II. La société communiste primitive

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche

I.[modifier le wikicode]

Notre connaissance des formes économiques les plus anciennes et les plus primitives est de très fraîche date. Marx et Engels écrivaient encore en 1847, dans le premier texte classique du socialisme scientifique, le Manifeste Communiste - “ L'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes. ” Or, au moment même où les créateurs du socialisme scientifique énonçaient ce principe, il commençait à être ébranlé de toutes parts par de nouvelles découvertes. Presque chaque année apportait, sur l'état économique des plus anciennes sociétés humaines, des aperçus jusque-là inconnus; ce qui amenait à conclure qu'il avait dû y avoir dans le passé des périodes extrêmement longues où il n'y avait pas encore de luttes de classe, parce qu'il n'y avait ni distinction de classes sociales, ni distinction entre riche et pauvre, ni propriété privée.

Dans les années 1851-1853, parut à Erlangen le premier des ouvrages de Georg Ludwig von Maurer, l'Introduction à l'histoire de la constitution du marché, de la ferme, du village et de la ville et des pouvoirs publics. Ces ouvrages ont fait date en projetant une nouvelle lumière sur le passé germanique et sur la structure sociale et économique du Moyen Âge. Depuis quelques décennies déjà, on avait trouvé en certains endroits, tantôt en Allemagne, tantôt dans les pays nordiques, tantôt en Islande, de curieux vestiges d'installations rurales, donnant à penser qu'autrefois avait existé dans ces endroits une propriété commune du sol, un communisme agraire. On ne sut d'abord pas comment interpréter ces vestiges. D'après une opinion généralement répandue, surtout depuis Möser et Kindlinger, la culture du sol en Europe avait dû se faire à partir de fermes isolées, chaque ferme étant entourée d'un territoire qui était la propriété privée du possesseur de la ferme. Ce n'est que vers la fin du Moyen Âge que les habitations jusque-là dispersées s'étaient regroupées, croyait-on, par mesure de sécurité, dans des villages; les territoires distincts des fermes s'étaient fondus dans le territoire du village. A y regarder de plus près, cette conception était assez invraisemblable, car il fallait supposer que les habitations parfois très éloignées les unes des autres avaient été démolies pour être reconstruites ailleurs et que les uns et les autres avaient renoncé librement à la disposition avantageuse de leurs champs autour de leur ferme, à une totale liberté dans la gestion de leurs terres, pour se retrouver avec des champs en bandes étroites et éparpillées et une gestion entièrement dépendante des autres villageois. Aussi invraisemblable que fût cette théorie, elle prédomina jusque vers le milieu du siècle passé.

Von Maurer, pour la première fois, rassembla toutes les découvertes isolées en une grande et audacieuse théorie et démontra en s'appuyant sur une énorme documentation et des recherches très approfondies sur d'anciens documents et des textes juridiques, que la propriété commune du sol n'était pas née à la fin du Moyen Âge, mais était la forme primitive typique et générale des colonies germaniques en Europe depuis leur origine. Il y a donc deux mille ans, et même davantage, que dans ces temps reculés des peuples germaniques dont l'histoire écrite ne sait rien encore, régnait chez les Germains un état de choses foncièrement différent de la situation actuelle. Pas d'État avec des lois écrites et contraignantes, pas de division entre riches et pauvres, entre maîtres et travailleurs. Les Germains formèrent des tribus et des familles libres qui se déplacèrent longtemps en Europe avant de se fixer d'abord temporairement, puis définitivement. La culture de la terre en Europe a commencé en Allemagne, comme von Maurer l'a démontré, non pas à partir d'individus, mais de tribus et de familles entières, comme elle est partie en Islande de groupements humains assez importants, appelés frändalid et skulldalid.

Les plus anciens renseignements que nous ayons sur les Germains nous viennent des Romains; et l'examen des institutions transmises par la tradition confirme l'exactitude de cette conception. Ce furent des tribus de bergers nomades qui peuplèrent d'abord l'Allemagne. Comme pour les autres nomades, l'élevage - et donc la possession de vastes pâturages - était l'essentiel. Cependant, pas plus que les autres peuples migrateurs des temps anciens ou modernes, ils ne pouvaient longtemps subsister sans cultiver le sol. Et c'est précisément dans cet état d'économie nomade conjuguée avec la culture du sol, celle-ci étant cependant secondaire par rapport à l'essentiel, c'est-à-dire l'élevage, que vivaient à l'époque de Jules César, il y a environ 2 000 ans, les peuplades germaniques dont il mentionna l'existence, les Suèves ou Souabes. On a constaté une situation, des mœurs et des institutions semblable chez les Francs, les Alamans, les Vandales et autres tribus germaniques. Toutes les peuplades germaniques s'installèrent, pour peu de temps au début, en tribus et familles faisant corps; elles cultivaient le sol, puis repartaient, dès que des tribus plus puissantes les refoulaient ou que les pâturages n'étaient plus suffisants.

Ce n'est que lorsque les tribus nomades se stabilisèrent et que les unes ne refoulèrent plus les autres, qu'elles se fixèrent pour plus longtemps et devinrent peu à peu sédentaires. Que la colonisation se soit produite plus ou moins tôt, sur un sol libre ou sur d'anciennes possessions romaines ou slaves, elle se fit toujours par tribus et familles entières. Chaque tribu et, dans chaque tribu, chaque famille, prenait possession d'un certain territoire qui appartenait alors en commun à tous les intéressés. Les anciens Germains ne connaissaient pas de propriété individuelle du sol. L'individu recevait par tirage au sort une parcelle de champ pour une durée limitée et dans le respect d'une égalité rigoureuse. Toutes les affaires économiques, juridiques et générales, d'une telle communauté, qui constituait le plus souvent une centurie d'hommes en état de porter les armes, se réglaient au cours de l'assemblée de ses membres où étaient élus le chef et les autres employés publics.

Ce n'est que dans les montagnes, les forêts ou les régions côtières basses où le manque d'espace ou de terre cultivable rendait impossible l'installation d'une colonie importante, par exemple dans l'Odenwald, en Westphalie, dans les Alpes, que les Germains s'installaient par fermes individuelles, en formant quand même entre eux une communauté où, sinon les champs, du moins les prés, la forêt et les pâturages, constituaient la propriété commune du village et où toutes les affaires publiques étaient réglées par la communauté.

La tribu, regroupant plusieurs communautés, une centaine en général, n'intervenait pratiquement que comme instance juridique et militaire suprême. Cette organisation communautaire constituait, comme von Maurer l'a démontré dans les douze volumes de son grand ouvrage, le fondement et en même temps la plus petite cellule du tissu social depuis les débuts du Moyen Âge jusqu'assez avant dans l'époque moderne, de sorte que les fermes, les villages et les villes féodales se sont formés par modifications diverses à partir de ces communautés, dont on trouve de nos jours encore des vestiges dans certaines régions d'Europe centrale et nordique.

Lorsque ces premières découvertes de la propriété commune primitive du sol en Allemagne et dans les pays nordiques furent connues, germa la théorie que l'on était sur la trace d'une institution spécifiquement germanique et que seules les particularités de caractère du peuple germanique pouvaient l'expliquer. Bien que Maurer lui-même n'eût absolument pas cette conception nationale du communisme agraire des Germains et qu'il eût mentionné des exemples similaires chez d'autres peuples, cela resta pour l'essentiel un principe admis en Allemagne que l'ancienne communauté rurale était une particularité des relations publiques et juridiques germaniques, une manifestation de l'“ esprit germain ”.

Cependant, presque au même moment où paraissait le premier ouvrage de Maurer sur le communisme villageois primitif des Germains, de nouvelles découvertes, sur une tout autre partie du continent européen, furent connues. De 1847 à 1852, le baron westphalien von Haxthausen, qui avait visité la Russie au début des années 1840 à la demande du tsar Nicolas I°, publia à Berlin ses Études sur la situation intérieure, la vie populaire et en particulier les institutions rurales en Russie. Le monde étonné y apprit qu'à l'est de l'Europe des institutions analogues existaient encore de nos jours. Le communisme villageois primitif, dont il fallait péniblement dégager les vestiges recouverts par les siècles et les millénaires suivants en Allemagne, vivait soudain en chair et en os dans un gigantesque empire voisin, à l'est. Dans l'ouvrage cité, comme dans un ouvrage ultérieur sur la Constitution rurale en Russie, paru à Leipzig en 1866, von Haxthausen démontre que les paysans russes ne connaissent pas la propriété privée des champs, des prés et des forêts, que le village tout entier en est considéré comme propriétaire, que les familles paysannes ne reçoivent que des parcelles de champs pour un usage temporaire et que, tout comme chez les anciens Germains, cela se fait par tirage au sort. A l'époque où Haxthausen visita et étudia la Russie, le servage y régnait à plein; il était d'autant plus frappant à première vue que sous la chappe de plomb d'un dur servage et d'un mécanisme d'État despotique, le village russe présentât un petit monde fermé sur lui-même, vivant selon le communisme agraire et réglant communautairement toutes les affaires publiques dans l'assemblée du village, le Mir. L'auteur allemand de cette découverte l'expliquait comme le produit de la communauté familiale primitive slave, telle qu'on la trouve encore chez les Slaves du Sud et dans les pays balkaniques et telle qu'elle s'affirme avec force dans les documents juridiques du XIIe siècle et plus tard.

La découverte de Haxthausen fut accueillie avec jubilation par tout un courant intellectuel et politique en Russie, les slavophiles. Ce courant, orienté vers la glorification du monde slave et de ses particularités, de sa “ force intacte ” par opposition à l'“ Occident pourri ”, par sa culture germanique, trouva dans les institutions de la communauté paysanne russe son plus solide appui pendant les deux à trois décennies suivantes. Selon la variété, réactionnaire ou révolutionnaire, de slavophiles, la commune rurale fut vantée soit comme l'une des trois institutions fondamentales authentiquement slaves du monde russe : la foi orthodoxe grecque, l'absolutisme tsariste et le communisme villageois patriarcal; soit au contraire comme le point d'appui approprié pour la révolution socialiste, imminente en Russie, qui permettrait d'éviter le capitalisme et d'entrer ainsi directement, bien avant l'Europe occidentale, dans la Terre Promise du socialisme. Les deux pôles opposés de la slavophilie étaient cependant entièrement d'accord dans leur conception de la communauté agraire russe comme phénomène spécifiquement slave, qui ne s'expliquait que par le caractère propre au peuple slave.

Entre-temps, un autre facteur intervint dans l'histoire des nations européennes : elles entrèrent en contact avec d'autres parties du monde, ce qui leur fit prendre conscience de façon très tangible des institutions publiques et des formes de civilisation primitive chez d'autres peuples, qui n'étaient ni germaniques ni slaves. Il ne s'agissait plus cette fois d'études scientifiques et de découvertes savantes, mais des intérêts les plus matériels des États capitalistes d'Europe et de leur politique coloniale.

Au XIX° siècle, à l'époque du capitalisme, la politique coloniale européenne s'était engagée dans de nouvelles voies. Il ne s'agissait plus, comme au XVI°siècle, lors du premier assaut donné au nouveau monde, de piller le plus rapidement possible les trésors et les richesses naturelles en métaux nobles, en épices, en bijoux précieux et en esclaves, dans les pays tropicaux nouvellement découverts, ce en quoi les Espagnols et les Portugais se sont particulièrement distingués. Il ne s'agissait plus seulement de puissantes affaires commerciales transportant, des pays d'outremer vers les entrepôts européens, diverses matières premières et imposant aux indigènes de ces pays tout une pacotille sans valeur, ce en quoi les Hollandais ont ouvert la voie au XVII° siècle et ont servi de modèle aux Anglais.

A ces méthodes plus anciennes de colonisation qui sont encore florissantes à l'occasion jusque de nos jours et n'ont jamais cessé d'être pratiquées, il s'agissait maintenant d'ajouter une nouvelle méthode plus persistante et plus systématique d'exploitation des populations coloniales pour l'enrichissement de la “ métropole ”. Deux facteurs devaient y pourvoir : d'une part l'appropriation effective du sol, source matérielle la plus importante de la richesse de chaque pays; d'autre part, l'imposition permanente de la population. Dans ce double effort, les puissances coloniales européennes se heurtèrent à un obstacle remarquable autant que solide : les rapports de propriété particuliers des autochtones opposaient au pillage par les Européens la résistance la plus tenace. Pour arracher le sol à ses propriétaires, il fallait d'abord établir qui en était propriétaire. Pour faire rentrer des impôts - et non seulement les établir - il fallait pouvoir saisir les imposés récalcitrants. Or c'est ici que les Européens se heurtèrent, dans leurs colonies, à des rapports qui leur étaient complètement étrangers et renversaient toutes leurs notions sur le caractère sacré de la propriété privée. Les Anglais en Asie du Sud et les Français en Afrique du Nord firent la même expérience.

Commencée dès le début du XVIII° siècle, la conquête des Indes par les Anglais ne se termina qu'au XIX° siècle, après la prise de possession progressive de toute la côte et du Bengale, avec la soumission de l'importante région du Pendjab dans le Nord. Mais ce n'est qu'après la soumission politique que commença l'entreprise difficile d'exploitation systématique des Indes. A chaque pas, les Anglais allèrent de surprise en surprise : ils trouvèrent les communautés paysannes les plus variées, grandes et petites, installées là depuis des millénaires, cultivant le riz et vivant dans le calme et l'ordre, mais nulle part - ô horreur ! - n'existait dans ces villages de propriétaire privé du sol. Même si l'on en venait aux voies de fait, personne ne pouvait déclarer sienne la parcelle de terre qu'il cultivait, il ne pouvait ni la vendre, ni l'affermer, ni l'hypothéquer pour payer un arriéré d'impôts. Tous les membres de ces communes qui englobaient parfois de grandes familles entières et parfois quelques petites familles issues de la grande, étaient obstinément et fidèlement attachés les uns aux autres et les liens du sang étaient tout pour eux. En revanche, la propriété individuelle ne leur était rien. A leur grand étonnement, les Anglais découvrirent sur les bords du Gange et de l'Indus des modèles de communisme agraire tels que les mœurs communistes des vieilles communautés germaniques ou des communes villageoises slaves font en comparaison presque l'effet d'une chute dans la propriété privée.

On lit dans un rapport de l'administration anglaise des impôts aux Indes, datant de 1845 :

“ Nous ne voyons aucune parcelle permanente. Chacun ne possède la parcelle cultivée qu'aussi longtemps que durent les travaux des champs. Si une parcelle est laissée sans être cultivée, elle retombe dans la terre commune et peut être prise par n'importe qui, à condition qu'elle soit cultivée. ”

Vers la même époque, un rapport gouvernemental sur l'administration du Pendjab pour 1849-1851 relate :

“ Il est extrêmement intéressant d'observer dans cette société la force des liens du sang et de la conscience de descendre d'un ancêtre commun. L'opinion publique est si fortement attachée au maintien de ce système qu'il n'est pas rare de voir des personnes, dont les ascendants depuis une ou même deux générations n'ont plus participé du tout à la propriété commune, y avoir accès. ”

“ Cette forme de propriété du sol ”, écrivait le conseiller d'État anglais dans son rapport sur la commune indienne, “ ne permet pas à un membre du clan de justifier de la propriété de telle ou telle partie du sol commun, ni même de ce qu'elle lui appartient temporairement. Les produits de l'exploitation commune vont dans une caisse commune qui couvre les besoins de tous. ” Nous n'avons même pas ici de répartition des champs, ne fût-ce que pour une saison; les paysans de la commune possèdent et cultivent leur champ en commun et sans partage, ils en portent la récolte au grenier commun du village (qui devait naturellement faire figure de “ caisse ” au regard capitaliste des Anglais) et couvrent fraternellement leurs modestes besoins du fruit de leur travail commun. Dans le nord-ouest du Pendjab, à la frontière de l'Afghanistan, on trouva d'autres mœurs extrêmement remarquables qui défiaient toute notion de propriété privée. Là, on partageait bien les champs et on les échangeait périodiquement, mais - ô merveille - l'échange des lots avait lieu, non entre familles paysannes, prises une par une, mais entre villages entiers qui échangeaient leurs champs tous les cinq ans et se déplaçaient alors tous ensemble. “ Je ne peux taire ”, écrivait des Indes, en 1852, le commissaire aux impôts James à ses supérieurs dans l'administration gouvernementale, “ une coutume extrêmement singulière qui s'est conservée jusqu'à maintenant dans certaines régions : je veux parler de l'échange périodique des terres entre les villages et leurs subdivisions. Dans certains districts, on n'échange que les champs, dans d'autres les habitations elles-mêmes. ”

On se trouvait une fois de plus devant une particularité d'une certaine famille de peuples, cette fois devant une particularité “ indienne ”. Les institutions communistes de la commune villageoise indienne dénotaient cependant, tant par leur situation géographique que par la puissance des liens du sang et des relations de parenté, un caractère traditionnel original et très ancien. Le fait que les formes les plus anciennes de communisme s'étaient conservées dans les régions les plus anciennement habitées par les Indiens, au nord-ouest, indiquait clairement que la propriété commune, de même que la force des liens de parenté, remontaient à des millénaires, aux premières colonies d'immigrants indiens dans leur nouvelle patrie, l'Inde actuelle. Le professeur de droit comparé à Oxford, ancien membre du gouvernement des Indes, Sir Henry Maine, prit dès 1871 les communes agraires indiennes comme thème de ses cours et les mit en parallèle avec les communautés primitives dont l'existence avait été établie par voit Maurer pour l'Allemagne et par Nasse pour l'Angleterre, comme institutions primitives de même caractère que les communes agraires germaniques.

