaque nouvelle application de la vapeur et de l'électricité dans l'industrie et dans les transports, la part du travailleur dans le produit devient plus petite et celle du capitaliste plus grande. Le salaire relatif tombe de plus en plus bas, de façon irrésistible et ininterrompue, la plus-value, c'est-à-dire la richesse non payée extorquée au travailleur par les capitalistes, augmente irrésistiblement et constamment.
Nous voyons de nouveau ici une différence frappante entre la production marchande capitaliste et toutes les formes antérieures d'économies. Dans la société communiste primitive, on partage le produit directement après la production, de façon égale, entre tous les travailleurs, c'est-à-dire entre tous les membres, car il n'y a pratiquement pas d'oisifs. Dans le servage, ce n'est pas l'égalité, mais l'exploitation de ceux qui travaillent par ceux qui ne travaillent pas qui est déterminante. Pourtant on ne détermine pas la part de ceux qui travaillent, des serfs, dans le fruit de leur travail, on fixe exactement la part de l'exploiteur, du seigneur féodal, sous forme de corvées et de redevances déterminées qu'il reçoit des paysans. Ce qui reste comme temps de travail et comme produit est la part du paysan, de sorte qu'avant la dégénérescence extrême du servage, le paysan a jusqu'à un certain point la possibilité d'augmenter sa propre part en redoublant d'efforts. Certes, cette part du paysan diminue pendant le Moyen Âge, les nobles et l'Église exigeant toujours plus de corvées et de redevances. Il y a cependant toujours des normes précises, bien qu'arbitrairement fixées, des normes visibles, établies par les hommes, même si ces hommes sont inhumains, qui déterminent la part tant du serf que de son seigneur et exploiteur dans le produit. C'est pourquoi le paysan médiéval voit et sent très exactement quand de plus grandes charges lui sont imposées et quand sa part s'amenuise. Une lutte est-elle possible contre cet amenuisement, et elle éclate effectivement, là où c'est possible, sous la forme d'une lutte ouverte du paysan exploité contre la réduction de sa part dans le produit de son travail. Dans certaines conditions, cette lutte est couronnée de succès : la liberté de la bourgeoisie urbaine n'a pas d'autre origine que la lutte des artisans, qui étaient initialement des serfs, pour se débarrasser peu à peu de toutes les corvées, et prestations multiples de l'époque féodale, jusqu'à ce qu'ils arrachent le reste - la liberté personnelle totale de propriété[7] dans la lutte ouverte.
Dans le système salarial, il n'y a pas de prescriptions légales ou coutumières, ou même arbitraires fixant la part du travailleur dans son produit. Cette part est fixée par le degré de productivité du travail, par le niveau de la technique; ce n'est pas l'arbitraire des exploiteurs, mais le progrès de la technique qui abaisse impitoyablement et sans arrêt la part du travailleur. C'est une puissance invisible, un simple effet mécanique de la concurrence et de la production marchande qui arrache au travailleur une portion toujours plus grande de son produit et lui en laisse une toujours plus petite, une puissance qui agit sans bruit, derrière le dos des travailleurs et contre laquelle la lutte est impossible. Le rôle personnel de l'exploiteur est visible quand il s'agit du salaire absolu, c'est-à-dire du niveau de vie réel. Une réduction de salaire qui entraîne un abaissement du niveau de vie réel des ouvriers est un attentat visible des capitalistes contre les travailleurs et ceux-ci y répondent aussitôt par la lutte, là où existe un syndicat et, dans les cas favorables, ils l'empêchent. La baisse du salaire relatif s'opère sans la moindre intervention personnelle du capitaliste, et contre elle, les travailleurs n'ont pas de possibilité de lutte et de défense à l'intérieur du système salarial, c'est-à-dire sur le terrain de la production marchande. Contre le progrès technique de la production, contre les inventions, contre l'introduction des machines, contre la vapeur et l'électricité, contre les perfectionnements des transports, les ouvriers ne peuvent pas lutter. Or, l'action de ces progrès sur le salaire relatif des ouvriers résulte automatiquement de la production marchande et du caractère de marchandise de la force de travail. C'est pourquoi les syndicats les plus puissants sont impuissants contre cette tendance à la baisse rapide du salaire relatif. La lutte contre la baisse du salaire relatif est la lutte contre le caractère de marchandise de la force de travail, contre la production capitaliste tout entière. La lutte contre la chute du salaire relatif n'est plus une lutte sur le terrain de l'économie marchande, mais un assaut révolutionnaire contre cette économie, c'est le mouvement socialiste du prolétariat.
