Discussions sur le Labor Party aux États-Unis

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


23 avril 1938[modifier le wikicode]

Cannon.- Le sujet d'aujourd'hui est le Labor Party, sous trois aspects : 1) notre position générale de principe; 2) le développement de la Labor’s Non-Partisan League[1] c'est-à-dire le mouvement politique du C.I.O. dans les syndicats qui montre à certains égards des tendances à l'action politique indépendante, à la constitution d'un parti, en d'autres endroits, comme New York, des tendances à moitié dans ce sens, candidats ouvriers localement, soutien de la coalition Républicains-Fusion[2] et avec Roosevelt[3] nationalement; en d'autres endroits, ils soutiennent tous les candidats capitalistes, surtout à travers le parti démocrate. 3) la question se pose : nos camarades dans les syndicats doivent-ils rejoindre la L.N.P.L; que devons-nous faire dans les syndicats, quand nous y sommes une petite minorité; devons-nous devenir les champions de la L.N.P.L. ou nous tenir à l'écart dans une attitude critique ? Nous n'avons pas une politique définitive - par exemple au New Jersey, nous expérimentons - nous avons poussé les syndicats à rejoindre la L.N.P.L. et là, soutenu une motion pour la formation d'un parti. Ailleurs, nous n'avons pas agi de cette façon. Comment devrions-nous nous comporter dans un Labor Party plus ou moins développé comme à Minneapolis ?

En principe, il apparaît que nous devrions condamner l'ensemble du mouvement et nous tenir à l'écart, mais ce n'est pas une politique très fructueuse. A Minneapolis, il existe une organisation indépendante pleinement constituée, le Farmer Labor Party[4] qui présente ses propres candidats dans l'Etat et soutient nationalement Roosevelt.

Les staliniens qui ont été chassés des syndicats ont pénétré profondément dans la Farmer Labor Association[5] - et cela constitue une arme contre nous dans les syndicats. Notre politique là est celle du bloc entre les syndicats trotskystes et ce qu'ils appellent les vrais « farmer-laborites », c'est-à-dire les réformistes qui croient au F.L.P. et ne veulent pas qu'il soit contrôlé par les staliniens. Jusqu'où pouvons-nous porter ce bloc ? Jusqu'où pouvons-nous combattre seulement pour le contrôle de l'organisation ? Mais si nos gens restent à l'écart, les staliniens prennent le contrôle. D'un autre côté, si nous combattons vraiment énergiquement,­comme nous le faisons dans les syndicats, nous devenons les champions du F.L.P. Ce n'est pas une question simple. Il est facile de se perdre dans la politique réformiste.

Dunne. - D'abord je voudrais dire que les staliniens, en contrôlant l'appareil du F.L.A. contrôlent plus que le seul appareil, ils nous rendent la vie difficile dans les syndicats. En ne participant pas à ce parti par nos liaisons syndicales, nous permettons aux staliniens et aux éléments les plus réactionnaires du F. L. P. d'avoir une arme contre nous dans le mouvement ouvrier. Nous avons une politique précise en ce qui concerne notre travail dans les syndicats. Nos camarades qui ont parlé pour le F.L.P. l'ont fait de façon très critique, conseillant aux syndicats de ne les utiliser que jusqu'à un certain point, et nous avons réussi à garder notre politique du réformisme. Mais, comme l'a dit le camarade Cannon c'est difficile de savoir jusqu'où on peut aller dans cette direction; nous ne prenons pas la responsabilité pour le Labor Party et pourtant elle est rejetée sur nous par les ouvriers qui croient que nous pouvons lutter efficacement pour ses membres comme nous le faisons dans les syndicats. Jusqu'à présent, même l'offensive des staliniens contre nous n'est pas parvenue à les ébranler. Les staliniens, avec une fraction importante des intellectuels progressistes, sont en train de transformer de plus en plus le Labor Party en un bloc avec les candidats démocrates et libéraux. A l'intérieur du F.L.P., les staliniens s'efforcent de conserver le contrôle en établissant une discipline formelle, avant tout contre nous. Nous avons combattu cela, exigeant la démocratie dans le Labor Party et nous avons réussi. Nous n'avons absolument pas réussi à empêcher un bloc plus étroit avec le parti démocrate. Nous ne pouvons pas encore demander aux syndicats de soutenir le S.W.P. contre le F.L.P.

Cannon. - A Saint-Paul où le F.L.P. a passé un accord pour soutenir le candidat capitaliste à la mairie, nous avons présenté notre propre candidat.

Trotsky. - Pouvez-vous m'expliquer comment il a été possible qu'en dépit du fait que les staliniens contrôlent une traction importante de ce parti, il ait adopté une résolution contre les fascistes et les communistes ?

Dunne. - Cela n'est arrivé que dans une région. A certains endroits, il y a des « farmer-laborites » qui travaillent avec nous - ils contrôlaient ce district contre les staliniens - nous avions là quelques camarades, nous avons aidé à préparer la résolution de façon très différente, mais nous n'étions pas à la commission des résolutions - tard dans la nuit, la résolution a été adoptée dans la hâte.

Trotsky. - Cette résolution peut être utilisée contre nous également. Comment ce parti est-il construit ? Il est basé non seulement sur les syndicats, mais sur d'autres organisations puisqu'il y a des progressistes, des intellectuels, etc. Y a-t-il des admissions individuelles, ou seulement collectives ?

Dunne. - Le F.L.P. repose sur les organisations économiques ouvrières, les syndicats, les coopératives, etc., les organisations coopératives de fermiers, et aussi sur des unités territoriales, des clubs urbains, etc. Il permet aussi l'adhésion d'organisations culturelles, d'organisations d'assurances contre la maladie ou sur la vie, etc. et aussi des clubs de quartier. Les staliniens et les intellectuels adhèrent par ces clubs : ils ont plus de contrôle que le local des conducteurs qui a 40 000 membres. Nous combattons cela - nous exigeons qu'on donne aux syndicats leur représentation réelle - nous avons là-dessus le soutien des syndicats.

Trotsky. - Pouvez-vous me dire quelles sont les nuances d'opinion parmi nos camarades dirigeants sur cette question - en gros ?

Cannon. - Il existe des nuances d'opinion non seulement dans la direction mais dans les rangs. Les problèmes se posent surtout dans les syndicats. On propose une motion dans les syndicats pour l'adhésion à la L.N.P.L. Le sentiment en faveur de ça, surtout dans les syndicats C.I.O., est une écrasante majorité. Je pense que notre politique dans le New Jersey que, dans ce syndicat, au moins, nous ne nous opposions pas à l'adhésion à la L. N. P. L., devra être adoptée. Il y a aussi dans le parti une tendance (qui dit) que, dans la L.N.P.L., nous devons insister pour la formation du Labor Party. Je me hasarde à dire que les camarades des syndicats seraient très satisfaits s'ils pouvaient obtenir cette décision. Mais ils n'ont pas encore mesuré toutes les difficultés. Le dilemme est qu'on devient les champions du F.L.P. en ayant une politique agressive. Nous avons même un camarade au comité exécutif d'Etat du F.L.P. au New Jersey. Les bureaucrates essaient d'ajourner la date de la formation du F. L.P. La politique de Lewis, Hillman est de tout mettre de côté jusqu'en 1940. Si nos camarades voulaient se battre énergiquement, s'ils pouvaient être sincères dans leur défense du F.L.P., ils pourraient grouper une vraie opposition contre les bureaucrates. Mais alors le dilemme est que nous nous faisons les champions de la création d'un F.L.P. que nous combattons.

Il y aura dans notre plénum des différences d'opinion - il y aura une tendance à devenir d'énergiques combattants pour la constitution d'un Labor Party. Mon opinion est que c'est là le sentiment qui prévaut dans le parti, adhérer à la L.N.P.L. et devenir des combattants agressifs pour la constitution d'un Labor Party et contre la politique de soutien des candidats capitalistes, si nous pouvons le faire sans compromettre notre position de principe, ce serait le mieux pour gagner de l'influence. Nous ne disons rien pratiquement aux ouvriers qui sont prêts à faire un pas en avant. Le P.C. est non seulement le champion du L.P., c'est un parti rooseveltien; les bureaucrates dans les syndicats sont en train de bloquer aussi un fort mouvement des travailleurs pour un Labor Party.

Shachtman. - Je ne dirais pas que le sentiment en faveur du Labor Party est si fort aujourd'hui parmi les ouvriers. Le gros du sentiment pro-Labor Party qui avait pu s'exprimer a été canalisé dans le canal Roosevelt. Nous avons eu une crise formidable et pourtant tout ce qui en est sorti c'est une forme hybride de L.P. à New York[6]. En tout cas, si on compare 1938 avec 1924[7], on peut dire qu'il n'y a guère de mouvement en faveur d'un Labor Party, maintenant : alors, à cette époque, il y avait vraiment un sentiment plus réel dans les syndicats. Je pense que nous n'avons pas une idée claire des perspectives d'un Labor Party, que nous allons faire quelques grosses erreurs politiques. Je crois qu'un grand changement est en train de se produire, - un éclatement des vieux partis. Le plus grand parti politique, le parti démocrate, qui a le soutien de 90 % des ouvriers et des paysans, est en train de scissionner presque sous nos yeux[8]. Au congrès, le combat ne se déroule plus entre républicains et démocrates, mais entre deux parties des démocrates. Il existe de très bonnes raisons de croire que, dans l'élection de 1940, nous aurons un nouvel alignement politique avec les vieux républicains fusionnés avec d'un côté les démocrates du Sud et de l'autre les démocrates du New Deal, les partisans de Roosevelt, plus le C.I.O., Lewis; ce sera même assez puissant pour entraîner le gros de l'A.F.L[9]. C'est précisément cette perspective qui empêche Lewis, Hillman, de se faire les champions du L.P. - ils attendent la scission dans le parti démocrate où ils pourront jouer un rôle considérable. C'est pourquoi je ne pense pas qu'il y aura un progrès réel, sérieux, substantiel, du mouvement L.N.P.L. pour un Labor Party indépendant.

Il est vrai que notre position est plutôt difficile, mais nous avons beaucoup d'expérience avec les mouvements Labor Party, on pourrait s'aider en généralisant par référence à notre situation à Minneapolis : je ne pense pas que notre développement y soit dû à notre participation au mouvement F.L.P. mais à nos activités dans les syndicats. Néanmoins et parce que nous grandissons, il nous faut nécessairement participer à la politique du F.L.P. et je ne peux pas dire que je suis entièrement satisfait de la situation là. Je ne peux pas dire que nous ayons proposé une autre ligne de conduite. En effet, à Minneapolis, nous sommes dans un bloc avec des réformistes dits honnêtes - ce sont des canailles pour leur propre compte - qui sont dans un bloc avec les démocrates, dirigé presque exclusivement contre les staliniens et contre le contrôle mécanique que les staliniens exercent sur le F.L.P. Dans l'action, nous ne sommes pas distinguables des prétendus réformistes honnêtes. Nous nous distinguons des staliniens, mais seulement dans la mesure où nous sommes dans un bloc avec des réformistes honnêtes qui votent pour le F.L.P. dans l'Etat et pour les démocrates au plan national.

Si nous devons suivre la politique de nous opposer à ce qu'on soutienne des candidats capitalistes en faveur des candidats F.L.P., sérieusement, systématiquement, effectivement, je ne peux pas voir comment nous pouvons éviter de devenir les champions du Labor Party, de prendre l'initiative, partout où il n'existe pas de Labor Party, d'en constituer un. A moins que tous les signes ne se révèlent faux, ces Labor Parties constitueront un appendice de Roosevelt comme ce fut le cas pour l'A.L.P. de New York, soutenant nationalement Roosevelt et localement les Républicains-Fusion. Une fois qu'on a commencé ça, je ne vois pas bien comment on pourrait éviter les conséquences d'une politique qu'on a suivie en 1924[10] quand nous étions au P.C. avec la complication supplémentaire que le parti stalinien est dans les syndicats et que, s'il est vrai qu'ils sont un parti rooseveltien, ils appellent encore dans les syndicats à former un Labor Party.

Cannon. - Pas trop. Je dirais que, au cours de la première période du Front populaire, les staliniens avaient comme mot d'ordre «Organisons le Labor Party comme parti du peuple américain ! », mais ce n'est maintenant plus qu'un geste rituel. En ce moment, ils sont même contre une scission prématurée du parti démocrate. Il n'est pas vrai que le sentiment maintenant en faveur d'un L.P. soit moindre qu'en 1924. A cette époque, il n'avait pas de base dans les syndicats; c'était surtout un mouvement de fermiers. Maintenant le mouvement est dominé par les syndicats C.I.O. Ce n'est pas la vieille politique de Gompers. Les syndicats sont enrégimentés politiquement, le sentiment dans les rangs pour leur propre parti est très fort. La L.N.P.L. ne va pas satisfaire cette aspiration des ouvriers. La politique de Lewis et des bureaucrates est expérimentale : si les ouvriers réclament plus fort, on fera quelques concessions. C'est un pas au-dessus de la politique de Gompers [ … ][11].

Trotsky. - La question est très importante et complexe. Quand la Ligue[12] a pour la première fois étudié cette question, il y a sept ou huit ans, si nous allions être ou non pour un Labor Party, si nous allions ou non prendre l'initiative sur ce point, alors le sentiment général était de ne pas le faire et c'était tout a fait juste. La perspective de développement n'était pas claire. Je crois que la majorité d'entre nous espéraient que notre organisation se développerait plus vite. D'un autre côté, je crois que personne dans nos rangs n'a, pendant cette période, prévu l'apparition du C.I.O. à cette vitesse et avec cette puissance. Dans notre perspective, nous avons surestimé la possibilité d'un développement de notre parti au détriment des staliniens, d'un côté, et, de l'autre, nous n'avons pas vu ce puissant mouvement syndical et le rapide déclin du capitalisme américain. Ce sont deux faits qu'il nous faut reconnaître[13]. Je ne peux pas parler a partir de mes propres observations mais théoriquement. La période de 1924, je ne la connais qu'à travers l'expérience du notre ami commun, Pepper[14]. Il vint me voir pour me dire que le prolétariat américain n'était pas une classe révolutionnaire, c'étaient les fermiers et que nous devions nous tourner vers eux, pas vers les ouvriers. C'était la conception de l'époque. C'était un mouvement de fermiers - de ces fermiers qui sont par nature enclins à chercher des panacées (populisme, FLPisme) à chaque crise. Maintenant on a un mouvement d'une importance énorme, le C.I.O., quelques trois millions et plus, organisés dans une organisation nouvelle, plus militante. Cette organisation, qui a commencé par des grèves, de grandes grèves, et a aussi partiellement entraîné l'A.F.L. dans ces grèves pour les augmentations de salaires, cette organisation, à ses premiers pas, entre dans la plus grande crise [jamais connue] aux Etats-Unis. La perspective, de grèves économiques est exclue pour la prochaine période, étant donné la situation du nombre croissant de chômeurs, etc. Nous pouvons chercher la possibilité de lui faire jeter tout son poids dans la balance politique.

