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Introduction à Vers le capitalisme ou vers le socialisme ?
Auteur·e(s) | Pierre Naville |
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Écriture | 1928 |
Le livre de Léon Trotsky que nous publions aujourd'hui a paru pour la première fois comme feuilleton dans la Pravda en août-septembre 1925. Les communistes français eussent gagné à le connaître dès cette époque, car sa lecture aurait pu les détourner de polémiques malveillantes en même temps que leur donner la vue d'ensemble sur la mécanique et les perspectives de l'économie soviétique dont ils sont encore privés. C'est avec ce double souci que nous avons entrepris de le publier.
Nous ne résumerons pas le contenu du livre. Dans sa préface à l'édition allemande Trotsky a lui-même défini les buts visés. Indiquons seulement qu'il traite de l'ensemble des problèmes de la construction économique en Russie soviétique, résumant et synthétisant les enseignements des années passées, les progrès probables, les erreurs possibles, les obstacles inévitables. C'est un commentaire largement esquissé des problèmes posés par la NEP, où trouvent leur place les études sur l'économie de plan, nécessaire à une gestion socialiste des ressources du pays et à un contrôle de leur développement ; sur le rythme comparatif de la croissance de l'industrie nationalisée, des industries privées et de l'agriculture ; sur la politique de l'U. R. S. S. en matière de commerce extérieur et de concessions dans leur rapport avec le capitalisme international ; sur le développement de la technique, les questions du rendement et de la répartition, l'élévation du niveau culturel des masses ; enfin sur les perspectives générales résultant de « l'encerclement capitaliste » et de l'intégration progressive au marché mondial. Trotsky a utilisé comme base de documentation les chiffres de contrôle réunis pour la première fois par la Commission pour le Plan d'Economie d'Etat, dont ses analyses constituent comme l'illustration et le commentaire.
Le fait que l'ensemble de ces chiffres sont aujourd'hui dépassés ne diminue en rien la valeur de l'argumentation. Au contraire : certains constituent maintenant une référence stable dans le passé, et d'autres ont subi l'épreuve de la réalisation. Ils n'en sont que plus éloquents, et ils nous permettent d'apporter à notre tour la critique.
Or nous pensons que cette critique doit aujourd'hui être toute à l'honneur de Trotsky. Le développement de l'économie soviétique en 1925-26-27 confirme ses analyses, et en tout cas rentre exactement dans les perspectives qu'il avait tracées en indiquant les erreurs et les obstacles possibles.
Ce livre, comme tous les autres ouvrages de Trotsky, a été attaqué par les théoriciens actuels de l'Internationale Communiste (Boukharine, Staline, etc...) comme constituant une révision du point de vue de Lénine sur les questions traitées. Mais cela apparaissait si peu qu'on eut recours à la mauvaise foi. Voici ce qu'en dit Staline à la 15e Conférence du Parti bolchevik : « Cet ouvrage n'est-il pas un indice que Trotsky a le désir de se détacher de ses fautes de principes ? Un certain nombre de camarades croient même que Trotsky s'est réellement détaché dans ce livre de ces fautes de principes, ou tout au moins qu'il s'est efforcé de le faire. Et moi, pauvre pécheur que je suis, je souffre d'un certain pessimisme à ce sujet et je suis obligé de dire que je ne crois malheureusement pas que c'est conforme à la vérité. Prenons par exemple le passage le plus saillant du livre de Trotsky, etc.. »
Or ce passage le plus saillant n'est autre que les dix premières lignes du livre. Tout le contenu du volume est passé sous silence ! Voici ce que répondit Trotsky : « Ce livre a paru pour la première fois en 1925 comme feuilleton dans la Pravda. La rédaction de ce journal ne m'a pas fait observer une seule fois qu'il y avait là-dedans des idées hérétiques sur le caractère de notre Révolution, Cette année a paru la deuxième édition du livre, qui a été publiée par l'Internationale Communiste en plusieurs langues étrangères, mais je n'ai pas entendu dire jusqu'ici que ce livre exposait d'une façon inexacte notre développement économique, etc... »
Mais disons mieux : non seulement cet ouvrage ne révise nullement les données généralement défendues par Lénine sur la NEP, mais il complète et développe ces données en élargissant le point de vue défendu par Trotsky lui-même sur le développement de l'économie entre le 10e et 13e Congrès du Parti bolchevik, point de vue admis par la majorité du Parti. Montrons-le brièvement.