D'où les sympathies de la classe capitaliste pour les syndicats qu'elle avait d'abord combattus furieusement, une fois que la lutte socialiste eut commencé et dans la mesure où les syndicats se laissent opposer au socialisme. En France, les luttes ouvrières pour l'obtention du droit de coalition ont été vaines jusque dans les années 1870 et les syndicats étaient poursuivis et frappés de sanctions draconiennes. Cependant, peu après que la Commune eut inspiré à la bourgeoisie une peur panique du spectre rouge, un brusque changement s'opéra dans l'opinion publique. L'organe du président Gambetta, La République Française, et tout le parti régnant des “ républicains rassasiés ” commencent à encourager le mouvement syndical, à faire pour lui une active propagande. Aux ouvriers anglais, on citait en exemple au début du XIX° siècle la sobriété des ouvriers allemands; c'est au contraire l'ouvrier anglais, non pas sobre, mais “ avide ”, le trade-unioniste mangeur de bifteck, que l'on recommande comme modèle à l'ouvrier allemand. Tant il est vrai que pour la bourgeoisie la lutte la plus acharnée pour l'augmentation du salaire absolu est une vétille inoffensive par rapport à l'attentat contre le saint des saints, contre la loi du capitalisme qui tend à une baisse continuelle du salaire relatif.
V.[modifier le wikicode]
Nous ne pouvons nous représenter la loi capitaliste des salaires qui détermine les conditions matérielles d'existence de l'ouvrier qu'en récapitulant toutes les conséquences, ci-dessus exposées, du rapport salarial. Il faut distinguer le salaire absolu du salaire relatif. Le salaire absolu à son tour se présente sous une double forme : d'une part comme une somme d'argent, un salaire nominal, d'autre part comme la somme des moyens d'existence que le travailleur peut acquérir avec cet argent, comme salaire réel. Le salaire du travailleur en argent peut rester constant ou même monter, et son niveau de vie, c'est-à-dire son salaire réel, diminuer en même temps. Le salaire réel tend constamment au minimum absolu, au minimum physiologique, autrement dit il y a une tendance continuelle du capital à payer la force de travail au-dessous de sa valeur. Seule l'organisation des travailleurs crée un contrepoids à cette tendance du capital. La principale fonction des syndicats consiste, par l'augmentation des besoins des travailleurs, par leur élévation morale, à remplacer le minimum physiologique par le minimum social, c'est-à-dire par un niveau de vie et de culture déterminé des travailleurs en dessous duquel les salaires ne peuvent pas descendre sans provoquer aussitôt une réaction de défense. C'est là que réside la grande importance économique de la social-démocratie : en ébranlant politiquement et moralement les masses ouvrières, elle élève leur niveau culturel et par là leurs besoins économiques. En prenant l'habitude de s'abonner à un journal, d'acheter des brochures, le travailleur élève son niveau de vie et par suite son salaire. L'action de la social-démocratie a une double portée, dans la mesure où les syndicats d'un pays donné entretiennent une alliance ouverte avec la social-démocratie, parce que l'hostilité des couches bourgeoises envers la social-démocratie les amène à créer des syndicats concurrentiels qui font à leur tour pénétrer l'influence éducatrice de l'organisation et l'élévation du niveau culturel dans de nouvelles couches du prolétariat. En Allemagne, outre les syndicats libres liés à la social-démocratie, de nombreux syndicats chrétiens, catholiques et libéraux, exercent leur action. De même, on crée en France des syndicats jaunes pour combattre les syndicats socialistes, en Russie les explosions les plus violentes dans les actuelles grèves révolutionnaires de masses sont parties de syndicats “ jaunes ” et gouvernementaux. En Angleterre, où les syndicats gardent leurs distances à l'égard du socialisme, la bourgeoisie ne se donne pas la peine d'introduire elle-même l'idée de coalition dans les couches prolétariennes.
Le syndicat joue un rôle organique indispensable dans le système salarial actuel. Seul le syndicat permet à la force de travail de se vendre à sa valeur. La loi capitaliste de la marchandise n'est pas supprimée par les syndicats en ce qui concerne la force de travail, comme Lassalle l'a admis à tort, au contraire, elle ne peut se réaliser que par eux. Le capitaliste tend à acheter la force de travail à vil prix, l'action syndicale impose plus ou moins le prix réel.
