L’impérialisme et l’accumulation du capital

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Introduction (Pierre Naville)[modifier le wikicode]

La critique que Boukharine a fait de la théorie de l’accumulation capitaliste élaborée par Rosa Luxemburg vise la critique de Marx par Rosa Luxemburg, qui a enfin été mise entièrement sous les yeux du public français[1]. Les remarques de Boukharine sont dans l’ensemble justifiées, bien que l’ouvrage de Luxemburg contienne de nombreuses analyses historiques qui complètent remarquablement celles de Hobson et de Hilferding, et surtout celles de Lénine. Pourtant, ce qui intéressera surtout le lecteur d’aujourd’hui, c’est l’examen que fait Boukharine de la théorie des marchés et des crises en cas de « capitalisme d’Etat » pur, et dans les relations d’une «société socialiste». Cet examen ouvre une discussion toujours nécessaire sur la théorie des crises dans le cadre du socialisme d’Etat d’aujourd’hui, et plus encore d’une multiplicité de socialismes d’Etat.

Disons tout de même quelques mots des discussions suscitées par le livre de Rosa Luxemburg, et de sa critique par Boukharine, dans la mesure où le problème tout entier de l’impérialisme se trouve remis en question à notre époque par l’émergence du « tiers-monde », l’accès à l’indépendance politique des anciennes colonies ou semi-colonies de l’Europe, d’une part, et par la multiplicité de socialismes d’Etat nés dans le sillage de l’URSS stalinienne, d’autre part.

Avant 1914, c’est la théorie de l’accumulation proprement dite, ou reproduction élargie, qui a retenu l’attention des critiques de Rosa Luxemburg. Autrement dit, à une époque où l’ensemble des travaux de Marx pour Le Capital commençaient à être bien connus et étudiés (au moins dans les milieux socialistes spécialisés), c’est surtout le modèle abstrait de fonctionnement du système capitaliste qui était en cause. Les critiques soulignaient que Rosa Luxemburg n’avait en somme pas compris ce que Marx voulait démontrer dans son analyse de la reproduction élargie, et que sa thèse selon laquelle le système ne pourrait pas indéfiniment croître (accumuler) lorsque les domaines non capitalistes auraient été complètement exploités et intégrés au système, était par suite sans objet. Elle avait confondu un développement historique et un fonctionnement structural.

Mais au lendemain de la première guerre mondiale et de la révolution russe, c’est la question de l’impérialisme, comme forme suprême du capitalisme, qui vient sur le devant de la scène critique. Lénine écrivait son livre, dans son exil suisse, au moment même où Rosa Luxemburg rédigeait, dans sa prison, une réponse à ses critiques allemands (1915). Mais l’un envisageait surtout la perspective d’une rébellion généralisée des peuples colonisés contre les grands monopoles impérialistes exportateurs de capitaux, tandis que l’autre visait surtout à « rectifier » l’analyse de Marx dans un domaine où elle estimait que celui-ci s’était mal expliqué, ou même fourvoyé.

Dès 1920, au IIe Congrès de l’Internationale Communiste, ce sont les thèses de Lénine qui servirent de fondement à l’analyse des mouvements anti-impérialistes dans le domaine colonial européen. Certains dirigeants des partis communistes allemand et polonais n’en rejetaient pas pour autant le point de vue théorique de Rosa Luxemburg. La controverse rejaillit alors à l’occasion de la discussion d’un projet de programme de l’Internationale Communiste dont Boukharine était l’auteur. Une première rédaction fut confrontée dès 1922 avec des textes émanant des communistes italiens (Bordiga), allemands (Thalheimer) et hongrois (Lukacs). Une première discussion générale eut lieu en 1924 au Ve Congrès de l’I.C. où Boukharine présenta le rapport que nous publions également dans ce volume.

A la même époque, Boukharine décida de procéder à un examen complet et approfondi du travail de Rosa concernant la théorie de l’accumulation et des racines de l’impérialisme. Son manuscrit était prêt en 1924, il servit de texte d’analyse dans les Instituts du marxisme en URSS. Imprimé d’abord dans la revue théorique Sous la bannière du marxisme, puis en volume, il fut traduit peu après en allemand.

La discussion théorique s’enlisa vite. Le problème soulevé par Rosa était mal posé et témoignait d’une méconnaissance des conceptions méthodologiques de Marx. Elle se demandait, si la société théorique n’est composée que de capitalistes et de prolétaires salariés, comment l’ensemble de la plus-value créée par le rapport de ces deux classes pouvait être réalisée (en valeur) sur le marché. En effet, à son avis, les salaires ne peuvent croître et par conséquent les salariés ne peuvent acheter tout le produit social croissant ; les capitalistes privés non plus. Il faut donc que les capitalistes trouvent des acheteurs supplémentaires dans les zones non capitalistes, non salariées, c’est-à-dire surtout dans les colonies ; d’où les poussées impérialistes et la concurrence entre elles.

C’est dans la pratique que se reposèrent les problèmes, en laissant la discussion théorique ouverte. Les luttes anti-impérialistes en Asie imposaient des stratégies et des tactiques ouvrières qui vérifiaient les thèses de Lénine-Boukharine plutôt que celles de R. Luxemburg. Vers 1925, on note les luttes de la Chine révolutionnaire, déployées après la mort de Sun Yat-sen contre les féodaux compradores par le gouvernement de Canton ; les campagnes de désobéissance civile inspirées par Gandhi et Nehru dans l’Inde, les soulèvements au Maroc et en Syrie opprimés par la France, et cent points de rébellion anticolonialiste dans le monde. On voit une lutte populaire nourrir les germes de bourgeoisies autochtones. Les grandes métropoles impérialistes constatent que leurs marchés réservés sont battus en brèche, et pourtant le capitalisme européen a repris son expansion, cette fois sous la tutelle des Etats-Unis. Ce pays donne l’exemple d’un Etat sans colonies ni protectorats, mais déjà expert dans la pénétration économique universelle.

Quelques années plus tard, le problème ressurgit lorsque la crise qui débuta en 1929-1930, pour finir dans le nouveau conflit mondial dix ans plus tard, le reposa aux yeux de tous. En 1924, le mouvement marxiste avait admis qu’une « stabilisation » du capitalisme ébranlé à la fin de la première guerre mondiale était intervenue, et qu’un nouveau développement du système était vraisemblable. D’autre part, l’URSS repliée sur elle-même procédait à une accumulation accélérée sous la férule bureaucratique, qui reproduisait sous une forme étatique le processus que le capitalisme poursuivait sous la forme concurrentielle. A cette époque, les idées de Rosa Luxemburg parurent justifiées à certains analystes dans la mesure où son schéma supposait une surproduction devenant chronique, c’est-à-dire où il était impossible de réaliser toute la plus-value produite sur un marché mondial capitaliste, engorgé de façon permanente. On peut se référer pour cette époque à plusieurs ouvrages qui conservent leur intérêt aujourd’hui. Lucien Laurat présenta de façon complète les vues de Rosa Luxemburg dans son livre L’accumulation du capital d’après Rosa Luxemburg (1930). Il les y défendait contre Boukharine (qu’il avait déjà attaqué en 1928 dans une brochure, L’impérialisme et la décadence capitaliste, sous le nom de Primus), l’essentiel de la théorie de l’accumulation. Fritz Sternberg (Der Imperialismus, 1926) adopta la même position. Tous deux, pourtant, admettent que le champ d’expansion de l’impérialisme, c’est-à-dire les domaines non capitalistes, n’est pas aussi étendu que le supposait Rosa Luxemburg. Toute une série de fonctions additionnelles des rapports capitalistes salariés y étendent la possibilité de réalisation de la plus-value (croissance démographique, notamment de la population salariée ; développement du crédit à long terme; accroissement de V (salaires) malgré la valeur croissante du rapport C/V; élargissement des modalités de consommation-jouissance des capitalistes, etc.).

P. Frœlich, dans sa biographie de Rosa Luxemburg écrite pendant la seconde guerre mondiale, adopte une attitude voisine vis-à-vis de la théorie de Rosa.

La crise ouverte en 1929 raviva la discussion sur la source et la nature des crises capitalistes. En URSS, on se contenta tout simplement d’opposer à l’anarchie capitaliste la planification socialiste dans une économie étatisée (par exemple E. Varga dans son livre La crise économique, sociale, politique, 1935). Mais ailleurs, la question était autre : cette crise, dont la durée et la profondeur dépassaient tout ce que l’on avait connu à l’époque où Marx écrivait, est-elle finale, insurmontable, permanente ; ou va-t-elle, une fois de plus, se résorber pour céder la place à une nouvelle phase d’expansion et d’équilibre relatif ? A l’époque, plus d’un critique vit dans cette crise l’illustration des analyses théoriques de Rosa. Etouffant dans ses liens, irrévocablement obligé de subir ses propres lois de développement, le système capitaliste se trouvait contraint à rechercher avec plus de fureur que jamais à se soutenir par l’incorporation de zones non capitalistes. Mais le monde étant désormais tout entier partagé, le marché soviétique étant soustrait à l’emprise capitaliste, il risquait vraiment cette fois de mourir étouffé. Le livre de J. Duret, Le marxisme et les crises (1933) fait le point des thèses discutées à ce sujet. Il remarque que si, selon Luxemburg, l’accumulation du capital est impossible à la longue dans une société composée exclusivement de capitalistes et de salariés dans un marché concurrentiel, il faudrait que cette société se soit « effondrée » depuis longtemps ; et même si sa survie est due à l’exploitation de zones non capitalistes, la raréfaction de celles-ci et les conflits inter-impérialistes entraînent la catastrophe déjà bien avant que la terre entière ne connaisse que des capitalistes et des salariés, sans parler des obstacles qu’opposent les rapports « socialistes » en URSS. Lui aussi reproche à Rosa d’avoir méconnu le rôle des monopoles internationaux, l’extension de la population salariée, la concurrence que peu à peu les métropoles ont suscité, dans les colonies, précisément par suite du développement qu’elles y ont suscité.

La seconde guerre mondiale qui ravagea surtout l’Europe et une partie de l’Asie fut suivie d’une période de reconstruction qui se traduisit par une élévation prodigieuse de la productivité et de la production, une densité supérieure des échanges commerciaux, une expansion en tous sens des investissements de capitaux, un accroissement énorme de la population mondiale (et des salariés dans cette population) et une émancipation politique de la quasi-totalité des colonies de l’Europe. Le problème soulevé par R. Luxemburg s’est alors reposé d’une façon largement renouvelée. En fin de compte, la question n’est plus de savoir si l’impérialisme capitaliste est dû à l’impossibilité de réaliser la plus-value dans le système, ou à la surproduction, à la recherche de débouchés supplémentaires, ou même au besoin de surprofits recherchés par les grands monopoles privés ou d’Etat.

Tous ces facteurs se sont mélangés et transformés, dans le cadre d’un marché mondial où les pôles de domination sont déterminés tout autant par des considérations politiques qu’économiques, et où le rythme de croissance est devenu le principe directeur de toutes les unités économiques (nationales, transnationales ou de blocs plus ou moins intégrés).

Dans ce cadre, des crises profondes ont ébranlé le « système socialiste » lui aussi. Le socialisme d’Etat établi en URSS s’est heurté à celui qui s’organise en Chine. Les économies des pays de l’Est européen sont entrées en conflit avec celle de l’URSS. Le problème de l’accumulation ne se posait donc plus seulement dans le cadre d’une relation limitée aux capitalistes privés et aux salariés. C’est là un problème que Rosa Luxemburg ne pouvait même pas imaginer, mais que Boukharine avait soulevé indirectement dans sa critique en se demandant comment pouvait se produire le processus d’accumulation dans un régime de « capitalisme d’Etat » pur, qu’il assimile à une sorte de socialisme esclavagiste, sans crises analogues à celles qui secouent périodiquement le système capitaliste.

Nous sommes là dans un domaine où des études nouvelles sont absolument indispensables. Il s’avère que tous les rapports économiques existant aujourd’hui sur le globe terrestre sont des rapports d’exploitation. Mais ces rapports sont à la fois plus différents et plus semblables à ceux que Marx pouvait envisager vers 1850 et Luxemburg en 1912. Plus semblables pour les raisons suivantes : 1. Le taux de salariat dans la population active de l’ensemble des pays capitalistes développés s’est considérablement élevé ; il atteint jusqu’à 90 % et plus dans certaines régions. Dans les pays de socialisme d’Etat il atteint un taux qui varie aussi entre 70 et 90 %. 2. Les marchés du tiers-monde sont à leur tour devenus, sous des formes particulières, des marchés capitalistes aux prises avec leurs propres zones non-capitalistes ; dans certains cas ils résistent même avec succès aux pressions du capitalisme développé grâce à la main-mise sur les ressources primaires locales, comme on le voit actuellement pour le pétrole. Plus différents pour d’autres raisons : la classe des capitalistes, jadis totalement hégémonique dans les structures d’Etat, se trouve aujourd’hui souvent aux prises avec l’Etat lui-même, dont les structures s’autonomisent dans nombre de secteurs. Les grands monopoles privés en tirent souvent profit, mais souvent aussi ils sont contraints de subir les exigences des Etats ou blocs d’Etats à l’encontre de leurs intérêts particuliers. Quant aux socialismes d’Etat (URSS, Chine, etc.), ils ont éliminé la classe des capitalistes dans les branches productives, et de toute façon maintiennent sous leur contrôle les résidus bourgeois, ou les germes de nouvelle bourgeoisie.

Tout cela signifie que le problème de l’accumulation doit être désormais reconsidéré dans toutes ses dimensions. Tout d’abord, il faut sortir de l’examen purement historique de la question. Les controverses de 1900-1905 (Tougan-Baranovsky), puis de 1912-1915 (Otto Bauer, Eckstein), puis de 1915-1925 (Boukharine, Thalheimer, Sternberg), et enfin de 1928-1933 (Laurat, Duret) sont aujourd’hui largement dépassées. L’économie mondiale s’est profondément transformée. Mais, aujourd’hui non plus, l’approche historique ne permet pas de faire toute la clarté. Il faut à la fois établir la nature et la direction des transformations profondes qui se sont produites dans l’économie mondiale, en analysant les formes nouvelles que celle-ci a prises, et tenter de formuler (si cela s’avère possible) un modèle des conditions présentes de l’accumulation. Les grands phénomènes à examiner de ce point de vue sont : les nouvelles stratégies du capital international (extension des grandes sociétés multinationales), le développement des secteurs d’Etat ou publics, les modes de l’autofinancement, les nouvelles structures industrielles productives et improductives, les planifications, l’automation et l’informatique, l’extension du salariat, les intégrations et blocs économiques d’Etats (C.E.E., Comecon, etc.) ; les conditions de l’accumulation dans les socialismes d’Etat (URSS, Chine, etc.) et les rapports entre leur marché et le marché mondial ; enfin, le développement des investissements et de l’accumulation dans le tiers-monde et ses implications sur les formes de l’exploitation et de l’inégalité de développement entre régions, par exemple le rapport traditionnel entre centre et périphérie examiné par certains analystes (A. Emmanuel, S. Amin).

Il est possible que l’état actuel de l’économie mondiale ne permette pas d’élaborer un modèle cohérent du type de relui du capitalisme « pur » que Marx élabora au milieu du XIXe siècle. Nous sommes dans un âge «critique» plutôt qu’« organique », dans une « transition » ou mutation, et il se peut qu’il ne soit pas possible de tirer un modèle cohérent de l’accumulation à notre époque. C’est ce dont témoignent la cacophonie et l’obscurité des discussions en cours sur la « croissance », et les égarements théoriques qu’entraînent les développements d’une nouvelle crise économique mondiale à partir des années 1974-1975.

En tout cas, les principes de l’analyse de Marx resteront féconds, et une polémique comme celle de Boukharine aussi. Mais encore une fois, la clarté ne peut venir seulement de la répétition de leurs arguments. Le temps est venu de créer de nouveaux instruments d’analyse[2].

Pierre NAVILLE, 1er mars 1974.

Préface à l'Edition allemande (1926)[modifier le wikicode]

La question de l’impérialisme est à la fois une question théorique et pratique. Il est donc tout à fait naturel quelle attire l’attention à la fois des politiciens prolétariens et des politiciens bourgeois. La connaissance des forces motrices du capitalisme moderne, de ses méthodes particulières d’expansion, de l’accroissement de ses contradictions internes, etc., constitue la condition indispensable de la critique théorique du capitalisme ; cette arme de la critique se transforme tôt ou tard entre les mains du prolétariat en une critique par les armes. Par ailleurs, la théorie de l’effondrement capitaliste est liée à la théorie de l’impérialisme ainsi que l’évaluation des perspectives de la révolution socialiste, même sous sa forme la plus abstraite, algébrique qui, si l’on veut éviter les erreurs pratiques, doit toujours être transposée sous une forme arithmétique. Tous les problèmes théoriques qui entrent dans le domaine des questions cardinales pour la lutte du prolétariat revêtent ainsi une importance considérable.

Préface[modifier le wikicode]

Ce travail, publié par fragments dans la revue Sous la bannière du marxisme, a pour origine les discussions théoriques relatives à l’élaboration du programme de l’Internationale communiste. Un certain nombre de camarades du Parti communiste d’Allemagne étaient, et pour une part sont encore d’avis, qu’on ne saurait baser un programme révolutionnaire que sur la théorie de l’accumulation de la camarade Rosa Luxemburg. L’auteur du présent ouvrage, qui est d’un avis différent, dut nécessairement se charger d’un travail analysant d’un point de vue critique L’Accumulation du capital. Cela fut d’autant plus nécessaire que, par suite du mot d’ordre de bolchevisation des partis membres de l’Internationale communiste, on commença à discuter de questions telles que les questions nationale, agraire et coloniale, sur lesquelles la camarade Rosa Luxemburg avait adopté une attitude différente de l’attitude orthodoxe du bolchevisme. Il fallait donc examiner s’il n’y avait pas de rapport entre les erreurs qu’elle avait commises dans ces questions et les erreurs théoriques de son Accumulation du capital.

La littérature marxiste russe a donné une série de travaux consacrés à Rosa Luxemburg. Il y a donc chez nous une bibliographie assez volumineuse sur ce thème.

L’auteur du présent travail considère néanmoins qu’il n’est pas superflu de le publier séparément, car il développe une critique systématique de l’Accumulation du capital. Toutes les questions essentielles y sont soumises à une analyse serrée.

Il va sans dire que cette brochure présente probablement de nombreux défauts. Elle a été écrite par fragments et l’auteur dut la rédiger « conspirativement », pour ainsi dire, en se dérobant aux coups de téléphone, demandes, sollicitations, exigences, commissions, séances et autres contraintes de notre temps.

Les sycophantes considéreront peut-être la critique de notre camarade défunte comme une faute de tact de notre part. Mais il est superflu d’ajouter que personne ne vénère la mémoire de la grande et ardente révolutionnaire, un des esprits les plus lumineux de l’histoire de notre mouvement, plus que nous, travailleurs de l’Internationale communiste, au berceau de laquelle s’est tenue Rosa Luxemburg.

4 mars 1925

Chapitre I. La reproduction élargie dans la société capitaliste abstraite[modifier le wikicode]

On sait que Marx a tracé à grands traits un tableau du cours général de la reproduction sociale, en partant de toute une série d’hypothèses simplifiées, comme celle d’un capitalisme à deux classes seulement, privé de marchés extérieurs et avec égalité des valeurs et des prix, etc. Comment l’équilibre mobile du système capitaliste, considéré dans sa croissance, est-il possible ? C’est ainsi que la question fut posée par Marx. Voici comment se présente en résumé cette solution très abstraite, très « théorique » :

Supposons le capital social total, c + v, et la plus-value pl : la valeur du produit total (en supposant que le capital constant soit usé au cours d’une période complète de rotation, ou bien, ce qui revient au même, que c soit égal seulement à la partie consommée du capital constant) sera c + v + pl.

Ce produit x (et par conséquent tout le processus de la production sociale) se divise en deux grands secteurs : les moyens de production et les moyens de consommation. En formulant ce fait par les signes correspondants, on a :

A (production des moyens de production) : c1 + v1 + pl1

B (production des moyens de consommation) : c2 + v2 + pl2

S’il s’agissait d’une reproduction simple, c’est-à-dire si les capitalistes dilapidaient toute la plus-value pl égale à pl1 + pl2 , la condition du cours régulier de la reproduction serait la relation établie de la façon suivante :

1) Comme le produit total du secteur A consiste exclusivement en moyens de production (machines, matières premières, etc.) qui ne sauraient être compris dans la consommation individuelle (on ne saurait, en effet, ni les manger, ni s’en vêtir, ni les offrir en cadeau au « beau sexe »), ils sont donc entièrement consacrés au remplacement du capital constant :

C = (c1 +c2)

Donc : c1 + v1 + pl1 = c1 + c2

2) Comme le produit total du secteur B consiste exclusivement en moyens de consommation, on ne saurait en employer aucune partie sous forme de matières premières ou de machines ; il doit donc être entièrement consommé par les ouvriers et les capitalistes des deux secteurs. Donc : c2 + v2 + pl2 = v1 + v2 + pl1 + pl2

3) Comme le premier secteur reproduit lui-même son capital constant (c1) et comme il doit remplacer la forme matérielle (v1 + pl1) par une forme « consommable » ; comme d’autre part le deuxième secteur produit lui-même en nature les éléments de son capital variable et la plus-value des capitalistes du secteur B, et comme il doit remplacer la forme matérielle c2, le cours régulier de la reproduction exige l’égalité des parties destinées à l’échange, donc : c2 = v1 + pl1

Il n’est pas difficile de voir que ces trois équations se réduisent, au fond, à une seule. En retirant des deux termes de la première équation c1 et la somme v2 + pl2 des deux termes de la seconde, on obtient notre troisième équation c2 = v1 + pl1.

Telle est la condition du fonctionnement régulier de la reproduction simple : la somme des revenus du premier secteur doit être égale au capital constant du deuxième. Si cette condition est réalisée on obtient :

Pour le secteur A : un capital constant produit en nature et qui reste dans le secteur même, un capital variable reproduit sous une forme inadéquate et qui, ayant ainsi changé de forme, peut continuer à fonctionner de concert avec le capital constant ; enfin, une plus-value qui, s’étant métamorphosée, disparaît sans laisser de traces, ne reproduisant que les porteurs personnels de parts vivants et les maîtres du secteur.

Dans le secteur B nous avons : la plus-value produite sous une forme appropriée et qui, sans sortir des limites de son secteur, satisfait son maître et disparaît dans les profondeurs de son appétit ; le capital variable, sous une forme qui lui permet de se transformer en force de travail, sans sortir des limites de son secteur ; le capital constant enfin qui s’unit au capital variable après avoir changé sa souple forme d’objet de consommation en celle d’une dure machine blindée. La production peut donc aussi dans ce cas continuer pour recommencer son circuit ininterrompu.

Le cas est beaucoup plus complexe pour la reproduction élargie où une partie de la plus-value s’ajoute au capital et commence à fonctionner comme capital, où la reproduction se poursuit par conséquent « non en cercle, mais en spirale », comme dit Marx.

Désignons par α1 la partie de la plus-value servant à la consommation personnelle des capitalistes, et par β1 la partie de la plus-value soumise à la capitalisation. On a alors : pl1 = α1 + β1 et donc aussi pl2 = α2 + β2

. Désignons par β1c la partie de la plus-value soumise à l’accumulation, qui échoit en tant que fraction du capital constant à l’accumulation, et par β1v la partie de la plus-value soumise à l’accumulation qui échoit en tant que fraction du capital variable à l’accumulation. On a alors : β1 = β1c + β1v et donc aussi β2 = β2c + β2v. La formule générale du produit des deux secteurs prend alors la forme suivante :

β1

A c1 + v1 + α1 + β1c + β1v

B c2 + v2 + α2 + Β2c + β2v

β2

Comme il est facile de le voir, le problème de la reproduction simple est contenu dans les termes que nous avons encadrés, et la solution est déjà donnée [d’après ce qui précède il faudrait que c2 = (v1 + α1)]. Les difficultés commencent seulement parce que maintenant de nouveaux termes apparaissent à l’extérieur de l’encadré.

Que représentent- ils ?

β1 en tant que valeur, représente la fraction de la plus-value destinée à l’accumulation ; en tant que forme matérielle, c’est-à-dire en tant que valeur d’usage, elle [il ?] représente une masse de moyens de production les plus divers: machines, matières premières, matières auxiliaires, etc.

Toutefois, cette fraction ne s’ajoute pas en règle générale au capital sous une de ces formes seulement, c’est-à-dire soit seulement sous sa forme variable, soit sous sa forme constante. Elle se divise plutôt en deux parties, selon une proportion déterminée par la composition organique du capital : β1c, c’est-à-dire la partie qui s’ajoute au capital constant, est produite en nature, et c’est pourquoi elle reste dans le secteur A qu’elle ne quitte jamais. Au contraire β1v ne peut pas fonctionner comme élément du capital variable, car elle est logée dans le blindage des moyens de production, et est par conséquent destinée à l’échange avec les produits correspondants du deuxième secteur. β1v doit donc fuir son lieu de naissance. β2v est produite sous une forme qui lui permet de devenir un élément du capital variable additionnel dans le deuxième secteur, et c’est pourquoi elle reste en nature dans sa patrie, c’est-à-dire dans le même secteur. β2c au contraire a une forme matérielle qui rend techniquement impossible le fonctionnement de cette fraction de la plus-value comme capital constant additionnel. β2c doit donc être échangée, et revêtir la forme de β1v. Par conséquent, sous le rapport de la valeur, β2c doit être égale à β1v.

Ainsi, dans la mesure où il s’agit de la reproduction élargie il faut, indépendamment des conditions d’équilibre nécessaires du point de vue de la reproduction simple, que la division de la plus-value destinée à l’accumulation dans le premier et le deuxième secteurs s’effectue selon une proportion telle que le capital variable additionnel du premier secteur soit égal au capital constant additionnel du second.

En somme, pour la formule de la reproduction élargie nous obtenons trois schémas réductibles à un seul, et analogues aux trois schémas de la reproduction simple.

1) Le produit total du secteur A (moyens de production) ne peut en aucune de ses parties, être directement utilisé comme revenu. Par conséquent, il doit être égal à la somme des capitaux constants des deux secteurs (y compris les capitaux constants additionnels). Afin de faciliter la comparaison, nous placerons une somme au-dessous de l’autre, comme suit :

Somme des moyens de production

((Produit total du secteur A) = c1 + v1 +α1 + β1c + β1v

Somme de tous les capitaux constants = c1 + c2 + β1c + β2c

Il apparaît clairement que ce schéma suppose l’égalité des grandeurs encadrées. Le cadre de gauche représente la condition de la reproduction simple, et le cadre de droite la condition supplémentaire de la reproduction élargie. Tous deux à leur tour sont réductibles à l’équation suivante : v1 + α1 + β1v = c2 +β2c

2) Le produit total du secteur B ne peut, en aucune de ses parties, être directement (c’est-à-dire sous une forme naturelle) utilisé comme capital constant. Par conséquent, il doit être égal à la somme de tous les revenus (y compris le capital variable additionnel qui se transforme en revenu des ouvriers supplémentaires)[3].

Somme de tous les moyens de consommation (produit total du secteur B) = c2 + v2 + α2 +β2c +β2v

Somme de tous les revenus (salaires et plus value consommée individuellement = v1 + α1 + v2 + α2 +β1v +β2v

On voit aussitôt que ce schéma peut être facilement réduit à l’équation que nous avons déduite plus haut : c2 + β2c = v1 + α1+ β1v

3) Cette équation peut aussi être obtenue directement. Rappelons seulement le schéma :

A = c 1 +v 1 + α1 +β 1 c +β 1 v

B = c 2 +v 2 + α2 +β 2 c +β 2 v (c1 + β 1 c ) de la série supérieure peut être maintenu en raison de sa forme naturelle, qui correspond à une fonction économique nécessaire, (v1 + α1 + β 1 v ) au contraire doit être échangé. Contre quoi ? Contre cette fraction qui, en raison de sa forme matérielle propre, ne peut pas fonctionner dans le deuxième secteur, c’est-à-dire contre (c2 + β 2 c ).

D’où l’équation (c2 + β2 c ) = (v1 + α1 + β1 v ).

Il vaut mieux écrire cette équation de la façon suivante : v1 + β 1 v + α1 = c2 + β 2 c

En d’autres termes, tout le nouveau capital variable du secteur A et la partie de la plusvalue destinée à la consommation improductive du même secteur doivent être égaux au nouveau capital constant du deuxième secteur (B).

La situation devient donc la suivante dans le secteur A : au capital constant c1 s’est ajoutée directement, c’est-à-dire sans sortir des limites du secteur A, une nouvelle grandeur supplémentaire β1c. Par conséquent le capital constant s’est accru ; il était auparavant égal à c1 et il est maintenant égal à (c1 + β1c). Le capital variable a été obtenu par la reproduction de l’ancien capital variable v1 , qui ne peut fonctionner qu’en changeant au préalable son enveloppe matérielle ; ce qu’il fait en même temps que la plus-value « consommable », tandis que (v1 + α1) échange sa place avec c2.

En outre, un capital variable additionnel est apparu par échange avec le secteur B. Le capital variable a donc augmenté de v1 à (v1 + β 1 v ). La partie de la plus-value destinée à être « consommée » après avoir revêtu la forme correspondante, c’est-à-dire après être passée par le secteur B, est éliminée du processus de reproduction. Elle n’a reproduit que les capitalistes du premier secteur (A). Le nouveau cycle commence donc dans le secteur A avec des capitaux constants et variables accrus.

La même chose se produit dans le deuxième secteur, B. Le capital constant s’y est reproduit en valeur, mais il a dû changer de forme ; en outre, la valeur supplémentaire β 2 c , qui a également changé sa forme matérielle, s’est unie à ce capital. Le capital constant a donc augmenté, passant de c2 à (c2 + β 2 c ). Le capital variable a aussi augmenté, passant de v2 à (v2 + β2v), et les deux parties du nouveau capital variable n’ont pas eu besoin de changer de forme[4].

Enfin la plus-value, dans sa partie destinée à être « consommée » sans changer de forme, a été éliminée du processus de reproduction, dans la mesure où elle se limitait à la reproduction des porteurs du capital du deuxième secteur. Ainsi, ici aussi, le nouveau cycle commence avec des capitaux constants et variables accrus.

Au cycle suivant l’ancien capital se reproduit, la partie de la plus-value improductivement consommée augmente (pour la première fois), sa partie accumulée augmente encore plus, et ainsi de suite.

En d’autres termes, le capital constant de la société s’accroît, ainsi que la consommation des ouvriers et la consommation des capitalistes (chaque élément étant considéré en valeur). Nous ne chercherons pas, à l’étape actuelle, à analyser dans quelle proportion s’effectue cette croissance des diverses grandeurs de valeur ; c’est une question qu’il faudra traiter à part. Il importe de signaler ici, même en passant, la circonstance suivante : en même temps que la production s’accroît, le marché de cette production, le marché des moyens de production, s’accroît aussi, de même que la demande de consommation (puisqu’en chiffres absolus il y a croissance aussi bien de la consommation des capitalistes que de la consommation des ouvriers). Autrement dit, la possibilité existe ici d’un équilibre entre les diverses parties de la production sociale globale, d’une part, et entre la production et la consommation d’autre part. L’équilibre entre la production et la consommation se trouve ici conditionné par l’équilibre de production, c’est-à-dire par l’équilibre entre les diverses parties du capital en fonction et ses diverses branches.

Dans l’analyse ci-dessus, nous faisons provisoirement abstraction de toute une série de moments essentiels, spécifiquement capitalistes, tels que la circulation de l’argent. Il serait absolument inadmissible de vouloir toujours en rester à ce niveau extrêmement abstrait de l’analyse. L’erreur de l’école de Ricardo, puis de Say, consista précisément en ce qu’elle établit comme un dogme l’affirmation que le produit est échangé contre un produit, tandis que l’argent n’est qu’un « moyen », un « intermédiaire » dans cette opération, et non « une forme d’existence essentielle et nécessaire de la marchandise, qui doit nécessairement se représenter comme valeur d’échange — travail social général ».[5]

D’où toute une série d’erreurs grossières, une négation des contradictions au sein du capitalisme et une véritable apologie du régime capitaliste qui cherche à embrouiller les idées, à « raisonner de travers », selon l’expression de Marx, sur les crises, la surproduction, la misère des masses, etc. « Il ne faut jamais oublier que dans la production capitaliste il ne s’agit pas de valeur d’usage, mais de valeur d’échange, et spécialement de l’augmentation de la plus-value »[6].

Mais comme le mouvement du capital s’accompagne aussi d’une phase où il apparaît comme capital-argent, il ne faut jamais, bien entendu, perdre de vue ce fait un seul instant. Cependant, cela ne veut pas dire, loin de là, que nous n’ayons pas le droit d’exclure provisoirement la question de l’argent, ainsi que nous l’avons fait plus haut, en analysant le processus de la reproduction aussi bien au point de vue du remplacement et de l’accroissement de valeur que du point de vue du remplacement et de la transformation de la forme matérielle des éléments du capital. Si cette analyse avait démontre que la reproduction ou la reproduction élargie en général sont impossibles, elles seraient d’autant plus impossibles en y incluant le moment de l’argent. Si, au contraire, comme c’est le cas ici, elle montre comment la reproduction élargie est possible, il faut une analyse plus approfondie, représentant un degré plus concret de l’abstraction théorique. Nous appliquons aussi cette méthode parce que la camarade Luxemburg, dans sa critique de la théorie marxienne de l’accumulation, saute constamment d’un motif « critique » à l’autre ; sa « critique » est développée tantôt en rapport avec le moment de l’argent, tantôt en dehors de ce moment, mais tous deux sont parfois merveilleusement « en imbrication organique ».

Voyons d’abord l’argumentation la plus abstraite de la camarade Luxemburg. Cela nous semble d’autant plus justifié que nous lisons chez elle les lignes suivantes :

« L’analyse de Marx souffrait, entre autres, de ceci qu’il cherchait à résoudre le problème en se posant au point de vue faux de la recherche des « sources d’argent ». Mais il s’agit en réalité de demande véritable, d’utilisation de marchandises, et non d’argent pour les payer. En ce qui concerne l’argent en tant que moyen de circulation, nous devons supposer ici, dans l’étude du procès de la reproduction en général, que la société capitaliste a toujours à sa disposition la quantité d’argent nécessaire à sa circulation ou sait se créer les équivalents nécessaires. Ce qu’il faut expliquer, ce sont les grands actes d’échanges sociaux, qui sont provoqués par des besoins économiques réels. Certes, il ne faut pas oublier que la plus-value capitaliste, pour pouvoir être accumulée, doit absolument revêtir la forme argent. Cependant, ce qu’il nous faut trouver, c’est la demande économique du surproduit, sans nous soucier davantage de l’origine de l’argent. Car, ainsi que le dit Marx lui-même à un autre endroit : « L’argent qui se trouve d’un côté fait naître de l’autre côté la reproduction élargie, parce que celle-ci existe en puissance indépendamment de l’argent ; l’argent n’est pas, en effet, en lui-même, un élément de la reproduction réelle ». (Le Capital, Livre II, tome V, Editions sociales, Paris, 1953, p.137). »[7]

Ainsi donc, avec le consentement du « critique », nous laisserons provisoirement de côté la question de l’argent.

La camarade Rosa Luxemburg, en développant sa critique dans ce cadre, avance l’argument suivant : les schémas ne sont que des opérations sur le papier. Ils omettent la question essentielle, à savoir : au profit de qui la reproduction élargie a-t-elle lieu ? Qui est le consommateur de la plus-value accumulée ? Où peut s’écouler cet excédent ?

La camarade Luxemburg, elle, considère que dans les limites du système capitaliste il n’y a pas et ne saurait y avoir de tels acheteurs. D’où sa conclusion : le capitalisme ne peut exister sans « environnement non capitaliste ». Les « tierces personnes » de nos populistes, de Sismondi, Malthus et Cie doivent venir en aide au « capitalisme abstrait » dans sa pénible besogne de réalisation de la plus-value. Mais pour le capitalisme concret, cela signifie : politique impérialiste. Telle serait la racine fondamentale de l’impérialisme.

Mais n’anticipons pas et étudions de plus près l’analyse critique de la camarade Luxemburg.

Dans L’Accumulation du capital, l’un des principaux passages, qui concentre et relie pour ainsi dire en un nœud central les pensées critiques essentielles de l’auteur, est le passage suivant, que nous citons intégralement. (L’objet de l’analyse, ce sont ici les schémas du Livre II du Capital)[8].