L'ancienneté historique, digne de considérations, de ces institutions communistes devait être sensible aux Anglais, étonnés d'autre part par la résistance tenace que ces institutions opposèrent à l'ingéniosité fiscale et administrative des Anglais. Il leur fallut une lutte de plusieurs décennies, de nombreux coups de force, des malhonnêtetés, des interventions sans scrupules contre d'anciens droits et contre les notions de droit en vigueur chez ce peuple, pour réussir a provoquer une confusion irrémédiable dans toutes les relations de propriété, une insécurité générale et la ruine des paysans. Les anciens liens furent brisés, l'isolement paisible du communisme à l'écart du monde fut rompu et remplacé par les querelles, la discorde, l'inégalité et l'exploitation. Il en résulta d'une part d'énormes latifundia, d'autre part des millions de fermiers sans moyens. La propriété privée fit son entrée aux Indes et avec elle, le typhus, la faim, le scorbut, devenus les hôtes permanents des plaines du Gange.

Si, après les découvertes des colonisateurs anglais aux Indes, l'ancien communisme agraire, déjà rencontré dans trois branches de la grande famille des peuples indo-germaniques - les Germains, les Slaves et les Indiens - pouvait encore passer pour une particularité des peuples indo-germaniques, aussi incertain que soit ce concept ethnographique, les découvertes simultanées des Français en Afrique dépassaient déjà ce cercle. Il s'agissait en effet ici de découvertes qui constataient l'existence, chez les Arabes et les Berbères d'Afrique du Nord, d'institutions exactement semblables à celles qui existaient au cœur de l'Europe et sur le continent asiatique. Chez les nomades arabes éleveurs de bétail, le sol était la propriété des familles. Cette propriété familiale, écrivait le Français Dareste en 1852, se transmet de génération en génération; aucun Arabe ne peut montrer un lopin de terre et dire : c'est à moi.

Chez les Kabyles, entièrement arabisés, les groupements familiaux s'étaient déjà décomposés en ramifications distinctes, mais la puissance des familles restait grande : elles étaient solidairement responsables pour les impôts, achetaient ensemble le bétail destiné à être réparti entre les ramifications de la famille comme nourriture; dans tout litige concernant la propriété du sol, le conseil de famille était l'arbitre suprême; pour s'installer au milieu des Kabyles, il fallait l'autorisation des familles; le conseil des familles disposait même des terres non cultivées. Mais la règle était la propriété indivise de la famille qui n'englobait pas, au sens européen actuel, un seul ménage mais était une famille patriarcale typique, telle qu'elle est décrite dans la Bible pour les anciens Israélites, un grand cercle de parents, composé du père, de la mère, des fils, de leurs femmes, des enfants, des petits-enfants, des oncles, tantes, neveux et cousins. Dans ce cercle, dit en 1870 un autre Français, Letourne, la propriété indivise est à la disposition du plus ancien membre de la famille qui est élu dans ces fonctions par la famille et doit consulter le conseil de famille dans tous les cas importants, en particulier pour la vente et l'achat de terrain. Telle était la situation de la population en Algérie lorsque les Français en firent leur colonie. Il en alla pour la France en Afrique du Nord comme pour l'Angleterre aux Indes. Partout, la puissance coloniale européenne se heurta à la résistance tenace des anciens liens sociaux et des institutions communistes qui protégeaient l'individu des entreprises de l'exploitation capitaliste européenne et de la politique de la finance européenne.

Ces nouvelles expériences éclairèrent d'un jour tout nouveau les souvenirs à moitié oubliés des premiers temps de la politique coloniale européenne et de ses razzias dans le nouveau monde. Dans les chroniques jaunies des archives de l'État et des couvents espagnols, on conservait depuis des siècles le récit étrange d'une Amérique du Sud merveilleuse où, dès l'époque des grandes découvertes, les conquistadors espagnols avaient rencontré les institutions les plus curieuses. La nouvelle de l'existence de cette Amérique du Sud merveilleuse se répandit déjà confusément au XVII° et au XVIII° siècles dans la littérature européenne, la nouvelle de l'existence d'un Empire Inca, trouvé par les Espagnols dans l'actuel Pérou, et où le peuple vivait dans une totale communauté de biens, sous le gouvernement théocratique et paternel de despotes bienveillants. Les thèmes fantastiques d'un royaume communiste légendaire au Pérou se sont maintenus avec tant de persistance qu'en 1875 encore, un écrivain allemand pouvait parler de l'Empire Inca comme d'une monarchie sociale à base théocratique “ presque unique dans l'histoire de l'humanité ”, dans laquelle était réalisé pratiquement “ la plus grande partie de ce à quoi les sociaux-démocrates aspirent idéalement dans le présent, mais qu'ils n'ont jamais atteint ”.[1] Entre-temps, des informations plus exactes sur ce curieux pays et ses mœurs étaient parvenues à la connaissance du public.

En 1840, un important rapport original de Alonso Zurita, ancien auditeur du Conseil royal de Mexico, sur l'administration et les relations agraires dans les anciennes colonies espagnoles du nouveau monde, avait paru en traduction française. Et vers le milieu du XIX° siècle, le gouvernement espagnol fit sortir des archives les anciens documents sur la conquête et l'administration des possessions espagnoles en Amérique. Cela apportait une nouvelle et importante contribution aux documents sur la situation sociale des vieilles civilisations précapitalistes dans les pays d'outre-mer.

Déjà, sur la base des rapports de Zurita, le savant russe Maxime Kovalevsky en vint, dans les années 1870, à la conclusion que le légendaire empire Inca du Pérou avait tout simplement été un pays où régnait ce communisme agraire primitif que Maurer avait déjà fait ressortir chez les anciens Germains, et que ce communisme était prédominant non seulement au Pérou, mais aussi au Mexique et dans tout le continent nouvellement conquis par les Espagnols. Des publications ultérieures permirent une étude approfondie des anciennes relations agraires au Pérou et en dégagèrent un nouveau tableau du communisme rural primitif, dans un nouveau continent, chez une tout autre race, à un tout autre niveau de civilisation et à une tout autre époque que lors des découvertes précédentes.

On avait là une très ancienne constitution communiste agraire - prédominant chez les tribus péruviennes depuis des temps immémorables - qui était encore pleine de vie et de force au XVI°siècle, lors de l'invasion espagnole. Une association fondée sur les liens de parenté, la famille, était le seul propriétaire du sol dans chaque village ou groupe de villages, les champs étaient répartis en lots et tirés au sort annuellement par les membres du village; les affaires publiques étaient réglées par l'assemblée du village qui élisait le chef du village. On trouva même dans ce lointain pays sud-américain, chez les Indiens, des traces vivantes d'un communisme plus poussé encore qu'en Europe : d'énormes maisons collectives où des familles entières vivaient en commun, avec des tombes communes. On parle d'une de ces habitations collectives où logeaient plus de 4000 hommes et femmes. La résidence principale des empereurs Inca, la ville de Cuzco, se composait en particulier de plusieurs de ces habitations collectives qui portaient chacune le nom de la famille.

Vers le milieu du XIX° siècle, une abondante documentation fut ainsi mise à jour, ébranlant sérieusement la vieille notion du caractère éternel de la propriété privée et de son existence depuis le commencement du monde, pour bientôt la détruire complètement. Après avoir vu, dans le communisme agraire, une particularité des peuples germaniques, puis des peuples slaves, indiens, arabes, kabyles, mexicains, puis de l'État merveilleux des Incas du Pérou et de beaucoup d'autres types de peuples “ spécifiques ”, on en arriva par force à la conclusion que ce communisme villageois n'était pas une “ particularité ethnique ” d'une race ou d'un continent, mais la forme générale de la société humaine à une certaine étape du développement de la civilisation. La science bourgeoise officielle, l'économie politique en particulier, commença par opposer une résistance farouche à ce principe. L'école anglaise de Smith-Ricardo, prédominante dans toute l'Europe pendant la première moitié du XIX° siècle, repoussait carrément la possibilité d'une propriété commune du sol. Les plus grandes lumières de la science économique à l'époque du “ rationalisme ” bourgeois se comportèrent exactement comme les premiers conquérants espagnols, portugais, français et hollandais qui, par leur ignorance grossière, étaient totalement incapables, dans l'Amérique nouvellement découverte, de comprendre les relations agraires des autochtones et, en l'absence de propriétaires privés, déclaraient simplement tout le pays “ propriété de l'Empereur ”, terrain fiscal. Au XVII° siècle, le missionnaire français Dubois écrivait par exemple à propos des Indes : “ Les Indiens ne connaissent pas la propriété du sol. Les champs cultivés par eux sont la propriété du gouvernement mongol. ” Et un docteur en médecine de la faculté de Montpellier, François Bernier, qui voyagea en Asie dans les pays du Grand Mogol et publia en 1699, à Amsterdam, une description très connue de ces pays, s'écriait, indigné : “ Ces trois États, la Turquie, la Perse et l'Inde, ont anéanti la notion même du tien et du mien appliquée à la possession du sol, notion qui est le fondement de tout ce qu'il y a de bon et de beau au monde. ”

C'est de la même ignorance et incompréhension grossière pour tout ce qui ne ressemblait pas à la civilisation capitaliste que faisait preuve au XIX° siècle le savant James Mill, père du célèbre John Stuart Mill, lorsqu'il écrivait dans son histoire des Indes britanniques : “ Sur la base de tous les faits observés par nous, nous ne pouvons que parvenir à la conclusion que la propriété du sol aux Indes revient au souverain; car si nous n'admettions pas que c'est lui le propriétaire du sol, il nous serait impossible de dire qui en est le propriétaire. ” Que le sol pût tout simplement appartenir aux communautés paysannes qui le cultivaient depuis des millénaires, qu'il pût exister un pays, une grande société civilisée, où le sol n'était pas un moyen d'exploiter le travail d'autrui, mais seulement la base de l'existence des gens qui y travaillaient eux-mêmes, c'est ce qui ne pouvait absolument entrer dans le cerveau d'un grand savant de la bourgeoisie anglaise. Cette limitation, presque touchante, de l'horizon intellectuel aux bornes de l'économie capitaliste, prouvait seulement que la science officielle du siècle des lumières bourgeois avait une vision et une compréhension historiques infiniment plus restreintes que, près de 2000 ans auparavant, celles des Romains dont les généraux comme César, les historiens comme Tacite, nous ont transmis des vues et des descriptions extrêmement précieuses des relations économiques et sociales chez leurs voisins germaniques, pourtant complètement différentes des leurs.

Autrefois comme aujourd'hui, l'économie politique bourgeoise a été, de toutes les sciences, celle qui, en tant que rempart de la forme dominante d'exploitation, a montré le moins de compréhension pour les autres formes de civilisation et d'économie, et il était réservé à d'autres branches de la science, un peu plus éloignées des oppositions directes d'intérêts et du champ de bataille entre capital et travail, de reconnaître dans les institutions communistes des temps anciens la forme généralement prédominante du développement de l'économie et de la civilisation à une certaine étape. Ce furent des juristes comme von Maurer, comme Kovalevsky et comme l'Anglais Henry Maine, professeur de droit et conseiller d'État aux Indes, qui les premiers firent reconnaître dans le communisme agraire une forme primitive internationale et valable pour tous les continents et toutes les races. C'est à un sociologue de formation juridique, l'Américain Morgan, que devait revenir l'honneur de découvrir que c'était là la base nécessaire, dans la structure sociale de la société primitive, à cette forme économique du développement. Le rôle important des liens de parenté dans les communes villageoises communistes primitives avait frappé les chercheurs, tant aux Indes qu'en Algérie et chez les Slaves. Pour les Germains, les recherches de von Maurer avaient établi que la colonisation de l'Europe était réalisée par les groupes Parentaux, la famille. L'histoire des peuples de l'antiquité, celle des Grecs et des Romains, montraient à chaque instant que la famille avait toujours joué chez eux le plus grand rôle, comme groupe social, comme unité économique, comme institution juridique, comme cercle fermé de pratique religieuse. Enfin, tous les renseignements apportés par les voyageurs sur les pays dits sauvages confirmaient avec un remarquable accord que plus un peuple était primitif, plus les liens de parenté y jouaient un grand rôle; plus ils dominaient toutes les relations et les notions économiques, sociales et religieuses.

Un nouveau problème, extrêmement important, se posait ainsi à la recherche scientifique. Quels étaient au juste ces groupements familiaux qui avaient une telle importance dans les temps primitifs, comment s'étaient-ils constitués, quel lien les unissait, en quoi consistait le communisme économique, et l'évolution économique en général ? Sur toutes ces questions, Morgan a pour la première fois donné des éclaircissements qui ont fait date en 1877, dans sa Société primitive. Morgan, qui a passé une grande partie de sa vie parmi les Indiens d'une tribu iroquoise, dans l'État de New York, et a étudié très à fond la situation de ce peuple primitif de chasseurs, en est venu en comparant le résultat de ses recherches avec les faits connus concernant d'autres peuples primitifs, à une nouvelle et vaste théorie des formes d'évolution de la société humaine dans ces longues périodes de temps qui ont précédé toute connaissance historique. Ces idées, qui font de Morgan un pionnier et qui restent pleinement valables même aujourd'hui malgré un apport abondant de nouveaux matériaux permettant d'en corriger certains détails, peuvent se résumer dans les points suivants -

1. Morgan a, le premier, apporté un ordre scientifique dans l'histoire des civilisations préhistoriques, d'une part en y distinguant différentes étapes de l'évolution, d'autre part en mettant en lumière le moteur fondamental. Jusque-là, l'immense période de vie sociale précédant toute histoire écrite et en même temps les rapports sociaux chez les peuples primitifs vivant encore aujourd'hui avec toute la variété de formes et d'étapes, formaient plus ou moins un chaos dont tel ou tel chapitre ou fragment était ici et là tiré des ténèbres par la recherche scientifique. Les notions d'“ état sauvage ” et de “ barbarie ” qu'on appliquait sommairement à ces états de l'humanité n'avaient qu'une valeur négative, caractérisant l'absence de tout ce qu'on considérait comme le signe de la “ civilisation ” selon les conceptions d'alors. De ce point de vue en effet, la vie proprement civilisée et humaine de la société commençait avec l'histoire écrite. Tout ce qui relevait de l'“ état sauvage ” et de la “ barbarie ” constituait pour ainsi dire une étape inférieure et honteuse, antérieure à la civilisation, une existence quasi animale sur laquelle l'humanité cultivée d'aujourd'hui ne pouvait que jeter un regard de mépris condescendant. De même que pour les représentants officiels de l'Église chrétienne, toutes les religions primitives et antérieures au Christianisme ne sont qu'une longue série d'égarements dans la quête de la vraie religion, de même pour les économistes en particulier, toutes les formes primitives d'économie n'étaient que des tentatives maladroites avant la découverte de la seule forme économique véritable, celle de la propriété privée et de l'exploitation avec lesquelles commencent l'histoire écrite et la civilisation.

Morgan a porté à cette conception un coup décisif en présentant l'histoire primitive de la civilisation comme une partie infiniment plus importante dans l'évolution ininterrompue de l'humanité, plus importante tant par la durée infiniment plus longue qu'elle occupe par rapport à la minuscule période de l'histoire écrite, que par les conquêtes capitales de la civilisation qui ont eu lieu justement pendant cette longue pénombre, à l'aurore de l'existence sociale de l'humanité. En donnant un contenu positif aux “ dénominations ” d'état sauvage, de barbarie, de civilisation, Morgan en a fait des notions scientifiques exactes et les a utilisées comme instruments de la recherche scientifique. L'état sauvage, la barbarie et la civilisation sont, chez Morgan, trois étapes de l'évolution humaine, qui se différencient entre elles par des signes distinctifs matériels tout à fait déterminés et se décomposent elles-mêmes en niveaux inférieur, moyen et supérieur, que des conquêtes et des progrès concrets et déterminés de la civilisation permettent de distinguer. Certains pédants qui croient tout savoir peuvent aujourd'hui arguer que le niveau moyen de l'état sauvage n'a pas commencé par la pêche, comme Morgan le pensait, ni le niveau supérieur par l'invention de l'arc et de la flèche, car dans beaucoup de cas l'ordre aurait été inverse et dans d'autres cas des étapes entières ont manqué par suite des circonstances naturelles; ce sont là des critiques qui peuvent du reste être faites à toute classification historique si on la prend comme un schéma rigide ayant valeur absolue, comme une chaîne d'esclaves de la connaissance, et non comme un fil conducteur vivant et souple. Ce n'en est pas moins le mérite historique de Morgan que d'avoir créé par sa première classification scientifique les conditions préalables à l'étude de la préhistoire, tout comme c'est le mérite de Linné d'avoir fourni la première classification scientifique des plantes. Avec une grande différence cependant. Comme on le sait, Linné a pris comme fondement de sa systématisation des plantes un signe très pratique, mais purement extérieur - les organes de reproduction des plantes - et il a fallu par la suite, comme Linné lui-même le reconnaissait, remplacer ce premier expédient par une classification naturelle plus vivante du point de vue de l'histoire de l'évolution du monde végétal. Au contraire, c'est justement par le choix du principe fondamental sur lequel il a fondé sa systématique que Morgan, a le plus fécondé la recherche : il a pris pour point de départ de sa classification le principe selon lequel c'est le mode de travail social, la production qui, à chaque époque historique, dès les débuts de la civilisation, détermine en premier lieu les rapports sociaux entre les hommes et dont les progrès décisifs sont autant de bornes millaires de cette évolution.