C'est au 12e Congrès du Parti bolchevik (avril 1923) que les russes examinèrent en bloc les premiers résultats de la NEP, vieille de deux ans. La production, prise dans son entier, travaillait encore à perte. L'artisanat reprenait vie plus rapidement que la grosse industrie ; les échanges avec la campagne, encore primitifs, se multipliaient. La condition des ouvriers, celle des paysans, restait encore médiocre. Le manque d'objets manufacturés se faisait durement sentir. Mais l'ensemble des chiffres fournis au Congrès montraient que la NEP avait rempli sa promesse essentielle, qui était d'empêcher le pays de périr en redonnant une forte impulsion aux forces productives. Dans son discours au 12e Congrès, Trotsky ramassa en un aperçu saisissant[1], les problèmes que le Parti bolchevik devait aborder. Il fallait d'abord continuer à pousser de l'avant la production pour ne plus travailler à perte. Ensuite, il fallait renforcer l'alliance avec la campagne, alliance nécessaire pour réaliser par l'entremise de l'Etat l'exportation du blé. En outre, il fallait « créer une comptabilité », réduire les frais généraux dans la gestion de l'économie, concentrer le crédit. Enfin, les deux problèmes les plus importants étaient de commencer à élever le niveau des salaires et de préparer l'économie à travailler conformément à un plan unique. Telles sont les conditions fondamentales qui permettront d'utiliser la NEP pour accélérer la croissance relative de la grande industrie, l'industrialisation des campagne, tarir le commerce privé, en un mot, atteindre progressivement des buts socialistes. L'Etat dispose de moyens puissants et centralisés : appareil politique lié à la classe travailleuse, monopole du commerce extérieur, économie de plan, « Nous nous préparons, disait Trotsky, à franchir les stades de l'accumulation primitive socialiste... Nous avons besoin d'une stricte économie, à laquelle doivent contribuer toute notre énergie, toute notre volonté. Nous jetons au pays ce mot d'ordre : épargner le kopek soviétiste. » Telles étaient la situation et les préoccupations que l'ensemble du Parti avait mises à l'ordre du jour. Quelques mois plus tard, le Comité Central adoptait une résolution qui définissait le caractère de cette accumulation socialiste primitive : « L'accumulation socialiste, y lit-on, est le facteur décisif du sort de la dictature du prolétariat sous le régime de la NEP. Néanmoins, on ne saurait, pour l'intérêt du socialisme, inclure dans le prix des produits, outre le prix de revient et le bénéfice minimum indispensable, les dépenses nécessaires à une réalisation et à une augmentation du capital fondamental trop rapides et en disproportion avec les forces actuelles du pays. Il est nécessaire d'accorder à l'avenir la politique des prix avec les ressources du marché paysan, de développer l'industrie proportionnellement à l'augmentation de la capacité du marché paysan. »
Mais la même période (deuxième semestre 1923) qui devait voir un progrès réel dans le sens indiqué plus haut, vit, en réalité, une forte crise économique qui entraîna l'écart croissant entre les prix des objets manufacturés et ceux des produits agricoles, connue sous le nom de « ciseaux ». On n'avait pas fait le nécessaire pour parer à cette crise, on n'avait pas rempli les engagements pris par le 12e Congrès. Trotsky revint à la charge, dans sa fameuse lettre sur le cours nouveau. Nous ne nous étendrons pas sur l'action de Trotsky durant cette période : le lecteur en trouvera le développement dans le petit livre Cours Nouveau, précédé d'une très juste introduction de Boris Souvarine. Celui-ci écrit : « Dans un mémoire du 8 octobre au Comité Central, Trotsky exprima son opinion sur les questions alors soumises à celui-ci. Il y montrait que des mesures répressives ne seraient pas de nature à résoudre les difficultés; que la crise économique était due à l'insuffisance d'application des décisions du 12e Congrès sur l'organisation de l'industrie, surtout de celles qui concernaient la concentration de l'industrie et la nécessité d'un plan de production ; que la constitution, improvisée sous la pression des circonstances, d'une commission spéciale s'immisçant dans l'économie par dessus tous les organes de direction existants, prouvait, à merveille, la nécessité d'un centre directeur de l'économie, chargé d'élaborer un « plan d'orientation conforme aux possibilités et aux besoins les plus pressants... » Enfin, Trotsky soulignait la nécessité d'une véritable « démocratie ouvrière », comme l'avait déjà indiqué le 10e Congrès du P. C. R., indispensable pour réaliser sainement les progrès de l'économie et éviter au Parti une bureaucratisation génératrice de retards et de crises.