Les syndicats exercent leur fonction sous la pression des lois mécaniques de la production capitaliste, à savoir premièrement l'armée de réserve permanente des travailleurs inemployés, et deuxièmement l'alternance continuelle de hausses et de baisses de la conjoncture. Ces deux lois imposent des limites infranchissables à l'action syndicale. Les changements continuels de la conjoncture industrielle forcent les syndicats, à chaque baisse, à défendre les anciennes conquêtes contre les attaques du capital, et à chaque hausse, à lutter pour pouvoir élever le niveau des salaires au niveau correspondant à la situation favorable. Les syndicats sont toujours acculés à la défensive. L'armée de réserve industrielle limite l'action syndicale dans l'espace : n'est accessible à l'organisation et à son influence que la couche supérieure des ouvriers d'industrie les mieux situés, chez lesquels le chômage n'est que périodique et “ flottant ” selon une expression de Marx. La couche inférieure de prolétaires ruraux sans qualification affluant vers les villes, des professions semi-rurales irrégulières comme la fabrication de briques, etc., se prête beaucoup moins à l'organisation syndicale, ne serait-ce que par ses conditions spatiales et temporelles de travail et par le milieu social. Les vastes couches inférieures de l'armée de réserve, les chômeurs à l'occupation irrégulière, l'industrie à domicile, les pauvres occupés occasionnellement, échappent à l'organisation. Plus la misère est grande dans une couche prolétarienne, et moins l'influence syndicale peut s'y exercer. L'action syndicale agit faiblement dans les profondeurs du prolétariat, elle agit davantage en étendue, même quand les syndicats n'englobent qu'une fraction de la couche supérieure du prolétariat : leur influence s'étend à toute la couche, parce que leurs conquêtes profitent à la masse des travailleurs employés dans la profession concernée. L'action syndicale augmente la différenciation au sein des masses prolétariennes en élevant au-dessus de la misère, en regroupant et consolidant les couches supérieures, l'avant. garde organisable des ouvriers d'industrie. L'écart entre la couche supérieure et les couches inférieures de la classe ouvrière en est accru. Dans aucun pays, il n'est aussi grand qu'en Angleterre où l'action civilisatrice complémentaire de la social-démocratie sur les couches plus profondes et moins capables de s'organiser fait défaut, alors qu'en Allemagne elle est importante.
Quand on examine le niveau des salaires en régime capitaliste, il est faux de ne tenir compte que des salaires effectivement payés aux ouvriers d'industrie ayant un emploi, comme c'est l'habitude, même chez les ouvriers, habitude empruntée à la bourgeoisie et aux auteurs à sa solde. L'année de réserve des chômeurs, depuis les travailleurs qualifiés provisoirement sans travail jusqu'à la plus profonde pauvreté et au paupérisme officiel doivent entrer en ligne de compte, quand on détermine le niveau des salaires. Les couches les plus basses de miséreux et de réprouvés qui ne sont que faiblement ou même pas du tout employés ne sont pas un rebut qui ne compterait pas dans la “ société officielle ”, comme bien entendu la bourgeoisie les présente, elles sont liées par des liens intimes à la couche supérieure des ouvriers d'industrie les mieux situés, au travers de tous les membres intermédiaires de l'armée de réserve. Ce lien interne se manifeste dans les chiffres, par l'augmentation soudaine de l'armée de réserve toutes les fois que la conjoncture se détériore et par sa diminution quand elle s'améliore, il se manifeste par la diminution relative de ceux qui se réfugient dans l'assistance publique, au fur et à mesure que la lutte de classes se développe, augmentant la conscience du prolétariat. Tout travailleur que son travail a transformé en invalide ou qui a le malheur d'avoir soixante ans, a cinquante chances sur cent de sombrer dans la couche inférieure de l'amère pauvreté, dans la “ couche de Lazare ” du prolétariat. L'existence des couches les plus basses du prolétariat est régie par les mêmes lois de la production capitaliste qui la gonflent ou la réduisent et le prolétariat ne forme un tout organique, une classe sociale dont les degrés de misère et d'oppression permettent de saisir la loi capitaliste des salaires dans son ensemble, qui si on y englobe les ouvriers ruraux et l'armée de réserve de chômeurs avec toutes ses couches, depuis la plus haute jusqu'aux plus basses. C'est ne saisir que la moitié de la loi des salaires, que d'envisager les mouvements du salaire absolu. La loi de la baisse automatique du salaire relatif avec le progrès de la productivité du travail complète la loi capitaliste des salaires et en donne toute la portée réelle.