Toute la situation objective l'imposait aux ouvriers comme aux dirigeants - aux dirigeants dans un double sens. D'un côté, ils exploitent la tendance au profit de leur propre autorité et, de l'autre, ils essaient de le briser et de ne pas lui permettre de dépasser ses dirigeants. La L.N.P.L. a cette double fonction. Je ne crois pas qu'il faille réviser théoriquement notre politique, mais je crois qu'elle a besoin d'être concrétisée. En quel sens ? Sommes­-nous pour la création d'un Labor Party réformiste ? Non. Sommes-nous pour une politique qui puisse donner aux, syndicats la possibilité de jeter leur poids dans la balance ? Oui.

Il peut devenir un parti réformiste - cela dépend du développement. Ici se pose la question du programme. Je l'ai indiqué hier et je vais le souligner aujourd'hui : il nous faut un programme de revendications transitoires, dont la plus achevée est celle de gouvernement ouvrier et paysan. Nous sommes pour un parti, pour un parti indépendant des masses laborieuses, qui prendra le pouvoir dans l'Etat. Nous devons concrétiser - cela nous sommes pour la création de comités d'usine, pour le contrôle ouvrier de l'industrie par les comités d'usine. Toutes ces questions sont maintenant suspendues en l'air. Ils parlent de technocratie et lancent le mot d'ordre de « produire pour utiliser[15] » . Nous nous opposons à cette formule de charlatans et avançons le contrôle ouvrier de la production par les comités d'usine.

Lundberg a écrit le livre Soixante Familles. The Annalist[16] affirme que ses chiffres sont faux. Nous disons : les comités d'usine examineront les livres de compte. Ce programme, nous devons le développer parallèlement avec l'idée d'un Labor Party dans les syndicats et de piquets d'ouvriers armés, c'est-à-dire de milice ouvrière. Autrement, c'est une abstraction et une abstraction est une arme entre les mains de la classe adverse. La critique [à faire] aux camarades de Minneapolis, c'est de ne pas avoir concrétisé un programme. Dans ce combat, nous devons souligner que nous sommes pour le bloc des ouvriers et des fermiers, mais pas de fermiers comme Roosevelt (je ne sais pas si vous avez remarqué que dans la présentation de sa candidature, il a donné comme profession « fermier »). Nous ne sommes pour un bloc qu'avec les fermiers exploités, pas les fermiers exploiteurs, les fermiers exploités et les ouvriers agricoles. Nous pouvons devenir les champions de ce mouvement, mais sur la base d'un programme concret de revendications. A Minneapolis, la première tâche devrait être de démontrer statistiquement que 10 000 ouvriers n'ont pas plus de voix que, disons, dix intellectuels ou cinquante personnes organisées par les staliniens. Puis il nous faut présenter cinq ou six revendications, très concrètes, adaptées à l'esprit des ouvriers et des fermiers et inculquer à chaque camarade : comités ouvriers d'usine et puis gouvernement ouvrier et paysan. C'est là le vrai sens du mouvement.

Cannon. - Proposerons-nous aux syndicats d'adhérer à la L.N.P.L. ?

Trotsky. - Oui, je le crois. Naturellement nous ferons nos premier pas de façon à accumuler une expérience pour le travail pratique, pas nous engager dans des formules abstraites, mais développer un programme d'action concret et des revendications, dans le sens que ce programme de transition soit issu des conditions de la société capitaliste actuelle, mais qu'il conduise tout de suite au-delà des limites du capitalisme. Ce n'est pas le programme minimum réformiste qui n'a jamais compris la milice ouvrière et le contrôle ouvrier sur la production. Ces revendications sont transitoires parce qu'elles mènent de la société capitaliste à la révolution prolétarienne, dans la mesure où elles deviennent les revendications des masses comme le gouvernement prolétarien. Nous ne pouvons pas nous en tenir aux revendications quotidiennes du prolétariat. Nous devons donner aux travailleurs les plus arriérés le mot d'ordre concret qui répond à leurs besoins et mène dialectiquement à la conquête du pouvoir par la violence.

Shachtman. - Comment motiveriez-vous le mot d'ordre de milice ouvrière ?

Trotsky. - Par le mouvement fasciste en Europe. Toute la situation démontre que les blocs des libéraux, des radicaux et de la bureaucratie ouvrière ne sont rien, comparés à la bande fasciste militarisée : seuls des travailleurs avec une expérience militaire peuvent s'opposer au danger fasciste. Je crois qu'en Amérique, vous avez assez de scabs[17], de tueurs, pour lier ce mot d'ordre avec l'expérience locale, par exemple en montrant l'attitude de la police, l'état de choses à Jersey. Dans cette situation, dites tout de suite que ce maire-gangster[18], avec sa police de gangsters, devrait être chassé par la milice ouvrière. « Nous voulons ici l'organisation du C.I.O., mais, contrairement à la Constitution, on nous enlève le droit de nous organiser. Si le pouvoir fédéral ne peut pas contrôler le maire, alors nous, ouvriers, devons organiser, pour notre protection, la milice ouvrière et combattre pour nos droits. » Ou bien, dans les conflits entre A.F.L. et C.I.O., nous pouvons mettre en avant le mot d'ordre de milice ouvrière comme une nécessité pour la protection des réunions ouvrières. Et particulièrement [il faut] l'opposer à l'idée stalinienne du Front populaire et on peut souligner le résultat de ce Front-popularisme, le destin de l'Espagne et la situation en France. Puis on peut souligner le mouvement en Allemagne, les camps nazis. Nous devons dire : « Vous, ouvriers de cette ville, serez les premières victimes de cette bande fasciste. Il faut vous organiser, il faut vous armer ! »

Cannon. - Quel nom donnerez-vous à ces groupes ?

Trotsky. - On peut leur donner un nom modeste, piquets d'ouvriers armés.

Cannon. - Comités de défense ?

Trotsky. - Oui. Il faut en parler avec les ouvriers.

Cannon. - Le nom est très important. On peut populariser les comités de défense des ouvriers. Milice ouvrière sonne trop « étranger ».

Shachtman. - Il n'y a pas encore aux Etats-Unis le danger fasciste qui ferait naître le sentiment en faveur d'une organisation comme la milice ouvrière. L'organisation d'une milice ouvrière présuppose une préparation à la prise du pouvoir. Ce n'est pas encore à l'ordre du jour aux Etats-Unis.

Trotsky. - Naturellement on ne peut prendre le pouvoir que quand on a la majorité de la classe ouvrière, mais, même en ce cas, la milice ouvrière sera une petite minorité. Même dans la révolution d'octobre, la milice était une petite minorité. La question est : comment organiser et armer de la sympathie des masses cette petite minorité ? Comment pouvons-nous y arriver ? En préparant les masses par la propagande. La crise, la tension des rapports de classe, la création d'un parti ouvrier, d'un Labor Party, signifie une terrible aggravation [de la tension] des forces. La réaction sera tout de suite un mouvement fasciste. C'est pourquoi il nous faut maintenant lier l'idée du Labor Party avec ses conséquences - autrement nous n'apparaîtrions que comme des pacifistes avec des illusions démocratiques. Nous avons également la possibilité de lancer des mots d'ordre de notre programme de transition et de voir la réaction des masses. Nous verrons quels mots d'ordre choisir, quels mots d'ordre abandonner, mais si nous abandonnons nos mots d'ordre avant expérience, avant d'avoir vu la réaction des masses, nous ne progresserons jamais.

Dunne. - Je voulais poser une question sur le mot d'ordre de l'accès des ouvriers aux secrets de l'industrie. Il me semble qu'il faut bien y réfléchir et l'appliquer avec soin car il pourrait conduire à des difficultés que nous avons déjà expérimentées. En fait, un des moyens de réduire l'ardeur militante des ouvriers consiste pour le patron à offrir de nous montrer les livres et prouver qu'ils perdent de l'argent, la question n'étant pas de savoir s'ils sont honnêtes ou non. Nous avons combattu ça en disant : « c'est à vous d'organiser vos affaires; nous exigeons des conditions de vie décentes ». Je me demande donc quels seraient les effets de notre mot d'ordre d'accès des ouvriers aux secrets de l'industrie.

Trotsky. - Oui, les capitalistes le font dans deux cas, quand la situation de l'entreprise est vraiment mauvaise, et quand ils peuvent tromper les ouvriers. Mais il faut poser la question sous un angle plus général. En premier lieu, il y a des millions de chômeurs, et le gouvernement affirme qu'il ne peut pas payer plus et les capitalistes disent qu'ils ne peuvent pas contribuer plus - nous voulons avoir accès aux livres de compte de cette société. Le contrôle des revenus devrait être organisé par les comités d'usine. Les ouvriers diront : nous voulons des statisticiens qui soient dévoués à la classe ouvrière. Si une branche industrielle démontre qu'elle est réellement ruinée, alors, vous répondez « Nous proposons de vous exproprier. Nous dirigerons mieux que vous. Pourquoi n'avez-vous pas de profits ? A cause du chaos de la société capitaliste. » Nous disons : les secrets commerciaux sont une conspiration des exploiteurs contre les exploités, des producteurs contre les travailleurs. A l'époque de la liberté, à l'époque de la concurrence, ils ont clamé qu'ils voulaient le secret pour se protéger. Maintenant ils n'ont plus de secrets les uns pour les autres, mais seulement pour la société. Cette revendication de transition est aussi un pas vers le contrôle ouvrier de la production comme plan préparatoire à la direction de l'industrie. Tout doit être contrôlé par les ouvriers qui seront demain les maîtres de la société. Mais appeler à la conquête du pouvoir, cela semble aux ouvriers américains illégal, fantastique. Mais si vous dites : « Les capitalistes refusent de payer pour les chômeurs et cachent à l'Etat leurs véritables profits et le cachent aussi aux ouvriers en tenant des comptes malhonnêtes », les ouvriers le comprendront. Si nous disons au fermier : « La banque vous roule. Ils ont de gros profits. Et nous vous proposons de créer un comité de fermiers pour regarder les livres de compte de la banque », tout fermier comprendra cela. Nous dirons : « Le fermier ne peut faire confiance qu'à lui-même ; qu'il crée des comités pour contrôler les crédits agricoles ! », ils comprendront. Cela présuppose un état d'esprit turbulent chez les fermiers, on ne peut pas faire ça tous les jours. Mais introduire cette idée dans les masses et chez nos propres camarades, c'est absolument nécessaire de le faire tout de suite.

Shachtman. - Je crois qu'il n'est pas juste, contrairement à ce que vous dites, de mettre en avant le mot d'ordre de contrôle ouvrier de la production, avant celui de milice ouvrière. Le mot d'ordre d'ouverture des livres de compte de la classe capitaliste est plus adéquat dans la période présente et peut être popularisé Quant aux deux autres, il est vrai que ce sont des mots d'ordre de transition, mais pour la fin de la route, qui est proche, de la préparation de la lutte pour le pouvoir. La transition implique un chemin, qu'il soit long ou court. Chaque étape de cette route exige ses propres mots d'ordre. Pour aujourd'hui nous pouvons utiliser celui de l'examen des livres de compte des capitalistes, pour demain, celui du contrôle ouvrier sur la production et celui de la milice ouvrière.

Trotsky. - Comment, dans une situation aussi critique à l'échelle du monde entier, pouvons-nous mesurer l'étape du développement aux Etats-Unis ? Vous dites que c'est le début, pas la fin. Quelle est la distance ? 100, 10, 4, combien dites-vous à peu près ? Au bon vieux temps, les social­-démocrates disaient : « Nous n'avons que 10000 ouvriers, plus tard nous en aurons 100000, puis un million, et alors nous aurons le pouvoir. » Le développement mondial, pour eux, n'était qu'une accumulation de quantités, 10000, 100000, etc. Nous avons maintenant une situation tout à fait différente. Nous sommes dans une période du capitalisme déclinant, de crises toujours plus agitées et terribles, et de la guerre qui approche. En temps de guerre, les ouvriers, apprennent très vite. Si vous dites qu'il faut attendre et voir, puis faire de la propagande, nous ne -serons pas l'avant-garde, mais l'arrière-garde. Si vous me demandez : « Est-il possible que les ouvriers américains s'emparent du pouvoir dans dix ans ? », je dirai : « Oui, c'est tout à fait possible. » L'explosion du C.I.O., démontre que la base de la société capitaliste est minée. La milice ouvrière et le contrôle ouvrier de la production sont deux aspects, d'une même question. L'ouvrier n'est pas un comptable. Quand il demande à voir les livres, il veut changer la situation en la, contrôlant, puis en la dirigeant. Naturellement nous mettons en. avant nos mots d'ordre en fonction de l'écho qu'ils trouvent dans les masses. Quand on voit la réaction des masses, on sait quel aspect de la question souligner. Nous dirons : « Roosevelt veut, aider les chômeurs par l'industrie de guerre. Mais si nous, travailleurs, gérions la production, nous pourrions trouver une autre industrie, pas pour les morts, pour ceux qui vivent. » La question peut devenir compréhensible même pour un ouvrier moyen qui n'a jamais pris part à un mouvement politique. Nous, sous-estimons le mouvement révolutionnaire dans les masses travailleuses. Nous sommes une petite organisation, propagandiste, et, dans certaines situations, nous sommes plus sceptiques que les masses qui se développent très vite. Au début de 1917, Lénine disait que le parti est dix fois plus révolutionnaire que son comité central et les masses cent fois plus révolutionnaires que les rangs du parti. Il n'y a pas maintenant aux Etats-Unis de situation révolutionnaire. Mais les camarades avec des idées très révolutionnaires dans les époques tranquilles peuvent devenir de vrais freins au mouvement dans des situations révolutionnaires - cela se produit souvent. Un parti révolutionnaire attend la révolution si souvent et si longtemps qu'il a l'habitude de la reporter.

Cannon. - On voit ce phénomène des grèves : elles balaient le pays et prennent par surprise le parti révolutionnaire. Faut-il proposer ce programme de transition dans les syndicats ?

Trotsky. - Oui, nous faisons de la propagande pour ce programme dans les syndicats, nous le proposons comme base programmatique du L.P. Pour nous, c'est un programme de transition, mais pour eux, c'est le programme. Maintenant il s'agit du contrôle ouvrier sur la production. Mais on ne peut réaliser ce programme qu'à travers un gouvernement ouvrier et paysan. Il nous faut populariser ce mot d'ordre.

Cannon. - Et ce mot d'ordre-là, faut-il le mettre en avant aussi en tant que programme de transition ou bien est-ce un pseudonyme de la dictature du prolétariat ?

Trotsky. - Dans notre esprit, il mène à la dictature du prolétariat. Nous disons aux ouvriers et aux fermiers : « Vous voulez Lewis comme président ? Bien, cela dépend de son programme. Lewis, plus Green[19], plus LaFollette[20] égale représentants des fermiers ? Cela aussi dépend du programme. Nous essayons de concrétiser le programme, de le rendre plus précis, alors le gouvernement ouvrier et paysan signifie le gouvernement ouvrier dirigeant les fermiers.

