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Discours au congrès de Tours
Auteur·e(s) | Léon Blum |
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Écriture | 27 décembre 1920 |
« Je demande au congrès d’avoir égard à ce qu’il y a d’ingrat dans la tâche que mes camarades m’ont confiée devant une assemblée dont la résolution est arrêtée, dont la volonté d’adhésion est fixée et inébranlable. J’ai à défendre une motion qui conclut au refus d’adhésion pur et simple et j’ai à exposer les raisons qui nous ont déterminés, mes amis et moi, à prendre cette attitude. Vous savez à quel point de vue nous sommes placés, les uns et les autres. Le IIe congrès international qui s’est tenu à Moscou au mois de juillet dernier a eu visiblement le caractère d’une sorte de congrès constituant. (Bruit) J’ai naturellement une voix très faible. Je suis très fatigué, comme vous tous, et il me serait matériellement impossible de surmonter, par la force de mon gosier et de mes poumons, le tumulte et les interruptions violentes. Donc, le IIe congrès international de Moscou avait eu de toute évidence le caractère d’une sorte de congrès constituant. Sur tous les terrains, au point de vue doctrinal comme au point de vue tactique, il a énoncé un ensemble de résolutions qui se complètent les unes les autres et dont l’ensemble forme une sorte d’édifice architectural, entièrement proportionné dans son plan, dont toutes les parties tiennent les unes aux autres, dont il est impossible de nier le caractère de puissance et même de majesté. Vous êtes en présence d’un tout, d’un ensemble doctrinal. Dès lors la question qui se pose à tous est la suivante : acceptez-vous ou n’acceptez-vous pas cet ensemble de doctrines qui ont été formulées par le congrès de l’Internationale communiste ? Et accepter - j’espère qu’il n’y aura aucune divergence de pensée sur ce point - accepter, cela veut dire accepter dans son intelligence, dans son cœur et dans sa volonté ; cela veut dire accepter avec la résolution de se conformer désormais d’une façon stricte dans sa pensée, dans son action dans la nouvelle doctrine qui a été formulée. Toute autre adhésion serait une comédie, indigne de l’Internationale communiste et indigne du Parti français. Vous êtes en présence d’un ensemble. Il n’y a même pas lieu d’ergoter sur tel ou tel point de détail. Il s’agit de voir la pensée d’ensemble, la pensée centrale. Si vous acceptez avec telle ou telle réserve de détail, peu importe. On ne chicane pas avec une doctrine comme celle-là. Mais si vous en contestez des parties essentielles, alors vraiment vous n’avez pas le droit d’adhérer avec des réticences, avec des arrière-pensées ou avec des restrictions mentales. Il ne s’agit pas de dire : "J’adhère", mais du bout des lèvres, avec la certitude que tout cela est une plaisanterie, et que demain, le Parti communiste continuera à vivre ou à agir comme il le faisait hier. Nous sommes tous d’accord pour rejeter de pareilles interprétations. (Applaudissements) Le congrès peut nous en croire. Avec un effort d’impartialité intellectuelle et de probité que personne ici ne contestera, nous nous sommes placés en face du problème et nous nous sommes dit, étudiant les textes de l’Internationale communiste, ses thèses, ses statuts – et je ne reviens pas sur les difficultés et les lenteurs vraiment excessives avec lesquelles on nous a livré, les uns et les autres, les éléments de discussion et de connaissance : "Pouvons-nous ou non accepter ?" Pour nous, en effet, accepter, ce serait accepter vraiment, dans toute la force et la puissance du terme.
Nous avions le droit de faire cet examen ; nous avions le devoir de le faire comme tous les militants de ce Parti et nous avions le droit de le faire, bien qu’on ait soutenu le contraire, en dépit de la résolution de Strasbourg. La résolution de Strasbourg a dit qu’aucune des thèses de l’Internationale communiste n’était en désaccord avec les principes fondamentaux du socialisme traditionnel. Vous savez bien qu’au moment où cette phrase a été insérée dans la motion de Strasbourg, la doctrine de Moscou n’était pas encore formulée. Il y a, à cet égard, un témoignage que vous ne récuserez pas. C’est Lénine lui-même qui a dit, dans une thèse qu’il a rédigée lui-même, que la première année de l’Internationale communiste, celle qui s’est écoulée entre le premier et le second congrès de Moscou, n’avait été qu’une année de propagande et d’agitation. Au second congrès devait être échue la tâche de donner un corps défini à une doctrine encore confuse, et dont seulement les grandes lignes d’orientation étaient fixées. Par conséquent, notre droit restait entier, ainsi que notre devoir. Nous avons donc fait cet examen et quel est pour nous le résultat ? Il est double. D’abord, et je crois que là-dessus nous n’aurons pas de débat, nous sommes en présence de quelque chose qui est neuf. On a essayé de nous démontrer le contraire, on l’essaiera peut-être encore. Je me souviens que lorsque, à la fédération de la Seine, répondant à Frossard qui avait fait l’effort le plus ingénieux et le plus souple pour rattacher les thèses communistes aux principes traditionnels du Parti socialiste, j’essayais, au contraire, de lui montrer qu’il y avait une force, une volonté de reconstruction entièrement neuve, différant sur les points essentiels du socialisme traditionnel que nous avions connu et pratiqué jusqu’à présent, je me souviens que les représentants les plus qualifiés de la IIIe Internationale m’appuyèrent : "C’est vrai, disaientils, c’est bien ce que nous pensons ; c’est bien ce que nous voulons, c’est bien un socialisme neuf que nous voulons instaurer dans ce pays, dans tout le monde prolétarien." C’est ce que Lénine et Trotsky ont dit. C’est ce que vous-mêmes vous disiez en revenant de Russie ; par exemple Cachin dans la dernière lettre qu’il envoyait de Moscou, parlait d’une action en rupture du passé. Trotsky, dans le dernier document que Le Bulletin communiste a publié, a dit que c’était un parti nouveau.