« Selon l’hypothèse de Marx dans le Livre I du Capital, la partie capitalisée de la plusvalue se présente dès son origine nous la forme de moyens de production et de moyens de subsistance pour les ouvriers excédentaires [dans notre formule β1c, + β1v et β2c + β2v — N.B.]. Tous deux servent à l’augmentation de la production dans la section I comme dans la section II. Il est impossible d’expliquer, d’après les prémisses du schéma [de Marx], pour qui [souligné par nous, N.B.] s’effectue cette augmentation continue de la production. Il est vrai [ce « il est vrai » est vraiment grandiose ! N.B.] que la consommation de la société s’accroît en même temps que la production : la consommation des capitalistes s’accroît.., la consommation des ouvriers s’accroît également... Cependant, même sans tenir compte du reste [? N.B.], la consommation croissante de la classe capitaliste ne saurait en tout cas être considérée comme le but final de l’accumulation ; au contraire [souligné par nous N.B.] pour autant que cette consommation s’effectue et s’accroît, il ne peut y avoir d’accumulation ; la consommation personnelle des capitalistes entre dans la catégorie de la reproduction simple. Il s’agit au contraire de savoir pour qui les capitalistes produisent lorsqu’ils « pratiquent l’abstinence » au lieu de consommer eux-mêmes leur plus-value, c’est-à-dire lorsqu’ils accumulent. A plus forte raison le but de l’accumulation constante ne saurait-il être, du point de vue capitaliste, l’entretien d’une armée d’ouvriers toujours plus nombreuse. La consommation des ouvriers est une conséquence de l’accumulation, elle n’en est jamais le but ni la condition, à moins que les bases de la production capitaliste ne soient bouleversées. D’ailleurs, les ouvriers ne peuvent jamais consommer que la partie du produit correspondant au capital variable, et pas un sou de plus. Qui donc réalise la plus-value toujours croissante ? Le schéma répond : ils l’emploient à élargir de plus en plus leur production. Ces capitalistes seraient donc des fanatiques de l’élargissement de la production pour l’amour de la production. Ils font toujours construire de nouvelles machines pour les employer à construire de nouvelles machines. Mais ce que nous obtenons ainsi, ce n’est pas une accumulation de capital, mais une production croissante de moyens de production sans aucun but, et il faut vraiment l’audace et l’esprit paradoxal de Tougan-Baranovsky pour supposer que cet infatigable manège de foire puisse être la fidèle image théorique de la réalité capitaliste et la conséquence réelle de la doctrine de Marx. »[9]

Ce passage concentre et « accumule » tant d’erreurs et de contradictions, nullement dialectiques, que leur analyse s’impose de façon pressante.

1. — Avant tout, peut-on poser la question du point de vue du but subjectif (même subjectif de classe) ? Que signifie soudainement une telle téléologie dans les sciences sociales ? Il est clair que la problématique même est incorrecte méthodologiquement, pour autant qu’il s’agit là d’une formulation sérieuse et non d’une tournure métaphorique. En effet, prenons par exemple une loi économique reconnue par la camarade Luxemburg elle-même, par exemple la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. « Pour qui », c’est-à-dire dans l’intérêt de qui cette baisse se produit-elle ? La question est évidemment absurde ; il n’est même pas permis de la poser, car la notion de but est exclue ici a priori. Chaque capitaliste cherche à obtenir un profit différentiel (et y réussit parfois) ; d’autres le rattrapent, et comme résultat nous avons un fait social : la baisse du taux de profit. De la sorte, la camarade Luxemburg abandonne la voie de la méthodologie marxiste en renonçant à la rigueur conceptuelle de l’analyse de Marx.

II. — En formulant la question : « pour qui », et en laissant entendre la réponse « pour personne », la camarade Luxemburg fait aussitôt remarquer, en passant, comme si cela était sans importance, que la consommation des capitalistes et des ouvriers s’élargit : elle ne se doute même pas que par cela même elle indique « pour qui » la production s’élargit. Car sa question posée sous une forme subjective, et pour cela privée de sens du point de vue de l’analyse des liens objectifs de la production capitaliste, ne devient significative que sous une forme objective, à savoir : tout système social croissant, quelle que soit son enveloppe historico- économique, quelques contradictions qu’il développe, quels que soient les motifs qui guident ses agents dans leur activité économique, suppose un lien absolument objectif (même s’il est indirect) entre la production et la consommation. En outre, l’accroissement de la consommation, comme résultat de l’accroissement de la production, comme autre côté de cet accroissement, est la condition fondamentale de la croissance de tout le système social. En faisant allusion à l’accroissement de la consommation sociale, Rosa Luxemburg répond affirmativement, sans s’en rendre compte, à sa question mal posée.

III. — Cela ne l’empêche pas, à la fin du passage cité, d’accuser le schéma de Marx de « tougan-baranovskysme », dont la particularité essentielle consiste à détacher la production de la consommation et à la différencier, à l’isoler complètement (« la production croissante de moyens de production sans aucun but, etc. »).

IV. — Ayant reconnu l’accroissement de la consommation du « capitalisme collectif » en rapport avec l’accumulation, la camarade Luxemburg s’efforce aussitôt de minimiser théoriquement ce fait ; elle écrit : « pour autant que la consommation s’effectue et s’accroît, il ne peut y avoir d’accumulation, etc. ». Ce sophisme est en effet aussi éloigné de toute dialectique que le ciel de la terre. Il est clair pour chacun que l’accroissement de la consommation, comme phénomène constant et ininterrompu, ne saurait se produire sans accumulation correspondante.

L’erreur de la camarade Luxemburg est assez élémentaire ; elle repose sur la confusion d’une grandeur statique avec un processus. En effet, soit une plus-value égale à une grandeur Pl ; supposons que la partie consommée de Pl est pl1 , la partie accumulée est pl2 , de sorte que Pl = pl1 + pl2.

Il est alors évident que Pl restant constant, plus pl1 est grand, plus pl2 sera petit, et inversement.

La limite de l’accroissement de pl1 sera Pl ; la limite correspondante de diminution de pl2 sera 0. Dans ce cas, pour le moment (c’est-à-dire pour la grandeur donnée constante Pl) le plus « favorable », nous revenons à la reproduction simple, c’est- à-dire que nous n’avançons pas ; (et comme, dans la lutte concurrentielle, on ne saurait piétiner sur place, nous aboutissons, dans la réalité, à une régression et à un déclin). Au contraire, lorsque le taux d’accumulation augmente et que le capital s’accroît progressivement, la somme totale de la plus-value nouvellement produite s’accroît à chaque cycle, ce qui permet, dans les conditions de l’accroissement du taux de cette fraction de plus-value qui est accumulée, un accroissement constant et ininterrompu de la partie consommable de la plus-value. En d’autres termes, la partie consommable de la plus-value est fonction de l’accumulation. Il est en effet absurde, et doublement absurde du point de vue du processus de la reproduction, de séparer l’une de l’autre. Le problème peut encore être envisagé sous un autre angle. S’il s’agit non des résultats objectifs de l’accumulation, mais des motivations déterminantes des capitalistes (ce qui, comme nous l’avons vu, n’est pas toujours identique) alors la question de « l’accumulation » présente un autre aspect ; les capitalistes accumulent pour accumuler de plus en plus ; c’est en cela que se résume la particularité spécifique des « motivations capitalistes » ; pour les capitalistes l’accumulation est un but en soi ; de ce point de vue la question du but de l’accumulation (« la consommation croissante de la classe des capitalistes, en tout cas, ne saurait être considérée comme le but final de l’accumulation ») apparaît, pour ainsi dire, catégoriquement sans objet.

V. — Les raisonnements de Rosa Luxemburg relatifs à la consommation croissante des ouvriers sont aussi peu heureux. « A plus forte raison, le but de l’accumulation constante ne saurait-il être, du point de vue capitaliste, l’entretien d’une armée d’ouvriers toujours plus nombreuse ». Vérité remarquable ! Seulement, voilà : (du point de vue des motivations capitalistes) « l’entretien d’une armée d’ouvriers toujours plus nombreuse » peut avoir elle-même, et a d’ordinaire, l’accumulation comme son propre but. Il n’est pas très difficile de le comprendre. Le capitalisme accumule pour continuer à accumuler. Pour cela, la fraction du capital accumulé dans un cycle doit être transformée dans le cycle suivant en capital variable, en force de travail supplémentaire. Comme résultat, on obtient une plus-value encore plus grande, etc. « La consommation des ouvriers est une conséquence de l’accumulation, elle n’en est jamais le but ni la condition ». Car autrement, voyez-vous, les bases du capitalisme seraient renversées, perspective avec laquelle la camarade Luxemburg cherche à nous effrayer. Cependant cela n’est juste en « aucun cas ». Comme on le sait déjà depuis la publication du Livre I du Capital, la consommation des ouvriers n’est autre que la production de la force de travail. Or, la production de la force de travail est indubitablement la condition préalable de la production des valeurs matérielles, de la plus-value, du capital. La production de force de travail supplémentaire est indubitablement la condition préalable de l’accroissement de l’accumulation. Ici aussi, par conséquent, il y a « malentendu total ».

« D’ailleurs, nous dit cette fois-ci d’une voix désespérée la camarade Rosa Luxemburg, les ouvriers ne peuvent jamais consommer que la partie du produit correspondant au capital variable [comment : au capital ? Il aurait fallu dire « leur revenu » qui est égal au capital variable, N.B.], pas un sou de plus. » Rosa Luxemburg a sans doute en vue, ici, les effectifs ouvriers antérieurs, la valeur antérieure de la force de travail et par conséquent les proportions antérieures du capital variable. Admettre cela, cependant, c’est exclure a priori la reproduction élargie. Mais en excluant la reproduction élargie au début du raisonnement logique, il n’est pas difficile non plus de la faire disparaître à la fin, pour la raison qu’il s’agit d’une simple reproduction d’une simple erreur logique. En fin de compte, la question est pourtant simple. Car l’embauche d’ouvriers supplémentaires détermine une demande supplémentaire qui réalise la fraction de la plus-value destinée à l’accumulation, et précisément cette fraction qui se transforme nécessairement en capital variable supplémentaire. Par conséquent, ici encore la « critique » de la camarade Luxemburg tombe à faux, tandis que Marx se trouve avoir tout à fait raison.

VI. — Mais — horribile dictu ! — dans ce cas « les capitalistes seraient donc des fanatiques de l’élargissement de la production pour l’amour de la production » et tout cela n’est alors qu’un « manège », non « de l’accumulation de capital, mais une production croissante de moyens de production sans aucun but » [c’est nous qui soulignons N.B.]. Analysons donc ces deux arguments, quoique leur caractère purement rhétorique saute aux yeux. En rapport avec ces sorties critiques de Luxemburg, nous voudrions citer ici un passage de Marx :

« Le capitaliste industriel, [...] en tant que capital personnifié, produit, lui, pour produire, veut l’enrichissement pour l’enrichissement [souligné par nous, N.B.], Dans la mesure où il n’est qu’un fonctionnaire du capital, donc le support de la production capitaliste, l’important pour lui est la valeur d’échange et son accroissement et non pas la valeur d’usage et son accroissement. Ce qui lui importe c’est l’augmentation de la richesse abstraite, l’appropriation croissante du travail d’autrui. Il est possédé du même désir absolu d’enrichissement que le thésauriseur, avec la seule différence qu’il cherche la satisfaction de ce désir, non sous la forme illusoire de la constitution de trésors d’or ou d’argent, mais dans la constitution de capital qui est une production réelle [souligné par nous, N.B.]. Alors que la surproduction de l’ouvrier est une production pour autrui, la production du capitaliste normal, du capitaliste normal, du capitaliste industriel tel qu’il doit être, est la production pour la production [souligné par nous, N.B.] [...] En dépit de toute sa prodigalité, il est, comme le thésauriseur, essentiellement avare. [...] Le capitaliste industriel devient plus ou moins incapable de remplir sa fonction, dès qu’il représente lui-même la richesse pour les plaisirs, dès qu’il veut l’accumulation des jouissances au lieu de la jouissance de l’accumulation. C’est donc lui aussi un producteur de surproduction, de production pour autrui »[10].

Lorsqu’après cela la camarade Luxemburg, effrayée par les « fanatiques de l’élargissement de la production », et cherchant à son tour à en faire des épouvantails, ouvre de grands yeux et s’exclame : « Et cela se veut une conséquence de la théorie de Marx », on peut lui répondre que cela n’est pas du tout une « conséquence », mais une partie constituante de cette théorie, un détail fourni par la main expérimentée du grand maître lui- même. D’une façon générale, si l’on veut analyser les motivations du capitaliste, il se présente trois sortes de possibilités. Ou bien il se fixe pour but la consommation ; ou bien il cherche à s’enrichir sous la « forme illusoire » de l’argent ; ou bien il est dévoré par la passion de l’enrichissement sous forme « d’accumulation du capital, qui est la production véritable ». Comme la camarade Luxemburg nie la première et la troisième possibilités, il ne lui en reste plus qu’une seule, celle de la « forme illusoire ». Mais dans ce cas, R. Luxemburg transforme « le capital normal » en changeur et usurier moyenâgeux, en « chevalier avare » pouchkinien, ou dans le meilleur des cas, en capitaliste d’argent. Telle est sans nul doute la conclusion logique des arguments de Luxemburg, de même qu’on ne saurait douter que ses arguments ne correspondent en aucune manière à la réalité objective.

« Ce n’est pas l’accumulation du capital qu’on obtient chez eux, mais la production absurdement élargie des moyens de production », dit la camarade Luxemburg. Mais, tout d’abord, il y a ici une certaine déformation des choses puisque, on ne sait pourquoi, toute la production des moyens de consommation a soudainement disparu, consommation dont dépend seule également, en fin de compte, la production des moyens de production.

Autrement dit, la camarade Luxemburg a d’abord « arrangé » Karl Marx, lui a coupé la barbe et lui a mis les lunettes de M. le professeur et ministre Tougan-Baranovsky, afin de pouvoir plus facilement qualifier les propositions de Marx de « tougan-baranovskysme ». Si l’on réussit tout d’abord à effacer toute différence entre Marx et Tougan, à crier ensuite qu’il n’y a aucune différence entre eux, on arrivera peut-être à tromper certaines gens. Deuxièmement, qu’est-ce qui autorise la camarade Rosa Luxemburg à opposer l’accumulation à la reproduction élargie ? Une telle mystique n’est sans doute accessible qu’à l’auteur de L’Accumulation.

Si le sens subjectif de la reproduction élargie du point de vue des agents dirigeants de la production capitaliste réside dans la forme productive de l’enrichissement, cela ne signifie nullement qu’on puisse nier le résultat objectif de ces tendances subjectives, qui se manifeste dans la satisfaction des besoins croissants de la totalité sociale, malgré le caractère antagoniste de cette dernière. C’est en effet, ainsi que nous l’avons indiqué plus haut, la condition fondamentale du développement social, indépendamment de la forme historique concrète que revêt la société. Marx écrit ce qui suit :

« ... En outre, comme nous l’avons vu au Livre II, section III [Ed. sociales, tome V, pp. 73-76] une circulation continuelle se fait entre capital constant et capital constant (même si l’on ne tient pas compte de l’accumulation accélérée) : cette circulation est d’abord indépendante de la consommation individuelle dans la mesure où elle n’y entre pas ; néanmoins, elle est définitivement limitée par cette dernière parce que la production de capital constant ne se fait jamais pour elle-même, mais uniquement parce qu’il s’en utilise davantage dans les sphères de production qui produisent pour la consommation individuelle. »[11].

La camarade Rosa Luxemburg reproduit triomphalement cette citation et déclare que « ce passage... montre clairement que l’idée chère à Tougan-Baranovsky, d’une production pour l’amour de la production, était tout à fait étrangère à Marx ». Notre analyse a montré qu’il y a fagot et fagot. Il ne reste à Rosa Luxemburg qu’à inventer une nouvelle « contradiction » chez Marx, contradiction entre le Livre III et les Théories sur la plus-value, de même qu’elle a déjà découvert une contradiction entre les Livres II et III ; la science bourgeoise, elle, a découvert bien longtemps avant Rosa Luxemburg une « contradiction » bien plus « importante » entre les Livres I et III. Nous aurions alors une telle accumulation de contradictions que le pauvre Marx serait en effet bien mal en point. Heureusement pour lui, cependant, cette « accumulation » revêt une « forme bien plus illusoire » que l’accumulation du capital dans la conception de Rosa Luxemburg.

Nous espérons ainsi avoir épuisé en détail l’argumentation fondamentale de la camarade Rosa Luxemburg, telle qu’elle est développée dans L’Accumulation du capital.

La camarade Luxemburg aborde le même problème, avec le même (ou plutôt presque le même) degré d’abstraction théorique dans son Anti critique. Suivons-la, pas à pas, sur ce terrain également.

La parole est au « critique » : « Imaginons qu’on entasse chaque année en un grand monceau toutes les marchandises produites par la société capitaliste, et dont la masse entière devrait être utilisée. Ce magma informe de marchandises se divise tout naturellement en plusieurs grandes portions de différentes catégories aux destinations différentes »[12].

A la même page, immédiatement après la citation ci-dessus, la camarade Luxemburg indique dans son « monceau » deux parties : premièrement « les moyens de subsistance au sens le plus large de ce terme », deuxièmement « de nouveaux moyens de production pour remplacer ceux qui avaient été usés » (soit dit en passant : s’il s’agit seulement de « remplacer ceux qui avaient été usés », il ne reste plus rien pour le capital constant additionnel ; mais c’est là une autre affaire). A partir de là, elle distingue alors trois parties cette fois, dans le monceau de marchandises en question : a) une partie remplaçant le capital constant ; b) une partir remplaçant le capital variable d’une part, et contenant la fraction de plus-value consommée de manière improductive d’autre part ; c) enfin, une partie de la plus-value destinée à l’accumulation (soit dit encore en passant : il est absolument clair que cette division n’est pas du tout adéquate à la première et ne saurait s’effectuer dans « le monceau de marchandises » que de manière idéale, c’est-à-dire par la voie de l’abstraction).

Rosa Luxemburg pose plus loin la question de savoir quels sont les acheteurs de chacune de ces trois parties. Elle résout facilement cette question, quant à la première et à la seconde partie de son « monceau », et passe ensuite à la question de la troisième partie, c’est à dire, de la part de la plus-value destinée à la capitalisation. Ici, nous nous voyons obligés de reproduire son incomparable argumentation, autant que possible, textuellement :

« Notre monceau de marchandises doit donc comprendre une troisième portion, celle-là destinée non plus au renouvellement des moyens de production usés, ni à l’entretien des ouvriers [? ! ! N.B.] et des capitalistes... La troisième portion de marchandises comprendra cette part inestimable de la plus-value extorquée aux ouvriers qui représente en fait le but essentiel du capital : le profit destiné à la capitalisation, à l’accumulation. De quelles sortes de marchandises s’agit-il, et qui, dans la société, en a besoin, autrement dit qui les achète aux capitalistes pour leur permettre de réaliser enfin en espèces sonnantes la partie la plus importante du profit ? » [C’est toujours nous qui soulignons, N.B.].[13]

Et plus loin :

« Nous touchons au cœur même du problème de l’accumulation et nous devons en examiner toutes les solutions possibles.

« Les ouvriers peuvent-ils être les acheteurs en question de la dernière portion de notre monceau de marchandises ? Mais les ouvriers ne possèdent pas de moyens de paiement autres que les salaires que leur versent les entrepreneurs... Les capitalistes ne pourraientils pas être eux-mêmes les acheteurs de cette dernière portion de la masse de marchandises, en augmentant leur consommation personnelle ?... Seulement, si les capitalistes dépensaient pour leur propre plaisir toute la plus-value extorquée à leurs ouvriers, l’accumulation ne pourrait avoir lieu. »

D’où cette conclusion :

« Qui donc achètera, consommera la portion de marchandises dont la vente rendra seule possible l’accumulation ? Une chose est claire : ce ne seront ni les ouvriers, ni les capitalistes eux-mêmes. » [C’est toujours nous qui soulignons, N.B.][14]

Il y a encore une autre possibilité :

« N’existe-t-il pas dans la société d’autres couches de population qui ne peuvent être comptées ni au nombre des ouvriers, ni au nombre des capitalistes : les fonctionnaires, l’armée, le clergé, les savants, les artistes ? » Seulement, ces couches sociales « ne possèdent pas de source autonome de revenus, mais vivent en parasites des deux grandes classes : la classe des capitalistes et celle des ouvriers dont la consommation inclut déjà la leur ».[15]

Après l’énumération de toutes ces possibilités, l’auteur de L’Accumulation est tout à coup illuminée par une pensée très sensée, mais qu’elle chasse aussitôt très vite.

« La solution de ce problème est sans doute extrêmement simple. Peut-être ressemblons nous à ce cavalier qui cherchait partout le cheval sur lequel il était assis. Les capitalistes s’achètent peut-être les uns aux autres cette dernière portion de marchandises, non pas pour la gaspiller dans le luxe, mais pour l’investir en élargissant la production, pour l’accumulation. Qu’est-ce que l’accumulation, en effet, sinon précisément l’extension de la production capitaliste ? Seulement les marchandises [pourquoi ce « seulement », pour quelle raison est-il utilisé ? N.B.], pour remplir cette fonction, doivent être non pas des objets de luxe destinés à la consommation personnelle des capitalistes, mais des moyens de production divers (autrement dit du capital constant nouveau) et des moyens de subsistance pour les ouvriers.

« Bien. Mais une telle solution ne fait qu’ajourner la difficulté. Car en supposant que l’accumulation ait eu lieu et que la production ainsi élargie jette sur le marché l’année suivante une masse de marchandises encore plus volumineuse que l’année précédente, nous sommes encore une fois obligés de poser la question : où trouver maintenant [souligné par l’auteur, N.B.] les acheteurs pour la masse de marchandises accrues ? Si nous répondons : eh bien ! Les capitalistes échangeront entre eux l’année suivante encore cette masse de marchandises accrue, et élargiront de nouveau la production — et ainsi de suite d’année en année — alors, nous avons une sorte de manège de foire qui tourne à vide. Ce n’est pas l’accumulation capitaliste qui a lieu, c’est-à-dire un accroissement de capital sous forme d’argent, mais au contraire, on produit des marchandises pour le plaisir de produire, ce qui est du point de vue capitaliste une pure absurdité. Si les capitalistes comme classe sont à eux-mêmes leurs propres acheteurs de leur propre masse de marchandises — à l’exception de la partie qu’ils sont obligés d’allouer à la classe ouvrière pour son entretien —, s’ils s’achètent mutuellement avec leur propre argent [oh horreur ! N.B.] les marchandises, et s’ils doivent « réaliser en espèces sonnantes » la plus-value qu’elles recèlent, l’accumulation devient absolument impossible pour la classe capitaliste dans son ensemble. »[16].

Enfin, de tout cela découle une conclusion décisive qui annonce déjà le passage à un autre thème :

« Pour que l’accumulation puisse avoir lieu, les capitalistes doivent trouver ailleurs des acheteurs pour la portion de marchandises qui recèle le profit destiné à l’accumulation ; ces acheteurs doivent avoir des moyens de paiement provenant d’une source autonome et non pas avancés par les capitalistes... Il doit s’agir d’acheteurs qui se procurent des moyens de paiement grâce à un système d’échange de marchandises, donc sur la base d’une production de marchandises, et cette production doit nécessairement se trouver à l’extérieur du système capitaliste de production.»[17].

Analysons encore, point par point, cette nouvelle construction logique de la camarade Rosa Luxemburg.

I. — La caractéristique de la troisième partie du « monceau de marchandises ». Ici, il est indispensable d’accorder la plus grande attention au fait suivant, au premier abord parfaitement insignifiant. En définissant la fameuse « troisième portion », la camarade Luxemburg affirme que cette partie « n’est destinée ni au renouvellement des moyens de production usés, ni à l’entretien des ouvriers », etc. Pourquoi parle-t-on ici des moyens de production usés et non des moyens de production en général ? Parce que dans la mesure où la plus-value destinée à la capitalisation consiste en moyens de production, ces moyens de production sont des moyens de production additionnels. Ils ne sont pas « nouveaux » parce qu’ils remplacent les anciens moyens usés (cette fonction est remplie par la première partie du monceau de marchandises) ; ils sont nouveaux parce qu’ils jouent le rôle de capital additionnel nouveau, dont la grandeur s’est ajoutée à la grandeur précédente. Mais voyons ce qu’il en est des ouvriers. Est-il vrai que rien de « la troisième portion » ne va à l’entretien des ouvriers, ainsi que l’affirme la camarade Luxemburg ? Non, cela n’est pas vrai. Il est exact que pas un atome de valeur ne remplace ici le capital variable « usé ». Mais n’y a-t-il pas ici, ne peut-il pas y avoir de capital variable « nouveau », c’est-à-dire additionnel, tout comme nous avons eu un capital constant additionnel ? En effet, il est clair a priori que si l’on reconnaît le capital constant additionnel, il faut reconnaître aussi l’accroissement (si petit soit-il) du capital variable. Mais les éléments de ce capital variable additionnel ont mystérieusement disparu a priori du monceau de marchandises. La camarade Luxemburg cherche aussitôt à utiliser ce fait pour en « capitaliser » le bénéfice sans prendre garde à sa dénégation de l’accumulation.

II — Les ouvriers en tant qu’acheteurs possibles. La camarade Rosa Luxemburg capitalise son bénéfice précisément dans l’analyse concernant la question des ouvriers comme acheteurs possibles. Selon la camarade Luxemburg, les ouvriers ne sauraient en aucun cas être les acheteurs de « l’excédent » puisque, comme tout le monde le sait, ils vivent dans la misère et que leur pouvoir d’achat est limité par leur salaire. A cela, on peut répondre en paraphrasant une anecdote bien connue : que les ouvriers vivent mal, je le comprends ; que leur pouvoir d’achat soit limité par leur salaire, je le comprends aussi. Mais que les ouvriers ne puissent être acheteurs même d’un atome de ces choses dans lesquelles est incorporée la partie de la plus-value destinée à la capitalisation, cela, les partisans de la camarade R. Luxemburg peuvent le croire s’ils en ont envie. En effet, de quels ouvriers s’agit-il ici ? Que signifie les ouvriers « en général » ? S’il s’agit des anciens effectifs ouvriers avec leur ancienne force de travail, etc., et avec leur ancien salaire, alors la réponse est négative a priori, de par les prémisses mêmes. La constance du capital variable suppose la constance de la demande de la part des ouvriers, l’absence d’ouvriers supplémentaires, en un mot, la conservation de toutes les conditions antérieures relatives à la force de travail vivante. Mais cela, en règle générale (c’est-à-dire lorsque ce n’est pas toute la plus-value destinée à la capitalisation qui s’ajoute au capital constant) suppose d’avance aussi l’absence d’accumulation.

De la sorte ce point, sur lequel l’erreur de Rosa Luxemburg concorde étonnamment avec l’erreur du point précédent, est au fond une tautologie. En réalité, le fait est que les capitalistes embauchent des ouvriers supplémentaires, qui représentent ensuite précisément une demande supplémentaire.

III. — Les capitalistes comme acheteurs possibles. Ici, on doit vraiment s’étonner de l’argumentation de la camarade Rosa Luxemburg. L’analyse des conditions de l’équilibre social lui a fait perdre tout équilibre à elle-même. En effet, comment aborde-t-elle le problème ? Sa question (nous nous excusons de répéter les citations) est la suivante : « Les capitalistes ne pourraient-ils pas être eux-mêmes les acheteurs de cette dernière portion de la niasse de marchandises en augmentant leur consommation personnelle ? »[18]

Sa réponse est la suivante: «seulement, si les capitalistes dépensaient pour leur propre plaisir toute la plus-value extorquée à leurs ouvriers, l’accumulation ne pourrait: avoir lieu. »[19].

En d’autres termes : si les capitalistes consomment individuellement tout et n’accumulent rien, comment l’accumulation est-elle encore possible ? Réponse : l’accumulation est impossible, parce que pour accumuler, il faut accumuler.

La camarade Rosa Luxemburg comprend parfaitement que la demande des capitalistes doit être dans ce cas une demande productive. Mais elle se satisfait de la tautologie grossière la plus fade et frisant la naïveté, afin d’esquiver la véritable question. Ainsi donc, ici aussi dès le départ, la camarade Rosa Luxemburg brouille le problème réel par des présuppositions inadmissibles. Il n’est donc pas étonnant que la réponse soit aussi inadmissible. En réalité, la demande des capitalistes est une demande supplémentaire, précisément parce qu’ils accumulent. Il faut toujours se rappeler que les éléments de valeur du capital additionnel dans son ensemble, les éléments matériels, appartiennent en partie dès le début aux capitalistes. Par conséquent, il s’agit d’une demande des capitalistes relative à ce qu’ils possèdent déjà, et nous avons affaire à un échange à l’intérieur de la classe des capitalistes. C’est seulement quand on a compris cela qu’on est en mesure de comprendre ce que signifie « être à soi-même son propre acheteur ». L’achat de la part de la classe des capitalistes signifie des accords commerciaux réciproques au sein de cette classe.

Mais tout cela n’épuise pas encore la question.

Les éléments en valeur des capitaux additionnels (aussi bien du capital constant que du capital variable) se trouvent dès le début entre les mains des capitalistes. Mais les éléments matériels ? Oui et non. Comme résultat du processus de production, les capitalistes ont entre leurs mains des moyens de production d’une part, des moyens de consommation d’autre part. Mais si, dans le cycle suivant de la production (comme en général dans n’importe quel procès de production), les moyens de production peuvent figurer en nature, on ne saurait dire la même chose des moyens de consommation. Le procès de production consiste en une combinaison dynamique de moyens de production et de force de travail vivante, mais non de moyens de production et de moyens de consommation. La production de la force de travail, par contre, est un processus de consommation de la classe ouvrière, un processus qui se distingue en ceci qu’il s’effectue en dehors des usines, en dehors de la sphère de commandement capitaliste, et consiste en un simple transfert de valeurs déjà existantes (valeurs des moyens de subsistance).

Tout cela s’exprime dans ce simple fait fondamental et élémentaire que les actes d’échange nécessaires à la reproduction comprennent non seulement l’échange entre les capitalistes des deux secteurs, lorsqu’ils s’opposent l’un à l’autre, comme vendeurs et acheteurs directs, mais encore les transactions entre capitalistes et ouvriers.

Prenons, par exemple, le problème de la réalisation de la plus-value destinée à l’accumulation ; nous avons alors :

A ………………. β1c + β1v

B ………………. β2c + β2v

Comment les choses se passent-elles concrètement ? La condition principale, comme nous l’avons vu, se résume dans l’équation β2c = β1v ; certaines parties de cette équation devraient être interverties. Nous aurions alors dans le premier secteur la somme des moyens de production et des moyens de consommation ; cette dernière serait égale en valeur au capital variable additionnel nécessaire. Nous aurions la même chose dans le deuxième secteur. Toutefois, il ne faut pas confondre le produit social et sa forme matérielle avec le capital social productif et sa forme matérielle. Le produit consiste en moyens de production et moyens de consommation. Le capital, sous sa forme productive, consiste en moyens de production et en force de travail vivante.

« En valeur, il [c’est-à-dire le capital variable, N.B.] est égal à la valeur de la force de travail sociale employée dans cette branche de production ; donc à la somme des salaires payés pour cette force de travail. Au point de vue matériel, il se compose de la force de travail en action elle-même, c’est-à-dire du travail vivant mis en mouvement par cette valeur-capital. »[20]

Par conséquent, il doit y avoir des actes d’échange par lesquels les moyens de production (dont le capitaliste est propriétaire) se transforment en force de travail vivante ; d’autre part (et ici nous sommes obligés d’anticiper) le capitaliste, en raison de la structure sociale, ne peut pas livrer les moyens de production directement en nature. Il en découle des actes d’échange supplémentaires entre les ouvriers et les capitalistes.

Nous avons donc : les capitalistes A qui avancent une somme d’argent aux ouvriers supplémentaires A, somme égale à β1v (ils embauchent des ouvriers supplémentaires).

Les ouvriers supplémentaires A, avec cette somme en mains, achètent des moyens de subsistance chez les capitalistes B pour toute cette somme ; comme β1v = β2c, les capitalistes B voient disparaître toute la partie, égale à tout β2c, mais en échange apparaît une somme d’argent égale en valeur à cette partie. (En fait, la somme nécessaire ici est inférieure du fait qu’une seule et même quantité d’argent sert d’intermédiaire à toute une série d’opérations commerciales. Dans la connexion logique présente, cette circonstance ne présente pas d’importance ; elle est toutefois décisive dans une autre connexion logique dont nous parlerons plus loin).

Les capitalistes B achètent pour cet argent des moyens de production chez les capitalistes A. Par conséquent, les capitalistes B obtiennent un capital constant additionnel sous la forme adéquate de moyens de production ; les capitalistes A, par contre, voient disparaître β1v en moyens de production, mais en même temps, la somme d’argent avancée par eux au début du processus de production leur revient.

Désignons les capitalistes A par le signe KA et les ouvriers A par PA ; les signes correspondants dans la section B seront KB et PB. La chaîne de tous les actes d’achat et de vente, considérée du point de vue des contractants de ces opérations et non du point de vue des valeurs, sera représentée schématiquement comme suit : KA — PA — KB — KA (les chaînons de la chaîne sont : KA — PA ; PA — KB ; KB — KA).

Le résultat, c’est que tous les éléments matériels sont maintenant à leur place. L’argent est retourné à ses propriétaires, après avoir joué le rôle de moyen de circulation et d’intermédiaire pour la distribution adéquate des éléments matériels du capital.

Nous avons supposé que l’argent avait été avancé par les capitalistes A. Mais nous pouvons supposer aussi qu’il provient des poches des capitalistes B ; nous aurons alors la série suivante : KB achètent à KA des moyens de production en avançant pour cela une somme égale à β2c = β1v ; KA embauchent des ouvriers supplémentaires PA ; les ouvriers supplémentaires PA achètent des moyens de consommation à KB. L’argent revient à sa place primitive, les éléments matériels du capital sont dans un rapport adéquat.

La chaîne des actes d’achat-vente sera la suivante : KB — KA — PA — KB (les chaînons : KB — KA ; KA — PA ; PA — KB). Revenons maintenant à notre question. Il est donc clair que les capitalistes peuvent présenter et présentent effectivement une demande supplémentaire, en partie directement (de moyens de production), en partie, pour m’exprimer au figuré, par l’intermédiaire des ouvriers (demande d’articles de consommation) en leur avançant de l’argent.

Le résultat est parfaitement clair. Les acheteurs des moyens de production supplémentaires sont les capitalistes eux-mêmes. Les acheteurs des moyens de consommation supplémentaires sont les ouvriers supplémentaires, qui reçoivent de l’argent des capitalistes, qui achètent la force de travail de ces ouvriers supplémentaires.

La camarade Rosa Luxemburg, elle, conclut par une tautologie ridicule : « Une chose est claire : ce ne seront ni les ouvriers ni les capitalistes eux-mêmes ! » (qui achèteront)[21].

IV. — Mais voici le meilleur. La camarade Luxemburg, après avoir envisagé une série de possibilités secondaires et les ayant triomphalement « réfutées », en vient à se rapprocher très près de la véritable problématique. Elle se pose en effet la question (et cela tout à la fin !) de savoir s’il ne pourrait pas y avoir une demande de la part des capitalistes, demande non pas individuelle, mais productive. Comme nous l’avons vu, elle suppose ici très justement que l’objet de la demande doit dans ce cas consister en moyens de production et en moyens de subsistance des ouvriers. Mais que se passe-t-il alors ? Arrivant ainsi tout près de la solution du problème, elle lance tout à coup la tirade que nous avons déjà citée : « Bien. Mais une telle solution ne fait qu’ajourner la difficulté ». Pardon, camarade Rosa Luxemburg, mais si c’est « bien » (et ce « bien » est une concession forcée parce que, contre le fait que c’est « bien », Rosa n’a pas un seul argument), c’est -à- dire si les acheteurs sont enfin découverts, alors en quoi donc consiste la « difficulté » qui est « ajournée » ? Elle consiste en ceci qu’au moment suivant, la vente suppose également un achat et que de nouveau on découvrira des acheteurs. Or, la difficulté consistait précisément en ceci que les acheteurs s’étaient soudainement perdus quelque part. Mais lorsqu’on les a heureusement retrouvés, lorsque la difficulté s’est révélée n’être qu’une difficulté fictive, « idéale », c’est-à-dire une difficulté de Rosa dans l’analyse de la reproduction et non une difficulté du processus même de la reproduction, il faut se poser la question : que veut- on de plus ? De sa délicate affaire, la camarade Luxemburg essaie de se tirer en grimpant lestement sur un manège de foire. Cet engin rotatif est censé donner un style à sa fuite. L’argument du manège s’appuie manifestement sur deux moments : premièrement, sur celui de la répétition de la « difficulté », deuxièmement, sur celui de « l’absurdité » du point de vue capitaliste.