Shachtman. - Comment conciliez-vous cela avec l'affirmation primitive selon laquelle nous ne pouvons appeler à l'organisa­tion d'un Labor Party réformiste ? J'aimerais comprendre claire­ment ce que fait concrètement notre camarade quand son syndicat est affilié à la L.N.P.L. et qu'il est délégué au L.P. Là la question se pose de quoi faire aux élections et on propose « Soutenons LaGuardia[21] ! ». Comment se présente concrètement cette question pour nos camarades ?

Trotsky. - Nous avons ici une réunion syndicale pour discuter de l'affiliation à la L.N.P.L. Dans le syndicat, je dirai d'abord . « Premièrement, l'unification des syndicats sur un plan politique est un pas en avant. Il existe un danger qu'il tombe aux mains de nos ennemis et c'est pourquoi je propose deux mesures : 1) que nous n'ayons comme représentants que des ouvriers ou des fermiers; que nous ne dépendions en rien des prétendus alliés parlementaires; 2) que nos représentants suivent notre programme, celui-ci. » Nous esquissons alors des plans concrets sur le chômage, le budget militaire, etc. Puis je dis : « Si vous me proposez comme candidat, vous connaissez mon programme. Si vous m'envoyez vous représenter, je combattrai pour ce programme dans la L.N.P.L., dans le L.P. » Quand la L.N.P.L. décide de voter pour La Guardia, ou bien je démissionne en signe de protestation ou bien je proteste et je reste : « Je ne peux pas voter pour La Guardia. J'ai un mandat. » Nous obtenons de grandes possibilités neuves pour la propagande. La dissolution de notre organisation est absolument exclue. Nous manifestons clairement que nous avons notre organisation, notre presse, etc. Il s'agit d'un rapport de forces. Le camarade Dunne dit que nous ne pouvons pas encore appeler les syndicats à soutenir le S.W.P. ? Pourquoi ? Parce que nous sommes trop faibles. Et nous ne pouvons pas dire aux ouvriers : « Attendez que nous soyons devenus plus influents, plus puissants ». Il nous faut intervenir dans le mouvement tel qu'il est.

Shachtman. - S'il n'y a pas de mouvement pour un Labor Party et si nous étions opposés à sa création, comment cela affecterait-il le programme lui­-même : il serait encore notre programme de transition. Je ne comprends pas ce que vous dites quand vous dites qu'on ne peut pas défendre un parti réformiste mais nous le défendons et devenons les champions du mouvement L.P. dans le but d'imposer politiquement la volonté des ouvriers.

Trotsky. - Ce serait absurde de dire que nous défendons un parti réformiste. Nous pouvons dire aux dirigeants de la L.N.P.L. : « Vous êtes en train de faire de ce mouvement un simple appendice opportuniste des démocrates. » C'est une question d'approche pédagogique. Comment peut-on dire que nous demandons la création d'un parti réformiste ? Nous disons que vous ne pouvez imposer votre volonté à travers un parti réformiste, seulement à travers un parti révolutionnaire. Les staliniens et les libéraux souhaitent faire de ce mouvement un parti réformiste, mais nous avons notre programme et nous en ferons un parti révolutionnaire.

Cannon. - Comment pouvez-vous expliquer un Labor Party révolutionnaire? Nous disons : « Le S.W.P. est l'unique parti révolutionnaire et son programme le seul révolutionnaire. » Comment pouvons-nous donc expliquer aux ouvriers que le L.P. est aussi un parti révolutionnaire ?

Trotsky. - Je ne dirai pas que le L.P. est un parti révolutionnaire, mais que nous ferons tout pour que ce soit possible. A chaque réunion, nous dirons : « Je suis représentant du S.W.P. Je considère que c'est le seul parti révolutionnaire. Mais je ne suis pas sectaire. Vous essayez maintenant de créer un grand parti ouvrier. Je vous aiderai mais je vous propose d'examiner un programme pour ce parti. Je fais telle et telle proposition. » C'est ainsi que je commence. Dans ces conditions, ce serait un grand pas en avant. Pourquoi ne pas dire ouvertement ce qui est ? Sans aucun camouflage, sans aucune diplomatie.

Cannon. - Jusqu'à présent la question a toujours été posée abstraitement. La question du programme n'a jamais été dessinée comme vous l'avez dessinée ici. Les lovestonistes[22] ont toujours été pour un L.P., mais ils n'ont pas de programme, ce sont des combinaisons de sommet. Il me semble que si nous avons un programme et y faisons sans cesse référence...

Trotsky. - D'abord il y a le programme, et puis les statuts qui assurent la domination des syndicats contre les personnalités libérales, les petits­-bourgeois, etc. Autrement, il pourrait devenir un Labor Party par sa composition sociale, un parti capitaliste par sa politique.

Cannon. - Il me semble qu'à Minneapolis il s'agit trop d'une lutte organisationnelle, une lutte pour le contrôle de l'organisation entre les staliniens et nous. Nous devons développer à Minneapolis un combat programmatique contre les staliniens dans le F.L.P. comme nous avons utilisé hier le vote sur l'amendement Ludlow[23].

Shachtman. - Maintenant, avec l'imminence du début de la guerre, le Labor Party peut devenir un piège. Et je ne puis pas encore comprendre comment le L.P. peut être différent d'un parti réformiste, purement parlementaire.

Trotsky. - Vous posez la question de façon trop abstraite : naturellement, il peut se cristalliser en un parti réformiste et un qui nous excluerait ! Mais nous serons une partie du mouvement. Il nous faut dire aux lovestonistes, staliniens, etc. « Nous sommes pour un parti révolutionnaire. Vous faites tout pour le rendre réformiste. » Mais nous soulignons toujours notre programme. Nous disons toujours aux ouvriers : « Il vous faut votre programme pour ce L.P. : voici le mien. » Et nous proposons notre programme de revendications de transition. Quant à la guerre et l'amendement Ludlow, nous les discuterons demain et je montrerai de nouveau comment utiliser notre programme de transition dans cette situation.

31 mai 1938[modifier le wikicode]

Discussion avec des militants du SWP — nous ne savons s'il s'agit des gardes ou de visiteurs (T. 4353)

— Dans les rangs de notre parti, la question qui semble la plus discutée en rapport avec l'adoption du programme de revendications transitoires est cette affaire d'un Labor Party aux Etats-Unis.

Quelques camarades maintiennent qu'il n'est pas juste de défendre la création d'un Labor Party; ils soutiennent que rien ne prouve qu'il existe un sentiment largement répandu en faveur d'un tel parti, que, si un parti semblable était en cours de formation ou même s'il y avait une aspiration générale à le créer, nous aurions alors à l'aborder avec un programme susceptible de donner à ce mouvement un contenu révolutionnaire, mais, qu'en l'absence de tels facteurs objectifs, cette partie de nos thèses est opportuniste.

Pouvez-vous éclairer un peu plus ce point ?

— Je crois que nous devons nous souvenir des faits les plus élémentaires de l'histoire du développement du mouvement ouvrier en général et des syndicats en particulier. A cet égard, il existe différents types de développement de la classe ouvrière dans différents pays. Chacun a connu une forme spécifique de développement, mais nous pouvons faire une classification générale.

En Allemagne, en Autriche et en Russie particulièrement, le mouvement ouvrier a commencé en tant que mouvement politique, en tant que parti. C'était le premier pas. La social-démocratie, dans sa première phase, espérait que ta reconstruction socialiste de la société était proche, mais il se trouve que le capitalisme était suffisamment fort pour durer encore. Il y a eu une longue période de prospérité et la social-démocratie a été obligée d'organiser des syndicats. Dans ces pays, l'Allemagne, l'Autriche, la Russie surtout, les syndicats étaient inconnus, ils ont été commencés, construits et dirigés par un parti politique, le parti social-démocrate.

C'est un type de développement différent qui apparaît dans les pays latins, en France et surtout en Espagne. Là, le mouvement des partis et le mouvement syndical sont presque indépendants l'un de l'autre et se rangent sous des drapeaux différents, et même, dans une certaine mesure, opposés. Le parti est une machine parlementaire. Les syndicats sont jusqu'à un certain point en France — et plus encore en Espagne — sous la direction des anarchistes.

Le troisième type est donné par la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et, plus ou moins, les dominions. L'Angleterre est le pays classique des syndicats, des trade-unions. On a commencé à les construire à la fin du XVIIIe siècle, avant la révolution française et pendant la prétendue révolution industrielle (aux Etats-Unis pendant la période de développement du système des manufactures). En Angleterre, la classe ouvrière n'avait pas que son parti indépendant à elle. Les trade-unions étaient les organisations de la classe ouvrière en principe, en réalité celles de l'aristocratie ouvrière des couches supérieures. Il existait en Angleterre un prolétariat aristocratique, au moins ses couches supérieures, parce que la bourgeoisie britannique, qui jouissait du contrôle et presque du monopole du marché mondial, pouvait abandonner une petite partie de ses richesses à la classe ouvrière et lui faire absorber ainsi une fraction du revenu national. Les trade-unions pouvaient arracher cela aussi à la bourgeoisie. Ce n'est qu'au bout d'un siècle que les trade-unions ont commencé à construire leur parti politique. C'est tout à fait l'inverse de l'Allemagne ou de l'Autriche. Là-bas, c'était le parti qui avait éveillé la classe ouvrière et construit les syndicats. En Angleterre, ce sont les syndicats qui, après des siècles d'existence et de lutte, ont été obligés de construire un parti politique.

Quelles étaient les raisons de ce changement ? II était dû au complet déclin du capitalisme anglais qui commençait à devenir très grave. Le parti anglais n'est vieux que de deux décennies puisqu'il n'a commencé à émerger réellement qu'après la Première Guerre mondiale. Pourquoi ce changement? Il est bien connu qu'il est lié à la fin du monopole britannique sur le marché mondial. Cela a commencé dans les années 1880 avec la concurrence de l'Allemagne et des Etats-Unis. La bourgeoisie a perdu sa capacité de donner une position privilégiée aux couches dirigeantes du prolétariat. Les trade-unions ont perdu la possibilité d'améliorer la situation des ouvriers et ont été poussés sur la voie de l'action politique parce que l'action politique est la généralisation de l'action économique. L'action politique généralise les besoins des ouvriers et les tourne dans la direction, non de fractions de la bourgeoisie, mais de la bourgeoisie dans son ensemble, organisée dans l'Etat.

Actuellement, aux Etats-Unis, on peut dire que les traits qui ont caractérisé le développement anglais se présentent sous une forme encore plus concentrée dans une période plus courte parce que toute l'histoire des Etats-Unis est plus courte. Pratiquement, le début du développement des syndicats aux Etats-Unis remonte au lendemain de la guerre civile[24].

Mais ces syndicats étaient très arriérés en comparaison de ceux de la Grande-Bretagne. C'étaient dans une large mesure des syndicats mixtes d'employeurs et d'employés, pas des syndicats combattants, militants. Ils étaient particularistes et avaient de faibles effectifs. Ils reposaient sur la base du métier, non sur celle de l'industrie et ce n'est qu'au cours des deux dernières années qu'on a vu se développer aux Etats-Unis d'authentiques syndicats, Ce mouvement nouveau, c'est le C.I.O.

Quelle est la raison de l'apparition du C.I.O. ?

C'est le déclin de l'impérialisme américain. En Grande-Bretagne, le début du déclin du système capitaliste a obligé les syndicats existants à s'unir dans un parti politique. Aux Etats-Unis, le même phénomène — le début du déclin — n'a produit que les syndicats d'industrie, mais ces derniers ne sont apparus sur la scène que juste à temps pour être confrontés à un chapitre nouveau du déclin du capitalisme ou, plus exactement, on peul dire que la première crise de 1929-1933 a donné l'élan et s'est achevée dans l'organisation du C.I.O. Mais, à peine organisé, le C.I.O. se trouve confronté à la seconde crise, 1937-1938, qui se poursuit et s'approfondit.

Qu'est-ce que cela veut dire ? C'est qu'il s'est écoulé beaucoup de temps aux Etats-Unis avant l'organisation de nouveaux syndicats, mais, maintenant qu'il existe de vrais syndicats, ils doivent connaître la même évolution que les syndicats anglais. C'est-à-dire que, sur la base du capitalisme déclinant, ils sont contraints de se tourner vers l'action politique.

Je crois que, dans toute cette affaire, c'est là le fait le plus important.

La question est : « Il n'existe aucune preuve d'une aspiration générale à un tel parti. » Souvenez-vous que quand nous avons discuté de cette question avec d'autres camarades, il y avait là-dessus des divergences.

Je ne peux pas apprécier s'il existe ou non une aspiration à un Labor Party, parce que je n'ai ni observations ni remarques personnelles, mais il ne me semble pas que la mesure dans laquelle les dirigeants ou la base des syndicats sont disposés ou sont enclins à former un tel parti soit une question décisive. Il est très difficile d'établir une information exacte. Nous n'avons pas d'appareil pour faire un référendum.

Nous ne pouvons mesurer l'état d'esprit que dans l'action, si le mot d'ordre est mis à l'ordre du jour. Mais ce qu'on peut dire, c'est que la situation objective est absolument déterminante. Les syndicats, en tant que syndicats, ne peuvent avoir d'action que défensive, perdent des membres au fur et à mesure que la crise s'aggrave et multiplie les chômeurs. Leur trésorerie ne cesse de s'appauvrir tandis que les tâches se multiplient, qu'il faut effectuer avec des moyens toujours moindres. C'est un fait que l'on ne peut pas changer. La bureaucratie syndicale est de plus en plus désorientée, la base de plus en plus mécontente, et ce mécontentement grandit d'autant plus qu'ils avaient placé d'immenses espoirs dans le C.I.O. et particulièrement en fonction de son développement sans précédent — en deux ou trois ans, 4 millions d'hommes tout neufs sur le champ de bataille, confrontés à des obstacles objectifs que les syndicats ne peuvent pas écarter. Dans cette situation, nous devons fournir une réponse. Si les dirigeants syndicaux ne sont pas prêts à l'action politique, nous pouvons leur demander d'élaborer une nouvelle orientation politique. S'ils refusent, il faut les dénoncer. Telle est la situation objective.

Je dis à ce propos ce que j'ai déjà dit de l'ensemble du programme de revendications de transition. Le problème n'est pas l'état d'esprit des masses, mais la situation objective, et notre travail est de mettre le matériel arriéré des masses en face de tâches qui sont déterminées par les faits objectifs et non par leur psychologie. Il en est de même pour la question particulière du Labor Party, Si la lutte de classes n'est pas écrasée, si elle ne laisse pas la place à la démoralisation, alors le mouvement trouvera un canal nouveau, et ce canal sera politique. C'est l'argument fondamental en faveur de ce mot d'ordre.

Nous affirmons que le marxisme est le socialisme scientifique. Que signifie réellement « socialisme scientifique » ?

