Introduction à L'Impérialisme et l'Accumulation du Capital de Boukharine

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La critique que Boukharine a fait de la théorie de l’accumulation capitaliste élaborée par Rosa Luxemburg vise la critique de Marx par Rosa Luxemburg, qui a enfin été mise entièrement sous les yeux du public français[1]. Les remarques de Boukharine sont dans l’ensemble justifiées, bien que l’ouvrage de Luxemburg contienne de nombreuses analyses historiques qui complètent remarquablement celles de Hobson et de Hilferding, et surtout celles de Lénine. Pourtant, ce qui intéressera surtout le lecteur d’aujourd’hui, c’est l’examen que fait Boukharine de la théorie des marchés et des crises en cas de « capitalisme d’Etat » pur, et dans les relations d’une «société socialiste». Cet examen ouvre une discussion toujours nécessaire sur la théorie des crises dans le cadre du socialisme d’Etat d’aujourd’hui, et plus encore d’une multiplicité de socialismes d’Etat.

Disons tout de même quelques mots des discussions suscitées par le livre de Rosa Luxemburg, et de sa critique par Boukharine, dans la mesure où le problème tout entier de l’impérialisme se trouve remis en question à notre époque par l’émergence du « tiers-monde », l’accès à l’indépendance politique des anciennes colonies ou semi-colonies de l’Europe, d’une part, et par la multiplicité de socialismes d’Etat nés dans le sillage de l’URSS stalinienne, d’autre part.

Avant 1914, c’est la théorie de l’accumulation proprement dite, ou reproduction élargie, qui a retenu l’attention des critiques de Rosa Luxemburg. Autrement dit, à une époque où l’ensemble des travaux de Marx pour Le Capital commençaient à être bien connus et étudiés (au moins dans les milieux socialistes spécialisés), c’est surtout le modèle abstrait de fonctionnement du système capitaliste qui était en cause. Les critiques soulignaient que Rosa Luxemburg n’avait en somme pas compris ce que Marx voulait démontrer dans son analyse de la reproduction élargie, et que sa thèse selon laquelle le système ne pourrait pas indéfiniment croître (accumuler) lorsque les domaines non capitalistes auraient été complètement exploités et intégrés au système, était par suite sans objet. Elle avait confondu un développement historique et un fonctionnement structural.

Mais au lendemain de la première guerre mondiale et de la révolution russe, c’est la question de l’impérialisme, comme forme suprême du capitalisme, qui vient sur le devant de la scène critique. Lénine écrivait son livre, dans son exil suisse, au moment même où Rosa Luxemburg rédigeait, dans sa prison, une réponse à ses critiques allemands (1915). Mais l’un envisageait surtout la perspective d’une rébellion généralisée des peuples colonisés contre les grands monopoles impérialistes exportateurs de capitaux, tandis que l’autre visait surtout à « rectifier » l’analyse de Marx dans un domaine où elle estimait que celui-ci s’était mal expliqué, ou même fourvoyé.

Dès 1920, au IIe Congrès de l’Internationale Communiste, ce sont les thèses de Lénine qui servirent de fondement à l’analyse des mouvements anti-impérialistes dans le domaine colonial européen. Certains dirigeants des partis communistes allemand et polonais n’en rejetaient pas pour autant le point de vue théorique de Rosa Luxemburg. La controverse rejaillit alors à l’occasion de la discussion d’un projet de programme de l’Internationale Communiste dont Boukharine était l’auteur. Une première rédaction fut confrontée dès 1922 avec des textes émanant des communistes italiens (Bordiga), allemands (Thalheimer) et hongrois (Lukacs). Une première discussion générale eut lieu en 1924 au Ve Congrès de l’I.C. où Boukharine présenta le rapport que nous publions également dans ce volume.

A la même époque, Boukharine décida de procéder à un examen complet et approfondi du travail de Rosa concernant la théorie de l’accumulation et des racines de l’impérialisme. Son manuscrit était prêt en 1924, il servit de texte d’analyse dans les Instituts du marxisme en URSS. Imprimé d’abord dans la revue théorique Sous la bannière du marxisme, puis en volume, il fut traduit peu après en allemand.