Pour ce qui concerne la répétition de la « difficulté », nous y avons déjà répondu. Dans le fait que le processus revêt un caractère cyclique, il n’y a rien à objecter, ni du point de vue capitaliste, ni d’aucun autre point de vue. Quant au terme de « manège » et autres comparaisons foraines correspondantes, ils ne sont à aucun degré probants.

Voyons encore une fois l’argument de « l’absurdité », puisqu’il est formulé ici d’une façon quelque peu différente et beaucoup plus grossière que la première fois.

Ainsi donc, nous avons affaire à un « manège ». Bon. « Ce n’est pas l’accumulation capitaliste qui a lieu, écrit Rosa Luxemburg, c’est-à-dire un accroissement de capital sous forme d’argent, mais au contraire on produit des marchandises pour le plaisir de produire, ce qui est, du point de vue capitaliste, une pure absurdité. »[22].

Nous avons ici tout un faisceau d’erreurs et de contradictions.

Premièrement, le contraire de l’argent c’est, comme on sait, la marchandise, et le contraire du capital-argent, c’est sa forme marchandise. Par conséquent, il y a ici chez Rosa la simple reproduction d’une anecdote juive : « Vous vous êtes blessée ? — Oh non, tout au contraire ! » Le capital industriel, par contre, qui incarne « la reproduction véritable », réunit dans son cycle l’ensemble des trois phases de ce cycle. « C’est pourquoi le cycle effectif du capital industriel en sa continuité n’est pas seulement l’unité des procès de circulation et de production, mais l’unité de ses trois cycles sans exception. »[23].

Deuxièmement, la camarade Luxemburg, après avoir dit : « Bien », c’est-à-dire que des acheteurs ont enfin été trouvés et que la production peut recommencer, a reconnu par cela même, de quelque façon qu’elle qualifie ce processus — processus de reproduction effectivement élargie (et, apparemment, non socialiste quand même) —, que ce processus a traversé aussi sa phase argent. (Nous avons déjà montré plus haut comment cela se produit concrètement.)

Troisièmement : pourtant, la camarade Rosa Luxemburg est loin de se contenter de cela.

Elle ne s’en contente pas, parce qu’elle a une représentation parfaitement monstrueuse de l’accumulation capitaliste. Elle identifie en effet l’accumulation du capital social total avec l’accumulation du capital-argent ! Si, sur la base de son premier ouvrage (L’Accumulation du capital) on pouvait simplement le supposer et tirer à sa place une telle conclusion, comme nous l’avons fait ci-dessus, dans L’Anticritique elle tire expressément cette conclusion. L’argent, comme but en soi, incarne, selon elle, le but des capitalistes. Si l’argent n’est qu’une phase du mouvement « de la production véritable », alors il ne saurait aucunement être question d’accumulation capitaliste.

On trouve une description exacte de ce processus chez Marx. « On vend dès lors des marchandises non seulement pour en acheter d’autres, mais aussi pour remplacer la forme marchandise par la forme argent. La monnaie arrêtée à dessein dans sa circulation se pétrifie, pour ainsi dire, en devenant trésor, et le vendeur se change en thésauriseur »[24].

Et à un autre endroit : « A part certaines exceptions, le débordement de ces réservoirs par trop au-dessus de leur niveau moyen est un signe de stagnation pour la circulation des marchandises ou d’une interruption dans le cours de leurs métamorphoses »[25].

Peut-on considérer ces processus par exemple comme le type de la reproduction capitaliste élargie ?

Nous citons enfin un autre passage qui anéantit directement l’argumentation de Rosa Luxemburg :

« En opposition à la noblesse féodale, impatiente de dévorer plus que son avoir, faisant parade de son luxe, de sa domesticité nombreuse et fainéante, l’économie politique bourgeoise devait donc prêcher l’accumulation comme le premier des devoirs civiques et ne pas se lasser d’enseigner que, pour accumuler, il faut être sage, ne pas manger tout son revenu, mais bien en consacrer une bonne partie à l’embauchage de travailleurs productifs, rendant plus qu’ils ne reçoivent. Elle avait encore à combattre le préjugé populaire [écoutez, écoutez, camarade Rosa Luxemburg ! N.B.] qui confond la production capitaliste avec la thésaurisation [...]. Mettre l’argent sous clé est la méthode la plus sûre pour ne pas le capitaliser, et amasser des marchandises en vue de thésauriser ne saurait être que le fait d’un avare en délire. »[26]

Et plus loin :

« Accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est le mot d’ordre de l’économie politique proclamant la mission historique de la période bourgeoise. »[27]

Mais, nous diront les partisans de la camarade Rosa Luxemburg, l’auteur de L’Accumulation ne confond pas du tout l’accumulation de trésors d’argent avec l’accumulation du capital. Pourtant, de deux choses l’une : ou bien nous considérons que le processus de l’accumulation est simplement une adjonction au capital antérieur d’un capital additionnel sous forme d’argent pour que cette forme soit remplacée immédiatement par la forme du capital productif ; ou bien, en dépit du bon sens commun, nous nions cela.

Si nous admettons cela, il devient absolument clair pour nous qu’à tout moment la plus-value totale, destinée à l’accumulation, se présente réellement, sous des formes diverses, à savoir, sous la forme marchandise, sous la forme argent, sous la forme de moyens de production fonctionnant, et sous la forme de force de travail. C’est pourquoi il ne faut absolument pas identifier la plus-value sous la forme argent avec la plus-value totale. La classe des capitalistes, prise dans son ensemble, peut, dans le cas que nous supposons, réaliser son profit total, mais c’est là un processus graduel. C’est pourquoi la plus-value de chaque capitaliste, des capitalistes de chaque branche de production et, par conséquent, de toute la classe des capitalistes, passe par la phase argent au cours de son développement. Mais, d’après Rosa Luxemburg, il faut conclure que si le profit destiné à l’accumulation se défait de sa forme argent, il ne vaut plus comme profit accumulé ; que les partisans de la camarade Rosa Luxemburg nous expliquent alors les méthodes et les voies de la parthénogénèse de cette partie du capital !

Mais le plus comique dans toute cette sophistique talmudique se trouve dans le fait piquant suivant. Supposons que le profit total destiné à l’accumulation consiste, en accord avec les désirs en partie confus, en partie non équivoques de la camarade Rosa Luxemburg, à un moment donné en or. Chaque capitaliste individuel et l’ensemble des capitalistes auraient réalisé simultanément leur produit respectif (à savoir les moyens de production et les moyens de consommation). Ce qui ne pourrait se produire, à la grande joie de Rosa Luxemburg, qu’à la condition exclusive de l’écoulement sur un marché étranger. Parfait ! Et alors ? Si l’on ne veut pas s’entêter à traiter nos capitalistes de thésauriseurs, de ladres, etc., ils devront donc transformer leur or en capital productif. Ils voudront acheter des moyens de production supplémentaires. Mais où les prendre, puisqu’ils les ont vendus eux- mêmes ? Ils les achètent donc de nouveau à l’étranger. Ils cherchent par ailleurs à embaucher des ouvriers. Cela leur réussit. Mais ces ouvriers n’ont pas de quoi manger ; alors ils font venir les moyens de consommation de l’étranger. Ainsi l’histoire se répète-t- elle sans cesse de nouveau. D’abord les capitalistes vendent leur marchandise à l’étranger, ensuite ils la rachètent. (Soit dit en passant, dans le second cas, le pays étranger devrait être un autre pays étranger.) Ainsi, à chaque fois, la question de 1’« accumulation » est résolue de la même façon.

Et cela, ce n’est pas un manège : ce n’est pas une absurdité !

A vrai dire la question de l’accumulation sous sa forme la plus abstraite devrait être ainsi liquidée. Nous avons vu que Rosa Luxemburg, qui avait commencé par exclure la question de l’argent, s’est vue contrainte, en battant retraite, de s’appuyer exclusivement sur ce moment qu’elle avait rejeté au départ. Nous avons révélé l’essence de l’erreur de l’auteur de L’Accumulation sur ce point également. Mais pour parfaire notre démonstration, et pour le plaisir que nous espérons offrir aux camarades luxemburgistes, nous analyserons dans le chapitre suivant le rôle de l’argent dans le processus de reproduction.

Chapitre II. L’argent et la reproduction élargie[modifier le wikicode]

Dans le chapitre précédent, nous avons vu comment la camarade Rosa Luxemburg, après avoir commencé par une oraison funèbre sur l’argent et sur son rôle dans l’analyse de l’ensemble de la reproduction sociale, terminait par un « toast » à sa santé, précisément au moment où elle n’avait plus d’argument pour assurer le bien-fondé de sa propre conception. Il semble bien que ce soit là le hic, car les schémas de Marx ne sont « réels » et « probants » que parce qu’ils accordent peu d’attention à la forme argent du capital. L’auteur de L’Accumulation raille ces schémas où, « en toute liberté d’esprit, nous pouvons aligner sur le papier des rangée de chiffres après des rangées de chiffres, et où les opérations arithmétiques sont forcément justes, puisqu’on fait abstraction du capital-argent ! »[28]

Mais voyons à présent dans quelle mesure nous sommes obligés de perdre notre « liberté » si — toujours à l’aide du papier et de l’encre, il est vrai — nous accordons au « capital-argent » toute l’attention qui convient et à laquelle il a droit.

Dans le processus de la reproduction sociale, chaque atome du capital individuel, chaque capital individuel, et, par conséquent, le capital social total, doivent passer par la phase argent au cours de leur développement, c’est-à-dire qu’ils doivent périodiquement revêtir la forme du capital-argent ; cette forme, malgré son caractère « illusoire », est aussi nécessaire au mouvement du capital industriel que la forme productive de ce dernier incarnant « la production véritable ».

En rapport avec ce qui précède, nous devons poser et résoudre ici les questions suivantes :

1) La source première de l’argent.

2) La quantité d’argent en circulation en rapport avec le processus de la reproduction sociale.

3) L’accumulation du capital argent.

Voyons la question 1. Comme toute marchandise, l’argent est également un produit du travail, c’est-à-dire qu’il doit être produit. Si pour la simplicité de l’analyse nous faisons abstraction de la différence entre l’argent-or, au sens propre du mot, et la matière or de l’argent, la production de l’argent correspondra à une certaine branche de la production, à savoir à l’industrie de l’or. Le fait que l’argent ne tombe pas du ciel, mais doit être produit sur notre terre, cette vallée de larmes, est aussi peu mystérieux que le fait que le minerai de fer est obtenu dans l’industrie minière, le seigle dans l’agriculture, et les machines dans l’industrie métallurgique. De ce point de vue, par conséquent, il n’y a aucune différence de principe entre la question de savoir d’où vient l’argent possédé par la classe capitaliste dans son ensemble, et la question de savoir d’où vient la propriété des moyens de production. Les caractéristiques sociales de l’argent, historiquement déterminées, ne contredisent pas du tout le fait que l’argent est un « produit de la production ». « Pour fonctionner en qualité de monnaie, l’or doit naturellement se présenter sur le marché en un point quelconque. Il entre dans le marché à la source même de sa production, c’est-à-dire là où il se troque comme produit immédiat du travail contre un autre produit de même valeur. Mais à partir de cet instant, il représente toujours un prix de marchandise réalisé. »[29]

De la sorte, si nous considérons le mouvement du capital social total du point de vue de sa forme matérielle, c’est-à-dire des proportions objectives, matérielles, nécessaires à l’échange réciproque des éléments réels (« l’échange des substances » au sein « de l’organisme social de production ») et des chaînons matériels intermédiaires de cet échange — nous arrivons à la conclusion que le système capitaliste est tout autant contraint socialement de produire de l’argent que de produire les éléments matériels du capital productif. Par conséquent, si, du pur point de vue de la production, la reproduction de l’argent n’entre pas comme élément constituant dans le processus de la « reproduction véritable », elle apparaît cependant comme nécessaire du point de vue de la forme historique spécifique du capital. Il ne faut jamais oublier cependant que la marchandise préexiste, pour ainsi dire, par rapport à l’argent.

« Nous avons déjà vu que dans l’expression de valeur la plus simple, x marchandise A = y marchandise B, l’objet dans lequel la quantité de valeur d’un autre objet est représentée, semble posséder sa forme équivalent, indépendamment de ce rapport, comme une propriété sociale qu’il tire de la nature. Nous avons poursuivi cette fausse apparence jusqu’au moment de sa consolidation. Cette consolidation est accomplie dès que la forme équivalent général s’est attachée exclusivement à une marchandise particulière ou s’est cristallisée sous forme argent. Une marchandise ne paraît point devenir argent parce que les autres marchandises expriment en elle réciproquement leurs valeurs ; tout au contraire, ces dernières paraissent exprimer en elle leurs valeurs parce qu’elle est argent. »[30]

La séparation de la fonction marchande pure et de la fonction monétaire dans l’or trouve sa principale et essentielle expression dans le fait que le produit de l’industrie de l’or se présente, d’une part, comme matière première pour des buts industriels et se transforme, d’autre part, en argent, et fonctionne sous la forme tout à fait particulière d’équivalent général des marchandises.

La production du matériel argent entre ainsi dans la composition sociale dans son ensemble et la figure du producteur d’or est aussi peu mystérieuse que la figure du métallurgiste, du fabricant de cirage ou du « roi du poulet ». A la question : « D’où l’argent vient-il dans le pays ? », il ne peut y avoir qu’une réponse simple et élémentaire (comme le lecteur le sait, nous avons toujours en vue une société capitaliste abstraite et isolée) : il provient de la branche industrielle qui s’occupe de l’extraction de l’or.

En ce qui concerne la seconde question. Si l’argent, comme tel[31] , constitue dans le capitalisme un moment socialement nécessaire du processus de reproduction, cela ne veut pas dire qu’il ne joue pas au cours de ce processus un rôle tout à fait spécifique. Cette spécificité consiste en ceci qu’il ne constitue pas un élément « de la reproduction véritable » et qu’il demeure par conséquent tout le temps dans la sphère de la circulation. L’argent passe infatigablement d’une poche à l’autre et mène une vie nomade comme les bohémiens parmi les habitants civilisés de l’Europe. La conception d‘après laquelle tout nouvel accroissement de la valeur marchande doit être accompagné, du point de vue de la reproduction capitaliste, par un accroissement de valeur identique caché dans l’enveloppe mystérieuse de l’or, est donc parfaitement absurde. De même qu’au cours des séances spirites, un seul et même médium peut duper successivement des centaines d’imbéciles, le médium de l’unité d’or peut successivement servir à un nombre infini de transactions marchandes. « ...Dans la mesure où l’argent circule soit comme moyen d’achat, soit comme moyen de paiement (peu importe qu’il circule dans l’une ou l’autre des deux sphères et indépendamment de sa fonction qui est de réaliser du revenu ou du capital), les lois antérieurement étudiées lors de l’examen de la circulation simple des marchandises au Livre I, ch. III, 2b [T.I., pp., 122-130], pour ce qui est de la masse d’argent en circulation, demeurent valables. La vitesse plus ou moins grande de la circulation, par conséquent le nombre de fois que les mêmes pièces de monnaie, dans un laps de temps donné, répètent leur fonction de moyen d’achat et de paiement, la masse des achats et des ventes simultanées, donc des paiements, le total des prix des marchandises en circulation, enfin les bilans de paiement qu’il faut solder en même temps, déterminent dans les deux cas la masse de l’argent en circulation, de la currency. Peu importe que cet argent en fonction représente pour celui qui paie ou qui le reçoit du capital ou du revenu ; cela ne change rien à l’affaire. Sa masse est simplement déterminée par sa fonction comme moyen d’achat et de paiement. »[32]

En ce qui concerne la troisième question. De l’accroissement de la masse d’argent en circulation — accroissement qui n’est nullement équivalent à la croissance de la reproduction — il faut distinguer l’accumulation du capital argent, comme forme spécifique du capital, qui s’est spécialisée dans sa fonction et a acquis un mouvement autonome. Si, d’une part, on ne saurait nullement identifier la masse de la plus-value nouvellement produite à la somme d’argent nouvellement accrue, puisque le processus de la réalisation n’a pas du tout besoin d’une telle somme, on ne saurait, d’autre part, confondre l’accumulation du capital avec l’accumulation du capital argent : « Quant à la deuxième partie de profit, qui n’est pas destinée à être consommée comme revenu, elle ne se transformera en capital-argent que si elle ne peut être employée immédiatement à élargir l’affaire dans la sphère de production où ce profit a été réalisé. »[33]

Dans la seconde partie du Livre III du Capital (Ch. 30, 31, 32 : « Capital-argent et capital réel »), Marx fournit aussi une analyse détaillée des rapports entre l’accumulation du capital-argent et l’accumulation du capital véritable. Il arrive à la conclusion générale suivante : « Ce procès [de l’accumulation du capital de prêt. N.B.] diffère grandement de la transformation réelle de l’argent en capital ; ce n’est pas autre chose que l’accumulation d’argent sous une forme où il peut être converti en capital. Mais cette accumulation peut, nous l’avons montré, exprimer des opérations fort différentes de la véritable accumulation. En période d’expansion continuelle de l’accumulation réelle, cette expansion de l’accumulation de capital-argent peut, soit en être le résultat, soit être le résultat de phénomènes qui l’accompagnent, mais en différant totalement, soit enfin encore le résultat d’interruptions mêmes de l’accumulation réelle. »[34]

Ainsi donc l’argent additionnel, la plus-value nouvellement produite destinée à l’accumulation, l’accumulation de capital- argent — ces trois grandeurs ne se recouvrent en aucun cas.

Après ces remarques préliminaires, nous pouvons passer à l’analyse du raisonnement de la camarade Rosa Luxemburg. Mais nous n’aborderons pas ici, d’emblée, le fond de sa position, car son argumentation est extrêmement embrouillée et le fondement de ses erreurs n’apparaîtra qu’au cours de l’analyse de ses différentes observations critiques. Nous commencerons donc par une contre- attaque multiple contre son front dispersé, et c’est seulement ensuite que nous procéderons à une synthèse de toutes les objections fondamentales que nous allons présenter pour notre part.

Polémiquant avec Monsieur S. Boulgakov, que Rosa Luxemburg accuse de suivre « servilement » Marx (voyez-vous, quel péché !), l’auteur de L’Accumulation formule comme suit la position de Boulgakov :

« Sa solution n’a pas dépassé d’un iota celle qu’avait fournie l’analyse de Marx. Elle se réduit aux trois phrases tout à fait simples que voici : 1. Question : combien d’argent est nécessaire pour réaliser la plus-value capitalisée ? Réponse : autant que l’exige la loi générale de la circulation des marchandises. 2. Question : d’où les capitalistes prennentils cet argent pour réaliser la plus-value capitalisée ? Réponse : il faut bien qu’ils le possèdent. 3. Question : d’où vient en général l’argent dans le pays ? Réponse : du producteur d’or. »

Suit une remarque sarcastique :

« Cette explication, dans sa simplicité étonnante, est plutôt suspecte que captivante. »[35]

Mais comme on ne peut pas s’en tirer par de simples sarcasmes, la camarade Rosa Luxemburg tente d’argumenter en multipliant les interjections et les points d’exclamation dans la citation de Boulgakov. Le principal point d’attaque est ici le malheureux « producteur d’or ».

« Or, le producteur d’or [R.L. cite Boulgakov] ne pourrait-il, par exemple, rendre le service d’acheter à la section II toute la plus-value accumulée [souligné par nous, N.B.] et de la payer avec de l’or que la section II utilisera alors à acheter des moyens de production à la section I et à élargir le capital variable, c’est-à-dire à acheter la force de travail supplémentaire ? Ainsi, le producteur d’or apparaît comme le véritable débouché extérieur.

« Cependant, cette hypothèse est parfaitement absurde. L’accepter revient à faire dépendre l’élargissement de la production de l’élargissement de la production de l’or [bravo !]. A son tour, cette hypothèse implique un accroissement de la production de l’or qui ne correspond pas du tout à la réalité... toute la production d’or doit prendre des dimensions véritablement monstrueuses [bravo !]... il suffit de renvoyer à un fait qui, à lui seul, la [l’hypothèse] détruit. Ce fait est le développement du crédit qui accompagne le développement de l’économie capitaliste [bravo !]... L’hypothèse émise se trouve ainsi en contradiction directe et indirecte avec les faits, il faut la rejeter. »1

Et Rosa continue :

« Bravissimo ! Très bien ! Mais de ce fait, Boulgakov « rejette » également lui-même la seule explication qu’il ait fournie jusqu’ici à la question de savoir comment et par qui la plus-value capitalisée est réalisée. D’ailleurs, il n’a fait, en se réfutant lui-même, que développer ce que Marx avait déjà dit en un seul mot, lorsqu’il avait qualifié d’« absurde » l’hypothèse du producteur d’or engloutissant toute la plus-value sociale. » [Souligné par nous, N.B.].[36]

Ainsi donc, qu’est-ce que Marx a considéré comme « absurde » et qu’est-ce qu’en fin de compte M. Boulgakov a « réfuté » ? (suit-il dans ce cas aussi « servilement » Marx ?) Réponse : l’hypothèse que le producteur d’or achète directement toute la plus-value accumulée de la section II (ainsi que le formule précisément Boulgakov à la différence de Rosa Luxemburg). Est-il besoin de réfuter cette hypothèse ? Certes oui, parce qu’on ne saurait admettre une telle hypertrophie de la production de l’or, même dans le cas hypothétique d’un capitalisme abstrait. La plus-value accumulée doit obligatoirement passer par la phase argent au cours de son mouvement : toutefois, elle n’est pas réalisée en une fois, mais par portions, non pas en tant que monceau compact de marchandises, auquel s’oppose un monceau d’argent tout aussi compact, mais au moyen d’une quantité innombrable d’opérations commerciales dans lesquelles une seule et même unité d’argent réalise les unes après les autres une multitude de portions de marchandises, dont chacune est égale en valeur à cette unité d’argent.

Si chaque unité d’argent ne circulait qu’une fois ; s’il n’y avait pas de crédit ; si l’augmentation de la vitesse de circulation était impossible ; s’il n’y avait pas annulation des obligations réciproques ; si la production de l’or était parfaitement identique à la production de l’argent (- monnaie) ; s’il n’y avait pas de trésors d’argent surgissant historiquement ; si l’agio sur la monnaie-or était inconcevable, et enfin si l’on supposait dans tous ces cas une pure circulation d’or, alors la réalité correspondrait précisément à l’hypothèse « absurde » ; la production et son extension dépendraient de la production d’or, et celle-ci augmenterait dans des proportions monstrueuses. Alors une montagne d’or gigantesque, croissant sans cesse, s’entasserait à côté du monceau de marchandises de Rosa Luxemburg.

L’absurdité consiste par conséquent en ceci qu’on ne tient pas compte de la vitesse de la circulation, en ceci qu’on ignore l’existence du crédit, etc. Autrement dit, l’absurdité, c’est l’idée d’une montagne d’or équivalent à un monceau de marchandises. Mais ce qui n’est pas absurde, tout au contraire, c’est l’hypothèse que l’argent supplémentaire provient du producteur d’or ; ce qui n’est pas absurde non plus, c’est que cet argent médiatise les opérations supplémentaires d’échange, dans la mesure seulement où l’épargne des moyens de circulation et l’augmentation de la vitesse de circulation ne compensent et ne couvrent pas les besoins croissants d’argent.

Ainsi donc, la camarade Luxemburg n’arrive pas à s’en tirer par quelques exclamations ironiquement approbatives. Dans ce débat, la vérité n’est pas de son côté, loin de là ; il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’après sa « réfutation » de Boulgakov, elle change immédiatement de problématique, et qu’elle formule, au lieu de la question de l’argent, la fameuse devinette : « Pour qui ? », devinette que nous avons élucidée au chapitre précédent. Il y a cependant, dans l’arsenal de la camarade Rosa Luxemburg relatif à cette élucidation, un autre argument qu’elle expose en un autre endroit, il est vrai, mais dans la même connexion logique. La camarade Rosa Luxemburg écrit :

« Ou l’on considère le produit social [de l’économie capitaliste] tout simplement comme une masse de marchandises d’une certaine valeur, comme des « marchandises en vrac », et l’on ne voit dans les conditions de l’accumulation qu’un accroissement de ce vrac confus de marchandises et de sa masse de valeur. Alors il y aura seulement à constater que pour la circulation de cette masse de valeur, une quantité d’argent correspondante est nécessaire, que cette quantité d’argent doit croître si la quantité de valeur s’accroît, à moins que la rapidité de la circulation et les économies qu’elle permet de réaliser ne compensent l’accroissement de valeur. Et à la question : d’où vient en fin de compte tout l’argent ? on peut répondre avec Marx : des mines d’or. C’est aussi un point de vue, celui de la simple circulation de marchandises. Mais alors, on n’a pas besoin d’apporter des notions telles que capital constant et capital variable, plus-value, etc., qui n’appartiennent pas à la simple circulation de marchandises, mais à la circulation du capital et à la reproduction sociale, et l’on n’a pas non plus besoin de poser la question : d’où vient l’argent ? pour la réalisation de la plus-value sociale, et notamment, 1° dans la reproduction simple, 2° dans la reproduction élargie ? Car de telles questions n’ont aucun sens du point de vue de la simple circulation de marchandises et d’argent. Mais si l’on a déjà posé ces questions et dirigé l’étude dans le domaine de la circulation du capital et de la circulation sociale, alors il ne faut pas chercher la réponse dans le domaine de la simple circulation de marchandises — étant donné qu’ici le problème n’existe pas et ne comporte par conséquent pas de solution — pour venir déclarer ensuite : le problème a déjà été résolu depuis longtemps, il n’existe pas. »[37]

Une erreur théorique des plus importantes, au fond, se cache dans cette tirade qui paraît formellement convaincante et méthodologiquement approfondie. En effet, la camarade Luxemburg, qui se réfère constamment à ce qui est historiquement spécifique, particulier, singulier, etc., ne voit précisément pas les particularités spécifiques de l’argent et de son rôle. Souvenons-nous de notre formule de la reproduction sociale élargie :

A …………. c1 + v1 + α1+ β1c + β1v

B …………..c2 + v2 + α2+ β2c + β2v

Quelles lois obtenons-nous du point de vue du capital social total ? Nous avions une série d’équations résumées dans l’équation suivante :

v1 + α1 + β1v = c2 + β2c

Dans la mesure où il s’agit ici des éléments de la « reproduction réelle », et dans la mesure où l’on suppose un équilibre économique, la détermination réciproque des diverses branches de production s’exprime dans l’opposition des masses de marchandises (et simultanément de valeur) produites des deux côtés. D’où les équations ci-dessus.

Supposons maintenant que nous ayons une troisième série qui correspondrait à la production de l’or, c’est-à-dire du matériel- argent, ou de l’argent. Y aurait-il également dans ce cas-là des équations du même type ? On ne pourrait répondre affirmativement à cette question qu’à la condition que le « monceau » d’or s’oppose au « monceau » de marchandises, et réciproquement. Mais justement, cette condition n’existe pas puisque le mouvement de l’argent n’est pas le même que le mouvement de la marchandise ; puisque la demande sociale d’argent est d’un autre type que la demande de n’importe quelle marchandise et puisque dans « le procès d’échange matériel » l’argent joue un rôle tout à fait particulier.

Tandis que dans notre formule de la reproduction sociale, considérée du point de vue « de la reproduction réelle » (v1 + α1) détermine la demande de c2 , c2 détermine réciproquement la demande de (v1 + α1), β1v détermine la demande de β2c et réciproquement ; par conséquent, (v1 + α1 + β1v) dans son ensemble détermine la demande de (c2 + β2c), et (c2 + β2c) détermine à son tour la demande de (v1 + α1 + β1v), la demande d’argent sera déterminée selon un autre type. Il est absurde de dire qu’il se produit ici un passage au point de vue de la circulation simple des marchandises, qui est distinct du point de vue du mouvement du capital. On prend ici en considération la particularité spécifique qui distingue le mouvement de l’argent dans le processus de la reproduction du capital social total, du mouvement de n’importe quelle forme matériellement déterminée des marchandises. Personne, même Marx, ne peut être tenu pour responsable de cette réalité élémentaire que la nécessité sociale de l’argent et, par conséquent aussi, la demande de cet argent est déterminée non par le fait qu’il faut remplacer ou augmenter quelque chose dans le domaine de la production, mais par le rôle fonctionnel joué par l’argent dans une sphère parfaitement spécifique, la sphère de la circulation[38]. De ce rôle particulier de l’argent découle tout le reste. Nous lisons par exemple ceci :

« Il est donc parfaitement faux de vouloir transformer la différence qui existe au sein de la circulation entre circulation du revenu et circulation du capital, en une différence entre circulation et capital. Cette façon de s’exprimer provient chez Tooke du fait qu’il se place simplement du point de vue du banquier émettant ses propres billets de banque. La somme de ses billets... ne lui coûte que le papier et l’impression... Ces traites... lui rapportent de l’argent... Mais elles diffèrent de son capital... D’où résulte pour lui une différence spécifique entre la circulation et le capital, qui toutefois n’a rien à voir avec les définitions en tant que telles, et surtout pas avec celles qu’en donne Tooke.

« La destination différente — qu’il fasse fonction de forme argent du revenu ou du capital — ne change d’abord rien au caractère de l’argent en tant que moyen de circulation ; il conserve ses caractéristiques, qu’il accomplisse l’une ou l’autre de ces fonctions. »[39]

L’argument « de principe » de la camarade Rosa Luxemburg tombe du même coup.

Passons maintenant aux points cardinaux de l’argumentation de la camarade Luxemburg, qu’elle ne développe plus dans la ligne de la question : pour qui la plus-value accumulée est-elle produite ?, mais dans une toute autre ligne, à savoir celle de la question : de quelle façon l’accumulation est-elle possible ? Accumulation qui, selon la doctrine de la camarade Luxemburg, est une accumulation de capital-argent. Ici, afin d’être plus clair et précis, d’une part, et d’éviter qu’on ne nous reproche d’attribuer des absurdités à la camarade Rosa Luxemburg, d’autre part, nous devons avant tout citer les passages les plus directement en rapport avec la question, et les plus importants du texte de R.L. elle-même. Que le lecteur veuille bien excuser ces longues citations indispensables.

Rappelons d’abord un passage déjà cité :

« Si les capitalistes comme classe sont à eux-mêmes leurs propres acheteurs de leur propre masse de marchandises — à l’exception de la partie qu’ils sont obligés d’allouer à la classe ouvrière pour son entretien — s’ils s’achètent mutuellement avec leur propre argent les marchandises et s’ils doivent « réaliser en espèces sonnantes » la plus-value qu’elles recèlent, l’accumulation devient absolument impossible pour la classe capitaliste dans son ensemble. »[40]

L’auteur de L’Accumulation développe ce thème d’une façon particulièrement détaillée et concise dans le passage suivant :

« Accumuler du capital ne signifie pas toujours produire de plus grandes quantités de marchandises, mais transformer de plus en plus de marchandises en capital-argent. Il y a entre l’amoncellement de la plus-value sous forme de marchandises et l’investissement de cette plus-value pour l’extension de la production une rupture, un pas décisif, que Marx appelle le saut périlleux de la production marchande : l’acte de vendre pour de l’argent. Mais peut-être cela ne concerne-t-il que le capitaliste individuel sans s’appliquer à la classe entière, à la société globale ? Non pas. [...] Or, l’accumulation du profit sous forme de capital-argent constitue précisément un caractère spécifique essentiel de la production capitaliste, valable pour la classe entière aussi bien que pour l’entrepreneur isolé. Marx évoque avec insistance, dans l’étude de l’accumulation du capital total, « la création de nouveaux capitaux- argent allant de pair avec l’accumulation réelle et la conditionnant dans la production capitaliste » (Capital, Livre II, p. 485, Ed. sociales, t. 5, p. 146. Complété et revu par nous. N. D. T.) [souligné par Rosa Luxemburg, NB]. ... Le capitaliste A[41] vend ses marchandises à B, reçoit donc de B une plus-value sous forme d’argent ; celui-ci vend ses marchandises à A, et reçoit à son tour de A l’argent qui lui permet de réaliser sa propre plus-value. Tous deux vendent leurs marchandises à C, reçoivent donc de ce même C la somme en argent correspondant à leur plus-value. Mais d’où C a-t-il son argent ? De A et de B. D’après cette théorie, il n’existe pas d’autre source de réalisation de la plus-value, c’est- à-dire d’autre consommateur de marchandises. Mais comment peut-il se produire un enrichissement de A, B et C par formation de nouveau capital-argent ?...

« L’exploitation aurait eu lieu, l’enrichissement, l’accumulation seraient possibles. Mais, pour que cette possibilité devienne réalité, il faut qu’ait lieu l’échange, la réalisation de la nouvelle plus-value ainsi augmentée en nouveau capital-argent. Nous ne poserons pas la même question que Marx, qui avait demandé à plusieurs reprises au cours du deuxième livre du Capital : « D’où vient l’argent nécessaire à la circulation de la plus-value ? », pour répondre en dernière analyse : « Il vient du chercheur d’or ». Notre question est la suivante : « Comment un capital-argent nouveau vient-il [d’où il vient, N.B.] entre les mains des capitalistes puisque — si l’on fait abstraction des ouvriers — ils s’achètent entre eux les marchandises ? » Le capital-argent ne fait que changer sans cesse de mains.

« Mais peut-être nos questions sont-elles absolument oiseuses ? Peut-être l’accumulation de profit consiste-t-elle précisément dans le passage incessant des pièces d’or de main en main, permettant la réalisation successive des profits individuels ? Alors la somme globale de capital-argent n’aurait pas besoin de s’accroître puisque I? N.B.], sauf dans la théorie abstraite, il n’existe rien de semblable dans la classe capitaliste.

« Une telle hypothèse nous obligerait, hélas, à jeter au feu le troisième livre du Capital. Marx y a mis au centre de ses réflexions une de ses découvertes théoriques les plus importantes : la doctrine du profit moyen [souligné par l’auteur] [...]. Le profit global capitaliste est une grandeur économique bien plus réelle que par exemple la somme globale des salaires payés par les capitalistes,

«... Nous maintenons donc l’idée que le capital social total ne cesse de viser à un profit global sous forme d’argent, qui doit augmenter constamment en vue de l’accumulation globale. Or, comment la somme globale peut-elle augmenter si ses parties ne font que circuler de main en main ?

« En apparence — du moins l’avons-nous supposé jusqu’à présent —, la masse totale des marchandises où s’incarne le profit peut augmenter au cours de ces opérations tandis que seule la réalisation sous forme d’argent offrirait des difficultés ; or, ce dernier point peut être une simple question technique de circulation monétaire. Mais les apparences nous leurrent, de telles conclusions découlent d’un examen superficiel. La masse totale de marchandises elle-même n’augmentera pas et l’élargissement de la production n’aura pas lieu puisque dans le système capitaliste la condition préalable en est, dès le premier instant et à chaque étape, la réalisation du profit en argent. A ne peut vendre à B, B ne peut vendre à C, et C ne peut à son tour revendre à A et à B des quantités accrues de marchandises ni réaliser son profit que si au moins l’un d’entre eux trouve un débouché en dehors de ce cercle fermé. Si ce n’est pas le cas, le manège de foire s’arrête après quelques tours. »[42]

Telle est la démonstration de la camarade Luxemburg. Cette argumentation possède, d’une certaine manière et malgré son caractère embrouillé, un axe solide et logique, à savoir : l’accumulation du capital est impossible, car elle devrait être l’accumulation du capital-argent du capitaliste collectif, alors que les schémas de Marx supposent le passage de l’argent de poche en poche, ce qui ne saurait servir de base à la réalisation de la plus-value totale. Vérifions aussi cette argumentation de la camarade Rosa Luxemburg en suivant pas à pas ses raisonnements et en analysant ses fondements. Nous nous efforcerons de ne négliger aucun chaînon logique important.