Dès le XVIII° siècle, les fondateurs français et anglais de l'économie politique ont observé que les salaires ouvriers ont en moyenne tendance à se réduire au minimum vital. Ils expliquaient ce mécanisme d'une façon originale, à savoir par les variations dans l'offre de force de travail. Quand les travailleurs ont de plus hauts salaires, comme une nécessité vitale absolue, expliquaient ces savants, ils se marient plus souvent et mettent beaucoup d'enfants au monde. Le marché du travail en est si rempli qu'il dépasse la demande du capital. Le capital fait baisser les salaires, utilisant la concurrence entre les travailleurs. Si les salaires ne suffisent pas pour vivre, les ouvriers meurent en masse, leurs rangs s'éclaircissent, jusqu'à ce qu'il en reste juste autant que le capital en demande, et les salaires remontent. Par cette oscillation pendulaire entre une prolifération excessive et une mortalité excessive de la classe ouvrière, les salaires sont sans cesse ramenés au minimum vital. Lassalle a repris cette théorie qui était en honneur jusque dans les années 60 et l'a appelée “ la loi d'airain ”...
Les faiblesses de cette théorie sont manifestes, avec le développement de la production capitaliste. La marche fébrile des affaires et la concurrence ne permettent pas à la grande industrie d'attendre, pour que les salaires baissent, que les travailleurs se marient trop souvent du fait de l'abondance, puisqu'ils mettent trop d'enfants au monde, puis que ces enfants aient grandi et se présentent sur le marché du travail, pour y provoquer enfin la saturation souhaitée. Le mouvement des salaires, comme le pouls de l'industrie, n'a pas le rythme d'un pendule dont chaque oscillation durerait le temps d'une génération, soit vingt-cinq ans, les salaires sont pris dans une vibration incessante de sorte que la classe ouvrière n'a pas plus la possibilité d'adapter sa postérité au niveau des salaires que l'industrie ne peut attendre la postérité des travailleurs pour satisfaire sa demande. Les dimensions du marché du travail de l'industrie ne sont pas déterminées par la postérité naturelle des travailleurs, mais par l'apport continuel des couches prolétariennes venant de la campagne, de l'artisanat et de la petite industrie, et par les femmes et les enfants des travailleurs eux-mêmes. La saturation du marché du travail, sous la forme d'une armée de réserve, est un phénomène constant et une nécessité vitale pour l'industrie moderne. Ce n'est pas le changement dans l'offre de force de travail, pas le mouvement de la classe ouvrière qui est déterminant pour le niveau des salaires, mais le changement dans la demande du capital, le mouvement du capital. La force de travail, marchandise toujours excédentaire, est en réserve, on la rémunère plus ou moins bien selon qu'il plaît au capital, en période de haute conjoncture, d'en absorber beaucoup, ou bien en période de crise, de la recracher massivement.
Le mécanisme des salaires n'est pas celui que supposent les économistes bourgeois et Lassalle. Le résultat, la situation effective qui en résulte pour les salaires, est bien pire que dans cette hypothèse. La loi capitaliste des salaires n'est pas une loi “ d'airain ”, elle est encore plus impitoyable et plus cruelle, parce que c'est une loi “ élastique ” qui cherche à réduire les salaires des ouvriers employés au minimum vital tout en maintenant une vaste couche de chômeurs entre l'être et le néant au bout d'une corde élastique.
Ce n'est qu'aux débuts de l'économie politique bourgeoise qu'on pouvait imaginer la “ loi d'airain des salaires ” avec son caractère révolutionnaire. Dès l'instant où Lassalle en eut fait l'axe de ses campagnes d'agitation en Allemagne, les économistes, ces laquais de la bourgeoisie, se hâtèrent de renier la loi d'airain, de la condamner comme fausse et erronée. Toute une meute d'agents stipendiés du patronat, comme, Faucher, Schultze-Delitzsch, Max Wirth, entamèrent une croisade contre Lassalle et la loi d'airain et accablèrent leurs propres ancêtres, les Adam Smith, Ricardo et autres fondateurs de l'économie politique bourgeoise. Depuis que Marx, en 1867, a expliqué et démontré la loi élastique des salaires en régime capitaliste sous l'action de l'armée de réserve industrielle, les économistes bourgeois se sont complètement tus. La science professorale officielle de la bourgeoisie n'a plus de loi des salaires du tout, elle préfère éviter ce sujet délicat et se perdre en bavardage incohérent sur le caractère déplorable du chômage et l'utilité de syndicats modérés et modestes.
Le même spectacle s'offre en ce qui concerne l'autre importante question de l'économie politique : comment se forme, d'où provient le profit du capitaliste ? Comme sur la part de la richesse de la société qui revient à l'ouvrier, sur la part du capitaliste les fondateurs de l'économie politique au XVIII° siècle donnent la première réponse scientifique. C'est Ricardo qui a donné sa forme la plus claire à cette théorie, en expliquant avec logique et perspicacité que le profit capitaliste est le travail non payé à l'ouvrier.