Cela signifie que le parti qui représente cette science sociale a comme point de départ, comme pour toute science, non les désirs subjectifs, les tendances ou l'état des esprits, mais les faits objectifs, la situation matérielle des différentes classes et leurs rapports entre elle. Ce n'est que par cette méthode que l'on peut établir des revendications qui correspondent à la situation objective, et ce n'est qu'ensuite que nous adapterons ces revendications et ces mots d'ordre à l'état d'esprit donné des masses. Mais, commencer par l'état d'esprit comme un fait fondamental serait une politique, non scientifique mais conjoncturelle, démagogique et aventuriste.

On peut nous demander pourquoi nous n'avons pas prévu ces développements il y a cinq ans, six ou sept ans ? Pourquoi, au cours de la dernière période, avons-nous dit que nous ne voulions pas lutter pour ce mot d'ordre d'un Labor Party ?

L'explication en est très simple. Nous sommes absolument certains, nous, marxistes, initiateurs du mouvement américain pour la IVe Internationale, que le capitalisme mondial est entré dans sa phase de déclin. C'est la période où la classe ouvrière est éduquée objectivement et avance subjectivement, préparant la révolution sociale. La direction était identique aux Etats-Unis, mais cette question de la direction ne suffit pas. L'autre est celle du rythme de son développement et, à cet égard, étant donné la puissance du capitalisme américain, quelques-uns d'entre nous, et moi-même au premier chef, nous sommes imaginés que la capacité du capitalisme américain à résister à ses contradictions internes destructrices serait plus grande et que, pour une certaine période, le capitalisme américain pourrait utiliser le déclin du capitalisme européen pour s'assurer une période de prospérité avant son propre déclin. Pour combien de temps? Dix ou trente ans, pouvait-on dire ? En tout cas, moi, personnellement, je n'ai pas vu que cette crise aiguë, ou bien ces séries de crises, allaient commencer dans la période suivante et n'allaient pas cesser de s'aggraver. C'est pourquoi, il y a huit ans, quand j'ai discuté cette question avec les camarades américains) j'ai été très prudent. J'ai été très prudent dans mon pronostic. Mon opinion était que nous ne pouvions prévoir à quel moment les syndicats américains entreraient dans la période où ils seraient obligés de s'engager dans l'action politique. Si cette période critique commençait dans dix ou quinze ans, alors, nous, l'organisation révolutionnaire, nous pouvions devenir une grande force, influençant directement les syndicats et en devenir la force dirigeante. C'est pourquoi il aurait été parfaitement pédant, abstrait, artificiel, de proclamer en 1930 la nécessité d'un Labor Party. Et ce mot d'ordre abstrait aurait constitué un handicap pour notre propre parti. Cela se passait au début de la crise précédente. Mais de là à penser que cette période serait suivie d'une nouvelle crise, plus grave encore, avec une influence cinq à dix fois plus profonde parce que c'était une répétition !

Nous avons maintenant à porter une appréciation, non pas à partir de notre pronostic d'hier, mais à partir de la situation d'aujourd'hui. Le capitalisme américain est très fort, mais ses contradictions sont plus fortes que le capitalisme lui-même. Le rythme du développement s'est produit sur un rythme américain et cela a créé une situation nouvelle pour tes nouveaux syndicats et pour le C.I.O., bien plus que pour l'A.F.L. Dans cette situation, c'est pire pour le C.I.O. que pour l’A.F.L., parce que l'A.F.L. est plus capable de résister, du fait de sa base aristocratique. Il nous faut changer tout notre programme, parce que la situation objective est totalement différente de notre vieux pronostic.

Qu'est-ce que cela veut dire ? Que nous sommes certains que la classe ouvrière, les syndicats, vont adhérer au mot d'ordre du Labor Party ? Non, nous ne sommes pas certains que les travailleurs adhéreront à ce mot d'ordre. Quand nous entamons un combat, nous ne sommes pas certains de vaincre. Nous pouvons seulement dire que notre mot d'ordre correspond à la situation objective, que les meilleurs éléments le comprendront et que les plus arriérés, qui ne le comprendront pas, se discréditeront.

A Minneapolis, on ne peut pas dire aux syndicats d'adhérer au Socialist Workers Party. Ce serait une plaisanterie, même à Minneapolis[25]. Pourquoi? Parce que le déclin du capitalisme se déroule dix — cent — fois plus vite que le développement de notre parti. C'est une nouvelle contradiction. La nécessité d'un parti politique des travailleurs est donnée par les conditions objectives, mais notre parti est trop petit, manque d'autorité pour organiser les travailleurs dans ses propres rangs. C'est pourquoi nous disons aux ouvriers, aux masses : « II vous faut un parti. » Mais nous ne pouvons pas leur dire immédiatement de rejoindre notre parti. Dans un meeting de masse, cinq cents seraient d'accord sur la nécessité d'un Labor Party, mais cinq seulement le seraient pour adhérer au nôtre, ce qui montre qui le mot d'ordre d'un Labor Party est un mot d'ordre d'agitation. Le second est pour l'avant-garde.

Faut-il utiliser les deux mots d'ordre ou un seul ? Je dis : les deux. Le premier, un Labor Party indépendant, prépare l'arène pour notre parti. Il aide les ouvriers et les prépare à avancer, ouvre la voie à notre parti. Tel est le sens de ce mot d'ordre.

Nous disons que nous ne nous satisferons pas de ce mot d'ordre abstrait qui, même aujourd'hui, n'est pourtant pas aussi abstrait qu'il y a dix ans, parce que la situation objective est différente. Il n'est pas assez concret. Il nous faut montrer aux ouvriers ce que devrait être ce parti : un parti indépendant, pas pour Roosevelt ou LaFollette, une machine pour les travailleurs eux-mêmes.

C'est pourquoi, sur le terrain électoral, nous devons avoir nos propres candidats. Nous pourrons alors proposer nos mots d'ordre de transition, l'un après l'autre. C'est pourquoi je ne vois aucune raison de ne pas adopter ce mot d'ordre. Je ne vois qu'une raison psychologique. Nos camarades, dans leur combat contre les lovestonistes, voulaient leur parti à eux, pas un parti abstrait. Et maintenant, c'est désagréable. Naturellement, les staliniens diront que nous sommes fascistes, etc. Mais ce n'est pas une question de principe, c'est une question tactique. Pour Lovestone, nous aurons l'air de perdre la face devant les lovestonistes, mais ce n'est rien. Nous ne nous orientons pas en fonction de Lovestone, mais en fonction des besoins de la classe ouvrière. Je crois que, même du point de vue de notre concurrence avec les lovestonistes, il y a un côté positif et un côté négatif. Dans une rencontre avec un lovestoniste, j'expliquerais ce qu'était notre position et pourquoi nous avons changé. « A cette époque, vous, lovestonistes, vous nous attaquiez. Bien. Maintenant, sur cette question, si importante pour vous, nous avons changé d'attitude. Alors, qu'est-ce que vous avez contre la IVe Internationale ? ». Je suis sûr que, de cette façon, nous préparons une scission chez les lovestonistes. Et sous cet angle, je ne vois aucun obstacle.

Avant de conclure, une correction dans la formulation de la question. La proposition pour un Labor Party ne fait pas partie du programme des revendications de transition, elle constitue une motion particulière.

— Dans un syndicat, défend-on un Labor Party, vote-t-on pour ?

— Pourquoi pas ? Dans le cas d'un syndicat, quand la question est posée, je prends la parole et je dis que la nécessité d'un Labor Party est totalement prouvée par tous les événements. Il est démontré que l'action économique ne suffit pas.

Nous avons besoin de l'action politique. Dans un syndicat, je dirais que ce qui compte, c'est le contenu du Labor Party, et c'est pourquoi je me réserve de prendre la parole sur son programme, mais je voterai pour.

— Les travailleurs semblent totalement apathiques à l'égard d'un Labor Party. Leurs dirigeants ne font rien et tes staliniens sont pour Roosevelt.

— Mais c'est caractéristique d'une période donnée où il n'existait pas de programme. Où ils ne voyaient pas la nouvelle route. Il faut absolument surmonter cette apathie. Il faut absolument leur donner un mot d'ordre nouveau.

— Quelques camarades ont réuni des chiffres qui tendent à démontrer que le mouvement pour un Labor Party est aujourd'hui en déclin chez les travailleurs.

— II y a une ligne prédominante et aussi des oscillations mineures comme, par exemple, l'état d'esprit dans le C.I.O.

D'abord, de la combativité. Maintenant, en pleine crise, le C.I.O. apparaît mille fois plus dangereux aux capitalistes qu'auparavant, mais ses dirigeants ont peur de rompre avec Roosevelt. Les masses attendent. Elles sont désorientées, le chômage grandit. On peut prouver que cette aspiration a décru depuis un an. Peut-être faut-il ajouter à cela l'influence des staliniens, mais ce n'est qu'une oscillation secondaire et c'est très dangereux pour nous de nous fonder sur des oscillations secondaires, alors que le mouvement va, à bref délai, devenir plus impérieux et que cette nécessité objective trouvera son expression subjective dans la tête des ouvriers, surtout si nous les y aidons. Le parti est un instrument historique pour aider les travailleurs.

— Quelques militants de chez nous, qui viennent du parti socialiste, se plaignent qu'à l'époque ils étaient pour un Labor Party, et que les discussions avec les trotskystes les ont convaincus qu'ils avaient tort. Et maintenant ils doivent de nouveau changer d'avis.

— Oui, c’est une question pédagogique, mais c'est une bonne école pour les camarades. Maintenant, ils peuvent, mieux qu'avant, saisir le caractère dialectique du développement.

20 juillet 1938[modifier le wikicode]

Weber[26]. - Quelle influence la « prospérité », une croissance économique du capitalisme américain dans la nouvelle période, peut-elle avoir sur notre activité basée sur le Programme de transition ?

Trotsky. - Il est très difficile de répondre, parce qu'il s'agit d'une équation à plusieurs inconnues. La première question est de savoir si une amélioration conjoncturelle est probable dans le proche avenir. Il est très difficile de répondre, surtout pour quelqu'un qui ne suit pas les graphiques au jour le jour. Comme je le vois dans le New York Times, les spécialistes sont très incertains sur ce point. Dans le dernier numéro du dimanche du New York Times, l'indice des affaires manifestait une tendance très confuse. Au cours de la semaine dernière, il y avait eu baisse, deux semaines avant, hausse, etc. Si on considère le tableau général, on constate qu'une nouvelle crise a commencé manifestant une courbe d'un déclin presque vertical jusqu'en janvier de cette année; puis la courbe a commencé à manifester des hésitations - une courbe en zigzag, mais avec une tendance générale à la baisse. Mais la baisse cette année a été indubitablement plus lente que la baisse pendant les neuf mois de l'année précédente. Si on considère la période précédente, qui a commencé avec l'effondrement de 1929, on constate que la crise a duré presque trois ans et demi avant le début du mouvement de hausse, avec des hauts et des bas moins marqués, durant quatre ans et demi - c'était la « prospérité » de Roosevelt[27]. Ainsi le dernier cycle a été de huit ans, trois ans et demi de crise et quatre ans et demi de « prospérité » relative, huit ans étant considérés comme une durée normale pour un cycle capitaliste. Maintenant, la nouvelle crise a commencé en août 1937 et, en neuf mois, elle a atteint le point qu'on avait atteint en deux ans et demi au cours de la crise précédente. Il est très difficile de faire maintenant un pronostic sur le délai, le point de la prochaine remontée. Si on considère le nouvel effondrement du point de vue de sa profondeur, je le répète, la crise a réalisé le travail de deux ans et demi, mais n'a pas encore atteint le point le plus bas de la précédente. Si on considère la nouvelle crise du point de vue de la durée - neuf ans, ou même huit ans, c'est trop peu pour une nouvelle remontée. C'est pourquoi, je le répète, un pronostic est difficile. Il faut que la nouvelle crise atteigne le même point - le plus bas - que la crise précédente. C'est probable, mais pas absolument certain. Ce qui caractérise le nouveau cycle, c'est que la « prospérité » n'a pas atteint le sommet de la prospérité précédente, mais on ne peut à partir de là tirer de façon abstraite une conclusion sur le nadir. Ce qui caractérisait la prospérité Roosevelt, c'était qu'il s'agissait d'un mouvement essentiellement des industries légères, pas du bâtiment, ni de l'industrie lourde. C'est ce qui a fait que le mouvement s'est développé de façon limitée. C'est précisément la raison pour laquelle la chute s'est produite de façon aussi catastrophique, parce que le nouveau cycle n'avait pas une base solide d'industries lourdes, surtout des industries du bâtiment qui sont caractérisées par de nouveaux investissements avec une perspective à long terme, et ainsi de suite.
Maintenant on peut supposer théoriquement que le nouveau mouvement de reprise affectera plus que les industries du bâtiment - les industries lourdes en général - du fait qu'en dépit de la consommation au cours de la dernières période, les machines n'ont pas été suffisamment renouvelées et que la demande pour elles sera maintenant plus grande que dans la période précédente. Ce n'est absolument pas en contradiction avec notre analyse générale d'un capitalisme malade en déclin provoquant toujours plus de misère. Cette possibilité théorique est soutenue dans une certaine mesure par les investissements militaires dans les travaux publics. D'un vaste point de vue historique, cela signifie que la nation s'appauvrit pour permettre d'assurer aujourd'hui et demain de meilleures conjonctures. On peut comparer ce type de conjoncture à une énorme dépense de l'organisme général. On peut la considérer peut-être comme une nouvelle conjoncture d'avant-guerre, mais quand commencera-t-elle ? La baisse va-t-elle continuer ? C'est possible - probable. En ce sens, on aura dans la prochaine période, non pas 13 ou 14 millions, mais 15 millions de chômeurs. En ce sens, tout ce que nous avons dit sur le Programme de transition sera renforcé à tous égards, mais nous adoptons l'hypothèse d'une nouvelle reprise dans les quelques mois, dans les six mois ou l'année qui vient. Un tel mouvement peut être inévitable.
A la première question de savoir si une telle reprise peut être plus favorable à la perspective générale devant notre parti, je crois que nous pourrons répondre par un oui catégorique, qu'elle nous serait plus favorable. Il n'existe aucune raison de croire que le capitalisme américain puisse, de lui-même, au cours de la prochaine période, devenir un capitalisme sain et plein de santé et qu'il puisse absorber les 13 millions de chômeurs. Mais, si nous la formulons sous une forme très simple, arithmétique, la question est de savoir si, dans l'année ou les deux ans qui viennent, les industries peuvent absorber 4 millions d'ouvriers sur les 13 millions de chômeurs, ce qui en laissera 9. Serait-ce favorable du point de vue du mouvement révolutionnaire ? Je crois que nous pouvons répondre par un oui catégorique.
On a une situation dans un pays - une situation très révolutionnaire dans un pays très conservateur - avec une arriération subjective de la mentalité de la classe ouvrière. Dans une telle situation, les reprises économiques - brutales, hauts et bas - ont d'un point de vue historique un caractère secondaire pour la vie de millions d'ouvriers. Aujourd'hui, elles ont une très grande importance. De telles secousses ont une grande impor­tance révolutionnaire. Elles secouent le conservatisme; elles forcent les ouvriers à chercher une explication de ce qui se passe, quelle est la perspective. Et chaque secousse nouvelle pousse une couche d'ouvriers sur la voie de la révolution. Plus concrètement, aujourd'hui, les ouvriers américains sont dans une impasse. Le grand mouvement du C.I.O.[28] n'a pas de perspective immédiate parce qu'il n'est pas guidé par un parti révolutionnaire et les difficultés du C.I.O. sont immenses. D'un autre côté, les éléments révolutionnaires sont trop faibles pour pouvoir impulser dans le mouvement un tournant brusque vers la voie politique. Imaginons que, pendant la prochaine période, quatre millions d'ouvriers entrent dans l'industrie. Cela n'apaisera pas les antagonismes sociaux - au contraire, cela les aiguisera. Si l'industrie était capable d'absorber les 11 ou 13 millions de chômeurs, cela signifierait pour une longue période un apaisement de la lutte de classes, mais elle ne peut en absorber qu'une partie et la majorité demeurera en chômage. Tous les chômeurs savent que ceux qui ont un travail travaillent. Je crois que, dans cette période, notre mot d'ordre de l'échelle mobile peut recueillir une immense popularité; c'est-à-dire que nous revendiquons du travail pour tous dans des conditions décentes sous une forme populaire : « Nous voulons trouver du travail pour tous dans des conditions décentes et avec des salaires décents. » La première période de croissance - croissance économique -serait très favorable en particulier pour ce mot d'ordre. Je crois aussi que l'autre très important mot d'ordre de défense, milice ouvrière, etc. trouverait aussi un terrain favorable, une base, parce qu'à travers une croissance aussi limitée et incertaine - les capitalistes chercheront à avoir des profits immédiats et considéreront avec beaucoup d'hostilité les syndicats qui perturbent la possibilité d'une nouvelle augmentation des profits. Dans de pareilles conditions, je crois que Hague[29] trouverait des imitateurs à grande échelle.
La question du Labor Party devant les syndicats. Bien sûr, le C.I.O., dans une nouvelle prospérité, aurait une nouvelle possibilité de développement. En ce sens, on peut supposer que l'amélioration de la conjoncture reporterait à plus tard la question du Labor Party. Non pas qu'il perdrait toute son importance propagandiste, mais il perdrait de son acuité. Nous pouvons donc préparer les éléments progressistes à cette idée et être prêts à l'approche de la crise, qui ne sera pas longue à venir.
Je crois que cette question du haguisme a une énorme importance et qu'une nouvelle prospérité, une nouvelle remontée nous donnerait des possibilités accrues. Une nouvelle remontée signifierait que la crise définitive, les conflits définitifs sont repoussés de plusieurs années en dépit de conflits aigus pendant la montée elle-même. Et nous avons le plus grand intérêt à gagner plus de temps, parce que nous sommes faibles et parce que les ouvriers ne sont pas prêts aux Etats-Unis. Mais même une nouvelle remontée ne nous donnerait que très, très peu de temps - la disproportion entre la mentalité et les méthodes des ouvriers américains dans la crise sociale, cette disproportion est terrifiante. J'ai cependant l'impression que nous devons donner des exemples concrets de succès et ne pas nous limiter à donner seulement de bons conseils théoriques. Si on prend la situation dans le New Jersey, c'est un coup terrible non seulement à la social-démocratie, mais à la classe ouvrière. Hague n'en est qu'au commencement. Nous aussi nous n'en sommes qu'au commencement, mais Hague est mille fois plus puissant que nous.
Dans le New Jersey, il est tout à fait clair que nous ne pouvons pas faire de miracles, mais nous pouvons réaliser un sérieux travail préparatoire, concentré pour un miracle. Nous devons maintenant, je crois, nous concentrer sur le New Jersey. Concentrer une ou deux dizaines de bons membres du parti pour un travail révolutionnaire clandestin, systématique et de bonne qualité. Jersey City, comme je l'ai lu dans une petite brochure, et c'est une confirmation que chacun peut obtenir lui-même, est une ville où les ouvriers sont le plus férocement exploités, où les salaires sont les plus bas, une ville d'open shops[30]. Nous devons nous concentrer à Jersey City pour un travail clandestin systématique à tous égards - dans les usines, chez les chômeurs, dans les syndicats, etc., avec des intentions révolutionnaires sérieuses pour une manifestation au moment favorable, une lutte ouverte contre l'élément réactionnaire, un combat de rues, sans, bien sûr, aucune tentative aventuriste. Hague a osé le faire. Pourquoi n'oserions-nous pas ? Nous pourrons mesurer la situation à nos propres succès, au sentiment des masses. Notre critique de la politique de Norman Thomas[31], des sénateurs qui font des discours, c'est bien. La critique du P.O.U.M. dans la guerre d'Espagne, elle était juste aussi, mais insuffisante. Nous sommes faibles numériquement - c'est pourquoi nous devons apprendre l'art de concentrer nos forces à un point donné à un moment donné.
Je ne suis pas assez informé, mais je crois que nous pouvons assurer la possibilité de mobiliser de jeunes camarades sous la direction de camarades plus vieux et plus expérimentés et d'esprit combatif, pour pénétrer dans Jersey City et préparer une riposte aux méthodes de Hague. C'est une proposition que je fais pour la discussion ici et aux Etats aussi.