1. Définition de l’accumulation.

L’accumulation consiste, selon la camarade Rosa Luxemburg, non dans la production de montagnes de plus en plus élevées de marchandises, mais dans la transformation de quantités de plus en plus grandes de marchandises « en capital argent », c’est-à- dire dans la production de « montagnes d’or » de plus en plus hautes. Toutefois, comme la camarade Luxemburg ne nie nullement le fait que la reproduction élargie signifie une quantité de plus en plus grande de valeurs marchandes (et, par conséquent, une quantité encore plus grande de valeurs d’usage, c’est-à-dire de produits en nature), le processus d’ensemble de la reproduction sociale acquiert chez elle le caractère de production parallèle d’une montagne de marchandises d’une part, d’une montagne d’or d’autre part ; en outre, l’accumulation d’une montagne d’or représente toujours, chez R.L., l’essence véritable du processus de production capitaliste. Cette conception sert chez elle de fondement à tous ses raisonnements successifs et apparaît, entre autres, dans la définition de l’accumulation comme accumulation de capital argent. On ne saurait, en aucune façon, confondre l’accumulation du capital avec la simple forme fonctionnelle de celui-ci (la phase argent de la circulation du capital) ; encore moins, ainsi que nous l’avons vu plus haut, peut-on confondre l’accumulation du capital avec l’accumulation de sa forme fonctionnelle particularisée, c’est-à- dire avec l’accumulation du capital argent au sens propre de ce mot, du capital porteur d’intérêts (moneyed capital dans le sens anglais). Le fait que le mouvement du capital social total s’accompagne d’une accumulation de capital-argent (ainsi que le fait justement remarquer Marx) ne signifie pas du tout que l’accumulation du capital soit identique à l’accumulation du capital-argent. Le « saut périlleux » vaut pour chaque capitaliste individuel car celui-ci doit, d’une façon ou d’une autre, vendre sa marchandise pour transformer l’argent encaissé en sa forme essentielle de capital productif. Mais si le « saut périlleux » a une signification capitale et est même absolument nécessaire pour un capitaliste quelconque, il en va donc également de même pour tous les capitalistes, c’est-à-dire pour le capitaliste collectif, pour l’ensemble de la société capitaliste. Mais cela ne veut absolument pas dire que le capitaliste collectif réalise, en un clin d’œil, sa plus-value, en échangeant d’un seul coup le monceau de marchandises contre un monceau d’or équivalent en valeur. Une telle conception (la conception « rosiste ») est parfaitement absurde.

1. Les machinations des capitalistes A, B et C. R.L. opère ici avec trois branches de production, symbolisant la production sociale totale, à savoir la production du charbon (A), la production des machines (B), la production des moyens de subsistance (C). On suppose également une certaine somme d’argent, que ces capitalistes mettent tour à tour en circulation pour la retirer à nouveau. R.L. formule ainsi sa question : comment l’accumulation, c’est-àdire la constitution chez ces capitalistes d’un nouveau capital argent, est-elle possible ? Et elle répond : elle est impossible. Donc — l’accumulation aussi est impossible.

Il n’est pas difficile, après tout ce qui a été dit précédemment, de réfuter toute cette sophistique naïve. Si, en faisant abstraction (chose absolument indispensable) du marché extérieur, on exclut d’emblée la production de l’or, alors, naturellement, l’or supplémentaire ne tombera pas du ciel ; cela, même un enfant le comprendrait. Après la rotation du capital, il restera exactement la même quantité d’argent qu’avant la rotation considérée. Cet or, cet argent, a « contribué » à une nouvelle distribution matérielle des éléments du capital productif, de sorte que le nouveau cycle peut commencer sur une nouvelle base élargie. Que s’ensuit il ? Il s’ensuit qu’une accumulation véritable est possible sans accumulation sous la forme illusoire de l’argent, c’est-à-dire sans constitution de nouveau capital argent, ainsi que s’exprime la camarade Rosa Luxemburg. Remarquez bien : chaque capitaliste a exécuté ici ce fameux « saut périlleux » dont parle la camarade Luxemburg. Par conséquent ce « saut périlleux », qui est en effet la condition sine qua non de la production capitaliste, est effectué successivement par tous les capitalistes, et par conséquent par le capitaliste collectif, c’est-à dire par la classe capitaliste dans son ensemble. Mais comme Rosa Luxemburg ne se contente manifestement pas de cela, il faut alors tirer la conclusion (qui découle avec une logique implacable de toute son argumentation) que par capital argent elle entend non pas la forme argent du capital, que revêt le capital industriel en mouvement, mais le capital argent, comme « moneyed capital » effectivement accumulé comme argent, et seulement comme argent. Mais cela signifie une réduction à l’absurde de toute la position de la camarade Luxemburg.

Certes, il n’est pas du tout nécessaire que la quantité d’argent en circulation reste la même. Cela n’est possible que si l’augmentation de la masse des marchandises, du point de vue de sa valeur, est compensée par l’épargne des moyens de circulation (vitesse de circulation, crédit, etc.). Dans la mesure où une telle compensation ne se produit pas, l’argent supplémentaire provient de cette production de l’or contre laquelle la camarade Luxemburg nourrit une haine parfaitement injustifiée. Il n’est donc pas difficile de répondre à la question de Rosa Luxemburg : « Comment un capital-argent nouveau vient-il entre les mains des capitalistes ? » Il vient entre leurs mains parce que c, v et pl du producteur d’or doivent être échangés contre des moyens de production et de la force de travail (et par l’intermédiaire des ouvriers, contre des moyens de subsistance). Du reste, dès le début, ce « nouveau capital argent » se trouvait dans leur « poche collective », puisque notre producteur d’or appartient par la providence divine et humaine à la classe des capitalistes. Soit dit en passant, du point de vue de la camarade Luxemburg, le producteur d’or est une créature à la fois absurde et contre nature, puisqu’il rejette constamment la forme or de son produit. Ne serait-ce pas là l’explication de l’antipathie qu’éprouve pour lui la camarade Rosa Luxemburg ? Ainsi donc, le « nouveau capital argent » provient ici, n’en déplaise à l’auteur de L’Accumulation, de la production d’or. S’il n’y a point de production d’or, alors la question que pose la camarade Luxemburg (non comme la pose Marx, mais ainsi : « notre question est la suivante : comment un capital argent nouveau vient-il entre les mains des capitalistes ? ») n’a tout simplement aucun sens étant donné qu’il n’y a point de « nouveau capital argent », et que par conséquent, celui-ci ne peut « venir » entre les mains de personne.

3. L’accumulation du capital et le « profit moyen ».

Ici, la camarade Luxemburg touche presque à la solution juste du problème, mais elle s’en écarte immédiatement, au moment décisif, tout comme une balle de caoutchouc qui rebondit. Nous avons vu plus haut comment elle se pose la question des réalisations partielles, or elle pose non seulement la question de façon absurde, mais elle y répond de façon encore plus absurde. En effet, voyons encore une fois le passage critique où Rosa Luxemburg effectue son propre « saut périlleux » logique.

Question : « Peut-être l’accumulation de profit consiste-t-elle dans... la réalisation successive des profits individuels ; alors, la somme globale de capital-argent n’aurait pas besoin de s’accroître puisque, sauf dans la théorie abstraite, il n’existe rien de semblable dans la classe capitaliste ?»[43]

Réponse : Non, car le « profit moyen » est au centre du Livre III du Capital, « la doctrine du profit moyen... éclaire la théorie de la valeur exposée dans le premier livre », etc., etc.[44]

Nous avons ici tout un « embarras de richesses » d’inexactitudes et d’erreurs. Premièrement, Rosa Luxemburg confond réalisation et accumulation. La réalisation, c’est la transformation de la forme marchandise en forme argent, rien de plus. La réalisation est donc la condition préalable de l’accumulation.

En second lieu, on ne saurait parler de réalisation du profit, puisque le profit représente lui-même un résultat de la réalisation ; quant à la plus-value, elle dépend de la réalisation. Troisièmement, l’accumulation est confondue avec l’augmentation du capital argent ; la plus-value réellement accumulée existant déjà sous la forme de capital productif, n’est plus dans une certaine mesure considérée comme un élément de l’accumulation, quoiqu’elle soit vraiment une composante de l’accumulation réelle.

Quatrièmement, la question de « la somme totale du capital- argent » n’est pas clairement formulée. Voici les cas qui peuvent se présenter ; la quantité d’argent diminue (lorsque l’épargne des moyens de circulation apparaît plus essentielle que l’accroissement des valeurs marchandes, alors ce cas est aussi possible) ; la quantité d’argent reste inchangée (l’augmentation de la masse des valeurs marchandes est compensée par l’épargne des moyens de circulation) ; la quantité d’argent augmente, mais pas exactement dans la même proportion dans laquelle s’accroît la valeur de la masse d’ensemble des marchandises (le cas « normal ») ; ; la quantité d’argent augmente exactement dans la même proportion, dans laquelle la valeur de la masse des marchandises s’accroît. Ce dernier cas représente précisément ce cas absurde qui est à la base de la théorie de Rosa Luxemburg. Si elle avait formulé ce point avec précision, l’absurdité de sa démonstration se serait manifestée de manière évidente.

Cinquièmement, c’est d’une façon parfaitement arbitraire que la camarade Luxemburg réunit la conception absolument juste du caractère graduel de la réalisation et la conception complètement extravagante qui conteste la réalité du profit global des capitalistes. Cette liaison (« puisque »), la camarade Luxemburg l’a « conçue », ou pour mieux dire l’a inventée, pour réfuter plus facilement l’argumentation éventuelle de ses éventuels adversaires. Mais par cela même elle s’est barrée la voie de la solution véritable du problème.

« Le profit global des capitalistes » est une grandeur objectivement réelle. Mais cela ne veut nullement dire qu’on peut l’imaginer comme un monceau d’or existant simultanément. C’est ce que la camarade Luxemburg n’arrive pas du tout à comprendre. Matériellement, il n’existe pas seulement à tout moment, sous forme d’or, ni même de manière prépondérante sous forme d’or, puisque l’accumulation consiste précisément dans l’addition du profit au capital qui doit endosser sa véritable blouse de travail, c’est-à-dire revêtir la forme du capital productif, ce qui seul peut assurer l’essentiel de la chose, c’est-à-dire le processus de l’accroissement de valeur. Sous sa forme pure, c’est-à-dire en unités de compte, il existe en tant que grandeur-argent. Mais sa grandeur est importante pour les lois objectives du mouvement de la société.

Illustrons cela par l’exemple même que la camarade Rosa Luxemburg a choisi si maladroitement. Au centre des « découvertes théoriques les plus importantes de Marx » se trouve, à son avis, la théorie du profit moyen. Parfait ! Mais tout économiste sait que le profit moyen lui-même est une grandeur dérivée, car il est déterminé par le taux de profit moyen (soit dit en passant, c’est là qu’est le « centre » des découvertes indiquées ci-dessus, et nullement dans le profit moyen ; ceci pour caractériser la précision des formules économiques chez la camarade Luxemburg) : « On appelle profit moyen le profit qui, conformément à ce taux général de profit, échoit à un capital de grandeur donnée, quelle que soit sa composition organique. »[45]

Mais le taux de profit est une grandeur abstraite, c’est la fraction pl / c + v , où pl représente la plus-value sociale (par conséquent la somme des profits) et c + v le capital social total. En quel sens ce taux de profit a-t-il un caractère objectif ? Il est objectif comme une loi sociale et non comme un coffre-fort contre lequel on peut se briser le crâne. Il en est de même pour le profit global. Ce profit n’a pas besoin de revêtir à tout moment, en toutes ses parties pour ainsi dire, la forme argent pour être représenté par cette forme ou pour jouer un rôle objectif dans le procès du mouvement du capital. Mais cela non plus, la camarade Rosa Luxemburg ne le comprend pas.

4. Le capital social total et le profit total. Après avoir avancé les arguments que nous venons d’analyser, la camarade Rosa Luxemburg tire la conclusion suivante : « Nous maintenons donc l’idée que le capital social total ne cesse de viser à un profit global sous forme d’argent, qui doit augmenter constamment en vue de l’accumulation globale. Or, comment la somme globale peut-elle augmenter si ses parties ne font que circuler de main en main ? »[46]

A présent, nous aussi, nous pouvons facilement tirer le bilan général de cette accumulation globale d’erreurs qui circulent chez la camarade Rosa Luxemburg d’une page à l’autre, et qui, cependant, augmentent sans cesse en quantité en même temps que s’y ajoutent de nouvelles imprécisions, des inexactitudes et même des erreurs directes.

Il est exact que le capital social total rapporte constamment un profit global.

Il est faux que le profit global existe seulement sous la forme argent, pour autant qu’il s’agit de la forme d’existence réelle à un moment chronologique donné.

Il est exact que le profit parvient aux capitalistes sous forme argent comme plus-value réalisée.

Il est faux que cette réalisation représente un acte unique concernant la plus-value totale. Il est exact que d’ordinaire la quantité d’argent en circulation augmente.

Il est faux que l’accumulation du capital suppose nécessairement une augmentation de l’argent.

Il est exact que l’accumulation passe par la phase de la forme argent du capital.

Il est faux que l’accumulation du capital soit une accumulation de capital-argent.

Il est exact que l’accumulation du capital s’accompagne en gros d’une accumulation de capital-argent.

Il est faux que l’accumulation du capital soit égale ou équivalente à l’accumulation du capital-argent.

Et ainsi de suite.

5. Le carrousel final de la camarade Rosa Luxemburg. En conclusion, l’auteur de L’Accumulation a recours, comme dans son exquise argumentation relative à la question « pour qui » s’effectue la reproduction élargie, au fameux manège de foire qui « s’arrête après quelques tours ». Pourquoi ? Non seulement parce que « la réalisation sous forme d’argent offrirait des difficultés », mais encore parce que la masse des marchandises cesserait d’augmenter, car l’accroissement de la masse des marchandises supposerait « la réalisation du profit » [il faut dire : « de la plus-value », N.B.]. Nous sommes obligés de reproduire à nouveau ici la citation, parce qu’elle contient, en même temps qu’une attaque, toutes les caractéristiques d’une fuite désordonnée. La camarade Rosa Luxemburg écrit : « A ne peut vendre à B, B ne peut vendre à C, et C ne peut à son tour revendre à A et à B des quantités accrues de marchandises ni réaliser son profit que si au moins l’un d’entre eux trouve un débouché en dehors de ce cercle fermé. Si ce n’est pas le cas, le manège de foire s’arrête après quelques tours. »[47]

Si la vitesse de circulation ou l’extension du crédit, etc., augmentaient aussi rapidement que la masse des marchandises, il n’y aurait, comme nous l’avons vu, aucun arrêt. La réalisation nécessaire s’effectuerait à l’aide de la même quantité d’argent, cet argent circulerait beaucoup plus rapidement et rien de plus. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est une autre question. Rosa Luxemburg suppose ici que si un capitaliste réalisait sa plus-value en dehors du « cercle », le problème pourrait être résolu, de son point de vue à elle, Rosa Luxemburg. Voyons de quelle façon.

Supposons les capitalistes A, B, C, D, E, F, etc. ; supposons que la plus-value destinée à la réalisation corresponde chez eux à a, b, c, d, e, f, etc. Nous obtenons alors la série suivante :

A……………………a

B…………………….b

C…………………….c

D…………………….d

E…………………….e

F…………………….f

● ●

● ● ● ● etc.

La plus-value totale est alors = a + b + c + d + e + f + etc.

Supposons aussi que l’un des capitalistes, mettons F, ait quitté le « cercle » et ait réalisé « à côté » la grandeur f. Mais la somme de la plus-value destinée à la réalisation est égale à (a + b + c + d + e + f + ...) De quelle façon les capitalistes peuvent-ils donc réaliser cette somme ? (N’oublions pas que Rosa dit qu’ils le peuvent dès qu’un seul, au moins, d’entre eux, quitte le cercle). Si Rosa devait répondre que cela est possible parce que f passe d’une poche à l’autre, elle abandonnerait tout de suite sa position fondamentale. Répondre tout autre chose est par contre impossible, parce qu’il ne peut pas y avoir, tout simplement, d’autre réponse. C’est là la ligne de fuite, la ligne de retraite. Car contre une telle solution, on peut de nouveau mettre en mouvement toute l’argumentation de la camarade Rosa Luxemburg, selon laquelle c’est le capitaliste individuel qui réalise ici sa plus-value, mais que la classe des capitalistes ne peut pas la réaliser, etc.

Il y a encore un autre aspect de la question. Si effectivement la vitesse de la circulation, etc., ne compense pas l’augmentation de la masse des marchandises, l’argent supplémentaire entre dans les circuits de la circulation par l’intermédiaire du producteur d’or, dont le produit (et aussi le produit supplémentaire) revêt la forme naturelle de l’or. Mais par là, précisément, on rompt le cercle, dans la mesure où une telle rupture devient effectivement nécessaire. Mais, comme nous l’avons déjà vu ci-dessus, et ainsi que cela ressort immédiatement des raisons exposées jusqu’ici, il est absurde et archi-absurde de supposer que la quantité supplémentaire d’argent doit être égale à la quantité supplémentaire des marchandises à produire.

Ainsi, l’erreur fondamentale de la camarade Luxemburg consiste en ceci qu’elle considère le capitaliste collectif comme un capitaliste individuel ; elle hypostasie ce capitaliste collectif. C’est pour cela qu’elle ne comprend pas que le processus de réalisation est un processus graduel ; c’est pour cela aussi qu’elle se représente l’accumulation du capital comme une accumulation de capital-argent.

Mais c’est précisément, à notre avis, de cette erreur centrale et fondamentale de la camarade Luxemburg que découle aussi son type d’explication de l’impérialisme. En effet, si le capitaliste collectif est identifié au capitaliste individuel, alors naturellement le premier ne peut pas être à lui-même son propre acheteur. Si, en plus, la quantité d’or supplémentaire est équivalente à la valeur de la masse de marchandises supplémentaire, et comme la supposition d’une production d’or correspondante crève les yeux par son absurdité, cet or ne peut être obtenu que de l’extérieur. Si, enfin, tous les capitalistes doivent réaliser d’un coup leur plusvalue (sans qu’une seule et même somme passe d’une poche à l’autre, ce qui est strictement défendu) il leur faut une « tierce personne ». Et ainsi de suite.

Dans le premier chapitre, nous avons analysé la théorie de Rosa Luxemburg sous un angle très abstrait, et même sous la forme la plus abstraite de la problématique. Nous n’avions pas encore affaire à l’argent. La question critique de Rosa Luxemburg était : « Pour qui, au profit de qui ? ».

Nous avons montré qu’on pouvait donner à cette question une réponse tout à fait satisfaisante.

Dans le deuxième chapitre, nous nous sommes rapprochés d’un degré de la réalité concrète en analysant la question de l’argent. Ici, la camarade Luxemburg posait déjà la question : « Qui est-ce qui paye, et qu’est-ce qui permet le paiement ? » A cette question aussi, nous avons trouvé une réponse tout à fait satisfaisante en montrant ici également les erreurs fondamentales et de détail de la camarade Luxemburg à cette seconde étape de l’analyse abstraite.

Dans le chapitre suivant, nous chercherons à nous rapprocher encore plus de la réalité concrète en analysant les ruptures d’équilibre immanentes au système capitaliste en mouvement et qui découlent des contradictions du capitalisme, que nous avons jusqu’à présent négligées.

Chapitre III. La théorie générale du marche et les crises[modifier le wikicode]

Avant de passer à l’analyse des contradictions du capitalisme, il faut nous arrêter, ne fût-ce que brièvement, sur le résultat général de notre analyse des positions de la camarade Luxemburg du point de vue de la théorie du marché. D’une façon générale, en étudiant le cours de la reproduction élargie, et le processus de réalisation de la plus-value comme un des moments nécessaires de cette reproduction, nous sommes arrivés à la formule que Marx a exprimée avec une clarté classique dans les lignes suivantes :

« ...Ces dernières [les limites de la consommation] sont élargies par la tension du procès de reproduction lui-même ; d’une part, celle-ci augmente la dépense de revenu par les ouvriers et les capitalistes ; d’autre part, elle est identique à la tension de la consommation productive. »[48]

Il faut bien comprendre toute la différence qu’il y a entre la position de la question chez Marx, d’une part, et chez Rosa Luxemburg, de l’autre. Pour Marx, l’accumulation est possible, la réalisation est possible, la reproduction élargie est possible. Mais ces processus ne se poursuivent pas tout uniment ; ils se développent à travers des contradictions dont les unes se révèlent dans les oscillations continuelles du système capitaliste, et les autres dans ses secousses violentes ; finalement, le processus même de la reproduction capitaliste représente une reproduction élargie des contradictions capitalistes. Il n’en va pas de même chez Rosa Luxemburg. Chez elle, ni la réalisation de la plus-value, ni l’accumulation, ni la reproduction élargie ne sont possibles, pour ainsi dire, dès le début ; elles sont impossibles, a priori, dans la mesure où nous avons une société purement capitaliste. Ce qui, chez Marx, est caractérisé comme des « sauts », comme des spasmes du système capitaliste, comme des explosions de contradictions (les crises de surproduction), est chez Rosa, au fond, un phénomène constant à tout moment chronologique du cycle industriel.

Il y a bien longtemps que ce point de vue a été réfuté par Marx :

« Il faut ici distinguer, écrivait Marx. Lorsque Smith explique la baisse du taux de profit par la superabundance of capital, accumulation of capital, il veut parler d’un effet permanent, ce qui est faux. Par contre, superabundance of capital transitoire, surproduction, crise, c’est quelque chose de tout à fait différent. Des crises permanentes, ça n’existe pas. »[49]

Fait intéressant : le camarade Lénine, longtemps avant la parution des Théories sur la plus-value de Marx, avait défendu un point de vue tout à fait analogue.

« Je n’ai dit nulle part, écrivait le camarade Lénine, que cette contradiction [c’est-à-dire la contradiction entre la production et la consommation. N.B.] devait donner systématiquement un produit excédentaire. »

Et dans une note relative à ces lignes, il expliquait comme suit sa pensée :

« Je souligne systématiquement, parce que la production non systématique d’un produit excédentaire (crises) est inévitable dans la société capitaliste, du fait que la proportionnalité entre les différentes branches de l’industrie y est perturbée. Or, un certain état de la consommation est l’un des éléments de la proportionnalité. »[50]

De tout cela, il résulte qu’il est méthodologiquement tout à fait licite d’étudier le problème en faisant abstraction des crises, pour étudier ensuite aussi ces dernières.

Ainsi donc, nous avons vu que les « limites de la consommation » sont déplacées par la production elle-même, laquelle :

1) augmente le revenu des capitalistes ;

2) augmente le revenu de la classe ouvrière (les ouvriers supplémentaires) ;

3) augmente le capital constant de la société (les moyens de production fonctionnant comme capital). Mais nous avons déjà eu l’occasion de nous convaincre que la camarade Luxemburg considère une telle position de la question comme du « tougan-baranovskysme ».

Il est vrai que cet argument n’est pas convainquant par lui-même ; ce n’est pas en vain que Marx, parlant des économistes bourgeois, dit que « même une truie aveugle, peut, parfois, trouver un gland de chêne ». Mais comme l’opinion de Rosa Luxemburg sur ce point est partagée par beaucoup de gens, et comme d’autre part il n’a pas été fait jusqu’à présent de critique détaillée de la théorie du marché tougan-baranovskiste, nous estimons qu’il n’est pas inutile de nous arrêter à la théorie de cet auteur. « Prendre ses distances » vis-à-vis de lui nous semble d’autant plus nécessaire que les erreurs de la camarade Luxemburg n’en apparaîtront que plus clairement, et surtout que notre propre position en deviendra aussi plus nette. Marx a apporté beaucoup de clarté dans la question de la reproduction du capital social, surtout parce qu’il a analysé et détruit en détail le dogme, qui régnait depuis l’époque d’Adam Smith, de la décomposition de la valeur des produits en revenu, et seulement en revenu. L’analyse de Marx a montré que ce « dogme » omet l’élément du capital constant. Le remplacement du capital constant et la production de capital constant supplémentaire représentent la partie la plus importante du processus de la reproduction élargie. En outre, ce point a un rapport très étroit avec la théorie du marché, car à côté du marché de consommation apparaît, à un degré croissant, le marché des moyens de production qui correspond non à la consommation personnelle, mais à la consommation productive. De même, ce point a une importance décisive pour la théorie de l’accumulation du capital, puisque celle-ci suppose l’augmentation du capital constant dans une proportion croissante, par rapport au capital variable. Et ainsi de suite... Voilà pourquoi Marx revient plus d’une fois sur ce thème — et nullement en vain, ce que la camarade Luxemburg n’arrive pas du tout à comprendre. M. Tougan-Baranovsky prend pour point de départ ce point de vue parfaitement vrai et commence à « l’approfondir » :

« De l’étude schématique de l’économie capitaliste en tant qu’unité sociale, écrit-il, découle inflexiblement la conclusion que les dimensions du marché dans l’économie capitaliste ne sont pas du tout déterminées par les dimensions de la consommation sociale. Le produit social ne consiste pas seulement en objets de consommation, mais aussi en moyens de production. Si la machine remplace l’ouvrier, la demande sociale de moyens de consommation est certainement réduite ; mais, par contre, la demande de moyens de production s’accroît. De même, lorsque le revenu du capitaliste se transforme de fonds de sa propre consommation en capital, la demande de moyens de consommation se réduit, mais par contre la demande de moyens de production s’accroît. D’une façon générale, lorsque la production sociale est répartie proportionnellement, aucune réduction de la demande de consommation ne saurait déterminer un excédent de l’offre générale de produits sur le marché par rapport à la demande de celui-ci. »[51]

Cette citation contient implicitement toutes les contradictions logiques de la « théorie » de M. Tougan-Baranovsky, dont « l’originalité », le « caractère paradoxal », consiste au fond dans l’affirmation qu’entre le marché de la consommation et la production sociale, il n’y a pas de rapports nécessaires.

Dans le passage ci-dessus, il y a une « petite » omission, insignifiante à première vue, mais qui apparaît cependant en fin de compte comme décisive. M. Tougan-Baranovsky procède à la série d’affirmations suivantes : la machine remplace l’ouvrier, la consommation de la machine remplace la consommation humaine, et passez muscade : l’une compense l’autre, le bilan est établi et l’émancipation du « quatrième état » est remplacée par l’émancipation de la production des moyens de production, qui s’est détachée une fois pour toutes de la production des moyens de consommation. Cependant, si affligeant cela soit-il pour la mémoire du défunt apologiste de la bourgeoisie, M. Tougan-Baranovsky a tout simplement triché ici, car il a simplement tourné la question essentielle, à savoir que lorsque l’on introduit les machines, il se produit par cela même une extension de la production des produits fabriqués à l’aide de ces machines. Que deviennent ces produits ? Quel est le rapport entre la valeur de la machine introduite et la valeur de ces produits ? En d’autres termes, du point de vue marché, quel est le rapport entre le marché de moyens de production et le marché de la consommation ? Aux deux premières questions, M. Tougan ne répond pas, il escamote la question fondamentale, et dès lors il n’est plus étonnant qu’il aboutisse à la « conclusion paradoxale » dont il est aussi fier que le nègre l’est de son anneau dans le nez : la production est indépendante du marché de la consommation, car il existe un marché des moyens de production.

Essayons donc de voir le « fond » de la question. On peut considérer la structure du marché de deux points de vue absolument différents.

Premièrement. Prenons le capital social sous sa forme de marchandise, le « tas de marchandises » de la camarade Luxemburg. Sous sa forme concrète, ce tas de marchandises se partage en deux grandes subdivisions : en moyens de production, d’une part, et en moyens de consommation d’autre part.

Nous avons donc la coexistence de diverses marchandises et des branches de production correspondantes. Le lieu économique technique nécessaire entre les diverses branches de la production est caché, dissimulé, invisible. On comprend pourquoi les moyens de production ne sont pas ici les moyens de production à l’aide desquels sont produits les moyens de consommation coexistant avec les premiers. Nos moyens de production ne serviront à la production de moyens de consommation que dans le cycle suivant de la circulation du capital. Il en va de même pour les moyens de consommation, car les moyens de production respectifs ont été consommés auparavant et font défaut sur le marché ; leur valeur (entièrement ou en partie, cela n’a pas d’importance ici) s’est incorporée dans les moyens de consommation, et s’y est absorbée. De sorte que notre tas de marchandises et le marché considéré de ce point de vue, non seulement ne découvrent pas, n’éclairent pas, mais au contraire obscurcissent le lien nécessaire entre les diverses branches de la production.

Deuxièmement. L’autre point de vue consiste précisément dans l’étude du lien réciproque entre les diverses branches de la production. De ce point de vue, nous avons devant nous une série de branches liées entre elles, « apparentées par production » ; chaque branche offre des matières premières à l’autre jusqu’à ce que l’on arrive, par une série d’étapes, au produit fabriqué pour la consommation directe.

Ici — en correspondance absolue avec la réalité — tout l’appareil de production de la société apparaît au fond comme l’appareil de production des moyens de consommation humaine ; les branches produisant les moyens de production apparaissent comme des stades préparatoires de la production des moyens de consommation, si grandes soient-elles par ellesmêmes. La production développée —- et la production capitaliste est de celles-là — dissimule ce fait parce que, ainsi que Marx l a aussi expliqué avec beaucoup de clarté, la succession des diverses branches dans le temps (en tant qu’échelon d’un processus unique, au fond, de la production des moyens de consommation) est remplacée par leur répartition dans l’espace. Le produit se trouve simultanément aux diverses phases de sa préparation. Il ne s’agit pas d’un développement qui peut être retracé depuis son origine, ab ovo, comme s’exprime Marx. Les choses ne se passent pas comme si l’on produisait d’abord seulement un produit minier, du charbon ou du coton, et comme si l’on fabriquait seulement ensuite des machines, puis seulement des filés et enfin des toiles, etc. Toutes ces branches « travaillent » simultanément. Mais ce dernier fait ne supprime pas le moins du monde la dépendance parfaitement déterminée entre les branches qui préparent les moyens de production et les branches fabriquant les moyens de consommation.

Il s’ensuit qu’il est impossible, inadmissible, de se borner seulement au premier point de vue en ce qui concerne le marché, c’est-à-dire de considérer celui-ci en faisant abstraction du lien qui rattache les diverses branches de production entre elles. Or, M. Tougan-Baranovsky, malgré tous ses « schémas », se place au fond justement au point de vue de la première variante dans la façon de poser cette question. Nous allons essayer de le démontrer plus en détail, quoique M. Tougan- Baranovsky entasse tellement d’obscurités et de confusions que, pour le réfuter systématiquement, il faudrait écrire une étude spéciale.

Voyons le problème de plus près. Sur le marché, figurent chaque fois des masses de moyens de production et des masses de moyens de consommation. Sous le rapport de la valeur, la part des moyens de production augmente relativement, tandis que la part des moyens de consommation diminue relativement. Sous ce rapport, il n’y a pas le moindre doute. Il n’y a pas de doute, non plus, qu’une partie croissante du travail social global est consacrée à la production des moyens de production. Dans la mesure où M. TouganBaranovsky remâche d’un air important ces vérités, il ne fait que plagier Marx ; c’est une autre affaire en ce qui concerne son « approfondissement » des idées de Marx, qui représente précisément le trait « original » des considérations de M. Tougan-Baranovsky.

La part des moyens de production augmente donc relativement sous le rapport de la valeur. Qu’est-ce à dire ? Cela veut dire qu’une énorme augmentation des moyens de consommation se manifeste comme produits. Plus la composition organique du capital est élevée, plus la productivité du travail social est élevée, et plus grande est la masse des produits de consommation jetée sur le marché, de sorte que la valeur de l’unité de produit diminue. Si l’on considère la citation de M. Tougan-Baranovsky rappelée ci-dessus (l’exemple avec l’introduction des machines) nous voyons qu’il ne s’agit plus seulement du fait que l’ouvrier consommant de la viande a disparu, et a été remplacé par la machine « consommant » du charbon, mais aussi du fait (bien plus important) qu’on a commencé à jeter sur le marché de grandes masses de marchandises, de produits fabriqués à l’aide de la nouvelle machine. Mais cela nous fait sortir des limites de la première position de la question.

Tougan ne le comprend pas. Il écrit :

« Mais aucun excédent de produits ne surgit dans ce cas, puisque la demande de moyens de production remplace complètement, ici, la demande de moyens de consommation ; en effet, la machine exige pour son travail certaines dépenses économiques, tout comme l’ouvrier. Si, par exemple, dans la production d’un certain produit, la machine a remplacé l’ouvrier, la demande sociale de moyens de consommation de la classe ouvrière se réduit, mais, par contre, la demande de machines et de tout ce qui est nécessaire pour les faire marcher augmente en proportion : combustible, huile de graissage, etc. En fin de compte, le marché des marchandises ne se réduit nullement ; c’est seulement le type de marchandises demandé sur le marché qui change. Ainsi, l’augmentation de la richesse sociale (exprimée dans la quantité de produits dont dispose la société) devient possible quoique le revenu social tombe en même temps. »[52]

Nous avons fait remarquer plus haut que la conséquence inévitable de l’introduction de machines dans la production « d’un certain produit » sera l’augmentation de la masse de ce « certain produit », ce que M. Tougan-Baranovsky ne veut pas savoir. Mais nous devons à présent faire remarquer encore autre chose. Le « critique » de Marx reconnaît que la demande de combustible, d’huile de graissage, etc., augmente. Nous demandons toutefois à M. Tougan : d’où vient donc cette quantité accrue de combustible, d’huile de graissage, etc. ? Toute cette manne ne tombe tout de même pas du ciel ! Mais alors il est évident qu’elle suppose l’extension de la production dans ces branches (et par suite dans d’autres) et, par conséquent, des ouvriers supplémentaires, c’est-à- dire une demande supplémentaire de moyens de consommation, parmi lesquels aussi le « certain produit », si sous ce « certain produit » se dissimule quelque chose qui fait partie des moyens de consommation de la classe ouvrière.

A quoi aboutissons-nous donc ? A quelque chose de tout autre que M. TouganBaranovsky. Après une analyse plus attentive, il est apparu : 1) que l’augmentation des moyens de production détermine une augmentation de la masse des moyens de consommation ; 2) que cette augmentation crée, en même temps, une nouvelle demande de ces moyens de consommation ; 3) que par conséquent, à un certain état de la production des moyens de production, correspond un état parfaitement déterminé de la production des moyens de consommation ; en d’autres termes, que Je marché des moyens de production est lié au marché des moyens de consommation ; autrement dit, en fin de compte, nous aboutissons à tout le contraire de ce qu’avec tant d’aplomb M. Tougan annonce comme la découverte la plus étonnante de « la plus récente » économie politique.

Quand on considère le marché du point de vue du premier aspect de la problématique, ce qui se produira au cours des cycles suivants de la circulation du capital dans les diverses branches de l’industrie n’est certes pas bien important ; dans le meilleur cas, on ne considère, et encore d’une façon unilatérale, que les cycles de la circulation du capital immédiatement conséquents au cycle donné. C’est pour cela que le « sens objectif » du processus de production devient incompréhensible.

En effet, si nous considérons les choses de cette façon, et seulement de cette façon, on obtient alors un tableau à la Tougan- Baranovsky. Supposons qu’on construise chez nous un système grandiose de machines dans la métallurgie. La consommation du charbon et du fer augmente dans une proportion énorme. Mais tout se limite-t-il à cela ? Nullement. Tant que nous nous mouvons dans l’analyse exclusive de ce stade préparatoire, il peut, en effet, se produire chez nous l’illusion que l’industrie des cons- tractions mécaniques consomme du charbon et du fer, que l’industrie minière consomme des machines, de sorte que tout le « travail » tourne en cercle fermé, autarcique. Mais en réalité, les choses apparaissent tout autrement si seulement nous nous rappelons les liens de production qui existent entre les diverses branches. L’industrie des constructions mécaniques produit une quantité toujours croissante de machines. Qu’est-ce à dire ? Cela signifie que dans l’industrie textile par exemple, même avec une moindre quantité d’ouvriers, une quantité bien plus grande de coton et d’autres matières premières sera mise en œuvre, et que, par conséquent, une masse considérablement accrue d’articles finis, de tissus, sera produite, tissus qui sont un objet de consommation directe. Cette énorme augmentation de la masse de marchandises s’accompagne (il est vrai dans une mesure non proportionnelle, loin de là) d’une augmentation de leur valeur, puisque la valeur des objets de consommation finis est représentée non seulement par le travail dépensé dans les branches produisant ces moyens de consommation, mais aussi par la valeur des matières premières, machines, etc., valeur qui se transmet automatiquement aux objets fabriqués.