On voit que, dès cette époque, avec une insistance qui ne s'est pas démentie dans la suite, Trotsky posait les bases fondamentales du progrès de l'économie soviétique, au moyen de la NEP, vers les formes plus évoluées du socialisme.
A partir de 1924, le problème s'élargit. L'économie soviétique, cahotant plus ou moins, se rétablit dans les proportions de la production d'avant guerre. La production artisane continue à se développer parallèlement à la grande industrie nationalisée ; on tente de mettre en application le procédé des plans, le marché paysan reprend vigueur et les échanges avec le monde capitaliste se multiplient. C'est dire qu'autant s'affermissent les bases de l'économie socialisée, autant se renforcent les économies privées, artisanes et paysannes, et se fait sentir, par les échanges extérieurs, la pression du marché capitaliste mondial. Dès ce moment, les perspectives du développement de la Russie ne pouvaient pas être détachées des perspectives plus générales concernant la situation du capitalisme international et la révolution mondiale. Trotsky estimait que le développement de la révolution mondiale subissait un arrêt temporaire et que le fait dominant était, à ce moment, la subordination de l'Europe au capital américain. L'Amérique a mis l'Europe à la portion congrue. Par voie de conséquence, la question des perspectives révolutionnaires ne doit pas se poser ainsi : « Quelle est la force des social-démocrates? » mais : « Dans quelle mesure le capital américain, en finançant l'Europe au compte-gouttes, arrivera-t-il à stabiliser le régime ? » C'est l'époque où plusieurs gouvernements capitalistes de l'Europe reprirent des relations diplomatiques et commerciales suivies avec l'U. R. S. S., où l'obtention de crédits devint nécessaire pour hâter le développement de l'industrie dont la croissance était proportionnellement trop lente, où la politique des concessions devait être menée avec une ampleur et un tact nouveaux. Bref, une attention plus soutenue que jamais devait être apportée à la planisation générale de l'économie soviétique et à la croissance de l'industrie d'Etat, croissance liée à l'amélioration réelle du sort des prolétaires. A l'époque, le point de vue de Trotsky fut brutalement combattu, mais l'avenir qui pose empiriquement des divergences jusque là demeurées théoriques, lui donna raison ; dès 1925, on pouvait constater que le rendement accru des usines n'était pas toujours lié à l'amélioration du sort des ouvriers, que la progression des salaires ne suivait pas l'augmentation du rendement des usines. Quant à la perspective internationale, Rykov dut convenir expressément, lors du 14e Congrès, que l'analyse de Trotsky avait été juste.