Weber. - J'aimerais partir de la dernière partie de l'intervention du camarade Trotsky. Il a cité le haguisme, et le haguisme à Jersey City. Nous avons des difficultés particulières. D'abord parce qu’il se trouve que les ouvriers sont d'une catégorie particulière. Ce sont des ouvriers catholiques et l’Eglise a un bastion avec eux. L'Eglise est puissante et elle soutient Hague. La majorité des ouvriers est catholique à Jersey City. Si Hague était à New York ou une autre ville, notre travail serait un peu plus simple. Mais il est particulièrement difficile à Jersey City. Cela signifie d'abord une plus grande difficulté dans l'organisation de syndicats. Cela signifie que nous allons vers un heurt frontal avec l'Eglise à Jersey City où l'élément irlandais est très fort dans les ouvriers à prédominance catholique. Le second point concerne l'approche des travailleurs municipaux. La force de Hague consiste surtout en des travailleurs et leurs familles, qui travaillent pour Jersey City et en ce sens il a une quantité énorme de tenanciers. Il a une espèce d'emprise féodale sur Jersey City, en fait sur une bonne partie du New Jersey. Les forces dont il dispose dépendent directement de lui pour vivre. Nous devons aborder le problème du point de vue de comment atteindre les ouvriers municipaux. Nos forces à Jersey City sont très faibles. Nous y avons trois ou quatre camarades. Bien qu'actifs, ce sont des nouveaux dans le mouvement. Ils sont inexpérimentés et il faudrait les renforcer. Nous avons un avan­tage, une aide positive, c'est que les deux syndicats organisés ici dans le C.I.O. (syndicat des travailleurs de l'acier) sont plus ou moins sous notre influence. L'organisateur des syndicats, Kempf, est un élément spécial et, bien que membre de notre parti n'est pas particulièrement préoccupé par la théorie, ne participe pas beau­coup à nos discussions et il est très difficile de le faire avancer. Nous avons une difficulté supplémentaire dans le fait que le C.I.O. à Jersey City, alors qu'il aurait pu combattre Hague avec beaucoup d'efficacité, a plus ou moins mis le problème de côté, essayant de le pousser vers les libéraux. Ils soutiennent maintenant en paroles un comité de Front populaire et esquivent ainsi leur responsabilité. Le C.I.O. n'est pas faible dans le New Jersey. Mais il l'est à Jersey City. Très fort dans le New Jersey, à Jersey City, il est faible. Si nous concentrons nos forces à Jersey City, il nous faudra avancer, bien entendu, d'abord et avant tout à travers les syndicats, et il n'y a que deux syndicats qui signifient quelque chose. Le mouvement des chômeurs est relativement faible. A Jersey City, presque inexistant. L'alliance ouvrière doit devenir active aussi ici. Nous la contrôlons dans le comté voisin et pourrions la pousser dans celui­-ci, mais c'est très difficile. Si nous y concentrons des forces, il faudra d'abord qu'ils trouvent du travail, peut-être dans les aciéries. Nous y avons pas mal de contacts et peut-être pourrons­ nous Y faire embaucher quelques camarades. Dans la périphérie de Jersey City, ça va mieux. Il y a plus de syndicats, nous y avons maintenant plus d'influence. Par exemple, nous avons mis sur pied ce qui équivaut à un conseil de district du C.I.O. Nous y avons de l'influence. Le C.I.O. a révoqué Kempf récemment. Tous les « locals » ont protesté contre cette révocation. Je n'ai pas su s'il avait ou non été réintégré. Ce n'est que ce samedi, après son renvoi, qu'ils l'ont reçu. Je ne sais pas ce qui est arrivé. Révoqué ou non, il exerce encore une influence énorme là. En ce sens, nous pourrions mobiliser les syndicats pour une lutte contre Hague. Il n'y a aucune espèce d'influence lovestoniste. Dans les syndicats même, les staliniens ont de l'influence. Dans le mouvement des chômeurs, nous contrôlons. Comment « coloniser » des forces à Jersey City, c'est un problème difficile. Nos jeunes seraient heureux d'y aller et de travailler. Nous pouvons trouver les forces, mais à quoi les atteler ? Faire un travail illégal ? De quelle espèce ? Pour distribuer les tracts, sortir le matériel imprimé, essayer d'organiser une branche, par exemple ? Nous avons sur place des forces avec lesquelles les individualités envoyées pourraient coopérer. Trois membres très actifs, et qui aideraient.

Trotsky. - Il faut former un noyau secret dans les syndicats, organiser un noyau pour la future milice ouvrière. Je crois que nous donnons ici à notre organisation un caractère plus militaire, afin de la préparer à un heurt sérieux avec Hague. Ce que vous dites est très important. Je ne le savais absolument pas et cela me montre qu'il faut considérer la situation, non du point de vue étroit de Jersey City, mais du point de vue plus large des comtés environnants. Cela ne change pas, mais il nous faut avoir un plan - un plan concret, dans lequel nous disposerons nos forces de façon à préparer une riposte à Hague. J'ai demandé si les lovestonistes avaient des forces, parce que, sur une telle question, il serait possible de conclure un front unique.

Weber. - Quand ce député est venu à Jersey City, le C.I.O. a envoyé des contingents pour le protéger, mais Hague était mieux organisé. Récemment, dans le conseil du C.I.O. du comté d'Essex-Newark et des secteurs autour de Jersey City, nos camarades ont fait passer une motion pour l'organisation par les syndicats de groupes de défense pour défendre les syndicats. Les staliniens étaient contre, mais ils n'ont pas osé dire un mot. Ils sont restés muets et le reste des membres a voté et adopté la motion. Chaque « local » est autorisé à organiser un groupe de défense. Notre programme comprend maintenant la lutte pour obtenir que les syndicats mettent ceci en pratique. Mais, par exemple, en préparant la défaite de Hague, chercherez-vous à tenir un meeting public et, tôt ou tard, de façon à battre ses troupes. Est-ce que ce serait un exemple ? Tenir un meeting public comme un défi à ses forces et repousser leur attaque pour leur montrer que nous sommes les plus forts ?

Trotsky. - Il est plus facile de les attaquer quand ils n'y sont pas préparés. C'est en ce sens, avec de l'audace et du courage, que nous pouvons doubler ou tripler nos faibles forces. Nous pouvons organiser une victoire qui transportera toute l'Amérique.

Weber. - Sur la question de l'échelle mobile. Le New York Post, il y a deux ou trois semaines, a publié un éditorial dans lequel il disait : «Pour chaque homme un travail, des conditions de vie décentes pour tous. » Un éditorial excellent. En fait, il aurait pu être publié dans le Socialist Appeal. Le New Deal tient ce genre de mot d'ordre pratiquement pour acquis. Le Post tient pour acquis que si un homme est au chômage, pas par sa faute, il doit être secouru. La gauche du New Deal l'accepte; nous, nous hésitons à le dire. Nos propres camarades étaient étonnés de cet éditorial.
Maintenant, sur l'échelle mobile des salaires et des horaires, pour moi, c'est une affaire qu'il faut appliquer presque localement. Par exemple, dans le cas de Newark ou Jersey en général. J'ai commencé une enquête pour trouver combien d'ouvriers dans les aciéries quand elles marchaient, combien y travaillent maintenant, combien sont partis, ce qui est arrivé aux autres. Nationalement, nous le prenons à l'échelle nationale. Mais ce que nous devons faire en réalité, c'est l'appliquer presque localement, dans des industries et même des usines données. Ce n'est pas simplement une généralité. Nous ne pouvons la laisser suspendue en l'air. Nous ne devons pas avoir peur d'un mot d'ordre, disons de 28 heures dans certaines industries, 30 heures dans d'autres, et 25 dans d'autres.

Trotsky. - Oui, je suis tout à fait d'accord avec ça.

Weber. - Une autre question que j'aimerais poser - est-il possible que le capital monopoliste renonce à une partie de ses super-profits sans baisser les salaires, parce que le gouvernement l’y oblige ?

Trotsky. - C'est possible. Ce n'est qu'une question de durée de l'expérience et aussi de rapports avec les autres producteurs, en particulier les petits. Cela signifierait la banqueroute des entreprises non­-monopoles. D'un côté, cela aide le capitalisme et de l'autre le sape.

23 juillet 1938[modifier le wikicode]

Weber.[32] - Ce n'est qu'une légère exagération que de dire que dans la question du Labor Party il s'agit des jeunes contre les adultes[33]. Bien entendu, ce n'est pas entièrement vrai, mais dans une large mesure. La jeunesse - et quelques adultes aussi -font une distinction nette et complète entre le programme de transition proprement dit et la question du Labor Party. Ils veulent que ces questions soient discutées séparément, votées à part et examinées sur des plans séparés. Ils jugent acceptable le Programme de Transition, l'adoptent sans problème et pensent qu'apparemment il n'a pas besoin d'être discuté. Ayant accepté ce programme de transition, ils n'en tirent pas de conclusion concernant la stratégie politique de son application ou les méthodes d'utilisation aux EtatsUnis.