C’est pourquoi la conception de M. Tougan-Baranovsky d’après laquelle on peut, dans la production des moyens de production, fourrer, comme dans un tonneau sans fond, tant qu’on veut de travail et de moyens, et que tout continuera uniment, étant donné qu’en régime capitaliste il n’y a pas de dépendance entre le marché de la consommation et le processus de la production sociale, cette conception est parfaitement absurde (rappelons exactement l’affirmation de Tougan : « aucune réduction de la demande de consommation ne saurait déterminer un excédent de l’offre générale... »).

Cette conception absurde parvient à son comble chez Tougan dans la folle utopie qu’il présente, sans se gêner le moins du monde, et même avec une certaine fanfaronnade, à l’honorable public. Voici cet admirable passage :

« Mais ce remplacement relatif de la consommation humaine par la consommation productive des moyens de production ne déterminera-t-elle pas, cependant, la constitution d’un excédent de produits ne trouvant pas de place sur le marché ? Certes, non. Il n’est pas bien difficile de construire un nouveau schéma... et de montrer avec évidence que le remplacement le plus large d’ouvriers par des machines n’est pas en mesure, par luimême, de rendre une machine quelconque superflue et inutile. Supposons que tous les ouvriers, jusqu’au dernier, soient remplacés par des machines ; alors, cet ouvrier unique mettra en mouvement toute la masse colossale des machines et, avec leur aide, produira de nouvelles machines et les moyens de consommation de la classe capitaliste. La classe ouvrière disparaîtra, mais cela ne rendra nullement difficile la réalisation des produits de l’industrie capitaliste. Les capitalistes auront à leur disposition une grande masse de moyens de consommation et tout le produit social d’une année sera englouti par la production et la consommation des capitalistes de l’année suivante. Si les capitalistes, dans leur passion de l’accumulation, veulent restreindre leur propre consommation ellemême, cela est encore parfaitement réalisable ; dans ce cas, la production des moyens de consommation des capitalistes est réduite, et une très grande partie du produit social consistera encore en moyens de production destinés à l’extension ultérieure de la production. On produira, par exemple, du charbon et du fer qui iront à l’extension ultérieure de la production du fer et du charbon. La production élargie du charbon et du fer de chaque année successive engloutira le charbon et le fer produits l’année précédente, et ainsi de suite à l’infini jusqu’à ce que soient épuisées les réserves naturelles des minerais en question. »[53]

Après ce charmant tableau, M. Tougan-Baranovsky conclut avec l’air d’un sage et d’un surhomme ce qui suit :

« Tout cela résonne assez étrangement, peut-être, cela peut même paraître d’une absurdité extrême. Il se peut : la vérité n’est pas toujours facilement accessible à la compréhension, mais elle reste la vérité. »[54]

Voyons d’un peu plus près cette « vérité » de M. Tougan- Baranovsky, avec ses raisonnements paralogiques.

Dans l’exemple de Tougan, nous avons affaire à une composition organique monstrueusement élevée du capital, réellement inconcevable. Mais admettons cette supposition avec Tougan. Que signifie-t-elle ? Elle signifie une production encore plus monstrueuse de moyens de consommation (en produits), tellement monstrueuse qu’aucun capitaliste, certes, ne serait en mesure de consommer ce Mont-Blanc de moyens de consommation.

Dans sa naïveté, Tougan ne voit pas cela, parce qu’il ne voit pas la logique technique, économique, du processus de production dans son ensemble. Les moyens de production représentent pour lui une totalité close, la production des moyens de production y est une sphère souveraine, « autarcique » et indépendante, qui n’est reliée par aucun pont à la production des moyens de consommation. En fait, de deux choses l’une : ou bien le charbon et le fer sont produits exclusivement pour la production du charbon et du fer ; ou bien le charbon et le fer sont produits aussi pour la fabrication des machines, pour l’alimentation des locomotives, la marche des usines textiles, des brasseries, des centrales électriques, etc. Dans le premier cas, nous avons affaire à une production qui n’a au fond absolument aucun rapport avec la consommation sociale. Il n’y a absolument aucune différence entre cet exemple et celui de Simon Stolpnik qui, devenu fou après la lecture du livre de Boulgakov La philosophie économique (« Le monde comme économie ») s’imaginera être capitaliste et posséder le monde, puis qu’il est son économie. « L’échange de substances » cosmique, c’est la production, l’idiot Stolpnik « s’abstient » dans le but de « l’accumulation automatique mondiale », et tout le processus a exactement le même rapport avec la consommation humaine que « le processus de production » de charbon et de fer dans l’exemple de TouganBaranovsky. Le fait que toute cette stupidité soit réalisée chez Tougan par « un seul ouvrier » ne change absolument rien au fond de la question, puisque si ses maîtres intelligents imposaient à cet « ouvrier unique » l’obligation de produire du charbon et du fer pour le charbon et le fer, cela aurait la même signification économique que si l’ouvrier unique était obligé de cracher des journées entières au plafond ou que si ni lui-même ni les produits fabriqués par lui n’existaient pas du tout.

Les choses sont différentes si le charbon et le fer ne sont pas produits seulement pour élargir la production du charbon et du fer, mais pour fournir des matières premières et des combustibles à l’industrie des constructions métalliques, aux branches produisant des articles semi-finis et finis pour le marché de la consommation. Alors l’extension monstrueuse des moyens de production déterminerait, tôt ou tard, mais inévitablement, un accroissement monstrueux de la quantité de moyens de consommation jetée sur le marché. Et s’il n’y avait pas de demande pour ces moyens de consommation, il s’ensuivrait inexorablement un krach dévastateur dans lequel s’exprimerait, avec une force élémentaire, le lien nié par notre « paradoxal » Tougan, mais qui existe réellement, entre la production et la consommation. Autour de cette confusion fondamentale, M. Tougan construit tout un système d’autres arguments qui ne font qu’accroître l’embrouillamini. Prenons par exemple l’une de ses principales affirmations :

« Lorsque la production sociale est répartie proportionnellement, aucune réduction de la demande de consommation ne saurait déterminer un excédent de l’offre générale de produits sur le marché par rapport à la demande de celui-ci. »[55]

Méditons un peu ce théorème. Que signifie « une répartition proportionnelle de la production sociale ? » Comprend-elle ou non les rapports réciproques entre la production des moyens de production et la production des moyens de consommation ?

Si la proportionnalité exigée est aussi une proportion entre la production des moyens de production et la production des moyens de consommation ; si par conséquent elle est comprise dans la proportion exigée, cela veut dire précisément qu’on reconnaît le lien avec le marché de la consommation.

Mais alors il est absurde d’affirmer qu’« aucune réduction de la demande de consommation » ne saurait déterminer une surproduction ni la constitution d’un excédent de produits, car la réduction de la demande de consommation, sa diminution par rapport à l’offre d’objets de consommation, signifie justement une violation de la proportionnalité. (Rappelons-nous ce que dit Lénine : « Un certain état de la consommation est un des éléments de la proportionnalité »).

Mais si cette proportionnalité n’est pas comprise dans la proportion exigée, alors tout le cycle de la reproduction sociale comme totalité devient parfaitement incompréhensible. Car la production des moyens de production qui, en régime capitaliste, en vertu de la structure anarchique du marché de production, s’autonomise relativement, est tout de même reliée — et ne peut pas, par sa nature, ne pas être reliée par toute une série de chaînons de production intermédiaires — à la production des moyens de consommation.

« La répartition proportionnelle de la production sociale » ne signifie donc pas du tout ce qu’elle signifie pour Tougan-Baranovsky. Pour lui, le charbon et le fer sont produits pour la production ultérieure de charbon et de fer. Mais de quoi vivent alors les fabriques de production mécanique ? Où prennent-elles le charbon et le fer ? Il est clair que le charbon et le fer proviennent des sources de production de ce charbon et de ce fer. Par conséquent, le lien entre la production du charbon et du fer et la production des machines existe réellement. Mais il y a un autre lien tout à fait analogue entre la production des machines et la production des tissus, la production chimique, etc. Car on ne produit pas des machines abstraites, des machines « en général », des « idées » platoniciennes de machines, mais des machines parfaitement concrètes propres à des objectifs de production parfaitement concrets aussi ; en d’autres termes, les rapports de valeur sont liés ici à « la détermination formelle », comme dit Marx. Autrement dit : la proportionnalité de la production sociale est un rapport de réciprocité entre les diverses parties de la production capitaliste, rapport dans lequel une branche fournit une quantité correspondant à une autre branche sur tout le front du processus de production dans son ensemble. De ce point de vue, il est clair que la violation de la proportionnalité peut provenir aussi bien de la production des matières premières que de la production des machines, de la production des produits semi-finis, de la production des moyens de consommation. Tougan-Baranovsky écrit :

« Avec la répartition proportionnelle de la production sociale, aucune réduction de la consommation sociale ne peut déterminer la formation d’un excédent de produit. Or, je considère que la tendance fondamentale du développement capitaliste, c’est la réduction constante de la part de la consommation populaire dans le produit social, ce qui, contrairement à l’opinion de Marx, ne crée aucune difficulté nouvelle pour le processus de la réalisation des produits de la production capitaliste. »[56]

Dans cette tirade, on voit la confusion de deux choses tout à fait différentes : l’accroissement de la part (en valeur) des moyens de production, et la disproportionnalité entre la production et la consommation.

Nous analyserons plus loin cette confusion tout à fait puérile. Mais auparavant, citons encore un passage de Tougan qui jette une lumière inattendue sur toute sa conception théorique :

« Dans le régime économique capitaliste », déclare le sage Tougan, grand connaisseur de l’économie marchande « dont la nature n’était pas parfaitement claire pour Marx, la classe capitaliste transforme en moyens de production une part considérablement plus grande [souligné par nous, N.B.] du produit social que cela ne serait possible sous un régime économique harmonieux. Dans une association de producteurs, association ayant pour but la production, il serait possible de satisfaire complètement les besoins sociaux, et pour cela serait complètement exclue la possibilité que l’extension de la production ne soit pas accompagnée de l’extension de la consommation sociale. Mais dans l’économie capitaliste, le progrès technique a tendance à remplacer la consommation humaine par la consommation des moyens de production au détriment de la consommation sociale. »[57]

Tout cela est essentiellement absurde, il est faux que la part des moyens de production dans le capitalisme augmente plus rapidement que dans « une association de producteurs » ; c’est tout le contraire qui est vrai. Objectivement, le capitalisme pose des limites à l’accroissement de cette « part », car lorsque la force ouvrière est bon marché, les capitalistes ne sont pas stimulés à introduire de nouvelles machines. C’est l’ABC de la science économique. Par comparaison avec toutes les formations sociales précédentes, le capitalisme est certainement infiniment plus actif à la recherche du progrès technique et de l’augmentation de la part des moyens de production. Comparé à « l’association des producteurs », le capitalisme est un système économique réactionnaire, précisément parce qu’il pose des limites au développement des forces productives.

L’accroissement de la « part » (en valeur) n’est rien d’autre que l’expression de l’accroissement de la productivité du travail social. C’est pourquoi « la part » ci-dessus indiquée croîtra (comptée en travail) encore plus vite dans le socialisme et assurera par cela même un accroissement gigantesque et une grande diversité des valeurs d’usage.

Si l’accumulation se produisait plus lentement, la consommation ne pourrait pas non plus se développer. « Le reproche » à adresser au capitalisme ne consiste pas en ce qu’il développe trop vite les forces productives et remplace le travail humain par des machines ; ce reproche se résume dans les points suivants (il va sans dire que nous ne touchons ici que les questions qui ont un rapport tout à fait direct et immédiat avec notre thème) :

1. Le capitalisme ne développe pas suffisamment les forces productives, et par conséquent la part des moyens de production n’augmente pas suffisamment.

2. Le capitalisme répartit « mal » ces forces productives (consommation improductive).

3. Le capitalisme a un système de consommation « à double budget » (production de luxe, gaspillage des capitalistes, etc.).

De la sorte, la phrase de Tougan, suivant laquelle le « péché » du capitaliste consiste en ceci que la consommation humaine est remplacée par celle des machines, est absurde. Ce n’est pas là le fond de la question.

Revenons maintenant à la ligne fondamentale de l’argumentation de Tougan-Baranovsky.

Après les observations que nous venons de faire, il n’est pas difficile de comprendre la confusion naïve commise par M. Tougan. La diminution de la part de consommation sociale par rapport à la part des moyens de production est un fait, mais ce n’est pas dans ce fait (qui sera encore plus « caractéristique » pour le socialisme) que réside la « difficulté » pour le capitalisme. Elle réside en ceci que la structure anarchique du capitalisme, où la production n’est pas réglée, c’est-à-dire où il n’y a pas de proportionnalité sociale dans son ensemble et où les stimulants de l’accumulation aiguillonnent dans le sens d’une production toujours accrue, détermine inévitablement des moments où la production, poussée au-delà des limites de la proportionnalité convenable, entre en conflit avec la consommation sociale. La diminution de cette consommation jusqu’à un certain niveau constitue précisément une violation de la proportionnalité de la production sociale, si bien qu’il est doublement absurde de parler de l’existence d’une proportionnalité avec une diminution quelconque de la consommation sociale.

Nous touchons ici à la théorie des crises. Mais avant de passer à cette question, essayons de résumer ce que nous avons dit sur Tougan en adoptant, pour y parvenir, la forme d’une caractérisation théorique. Cela est d’autant plus nécessaire que M. Tougan jouit encore d’une certaine renommée, bien qu’il soit vraiment difficile de trouver un écrivain qui soit, si l’on peut dire, théoriquement aussi malhonnête que ce personnage qui commença sa carrière en flirtant avec le prolétariat pour la finir en léchant la botte des généraux.

Les « maximes générales » des aspirations théoriques de M. Tougan consistent dans la plus grossière apologie du régime capitaliste et dans la lutte contre le marxisme révolutionnaire. Tout est subordonné à ce but. Et c’est ce qui explique l’insupportable éclectisme dont sont pénétrés tous les « écrits » de l’honorable professeur.

En effet ! Lorsqu’il veut combattre la théorie de la valeur- travail de Marx, il se place au point de vue de la « conciliation » de cette théorie avec celle de l’utilité marginale de M. Böhm-Bawerk :

« Le grand mérite de la nouvelle théorie consiste en ceci qu’elle permet d’en finir une fois pour toutes avec la discussion sur la valeur parce qu’elle fournit une explication complète de tous les phénomènes du processus de l’appréciation en partant d’un seul principe fondamental. »[58]

Tout le monde sait que, selon la doctrine de l’école autrichienne, la valeur des moyens de production est définie par la valeur des produits de consommation, définie, à son tour, par son utilité marginale. Tougan aussi le sait. Il écrit dans ses Osnovy :

« La valeur des moyens de production est définie par l’utilité marginale de l’objet, considéré parmi tous ceux qui sont fabriqués par un moyen de production donné, dont l’utilité marginale est la plus faible. »[59]

Mais voilà qu’une nouvelle « tâche » apologétique s’impose à M. Tougan : démontrer qu’il n’y a aucune contradiction entre la production et la consommation, et qu’aucune réduction de la consommation ne peut désorganiser la production capitaliste. « Le charbon et le fer sont produits pour le charbon et le fer. »

Mais pardon ! Que devient alors la théorie de la valeur ? Toute cette théorie est en effet fondée sur l’utilité des objets d’usage. Et selon Böhm-Bawerk le charbon et le fer sont en quelque sorte le tissu, la botte, le blé inachevés ! Et ce serait là la base de la théorie qui « promet d’en finir à tout jamais avec la discussion de la valeur ? ». Essayez donc maintenant d’expliquer la valeur du charbon et du fer qui ne « s’achèvent » en aucun objet de consommation ! Un enfant comprendrait que Tougan développe ici deux « systèmes » d’opinions opposées, S’il existe là une logique quelconque, ce ne peut être que la logique des tricheries théoriques qui n’hésitent devant rien quand il s’agit de justifier Sa Majesté le Capital.

Et plus loin. Lorsque M. Tougan a besoin « d’assurer » le cours de la reproduction sociale dans le capitalisme, non seulement il ne veut pas reconnaître les thèses de Marx sur la diminution de la part de la consommation sociale, mais il « approfondit » encore Marx et le déforme en présentant des thèses sur l’indépendance de la production de moyens de production par rapport à la consommation sociale. Voici ce qu’il écrit à ce sujet :

« Et c’est seulement parce que les économistes n’ont jamais recouru à la méthode d’étude de l’économie capitaliste globale que l’opinion s’est établie dans la science selon laquelle les dimensions du marché dans l’économie capitaliste sont déterminées par les dimensions de la consommation sociale. »[60]

A présent, toutefois, M. Tougan reçoit subitement une autre « mission ». Il doit prouver que du point de vue de la lutte des classes, la chose n’est nullement aussi triste que le prétendent les « mauvais marxistes ». En un tour de main, M. Tougan fabrique alors une théorie contraire :

« L’accroissement, de la productivité du travail social conduit à ce que la somme totale du produit social [il s’agit de valeurs-travail N.B.] s’accroît. Ce produit excédentaire s’accroît en même temps que la somme totale du revenu social. C’est pourquoi tous les revenus sociaux peuvent augmenter simultanément au détriment de la diminution de la part des moyens de production. »[61]

Ainsi, la part des moyens de production baisserait tandis que celle des revenus augmenterait. Et, voyez-vous, on ne comprend pas cette vérité parce que « pour l’économie politique moderne, qui n’a pas dépassé Ricardo sous ce rapport, l’augmentation simultanée dans le produit social des parts des capitalistes et des ouvriers (et cela non au détriment de la diminution dans le produit social des parts de quelques autres classes sociales) doit paraître une impossibilité absolue. Mais cette impossibilité apparente provient seulement du fait que la science moderne considère tout le produit comme exclusivement composé de moyens de consommation. »[62]

Or, en réalité, selon Tougan, les revenus (en unités de travail) peuvent magnifiquement augmenter, en vertu de la productivité du travail, aux dépens de la part des moyens de production. Voilà l’explication toute prête. Demandez seulement, et vous aurez tout ce que vous désirez. Une fois, la part des moyens de production augmente, parce que c’est l’expression de la productivité du travail. Une autre fois, la même « part » diminue en vertu de la même cause...

Cette sarabande apologétique sauvage de Tougan n’a évidemment rien de commun avec le marxisme, et il est tout à fait regrettable que la camarade Rosa Luxemburg confonde la position du marxisme orthodoxe, la position de Marx lui-même (celle des Livres II et III du Capital et des Théories sur la plus-value) avec la position apologétique de M. TouganBaranovsky. Mais il ne découle pas du fait que M. Tougan-Baranovsky ait absolument tort dans sa critique des conceptions justes de Marx (et dans sa déformation monstrueuse), que la position de Rosa Luxemburg elle-même soit irréprochable. L’erreur de Tougan ne consiste pas en ceci qu’il considère possible la réalisation, mais en ceci qu’il rompt le lien nécessaire entre la production et la consommation. Et l’erreur de la camarade Rosa Luxemburg ne consiste pas en ceci qu’elle insiste sur ce lien, mais en ceci qu’elle considère la réalisation dans les cadres de la société capitaliste comme impossible.

Passons maintenant à l’examen général de la question des crises. Nous venons de voir que la théorie du marché et de la réalisation de Tougan-Baranovsky est aussi différente de la théorie de Marx que le jour de la nuit. Or, Rosa Luxemburg reproche plus d’une fois aux schémas du Livre II du Capital d’aboutir au « tougan-baranovskysme » et de contredire les principes du Livre III du Capital :

« Le schéma est en contradiction avec la théorie du processus capitaliste global, et de son développement, telle qu’elle est esquissée dans le Livre III du Capital. L’idée fondamentale de cette théorie est la contradiction immanente entre la capacité illimitée d’expansion des forces productives et la capacité limitée d’expansion de la consommation sociale basée sur les rapports de distribution capitaliste. »[63]

Et dans un autre passage :

« Dans le schéma, pour le processus de la reproduction, le pouvoir de consommation de la société ne constitue pas une limite à la production. »[64]

Enfin, citons encore le passage suivant :

« Le schéma admet bien les crises, mais uniquement faute de proportionnalité dans la production, c’est-à-dire faute de contrôle par la société sur le processus de production. En revanche, il exclut la contradiction profonde et fondamentale entre la capacité de production et la capacité de consommation de la société capitaliste — contradiction résultant précisément de l’accumulation du capital, se manifestant périodiquement par des crises et poussant le capital à élargir sans cesse le marché. »[65]

Nous touchons ici, comme nous venons de le dire, au problème des crises. Mais qu’il nous soit permis au préalable de faire ici encore quelques observations théoriques générales, qui replaceront du coup la question dans les cadres qui sont les siens.

Les crises dont il est question ici sont, comme on sait, des crises de surproduction.

En conséquence, voici comment se pose cette question à laquelle le marxisme donne une réponse parfaitement déterminée :

1. Surproduction partielle ou générale. La question se ramène à savoir si la production générale des marchandises est possible, ou s’il s’agit seulement d’une surproduction partielle. L’école de Ricardo-Say, qui part de l’hypothèse de l’échange simple d’une marchandise contre une autre marchandise, nie la possibilité d’une surproduction générale. Marx (dans le Livre II du Capital et dans les Théories sur la plus-value) démontre d’une façon convaincante la possibilité de la surproduction générale. Si, par exemple, nous avons une surproduction des principaux moyens de consommation, il s’ensuit nécessairement une surproduction des moyens de production « car cette surproduction de fer, etc., inclut une surproduction de charbon, tout comme par exemple la surproduction de tissu implique celle de filés. [...] Donc il ne saurait être question de sous-production des articles dont la surproduction est [déjà, N.B.] impliquée, parce qu’ils entrent comme élément, matière première, matière instrumentale ou moyen de production dans les articles dont la surproduction positive est précisément le fact to be explained [fait qu’il s’agit d’expliquer] »[66]. Ainsi, d’un côté (dans l’exemple ci-dessus) on ne peut parler de surproduction de charbon par rapport au fer, etc., c’est-à-dire de surproduction relative dans une branche de la production qui représente une phase préliminaire (Vorstufe, selon le terme de Marx) de la branche suivante où la surproduction est déjà manifeste, et de l’autre on ne peut parler non plus d’une sous-production de charbon par rapport au fer, c’est-à-dire affirmer qu’il est produit trop de fer parce qu’il est produit trop peu de charbon, car la surproduction du fer est impossible sans une surproduction correspondante du charbon.

L’analyse de cette question nous conduit alors aux problèmes que nous avons examinés plus haut, en rapport avec la critique de la théorie de Tougan-Baranovsky.

En fait, si nous avions affaire à un marché extérieur à la consommation et à un cercle fermé de production des moyens de production dans lequel une branche en fournit une autre et réciproquement — en d’autres termes, si nous avions affaire à un système de production aussi bizarre que celui décrit par la brillante fantaisie de Tougan, alors une surproduction générale serait impossible, alors la surproduction du fer signifierait sous-production du charbon et vice versa ; la surproduction générale, c’est-à-dire la surproduction simultanée du charbon et du fer serait aussi impossible que l’ascension simultanée des deux bouts de la balançoire. Il en va tout autrement lorsqu’il ne s’agit plus de la théorie de Tougan- Baranovsky, mais de la vraie théorie, c’est-à-dire celle de Marx. Dans ce dernier cas, nous avons toute une chaîne de branches « apparentées » de production, branches dont chacune représente un marché pour l’autre dans un ordre défini, dicté par la logique technico-économique du processus global de la production. Mais cette chaîne se termine par la production des moyens de consommation, lesquels, ensuite, sous leur forme matérielle, c’est-à-dire en tant que valeurs d’usage, n’entrent plus dans aucun processus de production mais dans le processus de la consommation personnelle (nous faisons ici abstraction du fait que le processus de consommation pour la classe ouvrière est un processus de production de la force de travail ; nous reviendrons là-dessus plus loin ; ce qui nous intéresse dans le cas présent, ce sont les deux subdivisions du processus de production dont il est question dans les schémas de Marx). Par conséquent, on peut parfaitement concevoir une situation où il y aurait surproduction dans tous les chaînons, s’exprimant dans la surproduction des moyens de consommation, c’est-à-dire dans la surproduction par rapport au marché de la consommation, ce qui peut précisément exprimer la surproduction générale.

Critiquant Say, qui déclare que la demande est limitée par la production, Marx fait remarquer ce qui suit :

« Voilà qui est sagement dit. Il est bien certain qu’elle est limitée [par la production]. Car il ne saurait y avoir de demande d’un objet quelconque qu’il soit impossible de produire sur commande, ou que la demande ne trouve pas tout prêt sur le marché. Mais du fait que la demande est limitée par la production, il ne s’ensuit nullement que la production est limitée, ou a été limitée par la demande, et que cette production ne saurait jamais dépasser les limites de la demande et, surtout de la demande au prix du marché. »[67]

2. Surproduction relative et surproduction absolue. Il est indispensable de ne pas perdre de vue, non plus, qu’il ne saurait s’agir que de surproduction relative, c’est-à-dire de surproduction par rapport à la demande solvable, « effective », et non par rapport au besoin social absolu. Celui-ci n’appartient pas, en général, à l’analyse en rapport avec les questions qui nous préoccupent ici.

« Qu’est-ce que la surproduction a affaire d’ailleurs avec les besoins absolus ? Elle n’a affaire qu’avec les besoins solvables. Il ne s’agit pas d’une surproduction absolue, d’une surproduction en soi, par rapport à la possibilité absolue de besoins ou au désir de posséder des marchandises. En ce sens, il n’existe ni surproduction partielle, ni surproduction générale. Et ces deux notions ne sont nullement en contradiction. »[68]

Dans un autre passage, Marx exprime, sous une forme différente, mais avec la même clarté, la pensée ci-dessus :

« La masse excédentaire de marchandises est toujours relative, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une masse excédentaire à certains prix. Les prix auxquels les marchandises sont alors absorbées, sont ruineux pour l’acheteur ou le marchand. »[69]

3. Surproduction de marchandises ou surproduction de capital. Les ricardiens, à l’opposé de Ricardo lui-même, ont admis la surproduction du capital, mais énergiquement nié la surproduction de marchandises. II est cependant parfaitement clair qu’il ne saurait y avoir de surproduction de capitaux s’il n’y avait pas, s’il ne pouvait y avoir de surproduction de marchandises. Car qu’est-ce que la production de capital ? Il est évident que le processus de la production du capital n’est que le processus de production capitaliste, c’est-à-dire de la production de marchandises, non dans les conditions de la production marchande simple, mais dans les conditions de la production capitaliste. La production du capital est donc la production de marchandises produites selon les rapports capitalistes. Par conséquent, la surproduction du capital est, en même temps, une surproduction de marchandises. Admettre la surproduction du capital et nier la surproduction de marchandises, c’est révéler « une étourderie irresponsable, qui concéderait que le même phénomène existe nécessairement tant qu’il s’appelle a, mais le nie à partir du moment où il est appelé b, »[70]

4. Surproduction temporaire et surproduction constante. Le point en question, comme le lecteur l’a probablement deviné, constitue ici le problème cardinal du point de vue de toute notre critique des opinions de la camarade Rosa Luxemburg, ainsi que des narodniki [populistes], des sismondistes et autres confusionnistes. Le point de vue de Marx sur cette question était parfaitement défini. Nous l’avons rappelé au début de ce chapitre (ainsi que les opinions du camarade Lénine sur cette question). Nous citerons encore un seul passage. Etudiant le problème de la surproduction générale, Marx écrit que le point de vue de la seule surproduction partielle n’est qu’une « pauvre échappatoire » :

« D’abord, à ne considérer que la nature de la marchandise, rien n’empêche que toutes les marchandises puissent être en surabondance sur le marché et par conséquent que toutes baissent au-dessous de leurs prix. Il s’agit précisément ici seulement du moment de la crise. »[71]

En d’autres termes, un conflit entre la production et la consommation ou, ce qui revient au même, la surproduction générale, n’est rien d’autre qu’une crise. Cette conception est radicalement différente de la position de Rosa Luxemburg, selon qui, dans la société purement capitaliste, la surproduction est un phénomène nécessaire à tout moment, car la reproduction élargie est en général impossible.

Ainsi donc, il ne saurait être question que d’une surproduction relative. En ce qui concerne la satisfaction absolue des besoins, il faudrait dire que, de ce point de vue, le capitalisme est en état de sous-production constante ; non seulement la surproduction partielle est possible, mais aussi la surproduction générale, dans laquelle s’exprime précisément le conflit entre la production et la consommation ; cette surproduction est une surproduction de capitaux, c’est-à-dire aussi une surproduction de marchandises, mais cette surproduction n’est pas du tout un phénomène constant, existant en permanence ; elle est l’expression de la crise ; or « il n’y a pas de crise permanente » (Marx). Si nous distinguons les points essentiels pour nous, voici la « disposition » théorique que nous obtenons :

I. Harmonistes (Say et \Cie) et apologistes : il n’y a jamais de surproduction générale.

II. Sismondistes, narodniki [populistes], Rosa Luxemburg : il doit toujours y avoir une surproduction générale.

III. Marxistes orthodoxes : la surproduction générale est parfois inévitable (crises périodiques).

Ou bien sous un autre rapport :

I. Tougan-Baranovsky, Hilferding, etc. : les crises surgissent à la suite de la disproportion entre les diverses branches de la production mais le moment de la consommation ne joue ici aucun rôle.[72]

II. Marx, Lénine, les marxistes orthodoxes : les crises surgissent de la disproportionnalité de la production sociale, mais le moment de la consommation constitue une partie intégrante de cette disproportion. Il faut analyser en détail cette idée fondamentale. Nous avons rappelé plus haut l’argument de Rosa Luxemburg contre le schéma de Marx relatif au lien entre la production et la consommation. La camarade Luxemburg a écrit que le schéma de Marx « admet bien les crises, mais uniquement faute de proportionnalité dans la production, c’est-à-dire faute de contrôle par la société sur le processus de production » et elle continue immédiatement : « En revanche, il exclut la contradiction profonde et fondamentale entre la capacité de production et la capacité de consommation de la société capitaliste. » Il n’est pas difficile de voir que la camarade Luxemburg oppose le contrôle sur la production au rapport entre la production et la consommation, et par conséquent la disproportion dans la production à la disproportion entre la production et la consommation. Mais c’est précisément ce point qui est la source d’erreurs et de confusions innombrables et importantes. Représentons-nous trois formations économico-sociales : un régime capitaliste collectif (capitalisme d’Etat) où la classe capitaliste est unie en un trust unique et où, par conséquent, nous avons une économie organisée, mais en même temps antagoniste du point de vue des classes ; ensuite, la société capitaliste « classique », cette même société qu’analyse Marx ; et enfin, la société socialiste. Examinons alors : 1) comment s’effectue la reproduction élargie, comment par conséquent « l’accumulation » est possible (nous mettons accumulation entre guillemets puisque cela suppose essentiellement des rapports capitalistes seulement) ; et 2) d’où viennent, et comment il peut y avoir des crises.

1. Le capitalisme d’Etat. L’accumulation est-elle possible dans ce cas ? Certes oui. Le capital constant augmente, la consommation des capitalistes augmente ; de nouvelles branches de production apparaissent aussi constamment, liées à de nouveaux besoins. La consommation des ouvriers augmente, quoiqu’elle soit enfermée dans certaines limites. Et malgré cette « sous-consommation » des masses, il n’y a pas de crise, car les demandes réciproques de la part de chaque branche de la production à l’égard de chaque autre branche aussi bien que la demande de consommation, tant de la part des capitalistes que de la part des ouvriers, sont données d’avance (il n’y a pas « d’anarchie de la production », il y a un plan rationnel du point de vue du capital). En cas de « mécompte » dans les moyens de production, l’excédent est stocké, et la rectification correspondante est effectuée au cours de la période de production suivante. D’autre part, en cas d’« erreur de calcul » pour les moyens de consommation des ouvriers, on donne ce supplément comme « fourrage » au moyen d’une distribution gratuite, ou bien on anéantit la portion correspondante du produit. En cas de mécompte dans la production des moyens de luxe, « l’issue » est également claire. Par conséquent, il ne peut y avoir dans ce cas de crise de surproduction. Le cours de la production se poursuit d’une façon générale sans incident. Le stimulant de la production et du plan de production, c’est la consommation des capitalistes ; en conséquence, il n’y a pas ici de développement particulièrement rapide de la production (petit nombre de capitalistes).

2. Le capitalisme « classique ». Comment l’accumulation est-elle possible ici ? Nous avons analysé cette possibilité dans les précédents chapitres. Mais contrairement au premier exemple, nous avons ici « l’anarchie de la production », des rapports monétaires, le lien argent par l’intermédiaire du marché, la forme du salariat, etc. Si l’on prend « une moyenne idéale », la solution du problème est la même que dans le premier cas (croissance du capital constant, croissance en valeur de la consommation des capitalistes et des ouvriers). Mais contrairement au premier cas, la « moyenne idéale » n’est ici qu’une tendance, se manifestant dans le cours contradictoire et aveugle des événements économiques. D’autre part, la forme achat-vente et la séparation entre la vente et l’achat (contrairement à l’échange d’un produit contre un autre produit) constituent elles-mêmes la condition de la perturbation de la production sociale. Voici les conséquences de ce qui précède :

Premièrement. Empiriquement, il ne peut y avoir de proportionnalité entre les branches de la production ; cette proportionnalité ne s’établit qu’en tant que tendance, c’est-à-dire par le moyen de la destruction continuelle de la proportionnalité.

Deuxièmement. Ces perturbations provoquent inévitablement des difficultés dans le cours de la reproduction sociale en raison du rapport monétaire et marchand entre les diverses branches de la production.

Troisièmement. La disproportionnalité entre la production dans son ensemble et la consommation sociale globale est parfaitement possible en raison de la disproportionnalité entre la production des moyens de consommation et la demande solvable de moyens de consommation (ici la demande n’est pas donnée a priori comme demande planifiée, et tous les rapports ne sont établis que post factum).

Quatrièmement. Cette disproportionnalité, en raison du lien entre l’argent et le marché, détermine inévitablement des perturbations dans le cours de la reproduction sociale (ici on ne saurait donner en « fourrage » le superflu aux ouvriers comme dans le premier exemple).

Cinquièmement. Le capitalisme manifeste une tendance constante, d’une part à développer rapidement la production (mécanisme de la concurrence qui n’existe pas dans le premier exemple) et d’autre part, à diminuer les salaires (pression exercée par l’armée de réserve) ; en d’autres termes, le capitalisme a une tendance à pousser la production au-delà des limites de la consommation. Cela ne veut nullement dire qu’il y a toujours un excédent, ainsi que le supposent les narodniki et Rosa Luxemburg. Car une disproportionnalité de ce type ne se révèle que lorsque la surproduction des moyens de production s’est manifestée et est devenue bien sensible, comme surproduction de moyens de consommation. Jusque-là tout peut se passer comme il faut, étant donné que la vague « d’excédent » de l’extension traverse les chaînons de production intermédiaires où il ne saurait y avoir encore de conflits avec la consommation personnelle. D’autre part, cela ne veut nullement dire que l’accumulation soit impossible. Car il ne s’agit pas ici du fait que l’on a produit plus, mais qu’on a produit plus dans une proportion inadéquate. La réalisation de la plus-value n’est pas du tout impossible, malgré l’affirmation de la camarade R. Luxemburg. Mais elle devient impossible dans certaines conditions déterminées, et c’est cela la crise, « donc reproduction à une trop grande échelle, ce qui est la même chose que surproduction tout court. »[73]

Telle est la situation dans la société du « capitalisme classique ». Voyons maintenant ce qu’il en est de la société socialiste.

3. La société socialiste. Si nous considérons le « type pur » de la société socialiste, il n’y aura pas de crise. En même temps, la part des moyens de production croîtra plus rapidement que dans le régime capitaliste puisque les machines dans le régime socialiste seront introduites même dans les conditions où elles n’ont pas de signification dans le régime capitaliste.

En même temps, et précisément pour cette raison, les besoins des larges masses de la société dans son ensemble seront satisfaits bien mieux que dans toutes les formations socioéconomiques précédentes. Après tout ce que nous avons dit plus haut, il n’est pas difficile de voir combien la camarade Rosa Luxemburg est éloignée de la vérité.