La discussion théorique s’enlisa vite. Le problème soulevé par Rosa était mal posé et témoignait d’une méconnaissance des conceptions méthodologiques de Marx. Elle se demandait, si la société théorique n’est composée que de capitalistes et de prolétaires salariés, comment l’ensemble de la plus-value créée par le rapport de ces deux classes pouvait être réalisée (en valeur) sur le marché. En effet, à son avis, les salaires ne peuvent croître et par conséquent les salariés ne peuvent acheter tout le produit social croissant ; les capitalistes privés non plus. Il faut donc que les capitalistes trouvent des acheteurs supplémentaires dans les zones non capitalistes, non salariées, c’est-à-dire surtout dans les colonies ; d’où les poussées impérialistes et la concurrence entre elles.

C’est dans la pratique que se reposèrent les problèmes, en laissant la discussion théorique ouverte. Les luttes anti-impérialistes en Asie imposaient des stratégies et des tactiques ouvrières qui vérifiaient les thèses de Lénine-Boukharine plutôt que celles de R. Luxemburg. Vers 1925, on note les luttes de la Chine révolutionnaire, déployées après la mort de Sun Yat-sen contre les féodaux compradores par le gouvernement de Canton ; les campagnes de désobéissance civile inspirées par Gandhi et Nehru dans l’Inde, les soulèvements au Maroc et en Syrie opprimés par la France, et cent points de rébellion anticolonialiste dans le monde. On voit une lutte populaire nourrir les germes de bourgeoisies autochtones. Les grandes métropoles impérialistes constatent que leurs marchés réservés sont battus en brèche, et pourtant le capitalisme européen a repris son expansion, cette fois sous la tutelle des Etats-Unis. Ce pays donne l’exemple d’un Etat sans colonies ni protectorats, mais déjà expert dans la pénétration économique universelle.

Quelques années plus tard, le problème ressurgit lorsque la crise qui débuta en 1929-1930, pour finir dans le nouveau conflit mondial dix ans plus tard, le reposa aux yeux de tous. En 1924, le mouvement marxiste avait admis qu’une « stabilisation » du capitalisme ébranlé à la fin de la première guerre mondiale était intervenue, et qu’un nouveau développement du système était vraisemblable. D’autre part, l’URSS repliée sur elle-même procédait à une accumulation accélérée sous la férule bureaucratique, qui reproduisait sous une forme étatique le processus que le capitalisme poursuivait sous la forme concurrentielle. A cette époque, les idées de Rosa Luxemburg parurent justifiées à certains analystes dans la mesure où son schéma supposait une surproduction devenant chronique, c’est-à-dire où il était impossible de réaliser toute la plus-value produite sur un marché mondial capitaliste, engorgé de façon permanente. On peut se référer pour cette époque à plusieurs ouvrages qui conservent leur intérêt aujourd’hui. Lucien Laurat présenta de façon complète les vues de Rosa Luxemburg dans son livre L’accumulation du capital d’après Rosa Luxemburg (1930). Il les y défendait contre Boukharine (qu’il avait déjà attaqué en 1928 dans une brochure, L’impérialisme et la décadence capitaliste, sous le nom de Primus), l’essentiel de la théorie de l’accumulation. Fritz Sternberg (Der Imperialismus, 1926) adopta la même position. Tous deux, pourtant, admettent que le champ d’expansion de l’impérialisme, c’est-à-dire les domaines non capitalistes, n’est pas aussi étendu que le supposait Rosa Luxemburg. Toute une série de fonctions additionnelles des rapports capitalistes salariés y étendent la possibilité de réalisation de la plus-value (croissance démographique, notamment de la population salariée ; développement du crédit à long terme; accroissement de V (salaires) malgré la valeur croissante du rapport C/V; élargissement des modalités de consommation-jouissance des capitalistes, etc.).

P. Frœlich, dans sa biographie de Rosa Luxemburg écrite pendant la seconde guerre mondiale, adopte une attitude voisine vis-à-vis de la théorie de Rosa.