Je parle essentiellement des objections soulevées dans les discussions auxquelles j'ai assisté sur la question du Labor Party. En écoutant ces objections, on est ramené de façon très nette aux discussions sur l'entrée dans le parti socialiste, le type d'arguments est très semblable. La première idée exprimée par les jeunes, au moins l'idée sous-jacente à toutes leurs objections, semble être qu'ils prennent le Labor Party pour un parti dans notre sens du terme, c'est-à-dire un parti comme le Socialist Workers Party. Ils l'imaginent avec une forte discipline et soulèvent tout de suite la question de savoir si, nous serons liés par la discipline d'un Labor Party. Ils pensent en termes de soumission complète à la discipline d'un Labor Party, bien que cette façon de pensée ne soit pas entièrement consciente. Par conséquent, ils imaginent le Socialist Workers Party dissous dans le Labor Party. Exactement comme, par exemple, l'American Workers Party fut dissout dans le parti socialiste. Pour cette raison, tout en rejetant l'idée d'un Socialist Workers Party se dissolvant dans le Labor Party, ils sont tout à fait disposés à faire entrer des syndicalistes dans le Labor Party, à ce que des camarades y entrent individuellement ou en groupes et à ce que ces syndicalistes constituent des fractions, mais ils refusent de penser que le Socialist Workers Party pourrait lui-même appeler à un Labor Party. Ils croient que c'est là le préliminaire de sa dissolution dans le Labor Party. Et quand on leur dit qu'il n'y a aucune idée de ce genre, que le Socialist Workers Party n'a pas l'intention d'abandonner son existence, ils disent que c'est ce que nous disons aujourd'hui, mais que, demain, après tout, on peut utiliser d'autres arguments.

Ce qui est étrange, c'est que les jeunes soient conservateurs et sectaires sur cette question, mais de toute évidence ils n'ont que trop bien appris les leçons qu'on leur a données antérieurement dans les arguments contre le Labor Party, et, ayant appris ces leçons, ils les répètent toutes. Entre autres choses ils essaient de prouver que nous avions auparavant envisagé l'existence d'un mouvement de masse vers un Labor Party et pourtant, ayant envisagé tout ce qui existe maintenant, nous avions rejeté l'idée d'un Labor Party jouant quelque rôle progressiste que ce soit à cette époque du capitalisme déclinant. Une partie de leurs objections s'adressent toujours au comité national. En substance, ils disent que le comité national essaie de dissimuler son changement d'attitude. Ils ne sont pas satisfaits des explications du comité national sur le tournant de son attitude envers le Labor Party.

J'ai entendu Draper[34] discuter cette question quand il a défendu sa motion à New York et dans le débat il pose une série de questions. Par exemple : 1) Comment un Labor Party peut-il être progressiste, si nous admettons d'avance que les revendications immédiates ne peuvent pas être réalisées sans la destruction du capitalisme lui-même ? Il ne le lie pas avec le programme de transition dans notre sens du mot. Il le considère comme un parti réformiste n'avançant que des revendications immédiates. Si nous admettons d'avance qu'un tel parti ne peut pas arracher ces revendications, comment peut-il jouer un rôle progressiste alors qu'en réalité on a besoin d'un parti révolutionnaire qui conduira les ouvriers à la victoire ? 2) Il lit dans le programme de transition toute une série de pas conduisant des comités d'usine aux soviets et qu'au bout du compte, dans cette période, nous aurons à faire de l'agitation et de la propagande pour les soviets. Comment pouvons-nous faire en même temps de l'agitation pour un Labor Party et pour les Soviets ? Comment pouvons-nous être ceux qui appellent à un Labor Party, sans en même temps appeler les ouvriers à la loyauté à ce Labor Party et sans nous soumettre nous-mêmes à sa discipline ? Et si nous le faisons, cela ne signifie-t-il pas que nous livrons les ouvriers aux fakirs[35] et aux social­-patriotes. A leurs yeux, le Labor Party est voué à être bureaucratisé et à soutenir l'impérialisme, et nous n'arrivons pas à convaincre Draper quand nous lui répondons que le même genre d'argument pourrait être utilisé contre l'adhésion des ouvriers aux syndicats, car ne livrons-nous pas de la même façon les ouvriers aux social-patriotes dans les syndicats ?

Quand nous parlons des développements rapides qui se sont produits dans les deux dernières années et quand nous le combinons avec la détérioration rapide des conditions objectives, tout cela accompagné de l'énorme arriération de l'ouvrier américain, et quand nous soulignons que notre propre parti n'a pas marché au rythme de la croissance du mouvement, ils répondent dans l'ancien style que nous avons peur du dur travail qui nous attend dans la construction de notre propre parti, que nous devenons opportunistes, que nous nous adaptons à l'arriération des ouvriers. En fait, Draper pose la question de cette façon : si nous ne voulons pas quelque chose, en l'occurrence, un Labor Party et que les masses le veuillent, cela ne doit absolument pas changer notre point de vue (mais certainement c'est quelque chose à quoi nous devons réfléchir !).

Draper et autres parlent du fait que nous sommes en train de construire une nouvelle théorie de l'action politique indépendante. Draper a été formé, et tous les autres ont été formés, dans l'idée qu'il n'y a pas d'action politique indépendante en dehors de l'action politique révolutionnaire des travailleurs dirigés par un parti d'avant-garde, notre propre parti. Et là, ils fondent un seul argument sur cette question sur la base de l'affirmation que l'attitude de Trotsky est différente de celle du comité national. Trotsky a dit qu'il serait pour le Labor Party, même s'il n'y avait pas de mouvement de masses. Il serait pour le Labor Party parce que la situation objective tend à pousser les ouvriers dans cette direction, mais le comité national, d'un autre côté, base son orientation sur le fait qu’il existe un mouvement pour un Labor Party. On essaie d'opposer ces deux attitudes qui ne sont pas contradictoires du tout. Nous soulignons que le camarade Trotsky adressait à ce point ses remarques aux adversaires du Labor Party. Nous allons plus loin, disant que non seulement la situation objective pousse les ouvriers dans la direction du Labor Party, mais qu'existe déjà le mouvement de masse pour un tel parti. Où est la contradiction ? Nous portons simplement l'argument un pas plus loin.

Les adversaires de l'orientation Labor Party pensent en termes de bureaucrates seuls dans le Labor Party. Ils disent, par exemple, que, dans les thèses, on parle de la Labor's Non-Partisan League[36] comme d'une étape dans le développement de l'action politique indépendante, mais, dit Draper, les dirigeants de ce mouvement sont contre une telle action politique[37]. Comment cela peut-il être une étape dans le développement de l'action politique indépendante si les dirigeants sont en réalité contre elle ? En fait, avec l'action de la Labor's Non-Partisan League à travers ses dirigeants, la main dans la main avec les politiciens républicains, comment peut-on distinguer la Labor's Non-­Partisan League d'un troisième parti ? Ne peut-on dire que le troisième parti est une étape dans le développement du Labor Party ? Nos adversaires disent que, dans la thèse du comité national, nous donnons une garantie que la résistance des bureaucrates à l'action indépendante sera brisée. Ils disent que c'est un non-sens. Sur quoi repose cette garantie ? Ce ne sont que des mots et cela ne veut rien dire.

Un autre argument qui apparaît surtout chez les éléments les plus jeunes est que toute notre position sur le Labor Party contredit tout ce que nous avons enseigné pendant des années. Dirons-nous la vérité sur ce Labor Party, qu'il ne peut pas résoudre les problèmes des ouvriers. Qu'il s'intégrera inévitablement à la machine de guerre, qu'il ne réalisera pas le programme de transition ? Dirons-nous à ces ouvriers que, pour cela, un parti révolutionnaire est nécessaire ? Que le programme de transition signifie le renversement du capitalisme ? Puis ils soulèvent la question des candidats du Labor Party. Bien entendu, ils admettent que, si nous le rejoignons, nous serons en faveur de candidats indépendants du Labor Party. Nous ne lui donnerons qu'un soutien critique. Selon l'opposition, la majorité chercherait à dissimuler une partie de ses critiques, à dissimuler la vérité sur les candidats du Labor Party et le Labor Party lui-même. La majorité donnerait un type de soutien et la minorité un autre. Bien entendu, on peut demander à Draper pourquoi il donne un quelconque soutien au Labor Party qui doit inévitablement livrer les ouvriers aux fakirs. Un soutien, critique ou non, est un soutien.

Les arguments ultimes de l'opposition sont sur la ligne de ceux de Muste[38] à propos de l'idée du parti socialiste. La nouvelle orientation est une tentative pour échapper à l'isolement, une tentative désespérée pour trouver un raccourci pour la révolution. Bien entendu, nous soulignons qu'il existe des raccourcis, et qu'ils sont parfois très nécessaires. Naturellement, dans leurs arguments, ils essaient d'identifier les interprétations opportunistes de tel individu avec la ligne elle-même. Quelqu'un fait une intervention quelque part et tombe dans l'opportunisme d'une façon ou d'une autre : ils l'utilisent pour souligner que c'est la ligne qui engendre l'opportunisme. Et puis encore, des jeunes ont peur que le Labor Party enseigne aux jeunes à dépendre, non de leur propre action, mais de l'action parlementaire. En ce sens, ils acceptent l'interprétation bureaucratique du Labor Party. Ils ne peuvent pas voir l'idée de tactiques combinées, de défendre l'idée d'un Labor Party en essayant en même temps de construire un parti ouvrier révolutionnaire. Ils ne peuvent pas voir une telle tactique combinée. Il est difficile de leur enseigner qu'elle n'est pas seulement possible, mais nécessaire dans la période présente. Il est difficile de leur prouver que défendre le Labor Party, c'est défendre le programme de transition.

Pour résumer l'attitude de l'opposition, elle présente le Labor Party comme un substitut du Socialist Workers Party, comme un abandon de notre indépendance. Dans la mesure où notre expérience avec le Labor Party continue, ils ne sont pas prêts à accepter cette expérience ni les leçons qui en découlent. Par exemple, l'expérience de Minneapolis - avec nos militants dans les syndicats déjà liés au Farmer Labor Party. Que fallait-il faire ? Refuser d'être délégués au Farmer Labor Party, nous isoler dans le syndicat ? Nous avons conclu que nous ne pouvions pas. Encore, l'expérience de Jersey City, où nous avions la possibilité d'avoir des délégués au congrès du Labor Party. Si nous avions eu plus tôt une orientation Labor Party juste, nous aurions pu mener une grande campagne d'agitation, régler leur compte aux staliniens puisqu'ils n'ont même pas poussé en avant leur propre organisation, la Labor's Non­-Partisan League. Ils sont en train de la dissoudre complètement dans le New Jersey. Pourquoi font-ils cela dans le New Jersey ? Précisément, c'est un endroit où ils ne peuvent pas présenter un candidat Front populaire. Ici il y a le haguisme. Ici, si les staliniens étaient entrés dans une quelconque campagne pour le Labor Party, ils auraient été obligés de présenter des candidats indépendants et de les forcer à (adopter) une sorte de programme véritable contre le fascisme. Ils ne s'en seraient pas sortis. C'est précisément pourquoi ils sont contre. Ils ne peuvent mettre sur pied aucune sorte de Front populaire. Nous aurions dû être prêts à souligner tout ça quand les délégués des syndicats se sont réunis - des délégués de soixante syndicats au total. Nous étions en retard, et il faut le reconnaître. L'opposition n'en tire pas du tout la conclusion. Rien ne peut être fait dans le New Jersey si on n'avance pas là.

Au total, au cours des discussions qui se sont déroulées, on a donné je ne sais combien de coups, beaucoup en tout cas, à l'opposition. Nombre de jeunes sont en train de changer d'avis. La discussion s'est révélée d'une grande valeur. Je parle, bien sûr, du point de vue de New York et du New Jersey. On peut dire que presque toute la jeunesse dans tout le pays, était d'abord contre, mais maintenant un bon nombre d'entre eux ont commencé à changer d'avis, en sont venus à voir plus clairement qu'il n'y a pas de chose comme la dissolution du parti dans un Labor Party. Au total, quand on vote, je ne pense pas que l'opposition soit aussi nombreuse qu'au tout début.

Trotsky. - Quelles mesures concrètes le comité national a-t-il suggéré de prendre à New York en ce qui concerne le Labor Party ?

Weber. - Il a appelé les camarades à rejoindre l'American Labor Party[39] individuellement, si nécessaire, en tant que membres des syndicats, de toutes les façons pour entrer dans le Labor Party - c'est-à-dire la forme de Labor Party existant précisément aujourd'hui. Entrer par les syndicats, bien. S'ils sont délégués, délégués des syndicats, bien.

Trotsky. - Quand aurions-nous dû tourner sur le Labor Party ?

Weber. - Si on regarde en arrière, il aurait fallu tourner un an plus tôt. Cela nous aurait bien aidés au New Jersey, je crois. L'expérience de Minneapolis et celle de Widick[40] ont commencé à nous faire changer d'avis quand nous avons discuté ça. Nous avons eu alors devant nous la question concrète d'un changement d'orientation.

Trotsky. - Est-ce qu'il aurait fallu tourner avant le commencement de la dernière dépression ?

Weber. - A peu près au commencement, juste quand elle commençait. Cela aurait été très précieux pour nous que ce tournant se soit produit il y a un an. Naturellement, je dis cela en me retournant, après l'événement.

Trotsky. - Quand vous dites que le comité central national conseille aux militants de l'Etat de New York de rejoindre le Labor Party de l'Etat de New York, concrètement, quel type de conseil donne-t-il ? C'est une condition de l'American Labor Party de New York qu'aucun membre de ce parti ne peut être membre d'un autre parti politique.

Weber. - Ils n'ont pas à répondre qu'ils appartiennent au Socialist Workers Party.

Trotsky. - Même s'il aurait été souhaitable de changer notre attitude sur le Labor Party l'année dernière, cela n'aurait pas pu être fait si nous n'avions pas prévu la dernière dépression.

Weber. - Au sens où il était impossible d'avoir tourné sans avoir prévu la dernière dépression, il était impossible de tourner avant la date où nous l'avons fait.