Mais il ne suffit pas d'avoir raison. Il faut aussi être à même de faire passer dans la réalité les décisions saines. Et pour une observation dont la justesse est tardivement reconnue, combien d'applications défectueuses qui retardent ou même éloignent tout à fait la possibilité de profiter de cette observation ! La lutte honteusement menée contre Trotsky et ceux qui partageaient son point de vue naguère approuvé de tout le Parti, brouillait les discussions, entravait les efforts sérieux et faisait, en définitive, le jeu des ennemis du régime : commerçants, petits propriétaires et paysans plus prompts à accumuler une richesse privée habilement dissimulée qu'à aider le système nouveau de l'économie soviétique. C'est ce que constata lors d'un débat qui n'atteignit malheureusement pas la grande masse des travailleurs, le 14e Congrès du Parti bolchevik. Deux questions dominèrent la discussion : la nature de l'industrie soviétique (capitalisme d'Etat ou « socialisme conséquent », et la différenciation des classes à la campagne (progrès des Koulaks). Trotsky venait de publier le petit livre que nous éditons aujourd'hui. En ce moment critique, les forces de production avaient repris un large essor, mais cet essor était mal dirigé ; tous les défauts de la bureaucratie continuaient à entraver la marche en avant de l'industrie dont le « poids spécifique » n'augmentait pas à une allure suffisamment accélérée. Le manque de démocratie dans le Parti empêchait l'application sérieuse des meilleures dispositions prises par les précédents Congrès ; enfin, à la suite de l'appel lancé aux campagnes par Boukharine : « Enrichissez-vous! » les Koulaks avaient fait de sensibles progrès, prenant figure de véritable danger en face des paysans « moyens » et « pauvres », et de menace en face de l'Etat. La soudure entre prolétariat et paysannerie s'opérait, mais par l'intermédiaire du commerçant et du spéculateur. Le capital privé, bien qu'infériorisé, constituait « une circulation libre élémentaire qui grandit naturellement vers le capitalisme : il représente l'énorme majorité de la population et marque de son empreinte toute l'économie du pays. » (Kamenev) Le salaire était en retard sur la progression de l'industrie. La situation de l'ouvrier demeurait encore très inférieure. Kamenev, à l'époque président du Conseil du Travail et de la Défense, envisagea à ce sujet une sorte de participation aux bénéfices. Dès lors, s'ouvrit une large polémique sur la question du capitalisme d'Etat, c'est-à-dire au fond sur la participation réelle de la classe ouvrière à la gestion et aux bénéfices de l'industrie nationalisée. Ainsi se trouvait posée la question fondamentale de l'accumulation socialiste. Comment doivent se répartir les bénéfices de l'industrie ? Doivent-ils être intégralement reversés, « accumulés » dans l'industrie pour son développement, et réparti entre différentes branches de l'Etat, ou bien convient-il, en outre, d'y faire participer directement certaines parties de la classe ouvrière ? Ces questions opposèrent Kamenev, Zinoviev et l'organisation de Leningrad à Boukharine, Staline, et la majorité du Comité Central. Voici la position défendue par l'organisation de Leningrad :« On accuse les dirigeants qui expriment notre opinion de considérer notre industrie socialiste comme une industrie capitaliste d'Etat ou simplement comme une industrie capitaliste où l'on exploite les ouvriers de la même façon que sous le capitalisme... Avec Lénine, nous considérons nos entreprises nationalisées comme des entreprises « de type socialiste ». Chaque prolétaire travaillant dans une fabrique ou une usine de l'Etat, travaille dans l'intérêt du prolétariat tout entier et pour le socialisme... Nos fabriques et nos usines nationalisées sont-elles des entreprises de type socialiste ? Oui. Les concessions et les arrangements sont-ils du capitalisme d'Etat ? Oui. Les deux propositions sont indiscutables, mais elles n'épuisent nullement la question du capitalisme d'Etat. La liberté du commerce en U. R. S. S est un fait. L'existence de 22 millions d'exploitations rurales individuelles, déterminant dans une mesure considérable toute l'économie du pays et étroitement liées à l'industrie étatique par le marché est un fait. En même temps la régularisation de la « liberté du commerce » (Lénine) par l'Etat prolétarien en U. R. S. S. est également un fait. La croissance continue des éléments socialistes, qui luttent avec succès contre les éléments capitalistes, est aussi un fait. » Ceux-ci refusaient enfin de considérer la Russie de la NEP comme la Russie du socialisme. Quant au point de vue de Boukharine, Maretsky le défendait dans les termes suivants : « Safarov et ses amis comprennent-ils qu'assimiler l'industrie nationalisée au capitalisme d'Etat, c'est susciter l'indifférence, l'apathie, l'abattement dans la classe ouvrière et semer le liquidationnisme dans notre Parti ? Sentent-ils que se dérober, ne pas répondre directement, dans cette question du capitalisme d'Etat, c'est nager entre deux eaux, louvoyer entre Lénine et Dan ? » C'était faire passer en principe la raison d'Etat avant les nécessités de la lutte de classes.