En analysant un pamphlet anti-malthusien, Marx écrivait ce qui suit :

« On suppose donc ici : 1) la production capitaliste dans laquelle la production de toute sphère de production particulière et son accroissement sont réglés et déterminés non directement par les besoins sociaux, mais par les forces productives dont dispose chaque capitaliste isolé, indépendamment des besoins sociaux. 2) Que la production continue, néanmoins, dans les proportions telles qu’elles seraient si le capital était employé dans les diverses sphères de la production directement par la société en proportion de ses besoins. Avec ces suppositions (contradiction in adjecto), si la production capitaliste était absolument une production socialiste, il ne pourrait en fait y avoir aucune surproduction. »[74]

En d’autres termes, si nous avions une économie planifiée, il ne pourrait y avoir de crise de surproduction. Marx formule ici d’une façon tout à fait claire le principe d’après lequel l’abolition de l’anarchie, c’est-à-dire le système planifié, n’est pas opposé comme moment particulier à la liquidation des contradictions entre la production et la consommation, mais implique cette liquidation. Au contraire, chez Rosa Luxemburg, on a, comme on l’a vu par les citations ci-dessus relatives aux schémas du Livre II du Capital, d’une part « insuffisance de proportionnalité dans la production », c’est-à-dire « absence de contrôle par la société sur le processus de la production », d’autre part « contradiction profonde et fondamentale entre la capacité de production et la capacité de consommation de la société capitaliste ». Et Rosa Luxemburg affirme que les schémas du Livre II « admettent » les crises « uniquement faute de proportionnalité dans la production, c’est-à-dire faute de contrôle par la société sur le processus de la production ». A cette considération, elle en oppose directement une autre. Ainsi que nous l’avons vu, elle formule avec précision sa pensée et écrit après la phrase que nous venons de citer, que le schéma du Livre II « en revanche, exclut la contradiction profonde et fondamentale, etc. ». On ne saurait exprimer plus clairement, avec plus de précision, un axiome évidemment faux.

Selon Rosa Luxemburg, dans un régime économique « planifié », il y aura aussi des crises s’il y a « sous-consommation des masses ». En d’autres termes, selon Rosa Luxemburg, les crises sont obligatoires dans notre société capitaliste d’Etat hypothétique. Or, nous avons montré que dans cette société il ne saurait y avoir de crise (le lecteur attentif n’aura pas oublié que nous avons affaire ici à des types « idéaux » abstraits de formation sociale, et non à des sociétés données empiriquement). Il n’est pas bien difficile de comprendre cela. En effet, en quoi s’exprime l’absence de plan dans un régime économique, c’est-à-dire son « anarchie » ? En ceci qu’il n’y a pas de proportion entre les diverse« branches de la production et, en même temps, en ceci qu’il n’y a pas de proportion entre les dimensions de la production et les dimensions de la consommation personnelle. C’est pourquoi Marx parle de remploi proportionnel du capital : 1) « dans les diverses sphères de la production », et 2) « proportionnellement aux besoins ».

Ces deux moments sont tous deux compris dans la conception de la proportionnalité de la production sociale. Pour parler d’une façon plus simple et populaire, supposons que nous ayons proportionnalité complète entre toutes les branches de la production, en ce sens que leur relation est unilatérale, dans une seule direction : en partant des moyens de la production vers les moyens de consommation. Symbolisons, par exemple, la production sociale dans son ensemble par la série : charbon, fer, machines, tissus, de sorte qu’il soit produit juste autant de charbon que peut en consommer la production de fer, autant de fer qu’en exige la production de machines, etc., sur toute la chaîne des branches de production. Est-ce là une garantie qu’il n’y aura pas de crises ? Non, car il peut arriver qu’on ait produit plus de tissu qu’il n’en fallait, et par conséquent plus de machines, de fer et aussi de charbon. En d’autres termes, la disproportionnalité de la production sociale dans son ensemble consiste non seulement dans la disproportionnalité entre les diverses branches de la production, mais aussi dans la disproportionnalité entre la production et la consommation personnelle, ou, pour parler comme Lénine : « La capacité de consommation de la société » et « les proportions respectives des diverses branches de production » ne sont nullement des conditions isolées, indépendantes, sans liaison réciproque. Au contraire, un état déterminé de la consommation constitue l’un des éléments de la proportionnalité. En effet, l’analyse de la réalisation a montré que la formation d’un marché intérieur pour le capitalisme se fait moins en fonction des biens de consommation qu’en fonction des moyens de production. Il s’ensuit que la section I de la production sociale (fabrication des moyens de production) peut et doit se développer plus vite que la section II (fabrication des biens de consommation). Mais il n’en résulte naturellement pas que la fabrication des moyens de production puisse se développer d’une manière absolument indépendante de celle des biens de consommation et sans aucun lien avec elle. »[75]

Posons maintenant la question d’une autre façon. Nous avons supposé une proportionnalité entre les diverses branches de production dans une seule direction, selon l’expression que nous avons employée, en partant du charbon pour aboutir aux tissus. Mais, s’il s’agit du processus de la reproduction sociale, il faut également considérer, dans la même mesure, la direction opposée, c’est-à- dire en partant des tissus pour aboutir au charbon. Le tissu doit être aussi vendu pour être remplacé par la machine, etc. Rappelons la formule de la reproduction sociale : en divisant la production sociale globale en deux secteurs, production des moyens de production et production des moyens de consommation, les parties matérielles du produit doivent pouvoir s’intervertir réciproquement dans une certaine proportion. Il ne s’agit pas seulement du fait que les produits de l’étage supérieur (production des moyens de production) parviennent à l’étage inférieur (production des moyens de consommation) ; il faut encore qu’il y ait transfert de l’étage inférieur à l’étage supérieur, et cela dans une proportion strictement déterminée.

Rappelons ici notre formule :

I. c1 +v1 + α1 + β1c + β1v

II. c2 +v2 + α2 + β2c + β2v

Comme nous le savons, de cette formule découle la condition fondamentale du processus de reproduction, qui s’exprime par l’équation suivante :

c2 + β2c = v1 + α1 + β1v

ou, ce qui revient au même :

v1 + β1v = c2 + β2c — α1

Si, par conséquent c2 + β2c — α1 > v1 + β1v, c’est-à- dire plus grand que le capital variable à venir dans la production des moyens de production, alors on a surproduction des moyens de consommation. Mais tout le mécanisme de la reproduction a encore un autre aspect, qui touche de plus près le problème que nous étudions en ce moment. A savoir : dans l’analyse de la reproduction sociale, nous avons vu que le remplacement des éléments matériels-substantiels s’effectue par plusieurs voies. Les moyens de production prennent leur place au moyen d’actes d’échange entre capitalistes. En ce qui concerne les moyens de consommation, dans la mesure où ils constituent un élément du capital variable, ils prennent leur place au moyen d’actes d’achat de la force de travail par les capitalistes et d’actes d’achat de moyens de consommation par les ouvriers. Sans cela, la reproduction est impossible : dans les opérations au cours desquelles l’ouvrier vend sa force de travail et achète des moyens de consommation, le processus de la reproduction est inconcevable. Les schémas du Livre II du Capital non seulement n’excluent pas ces opérations (ce que l’on pourrait supposer si l’on en croyait les déclarations de la camarade Rosa Luxemburg), mais ils les supposent au contraire directement.

Ainsi donc : premièrement, pour que le cours régulier de la reproduction sociale ait lieu, il est indispensable qu’il y ait proportion normale entre les moyens de consommation des ouvriers et les autres parties du produit social dans son ensemble. Deuxièmement, il est indispensable que la somme des valeurs de la force de travail dans son ensemble, ou somme des salaires payée à tous les ouvriers, y compris les ouvriers additionnels du nouveau cycle de production, soit effectivement égale à la valeur des moyens de consommation des ouvriers. Si nous désignons la première grandeur par V, nous obtenons V = (v1 + β1v) + (v2 + β2v)

Mais cette équation n’est pas l’harmonie préétablie. En fait, cette harmonie n’existe même pas, précisément en raison des tendances contradictoires du capitalisme (tendance à augmenter la production, mais à abaisser les salaires) qui se développent spontanément avec une force élémentaire. C’est pourquoi la dynamique du capitalisme fait que :

V < (v1 + β1v) + (v2 + β2v)

…c’est-à-dire qu’elle aboutit à la disproportionnalité entre la production et la consommation. Il est parfaitement compréhensible que le niveau des salaires dans la production des moyens de production par exemple, ne soit pas du tout déterminé en considérant la somme des valeurs obtenue dans la production des moyens de consommation des ouvriers. De même, le volume de cette dernière production n’est pas du tout déterminé par le niveau de la demande, qui ne peut pas être évalué. On voit que la disproportionnalité entre la production et la consommation des masses ne saurait être détachée de la disproportionnalité générale du processus de production.

Ici, nous devons toutefois faire remarquer que la proposition en question a un sens encore plus profond lorsqu’on pense au mécanisme du processus de la reproduction dans son ensemble.

Les économistes apologistes ont nié les crises en se basant d’ailleurs sur un « équilibre métaphysique entre vendeurs et acheteurs », entre producteurs et consommateurs. Voici ce que Marx écrit à ce sujet :

« Il n’y a donc rien de plus inepte que d’affirmer, pour les crises, que dans la production capitaliste, consommateur (acheteur) et producteur (vendeur) sont identiques. Ils sont totalement disjoints. C’est seulement quand se déroule le procès de reproduction que cette identité peut être affirmée, et pour un seul producteur sur 3 000, à savoir le capitaliste. Inversement, il est tout aussi faux [de soutenir] que les consommateurs sont des producteurs. Le propriétaire foncier (la rente foncière) ne produit pas et pourtant il consomme. Il en va de même de l’ensemble du monied interest [capital financier]. »[76]

En d’autres termes, Marx signale ici le rôle spécial de l’ouvrier dans le processus de la circulation. Les ouvriers n’achètent pas de moyens de production, quoiqu’ils les consomment productivement, car ils ne les consomment pas pour eux-mêmes. Les ouvriers vendent une marchandise, mais pas celle qu’ils produisent dans les usines. Qu’y a-t-il derrière ce fait du point de vue de la reproduction ?

Nous devons remarquer ici ce qui suit. La circulation capitaliste se distingue de la circulation simple des marchandises, entre autres en ceci que, parmi les marchandises circulant sur le marché, figure la force de travail qui a une valeur d’usage et une valeur d’échange. Mais cela veut dire que du point de vue social, donc du point de vue de la reproduction sociale dans son ensemble, la force de travail est produite dans la société capitaliste comme une marchandise.

D'autre part, nous savons que la forme « réelle » du capital, sa forme productive, considérée non du point de vue de la valeur, mais du point de vue de sa substance matérielle, est l’union des moyens de production, non avec les moyens de consommation, mais avec la force de travail vivante. Les moyens de consommation interviennent ici, en quelque sorte, comme un chaînon intermédiaire. Sous leur forme naturelle, ils ne peuvent pas être une partie intégrante du capital productif en fonction, mais leur valeur doit absolument se transformer en valeur de la force de travail, dont la forme naturelle correspond à la forme naturelle des moyens de production. Les formes du capital productif, ce sont donc les moyens de production et la force de travail ; dans le processus de circulation, c’est le mouvement de la force de travail sur le marché des marchandises qui correspond à cela. Mais qu’est-ce qui y correspond dans la sphère de la production de la marchandise en question ? Nous avons vu que la production des moyens de consommation des ouvriers constitue la production indirecte de force de travail, ou plutôt, une condition préalable de cette production. Le processus de la consommation personnelle apparaît, au contraire, essentiellement, comme fondement du processus direct de production de la force de travail. Le processus de la consommation de la classe ouvrière, considéré du point de vue social, est justement le processus de la production de la force de travail. Il est donc parfaitement clair que la disproportion entre la production et la consommation est une disproportion dans la production dans un sens plus direct, plus strict, à savoir dans le sens d’une disproportion entre la production des moyens de consommation et la production de la force de travail salariée.

D’habitude, quand on analyse les crises, l’on s’arrête très peu, ou même pas du tout, sur l’analyse du fait que parmi les marchandises figure aussi la force de travail. Or, ainsi que nous l’avons déjà dit, c’est là la distinction spécifique de l’échange capitaliste et du mode de production capitaliste. Du moment que la force de travail est entrée dans la circulation des marchandises, les contradictions propres à la production des marchandises doivent se manifester ici aussi sous une forme encore plus complexe. La contradiction entre la valeur d’usage de la marchandise et sa valeur d’échange se développe ici comme contradiction entre la production de la plus-value, qui a une tendance à s’étendre à l’infini, et la capacité d’achat limitée des masses, qui réalisent la valeur de leur force de travail. C’est cette contradiction qui finit par se résoudre en crises.

Revenons maintenant à l’axe central de nos réflexions. A la fin de la partie théorique de son étude sur les crises, M. Tougan- Baranovsky écrit :

« Si la production était organisée de manière planifiée, si le marché connaissait parfaitement la demande et avait le pouvoir de répartir proportionnellement la production, de faire circuler librement du travail et du capital d’une branche de l’industrie dans l’autre, alors, si bas que fût le niveau de la consommation, l’offre des marchandises ne pourrait pas dépasser la demande. »[77]

Cette proposition est absolument vraie, si nous faisons abstraction de la terminologie (« marché », « marchandise », etc., sous un régime de production organisée). Mais le malheur est que cette proposition vraie contredit radicalement toute la théorie de Tougan- Baranovsky. Nous pensons qu’il est utile de l’analyser de manière critique, car cette analyse apportera une précision supplémentaire à la solution du problème.

Dans la conception de la production planifiée, Tougan-Baranovsky comprend aussi la connaissance de la demande. Mais qu’est- ce que cela signifie ?

La demande n’est pas une notion aussi simple. Dans ce concept est compris la demande de charbon, de machines, de fer, etc., bref la demande de moyens de production. Mais à cela se rapporte aussi la demande de céréales, de tissus, de moyens de consommation. Dans la mesure où nous avons affaire à une société antagoniste (du point de vue des classes), la « connaissance de la demande » suppose non seulement la connaissance de la demande des moyens de production, mais encore la connaissance de la demande de consommation de la part des ouvriers et des capitalistes. Dans ce cas, il n’y aura pas de crises ; mais il n’y aura pas de crises pour cette raison, entre autres, que la dépendance réciproque entre la production et la consommation est connue et donnée, c’est-à-dire précisément ce que M.Tougan Baranovsky nie théoriquement, dès que ce savant personnage crée, avec des morceaux mal digérés de Marx, sa propre théorie du marché. D’autre part, cette erreur de Tougan éclaire encore mieux l’axiome selon lequel « l’état de la consommation » est un des éléments de la proportionnalité des produits. En effet, voyons de plus près quelle est la structure du lien entre les diverses branches de production.

Il y a toute une série de branches de production qui sont les plus proches de la consommation : ce sont les productions « des aliments, des vêtements, des logements ». Chacune de ces subdivisions s’émiette en une énorme quantité de branches autonomes. En rapport avec cette série de branches, on trouve une série de productions de moyens de production, qui s’émiettent également en d’innombrables branches selon une ligne verticale et selon une ligne horizontale, c’est-à-dire selon la ligne d’une affinité de production avec les divers moyens de consommation, et selon la ligne du lien des moyens de production entre eux. Tougan-Baranovsky n’arrive à sa déduction paradoxale sur l’indépendance « de la production par rapport à la consommation » que parce qu’il analyse le lien exclusivement dans une sphère : dans la sphère du lien entre les diverses industries au sein de la production des moyens de production. Il ne voit pas : premièrement, la proportion entre la production des moyens de production et la production des moyens de consommation (nous nous sommes déjà arrêtés sur ce point plus haut) ; deuxièmement, il ne touche absolument pas la question de la proportion entre les diverses branches dans la production des moyens de consommation, si étrange que cela soit, en particulier de la part d’un partisan de l’utilité marginale. Or, si l’on prend ce lien en considération, il devient absolument clair que les modifications dans la demande de consommation doivent inévitablement : 1) modifier les proportions entre les diverses branches dans la production des moyens de consommation ; 2) modifier aussi, en vertu du lien entre les deux branches fondamentales de la production sociale, les proportions entre les diverses branches de la production des moyens de production. En d’autres termes, une modification du budget de consommation de la société entraîne, nécessairement, un regroupement entre les diverses sphères du travail social. Le fait que cette même modification est conditionnée par une modification dans la production ne change en rien cette réalité.

De la sorte, « l’élément consommation » ne se révèle pas être une entité autonome (erreur commise aussi bien par Tougan que par Rosa Luxemburg, quoiqu’ils parviennent à des conclusions diamétralement opposées), mais un des éléments de la proportionnalité ou de la disproportionnalité de la production sociale dans son ensemble.

Après tout ce que nous venons de dire, il n’est pas difficile de dévoiler la racine méthodologique de l’erreur de la camarade Rosa Luxemburg. L’organisme de la production sociale capitaliste est une « unité des contraires ». Les apologistes n’y voient que le moment de l’unité. « L’apologie, a écrit Marx, consiste alors à falsifier les faits économiques les plus simples et particulièrement à s’en tenir l’affirmation de l’unité face à la contradiction. »[78]

Dans un autre passage, Marx donne un résumé remarquable de ces exercices apologétiques, toujours au sujet de la théorie des crises. Il écrit :

« L’achat et la vente [dans la réalité, N.B.] sont séparés : la marchandise est séparée de l’argent, la valeur d’usage de la valeur d’échange. Cependant [chez les savants bourgeois, N.B.] on suppose que ce n’est pas cette séparation qui a lieu, mais un échange de marchandises. La consommation et la production sont séparées : il y a des producteurs qui ne consomment pas autant qu’ils produisent, et des consommateurs qui ne produisent pas. Cependant, on suppose que la consommation et la production sont identiques. Le capitaliste produit directement et exclusivement pour augmenter son profit, pour la valeur d’échange et non pour l’usage. Mais on suppose qu’il ne produit directement et exclusivement que pour l’usage. Si l’on suppose que les contradictions existant dans la production bourgeoise — qui, en fin de compte, s’équilibrent par le processus de compensation représentant, en même temps, comme crise, une unité violente d’éléments déchiquetés juxtaposés les uns aux autres, mais constituant en même temps une unité — que ces contradictions n’existent pas, alors il va sans dire qu’elles ne peuvent pas se manifester. Dans chaque branche industrielle, chaque capitaliste isolé produit selon son capital et non selon les besoins de la société... Et cependant on suppose qu’il produit comme s’il en avait reçu mandat de la société. »[79]

Cette erreur des apologistes, la camarade Luxemburg la voit très bien. Mais il existe une autre erreur, car il ne faut pas voir seulement les contradictions, mais aussi l’unité. Dans les crises, cette unité s’affirme avec une force élémentaire, tandis que, selon Rosa Luxemburg, elle est en général impossible. En d’autres termes, la camarade Rosa Luxemburg cherche dans le capitalisme des contradictions plates et formellement logiques, qui ne sont pas dynamiques, ne se résolvent pas, n’apparaissent pas comme des éléments d’une unité contradictoire, mais qui nient tout simplement cette unité. En réalité, nous avons affaire à des contradictions dialectiques, qui sont les contradictions d’une totalité, qui se résolvent périodiquement et se reproduisent constamment et qui ne font sauter tout le système capitaliste comme tel qu’à un certain degré du développement, c’est-à-dire qui détruisent, en même temps qu’elles-mêmes, l’ancienne forme de l’unité.

Chapitre IV. Les racines économiques de l’impérialisme[modifier le wikicode]

Notre critique a montré jusqu’à présent que la camarade Rosa Luxemburg a tort à tous les stades de l’analyse du procès de reproduction, aussi bien au stade de l’examen des prémisses les plus abstraites (considération du procès de la reproduction élargie abstraction faite du moment monétaire), que dans celui de la concrétisation successive du problème (même dans les conditions d’une société capitaliste abstraite en général), donc dans la considération du moment monétaire et de l’analyse des crises. Nous devons donc nous tourner vers des problématiques plus concrètes, c’est-à-dire dépasser le cadre d’un capitalisme abstrait et éclairer le problème du rapport du cercle économique capitaliste avec sa périphérie non capitaliste.

Mais auparavant, nous devons encore accorder notre attention aux conclusions méthodologiques auxquelles Rosa Luxemburg parvient sur la base de ses affirmations. L’analyse de ces « conclusions » nous facilitera le passage à la question dont nous avons esquissé les traits.

Nous citons Rosa Luxemburg :

« Il est hors de doute que l’explication des racines économiques de l’impérialisme découle des lois de l’accumulation capitaliste auxquelles elle doit être rattachée ; en effet, d’après toutes les observations empiriques, l’impérialisme dans son ensemble n’est pas autre chose qu’une méthode spécifique de l’accumulation. Mais il est impossible d’admettre cette explication si l’on s’en tient aveuglément à l’hypothèse, évoquée par Marx dans le deuxième livre du Capital, d’une société dominée exclusivement par la production capitaliste et composée uniquement de capitalistes et d’ouvriers. On peut certes diverger quant à une définition plus précise des ressorts économiques internes de l’impérialisme. Mais il y a au moins une chose claire et universellement reconnue : l’impérialisme consiste précisément dans l’expansion du capitalisme vers de nouveaux territoires et dans la lutte économique et politique que se livrent les vieux pays capitalistes pour se disputer ces territoires. Or, dans le deuxième livre du Capital, Marx imaginait le mondé entier comme une « nation capitaliste », et supposait que toutes les autres formations économiques et sociales avaient déjà disparu. Comment expliquer alors l’impérialisme dans une telle société, puisqu’il ne disposerait plus d’aucun espace libre ? C’est ici qu’intervient ma critique [non de la « question », mais de Marx, N.B.]. L’hypothèse théorique d’une société composée exclusivement de capitalistes et d’ouvriers est parfaitement justifiée pour faciliter l’étude de certaines questions, par exemple dans le premier livre du Capital, lorsque Marx analyse le capital individuel et ses méthodes d’exploitation à l’usine, mais elle me semble inutile et gênante lorsqu’il s’agit de l’accumulation du capital social total [je souligne, N.B.]. L’accumulation, qui est le processus historique réel du développement capitaliste, reste incompréhensible si l’on fait abstraction de toutes [?! N.B.] les conditions de cette réalité historique. Depuis son origine jusqu’à nos jours, l’accumulation du capital comme processus historique se fraie une voie à travers un milieu de formations précapitalistes diverses, au prix d’une lutte politique constante et grâce à des échanges économiques continus avec ces formations. Comment explique-t-on ce processus et ses lois dynamiques internes à partir d’une fiction théorique abstraite qui ne tient pas compte de ce milieu, de cette lutte et de ces échanges ? »[80]

Cette citation qui, comme on le voit, représente un certain résumé théorique et fournit d’autre part la clef méthodologique pour le traitement des autres problèmes, contient bien plus d’indignation morale que de force de conviction 'logique. On peut même dire que nous avons affaire ici à un exemple d’incompréhension fondamentale de la méthode théorique abstraite de Marx, de sa validité, de ses conditions et en même temps de sa justesse. Nous devons nous attarder sur ce point, car cela nous fera gagner du temps pour le reste de notre exposé. Examinons d’abord en détail les phrases citées de Rosa Luxemburg.

Premièrement. Tout d'abord l’affirmation de Rosa Luxemburg, selon laquelle dans le premier livre du Capital sont analysés le « capital isolé », c’est-à-dire le capital individuel, la fabrique individuelle et le capitaliste individuel, est fausse. On ne trouve rien de semblable chez Marx. Dans la mesure où il utilise ce genre d’exemples, le capitaliste apparaît chez lui comme l’incarnation du capital. Par essence, la méthode « sociale objective adoptée pour l’étude des phénomènes économiques n’est pas moins caractéristique du premier livre que de tous les autres livres du Capital. Dans le premier livre, il est question de la production du capital social, dans le deuxième de la circulation du capital social, dans le troisième du « procès d’ensemble », c’est-à-dire du mouvement d’ensemble du capital social. Deuxièmement. De ce qui vient d’être dit, il suit que la distinction des méthodes d’investigation que recommande Rosa Luxemburg est totalement inacceptable. En fait, Rosa Luxemburg place elle-même au centre de ses recherches la question de la reproduction. Mais si l’on pose cette question, on pose du même coup la question de la production, car une reproduction en dehors de la production, sans production, est une absurdité. Si le procès d’accumulation, donc aussi le procès de la reproduction élargie, ne peut être analysé en dehors du lien avec le milieu non-capitaliste, c’est un non-sens de croire qu’on peut faire abstraction de ce lien dans l’analyse du procès de production du capital. Le « procès d’ensemble » aurait belle mine si l’on éliminait du procès de production tout le milieu économique non-capitaliste, tandis que dans le procès de circulation figureraient des valeurs qui proviennent justement de ce milieu ! Une telle séparation de la production d’avec la circulation contredit radicalement la conception de la reproduction.

Troisièmement. Ce qui est dit ci-dessus est confirmé par d’autres conclusions de l’auteur de L’Accumulation du capital. L’accumulation, pense-t-elle, est un véritable procès historique, et l’on ne doit pas faire abstraction de toutes les conditions historiques de ce procès. Pourtant, personne ne suggère de faire abstraction de toutes les conditions historiques. Faire abstraction de toutes les conditions historiques signifie aussi faire abstraction de la forme capitaliste des rapports de production, comme le font effectivement les économistes bourgeois. Autre chose est cependant de faire abstraction des « tierces personnes » non capitalistes. Illustrons cela par un exemple concret. Admettons que l’industrie capitaliste du textile écoule ses marchandises à de petits producteurs. Ces petits producteurs doivent, dans la mesure où ils achètent, vendre aussi quelque chose. Admettons aussi qu’ils vendent du coton, c’est-à-dire de la matière première pour industrie textile. N’est-il pas clair alors que, dans la mesure où nous interdisons de faire abstraction des petits producteurs suivant le procédé de Rosa Luxemburg dans l’analyse de l’accumulation, nous devons aussi interdire cette abstraction dans l’examen de la production ? En effet, s’il faut écouler dans le « procès réel » des tissus aux petits producteurs, il faut aussi leur acheter du coton afin de produire du tissu à partir de ce coton.

Par conséquent : ou bien on ne doit pas faire abstraction des « tierces personnes », mais alors on n’a pas le droit non plus de le faire dans l’analyse de la production, ou bien on a le droit de le faire, mais alors on a aussi le droit de le faire dans l’analyse du procès d’accumulation. Le dualisme dans la méthode conduit, comme nous l’avons montré, à une absurdité.

Quatrièmement. Une telle abstraction est entièrement justifiée. Bien entendu, « l’accumulation capitaliste » détachée de la production ne s’effectue pas seulement au sein d’un milieu non capitaliste ; c’est aussi l’ensemble du mécanisme de la production capitaliste qui est toujours relié concrètement de manière très variée au milieu non capitaliste. N’est-ce pas cependant là un argument contre une telle abstraction ?[81]

Il faut seulement savoir clairement que la théorie abstraite est une « clef » pour la connaissance de la réalité dont l’utilisation doit être comprise. « En réalité », nous voyons que la valeur et le prix ne sont jamais identiques, que l’offre et la demande ne concordent pas, que la classe ouvrière ne reçoit pas l’entière valeur de sa force de travail, etc. Cependant, les abstractions de la théorie permettent d’aborder la solution des problèmes les plus concrets aussi longtemps que les individus qui appliquent ces abstractions restent conscients du fait qu’entre les abstractions et leur application à la réalité empirique, immédiate, s’intercalent toute une série d’étapes logiques qui ne doivent en aucun cas être négligées.

Cinquièmement. Ce qui vient d’être dit contient déjà également la réponse à la question « insidieuse » soulevée sous diverses formes par Rosa Luxemburg, à savoir : comment expliquer le pillage colonial dans une société où il n’y a pas de place pour les colonies, en d’autres termes : comment expliquer les choses qui ont été exclues a priori de l’analyse ? Une telle entreprise ressemble en effet à la tentative de répondre à la question « philosophique » célèbre du parfum d’une rose qui n’a pas été sentie. Est-ce que l’argumentation de notre critique est convaincante au moins sur ce point ? Pas le moins du monde.

En fait, pour expliquer les rapports réciproques entre le milieu capitaliste et le milieu non capitaliste, il faut bien entendu intégrer ce milieu non capitaliste dans l’investigation. Marx n’a pas soulevé ce problème dans le Capital. C’est pourquoi nous devons, à partir de l’abstrait, nous rapprocher encore davantage du concret. Toute analyse des relations entre le monde capitaliste et les « tierces personnes » devra revêtir un caractère plus concret que les constructions théoriques du Capital.

Cela ne contredit en rien l’affirmation que la théorie abstraite de Marx a aussi montré la voie pour la solution de ce problème (nous verrons plus loin quelle est cette voie). En outre, ce n’est pas un argument en faveur du caractère licite d’une explication de la réalité concrète et de la coexistence empirique constante de capitalistes et de « tierces personnes », ou même de l’expansion capitaliste à l’aide d’arguments théoriques faux, comme par exemple l’affirmation de l’impossibilité d’une accumulation sans l’existence d’un milieu non capitaliste.

Nous arrivons ainsi au cœur du problème. Cependant, la camarade Rosa Luxemburg nous offre ci une surprise inattendue. Elle affirme en effet qu’en refusant sa théorie de l’impossibilité d’une accumulation dans une sphère purement capitaliste, on n’a absolument pas le droit de parler de quelconques relations entre capitalisme et tierces personnes. C’est ce qu’elle prétend en se référant de manière maladroite à des considérations sur le commerce extérieur (nous disons : maladroite parce que le commerce extérieur ne suppose nullement une différence dans le mode de production).

La camarade Rosa Luxemburg écrit à ce sujet :

« La thèse de la reproduction exposée ci-dessus [il s’agit de Boulgakov, N.B.] ne laisse en effet aucune place au commerce extérieur. Si le capitalisme forme dans chaque pays dès le début de son développement [?! N.B.] ce fameux « circuit fermé », si, tournant en rond comme un chat autour de sa queue, il se « suffit à lui-même », se crée à lui-même un marché illimité et se donne lui-même l'impulsion de son propre élargissement, alors tout pays capitaliste est à son tour, économiquement parlant, un tout fermé « se suffisant à lui-même ». Dans un seul cas, le commerce Extérieur serait concevable : comme moyen de compenser par l’importation le manque naturel, dû au sol et au climat, de certains produits, autrement dit l’importation de matières premières ou de vivres de première nécessité... La circulation internationale des marchandises apparaît ici, non pas comme fondée dans le mode de production, mais dans les conditions naturelles des différents pays, théorie empruntée, cette fois encore, non pas à Marx, mais à des savants allemands d’économie politique bourgeoise. »[82]

Si l’on fait maintenant abstraction des conditions naturelles de la division internationale du travail (comment une chose pareille peut-elle se produire sans pêcher contre l’Esprit saint du « procès historique concret » ?), alors le « commerce extérieur » (plus exactement l’échange avec le milieu non capitaliste) reste inexpliqué. C’est la thèse de Rosa Luxemburg. Cette thèse est censée disposer d’une force irrésistible.

Mais comme on sait, on ne mange pas les choses aussi chaudes que lorsqu’elles sont cuites. Vérifions la démonstration « puissante » de Rosa Luxemburg. Mais auparavant, nous devons toutefois éliminer ici la confusion introduite dans son exposé par l’auteur de L’Accumulation du capital par suite de son incapacité à adopter l’attitude correcte dans la question méthodologique du rapport entre l’abstrait théorique et le concret historique. Il n’a jamais et nulle part existé de société « isolée », « abstraite », « purement capitaliste », et c’est ce que chacun sait. Lorsque par conséquent la camarade Rosa Luxemburg écrit : « si le capitalisme forme dans chaque pays dès le début de son développement ce fameux “cercle fermé”, etc. », elle passe complètement à côté de la question, car personne n’a affirmé que le capitalisme a cuit dans son propre jus quelque part ou même dans « un seul pays » et de surcroît au « début de son développement », s’est adonné au célibat et n’a pas eu de relations coupables avec les producteurs non capitalistes. Il a au contraire partout et toujours étendu son influence sur la périphérie non capitaliste et a exercé constamment sur elle sa violence « pour sa plus grande gloire ».

Qu’y a-t-il donc à craindre ? Pourquoi introduire tous ces « si » dont la valeur comme chacun le voit est égale à zéro ? Mais qu’elle est donc la cause véritable de l'expansion capitaliste ?

Premièrement, elle réside dans les difficultés qui résultent sinon d’une surproduction absolue et permanente, du moins des crises et de toutes leurs conséquences.

Deuxièmement (ce qui est incomparablement plus important parce qu’il s’agit d’un facteur agissant constamment), elle repose sur la possibilité d'obtenir de l’extérieur un plus grand profit.

En ce qui concerne la première cause, elle ne nécessite pas d’éclaircissements particuliers. Si nous avons par exemple une surproduction temporaire (crise) avec l’existence simultanée d’un marché d’écoulement « additionnel », alors le flux des marchandises s’écoulera naturellement dans celui-ci et entraînera sur la base de nouveaux rapports économiques un élargissement supplémentaire de la production. Manifestement, cela n’ébranlera en rien la thèse de la possibilité d’une accumulation dans une société purement capitaliste. S’il n’existait pas de marché supplémentaire, cette circonstance ne serait nullement en mesure de ravir au capitalisme son fondement. Celui-ci serait alors encore tout à fait « concevable ». S’il existe par contre un tel marché, alors le développement concret s’effectue nécessairement dans le sens de la moindre résistance : sans cela il est inconcevable.

En ce qui concerne la deuxième cause, les choses sont ici beaucoup plus complexes, si bien que nous sommes contraints de consacrer une plus grande attention à cette question, bien qu’elle ait déjà été traitée en détail par Marx. Il est seulement étonnant que Rosa Luxemburg ait négligé cela. Nous avons déjà cité dans un autre contexte les phrases suivantes de Marx :

« Say, dans ses remarques sur la traduction de Ricardo par Constancio, a fait une remarque juste sur le commerce extérieur. Le profit peut être obtenu également par l’escroquerie dans la mesure où l’un gagne ce que l’autre perd. La perte et le gain à l’intérieur d’un pays s’égalisent. Il n’en va pas de même entre plusieurs pays. Et même en considérant la théorie de Ricardo — ce que Say ne remarque pas —, trois journées de travail d’un pays peuvent [du point de vue de la théorie, N.B.] s’échanger contre une journée d’un autre pays. La loi de la valeur subit ici des modifications essentielles. Ou bien, de même qu’à l’intérieur d'un pays du travail qualifié, du travail complexe, se rapporte à du travail non qualifié, simple, de même les journées de travail des différents pays peuvent se rapporter mutuellement. Dans ce cas, le pays riche exploite le pays pauvre, même si ce dernier gagne dans l’échange comme l’a également développé J. St. Mill dans Some unsettled questions, etc. »[83]

Ainsi : même dans le cas où le pays « pauvre » gagne dans l’échange, le pays « riche » obtient un surprofit. Marx formule la même idée de manière encore plus précise dans Le Capital :

« Des capitaux investis dans le commerce extérieur sont en mesure de donner un taux de profit plus élevé parce que d’abord on entre ici en concurrence avec des pays dont les facilités de production marchande sont moindres, de sorte que le pays le plus avancé vendra ses marchandises au-dessus de leur valeur, bien qu’il les cède à meilleur compte que les pays concurrents. Dans la mesure où le travail du pays plus évolué est mis en valeur en tant que travail d’une qualité plus élevée, le taux de profit augmente, le travail qui n’est pas payé comme un travail de qualité supérieure étant vendu comme tel. On peut avoir la même situation vis-à-vis du pays où l’on expédie et d’où l’on reçoit des marchandises ; celui-ci fournissant plus de travail matérialisé in natura qu’il n’en reçoit, et malgré tout obtenant la marchandise à meilleur marché qu’il ne pourrait la produire lui-même. Tout comme le fabricant qui, utilisant une invention nouvelle avant sa généralisation, vend à meilleur marché que ses concurrents et néanmoins au-dessus de la valeur individuelle de sa marchandise, c’est-à-dire met en valeur, comme surtravail, la productivité spécifiquement supérieure du travail qu’il emploie. Il réalise de la sorte un surprofit. Quant aux capitaux investis dans les colonies, etc., ils sont d’autre part en mesure de rendre des taux de profit plus élevés parce qu’en raison du moindre développement, le taux de profit y est d’une façon générale plus élevé, et plus élevée aussi, grâce à l’emploi d’esclaves, de coolies, etc., l’exploitation du travail. Or, on ne voit pas pourquoi ces taux de profit plus élevés que rendent des capitaux investis dans certaines branches, et qu’ils transfèrent dans leur pays d’origine, n’entreraient pas alors, si par ailleurs des monopoles n’y font pas d’obstacle, dans le système de péréquation du taux de profit général et ne l’augmenteraient pas pro tanto (proportionnellement). »[84]

Citons enfin encore un passage qui est aussi mentionné par Rosa Luxemburg mais où, de manière curieuse, elle ne remarque pas que cette citation contredit radicalement sa théorie. Toutefois, il ne s’agit pas dans ce cas de marchandises mais de capital, non pas d’exportation de marchandises, mais d’exportation de capital. Comme nous l’avons cependant déjà montré à l’occasion de l’analyse de la reproduction, cette distinction est inessentielle précisément du point de vue de la présente question (elle est essentielle à d’autres points de vue, mais cela ne fait pas partie pour le moment de la question). Que disait donc Marx sur l’exportation de capital ?