Trotsky. - Les informations que nous a données le camarade Weber sont très intéressantes et je crois aussi que l'opposition va petit à petit disparaître. Bien entendu, on ne peut pas considérer la question du Labor Party indépendamment du développement général dans la prochaine période. Si une nouvelle prospérité arrive et dure quelque temps et renvoie à plus tard la question du Labor Party, alors la question sera pour quelque temps plus ou moins académique, mais nous continuerons à préparer les esprits dans le parti afin de ne pas perdre de temps quand la question redeviendra aiguë ; mais une importante prospérité de ce genre n'est guère probable maintenant et si la situation économique reste ce qu'elle est, alors, les esprits tourneront très vite. Le fait le plus important qu'il nous faut souligner, c'est la profonde différence par rapport à la situation de la classe ouvrière en Europe, qui existe en Amérique. En Europe, disons, en Allemagne avant Hitler, en Autriche, en France maintenant, en Grande-Bretagne, la question d'un parti pour les ouvriers était considérée comme une nécessité, c'était un lieu commun pour l'avant-garde de la classe ouvrière, pour une large couche des masses elles-mêmes. Aux Etats-Unis, la situation est tout à fait différente. En France, l'agitation politique consiste en ce que le parti communiste tente de gagner les travailleurs, ou le parti socialiste tente de gagner les travailleurs et chaque ouvrier conscient ou demi-conscient est placé devant un choix. Va-t-il adhérer au parti communiste, au parti socialiste ou au parti radical-socialiste ? Pour le parti radical-socialiste, ce n'est pas tellement un problème parce qu'il est surtout pour les contremaîtres, mais les ouvriers ont à choisir entre le parti socialiste et le parti communiste. Aux Etats-Unis, la situation est que la classe ouvrière a besoin d'un parti - son propre parti. C'est le premier pas dans l'éducation politique. On peut dire que ce premier pas aurait dû être fait il y a cinq ou dix ans. Oui, théoriquement c'est vrai, mais dans la mesure où les travailleurs étaient plus ou moins satisfaits de l'appareil syndical, ou même vivaient sans lui, la propagande en faveur d'un parti ouvrier demeurait plus ou moins théorique, abstraite, et coïncidait avec la propagande de certains groupes centristes et communistes, etc. Maintenant, cette situation a changé. C'est un fait objectif en ce sens que les nouveaux syndicats créés par les ouvriers sont arrivés dans une impasse et que la seule issue pour les ouvriers déjà organisés dans les syndicats est de réunir leurs forces pour influencer la législation, pour influencer la lutte de classes. La classe ouvrière est placée devant une alternative. Ou bien les syndicats seront dissous ou bien ils se joindront les uns aux autres pour l'action politique. Telle est la situation objective, que nous n'avons pas créée, et, en ce sens, l'agitation pour un parti de la classe ouvrière n'est plus maintenant abstraite, mais, au contraire, un pas très concret dans l'avance des ouvriers organisés dans les syndicats, en premier lieu, et de ceux qui ne sont pas organisés du tout. En second lieu, c'est une tâche tout à fait concrète déterminée par les conditions économiques et sociales. Ce serait absurde pour nous de dire que parce que le nouveau parti va naître de l'amalgamation politique des syndicats, il sera nécessairement opportuniste. Nous n'allons pas appeler les ouvriers à franchir ce pas de la même façon qu'à l'étranger. Bien entendu, si nous avions un choix véritable entre un parti réformiste et un parti révolutionnaire, nous indiquerions tout de suite notre adresse dans ce dernier. Mais il faut absolument un parti. C'est pour nous l'unique voie dans cette situation. Dire que nous allons combattre l'opportunisme, comme nous combattrons, bien entendu, aujourd'hui et demain, surtout si le parti de la classe ouvrière a été organisé, en brisant un pas progressiste qui peut engendrer l'opportunisme, est une politique tout à fait réactionnaire et le sectarisme est souvent réactionnaire parce qu'il s'oppose à la nécessaire action de la classe ouvrière. On peut imaginer sous une forme schématique trois types de Labor Party aux Etats-Unis dans la prochaine période. Le premier type : un parti lâche, opportuniste, confus. La seconde possibilité : un parti opportuniste, mais assez centralisé, dirigé par des fakirs et des carriéristes. La troisième possibilité est un parti révolutionnaire centralisé où nous avons la direction. Nous ne nous attendons pas à avoir un type clair et pur. Il y aura différentes étapes, différentes combinaisons, différentes parties, différents type de Labor Party, etc., mais, afin de présenter plus clairement la situation et nos tâches, nous pouvons considérer ces trois types. Si le parti est assez lâche (dans son organisation) pour nous accepter, il serait stupide de ne pas y entrer. Si nous entrons avec la possibilité d'y travailler en tant que parti, c'est que le Labor Party est un parti opportuniste aux liens assez lâches. Le fait qu'un tel parti nous accepte signifie en lui-même que les opportunistes ne sont pas assez forts pour nous éliminer. Cela signifie d'une certaine façon de bonnes conditions (Je considère maintenant que nous entrons en tant que parti, que les conditions deviennent si critiques qu'un Labor Party est formé et que nous, Socialist Workers Party, y entrons en tant que section. C'est une situation extrêmement favorable). Et puis, ce peut être un Labor Party créé dans une période moins critique, une ambiance moins tourmentée, des conditions plus calmes, plus tranquilles, avec la prédominance de dirigeants réactionnaires conservateurs, avec un appareil plus ou moins centralisé - qui nous écartera en tant que parti. Alors nous continuerons bien entendu d'exister comme parti à l'extérieur d'un parti aussi opportuniste et nous ne considérerons que la possibilité de notre pénétration dans un tel parti - mais, en tant que parti, nous restons en dehors d'un semblable parti opportuniste centralisé. Si, dans le Labor Party, nous devenons la tendance prédominante, une tendance révolutionnaire avec les dirigeants qui sont les nôtres, les idées qui sont les nôtres, etc., alors nous deviendrons les avocats de la centralisation de ce parti aux liens lâches d'organisation. Nous exigerons que les ouvriers éliminent les fakirs, etc. C'est le troisième type, la troisième étape de l'évolution, l'étape dans laquelle notre parti se dissout dans ce Labor Party d'une façon qui détermine le caractère de ce Labor Party. A la première étape, nous disons : « Travailleurs ! Vous avez besoin de votre propre parti ! ».

En ce qui concerne le parti à Newark, vous dites que ce n'est pas le genre de parti dont ou a besoin. Changez ce parti. Remplacez les dirigeants. De quelle façon nous le disons, cela dépend des circonstances. Les camarades ont absolument raison quand ils disent qu'il nous faut dire la vérité aux ouvriers, mais cela ne veut pas dire qu'à tout moment, partout, nous affirmons toute la vérité, en commençant par la géométrie d'Euclide[41] et en finissant avec la société socialiste. Nous n'avons pas le droit de leur mentir, mais nous devons leur présenter la vérité sous une forme, à un moment, dans un endroit tels qu'ils puissent l'accepter. Et précisément, là, nous avons la très importante question du travail illégal. La guerre approche et nous devons nous préparer au travail illégal, mais nous oublions qu'il faut faire un travail illégal dans l'American Labor Party. C'est le premier travail illégal qu'il faut faire, et nous ne pouvons nous éduquer pour le travail illégal hors de la réalité.

Les dirigeants du Labor Party sont la police politique de la classe dirigeante. Maintenant, ils nous arrêtent là où la police démocratique de Roosevelt elle-même ne peut plus le faire. Il permet à tout le monde de se réunir, à tout le monde de dire ce qu'il veut, mais il ne peut accorder cette liberté que parce qu'il dispose, non seulement de la police constitutionnellement organisée, mais de la police très solidement organisée dans l'American Federation of Labor, la police du C.I.O., du Labor Party LaGuardia[42] à New York, etc. Ils cherchent à nous écarter des ouvriers et la question n'est pas de ce que nous ferons quand la police officielle de Roosevelt nous mettra hors la loi, mais maintenant précisément de ce que nous devons faire pour éliminer l'obstacle que constitue la police des syndicats, des Labor Parties, etc. ?

Comment pouvons-nous entrer dans le Labor Party si nous nous déclarons nous-mêmes membres du Socialist Workers Party ? Cela dépend des circonstances. Pour entrer dans le travail révolutionnaire illégal, je change mon passeport, je change mon nom et je ne déclare pas que je suis membre du Socialist Workers Party. Je suis absolument soumis à la discipline de mon propre parti, mais en ce qui concerne les autres, nous ne devons rien aux fakirs. Pour la police de Roosevelt, c'est la même chose. Si nous avons la possibilité, par les syndicats, d'introduire nos camarades dans le Labor Party, dans le traître réformiste Labor Party, c'est un facteur très important. Supposez qu'on se batte. Ils vont l'exclure. Pour les ouvriers qui l'ont délégué, ce sera un combat exemplaire. Pour les non-membres qui, dans le Labor Party, délèguent un membre du Socialist Workers Party, indépendamment du fait qu'il en est membre, le parti ne les intéresse pas, mais l'individu qu'ils estiment hautement. Et il dit : « Oui, je suis membre du Socialist Workers Party. » Vous savez, devant les tribunaux tsaristes, nous avions une division du travail. Sur dix camarades arrêtés, un déclarait qu'il était membre du parti, dénonçait le capitalisme et les gouvernants. Les neuf autres disaient : « Je ne sais absolument rien, je n'ai rien à faire avec ce parti. » La police n'avait pas assez de preuves et devait les relâcher. Et ils retournaient au travail dans les syndicats. La déclaration d'un seul avait une énorme influence dans le pays. Nous devons absolument agir de la même façon dans les syndicats pour ce qui concerne notre propre parti. C'est la vraie préparation pour le nouveau travail illégal, plus difficile. Un camarade qui entre au Labor Party en tant que membre connu du Socialist Workers Party doit être beaucoup plus prudent. Ce n'est pas de l'opportunisme, les autres complèteront, mais lui doit néanmoins dire : « Je suis absolument loyal aux statuts du parti. Je ne prétends pas être d'accord avec vous, mais vous voyez que je suis absolument loyal. » Il laisse simplement aux autres le soin de compléter son travail et, bien entendu, dans le noyau de notre propre parti, il leur donne des instructions sur la façon de le faire, non pas pour trahir les ouvriers, mais pour tromper la police, les capitalistes, les fakirs ouvriers. On cite souvent Lénine à ce sujet. Il nous faut pénétrer les masses en dépit des canailles, des traîtres. Nous devons tromper ces derniers comme nous trompons la police. Je crois que maintenant nos camarades ne réalisent pas suffisamment cette division du travail, que nos camarades travaillent souvent avec les réformistes, les bureaucrates des syndicats, contre les staliniens. La situation est telle à Minneapolis, Los Angeles, presque partout, que nos camarades ont pénétré les syndicats, s'y sont montrés de bons travailleurs, d'honnêtes et dévoués responsables du mouvement syndical. Ils sont plus appréciés par les vieux routiniers des syndicats que les fakirs staliniens. Nous utilisons cette opposition entre eux et les charlatans et carriéristes staliniens. C'est tout à fait juste pour nous de soutenir dans une certaine mesure les éléments progressistes (en réalité conservateurs) contre les saboteurs staliniens, mais il nous faut fournir une aide supplémentaire.

Le camarade Skoglund, président du Local 544, ne peut pas faire lui-même un discours en faveur de la IV° Internationale, car il lui faut être un peu plus prudent. Néanmoins son attitude peut être complétée immédiatement par un bon noyau organisé et, si la direction d'un syndicat n'est pas bonne et qu'un des nôtres est exclu, Skoglund dit : « Je suis contre l'exclusion. » Mais Skoglund lui-même n'est pas exclu.

Je crois que les éléments les plus combattifs dans les syndicats devraient être nos jeunes, qui ne devraient pas opposer notre mouvement au Labor Party mais entrer dans le Labor Party, même un Labor Party très opportuniste. Il faut être dedans. C'est leur devoir. Que nos jeunes camarades séparent le programme de transition du Labor Party est compréhensible, parce que le programme de transition est une question internationale, mais, pour les Etats-Unis, les deux questions sont liées - et je crois que certains de nos jeunes camarades acceptent le programme de transition sans avoir bien compris sa signification, car, autrement, le fait qu'il en soit formellement séparé perdrait toute importance pour eux. J'ai l'impression que nos méthodes pratiques d'action ne sont pas conformes à notre programme révolutionnaire, que nous sommes trop passifs dans notre activité pratique. Ce n'est pas seulement une question concernant le danger fasciste ou celle de l'activité dans les syndicats, mais des questions aussi comme la publication de notre journal ou toute notre activité. Je ne peux pas comprendre comment cette organisation Y.P.S.L., très révolutionnaire, n'est pas capable de publier une fois par mois le Challenge[43] . C'est à cause de difficultés financières ? Je ne peux absolument pas comprendre pourquoi. Pendant la guerre, nous avons publié à Paris un quotidien en commençant avec un capital de trente francs (huit dollars) et nous l'avons publié pendant presque trois ans[44]. Comment ? Nous avions trois camarades dévoués dans une imprimerie et ils y travaillaient. Quand nous avions de l'argent, on les payait. Mais quand nous n'en avions pas, ils attendaient des temps meilleurs. Je crois que nos jeunes camarades au moins pourraient faire le même effort, non seulement pour avoir à New York une imprimerie centrale, mais pour en avoir une dans chaque secteur important, comme nous nous en avions, dans la Russie tsariste, dans toutes les villes importantes. Nous devons avoir de telles imprimeries si nous n'avons rien d'autre. Par exemple, nos camarades anglais ont maintenant leur propre imprimerie, mais avec une telle imprimerie avec deux ou trois camarades dévoués, nous pourrons sortir le Socialist Appeal au moins deux fois par semaine, mais aussi des brochures, des tracts, etc. L'ennui est que le travail du parti repose beaucoup trop sur des conceptions petites-bourgeoises.

Il nous faut éduquer notre jeunesse dans un esprit de sacrifice. Nous avons déjà tellement de jeunes bureaucrates dans notre mouvement. Par exemple, le Challenge a besoin de 300 dollars. S'il ne les a pas, bien, ils attendent. Ce n'est pas la manière révolutionnaire. C'est une politique très opportuniste, bien plus opportuniste que d'appeler à un Labor Party. Vous savez que la raison pour laquelle nous n'avons pas la révolution est que les ouvriers sont retenus par les préjugés bourgeois - préjugés démocratiques. Nous n'avons pas de tels préjugés, mais dans notre façon d'aborder les choses pratiques, nous avons des façons bourgeoises. C'est bien utile pour la classe bourgeoise. Les ouvriers américains jugent dégradant de ne pas avoir une Ford, de beaux vêtements car ils pensent qu'ils doivent faire comme la bourgeoisie. C'est déplorable d'imiter la classe supérieure. Nous, marxistes, nous le comprenons très bien. Tout à fait mauvais en particulier dans une situation réactionnaire. Mais, dans nos méthodes pratiques, nous agissons de la même façon. Nous n'avons pas le courage révolutionnaire de briser cette tradition, de briser les normes bourgeoises de conduite et de mettre en avant nos propres règles de devoir moral, etc. C'est particulièrement vrai pour les jeunes et il est très important, non seulement de les éduquer théoriquement, mais de les élever comme militants, comme hommes et comme femmes[45].