On sait quelles montagnes de discours et d'articles furent écrits sur cette question, et l'on s'étonne que Trotsky n'ait pas participé, à l'époque, à un débat aussi général. Mais reportons-nous aux chapitres de Vers le Capitalisme ou Vers le Socialisme ? on y trouvera des explications, et l'exposé d'un point de vue tout à fait général sur ces questions.
C'est ici le lieu de faire, de ce point de vue, la critique de l'ouvrage. A qui approfondira, chiffres et faits en mains, les problèmes de la NEP, il apparaîtra que le livre est trop schématisé, simplifiant à l'excès des problèmes que l'étude détaillée complique extraordinairement. D'autre part, il souffre dans son ensemble d'un optimisme excessif (Kamenev lui-même en fit le reproche au 14e Congrès ! ). On verra qu'en effet Trotsky n'a cherché dans ces pages qu'à faire saillir les problèmes les plus généraux poses par la NEP et les résultats globaux consignés dans les chiffres de contrôle, sans vouloir faire une analyse précisée, insérée dans le cours de son action politique, du même genre que celle qu'il avait développée dans Cours Nouveau, ou, plus tard, dans la Plate-forme pour le 15e Congrès. Certains diront que c'est plus l'œuvre d'un homme d'Etat que celle d'un chef du prolétariat. Peut-être y a-t-il là quelque vérité, mais alors seulement dans la mesure où l'histoire a fait des meilleurs guides du prolétariat des chefs d'Etat, momentanément tout au moins. Mais cela ne pourrait constituer une critique profonde. Que Trotsky, visant à mettre en lumière les caractéristiques principales de l'économie de la NEP — dont le sens était obscurci à merveille par Bauer et Kautsky — ait pour cela négligé quantité d'observations partielles, rien de plus naturel. Capitalisme d'Etat ou socialisme conséquent ? Certes, Trotsky ne traite pas scolastiquement le problème, comme Zinoviev le fit à l'époque. Il se refuse aussi à la démagogie « théorique » pratiquée par Boukharine. Il analyse, à l'aide des chiffres de contrôle pour la première fois réunis, le caractère de l'industrie nationalisée. Il voit que le rendement croît, que l'accumulation progresse : il indique alors que les salaires peuvent et doivent augmenter, que le niveau de vie doit s'améliorer, et qu'une véritable démocratie ouvrière doit s'instaurer, complétant dans le domaine des relations sociales les avantages économiques ainsi conquis par la classe ouvrière, grâce à l'Etat prolétarien. De cette manière il indique concrètement, dans le cours dialectique de l'économie ce que doit être la marche au socialisme si l'on utilise correctement les possibilités de la NEP. Il résout ainsi dans la vie le problème du capitalisme d'Etat, négligeant de discuter stérilement sur des problèmes abstraits. Il pose en même temps les questions connexes de la liaison entre la production agricole et la production industrielle, des échanges extérieurs, de la politique des concessions et des crédits, de la réduction progressive du marché par la croissance de la grande industrie à un rythme accéléré, de la qualité de la production, etc... Il montre les résultats encourageants obtenus en 1925, il indique les prévisions. De toute manière il souligne que les meilleures dispositions n'auront d'efficacité que dans la mesure ou le Parti Communiste saura les appliquer. Si le Parti, dit-il, commet fautes sur fautes, alors nous risquons de compromettre l'avenir. Mieux qu'un autre Trotsky connaissait en 1925 les erreurs nombreuses déjà commises et les difficultés de l'avenir. Il n'ignorait pas la mauvaise politique intérieure du Parti, le sabotage du travail industriel par suite de l'incompétence, de la mauvaise volonté ou de l'insouciance. Enfin il mesurait exactement les dangers courus par l'Union Soviétique économiquement menacée par le marché mondial qui retrouvait sa souplesse et sa force d'avant-guerre. Son dessein, au moment même où ces questions étaient discutées dans le Parti bolchevik et sanctionnées par le 14e Congrès, était de montrer quels étaient les rouages de l'économie de la NEP, et quel avenir lui était ouvert si les principales difficultés signalées étaient surmontées, comme c'était l'objectif de tout le Parti.