2. Le deuxième grand mérite de Morgan a trait aux rapports familiaux dans la société primitive. Là aussi, sur la base d'un vaste matériel qu'il s'est procuré par une enquête internationale, il a établi la première succession scientifiquement fondée dans les formes d'évolution de la famille, depuis les formes les plus basses de la société primitive jusqu'à la monogamie aujourd'hui dominante, c'est-à-dire jusqu'au couple permanent légalisé par l'État et où l'homme a la position dominante. Certes, le matériel découvert depuis lors a apporté mainte correction au schéma de l'évolution de la famille selon Morgan. Cependant, les traits fondamentaux de son système comme première échelle des formes de la famille humaine, des ténèbres de la préhistoire jusqu'au présent, guidée rigoureusement par l'idée de l'évolution, restent une contribution durable à l'acquis des sciences sociales. Morgan n'a pas enrichi ce domaine seulement par sa systématique, mais par une idée fondamentale et géniale sur les rapports entre les relations familiales dans une société et le système de parenté qui y prévaut. Morgan a pour la première fois attiré l'attention sur ce fait frappant que chez beaucoup de peuples primitifs les véritables relations de parenté et de descendance, c'est-à-dire la famille véritable, ne coïncident pas avec les titres de parenté que les hommes s'attribuent mutuellement, ni avec les obligations mutuelles qui découlent pour eux de ces titres. Le premier, il a trouvé à ce phénomène mystérieux une explication purement matérialiste dialectique. “ La famille ”, dit Morgan, “ est l'élément actif, elle n'est pas stationnaire, elle progresse d'une forme inférieure vers une forme plus élevée, dans la mesure où la société évolue d'une forme inférieure à une forme plus élevée. Par contre, les systèmes de parenté sont passifs, ils n'enregistrent qu'à intervalles très longs les progrès que la famille a accomplis au cours des temps et ne connaissent de modifications radicales que lorsque la famille s'est radicalement modifiée. ” De là vient que chez les peuples primitifs, des systèmes de parenté qui correspondent à une forme antérieure et déjà dépassée de la famille. sont encore en vigueur, comme d'une manière générale les idées des hommes s'attachent longtemps à des situations qui sont déjà dépassées par l'évolution matérielle effective de la société.

3. Se fondant sur l'histoire de l'évolution des relations familiales, Morgan donna la première étude exhaustive de ces anciens groupements familiaux qui, chez tous les peuples civilisés, chez les Grecs et les Romains, chez les Celtes et les Germains, chez les anciens Israélites, sont au début de la tradition historique et se retrouvent chez la plupart des peuples primitifs qui vivent encore aujourd'hui. Il montra que ces groupements, reposant sur la parenté de sang et l'ascendance commune, ne sont d'une part qu'une étape élevée dans l'évolution de la famille et d'autre part le fondement de toute vie sociale - dans la longue période où il n'y avait pas encore d'État au sens moderne, c'est-à-dire pas d'organisation politique contraignante fondée sur le critère territorial. Toute tribu, qui se composait d'un certain nombre de familles ou de gentes, comme les Romains les nommaient, avait son propre territoire qui lui appartenait en commun, et dans chaque tribu, le groupement familial était l'unité qui se gérait de façon communiste, où il n'y avait ni riches ni pauvres, ni paresseux ni travailleurs, ni maîtres ni esclaves, et où toutes les affaires publiques se réglaient par le libre choix et la libre décision de tous. Comme exemple vivant de ces relations, par lesquelles sont autrefois passés tous les peuples de la civilisation actuelle, Morgan dépeignait en détail l'organisation des Indiens d'Amérique, telle qu'elle était encore florissante lorsque les Européens conquirent l'Amérique.

“ Tous ses membres ”, dit-il, “ sont des gens libres, ayant le devoir de protéger la liberté d'autrui; égaux en droits - ni le chef en temps de paix ni le chef de guerre ne peuvent revendiquer quelque privilège que ce soit; ils forment une fraternité liée par les liens du sang. Liberté, égalité, fraternité, quoique jamais formulés, étaient les principes fondamentaux de la Gens, et celle-ci, à son tour, était l'unité de tout un système social, le fondement de la société indienne organisée. Cela explique le sens irréductible de leur indépendance et la dignité personnelle dans le maintien, que tout le monde reconnaît chez les Indiens. ”

4. L'organisation en gentes amena l'évolution sociale au seuil de la civilisation que Morgan caractérise comme cette courte période la plus récente de l'histoire de la civilisation où, sur les ruines du communisme et de l'ancienne démocratie, surgirent la propriété privée et, avec elle, l'exploitation, une institution publique contraignante, l'État, et la domination exclusive de l'homme sur la femme dans l'État, dans le droit de propriété et dans la famille. C'est au cours de cette période historique relativement courte que se produisent les plus importants et les plus rapides progrès de la production, de la science, de l'art, mais aussi les divisions profondes de la société par les oppositions de classes, la misère des peuples et leur esclavage. Voici le propre jugement de Morgan sur notre civilisation actuelle, par lequel il conclut les résultats de son étude classique :

“ Depuis l'avènement de la civilisation, la croissance de la richesse est devenue si formidable, ses formes si diverses, son application si vaste et son administration si adroitement canalisée dans l'intérêt des possédants que cette richesse est devenue, face au peuple, une puissance indomptable. L'esprit humain se trouve désemparé et fasciné devant sa propre création. Pourtant, le temps viendra où la raison humaine se fortifiera pour dominer la richesse, où elle établira le constat des rapports de l'État avec la richesse qu'il protège ainsi que les limites des droits des propriétaires. Les intérêts de la société passent avant les intérêts particuliers et des rapports justes et harmonieux doivent s'établir entre les deux. La seule poursuite de la richesse n'est pas la destination de l'humanité, si le progrès doit rester la loi de l'avenir comme il a été celle du passé. Le temps écoulé depuis les débuts de la civilisation n'est qu'une petite fraction de la vie passée de l'humanité, qu'une petite fraction de la vie qui est encore devant elle. La dissolution de la société pèse comme une menace sur nous en conclusion d'une carrière historique dont le but final unique est la richesse; car une telle carrière contient en elle-même les éléments de son propre anéantissement. La démocratie dans l'administration, la fraternité dans la société, l'égalité des droits, l'éducation universelle, consacreront la prochaine étape supérieure de la société, à l'avènement de laquelle l'expérience, la raison et la science contribuent en permanence. Cette étape fera revivre - mais sous une forme plus élevée - la liberté, l'égalité et la fraternité des anciennes gentes. ”

La contribution de Morgan à la connaissance de l'histoire de l'économie a été d'une très grande portée. Il a présenté l'économie communiste primitive, qui n'était connue et expliquée jusque-là que comme une série d'exceptions, comme la règle générale d'une évolution logique des civilisations, et en particulier la constitution en gentes. Il était ainsi prouvé que le communisme primitif avec la démocratie et l'égalité sociale qui y correspondent est le berceau de l'évolution sociale. En élargissant l'horizon du passé préhistorique, il a situé toute la civilisation actuelle avec sa propriété privée, sa domination de classe, sa domination masculine, son État et son mariage contraignants, comme une courte étape passagère, née de la dissolution de la société communiste primitive et qui doit à son tour faire place dans l'avenir à des formes sociales supérieures. Ce faisant, Morgan a fourni au socialisme scientifique un nouveau et puissant appui. Tandis que Marx et Engels avaient, par la voie de l'analyse économique du capitalisme, démontré pour le proche avenir l'inévitable passage de la société à l'économie communiste mondiale et donné ainsi aux aspirations socialistes un fondement scientifique solide, Morgan a fourni dans une certaine mesure à l'œuvre de Marx et Engels tout son puissant soubassement, en démontrant que la société démocratique communiste englobe, quoique sous des formes primitives, tout le long passé de l'histoire humaine avant la civilisation actuelle. La noble tradition du lointain passé tendait ainsi la main aux aspirations révolutionnaires de l'avenir, le cercle de la connaissance se refermait harmonieusement et dans cette perspective, le monde actuel de la domination de classe, et de l'exploitation, qui prétendait être le nec plus ultra de la civilisation, le but suprême de l'histoire universelle, n'était plus qu'une minuscule étape passagère dans la grande marche en avant de l'humanité.

II.[modifier le wikicode]

Le livre de Morgan sur la Société primitive a constitué pour ainsi dire une introduction après-coup au Manifeste Communiste de Marx et Engels. Les conditions étaient réunies pour forcer la science bourgeoise à réagir. En l'espace de deux à trois décennies après le milieu du siècle, la notion de communisme primitif s'était de toutes parts introduite dans la science. Tant qu'il ne s'agissait que d'honorables “ antiquités du droit germanique ”, de “ particularités des tribus slaves ”, de l'État Inca du Pérou, exhumé par les historiens, etc., ces découvertes gardaient le caractère de curiosités scientifiques inoffensives, sans portée actuelle, sans liaison directe avec les intérêts et les combats quotidiens de la société bourgeoise. A tel point que des conservateurs endurcis ou des politiciens libéraux modérés comme Ludwig von Maurer et Sir Henry Maine pouvaient s'acquérir les plus grands mérites en faisant de telles découvertes. Bientôt pourtant cette liaison avec l'actualité allait s'opérer, dans deux directions à la fois. Déjà, nous l'avons vu, la politique coloniale avait amené un heurt entre les intérêts matériels tangibles du monde bourgeois et les conditions de vie du communisme primitif. Plus le régime capitaliste imposait sa toute-puissance en Europe occidentale depuis le milieu du XIX° siècle, après les tempêtes de la révolution de 1848, et plus ce heurt devenait brutal. En même temps, et précisément depuis la révolution de 1848, un autre ennemi jouait un rôle de plus en plus grand à l'intérieur de la société bourgeoise : le mouvement ouvrier révolutionnaire. Depuis les journées de juin 1848 à Paris, le “ spectre rouge ” ne disparaît plus de la scène publique, et ressurgit en 1871 dans l'embrasement aveuglant des luttes de la Commune, au grand effroi de la bourgeoisie française et internationale. Or à la lumière de ces luttes de classes brutales, la plus récente découverte de la recherche scientifique - le communisme primitif - révélait son aspect dangereux. La bourgeoisie, touchée au point sensible de ses intérêts de classe, flairait un lien obscur entre les vieilles traditions communistes qui, dans les pays coloniaux, opposaient la résistance tenace à la recherche du profit et aux progrès d'une “ européanisation ” des indigènes, et le nouvel évangile apporté par l'impétuosité révolutionnaire des masses prolétariennes dans les vieux pays capitalistes.

Lorsqu'en 1873, à l'Assemblée nationale française, on régla le sort des malheureux Arabes d'Algérie par une loi instaurant de force la propriété privée, on ne cessa de répéter, dans cette assemblée où vibrait encore la lâcheté et la furie meurtrière des vainqueurs de la Commune, que la propriété commune primitive des Arabes devait à tout prix être détruite, “ comme forme qui entretient dans les esprits les tendances communistes ”. En Allemagne, pendant ce temps, les splendeurs du nouvel empire allemand, la spéculation de “ l'ère de fondation ” et la première crise capitaliste des années 70, le régime de fer et de sang de Bismark, avec sa loi contre les socialistes, allaient intensifier à l'extrême les luttes de classes et bannir toute complaisance, y compris dans la recherche scientifique. Le développement sans exemple de la social-démocratie, incarnation des théories de Marx et Engels, a aiguisé extraordinairement l'instinct de classe de la science bourgeoise en Allemagne. Et c'est ainsi que la réaction contre les théories sur le communisme primitif s'est faite la plus vigoureuse. Des historiens de la civilisation comme Lippert et Schurtz, des théoriciens de l'économie politique comme Bücher, des sociologues comme Starcke, Westermarck et Grosse sont aujourd'hui d'accord pour combattre avec ardeur la théorie du communisme primitif, et en particulier les idées de Morgan sur l'évolution de la famille et sur le règne autrefois souverain de la constitution familiale avec son égalité des sexes et sa démocratie générale. M. Starcke, par exemple, dans sa Famille primitive, de 1888, traite les hypothèses de Morgan sur les systèmes de parenté de “ rêve sauvage ”, “ pour ne pas dire délire ”.[2] Même des savants plus sérieux, comme le meilleur historien des civilisations que nous possédions, Lippert, partent en guerre contre Morgan. Se fondant sur les rapports superficiels et vieillis de missionnaires du XVIII° siècle, sans aucune formation économique et ethnologique, ignorant complètement les prodigieuses études de Morgan, Lippert décrit les relations économiques chez les Indiens d'Amérique du Nord, ceux mêmes dont Morgan a, mieux que personne, pénétré la vie et l'organisation sociales. Il y voit la preuve que chez les peuples chasseurs en général il n'y a aucune organisation commune de la production, aucun souci de la totalité et de l'avenir, qu'il n'y règne au contraire qu'absence, de toute règle et de toute pensée.

Lippert reprend, sans aucune critique, la déformation stupide que fait subir aux communistes existant effectivement chez les Indiens, l’œil européen borné des missionnaires; ainsi, par exemple, quand il cite l'histoire de la mission des frères évangélistes chez les Indiens d'Amérique du Nord, œuvre de Loskiek, datant de 1789 : “ Beaucoup d'entre eux (des Indiens d'Amérique), dit notre missionnaire remarquablement informé, sont si paresseux qu'ils ne plantent rien eux-mêmes, mais se fient à ce que d'autres ne peuvent refuser de partager leurs provisions avec eux. Comme de cette façon les plus travailleurs ne jouissent pas plus de leur travail que les oisifs, ils plantent de moins en moins, avec le temps. Que survienne un hiver rigoureux, la neige épaisse les empêche d'aller à la chasse, et une famine générale se produit facilement, entraînant souvent la mort de beaucoup d'hommes. La détresse leur apprend alors à se nourrir de racines et d'écorces d'arbres, en particulier de jeunes chênes. ” Et Lippert ajoute aux paroles de son garant : “ Ainsi, par un enchaînement naturel, la rechute dans l'insouciance antérieure a entraîné la rechute dans le mode de vie antérieur. ” Dans cette société indienne où personne ne “ peut refuser ” de partager ses provisions avec d'autres et dans laquelle le “ frère évangéliste ” construit de toutes pièces et avec un arbitraire manifeste l'inévitable division en “ travailleurs ” et “ oisifs ” selon le modèle européen, Lippert prétend trouver la meilleure preuve contre le communisme primitif : “ A un tel niveau, la génération âgée se soucie encore moins d'équiper la jeune génération pour la vie. L'Indien est déjà très éloigné de l'homme primitif. Dès que l'homme a un instrument, il a la notion de possession, mais limitée à cet outil. Dès le plus bas niveau, l'Indien a cette notion; dans cette possession primitive, tout élément de communisme est absent; l'évolution commence par le contraire. ”

Le professeur Bücher a opposé à l'économie communiste primitive sa “ théorie de la recherche individuelle de la nourriture ” chez les peuples primitifs et des “ espaces de temps incommensurables ” dans lesquels “ l'homme a existé sans travailler ”. Or, pour l'historien des civilisations, Schurtz, le professeur Bücher, avec son “ coup d'œil génial ”, est un prophète qu'il faut suivre aveuglément quand il s'agit de l'économie des époques primitives.[3] Le porte-parole le plus représentatif et le plus énergique de la réaction contre les dangereuses théories du communisme primitif, contre le “ père de l'Église de la social-démocratie allemande ”, Morgan, c'est Monsieur Ernst Grosse. A première vue, Grosse est lui-même partisan de la conception matérialiste de l'histoire; il explique en effet diverses formes de droit, de relations entre les sexes, de pensée sociale en remontant aux rapports de production, facteur déterminant de ces formes. “ Peut d'historiens des civilisations ”. dit-il dans ses Débuts de l'art parus en 1894, “ semblent avoir compris toute l'importance de la production. Il est d'ailleurs beaucoup plus facile de la sous-estimer que de la surestimer. L'économie est pour ainsi dire le centre vital de toute forme de civilisation; elle exerce l'influence la plus profonde et la plus irrésistible sur tous les autres facteurs de civilisation, tandis qu'elle n'est elle-même déterminée que par des facteurs naturels - géographiques et météorologiques. On pourrait assez justement dire de la forme de production qu'elle est le phénomène primaire de civilisation, auprès duquel tous les autres aspects de la civilisation ne sont que dérivés et secondaires - évidemment pas au sens où les autres branches seraient nées de ce tronc, mais parce que, bien que nées de manière indépendante, elles se sont développées et se sont formées constamment sous la pression du facteur économique dominant. ”