  1. La Labor's Non Partisan League (L.N.P.L.) avait été fondée le 2 avril 1936 par les dirigeants du C.I.O., John L. Lewis et Sydney Hillman, sous la présidence du président du syndicat des imprimeurs de l'A.F.L., George Berry. Elle était présentée comme une initiative vers l'action politique indépendante des syndicats, mais ses inspirateurs s'efforçaient de l'utiliser pour canaliser vers Roosevelt et le parti démocrate les voix qui se portaient habituellement vers les candidats socialistes et communistes.
  2. On appelait la coalition « Républicains-Fusion » la coalition qui s'était formée à New York entre d'une part, l'aile dite « progressiste » du parti républicain dirigée par le membre du congrès Fiorello La Guardia - qui votait pour Roosevelt au congrès - et le « parti de la fusion », né d'une coalition de social-démocrates et de partisans d'une administration honnête qui s'étaient dressés contre la corruption de la municipalité new-yorkaise dominée jusqu'alors la machine démocrate dite de Tammany Hall. LaGuardia avait été élu maire par cette coalition en 1934.
  3. Franklin D. Roosevelt (1882-1945), sénateur démocrate, avait été élu président des Etats-Unis en 1932 et réélu en 1936. Il avait préconisé la politique du New Deal et s'était appuyé sur une aile des dirigeants syndicaux. Sa politique avait le soutien ouvert du P.C. américain.
  4. Le Farmer Labor Party de l'Etat du Minnesota était né en 1923 de la fusion entre la Non Partisan League des fermiers, fondée en 1916 et la Working People's Non Partisan Political League elle-même fondée par la Minnesota State Federation of Labor, qui avait donné naissance à la Farmer Labor Association (F.L.A.), elle-même élément composant du Farmer Labor Party. Ce dernier, fait exceptionnel, jouissait dans cet Etat du soutien de l'ensemble des organisations syndicales affiliées à l'A.F.L., lesquelles finançaient son activité par un versement intégré dans les cotisations. C'est ce qui avait permis au F.L.P. du Minnesota de survivre après 1924, alors que les autres Labor Parties disparaissaient.
  5. Constituée par les syndicats, la F.L.A. était une organisation formellement indépendante pouvant recevoir des adhésions directes par l'intermédiaire de ses sections locales, les clubs. C'est à partir de 1934 que le P.C. avait commencé dans le Minnesota la conquête systématique de positions dans les clubs et la F.L.A. elle-même : cette année-là, les grèves victorieuses de Minneapolis avaient donné aux trotskystes une hégémonie dans le mouvement syndical.
  6. C'est en juillet 1936 qu'avait été fondé à New York l'American Labor Party de l'Etat de New York, à l'initiative de dirigeants syndicaux comme Dubinsky, mais aussi d'éléments appartenant à la « vieille garde », la droite du P.S. américain. Il s'agissait de défendre localement des candidats « Labor Party », mais, sur le plan de la ville, il était pour le vote La Guardia à la mairie, et sur le plan national, pour Roosevelt.
  7. Il y avait eu en 1924 une vague de création de Labor Parties dans la plupart des Etats américains. Le mouvement le plus puissant était parti de Chicago et de sa Federation of Labor animée alors par John Fitzpatrick qui avait été l'organisateur de la fameuse grève des abattoirs. Le mouvement avait été tout près d'aboutir à un parti à l'échelle nationale, mais Fitzpatrick avait reculé au dernier moment et s'était retiré, laissant les communistes « capturer » un Farmer Labor Party où il ne restait plus qu'eux-mêmes.
  8. Le parti démocrate était ouvert à de nombreux courants contradictoires, depuis le courant « progressiste », où se retrouvaient nombre de compagnons du route du P.C., jusqu'aux démocrates du Sud, hostiles à toute politique du concessions aux Noirs. Le chef de file des « démocrates conservateurs » était l'ancien directeur du budget Lewis W. Douglas.
  9. L'American Federation of Labor, la vieille centrale de Gompers, était restée fidèle à l'organisation de métier et une conception très conservatrice, mais elle était également plutôt liée, soit au parti démocrate, soit aux républicains de La Guardia.
  10. Le P.C. américain avait combattu pour la création d'un Labor Party et, en lui faisant adopter son programme, avait provoqué le départ de ses partenaires...
  11. La sténographe indique qu'il s'est déroulé à ce moment une longue et vive discussion entre Shachtman et Cannon sur la comparaison entre la situation de 1923 et celle de 1938 du point de vue du Labor Party, qu'elle n'a pas cru devoir retenir.
  12. La « Ligue », c'est la Communist League of America (C.L.A.) qui fut l'organisation de l'Opposition de gauche américaine de sa création en 1930 à sa fusion avec l'American Workers Party de Muste au sein du Workers Party of the United States (W.P.U.S.) en 1934. Trotsky résume ci-dessous une discussion dans laquelle il était intervenu.
  13. Remarquons ici que Trotsky fait à ce propos une « autocritique », ce qui est élégant, car la responsabilité est évidemment au premier chef celle des dirigeants américains dans une période où lui-même ne pouvait guère suivre les développements aux Etats-Unis.
  14. Pepper avait été le pseudonyme aux Etats-Unis du Hongrois Joszef Pogany (1886-­1937), ancien commissaire du peuple dans la république des conseils de 1919, réfugié en U.R.S.S., envoyé aux Etats-Unis dans une mission commerciale qui s'était érigé en maître à penser et dirigeant de fait du P.C. où il apparaissait sous le nom de John Pepper. Il avait notamment entrainé le P.C. dans l'aventure que constituait le soutien initial de la candidature présidentielle du sénateur « progressiste » Robert La Follette en 1924. Dans I'I.C., Pepper appartenait à la « droite », était un adversaire acharné de l'Opposition de gauche. Aux Etats-Unis, il avait été celui de la fraction Foster­-Cannon, à laquelle appartenaient aussi Dunne et Shachtman : d'où l'ironique allusion de Trotsky.
  15. Le mouvement pour la « technocratie » était très à la mode dans l'Amérique des années trente, après le début de la crise. On expliquait qu'il fallait placer l'économie sous le contrôle d'ingénieurs et, en général, de spécialistes, afin de la « rationaliser ».
  16. The Annalist, « revue de finance, de commerce et d'économie » fondée en 1920, ne faisait qu'exprimer la fureur du Grand Capital devant un livre qui le mettait en accusation.
  17. Nous n'avons pas traduit, à dessein, le mot « scab » qui signifie « jaune » ou encore « briseur de grève », parce qu'il est en train de s'internationaliser.
  18. Trotsky fait ici allusion à la situation créée dans Jersey City sous l'administration d'un maire démocrate. Frank Hague (1876-1956) utilisait la police, ainsi que des bandes payées par le patronat, pour interdire par la force toute tentative d'organisation du C.I.O. sur le territoire de sa commune.
  19. William Green (1873-1952) avait succédé à Gompers à la tête de l'A.F.L. Aussi réactionnaire, il avait moins de talent et s'était entêté à résister aux partisans de l'ouverture des syndicats aux ouvriers non qualifiés.
  20. Robert M. LaFollette Jr. (1895-1953), sénateur du Wisconsin, était l'héritier politique et le fils de Robert M. LaFollette (1855-1925) qui avait été le chef des républicains « progressistes », puis candidat à la présidence des Etats-Unis en 1924 au compte de la League for Progressive Political Action.
  21. Fiorello H. La Guardia (1882-1947), avocat, membre républicain de la Chambre des Représentants, était devenu maire de New York en 1934 à la tête d'une coalition dressée contre la corruption de l'administration démocrate (Cf. n. 3).
  22. Les « lovestonistes » étaient les partisans de l'ancien dirigeant du P.C, américain Jay Lovestone (né en 1898), qui avaient constitué, après leur exclusion en 1928, la Communist Party (Opposition) puis l'Independent Labor League. Ils avaient une influence réelle dans l'appareil de certains nouveaux syndicats du C.I.O. comme celui de l'automobile, l'U.A.W.
  23. Robert LaFollette au Sénat et le député de l'Indiana Louis Ludlow (1873-1950) à la Chambre des Représentants avaient présenté un amendement à la Constitution prévoyant qu'une déclaration de guerre devait être soumise à un référendum direct. Le S.W.P. avait commencé par le stigmatiser comme un facteur d'illusions pacifistes, puis avait rectifié sa position sous le critique de Trotsky. Un sondage Gallup indiquait que 72 % des citoyens étaient favorables à cet amendement qui fut rejeté par la Chambre des Représentants le 10 janvier 1938.
  24. C'est à cette époque que William H. Sylvis tenta de créer la première organisation syndicale à l’échelle nationale.
  25. Depuis la grève de 1934, Minneapolis était devenu un des bastions des trotskystes qui continuaient à contrôler le célèbre Local 574 des teamsters de l’A.F.L.
  26. Jack Weber était le pseudonyme de Louis Jacobs (né en 1894), originaire d'Europe de l'Est, adhérent de la Communist League of America au début des années trente. Il était organisateur du S.W.P. dans le New Jersey et assez isolé dans le parti, bien que membre du comité national. Sa femme Sara était venue à Coyoacàn au secours de Trotsky, privé de secrétaire et sténo russe depuis des mois, et il était venu la rejoindre quelques semaines.
  27. Franklin D. Roosevelt (1882-1945), juriste d'une grande famille, ancien gouverneur démocrate de l'Etat de New York, avait été élu président des Etats-Unis pour la première fois en 1932 et avait lancé la politique du New Deal. En 1938, il semblait plutôt s'engager, au lendemain de sa première réélection, dans la voie du réarmement et de la guerre.
  28. C'était le 9 novembre 1945 qu'un groupe de dirigeants syndicaux qu'animait John L. Lewis, le dirigeant des mineurs, avait proclamé la naissance du C.I.O. (Committee puis Congress for Industrial Organization) qui était resté formellement dans le cadre de l'A.F.L. à qui il tournait le dos sur la question cruciale du syndicalisme d'industrie. Il s'était répandu comme une traînée de poudre à la fin de 1936 et dans les premiers mois de 1937, recrutant des millions d'ouvriers inorganisés et animant ou coiffant les sit-down strikes (grèves sur le tas avec occupation), ouvrant ainsi une époque nouvelle de l'histoire des Etats-Unis.
  29. Frank Hague (1876-1956) était le maire démocrate de Jersey City depuis 1917. Il employait toutes les ressources de la municipalité au service des patrons locaux, s'opposant par la violence à toute syndicalisation, interdisant de fait le C.I.O. dans « sa » ville.
  30. Par opposition aux closed shops - entreprises où ne pouvaient être employés que des travailleurs syndiqués - que les syndicats américains considéraient comme la condition de leur efficacité, le régime de l'open shop, qui permettait à l'entreprise de recruter des non-syndiqués, était celui des usines sans syndicats et des travailleurs sans défense.
  31. Norman Thomas, le chef du parti socialiste dans un geste spectaculaire, avait annoncé qu'il irait publiquement prendre la parole à Jersey City pour dénoncer le caractère « fasciste » de la politique de Hague. Hague l'avait fait arrêter dès son arrivée et l'avait expulsé de la ville. Cette initiative aussi cynique que brutale avait eu un énorme retentissement.
  32. Jack Weber était le pseudonyme de Louis Jacobs (né en 1894), originaire d'Europe de l'Est, adhérent de la Communist League of America au début des années trente. Il était organisateur du S.W.P. dans le New Jersey et assez isolé dans le parti, bien que membre du comité national. Sa femme Sara était venue à Coyoacàn au secours de Trotsky, privé de secrétaire et sténo russe depuis des mois, et il était venu la rejoindre quelques semaines.
  33. Weber fait allusion ici à la discussion dans le S.W..P.
  34. Hal Draper (1914-1990) était entré en 1933 à la Young People Socialiste League et était devenu responsable des étudiants à New York en même temps qu'un des principaux dirigeants du mouvement étudiant qui prenait alors naissance. D'abord membre le la tendance du Committee for a Revolutionary Policy regroupant des éléments plutôt proches du P.C. et influencés aussi par les lovestonistes, il avait rompu avec elle pour rejoindre la fraction trotskyste dans le S.P. Il avait donné au Internal Bulletin n° 2 du S.W.P. un texte (pp. 31-34) dans lequel il critiquait vigoureusement l'orientation « opportuniste » à ses yeux vers le Labor Party : il était suivi par une majorité des militants jeunes.
  35. L'expression de « labor fakers » (fakirs du mouvement ouvrier) désignant les bureaucrates qui trompent les travailleurs, les « bonzen » (bonzes) en Allemagne, avait été introduite par Daniel De Leon qui l'appliquait aux dirigeants de l'A.F.L. autour de Gompers. Nous la traduisons littéralement.
  36. La Labor's Non Partisan League (L.N.P.L.) fut annoncée le 2 avril 1936 : elle se donnait comme objectif une politique ouvrière non-partisane, c'est-à-dire du parti démocrate et du parti républicain.
  37. L’historien du C.I.O., le militant trotskyste Art Preis écrit à ce sujet dans Labor's Giant Step, p. 47 : « La L.N.P.L. fut représentée à l'époque de sa formation comme un pas vers l'action politique ouvrière indépendante. Son principal objectif était cependant exactement l'opposé. Elle fut créée en tant que pont pour détourner de l'action politique indépendante les centaines de milliers de syndicalistes qui votaient habituellement socialiste ou communiste et réclamaient à l'époque un Labor Party. »
  38. Abraham Johannes Muste (1885-1967), pasteur, ordonné en 1909, venu au mouvement ouvrier en 1919, avait été le directeur pédagogique du Brookwood Labor College, puis animateur de l'American Workers Party qui avait fusionné avec la C.L.A. pour former le W.P.U.S. En 1935-1936, il était très opposé à l'entrée des militants de ce dernier parti dans le Socialist Party et avait animé une minorité qui la combattit.
  39. L'American Labor Party de l'Etat de New York avait été formé le 16 juillet 1936, avec des syndicalistes du C.I.O. comme Hillman et Dubinsky, des syndicalistes conservateurs comme le dirigeant de l'A.F.L. dans l'Etat, George Meany, et la Vieille Garde social-démocrate du S.P. qui avait rompu avec ce dernier en 1935. Il était soutenu par le maire LaGuardia, le gouverneur Herbert Lehman et... le P.C. L'objectif était en effet de canaliser sur New York un vote « Labor » en faveur de Roosevelt sur le plan national.
  40. Nous ne savons pas à quelle expérience précise Trotsky fait allusion à propos de Branko J. Widick qu'il avait reçu à l'été 1937 et qui lui avait fait le récit de ses expériences dans la période des grèves et de la naissance du C.I.O. Branko J. Widick (né en 1910) était lui-même un ancien mustiste. Il avait rejoint le W.P.U.S. à Detroit en 1934. Il avait été l'un des dirigeants de la grève de la General Motors à Flint puis lors de la grève Firestone, à Akron, un témoin passionné, correspondant d'un journal syndical. Il travaillait pour le journal du syndicat des ouvriers du caoutchouc en 1937 et était devenu en 1938 secrétaire ouvrier (Labor Secretary) du S.W.P. L'allusion à « l'expérience de Minneapolis » est une allusion au Farmer-Labor Party du Minnesota qui avait une existence indépendante depuis le début des années vingt en tant qu'expression politique des syndicats.
  41. Euclide de Mégare (450 ?-374 av. J.-C.), disciple de Socrate, fonda une géométrie qui est toujours enseignée dans les lycées.
  42. Fiorello LaGuardia (1882-1947), avocat républicain, était devenu maire de New York en 1934 à la tête d'une coalition qui comprenait le parti républicain et des démocrates désireux de combattre la corruption du parti démocrate et de son centre de Tammany Hall. Il soutenait Roosevelt au plan national et l'A.L.P. à New York en conséquence.
  43. L'organe de la Y.P.S.L. portait le titre de Challenge of Youth.
  44. Trotsky fait ici allusion à la publication par lui et ses camarades, à Paris, du quotidien en langue russe Naché Slovo (Notre Parole).
  45. Au cours de cette période, Trotsky va émettre à plusieurs reprises des jugements sévères et exprimer des appréhensions au sujet d'une fraction des cadres de la Y.P.S.L., avertissant de l'existence de « dangers » qu'il ne précise pas.