La crise ouverte en 1929 raviva la discussion sur la source et la nature des crises capitalistes. En URSS, on se contenta tout simplement d’opposer à l’anarchie capitaliste la planification socialiste dans une économie étatisée (par exemple E. Varga dans son livre La crise économique, sociale, politique, 1935). Mais ailleurs, la question était autre : cette crise, dont la durée et la profondeur dépassaient tout ce que l’on avait connu à l’époque où Marx écrivait, est-elle finale, insurmontable, permanente ; ou va-t-elle, une fois de plus, se résorber pour céder la place à une nouvelle phase d’expansion et d’équilibre relatif ? A l’époque, plus d’un critique vit dans cette crise l’illustration des analyses théoriques de Rosa. Etouffant dans ses liens, irrévocablement obligé de subir ses propres lois de développement, le système capitaliste se trouvait contraint à rechercher avec plus de fureur que jamais à se soutenir par l’incorporation de zones non capitalistes. Mais le monde étant désormais tout entier partagé, le marché soviétique étant soustrait à l’emprise capitaliste, il risquait vraiment cette fois de mourir étouffé. Le livre de J. Duret, Le marxisme et les crises (1933) fait le point des thèses discutées à ce sujet. Il remarque que si, selon Luxemburg, l’accumulation du capital est impossible à la longue dans une société composée exclusivement de capitalistes et de salariés dans un marché concurrentiel, il faudrait que cette société se soit « effondrée » depuis longtemps ; et même si sa survie est due à l’exploitation de zones non capitalistes, la raréfaction de celles-ci et les conflits inter-impérialistes entraînent la catastrophe déjà bien avant que la terre entière ne connaisse que des capitalistes et des salariés, sans parler des obstacles qu’opposent les rapports « socialistes » en URSS. Lui aussi reproche à Rosa d’avoir méconnu le rôle des monopoles internationaux, l’extension de la population salariée, la concurrence que peu à peu les métropoles ont suscité, dans les colonies, précisément par suite du développement qu’elles y ont suscité.

La seconde guerre mondiale qui ravagea surtout l’Europe et une partie de l’Asie fut suivie d’une période de reconstruction qui se traduisit par une élévation prodigieuse de la productivité et de la production, une densité supérieure des échanges commerciaux, une expansion en tous sens des investissements de capitaux, un accroissement énorme de la population mondiale (et des salariés dans cette population) et une émancipation politique de la quasi-totalité des colonies de l’Europe. Le problème soulevé par R. Luxemburg s’est alors reposé d’une façon largement renouvelée. En fin de compte, la question n’est plus de savoir si l’impérialisme capitaliste est dû à l’impossibilité de réaliser la plus-value dans le système, ou à la surproduction, à la recherche de débouchés supplémentaires, ou même au besoin de surprofits recherchés par les grands monopoles privés ou d’Etat.

Tous ces facteurs se sont mélangés et transformés, dans le cadre d’un marché mondial où les pôles de domination sont déterminés tout autant par des considérations politiques qu’économiques, et où le rythme de croissance est devenu le principe directeur de toutes les unités économiques (nationales, transnationales ou de blocs plus ou moins intégrés).

Dans ce cadre, des crises profondes ont ébranlé le « système socialiste » lui aussi. Le socialisme d’Etat établi en URSS s’est heurté à celui qui s’organise en Chine. Les économies des pays de l’Est européen sont entrées en conflit avec celle de l’URSS. Le problème de l’accumulation ne se posait donc plus seulement dans le cadre d’une relation limitée aux capitalistes privés et aux salariés. C’est là un problème que Rosa Luxemburg ne pouvait même pas imaginer, mais que Boukharine avait soulevé indirectement dans sa critique en se demandant comment pouvait se produire le processus d’accumulation dans un régime de « capitalisme d’Etat » pur, qu’il assimile à une sorte de socialisme esclavagiste, sans crises analogues à celles qui secouent périodiquement le système capitaliste.

Nous sommes là dans un domaine où des études nouvelles sont absolument indispensables. Il s’avère que tous les rapports économiques existant aujourd’hui sur le globe terrestre sont des rapports d’exploitation. Mais ces rapports sont à la fois plus différents et plus semblables à ceux que Marx pouvait envisager vers 1850 et Luxemburg en 1912. Plus semblables pour les raisons suivantes : 1. Le taux de salariat dans la population active de l’ensemble des pays capitalistes développés s’est considérablement élevé ; il atteint jusqu’à 90 % et plus dans certaines régions. Dans les pays de socialisme d’Etat il atteint un taux qui varie aussi entre 70 et 90 %. 2. Les marchés du tiers-monde sont à leur tour devenus, sous des formes particulières, des marchés capitalistes aux prises avec leurs propres zones non-capitalistes ; dans certains cas ils résistent même avec succès aux pressions du capitalisme développé grâce à la main-mise sur les ressources primaires locales, comme on le voit actuellement pour le pétrole. Plus différents pour d’autres raisons : la classe des capitalistes, jadis totalement hégémonique dans les structures d’Etat, se trouve aujourd’hui souvent aux prises avec l’Etat lui-même, dont les structures s’autonomisent dans nombre de secteurs. Les grands monopoles privés en tirent souvent profit, mais souvent aussi ils sont contraints de subir les exigences des Etats ou blocs d’Etats à l’encontre de leurs intérêts particuliers. Quant aux socialismes d’Etat (URSS, Chine, etc.), ils ont éliminé la classe des capitalistes dans les branches productives, et de toute façon maintiennent sous leur contrôle les résidus bourgeois, ou les germes de nouvelle bourgeoisie.