VI.[modifier le wikicode]
Nous avons commencé notre étude sur la loi des salaires par l'achat et la vente de la marchandise “ force de travail ”. Pour cela, il faut déjà un prolétaire salarié sans moyen de production et un capitaliste qui en possède suffisamment pour fonder une entreprise moderne. D'où sont-ils venus, pour apparaître sur le marché du travail ? Dans l'exposé antérieur, nous n'avions en vue que les producteurs de marchandises, c'est-à-dire des gens ayant leurs propres moyens de production, produisant eux-mêmes leurs marchandises et les échangeant. Comment l'échange de marchandises d'égale valeur peut-il donner naissance d'un côté au capital, de l'autre au complet dénuement ? L'achat de la marchandise “ force de travail ”, même à sa valeur pleine, conduit, par l'usage de cette marchandise, à la formation de travail non payé ou de plus-value, c'est-à-dire le capital. La formation de capital et d'inégalité s'éclaire, si nous considérons le travail salarié et ses effets. Il faut pour cela que le capital et les prolétaires soient déjà là ! La question est donc la suivante : d'où proviennent les premiers prolétaires et les premiers capitalistes ? Comment s'est opéré le premier bond de la production marchande simple à la production capitaliste ? En d'autres termes : comment s'est accompli le passage de l'artisanat médiéval au capitalisme moderne ?
L'histoire de la dissolution du féodalisme nous renseigne sur la formation du premier prolétariat moderne. Pour que le travailleur puisse apparaître sur le marché en travailleur salarié, il fallait qu'il ait obtenu la liberté personnelle. La première condition, c'était donc l'abolition du servage et des corporations. Il fallait aussi que le travailleur perde tout moyen de production. Cela se produisit au début des temps modernes quand la noblesse terrienne constitua ses domaines actuels. Les paysans furent chassés par milliers des terres qui leur appartenaient depuis des siècles et les terres communales se transformèrent en terres seigneuriales. La noblesse anglaise le fit quand l'extension du commerce au Moyen Âge et l'essor des manufactures de laine dans les Flandres lui présentèrent l'élevage de moutons pour l'industrie lainière comme une affaire intéressante. Pour transformer les terres arables en pâturages à moutons, on chassa les paysans de leurs terres et de leurs fermes. Cela dura en Angleterre du XV° au XIX° siècle. Dans les années 1814-1820, sur les domaines de la comtesse de Sutherland, par exemple, quinze mille habitants furent expulsés, leurs villages incendiés et leurs champs transformés en pâturages dans lesquels cent trente et un mille moutons remplacèrent les paysans. La brochure Les milliards silésiens, de Wolf, donne une idée de la part prise en Allemagne, en particulier par la noblesse prussienne, à cette fabrication de “ libres ” prolétaires à partir de paysans. Les paysans libres comme l'air et sans moyens n'avaient plus que la liberté de mourir de faim ou, libres qu'ils étaient, de se vendre pour un salaire de famine.[8]
- ↑ Note marginale de R. L. : Intérêts de la production capitaliste elle-même ?
- ↑ Karl Marx : “ Le Capital ”, Éditions Sociales, 1950, tome I, p. 262.
- ↑ Karl Marx : “ Le Capital ”, Éditions Sociales, 1950, tome I, p. 239.
- ↑ Depuis l'introduction de la conscription obligatoire, la taille moyenne des hommes adultes et, par suite, la taille légalement prescrite pour le recrutement ne cesse de diminuer. Avant la Grande Révolution, la taille minimum dans l'infanterie française était de 165 cm après la loi de 1818, elle était de 157 cm; depuis 1852, de 156 cm. Il y a en moyenne en France la moitié d'exemptés pour taille insuffisante ou autre infirmité. En Saxe, en 1780, la taille moyenne des soldats était de 178 cm; dans les années 1860, elle n'était plus que de 155 cm; en Prusse, elle était de 157 cm. En 1858, Berlin n'a pu fournir son contingent de remplacement, il manquait 156 hommes.
- ↑ Karl Marx : “ Le Capital ”, livre I, p. 836. Ibid.
- ↑ Marx : “ Le Capital ”, Éditions Sociales, 1950, tome 3, p. 87.
- ↑ L'expression “ la liberté personnelle totale de propriété ” a été rayée au crayon dans le manuscrit et remplacée dans la marge par l'expression “ les droits politiques ”.
- ↑ À la fin de ce chapitre, les mots suivants sont inscrits au crayon dans le manuscrit : La réforme ! Bl. 293 ss. Formation du type psychologique de l’esclave salarié moderne à partir des mendiants persécutés. Bl. 350.