« Si on exporte des capitaux, ce n’est pas qu’on ne puisse absolument les faire travailler dans le pays. C’est qu’on peut les faire travailler à l’étranger à un taux de profit plus élevé. »[85]

Par conséquent :

1) S’il s’agit d’un échange occasionnel, le capital commercial reçoit par tous les moyens, y compris par le mensonge, la violence et le brigandage, un surprofit.

2) Si l'échange extérieur devient un phénomène régulier, le pays de structure supérieure reçoit inévitablement un surprofit.

3) Si du capital est exporté, cela se produit aussi pour obtenir un profit additionnel.

Il est étonnant que la camarade Rosa Luxemburg, qui a posé avec beaucoup d’acuité le problème du profit en tant que catégorie spécifique de la société capitaliste, soit restée aveugle et sourde à d’autres endroits de son travail au sujet de ce problème, précisément là où ce problème aurait dû être particulièrement souligné. L’affirmation selon laquelle le profit, toujours le profit, représente le « but et la force motrice », est en effet devenu un lieu commun. Comment pourrait-on négliger la question du niveau du profit dans une analyse du mouvement des marchandises et des capitaux d’un pays à l'autre ?

Nous voyons par conséquent que Rosa, dans sa sévère critique de Marx, a négligé dans cette question l’une des thèses marxistes les plus importantes. Rosa Luxemburg affirme donc à tort qu’elle résout le problème dans « l’esprit » du système de Marx. Ce n’est tout simplement pas vrai. Sa solution contredit aussi bien la lettre que « l’esprit » de la doctrine de Marx. Sur ce point, elle a glissé sans s’en rendre compte vers la conception petite-bourgeoise des populistes.

Nous abordons ici une des questions générales les plus importantes et les plus intéressantes, essentielles du point de vue de l’appréciation de la théorie de Rosa Luxemburg. Le lecteur aura sans doute remarqué comment la question des racines économiques de l’expansion du capital se développe de manière curieuse chez Rosa Luxemburg. Comme elle néglige le moment de la chasse à un plus grand profit, tout se réduit chez elle à la formule nue de la possibilité d’une réalisation. Pourquoi le capital a-t-il « besoin » d’un « milieu non capitaliste » ? Pour la réalisation de la plus-value qui ne peut pas être réalisée au sein de la sphère économique capitaliste. De cette façon, le problème de la réalisation est séparé du problème du profit supérieur et donc de la question de l’exploitation des formations économiques non capitalistes. Contradiction théorique singulière : Rosa Luxemburg, qui veut être super-révolutionnaire et nous offre en fait, avec une maîtrise géniale, une description de l'exploitation coloniale, nous propose une théorie qui efface et affaiblit précisément la réalité capitaliste dans la mesure où cela concerne le noyau même de la chose.

La camarade Rosa Luxemburg décrit cette réalité de manière remarquable. Elle brosse un tableau extraordinairement vivant de la destruction impitoyable des « tierces personnes » pour la gloire de la civilisation capitaliste. Elle résume de la façon suivante cet aspect de l’accumulation :

« Ici, les méthodes employées sont la politique coloniale, le système des emprunts internationaux, la politique des sphères d’intérêts, la guerre. La violence, l’escroquerie, l’oppression, le pillage se déploient ouvertement, sans masque, et il est difficile de reconnaître les lois rigoureuses du processus économique dans l’enchevêtrement des violences et des brutalités politiques. »[86]

Bravo ! Il est seulement dommage que la camarade Rosa Luxemburg ne cherche pas les « lois rigoureuses du processus économique » là où elles doivent être cherchées.

En fait, quelles tendances fondamentales constatons-nous dans le rapport réciproque entre les sphères capitalistes et non capitalistes si nous descendons des hauteurs de l’abstraction du « Capital » et si nous incorporons aussi à notre analyse les « tierces personnes » ? Il ne peut y avoir qu’une seule réponse : la tendance à engloutir les formations non capitalistes, à les faire disparaître. A quoi est lié ce procès ? Bien entendu, à l’exploitation de ces formations par le capital. Cette exploitation est liée de son côté à l’obtention d’un profit supérieur qui représente « l’âme et la force motrice » de l’économie capitaliste. Profit accru, exploitation, destruction et ruine représentent les maillons des relations réelles de la sphère capitaliste avec le milieu non capitaliste dans la mesure où nous voulons souligner l’élément fondamental, essentiel, général du mécanisme de ces relations. Voilà sur quoi reposent les « lois rigoureuses du processus économique ».

Et chez Rosa Luxemburg ?

« Les lois rigoureuses » ne s’accordent que très peu à la réalité impétueuse et violente. Elles ne lui sont nullement « adéquates ». Car, au lieu de souligner l’exploitation, le surprofit, etc., Rosa Luxemburg souligne la formule toute nue de la réalisation. Bien entendu, l’obtention de surprofit est impossible sans une réalisation. L’obtention de surprofit signifie déjà en effet la réalisation. Le moment économique essentiel ne consiste pourtant pas en ceci qu'il existe simplement une réalisation, mais une réalisation de surprofit. C’est en cela que consiste précisément l’élément spécifique du phénomène lié à l’expansion du capital. Celui qui ne comprend pas cela embellira volens nolens la réalité. Il ne sera par conséquent pas en mesure d’expliquer les faits réels, même s’il en tiendra compte dans la description des choses. Nous observons précisément un tel paradoxe chez Rosa Luxemburg.

Voyons la chose d’un peu plus près.

Comment l’auteur de L’Accumulation du capital nous décrit-t-elle le mécanisme de l’interaction entre le milieu capitaliste et le milieu non capitaliste ? De la manière suivante : les capitalistes ne peuvent pas réaliser la plus-value à accumuler à l’intérieur de la sphère capitaliste, étant donné qu’elle ne peut être achetée ni par les travailleurs ni par les capitalistes. Cette partie de la valeur est vendue aux « tierces personnes ». Les capitalistes leur livrent des moyens de production et de consommation, reçoivent de l’argent en retour et achètent avec celui-ci, aux « tierces personnes », les matières premières nécessaires, etc. Ainsi, les capitalistes peuvent accumuler et produire, et les « tierces personnes » peuvent produire. Ils ont échangé des équivalents. La réalisation, c’est-à-dire la modification de la forme naturelle matérielle d’une grandeur de valeur donnée, s’est réalisée. Que se produit-il alors ? A notre grande surprise, la même chose. Les capitalistes ont, après l’élargissement de leur production, produit avec l’aide de leurs travailleurs une plus grande plus-value. Mais les « tierces personnes » également, qui ont obtenu un équivalent, ont pu élargir leur production et, par conséquent, augmenter leur demande. Ils accomplissent ainsi, à nouveau, volontairement, le service rendu au capital lors de la réalisation. Les deux côtés sont extrêmement satisfaits. « Les loups sont rassasiés, les moutons sont saufs. » Réalisation et « tierces personnes » se sentent fort à l’aise ici bas. Ainsi se répète sans cesse une reproduction de la collaboration extrêmement pacifique, un échange étrange de « prestations de services » réciproques, tout à fait dans le sens des apôtres de l’harmonie Bastiat et C° : le capitaliste rend un « service » à l’autre partie en fournissant des moyens de production et de consommation, tandis que la « tierce personne » prend sa revanche sous une forme équivalente en soutenant de toutes ses forces l’opération délicate de la réalisation. Ce « manège » idyllique, pour reprendre une expression préférée de Rosa Luxemburg, continue ainsi sa ronde. Cet aimable tableau ne déclenche ni colère ni doute chez la spirituelle critique des schémas de Marx[87]. L’exemple suivant montre dans quel tissu de contradictions Rosa Luxemburg s’empêtre, aussi bien en ce qui concerne la théorie marxienne qu’en ce qui concerne le « procès historique réel » dont elle se réclame avec tant d’assurance.

Comme on sait, le capital a mené, dès les toutes premières étapes de son développement, une politique coloniale impétueuse. Pourtant, il avait à sa disposition, au même moment, des « tierces personnes » à profusion : paysans, petits artisans, etc. Qu’avait-il donc besoin « d’errer au loin » ? Rosa Luxemburg écarte elle- même la raison « naturelle » (produits d’outre-mer d’une autre nature, etc.). Peut-être est-ce à cause de la réalisation ? Mais les capitalistes disposaient « chez eux » de tout un océan de « tierces personnes ». Encore une fois : qu’est-ce qui attire ces étrangers capitalistes dans les pays lointains ? Rosa Luxemburg ne peut pas répondre à cette question tant qu’elle se situe sur le terrain de sa théorie. Le commerce extérieur reste ainsi inexplicable, non du point de vue de Marx et de ses disciples orthodoxes, mais précisément du point de vue de Rosa Luxemburg.

L’auteur de L’Accumulation du capital commet une erreur analogue dans une autre direction encore. Nous avons déjà vu quelle déformation a revêtue chez elle la question des débouchés et des forces motrices de la recherche de ces débouchés. Rosa Luxemburg pose également de manière déformée la question des marchés de la force de travail.

Chacun connaît le fait empirique « grossier » de la chasse à la force de travail coloniale. Sur quoi cette chasse se fonde-t-elle ? Pourquoi le capital cherche-t-il du « travail jaune » ? Peut être parce qu’il manquerait d’autres forces de travail, ou qu’il ne pourrait pas exister sans travailleurs coloniaux supplémentaires, parce que ses travailleurs « propres » ne lui suffiraient pas ? Nullement ! La raison est simplement que dans sa chasse à un profit maximal, il cherche des forces de travail bon marché avec un taux d’exploitation maximum. Cette différence dans le paiement du travail, dont dépend fonctionnellement le niveau du profit, est la véritable raison de cette chasse.

Rosa Luxemburg considère la chose tout à fait autrement. Donnons-lui encore une fois la parole pour pouvoir prouver ultérieurement à quel point il est dangereux de « critiquer » Marx pour celui qui veut rester révolutionnaire sur le terrain de la théorie :

« Jusqu’à présent, nous avons considéré l’accumulation seulement du point de vue de la plus-value et du capital constant. Le troisième élément fondamental de l’accumulation est le capital variable. Le processus de l’accumulation s’accompagne d’un accroissement du capital variable... Une des conditions fondamentales de l’accumulation est donc un apport supplémentaire de travail vivant, mobilisé par le capital et correspondant à ses besoins. On l'obtient partiellement — dans la mesure où la situation le permet — par la prolongation de la journée de travail et par l’intensification du travail. Mais dans les deux cas, cette augmentation de travail vivant ne se manifeste pas — ou très peu — (sous forme de salaire payé pour les heures supplémentaires) dans l’accroissement du capital variable. En outre, les deux méthodes se heurtent rapidement à des limites très étroites et infranchissables, correspondant aux résistances naturelles ou sociales. L'accroissement constant du capital variable, qui accompagne l’accumulation, doit donc se traduire par une augmentation du nombre des forces de travail employées. D’où viennent ces forces de travail supplémentaires ? »[88]

Après avoir soulevé la question et vérifié la solution de Marx (Marx envisageait ici aussi une analyse abstraite), Rosa Luxemburg parvient au résultat que cette solution est manifestement insatisfaisante :

« Si la reproduction naturelle de la classe ouvrière était la seule base des mouvements du capital, l’accumulation ne pourrait se poursuivre dans son cycle périodique de surtension et d’épuisement, l’expansion spasmodique des sphères de production ne pourrait avoir lieu, l’accumulation elle-même deviendrait impossible. »[89]

« Marx [...] ne se préoccupe pas ici […] de l’origine de ce prolétariat citadin et agricole, il ne tient pas compte de la source la plus importante du recrutement de ce prolétariat en Europe : la prolétarisation continue des couches moyennes dans les villes et à la campagne, la ruine de l’économie paysanne et du petit artisanat, c’est-à-dire le processus constant de destruction et de désagrégation des modes de production non capitalistes, mais précapitalistes, aboutissant au passage constant des forces de travail d’une situation non capitaliste à une situation capitaliste. Nous faisons allusion non seulement à la décomposition de l’économie paysanne et de l’artisanat en Europe, mais aussi à la décomposition des formes de production et de sociétés primitives dans les pays extraeuropéens. De même que la production capitaliste ne peut se contenter des forces actives et des ressources naturelles de la zone tempérée [Tiens, tiens ! Cela ne vient-il pas de savants allemands ? N.B.], [...] de même, elle ne peut s’en tenir à l’exploitation de la force de travail de la race blanche [...]. La production capitaliste ne peut se passer des forces de travail issues d’autres formations sociales.»[90]

Ces considérations à première vue innocentes conduisent cependant en réalité à un refus des éléments essentiels de la théorie économique marxiste, et inévitablement à des conclusions opportunistes.

Essayons ici aussi de dénouer le nœud de contradictions contenues dans cette citation.

Il faut d’abord indiquer une confusion qui est d’ailleurs caractéristique de tout l’ouvrage de la camarade Rosa Luxemburg. Ici aussi, elle confond l’abstrait et le concret. Concrètement, la masse principale des forces de travail supplémentaires de la campagne provient des sphères économiques non capitalistes. Mais ce ne devrait pas être une raison pour Rosa Luxemburg de chercher des arguments justement chez le bourgeois Franz Oppenheimer qui pense asséner le coup décisif au dragon Marx en signalant ce fait. Le problème est en effet le suivant : quelle relation y a-t-il entre l’accumulation et la force de travail dans une société capitaliste abstraite ? Marx répond : étant donnée la croissance relativement plus rapide du capital constant par rapport au capital variable, il se forme nécessairement une armée de réserve qui, conformément aux oscillations de la conjoncture industrielle, tantôt diminue et tantôt augmente. De même que le mécanisme du capitalisme peut s’assurer un marché (même sans aucune douce « harmonie ») de même, il peut se procurer des forces de travail, d une part en assurant leur accroissement, d’autre part par la formation d’une armée de réserve.

Telle est la situation dans une société capitaliste « pure ». Dans la société concrète, par contre, les choses ne sont naturellement pas aussi simples. Plus le poids spécifique des formes économiques « non capitalistes » est élevé, plus la « correction » à effectuer sur la base des rapports réels aux résultats de cette analyse abstraite doit être importante. C’est pourquoi il est absurde de vouloir réfuter la théorie marxienne en se référant aux faits de l’importation de forces de travail supplémentaires à partir des milieux non capitalistes.

Considérons à présent de plus près une autre affirmation qui est le postulat principal de Rosa. Il repose pour l’essentiel sur la constatation que le capitalisme est impossible sans les forces de travail importées des sphères non capitalistes, étant donné que sans ces forces de travail l’accumulation serait tout aussi impossible que la réalisation sans les « tierces personnes ». Les « tierces personnes » qui « réalisent » reçoivent ainsi un renfort théorique des anciennes « tierces personnes » actuellement exploitées, qui, après avoir perdu en tant que telles leur qualité, sont devenues à présent des agents de la production capitaliste. Autrement dit : selon Marx, dans une société purement capitaliste, un excédent de forces de travail (armée de réserve), une misère corrélative de la classe ouvrière, et par suite une contradiction entre la production et la consommation des masses sont inévitables, etc. Selon Rosa, par contre, ce n’est pas l’excédent mais le manque de forces de travail qui est inévitable. Ce manque devient si fort que même une accumulation devient simplement impossible.

Passons sur la question de savoir dans quelle mesure une accumulation est impossible dans ces conditions, bien qu’elle soit du plus grand intérêt.

Il faut considérer la chose suivante : s’il survenait un manque de forces de travail, le salaire augmenterait manifestement. Plus le « manque » est important, plus le salaire est élevé. Cela serait très favorable à la classe ouvrière. Mais qu’on nous permette dans ce cas cette question « malicieuse » : qu’advient-il alors de la théorie de la paupérisation ? Ou alors Bernstein aurait-il raison en affirmant qu’elle est dépassée depuis longtemps ? Et qu’en est-il alors de la contradiction entre production et consommation ? Peut-elle, après avoir accompli sa tâche (pas trop fondamentale), servir d’appui à la théorie de la réalisation, être annulée ou « dépérir », n’étant plus « actuelle » ?

La camarade Rosa Luxemburg est si naïve qu’elle ne remarque pas que sa thèse de « l’impossibilité » du capitalisme sans forces de travail non capitalistes détruit les fondements de sa propre théorie, car cette thèse nie la « misère des masses » sans laquelle on ne peut avancer d’un pas. Bien plus, la thèse ne détruit pas seulement la théorie de Rosa, mais se trouve aussi en contradiction flagrante avec les fondements de la véritable théorie révolutionnaire de Marx. Cette thèse embellit le capitalisme. Elle nie les tendances immanentes du capitalisme qui s’expriment dans la paupérisation des masses, dans la croissance des antagonismes de classes, dans la disproportionnalité de la production et de la consommation, etc.

Rosa Luxemburg voulait être en théorie plus révolutionnaire que Marx. Notre exposé a montré, par contre, que son attitude « critique » vis-à-vis de Marx l’a conduite à présenter sous une forme atténuée les relations capitalistes. L’exploitation est remplacée par une sage réalisation. La même chose se répète ici aussi. Le désir de fonder également la « conclusion terriblement révolutionnaire » que le capitalisme doit s’anéantir par manque de forces de travail coloniales, l’a mise involontairement en opposition avec la théorie révolutionnaire du développement capitaliste.

Ainsi se venge la doctrine de Marx, qui ne pardonne pas les attentats critiques à son caractère achevé et unitaire.

Nous avons jusqu’à présent considéré pour l’essentiel la question de l’expansion capitaliste en général et de ses racines économiques. Il est temps à présent d’examiner également la question des racines économiques de l’impérialisme.

La camarade Rosa Luxemburg exprime dans l’avant-propos à son travail l’espoir que L’accumulation du capital, « outre son intérêt purement théorique, sera également... de quelque utilité dans notre lutte contre l’impérialisme».[91]

La camarade Rosa Luxemburg pense par conséquent que son étude est en étroite relation avec la question de- l’impérialisme. Cela est exact, bien entendu. Aussi bien les intentions de l’auteur que le rôle ultérieur de l’activité de la camarade Rosa Luxemburg en sont une preuve irréfutable.

Néanmoins, le travail de Rosa Luxemburg ne contient aucune solution à cette question.

Les traits spécifiques d’une époque historique délimitée disparaissent chez elle dans des considérations générales sur l’expansion du capital tout court (lesquelles sont en outre, comme nous l’avons montré, théoriquement fausses).

Il est caractéristique que Rosa Luxemburg, dans son travail, se contente d’une très courte note en ce qui concerne « le problème des cartels et des trusts ».[92]

Rosa Luxemburg non seulement ne donne aucune solution à la question, mais elle ne la pose pas correctement et parvient donc à toute une série de conclusions théoriques fausses. Elle définit par exemple l’impérialisme de la façon suivante : « L’impérialisme est l’expression politique du processus de l’accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux autour des derniers territoires non capitalistes encore libres du monde. »[93]

Nous avons ici toute une montagne d’erreurs variées, nullement contingentes, mais qui suivent au contraire un même fil directeur. Premièrement, une lutte du capital pour les « derniers territoires » (concept plus qu’imprécis) a toujours existé ; deuxièmement, il suit de cette définition qu’une lutte pour des territoires déjà capitalistes n’est pas de l’impérialisme, ce qui est absurde ; troisièmement, il suit de la même définition que la lutte pour des territoires qui sont déjà « occupés » n'est pas non plus de l’impérialisme. La fausseté de ce moment de la définition saute aux yeux lui aussi. L’ensemble de la « définition » souffre en outre d’une carence fondamentale, à savoir qu’elle traite le problème sans considérer la nécessité de la caractérisation spécifique du capital comme capital financier. Le capitalisme commercial et le mercantilisme, le capitalisme industriel et le libéralisme, le capital financier et l’impérialisme — toutes ces phases du développement du capitalisme disparaissent ici et se dissolvent en un « capitalisme en tant que tel ». L’élément spécifique des rapports de production capitalistes financiers, des rapports de production de la production capitaliste, des monopolistes rassemblés et unis par les banques, disparaît. Mais comment peut-on comprendre « l’expression politique » spécifique du capitalisme sans une compréhension de la forme spécifique du capitalisme ? La politique n’est-elle pas en dernière instance qu’un moyen d’expansion d’un type donné de rapports de production ? Mais c’est précisément cela que Rosa Luxemburg ne sait pas distinguer, et elle ne le voit même pas. Elle préfère parler des choses « en général », sans prendre en considération les particularités historiques concrètes réelles de notre époque qui nécessitent pourtant une telle analyse particulière.

Citons ici un exemple typique qui permettra d’illustrer le caractère insoutenable de la conception luxemburgienne de l’impérialisme.

Nous songeons à l'occupation du territoire de la Ruhr par les Français [en 1923].

Du point de vue de la définition de Rosa Luxemburg, il n’y a ici aucun impérialisme, car :

1) il manque ici « les derniers territoires »,

2) il n’existe ici aucun « territoire non capitaliste », et

3) le territoire de la Ruhr possédait déjà avant l’occupation un propriétaire impérialiste. Bref : toutes les caractéristiques indiquées par Rosa Luxemburg pour définir la politique impérialiste sont inadéquates dans le cas présent.

D’autre part, cependant, les guerres commerciales du Portugal par exemple, ou la politique des Espagnols en Amérique après la découverte de celle-ci, tombent directement dans la rubrique de l’impérialisme. Le critère des rapports de production déterminés, seul critère qui nous permette de comprendre les particularités d’une époque historique globale, disparaît. A présent, nous posons la question : existe-t-il un lien quelconque entre les postulats généraux de la théorie de Rosa Luxemburg et sa fausse définition de l’impérialisme ? A notre avis : absolument.

En fait : pourquoi doit-on annexer des territoires capitalistes ? Cela ne peut en aucune façon contribuer à la réalisation. Seules « les tierces personnes », seuls des « producteurs » non capitalistes qui aident le capitalisme dans la tâche complexe de la réalisation peuvent aider à la réalisation. L’appropriation de territoires où règne du capital étranger apparaît de ce point de vue manifestement contre nature.

Rosa Luxemburg souligne juste le caractère non capitaliste des objets des opérations impérialistes. Elle écrit ainsi à un autre endroit, à propos du militarisme : le militarisme « est une arme dans la concurrence des pays capitalistes en lutte pour le partage des territoires de civilisation non capitaliste ».[94]

Autrement dit : « civilisation non capitaliste » ! Les territoires capitalistes, par contre, sont simplement éliminés en dépit du bon sens. Leur élimination, cependant, est la conséquence du fait que Rosa Luxemburg, au lieu de s’occuper de la question du niveau et de la masse du profit, se tourmente avec le problème de la réalisation mal compris. De façon singulière, l’impérialisme a été défini pour sa part de la même manière que par Karl Kautsky lui-même. Selon la conception de Kautsky, l’impérialisme représente une lutte violente pour des territoires agraires supplémentaires (bien que Kautsky songe principalement aux pays agraires en tant que fournisseurs de matières premières). Aussi bien Kautsky que Luxemburg sont incapables de comprendre que la lutte des grandes organisations capitalistes monopolistes ne peut pas se contenter de ce but. L’effet destructeur des opérations impérialistes ne s’étend pas seulement aux « tierces personnes » zélées, mais aussi aux territoires capitalistes et même aux « territoires étrangers » du capital financier. La lutte s’est transformée à présent de simple lutte pour la répartition des territoires agraires en lutte pour la redistribution du monde.

Nous en arrivons ainsi au résultat suivant :

Rosa Luxemburg ne peut pas expliquer le processus d’accumulation en tant que tel. Les processus qui découlent du rapport entre les sphères capitalistes et les sphères non capitalistes restent inexpliqués ; et cela signifie que Rosa Luxemburg est incapable d’expliquer correctement l’expansion du capital.

Elle est encore moins capable d’expliquer finalement les caractéristiques spécifiques de l’impérialisme.

Pour conclure, donnons rapidement l’esquisse d’une solution positive du problème mentionné en dernier. Il s’agit ici de la réponse à la série suivante de questions :

1) Qu’est-ce qui conditionne l’expansion du capital en tant que telle, et en quoi consistent ses racines économiques ?

2) Comment s’explique l’aggravation extrême de la concurrence entre les Etats capitalistes ?

3) Comment expliquer les formes spécifiques de cette lutte (utilisation de la violence, guerres, etc.).

4) En quoi consiste le contenu objectif de cette expansion du capital, comparé à celui d’une expansion du capital en général ?

Essayons de répondre rapidement à ces questions.

1) L’expansion du capital est conditionnée par le mouvement du profit, par sa masse et son taux dont dépend cette masse. Le mouvement des marchandises et des capitaux obéit à la loi de la péréquation du taux de profit. Il n’y a aucun doute que ce processus doit être considéré du point de vue de la reproduction du capital social total. La formule de la reproduction est la suivante :

T

A — M ------… P ... M’ — A’

MP

Nous avons ici devant nous les trois parties de ce processus : la transformation de la forme argent du capital en forme de capital productif (l’argent se transforme en moyens de production et forces de travail) ; le capital productif fonctionne en tant que tel (le procès proprement dit de la production — désigné par la lettre P — qui est en même temps le processus de production de plus-value) avec pour résultat la transformation de la forme du capital productif en forme marchandise ; finalement, la transformation de la masse de marchandises dont la valeur a augmenté en argent, c’est-à-dire la transformation de la forme marchandise du capital en forme argent. Il est clair que la grandeur du profit peut osciller conformément aux différentes: conditions du premier, du second et du troisième processus, qui constituent ensemble tout le cycle du capital.

S’il existe des moyens de production et des forces de travail à meilleur marché, le taux de profit augmente en proportion, ce que le capital cherche à utiliser. S’il existe d’autres conditions liées à la localisation de l’industrie, c’est-à-dire au lieu d’investissement géographique du capital — conditions qui élèvent en proportion le taux de profit — le capital y afflue. Si nous avons enfin des conditions plus avantageuses pour la réalisation de la masse des marchandises, le taux de profit augmente ici à nouveau, tandis que le capital s’oriente dans cette direction dans une mesure plus élevée. Par conséquent, les racines de l'expansion capitaliste résident aussi bien dans les conditions de l’achat que dans le processus de production lui-même et que dans la vente également. A cela correspondent en général trois problèmes : le problème des marchés de matières premières et de la force de travail, le problème des nouvelles sphères d’investissement du capital, finalement le problème des débouchés. Le réservoir des formes économiques non capitalistes, éloignées en particulier des centres du capitalisme développé, exerce ainsi une force d’attirance principale parce qu’il garantit précisément (même avec des frais de transport élevés) un profit maximum. L’obtention d’un « surprofit » colonial nous explique la direction de l’expansion capitaliste. Mais cela ne signifie nullement que la lutte ne se dirige et ne peut se diriger que dans cette direction. Au contraire : plus elle se développera, plus elle deviendra une lutte pour les centres capitalistes également (dans les conditions bien entendu du maintien du capitalisme). Dans ce cas également, le mouvement du profit est le fait principal (ainsi, par exemple, la liaison du fer français et du charbon de la Ruhr garantit une immense augmentation du profit).

2) L'énorme aggravation de la concurrence entre les pays capitalistes s’explique précisément par l’annexion des libres objets d’exploitation capitaliste dans les trois directions correspondant aux trois parties de la formule générale de reproduction. Ici, la quantité se transforme en qualité. Ce problème a suffisamment été expliqué dans la littérature.

3) Les formes spécifiques de la concurrence (le transfert du centre de gravité du domaine de la lutte au moyen de bas prix au domaine de la pression renforcée, en dernière analyse à la guerre) découlent premièrement de la structure monopoliste du capitalisme moderne, deuxièmement du fait que l’importance de la lutte pour les matières premières et pour les territoires d’exportation du capital (où la lutte par la baisse des prix n’entre pas en ligne de compte) a augmenté surtout dans les conditions de la propriété monopoliste de ces sphères ; troisièmement, du fait que le problème des débouchés est devenu différent aujourd’hui, car il ne s’agit plus d’une lutte d’entrepreneurs égaux dans la forme spécifique de la concurrence, mais d’un combat gigantesque entre « trusts capitalistes d’Etat » protégés par le pouvoir d’Etat.

Si des entreprises de nature différente, par exemple un trust de charbon et un trust de fer, se combattent, alors la tactique de la baisse des prix est absurde. Si la lutte englobe des entreprises combinées, alors la méthode de lutte devient inévitablement une méthode combinée. Cependant, les Etats capitalistes modernes ne sont du point de vue économique que des trusts économiques combinés géants. D'autre part, le problème de la lutte en vue des débouchés pour une production similaire sous la domination de la forme monopoliste du capital, qui est contraint de viser à la possession exclusive d’un marché donné, à sa protection par des barrières douanières et par la soumission à son organisation étatique, est essentiellement différent.

4) En conséquence, le contenu objectif de l’expansion du capital se modifie également dans certaines limites. Nous avons vu que les formes de l’expansion se sont modifiées dans le sens d’une aggravation des méthodes de lutte. De plus, nous avons reconnu que cela est la conséquence d’une transformation des formes du capital lui-même. Cependant, de même que la guerre n’est que la « continuation de la politique par d’autres moyens », la politique n’est pour sa part que la méthode de reproduction de rapports de production déterminés. Ainsi, l’expansion moderne du capital se distingue des formes antérieures en ceci qu’elle reproduit de manière élargie le nouveau type historique des rapports de production, à savoir ceux du capitalisme financier. C’est en cela que réside précisément la caractéristique constitutive fondamentale de l’impérialisme que Rosa Luxemburg ne voit pas du tout. A quoi servent tous les discours sur l’impérialisme si l’on ne comprend pas sa caractéristique historique spécifique ? Cela signifie en effet une méconnaissance, aussi bien des exigences de la méthodologie marxiste que du « processus historique concret », si souvent pris à témoin dans la lutte contre les « schémas inertes » du Capital de Marx.

Chapitre V. La théorie de l’effondrement du capitalisme[modifier le wikicode]

De la fausse théorie de l’accumulation résulte chez Rosa Luxemburg — comme nous l’avons montré ci-dessus — une théorie fausse également de l’impérialisme. Celle-ci conduit à son tour à une fausse théorie de l’effondrement capitaliste. Par conséquent, Rosa Luxemburg cherche en argumentant a contrario à prouver qu’elle a raison.

« Si la production capitaliste constitue un marché suffisant pour ses produits, l’accumulation capitaliste (prise objectivement) a devant elle un avenir illimité. Même si le monde entier est dominé par le capital, même si l’humanité entière se compose exclusivement de capitalistes et de prolétaires, la production pourra se développer sans entraves, c’est-à-dire qu’elle pourra accroître indéfiniment ses forces productives, l’extension économique du capitalisme ne se heurtera à aucune barrière ; mais alors, un des piliers du socialisme marxiste s’effondre. Pour Marx, la rébellion des ouvriers, la lutte des classes — et c’est là ce qui assure leur force victorieuse — sont les reflets idéologiques de la nécessité historique objective du socialisme, qui résulte elle-même de l’impossibilité économique objective du capitalisme à un certain stade de son développement. Bien entendu, cela ne signifie pas... que le processus historique doive nécessairement (ou même puisse) être mené jusqu’à son terme, jusqu’à la limite de l’impossibilité économique du capitalisme. La tendance objective du développement capitaliste suffit à provoquer, avant même qu’il ait atteint cette limite, l’exaspération des antagonismes sociaux et politiques et une situation si insoutenable que le système doit s’effondrer. Mais ces conflits sociaux ou politiques ne sont en dernier ressort que le résultat de l’impossibilité économique du capitalisme, et ils s’exaspèrent dans la mesure où cette impossibilité devient sensible.

Supposons au contraire avec les « experts » la possibilité d’une croissance illimitée de l’accumulation ; le socialisme perd alors le fondement de granit de la nécessité historique objective, et nous nous enfonçons dans les brumes des systèmes et des écoles prémarxistes qui prétendaient faire découler le socialisme de l’injustice et de la noirceur du monde actuel, ainsi que de la volonté révolutionnaire des classes laborieuses. »[95]

Le schéma de Rosa Luxemburg est extrêmement simple et dans une certaine mesure évident. Un capitalisme n’est possible que dans la mesure où il est « impur », c’est-à-dire dans la mesure où, à côté du noyau « capitaliste productif », existe une périphérie de « tierces personnes ». Les « tierces personnes » représentent une présupposition du processus de la réalisation de la plus-value, et donc aussi une condition nécessaire du processus de la reproduction élargie. Le mouvement du capital est cependant, selon sa tendance, un mouvement vers le capitalisme « pur » en tant que limite mathématique déterminée du développement. Si, par conséquent, la solution de la contradiction entre le processus de production de plus-value et le processus de réalisation de celle-ci s’accomplit au détriment des tierces personnes », un renouvellement de la solution de cette contradiction devient impossible étant donné que le nombre des tierces personnes devient de plus en plus restreint. Ici nous butons sur les limites économiques objectives du capitalisme en tant que mode de production déterminé, historiquement limité. Le capitalisme devient une impossibilité économique. Cette nécessité historico-économique débouche sur la révolution des ouvriers. Ici, par conséquent, nous aurions devant nous « les tendances rigoureuses des lois économiques » qui sont à la base du mélange bigarré des relations socio-politiques et dont la surface cache les ressorts profonds du processus historique.

« L'impérialisme est à la fois une méthode historique pour prolonger les jours du capital et le moyen le plus sûr et le plus rapide d’y mettre objectivement un terme. Cela ne signifie pas que le point final ait besoin à la lettre d’être atteint. La seule tendance vers ce but de l'évolution capitaliste se manifeste déjà par des phénomènes qui font de la phase finale du capitalisme une période de catastrophes. »[96]

Et voilà la théorie de « l’effondrement du capitalisme » développée par Rosa Luxemburg. Qu’y a-t-il de si attirant dans cette théorie ? Son « déterminisme économique » (« limites objectives du capitalisme », « tendances rigoureuses des lois économiques », etc.). De plus, sa confirmation (prétendue) par les faits empiriques (aggravation de la situation par suite de la chasse aux marchés, les périodes de catastrophes, le « caractère catastrophique » de toute l’époque impérialiste, etc.). Last but not least, son caractère « révolutionnaire ». Néanmoins la théorie de l’effondrement du capitalisme défendue par Rosa Luxemburg est tout simplement fausse. Elle est fausse tout d’abord en tant que théorie, c’est-à-dire en tant que système de postulats qui ne se contente pas de constater simplement une série de phénomènes sociaux très importants, mais qui veut également les expliquer. Nous avons déjà expliqué pour l’essentiel la faiblesse théorique de ces raisonnements de Rosa Luxemburg. Tout « l’effondrement » repose en effet manifestement sur l’impossibilité de la réalisation dans le cadre d’un « capitalisme pur », c’est- à-dire sur une théorie fausse, prouvée comme telle. En outre, nous avons montré qu’il découle de la théorie de Rosa Luxemburg une reproduction pacifique permanente des relations entre les sphères économiques capitalistes et les « tierces personnes ». Bref, nous avons prouvé que Rosa, en remplaçant l’exploitation par la réalisation, devait aboutir à justifier le caractère pacifique du processus, même si ses « conclusions » sont révolutionnaires.

Ainsi, toute la construction théorique de Rosa est intérieurement contradictoire. Cependant, nous voulons soumettre l’argumentation de Rosa Luxemburg, citée ci-dessus, à une analyse complémentaire afin d’ajouter à ses erreurs déjà découvertes une série d’erreurs nouvelles qui sont caractéristiques de la formulation de la théorie de l’effondrement et de « l’Anticritique » qui y est liée.