Il semble a première vue que M. Grosse lui-même a emprunté ses principales idées aux “ pères de l'Église de la social-démocratie allemande ”, quoiqu'il se garde bien évidemment de laisser soupçonner, ne fut-ce que par un mot, la source scientifique à laquelle il a puisé, toute faite, sa supériorité sur “ la plupart des historiens des civilisations ”. Il est même, en ce qui concerne la conception matérialiste de l'histoire, “ plus catholique que le pape ”. Tandis qu'Engels - créateur, avec Marx, de la conception matérialiste de l'histoire - admettait, pour l'évolution de la famille depuis les temps primitifs jusqu'au mariage actuel sanctionné par l'État, une profession indépendante des relations économiques, fondée seulement sur la perpétuation du genre humain, Grosse va beaucoup plus loin. Il établit la théorie selon laquelle la forme de la famille n'est à chaque époque que le produit direct des rapports économiques en vigueur. “ Nulle part.... écrit-il, la signification de la production pour la civilisation ne ressort plus clairement que dans l'histoire de la famille. Les formes étranges de la famille humaine qui ont amené les sociologues à des hypothèses encore plus étranges, deviennent étonnamment compréhensibles dès qu'on les considère en relation avec les forme de la production. ”

Son livre, paru en 1896, Les formes de la famille et les formes de l'économie, est entièrement consacré à démontrer la justesse de cette idée. En même temps Grosse est un adversaire résolu de la théorie du communisme primitif. Il cherche, lui aussi, à démontrer que l'évolution historique de l'humanité n'a pas du tout commencé par la propriété commune, mais par la propriété privée; comme Lippert et Bücher, il s'efforce d'exposer, de son point de vue, que plus on remonte dans la préhistoire et plus “ l'individu ” avec sa “ possession individuelle ” domine exclusivement. Certes, on ne peut contester les découvertes faites dans toutes les parties du monde sur les communautés villageoises communistes et sur les tribus. Mais M. Grosse - et là réside sa théorie propre - ne fait apparaître les organisations en lignages, cadres de l'économie communiste, qu'à une étape déterminée de l'évolution : au niveau de l'agriculture inférieure pour la faire se dissoudre au niveau de l'agriculture supérieure et céder à nouveau la place à la “ propriété individuelle ”. De cette façon, Grosse renverse triomphalement la perspective historique de Marx et de Morgan. Dans cette perspective, le communisme était le berceau de l'humanité, évoluant vers la civilisation, la forme des relations économiques qui avait accompagné cette évolution pendant des espaces de temps incommensurables, pour ne se dissoudre qu'avec la civilisation et faire place à la propriété privée; et la civilisation elle-même, par un rapide processus de dissolution, allait vers le retour au communisme, sous la forme plus élevée de la société socialiste.

D'après Grosse, c'était la propriété privée qui avait accompagné la naissance et le progrès de la civilisation, pour ne céder la place au communisme que temporairement et à une étape précise, celle de l'agriculture inférieure. D'après Marx-Engels et Morgan, le début et l'aboutissement de l'histoire de la civilisation, c'est la propriété commune, la solidarité sociale; d'après Grosse et ses collègues ès science bourgeoise, c'est l'“ individu ” avec la propriété privée. Ce n'est pas suffisant. Grosse est l'adversaire résolu non seulement de Morgan et du communisme primitif, mais de toute la théorie de l'évolution dans le domaine de la vie sociale et il déverse les flots de son ironie sur les esprits puérils qui veulent aligner tous les phénomènes de la vie sociale en une série évolutive et les saisir comme un processus unique, un progrès de l'humanité de formes inférieures vers des formes plus élevées de la vie. Cette idée fondamentale sur laquelle repose toute la science sociale moderne – la conception de l'histoire et la théorie du socialisme scientifique en particulier - Monsieur Grosse, en savant bourgeois typique, la combat de toutes ses forces. “ L’humanité ”, proclame-t-il, “ ne se meut nullement selon une ligne unique dans une direction unique; au contraire, à la diversité des conditions de vie des peuples répond la diversité de leurs voies et de leurs buts. ” Ainsi, en la personne de Grosse, la science sociale bourgeoise est parvenue, dans sa réaction contre les conséquences révolutionnaires de ses propres découvertes, au point où l'économie bourgeoise vulgaire était parvenue dans sa réaction contre l'économie classique : à la négation de toute loi de l'évolution sociale.[4] Examinons de plus près ce curieux “ matérialisme ” historique du plus récent des pourfendeurs de Marx, Engels et Morgan.

Grosse parle beaucoup de “ production ”, il parle tout le temps du “ caractère de la production ”, comme facteur déterminant qui influence l'ensemble de la civilisation. Qu'entend-il par production et caractère de la production ?

“ La forme économique qui domine ou prédomine dans un groupe social, la manière dont les membres du groupe pourvoient à leur subsistance, ce sont là des faits qui s'observent directement et se constatent partout dans leurs principaux traits avec une certitude suffisante. Nous pouvons avoir les doutes les plus sérieux sur les conceptions religieuses et sociales des Australiens; mais aucun doute n'est possible sur le Caractère de leur production : les Australiens vivent de la chasse et de la cueillette des plantes. Il est peut-être impossible de pénétrer dans la culture et les idées des anciens Péruviens; mais le fait que les citoyens de l'empire Inca étaient un peuple d'agriculteurs est manifeste. ”

Par “ production ” et par son “ caractère ”, Grosse entend donc tout simplement la source principale de l'alimentation d'un peuple. La chasse, la pêche, l'élevage, l'agriculture, tels sont ces “ rapports de production ” qui exercent une action déterminante sur tous les autres rapports de civilisation chez un peuple. Il nous faut d'abord remarquer que si la suffisance de Monsieur Grosse à l'égard de la “ plupart des historiens des civilisations ” lui vient de cette maigre découverte, elle est dénuée de tout fondement. L'idée que la source principale à laquelle un peuple puise son alimentation est d'une extraordinaire importance pour le développement de sa civilisation n'est pas la découverte toute neuve de Monsieur Grosse, mais bien plutôt un très ancien acquis de tous les historiens des civilisations. Cette constatation a mené à la classification courante des peuples en chasseurs, éleveurs et agriculteurs, telle qu'elle revient dans toutes les histoires des civilisations et telle que Monsieur Grosse lui-même l'applique après maintes tergiversations.

Cette idée n'est pas seulement très ancienne, elle est aussi - dans la plate version de Grosse - complètement fausse. Que nous sachions uniquement qu'un peuple vit de la chasse, de l'élevage ou de l'agriculture, ne nous fait rien connaître de ses rapports de production et de sa civilisation. Les Hottentots actuels du Sud-Ouest Africain que les Allemands ont privé de leur source d'existence en leur prenant leurs troupeaux, et qu'ils ont munis en échange de fusils, sont par force redevenus des chasseurs. Mais les rapports de production de ce “ peuple de chasseurs ” n'ont pas le moindre point commun avec ceux des chasseurs indiens de Californie qui vivent encore dans leur isolement primitif, et ceux-ci à leur tour n'ont guère de ressemblance avec les compagnies de chasseurs du Canada qui livrent industriellement des peaux de bêtes aux capitalistes américains et européens. Les éleveurs péruviens qui, avant l'invasion espagnole, gardaient leurs lamas dans la Cordillère, en économie communiste sous la domination Inca, les nomades arabes avec leurs troupeaux en Afrique ou en Arabie, les paysans d'aujourd'hui dans les Alpes suisses, bavaroises ou tyroliennes, qui gardent leurs mœurs traditionnelles au milieu du monde capitaliste, les esclaves romains à moitié retournés à l'état sauvage qui gardaient les énormes troupeaux de leurs maîtres en Apulie, les “ farmers ” de l'Argentine actuelle qui engraissent d'innombrables troupeaux pour les abattoirs et les conserveries de l'Ohio - tous sont des exemples d'“ élevage ” qui représentent autant de types totalement différents de production et de civilisation. Enfin l'“ agriculture ” englobe une telle variété de modes d'économie et de niveaux de civilisation depuis la communauté indienne primitive jusqu'aux latifundia modernes, depuis la minuscule exploitation jusqu'aux grands domaines des seigneurs baltes, depuis le fermage anglais jusqu'à la jobagie roumaine, depuis l'horticulture chinoise jusqu'à la plantation brésilienne et le travail des esclaves, depuis le sarclage féminin à Haïti jusqu'aux fermes d'Amérique du Nord marchant à l'électricité et à la vapeur.

Vraiment, les révélations de Monsieur Grosse sur l'importance de la production ne nous révèlent que son admirable incompréhension de ce qu'est réellement la “ production ”. C'est justement contre ce “ matérialisme ” grossier, qui ne considère que les conditions naturelles extérieures de la production et de la civilisation, et dont le sociologue anglais Buckle est le plus parfait représentant, que se dressaient Marx et Engels. Ce qui est décisif pour les relations économiques et culturelles des hommes, ce n'est pas la source naturelle extérieure de leur alimentation, ce sont les rapports que les hommes ont entre eux dans leur travail. Les rapports sociaux de production décident de la question : quelle forme de production domine chez un peuple ? On ne peut comprendre les rapports familiaux, les notions de droit, les idées religieuses, le développement des arts chez un peuple que lorsque l'on a saisi à fond cet aspect fondamental de la production. Mais il est, pour la plupart des observateurs européens, extrêmement difficile de pénétrer les rapports sociaux qui s'établissent dans la production chez les peuples dits sauvages. A l'inverse de Monsieur Grosse, qui croit déjà tout connaître quand il sait seulement que les Incas du Pérou étaient des agriculteurs, un savant sérieux, Sir Henry Maine écrit :

“ L'erreur caractéristique de l'observateur direct des réalités sociales ou juridiques étrangères consiste à les comparer trop vite avec des réalités connues de lui qui sont apparemment de même nature. ”

Le lien entre les formes de la famille et les “ formes de production ” ainsi comprises se présente comme suit chez Monsieur Grosse :

Au niveau le plus bas, l'homme se nourrit de la chasse - au sens le plus large - et de la cueillette de végétaux. Cette forme primitive de production s'accompagne de la forme la plus primitive de division du travail, la division physiologique du travail entre les deux sexes. Tandis que l'homme se réserve de veiller à l'alimentation animale, la récolte des racines et des fruits est la tâche de la femme. Dans ces conditions, c'est sur l'homme que repose presque toujours le poids principal de la vie économique, en conséquence de quoi la forme primitive de la famille revêt partout un caractère nettement patriarcal. Quelles que soient les idées sur la parenté du sang, l'homme primitif est de fait le maître et le propriétaire au milieu de ses femmes et de ses enfants, même s'il n'est pas considéré comme parent par le sang de ses descendants. A partir de ce niveau le plus bas, la production peut progresser dans deux directions, selon que l'économie féminine ou l'économie masculine prend l'avantage. Ce sont avant tout les conditions naturelles dans lesquelles vit le groupe primitif qui transforment l'une ou l'autre des deux branches en tronc principal. Quand la flore et le climat du pays incitent à former des réserves et plus tard à cultiver des plantes utilitaires, c'est l'économie féminine qui se développe, la cueillette devient peu à peu la culture des plantes. De fait, chez les peuples primitifs d'agriculteurs, c'est toujours la femme qui s'occupe de ces travaux. Le poids de la vie économique se déplace ainsi vers la femme, en conséquence de quoi nous trouvons dans les sociétés primitives qui s'appuient surtout sur l'agriculture, une forme matriarcale de la famille, ou du moins des traces d'une telle forme. La femme, principal soutien de la famille et maîtresse de la terre, est au centre de la famille. Cette évolution n'a, il est vrai, que rarement abouti à un matriarcat au sens propre, à une véritable domination de la femme, si ce n'est là seulement où le groupe social était à l'abri des attaques d'ennemis extérieurs. Dans tous les autres cas, l'homme a reconquis, comme protecteur, la prépondérance qu'il avait perdue comme soutien de famille. C'est de cette façon que se constituent les différentes formes de familles qui règnent chez la plupart de ces peuples d'agriculteurs et qui représentent un compromis entre la tendance au matriarcat ou au patriarcat.

“ Une grande partie de l'humanité a cependant connu une toute autre évolution. Les peuples de chasseurs qui vivaient dans des régions peu propices à l'agriculture, où par contre la domestication de certains animaux était possible et rentable, n'ont pas progressé dans la culture des plantes, mais dans l'élevage. Or, l'élevage, qui s'est développé peu à peu à partir de la chasse, est, à l'origine, un privilège de l'homme tout comme la chasse. Ainsi, la prédominance économique de l'homme, déjà existante, se renforce encore, et trouve son expression logique dans le fait que la forme patriarcale de la famille règne chez tous les peuples qui vivent prioritairement de l'élevage. En outre, la position prédominante de l'homme dans les sociétés d'élevage est encore accrue par le fait que, contraints à la guerre, les peuples bergers sont obligés de se constituer en organisations guerrières centralisées. D'où une forme extrême du patriarcat où la femme n'a aucun droit et vit en esclave d'un époux et maître revêtu de la puissance despotique. Les peuples pacifiques d'agriculteurs où la femme, soutien de famille, règne ou, tout au moins, jouit en partie d'une position plus libre, tombent le plus souvent sous la domination des peuples guerriers d'éleveurs, et adoptent leurs coutumes : la domination despotique de l'homme dans la famille. “ Et c'est ainsi qu'aujourd'hui toutes les nations civilisées vivent sous le signe d'une forme patriarcale plus ou moins marquée de la famille. ”[5]

Les étranges destinées historiques de la famille humaine décrites ici dans leur dépendance à l'égard des formes de production se ramènent donc au schéma suivant : ère de la chasse - famille conjugale avec domination masculine; ère de l'élevage - famille conjugale avec domination masculine aggravée; ère de l'agriculture inférieure - famille conjugale avec, par endroits, domination de la femme, puis soumission des agriculteurs aux éleveurs, là aussi famille conjugale avec domination masculine, et pour couronner le tout : ère de l'agriculture supérieure - famille conjugale avec domination masculine. On le voit, Monsieur Grosse prend au sérieux sa négation de la théorie moderne de l'évolution. Pour lui, il n'y a pas d'évolution dans la constitution de la cellule familiale. L'histoire commence et finit par la famille conjugale avec domination masculine. Ce faisant, Grosse ne se soucie pas qu'après s'être vanté d'expliquer la naissance des formes familiales à partir des formes de production, il présuppose la constitution de la famille comme quelque chose de donné, d'achevé, c'est-à-dire la famille conjugale, le ménage moderne et l'insère sans aucune modification dans toutes les formes de production. Ce qu'il suit en réalité à travers le temps, ce ne sont pas “ les cellules familiales ” mais simplement les relations entre sexes. Domination de l'homme ou domination de la femme - voilà selon Grosse le germe de la cellule familiale qu'il réduit à un signe extérieur tout aussi grossièrement qu'il avait réduit la “ forme de production ” à la question : chasse, élevage ou agriculture.

Il est fidèle à lui-même dans ses simplifications. Que la “ domination masculine ” ou la “ domination féminine ” puisse englober des douzaines de formes différentes de familles, qu'à l'intérieur du niveau de civilisation des “ chasseurs ” il puisse y avoir des douzaines de systèmes de parenté différents - c'est ce que Monsieur Grosse n'envisage pas plus qu'il n'envisage la question des rapports sociaux à l'intérieur d'un genre de production. La relation réciproque entre formes de famille et formes de production se ramène alors au très spirituel “ matérialisme ” suivant : on considère dès l'abord les deux sexes comme des concurrents en affaires. Quiconque est soutien de famille, est maître de la famille, pense le philistin, ainsi, d'ailleurs, que le code civil bourgeois. La malchance du sexe féminin veut qu'il n'ait été, exceptionnellement, qu'une seule fois soutien de famille dans l'histoire, à l'époque de l'agriculture inférieure; même alors il a le plus souvent eu le dessus face au sexe guerrier masculin. L'histoire de la famille n'est au fond que l'histoire de l'esclavage de la femme, dans toutes les “ formes de production ” et malgré toutes les formes de production.

Le seul lien entre les formes de familles et les formes d'économie n'est finalement que la légère différence entre des formes un peu plus douces ou un peu plus dures de la domination masculine. Pour en terminer, le premier message de rédemption dans l'histoire de la civilisation humaine est apporté à la femme asservie... par l'Église chrétienne qui, sinon sur la terre, du moins au ciel, ne connaît pas de différence entre les sexes. “ Par cette doctrine, la chrétienté a accordé à la femme une dignité devant laquelle l'arbitraire de l'homme doit s'incliner ”, conclut Monsieur Grosse, en jetant l'ancre dans le port de l'Église chrétienne après avoir longtemps erré sur les eaux de l'histoire économique. Comme les formes de la famille qui ont amené les sociologues à des “ hypothèses étranges ” sont “ étonnamment compréhensibles ”, dès qu'on les considère “ en liaison avec les formes de production ” !