Sans doute ceux qui taxaient Vers le Capitalisme ou Vers le Socialisme ? d'optimisme virent-ils le cours des événements justifier de moins en moins les prévisions de Trotsky et aujourd'hui que la situation semble singulièrement aggravée regrettent-ils d'autant que Trotsky ait négligé de traiter, à l'époque, les problèmes économiques avec les mêmes préoccupations qui avaient inspiré les principales études de Cours Nouveau. Mais c'est une sagesse après coup, et qui ne vaut rien, Trotsky a fait dans ce petit livre, à un moment où les décisions du 14e Congrès russe justifiaient son optimisme, une mise au point générale dont la valeur n'est en rien diminuée malgré les changements sérieux intervenus entre 1925 et 1928.
Du reste, rien de plus facile que de se référer aux travaux de Trotsky postérieurs à cet ouvrage : les amendements présentés par lui à une résolution de Rykov sur la situation économique de l'U.R.S.S. en avril 1926 en font foi[2]. Le lecteur verra clairement combien les problèmes, une peu schématiquement traités dans Vers le Capitalisme ou Vers le Socialisme ont été abordés dans la pratique d'une manière très adéquate par Trotsky. Il y insiste sur les dangers que fait courir à l'équilibre de l'économie la disproportion entre l'industrie et l'agriculture : « Le 14e Congrès du Parti a décidé, comme directive cardinale, l'industrialisation du pays. Les moyens, méthodes et rythmes de la réalisation de notre directive sont décisifs non seulement pour notre progression ultérieure vers le socialisme, mais aussi pour la domination politique de la classe ouvrière dans l'Union Soviétique. » Il propose des mesures précises pour accélérer le rythme de croissance de l'industrie. Il demande à nouveau une application plus stricte et plus générale du plan. Il expose la nécessité d'élever les salaires.
Mais dès cette époque Trotsky et ses amis sont progressivement privés de travail. On leur refuse systématiquement la possibilité d'exprimer leur opinion. L'Internationale Communiste, suivant la ligne de moindre résistance, ne réagit pas. Elle laisse écarter l'Opposition. En U. R. S. S. les fautes continuent à être commises. La bureaucratie étend ses ravages, minant le Parti Communiste (voir l'affaire du Donetz, mars 1928), faisant vivre une caste de fonctionnaires privilégiés, qui détourne ainsi une partie de l'accumulation présocialiste à son profit comme les anciennes classes parasitaires, et justifie la qualification de capitalisme d'Etat donnée à l'industrie soviétique principale source de cette accumulation. La campagne s'enrichit grâce aux koulaks et aux paysans aisés qui font progressivement main basse sur les coopératives, s'infiltrent dans les Soviets, stockent le blé et rançonnent l'Etat. Les défauts dans l'administration de l'industrie ne tendent pas à disparaître. Le commerce privé se développe clandestinement.
Le lecteur trouvera dans la Plate-forme politique de l'Opposition russe pour le 15e Congrès, due pour une large part à l'initiative de Trotsky, tous les renseignements nécessaires pour caractériser la situation à la fin de 1927. L'Opposition y note un certain nombre de données statistiques dont le lecteur fera son grand profit en les comparant à celles qui servent de base à Vers le Capitalisme ou Vers le Socialisme ?[3]. Elle y analyse le cours actuel de la Révolution russe et sa portée internationale, phénomène sur lequel Trotsky a appelé, plus que tout autre, l'attention des communistes. Elle y réfute la théorie du « socialisme dans un seul pays. » Elle fait effort pour analyser marxistement la situation en visant particulièrement à empêcher que ne s'affaiblisse la portée révolutionnaire mondiale de la Révolution russe.
* * *
Bornons là ces quelques explications.
Le lecteur comprendra maintenant quel est l'intérêt de ce petit livre pour apprécier, en marxistes bien entendu, les développements récents de la révolution russe. L'analyse du système de l'économie soviétique dans ses conséquences nationales et internationales faite par L. Trotsky en 1925 conservera tout son intérêt alors que les monceaux de thèses officielles auront rejoint la poussière, car c'est l'intérêt même que tous les communistes portent à la Révolution Russe, surtout maintenant que dix ans nous séparent de son origine et que nous sommes de jour en jour mieux à même d'apprécier sa portée et ses répercussions pour l'avenir du mouvement révolutionnaire mondial.