Tout cela signifie que le problème de l’accumulation doit être désormais reconsidéré dans toutes ses dimensions. Tout d’abord, il faut sortir de l’examen purement historique de la question. Les controverses de 1900-1905 (Tougan-Baranovsky), puis de 1912-1915 (Otto Bauer, Eckstein), puis de 1915-1925 (Boukharine, Thalheimer, Sternberg), et enfin de 1928-1933 (Laurat, Duret) sont aujourd’hui largement dépassées. L’économie mondiale s’est profondément transformée. Mais, aujourd’hui non plus, l’approche historique ne permet pas de faire toute la clarté. Il faut à la fois établir la nature et la direction des transformations profondes qui se sont produites dans l’économie mondiale, en analysant les formes nouvelles que celle-ci a prises, et tenter de formuler (si cela s’avère possible) un modèle des conditions présentes de l’accumulation. Les grands phénomènes à examiner de ce point de vue sont : les nouvelles stratégies du capital international (extension des grandes sociétés multinationales), le développement des secteurs d’Etat ou publics, les modes de l’autofinancement, les nouvelles structures industrielles productives et improductives, les planifications, l’automation et l’informatique, l’extension du salariat, les intégrations et blocs économiques d’Etats (C.E.E., Comecon, etc.) ; les conditions de l’accumulation dans les socialismes d’Etat (URSS, Chine, etc.) et les rapports entre leur marché et le marché mondial ; enfin, le développement des investissements et de l’accumulation dans le tiers-monde et ses implications sur les formes de l’exploitation et de l’inégalité de développement entre régions, par exemple le rapport traditionnel entre centre et périphérie examiné par certains analystes (A. Emmanuel, S. Amin).

Il est possible que l’état actuel de l’économie mondiale ne permette pas d’élaborer un modèle cohérent du type de relui du capitalisme « pur » que Marx élabora au milieu du XIXe siècle. Nous sommes dans un âge «critique» plutôt qu’« organique », dans une « transition » ou mutation, et il se peut qu’il ne soit pas possible de tirer un modèle cohérent de l’accumulation à notre époque. C’est ce dont témoignent la cacophonie et l’obscurité des discussions en cours sur la « croissance », et les égarements théoriques qu’entraînent les développements d’une nouvelle crise économique mondiale à partir des années 1974-1975.

En tout cas, les principes de l’analyse de Marx resteront féconds, et une polémique comme celle de Boukharine aussi. Mais encore une fois, la clarté ne peut venir seulement de la répétition de leurs arguments. Le temps est venu de créer de nouveaux instruments d’analyse[2].

Pierre NAVILLE, 1er mars 1974.

  1. La première partie de l’ouvrage de Rosa Luxemburg avait été traduite par Marcel Ollivier (Libraire de Travail, 1935). L’ensemble a été traduit et édité par Marcel Ollivier et Irène Petit (Maspero, 1969). Le livre de Boukharine a d’abord paru en russe dans Sous le Drapeau du marxisme (1924), puis en volume, sous le titre: L'impérialisme et l'accumulation du capital. Etude théorique (Moscou, 1925). Une traduction en allemand avait été éditée à Vienne-Berlin en 1926.
  2. Je signale à ce propos la traduction anglaise de l’Anticritique de R. Luxemburg (réponse à ses critiques allemands) et du livre de Boukharine (R. Luxemburg and N. Bukharin, Imperialism and the accumulation of capital. Ed. with an introduction by K.J. Tarbuck. The Penguin Press, 1972). Les commentaires de K.J. Tarbuck présente de façon très perspicace l’état actuel des discussions et suggèrent les nouvelles orientations que devrait prendre la discussion. Je note que Stephen Cohen, dans sa grande biographie politique de Boukharine (Bukharin and the bolshevik revolution. A political biography 1888-1938, 1971), ne fait qu’une allusion passagère à la polémique Boukharine-Luxemburg, ce qui est tout à fait regrettable.