Le plus frappant, cependant, dans cette histoire des “ formes de la famille ”, c'est la façon dont est traitée l'association de parentage, ou le clan, comme dit Grosse. Nous avons vu le rôle énorme joué par les associations de parentage dans la vie sociale, aux premières étapes de la civilisation. Surtout depuis les recherches de Morgan, qui ont fait date, on sait qu'avant la formation de l'État territorial, elles étaient la forme propre de la société humaine, et que longtemps (encore) après, elles étaient l'unité économique et la communauté religieuse. Comment situer la curieuse histoire des “ formes de la famille ” selon Grosse par rapport à ces faits ? Grosse ne peut manifestement pas nier l'existence de clans chez tous les peuples primitifs. Mais comme elle est en contradiction avec son schéma de la famille conjugale et de la domination de la propriété privée, il s'efforce d'en réduire l'importance au minimum, sauf dans la période de l'agriculture inférieure. “ Le pouvoir du clan est né avec l'économie agricole inférieure et il disparaît aussi avec elle; chez tous les agriculteurs supérieurs le clan, soit a déjà périclité, soit périclite. ”[6] Ainsi Grosse fait surgir le “ pouvoir du clan ” avec son économie communiste au beau milieu de l'histoire de l'économie et de l'histoire de la famille. pour le faire se dissoudre aussitôt après. Comment expliquer la naissance, l'existence et les fonctions des clans durant les millénaires d'évolution de la civilisation avant l'agriculture inférieure, alors que d'après Grosse ils n'ont ni fonction économique ni signification sociale par rapport à la famille conjugale en ces temps-là ? Que sont en général ces clans qui mènent une existence d'ombres à l'arrière-plan des familles particulières avec leur économie privée, chez les chasseurs et chez les éleveurs ? C'est le propre secret de Monsieur Grosse. Il ne se soucie pas davantage de la contradiction criante entre sa petite histoire et quelques faits universellement reconnus. Les clans n'acquéreraient une importance que dans l'agriculture inférieure; or les clans sont la plupart du temps liés à la vendetta, au culte religieux et très souvent aussi à la désignation d'un animal totémique; toutes ces choses sont beaucoup plus anciennes que l'agriculture; il faut donc, d'après la propre théorie de Grosse, qu'elles tirent leur pouvoir de rapports de production de périodes bien plus lointaines. Grosse explique l'existence de clans chez des agriculteurs supérieurs, Germains, Celtes, Indiens, comme un héritage de la période de l'agriculture inférieure où les clans ont leurs racines dans l'économie rurale féminine. Or l'agriculture supérieure des peuples civilisés ne vient pas de la culture féminine par sarclage, mais de l'élevage, qui était déjà pratiqué par les hommes et où, selon Grosse, le clan n'avait aucune importance par rapport à l'exploitation familiale patriarcale. Selon Grosse encore, l'organisation en clans est sans importance chez les éleveurs nomades, elle n'acquiert de pouvoir pour quelque temps que lorsque le groupe se fixe et passe à l'agriculture.

D'après les meilleurs spécialistes des civilisations agraires, l'évolution réelle s'est opérée en sens inverse : tant que les éleveurs menaient une vie nomade, les associations de parentage avaient à tous égards les plus grands pouvoirs; avec la vie sédentaire et l'agriculture, la cohésion du clan commence à se relâcher et à reculer devant le regroupement local des agriculteurs dont la communauté d'intérêts est plus forte que la tradition des liens du sang, la communauté familiale se transforme en une communauté de voisinage. Telle est l'opinion de Ludwig von Maurer, Kovalevsky, Henry Maine, Laveleye; et actuellement, Kaufmann démontre l'existence du même phénomène chez les Kirghizes et les Yakoutes.

Signalons enfin que Grosse avoue lui-même n'avoir, de son point de vue, pas la moindre explication à donner pour les phénomènes les plus importants relevant du domaine des rapports familiaux primitifs, comme le matriarcat, et qu'il se contente en haussant les épaules d'appeler le matriarcat “ la curiosité la plus rare de la sociologie ”. Il en vient jusqu'à cette affirmation incroyable que chez les Australiens les idées de consanguinité n'auraient eu aucune influence sur les systèmes familiaux, et même, chose encore plus incroyable, qu'il n'y avait pas trace de clans chez les anciens Péruviens; il juge de la civilisation agraire des Germains d'après le matériel vieilli et discutable de Laveleye et reprend finalement à son compte, par exemple, cette fabuleuse affirmation de Laveleye, selon laquelle “ aujourd'hui encore ” la communauté villageoise russe chez les 35 millions de Grands-Russiens constitue un regroupement de clan par consanguinité; une “ communauté familiale ”, ce qui est à peu près aussi exact que l'affirmation selon laquelle l'ensemble de la population berlinoise formerait “ aujourd'hui encore ” une grande communauté familiale. Tout cela habilite particulièrement Grosse à traiter de chien crevé le “ père de l'église de la social-démocratie allemande ”, Morgan. Les exemples donnés ci-dessus de la façon dont Grosse traite des formes de la famille et du clan donnent une idée de la façon dont il traite des “ formes de l'économie ”. Toute son argumentation dirigée contre le communisme primitif repose sur une série de “ certes ” et de “ mais ”; il concède les faits incontestables, mais il leur en oppose d'autres de façon à diminuer ce qui ne lui convient pas, à gonfler ce qui lui convient et à obtenir le résultat souhaité.

Grosse rapporte lui-même à propos des chasseurs inférieurs :

“ La propriété individuelle, qui dans toutes les sociétés inférieures consiste avant tout ou exclusivement en biens meubles, n'a ici presque aucune importance; mais la partie la plus précieuse de la propriété, le chien de chasse, appartient en commun à tous les hommes de la tribu. Par voie de conséquence, le butin doit lui aussi être parfois partagé entre tous les membres de la horde. C'est par exemple ce qu'on rapporte sur les Botocudos (Ehrenreich, Revue d'ethnologie). Dans certaines parties de l'Australie, de telles coutumes existent. Tous les membres d'un groupe primitif sont et demeurent également pauvres. Comme il n'y a pas de différences importantes de fortune, la principale cause de formation des différentes castes fait défaut. En général, tous les hommes adultes à l'intérieur d'une tribu ont les mêmes droits. ” (pp. 55-56.)

De même, “ l'appartenance au clan a sous certains ( !) rapports une influence importante sur la vie du chasseur inférieur. Elle lui donne le droit de se servir de tel chien de chasse et le droit et le devoir de protection et de vengeance ” (p. 64). De même, Grosse reconnaît la possibilité d'un communisme de clan chez les chasseurs inférieurs de Californie.

Les liens du clan sont pourtant ici très relâchés; il n'y a pas de communauté économique. “ Le mode de production des chasseurs arctiques est cependant si individualiste que la cohésion du clan ne résiste guère aux convoitises centrifuges. ” De même, chez les Australiens, “ la chasse et la cueillette sur le terrain commun ne sont en règle générale nullement pratiquées en commun; chaque famille a son exploitation séparée ”. En général, “ la pénurie de nourriture ne tolère aucune réunion durable en groupes assez grands, elle contraint à la dispersion ” (p. 63).

Passons aux chasseurs supérieurs. Certes, “ chez les chasseurs supérieurs aussi, le sol est en général la propriété commune de la tribu ou du clan ” (p. 69), certes, nous trouvons à ce niveau des maisons collectives où les clans habitent en commun (p. 84); certes, apprenons-nous, “ les digues et les travaux de production importants que Mackenzie a vus dans les fleuves de la Haida et qui, d'après ses estimations, doivent avoir exigé le travail de l'ensemble de la tribu, étaient sous la surveillance du chef sans la permission duquel personne ne pouvait pêcher. Ils étaient donc vraisemblablement considérés comme la propriété de l'ensemble de la communauté villageoise à laquelle appartenaient aussi sans partage les eaux poissonneuses et les terrains de chasse ” (p. 87).

Mais “ les biens meubles ont acquis ici une telle extension et une telle importance que, malgré l'égalité dans la possession du sol, une grande inégalité de fortune peut se développer ” (p. 69) et “ en général la nourriture, autant que nous pouvons en juger, n'est pas plus considérée comme propriété commune que le reste des biens meubles. On ne peut caractériser les clans domestiques comme des communautés économiques que dans un sens très limité ” (p. 88).

Tournons-nous maintenant vers le niveau de civilisation directement supérieur, les éleveurs nomades. A leur sujet aussi, Grosse rapporte ce qui suit : certes, “ même les nomades les plus instables ne débordent pas au-delà de certaines limites, ils se meuvent tous à l'intérieur d'un territoire assez précisément délimité, qui passe pour la propriété de leur tribu et qui est à son tour souvent réparti entre les différentes familles particulières et clans ”. Et plus loin : “ Le sol est, dans presque tout le domaine de l'élevage, possession commune de la tribu ou du clan (p. 91). “ La terre est, il est vrai, le bien commun de tous les membres du clan et elle est répartie comme telle par le clan ou par son chef entre les différentes familles qui l'exploitent ” (p. 128).

Mais “ la terre n'est pas la possession la plus précieuse du nomade. Son bien suprême, c'est son troupeau et le bétail est toujours (!) la propriété particulière des familles individuelles. Le clan d'éleveurs n'est jamais (!) devenu une communauté économique ou de propriété ”.

Viennent ensuite les agriculteurs inférieurs. Ici, certes, le clan est pour la première fois reconnu comme une communauté complètement communiste. Mais - ici aussi un “ mais ” suit immédiatement - ici aussi “ l'industrie mine l'égalité sociale ” (Grosse parle d'industrie, mais il pense naturellement à la production de marchandises qu'il ne sait pas distinguer de l'autre) et crée une propriété particulière meuble qui a priorité sur la propriété collective du sol et la détruit (pp. 136-137). Malgré la communauté du sol, “ la séparation entre riche et pauvre existe déjà ici aussi ”. Le communisme est réduit à un bref interlude dans l'histoire de l'économie, qui commence avec la propriété privée pour se terminer par la propriété privée. Ce qu'il fallait démontrer !

III.[modifier le wikicode]

Pour vérifier la valeur du schéma de Grosse, tournons-nous directement vers les faits. Examinons - même d'un coup d’œil rapide - le mode économique des peuples au niveau le plus bas. Quel est-il ? Grosse les appelle les “ chasseurs inférieurs ” et dit à leur sujet :

“ Les peuples de chasseurs inférieurs ne constituent aujourd'hui qu'une infime fraction de l'humanité. Condamnés par leur forme de production imparfaite et peu rentable à la faiblesse numérique et à la pauvreté, ils ont partout reculé devant les peuples plus grands et plus forts, de sorte qu'ils ne végètent plus maintenant que dans des forêts vierges impénétrables et des déserts inhospitaliers. Une grande partie de ces tribus misérables appartient à des races naines. Ce sont les plus faibles justement, qui dans la lutte pour l'existence sont repoussés par les plus forts vers les contrées les plus hostiles et sont condamnés à la stagnation. En tout cas, on trouve encore aujourd'hui sur tous les continents, à l'exception de l'Europe, des représentants de la plus ancienne forme d'économie. L'Afrique recèle une multitude de peuples de chasseurs de petite taille; malheureusement, nous n'avons jusqu'à maintenant d'informations que sur un seul d'entre eux, les Boschimans du désert de Kalahari (dans le sud-ouest africain allemand). Les autres tribus de pygmées se cachent dans l'obscurité des forêts vierges centrales.

“ Quittons l'Afrique pour l'Orient. Nous rencontrerons dans l'île de Ceylan (à la pointe méridionale de la péninsule indienne) le peuple nain de chasseurs des Veddahs. Plus loin, dans l'archipel Andaman, les Mincopies; à l'intérieur de Sumatra, les Kubus, et dans les montagnes sauvages des Philippines les Aetas, trois tribus qui appartiennent également aux races naines. Avant la colonisation européenne, le continent australien était peuplé de tribus de chasseurs inférieurs, et si les indigènes ont été chassés de la plus grande partie des régions côtières par les colons de la seconde moitié du XIX° siècle, ils continuent de vivre dans les déserts de l'intérieur.

“ En Amérique, on peut suivre toute une série de groupes humains dont la civilisation est des plus pauvres, dispersés depuis l'extrême Sud jusque dans le grand Nord. Dans les déserts montagneux du cap Horn (pointe méridionale de l'Amérique du Sud) battus par la pluie et la tempête, il y a les habitants de la Terre de feu que plus d'un observateur déclaré être les plus misérables et les plus grossiers de tous les humains. A travers les forêts brésiliennes, errent, outre les Botocudos, de mauvaise réputation, bien d'autres hordes de chasseurs dont les Bororo, qui nous sont connus grâce aux recherches de von der Steinen. La Californie centrale (sur la côte ouest de l'Amérique du Nord) recèle diverses tribus qui ne sont guère au-dessus des très misérables Australiens. ”[7] Sans pouvoir continuer de suivre Grosse, qui situe curieusement les Esquimaux parmi les peuples au niveau le plus bas, nous allons maintenant passer en revue quelques-unes des tribus énumérées ci-dessus en y cherchant les traces d'une organisation socialement planifiée du travail.

“ Tournons-nous d'abord vers les anthropophages australiens qui, selon plusieurs savants, se trouvent au niveau le plus bas de civilisation que le genre humain puisse présenter sur cette terre. Chez les nègres d'Australie, nous trouvons avant tout la division primitive du travail déjà mentionnée entre hommes et femmes : ces dernières s'occupent principalement de l'alimentation végétale, du bois et de l'eau; les hommes vont à la chasse et fournissent la viande.

“ De plus, nous trouvons ici un tableau du travail social totalement opposé à la “ recherche individuelle de la nourriture ” qui nous apporte en même temps une preuve de la façon dont l'application nécessaire de toute la force de travail est assurée dans les sociétés les plus primitives. Par exemple : “ Dans la tribu Chepara, on attend de tous les hommes valides qu'ils s'occupent de la nourriture. Un homme est-il paresseux et reste-t-il au camp, les autres se moquent de lui et l'insultent. Hommes, femmes et enfants quittent le camp tôt le matin pour aller chercher de la nourriture. Lorsqu'ils ont suffisamment chassé, hommes et femmes portent leur butin au plus proche point d'eau où un feu est allumé et le gibier rôti. Hommes, femmes et enfants mangent tous ensemble dans un climat de bonne entente, la nourriture ayant été répartie équitablement entre tous par les anciens. Après le repas, les femmes portent les restes au camp, et les hommes chassent en chemin. ”[8]

Voici quelques précisions sur le plan de la production chez les Nègres australiens. Il est en effet extrêmement compliqué et élaboré jusque dans le détail. Chaque tribu australienne se décompose en un certain nombre de groupes dont chacun porte le nom d'un animal ou d'une plante qu'il adore, et possède une portion de territoire délimitée à l'intérieur du territoire de la tribu. Un territoire appartient par exemple aux hommes du Kangourou, un autre aux hommes de l'Emou - grand oiseau ressemblant à l'autruche -, un troisième aux hommes du Serpent (les Australiens consomment aussi des serpents). etc. Ces “ Totems ” sont presque tous, d'après les dernières découvertes scientifiques, des animaux et des plantes qui servent de nourriture aux nègres australiens. Chacun de ces groupes a son chef qui dirige la chasse. Or le nom de plante ou d'animal et le culte correspondant ne sont pas une forme vide, chaque groupe a en effet l'obligation de s'occuper de la nourriture dont il porte le nom, de veiller au maintien et à la perpétuation de cette source alimentaire. Et chaque groupe ne le fait pas pour lui-même, mais avant tout pour les autres groupes de la tribu. Les hommes-kangourou ont l'obligation d'approvisionner les autres membres de la tribu en viande de kangourou, les hommes-serpents de fournir les serpents, les hommes-chenilles de procurer une espèce de chenille qui passe pour une gourmandise, etc. Il est caractéristique que tout cela s'accompagne de coutumes religieuses rigoureuses et de grandes cérémonies. Selon une règle presque générale, les gens de chaque groupe ne peuvent pas manger, ou très modérément, de leur propre animal ou plante-totem, par contre ils doivent en approvisionner les autres. Un homme du groupe des serpents doit, s'il attrape un serpent, s'abstenir d'en manger, sauf en cas de grande faim, mais l'apporter au camp pour les autres. De même, un homme-émou ne prendra que très peu de viande d'émou et pas du tout d’œufs ni de la graisse de l'animal, utilisée comme médicament, mais les livrera aux membres de sa tribu. D'autre part, les autres groupes ne peuvent chasser ou récolter ou manger un animal ou une plante sans l'autorisation des hommes du totem correspondant.