Ce n'est pas là une simple constatation historique. C'est actuellement que la Révolution Russe peut agir sur le sort des masses laborieuses du monde entier et particulièrement d'Occident, Et plus son rapport avec l'évolution du mouvement ouvrier international est étroit, plus nous devons apporter d'attention, de précision et d'esprit critique à son appréciation et son étude. Nous ne devons pas nous borner à voir agir l'U. R. S. S. comme facteur politique et économique dans la lutte révolutionnaire. Nous devons aider cette action, et l'utiliser au mieux.
Pour cela, il faut la connaître. Il ne suffit pas d'avoir quelques vues générales sur son aspect économique et social, sur ses réalisations brutes. Il faut en faire l'étude marxiste, déterminer avec le plus de rigueur possible le degré de la puissance interne dans la révolution, le rapport des forces, la précision de son action révolutionnaire.
De grands combats secouent les masses opprimées dans les pays coloniaux, et le prolétariat européen attend les luttes décisives pour le sort de la bourgeoisie. L'appréciation correcte du rôle de l'U. R. S. S. lui est indispensable pour vaincre.
Nul n'ignore, les communistes moins que les autres, combien cette appréciation est diversement faite dans l'Internationale communiste. Pour avoir à différentes reprises donné à la Révolution Russe son juste sens dans la Révolution internationale (comme Lénine lui-même le fit plusieurs fois entre 1920 et 1923), Trotsky est aujourd'hui déporté dans le Turkestan, avec résidence forcée. Nombre d'autres camarades, toute une fraction militante de la classe ouvrière en Russie subit un sort plus pénible encore que le sien : le chômage ou l'emprisonnement. Les ouvriers du monde entier connaissent ces faits. Il faut que l'étude de la situation générale des classes en U. R. S. S. leur en fasse comprendre le sens exact. Ce petit livre les aidera à comprendre la position des principaux problèmes de l'économie soviétique avec leurs conséquences sociales après quatre années de NEP.
Aujourd'hui que huit années de NEP sont bientôt écoulées, ils compareront les résultats obtenus avec les résultats que l'on pouvait obtenir. Ils verront qu'au milieu des graves dangers que faisait courir à l'U. R. S. S. le monde capitaliste, la jeune économie soviétique appliquant les principes nouveaux de la planisation, de la socialisation des principales tranches de l'industrie, du monopole du commerce extérieur est arrivé à donner un puissant élan aux forces productives, rendant ainsi au pays une vie normale, Ils verront que parallèlement de nombreuses erreurs commises par les dirigeants du Parti Communiste Russe, malgré les avis d'une notable fraction du parti, a permis aux éléments néo-capitalistes de faire des progrès considérables, dans le cadre de la NEP, ce qui signifie une nouvelle pression sur la classe ouvrière. Les difficultés incontestées subies dans la dernière campagne du blé sont une des plus récentes manifestations de cet état de choses. La répression organisée contre l'opposition en est un autre aspect.
C'est ainsi que la meilleure connaissance du cours économique de l'U. R. S. S. orientera sainement le prolétariat, qu'elle lui montrera toutes les raisons pour lui de redoubler de force et de précision dans la lutte. Loin de toute formule dogmatique et de toute foi irraisonnée, il montrera une fois de plus que c'est dans la juste appréciation des conditions de la lutte que gît une des principales conditions du succès de cette lutte.
Pierre NAVILLE.
P. S. — Une édition critique, de ce livre aurait nécessité de très nombreuses notes et gloses. Mais cela en aurait considérablement alourdi la lecture. Nous nous sommes bornés à signaler les chiffres et les faits les plus saillants qui orienteront le lecteur. Les notes de Trotsky sont signées (L. T. ).
- ↑ Voir Production et révolution dans le Bulletin Communiste du 10 mai 1923.
- ↑ Voir Bulletin Communiste, N° 22-23 (octobre-novembre 1927).
- ↑ On devra aussi consulter Avant Thermidor, plateforme de l'Opposition de gauche (Sapronov, Smirnov, etc...).