Nous voulons partir des faits. Que l’impérialisme signifie des catastrophes est un fait. Que nous soyons entrés dans la période de l’effondrement du capitalisme également. Mais c’est aussi un fait que l’immense majorité de la population de la terre appartient aux « tierces personnes ». Il faut distinguer strictement deux concepts : la domination du capital tout court et la domination du capital au sens étroit, c’est-à-dire l’existence d’un capitalisme « pur » ou « presque pur ». Que le capital soit devenu partout la forme dominante de l’économie, qu’il joue le chef d’orchestre dans le concert des formes économiques, à cela il n’y a aucun doute. De même, il n’y a pas de doute que ce ne sont pas les salariés industriels et agricoles, mais les paysans qui représentent la masse principale de la population vivante de la terre. Des 1 700 millions d’hommes habitant notre planète, 900 millions font partie de l’Asie, soit plus de la moitié. Parmi les 430 millions de Chinois, il y a environ 400 millions de paysans, et parmi les 320 millions d’Hindous, il y a environ 170 millions de paysans. Si nous y ajoutons également les petits artisans et autres « tierces personnes » similaires nous obtenons une masse énorme. L’Asie, l’Afrique et l’Amérique englobent une masse géante de « tierces personnes ». En outre l’Europe compte également environ 50 % de population agricole — preuve indirecte du fait que les réserves en « tierces personnes » sont importantes.

Si la théorie de Rosa Luxemburg était juste, ne serait-ce qu’approximativement, la cause de la révolution serait vraiment en mauvaise posture. Car, avec l’existence d’un réservoir si énorme de « tierces personnes », tel qu’il se présente de facto, il ne pourrait être pratiquement question d’un effondrement. Cunow aurait alors raison : l’expansion capitaliste disposerait encore d’un champ d’activité si colossal, au sens de l’existence de « tierces personnes », que seuls les utopistes pourraient encore parler sérieusement d’une révolution prolétarienne quelconque. En réalité, ce ne serait pas le socialisme de l’époque de la IIe Internationale, mais l’illusion d’une victoire imminente du socialisme qui se serait effondrée. En réalité, le capital n’aurait pas encore rempli sa mission historique, et la fin du développement capitaliste ne serait pas encore en vue.

De tels raisonnements « à la Cunow » découlent malheureusement de manière inévitable de la théorie de Rosa Luxemburg. Le fait qu’elle tire de tout cela des conclusions précisément contraires ne prouve que son inconséquence logique.

En fait, Rosa semble sentir le caractère embarrassant de toute sa démonstration. Elle reconnaît qu’il serait absurde d’affirmer que le capitalisme doive d’abord étrangler toutes les « tierces personnes ». Elle souligne expressément le fait que le capitalisme devrait être dynamité « beaucoup plus tôt ». Selon elle, « la tendance objective du développement capitaliste » vers ce but suffirait, etc.

Mais « la tendance objective » vers cette « fin » (!), etc., existait depuis toujours. Manifestement le processus doit être bien avancé, « l’impossibilité de la réalisation » doit avoir de l’effet, au moins en tant que « pressentiment économique », pour nous exprimer de manière imagée, le rapport entre les sphères économiques capitalistes et non capitalistes doit être tel objectivement que les « tierces personnes » ne représentent en aucun cas la majorité. De fait, on ne remarque rien de tout cela. Et pourtant toute l’époque montre déjà l'extrême exaspération des contradictions, la tension générale extrême, le caractère catastrophique extrême. Et néanmoins le capitalisme commence déjà à « éclater ». Et pourtant, la dictature du prolétariat avec l’existence de l’Union soviétique est déjà devenue une réalité. Comment expliquer alors toutes ces contradictions ?

Très simplement. Non pas bien entendu par le fait que les « tierces personnes » ne suffisent plus, mais par le fait que ces « tierces personnes » qui fournissent au capital un surprofit (mais le capital a « absolument » « besoin » d’un surprofit) ont déjà été partagées entre elles par les grandes puissances du capital financier en vertu du droit de monopole. La camarade Rosa Luxemburg a complètement ignoré dans son analyse la question du mouvement du profit, du caractère spécifique du surprofit, des formes spécifiques du capitalisme monopoliste. Ce péché d’omission a précisément pour effet que la véritable nature de l’impérialisme lui est restée cachée. D’où ses contradictions.

Le capital pourrait très bien exister sans « tierces personnes ». Mais lorsque ces « tierces personnes » existent, alors le capital s’efforce nécessairement de les dévorer, car un tel repas lui rapporte un surprofit. Il existe encore une grande quantité de « tierces personnes ». Mais la lutte menée autour d’elles (c’est-à-dire la lutte pour les surprofits) en est déjà à un stade d’extrême exaspération, car elles sont déjà partagées de manière monopoliste en colonies, en sphères d’influence, etc.

Telles sont les choses en réalité. Rosa Luxemburg riposta de manière juste à l’objection d’une de ses critiques selon laquelle le capitalisme s’écroulerait finalement à cause de la « chute du taux de profit » en lui répondant :

« Comment ce brave homme imagine-t-il les choses ? Arrivée à un certain point, la classe capitaliste, désespérée de l’insignifiance du taux de profit, se pendra-t-elle collectivement, ou bien déclarera-t-elle que, puisque les affaires vont si mal, il ne vaut pas la peine de s’embarrasser de soucis et de tourments, passera-t-elle alors la main au prolétariat ? En tout cas, cette consolation est réduite à néant par une seule phrase de Marx : « Pour les grands capitalistes, la baisse du taux de profit est compensée par sa masse. » Il coulera encore de l’eau sous les ponts avant que la baisse du taux de profit ne provoque l’effondrement du capitalisme. »[97]

Pour l’essentiel, tout cela est sans aucun doute exact. Seulement, à notre étonnement,

Rosa Luxemburg ne remarque pas que sa réponse ne concerne pas seulement le « brave homme », mais aussi... l’auteur de L’Accumulation du capital elle-même.

Nous n’éprouvons pas le moindre plaisir à jouer le rôle de l’avocat du diable, mais nous devons avouer que ledit « brave homme » pourrait répondre par la réplique suivante : il serait ridicule d’exiger que le processus atteigne sa fin logique. La tendance objective du développement capitaliste vers ce but suffit amplement. Bien avant la « fin », elle aura exacerbé la lutte pour la moindre obtention d’un profit excédentaire, et sera accompagnée d'une telle centralisation du capital et aggravation des relations sociales que l’époque d’un taux de profit déclinant deviendra l’époque des catastrophes. Une telle réponse ne se distinguerait que de peu de la réponse de Rosa Luxemburg. Car le taux de profit deviendrait en même temps tendanciellement égal à zéro, étant donné que la dernière « tierce personne » qui aurait retardé la terrible heure apocalyptique du monde capitaliste, qui devrait mettre fin à la réalisation de la plus-value, commencerait à disparaître.

Nous avons déjà mentionné les trois moments qui rendent attirante la théorie de Rosa Luxemburg : son déterminisme économique, les « limites objectives » du capitalisme, sa confirmation (prétendue) par les faits (périodes de catastrophes, etc.) et le caractère « révolutionnaire » de toute sa construction. A présent, nous devons, comme des « destructeurs professionnels », reconnaître que notre critique n’a rien laissé subsister de ces trois moments.

Examinons encore une fois dans l’ordre ce qui subsiste de ces trois moments.

Premièrement, nous avons reconnu que Rosa Luxemburg ne montre pour l’essentiel aucune sorte de limite qui expliquerait l’effondrement. Pratiquement, la limite qu’indique Rosa n’a pas 1a moindre importance. Le capitalisme commencerait déjà à craquer alors que les trois quarts de la population de la terre gardent encore la qualité de « tierce personne ». Il est évident que cette explication est tirée par les cheveux.

Deuxièmement, la théorie ne correspond en rien aux faits. Lorsqu’apparaissent des catastrophes, elles ne trouvent aucune explication dans la théorie de Rosa Luxemburg, comme nous l’avons vu ci-dessus. L’existence d’une masse énorme de « tierces personnes » contredit la théorie de l’effondrement de Rosa Luxemburg.

Troisièmement, il ne résulte de la théorie de Rosa Luxemburg non seulement aucune conséquence révolutionnaire, mais au contraire des conclusions qui font apparaître pour longtemps la révolution comme une impossibilité.

Tous ces arguments contre la théorie de l’auteur de L’Accumulation du capital représentent un complément de notre critique principale développée dans les chapitres précédents. Il est apparu que la ligne principale et les lignes secondaires de la démonstration de Rosa sont théoriquement intenables. Cela est arrivé à Rosa Luxemburg parce qu’elle a abandonné le point de vue de l’orthodoxie marxiste précisément dans la partie de l’analyse de Marx où le génie de l’incomparable maître nous a laissé les témoignages les plus achevés de sa force intellectuelle.

Nous devons cependant faire face à une objection de Rosa Luxemburg. Nous avons vu dès le début de ce chapitre que Rosa Luxemburg développe le raisonnement suivant : « Si la production capitaliste constitue un marché suffisant pour ses produits, l’accumulation capitaliste (prise objectivement) a devant elle un avenir illimité. »[98]

De cela, Rosa Luxemburg conclut : par conséquent la production « pourra se développer sans entraves », par conséquent le développement économique du capitalisme ne connaît aucune limite, par conséquent « un pilier du socialisme marxiste s’effondre. » Cette suite de conclusions est également intenable logiquement. Et cela parce que Rosa Luxemburg ne comprend pas le caractère dialectique des contradictions sociales, le caractère dialectique de la totalité sociale et de ses lois d’évolution.

La société capitaliste est « une unité de contraires ». Le processus d’évolution de la société capitaliste est un processus de reproduction permanente des contradictions capitalistes. Le processus de la reproduction élargie est un processus de reproduction élargie de ces contradictions. Mais alors, il est clair que ces contradictions doivent faire sauter le système capitaliste en tant que totalité. Nous sommes alors parvenus aux limites du capitalisme. Le fait de savoir quelle aggravation des contradictions est nécessaire pour faire sauter ce système est une question en soi. Nous avons essayé de faire l’analyse de ce problème dans un autre travail[99]. La réponse doit être cherchée dans les conditions de la reproduction de la force de travail. Si l'explosion des contradictions capitalistes a entraîné une destruction de l’économie et une diminution des forces productives, la reproduction de la force de travail, et par suite le fonctionnement de la force de travail, est alors devenu à un certain moment impossible, l’appareil de production sociale se disloque, et entre les classes s’érigent des barricades. Cette explication générale nécessairement schématique, « purement » théorique et par conséquent limitée de l’effondrement du capitalisme présuppose en un certain sens des limites objectives. Ces limites sont données par un degré déterminé de tension des contradictions capitalistes.

Chez Rosa Luxemburg, les choses se développent de manière trop simple : si la réalisation est impossible dans une société purement capitaliste, les forces productives doivent continuer à croître sans entraves ; si le capitalisme peut fonctionner théoriquement sans « tierces personnes », cela signifie que « le développement économique » n’a pas de « limites ». Nous répétons : ces oppositions, extrêmement caractéristiques de la méthode de pensée de Rosa Luxemburg, indiquent précisément les points sensibles de sa démonstration. Il suffit de considérer de plus près ces oppositions pour reconnaître à quel point l’auteur de L’Accumulation du capital est éloignée de la véritable solution du problème, et même d’une problématique correcte, méthodologiquement conséquente.

En fait, la possibilité d’une réalisation signifie-t-elle un « développement sans entraves » des forces productives ? Nullement. Nous avons vu au chapitre quatre quelle confusion Rosa Luxemburg a provoqué sur ce point. Croissance « sans entraves » signifie pour elle croissance sans contradictions. Mais même dans le capitalisme « pur », tout le développement s’accomplit dans des contradictions. S’il n’existe pas une surproduction permanente, il existe pourtant une surproduction périodique. S’il n’existe pas d’impossibilité permanente de réalisation, il existe pourtant des crises périodiques. S’il n’existe pas de solution définitive des contradictions, il existe par contre un ajournement temporaire de celleci et par suite une « solution limitée ». S’il n’existe pas d’impossibilité permanente d’existence du capitalisme, il existe par contre une reproduction élargie des contradictions capitalistes. Et ainsi de suite.

En d’autres termes : les « perturbations » ne sont nullement exclues, mais au contraire « immanentes » au capitalisme. Elles sont certes périodiquement éliminées, mais seulement pour devenir effectives périodiquement avec une force redoublée. Leur nombre croissant et leur intensité accrue conduisent inévitablement à l'effondrement de la domination capitaliste. Le développement capitaliste est un processus de reproduction élargie de toutes les contradictions fondamentales du capitalisme. Ici aussi, Rosa Luxemburg se rend l’analyse trop aisée. Elle privilégie une contradiction, à savoir celle entre les conditions de production de la plus-value et les conditions de sa réalisation, la contradiction entre la production et la consommation dans les conditions du capitalisme[100].

Cette contradiction n’est pas saisie comme une contradiction dialectique, mais comme une contradiction superficielle d’où est ensuite déduit le caractère inévitable de l’effondrement. Or, il ne faut pas partir d’une contradiction, mais d’une série de ces contradictions qui doivent en outre être considérées dans leur mouvement dialectique. Nous obtenons alors une tout autre image des phénomènes que celle que nous a proposée Rosa Luxemburg, même avec brio. La contradiction entre la production et la consommation, la contradiction entre les différentes branches de production, la contradiction entre l’industrie et l’agriculture limitée par la rente foncière, l’anarchie du marché et la concurrence, la guerre en tant que moyen de cette concurrence, etc. — tout cela est reproduit sur une échelle élargie au cours du développement capitaliste.

Ce mouvement est étroitement lié au mouvement du profit, moteur principal de l’économie capitaliste.

Aujourd’hui, nous sommes déjà en mesure de pouvoir juger le processus de l’effondrement capitaliste, non plus seulement sur la base de constructions abstraites et de perspectives théoriques. L’effondrement du capitalisme a commencé. La Révolution d’octobre en est l’expression vivante et convaincante. La révolutionnarisation du prolétariat dépendait indubitablement de la ruine économique, celle-ci de la guerre, la guerre de la lutte pour les débouchés, les marchés de matières premières, les sphères d’investissement du capital, bref de la politique impérialiste en général. Celle-ci n’était qu’une reproduction de la concurrence à l’échelle mondiale, où le sujet de la concurrence n’était plus l’entrepreneur singulier ou des trusts isolés, mais des « trusts capitalistes d’Etat » déjà consolidés, c’est-àdire des « corporations économiques » organisées par la bourgeoisie. Cette explosion de la guerre incluait elle-même, pour l’essentiel, toutes les contradictions du système capitaliste dont il a déjà été question. On peut aussi les subordonner à un autre point de vue, en les concevant comme contradiction entre les forces productives de l’économie mondiale et les méthodes d’appropriation limitées du point de vue « national » des bourgeoisies séparées par les Etats, ou alors comme contradiction entre la production largement socialisée et les rapports de propriété privée ou « nationaux-bourgeois ». Il n’y aurait ainsi aucune difficulté à montrer que l’éclatement du capitalisme libère toutes les contradictions du capitalisme. Il est leur forme développée in actu.

Théoriquement, la possibilité d’un « deuxième tour » de guerre impérialiste non seulement n’est pas exclue, mais est même évidente, comme l’a déjà souligné le camarade Lénine.

A toutes les contradictions du système économique mondial s’ajoute encore une contradiction cardinale : la contradiction entre le monde capitaliste et le nouveau système économique de l’Union soviétique. Par là, le nouveau conflit devient un conflit encore plus profond, plus aigu, fatal pour le capitalisme.

Le grand mérite théorique de Rosa Luxemburg consiste en ceci qu’elle a soulevé la question du rapport entre le milieu capitaliste et le milieu non capitaliste. Mais elle l’a seulement soulevée. Rosa Luxemburg négligea, ou presque, les questions spécifiques concernant ce problème (les questions du caractère de l’échange, de la diversité des structures, de la modification de la loi de la valeur, du surprofit, de l’accumulation accélérée au détriment des « tierces personnes », etc.). Néanmoins, cette problématique générale mérite la plus grande considération. La camarade Rosa Luxemburg a acquis un mérite tout aussi grand en soulignant la question de la reproduction. La prise en considération de la reproduction est — comme nous l’avons montré en détail ailleurs[101] — plus nécessaire aujourd’hui que jamais. Cependant, Rosa Luxemburg n’a pas vu que la reproduction élargie des rapports capitalistes est en même temps une reproduction élargie de toutes les contradictions capitalistes. Si elle avait vu cela clairement, elle ne se serait pas tourmentée avec la question des « limites objectives » du capitalisme, de ces limites qu’elle a cru découvrir dans la disparition des « tierces personnes », après avoir attribué aux « tierces personnes » le rôle des seuls « réalisateurs » possibles de la plus-value produite par les esclaves salariés du capitalisme.

Un autre mérite théorique extraordinaire de Rosa Luxemburg est qu’elle a soulevé la question de la nécessité historique de l’impérialisme. Contrairement aux réformistes qui ont trahi avec un cynisme déclaré le marxisme, et aux « quasi-orthodoxes » à la Kautsky qui commençait déjà à bredouiller sur la possibilité d’un capitalisme modèle, « pacifique » et réformé dans le style anglais, la camarade Rosa Luxemburg souleva la question de l’impérialisme en tant que phénomène inévitable, inéluctable et « immanent » du capitalisme à un niveau de développement déterminé. Toutefois, elle n’a pas pu, comme nous l’avons vu, saisir théoriquement le problème en tant que problème spécifique de l’époque récente. Elle chercha le fondement de l’impérialisme non pas dans la chasse à des profits de monopoles supérieurs et dans le mouvement nécessaire du capital financier en ce sens, mais dans l’impossibilité absolue de l’existence du capitalisme sans « tierces personnes ». Néanmoins elle a répondu correctement à la question de la nécessité de l’impérialisme, bien que sa réponse fût fondée sur des arguments théoriques faux. Comparé aux misérables bavardages des réformistes des deux tendances, des révisionnismes ouverts, comme des kautskystes, le travail de Rosa Luxemburg s’élève très au-dessus de ces élucubrations. Il représente une tentative théorique audacieuse et est l’œuvre d’une tête théorique brillante. Nous n’avons certes pas besoin de souligner que la partie historique de son travail représente une description inégalée jusqu’à aujourd’hui de l’histoire des conquêtes coloniales du capital.

Conclusion[modifier le wikicode]

Nous sommes parvenus au terme de nos considérations, et nous voulons encore mentionner pour conclure en peu de mots le lien des erreurs théoriques de Rosa Luxemburg avec toute une série de ses erreurs pratiques et politiques. Le rapport du faux et du vrai dans ce domaine correspond à celui du domaine théorique. En théorie, la thèse fondamentale de la « nécessité » de l’impérialisme et de l’effondrement du capitalisme s’est avérée juste. Dans le domaine de la pratique, le domaine des principes, on peut dire la même chose de la thèse principale : pour renverser l'impérialisme, il faut renverser comme telle la société capitaliste. Cependant, tout comme le raisonnement de la justification théorique, la chaîne des arguments qui doivent démontrer la thèse de la nécessité de l’impérialisme et de son effondrement recèle de nombreux maillons faux ; de même aussi, une série de conceptions tactiques qui devaient fournir la « preuve » pratique de la justesse de la théorie, transformer l’arme de la critique en critique par les armes, se sont avérées fausses.

Le capitalisme est censé s’effondrer par manque de « tierces personnes ». Ici serait sa limite objective, qui ne pourrait être transgressée. Même s’il s’effondrait bien « avant » que les « tierces personnes » ne soient disparues, la cause ultime du déclin du capitalisme et de son effondrement résiderait précisément en cela. Ainsi s’énonce un des postulats logiques fondamentaux de Rosa Luxemburg.

S’il en est ainsi, il va de soi que l’image de l’effondrement capitaliste revêt un caractère « industriel » uniforme, incolore, hypertrophique, exagéré.

S’il en est ainsi, il va de soi en outre que le problème des « tierces personnes », en tant qu’alliés possibles du prolétariat dans la guerre de classe contre la bourgeoisie, n’est pas précisément d’une importance décisive. Le caractère uniforme de l’image de l’effondrement correspond à la concentration des forces qui combattent et renversent l’impérialisme.

Il en résulte de manière conséquente le déchiffrement suivant de ces postulats :

1) une attitude erronée vis-à-vis de la question nationale,

2) une sous-estimation et une attitude erronée vis-à-vis de la question coloniale,

3) une sous-estimation et une attitude erronée vis-à-vis de la question paysanne.

Nous parvenons à de tout autres résultats sur la base des conceptions théoriques développées par nous. Le capitalisme développe ses contradictions internes. Ce sont elles et non le manque de « tierces personnes » qui le font finalement périr. Des « tierces personnes » peuvent exister, et même les trois quarts de la population de la terre, sans que cela change quoi que ce soit. Si le capitalisme reproduit toutes ses contradictions internes à un degré tel que cela entraîne un déclin des forces productives, rend impossible l’existence de la force de travail et pousse la classe ouvrière à la révolte, mine la puissance de la métropole et libère par conséquent les forces des esclaves coloniaux et renforce les antagonismes nationaux, les contradictions du capitalisme font alors sauter le bloc des classes dominantes et de la paysannerie et poussent des couches importantes de la paysannerie à se retourner contre la domination capitaliste ; alors, bien entendu, la tactique, les mots d’ordre de lutte et l’attitude vis-à-vis du problème des « alliés » seront tout différents. La nécessité de la liaison des révolutions prolétariennes avec les guerres paysannes, les soulèvements coloniaux et les mouvements de libération nationale apparaît alors au premier plan.

C’est précisément ce côté de la question que le léninisme a traité avec une logique et une rigueur théorique inhabituelles. Ainsi, le dépassement des erreurs de Rosa Luxemburg nous conduit inévitablement aux postulats théoriques et aux conclusions pratiques de notre maître disparu.

  1. La première partie de l’ouvrage de Rosa Luxemburg avait été traduite par Marcel Ollivier (Libraire de Travail, 1935). L’ensemble a été traduit et édité par Marcel Ollivier et Irène Petit (Maspero, 1969). Le livre de Boukharine a d’abord paru en russe dans Sous le Drapeau du marxisme (1924), puis en volume, sous le titre: L'impérialisme et l'accumulation du capital. Etude théorique (Moscou, 1925). Une traduction en allemand avait été éditée à Vienne-Berlin en 1926.
  2. Je signale à ce propos la traduction anglaise de l’Anticritique de R. Luxemburg (réponse à ses critiques allemands) et du livre de Boukharine (R. Luxemburg and N. Bukharin, Imperialism and the accumulation of capital. Ed. with an introduction by K.J. Tarbuck. The Penguin Press, 1972). Les commentaires de K.J. Tarbuck présente de façon très perspicace l’état actuel des discussions et suggèrent les nouvelles orientations que devrait prendre la discussion. Je note que Stephen Cohen, dans sa grande biographie politique de Boukharine (Bukharin and the bolshevik revolution. A political biography 1888-1938, 1971), ne fait qu’une allusion passagère à la polémique Boukharine-Luxemburg, ce qui est tout à fait regrettable.
  3. Ou bien en supplément de salaire des vieux ouvriers, qui doivent dans ce cas fournir une somme plus importante de travail simple sous forme d’intensification du travail, de prolongation de la journée de travail ou d’augmentation de la qualification de la force de travail et du travail.
  4. Au fond, il y a quand même changement de forme, mais seulement dans la limite de certains actes d'échange au sein du deuxième secteur.
  5. Karl Marx, Théories sur la plus-value (Livre IV du Capital), Paris, Ed Sociales, 1975, tome II, ch. XVII, p. 598.
  6. Idem. p. 590.
  7. Rosa LUXEMBURG, L'Accumulation du capital, Maspero, Paris, 1967, tome I, p. 139.
  8. Nous avons remplacé les exemples arithmétiques par des exemples algébriques, car l’arithmétique a une logique arithmétique qui entraîne parfois des complications qui ne correspondent nullement à l’essence des choses, et qui ne font qu’obscurcir les questions fondamentales.
  9. Rosa Luxemburg, op. cit.. tome II, pp. 13 et 14.
  10. K. MARX, Théories sur la plus-value (Livre IV du Capital), op. cit.. tome I. ch. IV, pp. 321-322.
  11. K. Marx, Le Capital, Livre III, Paris, Ed. sociales, 1953, tome VI, p. 314.
  12. R. Luxemburg, op. cit., tome II, p. 143.
  13. Idem, tome II, p. 147.
  14. Idem, tome II, pp. 147 et 148.
  15. Idem, pp. 148 et 149.
  16. Idem, p. 149.
  17. Idem, pp. 149 et 150.
  18. Idem, p. 148.
  19. Ibidem.
  20. K. MARX,Le Capital, Livre II, op. cit., tome V, p. 49.
  21. R. LUXEMBURG, op. cit., tome II. p. 148.
  22. Idem, p. 149.
  23. K. MARX.Le Capital, Livre II, op. cit., tome IV. p. 95.
  24. K. MARX,Le Capital, Livre I, op. cit., tome I, p. 136.
  25. K. Marx, idem, p. 150
  26. Idem, tome III, pp. 28 et 29. (Souligné par nous, N.B.).
  27. Idem, tome III, p. 36.
  28. Rosa Luxemburg, op. cit., tome II, p. 163 (souligné par nous, N.B.).
  29. Karl Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., tome 32, p. 117.
  30. Karl Marx, Le Capital, L. I, op. cit., tome I.
  31. «L’or peut être de l'argent ou non, exactement comme du papier peut être un billet ou non. » MARX cite ici un passage d’OVERSTONE dans Le Capital, Livre III, op. cit., tome VII, p. 99.
  32. K. MARX, Le Capital, Livre 33, op. cit., tome VII, p. 111.
  33. K. Marx, Le Capital, Livre III, op. cit., tome VII, p. 168 (souligné par nous, N.B.). Il s’agit, ici non d’une impossibilité technique, mais d’une saturation en capital de la branche de production donnée ou d’une portion de profit insuffisamment disponible.
  34. K. Marx, Le Capital, Livre III, op. cit.. tome VII, p. 168.
  35. R. Luxemburg, op. cit., tome I, p. 274.
  36. R. LU X EM BU R G, op. cit., tome I, p. 275.
  37. R. Luxemburg, op. cit., tome I36. p. 147.
  38. Les reproches que Rosa Luxemburg adresse ici et ailleurs à Marx (Pourquoi, dit-elle, poser des questions complexes lorsqu’on veut arriver à une réponse relativement simple ? ) résultent souvent de l’incompréhension du caractère de la démonstration du Livre II. Marx écrivait d’abord pour lui-même, jetait sur le papier différentes esquisses, des notes provisoires, des projets d’orientation sur diverses questions, etc. Voilà ce que la camarade Rosa Luxemburg ne prend pas du tout en considération, surtout lorsqu'elle se complaît dans les jeux de mots.
  39. K. Marx, Le Capital, Livre III, op. cit., tome VII, p. 110-111. (Souligné par nous, N.B.).
  40. Rosa Luxemburg, op. cit., tome II, p. 149 (souligné par nous, N.B.).
  41. Dans l’exemple de Rosa LU X EM BU R G, le capitaliste A produit du charbon, le capitaliste B des machines, et le capitaliste C des moyens de subsistance : « imaginons que ces trois personnes représentent tous les entrepreneurs capitalistes. » Idem., tome II, p. 160.
  42. Rosa LUXEMBURG, op. cit-, tome II, p. 161-163.
  43. Idem, tome II, p. 162.
  44. Ibidem.
  45. K. Marx. Le Capital. Livre III, op. cit., tome VII, p. 174.
  46. Rosa LUXEMBURG, op. cit., tome II, p. 43.
  47. Idem, tome II, p. 163.
  48. K. MARX, Le Capital, Livre III, op. cit., tome VII, p. 144. Le lecteur peut noter que cette citation provient du Livre III du Capital qui, selon Rosa Luxemburg, Tougan-Baranovsky et beaucoup d’autres, est censé contenir des éléments opposés aux formules du Livre II.
  49. K. MARX, Théories sur la plus-value, op. cit., tome II, p. 592, note. (La dernière phrase est soulignée par nous, N.B.)
  50. V. LENINE, Réponse à Monsieur P. Nejdanov, in Œuvres, Ed en langues étrangères, Moscou, 1959, tome IV, p. 165.
  51. M.J. TOUGAN-BARANOVSKY, Periodiceskie promislennye krizys : Istorija anglijskïh krizisov obschja teorija krizisov. (Les crises industrielles périodiques), 4 e éd., Editions littéraires de la coopérative de consommation du comité gouvernemental de Smolensk, Smolensk 1923, p. 205. Disons en passant que cette édition est précédée d’une préface témoignant de l’ignorance universelle du camarade SMOUCHKOV affirmant que les marxistes nient la thèse selon laquelle la production capitaliste « se crée elle-même son marché » et que MARX « n'a pas fourni de théorie élaborée légale (?!) et détaillée (?!) des crises», etc. Il semble qu’il se soit répandu chez nous une série de pseudo théoriciens qui croient devoir se laisser guider par la conviction que l’audace seule déplace les montagnes.
  52. TOUGAN-BARANOVSKY, op. cit., p. 205 (souligné par l’auteur, N.B.).
  53. TOUGAN-BARANOVSKY, op. cit., p. 212.
  54. Ibidem.
  55. Ibidem.
  56. TOUGAN-BARANOVSKY, op. cit., p. 213.
  57. Idem, p. 212.
  58. TOUGAN-BARANOVSKY, Osnovy politiceskoj ekonomii (Fondements de la politique économique), 2e éd., St. Petersburg, 1911, p. 40.
  59. Idem, p. 45.
  60. M.J. TOUGAN-BARANOVSKY, Periodiceskie... op. cit., p. 205 : « Je considère que la tendance fondamentale du développement capitaliste, c’est la réduction constante de la part de la consommation populaire. » (p. 213).
  61. TOUGAN-BARANOVSKY, Osnovy... op. cit., p. 441. Il est évident, à partir du contexte et des données graphiques, qu’il s'agit ici de valeurs-travail. Le lecteur trouvera des précisions dans notre étude consacrée à la théorie de la distribution « Eine Oekonomie ohne Werte » in Neue Zeit, 1913-1914, tome I.
  62. Idem, pp. 440 et 441.
  63. R. LUXEMBURG, op. cit., tome II, p. 21.
  64. Idem, p. 23.
  65. Idem, p. 24.
  66. K. MARX, Théories sur la plus-value, op. cit., tome II, p. 632.
  67. K. MARX, Theorien über den Mehrwert, tome III (Auflösung der Ricardoschen Schule ; b) Nochmals der Verfasser der Inquiry, p. 139, note).
  68. K. MARX, Théories sur la plus-value, tome II, p. 604.
  69. Idem, p. 603, cf. aussi p. 628
  70. Idem, p. 595.
  71. Idem, p. 602. Les derniers mots sont soulignés par nous, N.B.
  72. «Mais ces schémas (les schémas de Marx, N.B.) montrent que, dans la production capitaliste, aussi bien la simple reproduction que la reproduction élargie ne peuvent se poursuivre normalement que si ces proportions sont maintenues. Par contre, une crise peut survenir même dans la simple reproduction en cas de rupture de ces proportions... Il ne s'ensuit donc absolument pas que la crise doive avoir pour cause la sous-consommation des masses inhérente à la production capitaliste... Pas plus qu'il ne ressort de ces schémas la possibilité d'une surproduction générale de marchandises, ils laissent bien plutôt apparaître comme possible en général une expansion de la production avec les formes productives existantes. » (R. HILFERDING, Le Capital financier, Ed. de Minuit, Paris, 1970, pp. 351, 352). (Souligné par nous, N.B.). Pour être juste, nous devons remarquer que même M. TOUGAN reconnaît une surproduction générale, mais seulement « en tant qu’expression particulière d’une surproduction partielle d’une répartition non proportionnelle du travail social dans les conditions de l’économie monétaire ». (M.J. TOUGAN-BARANOVSKY, Periodiceskie..., op. cit., p. 265).
  73. K. MARX, Théories sur la plus-value, op. cit., tome II, p. 635
  74. K. MARX, Theorien über den Mehrwert, op. cit., tome III, p. 137 (souligné par nous, N.B.).
  75. V. LENINE, «Note sur la théorie des marchés», in Œuvres, Paris, Moscou, 1959» tome IV. p. 58,
  76. K. MARX, Théories sur la plus-value, op. cit., tome II, p. 618.
  77. M.J. TOUGAN-BARANOVSKY, Periodiceskie... op. cit., pp. 281, 282
  78. Karl MARX, Théorie sur la plus-value, op. cit., tome II, p. 597.
  79. K. MARX, Theorien über den Mehrwert, op. cit., tome III, p. 140, note
  80. Rosa LUXEMBURG, op. cit., tome II, pp. 153, 154.
  81. Incidemment, R. LUXEMBURG soutient dans son Anticritique que MARX ne traite jamais d’une société capitaliste «isolée», mais montre la tendance réelle du capitalisme vers une domination universelle. Cette distinction est logiquement inadmissible. Affirmer que MARX ne s’est jamais occupé d’une « société isolée » est une erreur de fait. Rappelons-nous ce qui suit : « Pour simplifier la question, nous faisons abstraction du commerce extérieur et examinons une nation séparée. » (K, MARX, Théories sur la plus-value, tome II, p. 571).
  82. R. LUXEMBURG, L'Accumulation du capital, tome I, p. 278. Note : Pour autant qu’il s’agit de cette dernière citation, qui contient une distinction incorrecte, mentionnons l’opinion suivante de MARX : « Des communautés différentes trouvent dans leur environnement naturel des moyens de production différents et des moyens de subsistance différents. C’est cette différence naturelle qui entraîne l’échange de produits... » (K. MARX., Le Capital, Livre I, op. cit., tome II, p. 42).
  83. K. MARX, Theorien über den Mehrwert, vol. III, p. 279-280 (la dernière phrase soulignée par nous, N.B.).
  84. K. MARX, Theorien über den Mehrwert, vol. III, p. 279-280 (la dernière phrase soulignée par nous, N.B.).
  85. Idem, p. 268
  86. R, LUXEMBURG, op. cit., tome II, pp. 120, 121.
  87. Cette question est traitée dans un article extrêmement intéressant et bien écrit du camarade KRITZMANN, « Sur l’accumulation du capital et les tierces personnes», Vestnik Sotsialistitcheskoié Akademii, 5, Moscou, 1923.
  88. R. LUXEMBURG, op. cit., tome II, pp. 35 et 36.
  89. Idem, p. 37.
  90. Idem, pp. 37 à 39.
  91. Idem, tome I. p. 21.
  92. Idem, tome II, p. 126.
  93. Idem. p. 115.
  94. Idem, p. 123,
  95. R. LUXEMBURG, op. cit., tome II. p. 165
  96. Idem, pp. 115 et 116
  97. Idem, tome II, p. 165, note.
  98. R. LUXEMBURG, op. cit., tome II, p. 165
  99. Nicolas BOUKHARINE, Economique de la période de transition, Paris, E.D.I., 1976. La conception de la production capitaliste comme une production de contradictions capitalistes fut développée par nous en détail dans notre livre L'économie mondiale et l'impérialisme,[1915], Anthropos, Paris, 1967.
  100. Soit-dit en passant, personne d’autre que le père du révisionnisme. Monsieur Edouard Bernstein, n’est parvenu à des conclusions analogues à celles de Rosa Luxemburg. « Ce qui caractérise avant tout le mode de production moderne, écrit-il, c’est la grande élévation de la force productive du travail. L’effet en est un accroissement tout aussi important de la production, production de masse de biens d’usage. Où reste cette richesse ? Ou, pour poser la question d’une manière cruciale : où reste le surproduit ? Les « magnats du capital » voudraient avoir des ventres dix fois aussi gros que ceux que leur attribue l’humour populaire... Par rapport à la masse du produit national annuel... leur consommation ne serait qu’une plume dans une balance... Où reste, par conséquent, la masse des marchandises que les magnats et leurs serviteurs ne consomment pas ? Si elle ne revient pas d’une manière ou d’une autre aux prolétaires, elle doit être absorbée par d’autres classes. Ou bien une diminution relative croissante du nombre des capitalistes et un bien être croissant du prolétariat ou une classe moyenne nombreuse, telle est la seule alternative que nous laisse l’augmentation continue de la production » (BERNSTEIN, Les prémisses du socialisme). Selon BERNSTEIN, par conséquent, le salut doit-être cherché dans la « classe moyenne ». Si l’on se souvient que les révisionnistes ont particulièrement souligné la viabilité de la petite entreprise dans l’agriculture, l’analogie est particulièrement frappante. Certes aussi bien les « buts » que les conclusions sont diamétralement opposés chez BERNSTEIN et Rosa LUXEMBURG, mais il est caractéristique que le point de départ de l’analyse, la problématique, l’appréciation des conditions du développement capitaliste sont les mêmes : les « tierces personnes » sont une condition sine qua non du capitalisme.
  101. N. BOUKHARINE, L’Economie mondiale et l’impérialisme, op. cit., Economique de la période de transition, op. cit.