Tous les ans, chaque groupe célèbre une cérémonie solennelle dont le but est d'assurer (par des chants, de la musique et diverses cérémonies cultuelles) la perpétuation de l'animal ou de la plante-totem, cérémonie après laquelle seulement il est permis aux autres groupes d'en manger. La date de la cérémonie est fixée pour chaque groupe par son chef, qui la dirige aussi. Et cette date est en relation directe avec les conditions de production. Il y a en Australie centrale une longue saison sèche dont les animaux et les plantes souffrent beaucoup et une courte saison des pluies qui entraîne une prolifération de la vie animale et une végétation abondante. Or, la plupart des cérémonies ont lieu à l'approche de la bonne saison. Ratzel voyait encore un “ malentendu comique ” dans l'affirmation que les Australiens portent le nom de leurs principaux aliments.[9] Pourtant, dans le système des groupes totémiques brièvement indiqué ci-dessus, on ne peut que reconnaître au premier regard une organisation poussée de la production sociale. Les différents groupes totémiques ne sont manifestement que les membres d'un vaste système de division du travail. Les groupes forment ensemble un tout ordonné et planifié et chaque groupe procède pour lui-même de façon organisée et planifiée sous une direction unique. Le fait que ce système de production prenne une forme religieuse, la forme de toutes sortes d'interdits alimentaires, de cérémonies, etc., prouve seulement que ce plan de production est de date très ancienne, que cette organisation existait déjà chez les nègres australiens il y a des siècles et même des millénaires; aussi a-t-elle eu le temps de se scléroser en formules rigides et, ce qui était à l'origine simplement utile du point de vue de la production et de l'approvisionnement en nourriture, s'est mué en une série d'articles de foi, en la croyance en des relations mystérieuses.

Ces relations, découvertes par les Anglais Spencer et Gillen, sont confirmées aussi par un autre savant, Frazer. Ce dernier dit expressément :

“ Nous ne devons pas oublier que les divers groupes totémiques ne vivent pas isolés les uns des autres dans la société totémique; ils sont mélangés et exercent leurs forces magiques pour le bien commun. Dans le système primitif, les hommes-kangourou - si nous ne nous trompons pas - chassaient et tuaient des kangourous aussi .bien pour l'usage de tous les autres groupes totémiques que pour leur propre usage, et il en a sans doute été de même pour le totem-chenille, le totem-faucon et les autres totems. Dans le nouveau système à forme religieuse où il fut interdit aux hommes de tuer et manger les animaux totems, les hommes-kangourou ont continué à chasser des kangourous, mais ce n'était plus pour leur propre usage; les hommes-émou ont continué à faire se multiplier les émous bien qu'ils n'eussent plus le droit de manger de la viande d'émou; les hommes-chenille continuèrent à appliquer leurs arts magiques à la perpétuation des chenilles bien que ces gourmandises fussent maintenant réservées à d'autres estomacs. ”

En un mot : ce qui se présente à nous comme un système de culte était, dans les temps les plus reculés, un simple système de production sociale organisée avec une division du travail très poussée.

Si nous nous tournons maintenant vers la répartition des produits chez les nègres australiens, nous trouvons un système encore plus détaillé et plus compliqué, si possible. Toute pièce de gibier qui a été chassée, tout cœur d'oiseau qui a été trouvé, toute poignée de fruits qui a été récoltée est attribué à tels ou tels membres de la société selon des règles et un plan stricts. La nourriture végétale, par exemple, que les femmes ont ramassée, leur appartient à elles et aux enfants. Le butin de chasse des hommes est réparti selon des règles différentes pour chaque tribu, mais très minutieuses dans toutes les tribus. C'est ainsi par exemple que le savant anglais Howitt a observé le mode de répartition suivant chez les peuplades du Sud-Est australien, principalement dans la région de Victoria :

“ Un homme tue un kangourou à une certaine distance du camp. Deux autres hommes l'accompagnent, mais ils n'en viennent pas à l'aider pour tuer l'animal. La distance du camp est considérable, aussi le kangourou est-il rôti avant d'être apporté au camp. Le premier homme allume un feu, les deux autres découpent le gibier, les trois rôtissent les entrailles et les mangent. La répartition se fait de la manière suivante : les hommes n° 2 et 3 ont une cuisse et la queue et une cuisse avec une partie de la hanche parce qu'ils ont assisté et participé au dépecage. L'homme n° 1 garde le reste et l'apporte au camp. Sa femme apporte la tête et l'échine à ses parents, le reste revient aux parents de l'homme. S'il n'a pas de viande, il en garde un peu pour lui, mais s'il a un opossum, il donne tout. Si sa mère a attrapé des poissons, elle peut lui en donner un peu, ou bien ses beaux-parents lui donnent un peu de leur part; ils lui en donnent un peu le matin suivant. Dans tous les cas, les enfants sont bien nourris par les grands-parents. ”[10]

Dans une tribu, les règles suivantes sont en vigueur : d'un kangourou par exemple, celui qui l'a abattu reçoit un morceau de rable, le père l'échine, les côtes, les épaules et la tête; la mère la cuisse droite, le plus jeune frère la patte avant gauche, la sœur aînée un morceau le long de l'échine, la sœur cadette la patte avant droite. Le père remet la queue et un morceau du dos à ses parents, la mère remet une partie de la cuisse et le tibia à ses propres parents. D'un ours, le chasseur lui. même garde les côtes gauches, le père reçoit la patte arrière droite, la mère la gauche, le frère aîné la patte avant droite, le frère cadet la gauche. La sœur aînée reçoit l'échine, la plus jeune le foie. Les côtes droites appartiennent au frère du père, un morceau du flanc à l'oncle maternel et la tête va dans le camp des jeunes hommes.

Dans une autre tribu, la nourriture est partagée immédiatement entre tous les présents. Si par exemple un vallaby (petite espèce de kangourou) est abattu, et si dix ou douze personnes sont présentes, chacune reçoit un morceau de l'animal. Aucun d'entre eux ne touche à l'animal ou à un morceau avant que le chasseur ne lui ait attribué son morceau. Si celui qui a abattu l'animal est par hasard absent pendant qu'on rôtit la bête, personne ne la touche avant qu'il ne revienne et fasse la répartition. Les femmes reçoivent des parts égales à celles des hommes et les parents s'occupent des enfants.[11]

La forme rituelle que prennent ces modes de partage, variables selon les tribus, trahit leur caractère très ancien.[12] Il s'y exprime sans doute une tradition millénaire que chaque génération respecte rigoureusement. Le système fait apparaître deux choses très clairement. D'une part, que chez les nègres australiens, peuplade sans doute la plus arriérée qui soit, ce n'est pas seulement la production, mais aussi la consommation qui est organisée de façon planifiée comme une affaire commune, sociale. D'autre part, que ce plan vise à assurer l'approvisionnement des membres de la société, tant en fonction de leurs besoins que de leur rendement : en toutes circonstances, on pourvoit avant tout à la subsistance des gens âgés et ceux-ci, à leur tour, de même que les mères, s'occupent des petits enfants. La vie économique des Australiens - la production, la division du travail, la répartition des aliments - est organisée de façon strictement planifiée, codifiée en règles fixes depuis des temps immémoriaux.

Quittons l'Australie pour l'Amérique du Nord. Ici, les quelques Indiens qui sont restés à l'est, sur l'île Tiburon, dans le golfe de Californie, et sur une mince bande côtière, offrent un intérêt particulier, parce qu'ils vivent complètement à l'écart et sont hostiles aux étrangers. Grâce à cela, ils ont conservé toute la pureté de leurs coutumes primitives. En 1895, des savants des États-Unis ont entrepris une expédition pour étudier cette tribu et l'Américain Mac Gee nous en dépeint les résultats. D'après lui, la tribu des Indiens Seri - c'est le nom de cette petite peuplade - se décompose en quatre groupes portant chacun le nom d'un animal. Les deux plus importants sont le groupe du Pélican et le groupe de la Tortue. Les coutumes, mœurs et règles de ces groupes en ce qui concerne leurs animaux-totems sont tenues rigoureusement secrètes et il a été très difficile de les connaître. Quand on apprend que la nourriture de ces Indiens consiste principalement en viande de pélican, de tortues, en poissons et autres animaux marins, et quand en se rappelle le système décrit ci-dessus des groupes totémiques chez les Nègres australiens, on peut admettre avec un grand degré de certitude que chez les Indiens de Californie le culte mystérieux des animaux-totems et la division de la tribu en groupes correspondants ne sont que les vestiges d'un système de production très ancien et rigoureusement organisé avec division du travail, qui s'est sclérosé en symboles religieux. Ce qui nous renforce dans cette idée, c'est que le pélican est l'esprit protecteur suprême des Indiens Seri. Cet oiseau constitue en même temps la base de l'existence économique de la tribu. La viande de pélican est la nourriture essentielle, la peau du pélican sert de vêtement, de lit, de bouclier, d'article de troc avec les étrangers.

La forme de travail la plus importante des Seri, la chasse, est soumise à des règles strictes. La chasse au pélican est une entreprise commune bien organisée, “ au caractère au moins à demi-cérémoniel ”; la chasse au pélican ne peut avoir lieu qu'à certaines périodes, de sorte que les oiseaux soient épargnés pendant la période où ils couvent, afin que leur postérité soit assurée.

“ A l'abattage (opéré massivement, il ne présente aucune difficulté, vu la lourdeur de ces oiseaux) succède une grande goinfrerie, les familles à demi-affamées dévorant bruyamment dans l'ombre les morceaux les plus tendres, jusqu'à ce que le sommeil s'empare d'elles. Le jour suivant, les femmes recherchent le cadavre dont le plumage a été le moins abîmé et en retirent soigneusement la peau. ” La fête dure plusieurs jours et différentes cérémonies y sont liées. Cette “ grande goinfrerie ” qui se passe dans l'ombre et dans le bruit et où le professeur Bücher verrait sûrement le signe d'un comportement bestial, est en réalité très bien organisée - son caractère cérémoniel en est la garantie suffisante. La planification de la chasse s'accompagne d'une réglementation rigoureuse de la répartition et de la consommation. Le repas commun suit un ordre déterminé : d'abord vient le chef de la tribu (et conducteur de la chasse), puis les autres guerriers par ordre d'âge, puis les enfants par ordre d'âge également, les filles (surtout celles proches de la puberté) jouissant de grands avantages, grâce à l'indulgence des femmes.

“ Tout membre de la famille ou du clan peut revendiquer la nourriture et la vêture nécessaires, et c'est l'affaire de tout autre que de veiller à ce que ces besoins soient couverts. Le degré de cette obligation est pour une part fonction du voisinage, du rang et du degré de responsabilité dans le groupe (en fonction de l'âge habituellement). La première personne a l'obligation de veiller à ce qu'il en reste assez pour ceux qui sont au-dessous d'elle et cette obligation redescend de telle sorte qu'il est pourvu même aux besoins des enfants incapables de se tirer d'affaire tout seuls. ”[13]

Pour l’Amérique du Sud, nous avons le témoignage du professeur von der Steinen sur la tribu sauvage de Bororo au Brésil. Ici aussi règne avant tout la division typique du travail : les femmes s'occupent de la nourriture végétale, cherchent des racines avec un bâton pointu, grimpent avec une grande agilité sur les palmiers, récoltent les noix, coupent le cœur du palmier, cherchent des fruits et autres choses semblables. Les femmes apprêtent la nourriture végétale et fabriquent la poterie. Quand les femmes rentrent, elles donnent aux hommes les fruits et reçoivent en échange ce qui reste de la viande. La répartition et la consommation sont réglées rigoureusement.

“ Si l'étiquette des Bororo ne les empêchait nullement de manger en commun ”, dit von der Steinen, “ ils avaient par contre d'autres coutumes étranges qui montrent clairement que des tribus dépendant d'un butin souvent maigre doivent trouver des moyens pour prévenir les querelles et les disputes lors de la répartition. ”

Il y avait par exemple une règle extrêmement frappante : nul ne faisait rôtir le gibier abattu par lui-même, mais le donnait à rôtir à un autre ! Les mêmes sages mesures de précaution sont prises pour les peaux et défenses d'animaux. Quand un jaguar a été abattu, on célèbre une grande fête; on mange la viande. Mais ce n'est pas le chasseur qui reçoit la peau et les dents, c'est le plus proche parent de l'Indien (ou de l'Indienne) le plus récemment décédé. On honore le chasseur, tout le monde lui donne en cadeaux des plumes d'arara (la parure la plus distinguée des Bororo) et l'arc orné de rubans d'oassu. Le règlement le plus important pour empêcher la discorde est lié au médecin, ou, comme les Européens ont coutume de dire en pareil cas, au sorcier ou au prêtre. Il doit être présent lorsqu'on abat un animal, autoriser le partage de tout animal abattu ou de tout mets végétal, par certaines cérémonies déterminées. La chasse a lieu à l'initiative et sous la direction du chef. Les hommes jeunes et non-mariés habitent en commun dans la “ maison des hommes ”, où ils travaillent, fabriquent des armes, des outils, des parures, filent, se livrent à des joutes, tout cela en commun, et où ils mangent en commun, dans l'ordre et la discipline la plus stricte, comme nous l'avons déjà mentionné plus haut. “ La famille dont un membre meurt ”, dit von der Steinen, “ est frappée d'une grande perte. Car on brûle tout ce dont se servait le mort, ou on le jette dans le fleuve, emballé dans la corbeille d'os pour qu'il n'y ait aucune occasion de retour. La hutte est ensuite complètement nettoyée. Les survivants reçoivent de nouveaux cadeaux, on fait pour eux des arcs et des flèches et la coutume veut que, lorsqu'un jaguar est tué, la peau soit donnée au frère de la dernière femme décédée ou à l'oncle du dernier homme décédé. ”[14] Un plan et une organisation tout à fait précis président donc à la production comme à la répartition.

Si nous parcourons le continent américain jusqu'à l'extrême pointe méridionale, nous trouvons en Terre de Feu des peuples au niveau le plus bas. Ils habitent ce groupe d'îles inhospitalières situé à la pointe méridionale de l'Amérique du Sud, et c'est au XVII° siècle que nous avons eu les premières informations sur eux. En 1698, à l'initiative des pirates français, qui sévissaient depuis de nombreuses années dans les mers australes, le gouvernement français y avait envoyé une expédition. L'un des explorateurs qui y participa nous a laissé un journal qui contient les brèves informations suivantes sur les habitants de la Terre de Feu :

“ Toute famille, c'est-à-dire le père, la mère et les enfants qui ne sont pas encore mariés, a sa pirogue (en écorce d'arbre). Ils y gardent tout ce dont ils ont besoin. Là où la nuit les rejoint, ils se couchent et dorment. S'il n'y a pas de hutte construite, ils en dressent une. Au milieu, ils allument un petit feu autour duquel ils se couchent sur un amas d'herbes. S'ils ont faim, ils font cuire des coquillages que le plus âgé d'entre eux répartit en parts égales. L'occupation principale et la tâche des hommes consistent dans la construction de la hutte, dans la chasse et la pêche; les femmes doivent prendre soin des canots et ramasser les coquillages... Ils chassent la baleine de la façon suivante : ils vont en mer à cinq ou six canots, et quand ils en ont trouvé une, ils la poursuivent, la harponnent avec de grandes flèches dont les pointes en os ou en pierre sont très habilement taillées... Quand ils ont abattu un animal ou un oiseau ou pris des poissons et des coquillages, qui constituent leur nourriture habituelle, ils les répartissent entre toutes les familles, et ils ont sur nous cette supériorité qu'ils possèdent presque tous leurs vivres en commun. ”[15]

D'Amérique, tournons-nous vers l'Asie. Ici, le savant anglais E.H. Man, qui a passé onze ans parmi les tribus naines des Mincopies, dans l'archipel Andaman (dans le golfe du Bengale) et en a acquis une connaissance plus précise que tout autre Européen, nous rapporte sur eux les faits suivants :

“ Les Mincopies se décomposent en neuf tribus, et chaque tribu en un assez grand nombre de petits groupes de 30, 50 et parfois 300 personnes. Chacun de ces groupes a son chef, la tribu entière a aussi un chef qui est au-dessus de ceux des différentes communautés. Son autorité est très limitée; elle consiste essentiellement à organiser les réunions de toutes les communautés qui font partie de sa tribu. C'est lui qui dirige la chasse, la pêche et les expéditions, il arbitre aussi les querelles. A l'intérieur de chaque communauté, le travail est commun, avec une division du travail entre hommes et femmes. Les hommes vaquent à la chasse, à la pêche, à la récolte du miel, à la construction des canots, des ares, des flèches et autres outils, les femmes fournissent le bois et l'eau, ainsi que la nourriture végétale, fabriquent les bijoux, font la cuisine. C'est la tâche de tous les hommes et de toutes les femmes qui restent à la maison de s'occuper des enfants, des malades et des vieillards et d'entretenir le feu dans les différentes huttes; quiconque est apte à travailler a l'obligation de travailler pour lui-même et pour la communauté; il est d'usage de veiller à ce qu'il y ait toujours des réserves de nourriture, pour traiter des amis de passage. Les petits enfants, les faibles et les vieillards sont l'objet des soins généraux et ils sont mieux placés que le reste des membres de la société, en ce qui concerne la satisfaction de leurs besoins quotidiens.

“ Pour la consommation de la nourriture, il existe des règles déterminées. Un homme marié ne peut manger en commun qu'avec d'autres hommes mariés ou des célibataires, mais jamais avec d'autres femmes que celles de son propre ménage, sauf s'il est déjà d'âge avancé. Les gens non mariés doivent prendre leurs repas à part - les jeunes hommes d'un côté, les jeunes filles de l'autre.

“ La préparation des mets est habituellement la tâche des femmes; elles s'y adonnent en général pendant l'absence des hommes. Si elles sont exceptionnellement occupées à rapporter du bois ou de l'eau, comme les jours de fête ou lors d'une chasse particulièrement abondante, c'est un homme qui s'occupe de la cuisine et qui, une fois le repas à moitié prêt, le partage entre les présents et laisse la préparation ultérieure aux soins de chacun d'entre eux sur leurs propres feux. Si le chef est là, il reçoit la première part, la part du lion, puis viennent les hommes et ensuite les femmes et les enfants; ce qui reste appartient à celui qui a fait le partage.

“ Dans la confection de leurs armes, de leurs outils et autres objets, les Mincopies manifestent d'habitude une remarquable persévérance, passant des heures à tailler laborieusement un morceau de fer avec un marteau de pierre pour en façonner une pointe de javelot ou de flèche, ou à corriger la forme d'un arc, etc. Ils s'adonnent à ces travaux même quand aucune nécessité immédiate ou prévisible ne les incite à de tels efforts. On ne peut pas les accuser d'égoïsme - dit-on d'eux - car ils offrent (naturellement, ce n'est qu'une expression européenne provenant d'un malentendu pour “ partager ”) souvent le meilleur de ce qu'ils possèdent et ne gardent pas pour leur propre usage les objets les mieux réussis, encore moins en font-ils de meilleurs pour eux-mêmes. ”[16]

Nous allons clore la série des exemples ci-dessus par un échantillon de la vie des sauvages africains. Les petits Boschimans du désert de Kalahari offrent habituellement l'exemple de la plus grande arriération et du plus bas niveau de civilisation humaine. Des savants allemands, anglais et français, nous rapportent de façon concordante que les Boschimans vivent en groupes (hordes) qui mènent une vie économique commune. Dans leurs petites bandes, une égalité parfaite règne en ce qui concerne les vivres, les armes, etc. Les vivres qu'ils trouvent dans leurs expéditions sont recueillies dans des sacs que l'on vide au camp. “ Alors - raconte l'Allemand Passarge - la récolte du jour apparaît : des racines, des bulbes, des fruits, des chenilles, des oiseaux, des grenouilles, des tortues, des sauterelles et même des serpents et des iguanes. ” Puis on répartit le butin entre tous. “ La récolte systématique de végétaux, tels que par exemple baies, racines, bulbes, etc., de même que de petits oiseaux, est l'affaire des femmes. Elles doivent, avec l'aide des enfants, faire provision de ces vivres pour la horde. L'homme aussi apporte ce qu'il trouve au hasard, mais cette récolte est tout à fait secondaire chez lui. La tâche de l'homme, c'est avant tout la chasse. ” Le butin de chasse est consommé en commun par la horde. Aux Boschimans errants et aux hordes amies, on accorde aussi place et nourriture auprès du feu commun. Passarge, en bon Européen chaussé des lunettes de la société bourgeoise, voit même dans la “ vertu exagérée ” avec laquelle les Boschimans partagent avec d'autres tout jusqu'au dernier reste, une cause de leur incapacité à se civiliser ![17]

On voit donc que, dans la mesure où ils nous sont connus par l'observation directe, les peuples les plus primitifs, et précisément ceux qui sont le plus éloignés de l'état sédentaire et de l'agriculture, qui se trouvent pour ainsi dire au point de départ dans la chaîne de l'évolution, nous présentent une tout autre image de leur situation que dans le schéma de Monsieur Grosse. Nous n'apercevons partout que communautés économiques strictement réglementées avec des traits typiques d'organisation communiste, et non “ dispersion ” et “ exploitations séparées ”. Cela concerne les “ chasseurs inférieurs ”. Pour les “ chasseurs supérieurs ”, le tableau de l'économie de clan chez les Iroquois, telle que Morgan l'a décrite en détail, nous suffit. Mais les éleveurs aussi livrent un matériel suffisant pour infliger un démenti aux audacieuses affirmations de Grosse.[18]

La communauté agricole de la Marche n'est donc pas la seule, mais simplement la plus évoluée, pas la première, mais la dernière des organisations communistes primitives, que nous rencontrerons dans l'histoire économique. Cette organisation communiste primitive elle-même n'est pas un produit de l'agriculture, mais de très anciennes traditions de communisme : né au sein de l'organisation gentilice, appliqué finalement à l'agriculture, le communisme y atteint un sommet qui hâte son propre déclin. Les faits ne confirment nullement le schéma de Grosse. Si nous lui demandons l'explication de ce communisme, phénomène remarquable qui surgit au beau milieu de l'histoire économique, pour disparaître peu après, il nous sert une de ses spirituelles explications “ matérialistes ” : “ Nous avons vu en fait que si le clan a acquis plus de solidité et de pouvoir chez les agriculteurs inférieurs que chez les peuples ayant d'autres formes de civilisation, c'est avant tout parce qu'il intervient comme communauté d'habitat, de possession et d'économie. Qu'il soit parvenu ici à un tel développement, c'est ce qu'explique à son tour la nature de l'agriculture inférieure, qui unit les hommes, alors que la chasse et l'élevage les dispersent ” (p. 158). Autrement dit, la “ réunion ” ou la “ dispersion ” spatiales des hommes, voilà ce qui décide de la prédominance du communisme ou de la propriété privée. Dommage que Monsieur Grosse ait oublié de nous expliquer comment il se fait que les bois et les prés - où l'on se “ disperse ” le plus volontiers - soient restés le plus longtemps - jusqu'à aujourd'hui même par endroits - propriété collective, tandis que les champs, où l'on se “ réunit ”, sont devenus de très bonne heure propriété privée. Dommage qu'il ne nous explique pas non plus pourquoi la forme de production qui, dans toute l'histoire économique, “ réunit ” le plus les hommes, la grande industrie, n'a pas du tout produit de propriété collective, mais au contraire la forme la plus virulente de la propriété privée, la propriété capitaliste.

On le voit, le “ matérialisme ” de Grosse est une nouvelle preuve de ce qu'il ne suffit pas de parler de la “ production ” et de sa signification pour l'ensemble de la vie sociale, pour avoir une conception matérialiste de l'histoire; de ce qu'en particulier, séparé de la conception révolutionnaire de l'évolution, le matérialisme historique devient une grossière et lourde béquille de bois, au lieu d'être, comme chez Marx, le coup d'aile génial de l'esprit.

Ce qui ressort avant tout, c'est que tout en discourant si abondamment de la production et de ses formes, Monsieur Grosse n'y voit pas clair dans les concepts les plus fondamentaux concernant les rapports de production. Nous avons déjà vu qu'il entend d'abord par formes de production des catégories purement extérieures comme la chasse, l'élevage ou l'agriculture. Pour répondre alors à l'intérieur de chacune de ces “ formes de production ” à la question de la forme de propriété - propriété commune, propriété familiale ou propriété privée, et quel est le possesseur - il distingue des catégories comme “ la propriété foncière ” et les “ biens meubles ”. S'il trouve des propriétaires différents pour ces différentes propriétés, il se demande quelle est la “ plus importante ”. Ce qui lui paraît, à Monsieur Grosse, “ le plus important ”, il en fait la forme de propriété dominante de la société. Il décrète par exemple que chez les chasseurs supérieurs “ les biens meubles ont déjà acquis une telle importance ” qu'ils sont plus importants que la propriété “ foncière ” et, comme les biens meubles, la nourriture par exemple, sont propriété privée, Grosse ne reconnaît pas une économie communiste, malgré la propriété commune du sol.

Or de telles distinctions d'après un signe purement extérieur - bien meuble ou immeuble - n'ont pas la moindre signification pour la production et sont à peu près au même niveau que les autres distinctions établies par Grosse entre les formes de la famille, selon la domination masculine ou féminine, ou entre les formes de production selon leurs effets de dispersion ou d'unification. Les “ biens meubles ” peuvent consister en vivres, en matières premières, en parures et objets culturels, ou en outils. Ils peuvent être fabriqués pour l'usage propre ou pour l'échange. Selon le cas, ils auront une importance très différente pour les rapports de production. Grosse juge des rapports de production et de propriété des peuples d'après les vivres et autres objets de consommation au sens le plus large - ce en quoi il est un représentant typique de la science bourgeoise actuelle. S'il trouve que ce sont des individus qui prennent possession des objets de consommation et les consomment, le règne de la propriété privée est établi pour lui chez le peuple en question. C'est typiquement la façon dont on réfute aujourd'hui “ scientifiquement ” le communisme primitif.[19] D'après ce profond point de vue, une communauté de mendiants telle qu'on en rencontre souvent en Orient et qui met en commun et consomme ensemble les aumônes, ou une bande de voleurs qui profite solidairement du produit de ses vols, représente une “ collectivité économique communiste ” à l'état pur. Par contre, une communauté agraire qui possède et cultive en commun le sol, mais en consomme les fruits par familles, ne peut être considérée comme une “ communauté économique que dans un sens très limité ”. Bref, ce qui décide du caractère de la production, selon cette conception, c'est le droit de propriété touchant les biens de consommation, et non les moyens de production, c'est-à-dire les conditions de la répartition et non celles de la production. Nous sommes parvenus ici à un point central de l'économie politique, qui est d'une importance fondamentale pour comprendre toute l'histoire économique. Abandonnant désormais Monsieur Grosse à son sort, nous allons accorder notre attention à cette question.

IV.[modifier le wikicode]

Quiconque aborde l'étude de l'histoire économique et veut connaître les différentes formes prises par les rapports économiques de la société dans son évolution historique, doit d'abord savoir clairement quel caractère distinctif de ces rapports économiques il doit prendre comme pierre de touche et unité de mesure de cette évolution. Pour s'y retrouver dans l'abondance des phénomènes dans un domaine précis et, en particulier, pour découvrir leur ordre de succession historique, il faut savoir très clairement quel facteur est pour ainsi dire l'axe interne autour duquel tournent les phénomènes. Morgan a pris pour mesure de l'histoire des civilisations et pour pierre de touche du niveau atteint par elles, un facteur tout à fait précis - le développement de la technique de production. Ce faisant, il a pris pour ainsi dire toute la civilisation humaine à la racine, il a mis à nu cette racine. Pour l'histoire économique, le critère de Morgan ne suffit pas. La technique du travail social montre exactement le niveau atteint par les hommes dans la domination de la nature extérieure. Tout pas en avant dans le perfectionnement de la technique de production est en même temps un pas en avant dans la soumission de la nature physique à l'esprit humain, un pas en avant dans l'évolution de la civilisation humaine universelle. Cependant, si nous voulons étudier spécialement les formes de production dans la société, les rapports de l'homme avec la nature ne nous suffisent pas, ce qui nous intéresse au premier chef, c'est un autre aspect du travail humain : ce sont les rapports des hommes entre eux dans le travail, c'est-à-dire l'organisation sociale de la production, et la technique de la production. Si nous savons qu'un peuple primitif connaît le tour du potier et fait de la poterie, c'est là une chose très caractéristique du degré de civilisation atteint par ce peuple. Morgan fait de ce progrès très important de la technique le signe significatif de toute une période de la civilisation qu'il caractérise comme le passage de l'état sauvage à la barbarie. Mais nous ne pouvons guère juger encore de la forme de la production chez ce peuple d'après ce fait. Il nous faudrait pour cela connaître toute une série de circonstances, savoir qui dans cette société pratique l'art de la poterie, si tous les membres de la société ou seulement une fraction, une famille par exemple, ou les femmes, pourvoient la communauté en pots, si les produits de la poterie ne sont utilisés que par la communauté elle-même, le village par exemple, pour son propre usage ou s'ils servent à l'échange avec d'autres, si les produits de chaque personne faisant de la poterie sont utilisés par elle seule ou si tous les objets produits servent en commun à tous les membres de la collectivité.

Les relations sociales qui peuvent déterminer le caractère de la forme de production dans une société sont multiples et diverses : division du travail, répartition des produits parmi les consommateurs, échange. Ces aspects de la vie économique sont eux-mêmes déterminés par un facteur décisif de la production. Il est clair à première vue que la répartition des produits et l'échange ne peuvent être que des phénomènes dérivés. Pour que les produits puissent être répartis ou échangés entre consommateurs, il faut avant tout qu'ils soient fabriqués. La production est donc le premier et le plus important facteur de la vie économique de la société. Ce qui est décisif dans le processus de la production, c'est la question suivante : quels sont les rapports entre ceux qui travaillent et leurs moyens de production ? Tout travail exige certaines matières premières, un lieu de travail précis et puis... certains outils. Nous savons déjà quelle importance revient aux outils du travail et à leur fabrication dans la vie de la société humaine. La force de travail humaine s'y ajoute pour accomplir le travail avec ces outils et les autres moyens de production et fabriquer les biens de consommation nécessaires à la vie de la société. Or la première question de la production, et son facteur décisif, ce sont les rapports des hommes qui travaillent avec leurs moyens de production. Nous ne parlons pas des rapports techniques, du caractère plus ou moins perfectionné des moyens de production avec lesquels les hommes travaillent, ni de la manière dont ils procèdent dans leur travail. Nous parlons des rapports sociaux entre la force de travail humaine et les moyens de production morts, et de la question : à qui appartiennent les moyens de production ? Au cours des temps, ces rapports ont subi de nombreux changements. Chaque fois, le caractère de la production, la répartition des produits, la forme prise par la division du travail, la tendance et l'ampleur de l'échange, enfin toute la vie matérielle et intellectuelle de la société en étaient modifiées. Selon que ceux qui travaillent possèdent en commun leurs moyens de production, ou que chacun les possède pour lui-même, ou que ceux qui travaillent soient au contraire en même temps que les moyens de production, et comme moyens de production eux-mêmes, la propriété de ceux qui ne travaillent pas, ou qu'ils soient enchaînés comme esclaves aux moyens de production, ou bien encore libres, mais ne possèdent pas de moyens de production et se voyant contraints de vendre leur force de travail comme moyen de production - nous avons une économie communiste ou une économie de petits paysans ou une économie artisanale, ou une économie esclavagiste ou une économie féodale ou enfin une économie capitaliste reposant sur le travail salarié.

Chacune de ces formes d'économie a sa forme particulière de division du travail, de répartition des produits, d'échange, de vie sociale, juridique ou intellectuelle. Il suffit dans l'histoire économique des hommes que les rapports entre ceux qui travaillent et les moyens de production se modifient radicalement pour que tous les autres aspects de la vie économique, politique et intellectuelle se modifient radicalement, pour que naisse une société entièrement nouvelle. Il y a évidemment une continuelle interaction entre tous ces aspects de la vie économique de la société. Non seulement les rapports de la force de travail avec les moyens de production agissent sur la division du travail, sur la répartition des produits, sur l'échange, mais ces facteurs agissent à leur tour sur les rapports de production. Cependant, la façon d'agir est différente. Le mode, dominant à chaque étape économique, de division du travail, la répartition des richesses, l'échange en particulier peuvent bien miner peu à peu les rapports entre force de travail et moyens de production dont ils sont eux-mêmes sortis. Mais leur forme ne se modifie que lorsqu'un bouleversement radical, une révolution a eu lieu dans les rapports dépassés entre force de travail et moyens de production. Les bouleversements dans les rapports entre force de travail et moyens de production constituent-ils les grandes pierres milliaires sur la voie de l'histoire économique délimitent-ils les époques naturelles dans le devenir économique de la société ? Combien il est important, pour comprendre l'histoire économique, d'en distinguer clairement l'essentiel de l'inessentiel, c'est ce que montre un examen de la méthode la plus appréciée aujourd'hui en Allemagne par l'économie politique bourgeoise et la plus couramment adoptée pour diviser l'histoire économique. Nous pensons à la division du professeur Bücher. Dans sa Formation de l'économie nationale, le professeur Bücher expose l'importance d'une division correcte en époques, pour comprendre l'histoire économique. Selon son habitude, il n'aborde pas simplement la question pour nous présenter le résultat de ses recherches rationnelles, mais commence par nous préparer à une juste appréciation de son œuvre en s'étendant longuement sur les insuffisances de tous ses prédécesseurs.

“ La première question ”, dit-il, que doit se poser le spécialiste d'économie politique qui veut comprendre l'économie d'un peuple à une époque reculée, sera celle-ci : l'économie est-elle une économie nationale ? Ses phénomènes sont-ils de même essence que ceux de notre actuelle économie d'échange, ou bien sont-ils essentiellement différents ? On ne peut répondre à cette question si l'on ne renonce pas à étudier les phénomènes économiques du passé avec les mêmes procédés d'analyse conceptuelle et de déduction psychologique qui ont fait brillamment leurs preuves entre les mains des maîtres de l'ancienne économie politique “ abstraite ” pour l'étude de l'économie du présent.

“ On ne peut épargner à l'école “ historique ” moderne le reproche d'avoir transposé, au passé, presque sans examen, les catégories habituelles abstraites des phénomènes de l'économie nationale moderne, au lieu de pénétrer l'essence des époques économiques antérieures ou bien d'avoir manipulé les concepts de l'économie d'échange jusqu'à ce qu'ils semblent tant bien que mal s'adapter à toutes les époques économiques... Nulle part cela ne se remarque mieux que dans la manière dont on caractérise les différences entre l'économie actuelle des peuples civilisés et l'économie des époques passées ou des peuples pauvres en civilisation. Cela se produit par l'énumération de prétendues étapes de l'évolution dans la désignation desquelles on résume en un slogan toute la marche de l'évolution historique de l'économie... Toutes les tentatives antérieures de ce genre souffrent d'un défaut : elles ne nous donnent pas accès à l'essence des choses, mais restent à la surface. ”[20]

Quelle division de l'histoire économique le professeur Bücher nous propose-t-il maintenant ? Écoutons-le :

“ Si nous voulons saisir toute cette évolution d'un seul point de vue, ce ne peut être qu'un point de vue qui nous fasse accéder aux phénomènes essentiels de l'économie nationale, mais nous révèle en même temps le facteur organisateur des périodes économiques antérieures. Ce ne peut être que le rapport entre la production des biens et leur consommation, ou plus exactement : la longueur du chemin que les biens parcourent du producteur au consommateur. De ce point de vue, nous parvenons à la division suivante de toute l'évolution économique, tout au moins pour les peuples d'Europe centrale et occidentale où elle peut être suivie historiquement avec une précision suffisante, en trois étapes :

L'étape de l'économie domestique fermée (production purement pour soi-même, sans échange), étape à laquelle les biens sont consommés dans l'économie même où ils sont nés.

L'étape de l'économie urbaine (production pour les clients, échange direct), étape à laquelle les biens passent directement de l'économie productrice à l'économie de consommation.

L'étape de l'économie nationale (production marchande, circulation des biens) étape à laquelle les biens doivent en général passer par une série d'économies avant de parvenir à la consommation. ”[21]

Ce schéma de l'histoire économique est d'abord intéressant par ce qu'il ne contient pas. Pour le professeur Bücher, l'histoire économique commence par la communauté agraire des peuples civilisés européens, donc par l'agriculture supérieure. Toute la période, longue de plusieurs millénaires, où régnaient des rapports de production antérieurs à l'agriculture supérieure, rapports dans lesquels vivent encore de nombreuses peuplades, Bücher, nous le savons, la caractérise comme “ non-économie ”, comme période de la fameuse “ recherche individuelle de la nourriture ” et du “ non-travail ”. Le professeur Bücher commence l'histoire de l'économie avec cette forme la plus tardive du communisme primitif qui, avec la vie sédentaire et l'agriculture supérieure, contient déjà en elle les germes de sa dissolution inévitable et du passage à l'inégalité, à l'exploitation et à la société de classes. Grosse conteste le communisme dans toute la période précédant le communisme agraire, Bücher raye complètement cette période de l'histoire de l'économie.

La seconde étape de l'“ économie urbaine ” fermée est une autre découverte sensationnelle que nous devons au “ génial coup d’œil ” du professeur de Leipzig, comme dirait Schurtz. Si par exemple l'“ économie domestique fermée ” d'une communauté agraire se caractérisait par le fait qu'elle englobait un cercle de personnes satisfaisant, toutes, leurs besoins économiques à l'intérieur de cette économie domestique, c'est exactement l'inverse pour les villes médiévales d'Europe centrale et occidentale - elles seules en effet constituent pour Bücher l' économie urbaine ”. Dans la ville médiévale, il n'y a pas d'“ économie ” commune, mais - pour employer le jargon du professeur Bücher - autant d'“ économies ” que d'ateliers et de ménages d'artisans des corporations, dont chacun produit, vend et consomme pour lui-même - quoique selon les règles générales de la corporation et de la cité. La ville médiévale d'Allemagne ou de France ne constituait pas un domaine économique “ fermé ”, car son existence s'appuyait directement sur l'échange avec la campagne dont elle recevait nourriture et matières premières et pour laquelle elle fabriquait les produits industriels. Bücher construit autour de chaque ville un environnement rural fermé qu'il incorpore à son “ économie urbaine ”, en réduisant par commodité l'échange entre la ville et la campagne à l'échange avec les paysans du plus proche voisinage. Les cours des riches seigneurs féodaux qui constituaient les meilleurs clients du commerce urbain et qui étaient en partie dispersées à la campagne loin de la ville, et en partie avaient leur siège au centre de la ville en particulier dans les villes impériales et épiscopales y formant leur propre domaine économique, sont laissées complètement de côté. De même, Bücher fait abstraction du commerce extérieur qui a eu la plus grande importance pour la vie économique médiévale, et en particulier pour le destin des cités. Ce qu'il y a de plus caractéristique pour les villes médiévales, le fait qu'elles ont été le centre de la production marchande, devenue pour la première fois - quoique sur un territoire restreint - la forme de production dominante, le professeur Bücher l'ignore. Au contraire, la production marchande commence pour lui avec l'“ économie nationale ” - on sait que l'économie politique bourgeoise a coutume d'appeler ainsi le système actuel de l'économie capitaliste, c'est-à-dire une “ étape ” de la vie économique, dont la caractéristique est justement de n'être pas une production marchande, mais une production capitaliste. Grosse appelle simplement “ industrie ” la production marchande, par contre le professeur Bücher transforme simplement l'industrie en “ production marchande ”, pour démontrer la supériorité d'un professeur d'économie sur un pauvre sociologue.

Passons de ces vétilles à la question principale. Le professeur Bücher présente l'“ économie domestique fermée ” comme la première “ étape ” de son histoire économique. Qu'entend-il par là ? Nous avons signalé que cette étape commence avec la communauté villageoise agraire. Outre la communauté agraire primitive, le professeur Bücher range d'autres formes historiques parmi les “ économies domestiques fermées ”, à savoir l'économie esclavagiste des anciens Grecs et Romains et la cour féodale. Toute l'histoire économique de l'humanité depuis les pénombres de la préhistoire, en passant par l'antiquité classique et le Moyen Âge jusqu'au seuil des temps modernes se trouve incluse dans l'“ étape ” de la production à laquelle s'oppose, comme seconde étape, la ville médiévale européenne, et, comme troisième étape, l'économie capitaliste d'aujourd'hui. Dans l'histoire économique du professeur Bücher, la communauté villageoise communiste qui végète paisiblement quelque part dans une vallée de montagne du Pendjab aux Indes, l'économie domestique du Périclès à l'apogée de la civilisation athénienne, la cour féodale de l'évêque de Bamberg au Moyen Âge se rangent dans une seule et même “ étape économique ”. Tout enfant qui a acquis dans les manuels scolaires quelques connaissances historiques superficielles, reconnaîtra qu'il s'agit là de phénomènes entièrement différents les uns des autres. Dans les collectivités agraires communistes, égalité de la masse paysanne en droits et en possessions; dans la Grèce et la Rome antiques, comme en Europe féodale, opposition la plus brutale des castes sociales, hommes libres et esclaves, privilégiés et gens privés de tout droit, maîtres et serfs, richesse et pauvreté ou misère. On a là l'obligation générale de travailler, ici précisément l'opposition entre la masse des travailleurs asservis et la minorité de maîtres qui ne travaillent pas. Entre l'économie esclavagiste des Grecs ou des Romains et l'économie féodale du Moyen Âge, à leur tour, il y avait une si énorme différence que l'esclavage antique a finalement provoqué la ruine de la civilisation gréco-romaine, tandis que le féodalisme médiéval a engendré en son sein l'artisanat des corporations avec le commerce urbain et dans cette voie, en dernière instance, le capitalisme actuel.

Quiconque ramène ces formes économiques et sociales si éloignées les unes des autres et ces époques historiques à un seul concept et à un seul schéma, doit appliquer un critère vraiment original aux époques économiques. Le professeur Bücher nous explique lui-même quel critère il applique pour créer sa nuit de l'“ économie domestique fermée ” où tous les chats sont gris, en venant aimablement, par des parenthèses, au secours de notre incompréhension. “ Économie sans échange ”, tel est le nom de cette première “ étape ” qui va des débuts de l'histoire écrite jusqu'aux temps modernes et à laquelle succèdent la ville médiévale, “ étape de l'échange direct ” et le système économique actuel, “ étape de la circulation des biens ”. Autrement dit : non-échange, échange simple et échange compliqué - en termes un peu plus courants : absence de commerce, commerce simple, commerce développé - tel est le critère que le professeur Bücher applique aux époques économiques. Le marchand existe-t-il déjà ou non, s'identifie-t-il avec le producteur ou représente-t-il une personne à part, tel est le problème fondamental de l'histoire économique. Faisons pour le moment cadeau de son “ économie sans échange ” au professeur; c'est une lubie professorale qu'on n'a encore découverte nulle part sur cette terre et qui, appliquée à la Grèce et à la Rome antiques comme au Moyen Âge féodal depuis le X° siècle, constitue une fantaisie historique d'une audace ahurissante. Prendre pour critère du développement de la production en général non pas les rapports de production, mais les rapports d'échange, placer le marchand au centre du système économique et en faire la mesure de toutes choses, alors qu'il n'existe pas encore, voilà le brillant résultat de l'“ analyse conceptuelle et de la déduction psychologique ” et surtout voilà comment “ on pénètre dans l'essence des choses ” au lieu de “ rester à la surface ” ! L'ancien schéma sans prétention de l'“ école historique ” : la division de l'histoire économique en trois époques, “ l'économie naturelle, l'économie monétaire et l'économie de crédit ”, n'est-il pas bien meilleur et plus proche de la vérité que ce produit prétentieux de l'ingéniosité du professeur Bücher, qui commence par faire la fine bouche devant toutes “ les anciennes tentatives de ce genre ”, pour prendre ensuite comme fondement exactement cette même idée d'échange qui “ reste à la surface ” des choses, et simplement la déformer par des arguties pédantes et en faire un schéma complètement faux.

Ce n'est pas par hasard que la science bourgeoise “ reste à la surface ”. Parmi les savants bourgeois, les uns, comme Friedricht List, divisent l'histoire selon la nature extérieure des principales sources d'alimentation et distinguent des époques de chasse, d'élevage, d'agriculture et d'industrie - divisions qui ne suffisent même pas à une histoire des civilisations faite de l'extérieur. D'autres, comme le professeur Hildebrand, divisent l'histoire économique selon la forme extérieure de l'échange, en économies naturelle, monétaire et de crédit ou, comme Bücher, en économie sans échange, économie d'échange direct et économie avec circulation des marchandises. D'autres encore, comme Grosse, prennent la répartition des biens comme point de départ de leur caractérisation des formes économiques. En un mot, les savants bourgeois mettent au premier plan de leurs considérations historiques l'échange, la répartition ou la consommation, tout sauf la forme sociale de la production, c'est-à-dire sauf ce qui justement à chaque époque historique est décisif et dont résultent l'échange et ses formes, la répartition et la consommation dans leur aspect particulier.

Pourquoi en est-il ainsi ? Pour la même raison qui les amène à voir dans l'économie capitaliste l'étape suprême et ultime de l'histoire humaine et à nier son évolution économique mondiale ultérieure et ses tendances révolutionnaires. La forme sociale de la production, c'est-à-dire la question des rapports entre ceux qui travaillent et les moyens de production est la question centrale de toute époque économique, elle est le point sensible de toute société de classes où les moyens de production échappent à ceux qui travaillent. Telle est, sous une forme ou une autre, la base de ces sociétés, c'est la condition fondamentale de toute exploitation et de toute domination de classe. Détourner l'attention de ce point sensible, se concentrer sur les aspects extérieurs et secondaires, ce n'est sans doute pas là l'aspiration consciente du savant bourgeois, mais la répugnance instinctive de la classe qu'il représente intellectuellement à goûter au dangereux fruit de l'arbre de la connaissance. Un professeur tout à fait moderne et célèbre, comme Bücher, manifeste cet instinct de classe avec un “ coup d'œil génial ”, quand il enfourne allègrement dans un petit tiroir de son schéma de vastes époques tout entières, comme le communisme primitif, l'esclavage, le servage, avec leurs types fondamentalement distincts de rapports entre la force de travail et les moyens de production, tandis qu'il entre dans des distinctions nombreuses et subtiles en ce qui concerne l'histoire de l'industrie où il sépare l'un de l'autre et tourne et retourne en pleine lumière l'“ ouvrage domestique ”, l'“ ouvrage salarié ”, l'“ ouvrage artisanal ”, etc.

Les idéologues des masses exploitées, les plus anciens défenseurs du socialisme, les premiers communistes erraient dans les ténèbres et restaient suspendus en l'air quand ils proclamaient l'égalité entre les hommes, tout en dirigeant leurs accusations et leur lutte principalement contre la répartition injuste ou - comme quelques socialistes au XIX° siècle - contre les formes modernes de l'échange. Lorsque les meilleurs dirigeants de la classe ouvrière eurent compris que la répartition et l'échange lui-même dépendent, dans leur forme, de l'organisation de la production et que ce qui est décisif dans celle-ci ce sont les rapports entre travailleurs et moyens de production, les aspirations socialistes trouvèrent alors un fondement scientifique solide. A partir de cette conception unifiée, la position scientifique du prolétariat se sépare de celle de la bourgeoisie à l'entrée de l'histoire économique, comme elle s'en séparait à l'entrée de l'économie politique. S'il est dans l'intérêt de classe de la bourgeoisie de masquer la question centrale de l'histoire économique dans ses transformations historiques - la forme prise par les rapports entre la force de travail et les moyens de production - l'intérêt du prolétariat exige que ces rapports soient mis au premier plan, qu'ils deviennent le critère de la structure économique de la société. Pour les travailleurs, il est nécessaire de considérer les grands tournants de l'histoire qui délimitent la société communiste primitive de la société de classes ultérieure, ainsi que les distinctions entre les diverses formes historiques de la société de classes elle-même. Seul celui qui se rend compte des particularités économiques de la société communiste primitive, et des caractères propres de l'économie esclavagiste antique et de l'économie médiévale de servage, peut saisir vraiment pourquoi la société capitaliste offre, pour la première fois, une possibilité de réaliser le socialisme et comprendre la différence fondamentale entre l'économie socialiste mondiale de l'avenir et les groupes communistes primitifs de la préhistoire.

  1. Cité par Cunow, p. 6.
  2. Les critiques et les théories de Starcke et de Westermarck ont été soumises par Cunow, dans son ouvrage de 1894 sur les “ Organisations de la parenté chez les nègres des régions australes ”, à un examen approfondi et impitoyable, auquel, à notre connaissance, ces deux Messieurs n'ont pas répondu jusqu'à ce jour. Cela n'empêche pas des sociologues plus récents, comme Grosse, de continuer à les célébrer comme des autorités éminentes, comme ceux qui ont anéanti Morgan. Il en va des critiques de Morgan comme des critiques de Marx : il suffit à la science bourgeoise que leurs opinions servent contre les révolutionnaires haïs et leur bon vouloir remplace ici les résultats scientifiques.
  3. Le professeur Ed. Meyer écrit aussi, dans son introduction de 1907 à l'“ Histoire de l'Antiquité ” (p. 67) : “ L'hypothèse établie par 0. Hansen et généralement admise, selon laquelle la propriété privée du sol a été originairement et universellement Précédée d'une propriété commune avec distribution périodique, comme César et Tacite la décrivent chez les Germains, a été très fortement contestée ces derniers temps; en tout cas, le Mir russe, qui passe pour typique de cette propriété commune, ne date que du XVII° siècle, ” Le professeur Meyer reprend d'ailleurs cette dernière affirmation telle quelle dans l'ancienne théorie du professeur ruses Tchitchérine.
  4. Note au crayon de R. L. - rassembler simplement du matériel et des “ faits observés ”, comme l'Association de politique sociale, et des monographies.
  5. Grosse : “ Les débuts de l'art ”, p. 34.
  6. Grosse : “ Formes de la famille ”, p. 238, pp. 207, 215.
  7. Ernst Grosse : “ Les formes de la famille et les formes de l'économie ”, p. 30.
  8. Somló ”, d'après Howitt, p. 45.
  9. Fr. Ratzel : “ Ethnologie ”, 1887, 2° volume, p. 64.
  10. Somló ”, d'après Howitt, p. 42.
  11. Id., p. 43.
  12. Ratzel, 1894, 1° volume, p. 333.
  13. Somló ”, d'après Moc Gee, p. 128.
  14. Karl von der Steinen : “ Parmi les peuples naturels du Brésil ”, pp. 378-389.
  15. Rapport de la 8° séance du Congrès International des Américanistes à Paris en 1890; fait par M. G. Marcel, Paris 1892, p. 491.
  16. Somló ”, d'après Man, pp. 96-99.
  17. Somló ”, p. 116.
  18. Note marginale de R. L. (au crayon) : Les Péruviens, mais ce ne sont pas des nomades, il est vrai - les Arabes, les Kabyles, les Kirghizes, les Yakoutes.
  19. Somló ”.
  20. Bücher : “ Formation de l'économie nationale ”, p. 54.
  21. Ibid, p. 58.