Un délégué : « Nouveau, mais après la guerre ! »
Léon Blum : « N’essayez pas de le contester. Vous avez le droit de penser qu’à une situation qui vous apparaîtra comme nouvelle dans le monde doit correspondre une conception sociale entièrement nouvelle. Cette idée de nouveauté, ce n’est pas ce qui nous effraierait le plus. Je peux dire que, les uns et les autres, nous avons fait des efforts qui ont été parfois ignorés ou méconnus dans le Parti, pour mettre au point, pour mettre à la page notre doctrine socialiste. Nous avons fait après la guerre un effort sérieux et efficace de révision et de réadaptation et nous l’avons fait en commun dans le programme d’avril 1919. Mais ici, ce n’est pas seulement de révision et de réadaptation qu’il s’agit, et je vais essayer de vous démontrer – c’est le cœur même de ma démonstration – que c’est un socialisme neuf sur tous les points essentiels : conception d’organisation, conception des rapports de l’organisation politique et de l’organisation économique, conception révolutionnaire, conception de la dictature du prolétariat. C’est un socialisme neuf. À notre avis, il repose sur des idées erronées en ellesmêmes, contraires aux principes essentiels et invariables du socialisme marxiste. Il repose, d’autre part, sur une espèce de vaste erreur de fait qui a consisté à généraliser, pour l’ensemble du socialisme international, un certain nombre de notions tirées d’une expérience particulière et locale, l’expérience de la Révolution russe elle-même, et à poser comme règle d’action nécessaire et universelle pour le socialisme international ce qui était l’expérience contestable peut-être, mais lentement dégagée des faits eux-mêmes, par ceux qui avaient accompli et fait vivre la Révolution russe. Voilà ce que nous pensons : nouveauté, d’une part, et erreur d’autre part, erreur de fait, erreur de doctrine. Je prendrai les points que j’ai indiqués et, sur chacun d’eux, je vous montrerai comment les formules contenues dans notre motion peuvent se justifier. Organisation du Parti d’abord. Organisation du Parti, telle qu’elle était née du pacte d’unité de 1905, telle qu’elle était née d’une pratique et d’une expérience d’une dizaine d’années - et je ne compte pas les années de guerre - vous savez sur quels principes essentiels elle reposait. Constitution avant tout de caractère populaire. Suivant la belle formule de nos statuts, la direction du Parti appartenait au Parti lui-même. C’est à la base même du Parti, dans la masse des militants et des cotisants, que se formaient la volonté et la pensée collectives. Cette volonté et cette pensée remontaient d’étage en étage, de la section à la fédération, de la fédération au conseil national, du conseil national au congrès.
Un délégué : Et les élus ?
Léon Blum : Nous parlerons des élus tout à l’heure. Je n’esquiverai pas ce genre de débat. La CAP et le groupe parlementaire étaient les deux organismes permanents du Parti, organismes d’exécution, chargés, dans l’intervalle des conseils nationaux et des congrès, de faire appliquer des décisions auxquelles chacun de nos militants avait pu participer dans les délibérations de sa section. Partout, par conséquent, la vie populaire, partout la liberté, l’air libre, partout le contrôle, partout la responsabilité. On parle de chefs. Il n’y avait pas de chefs. Il n’y en avait pas dans le Parti socialiste. Sur ceux qu’on appelle des chefs, le contrôle s’exerçait ou pouvait s’exercer. Il dépendait – et il dépend encore – des militants de faire jouer les dispositions statutaires sur ce point. Le contrôle était organisé par eux, contrôle sévère dont il ne dépendait que d’eux de faire une réalité. Mais en fait, dans cette constitution, ceux que vous appelez des chefs n’étaient que des interprètes, que des mandataires chargés de donner leur voix ou leur forme pratique à cette volonté et à cette pensée collective élaborées à la base même du Parti, dans la masse de ses militants. Voilà ce qu’était la constitution du Parti. Le Parti était un parti de recrutement aussi large que possible et pour une raison bien simple, c’est que, comme le disaient Marx et Engels dans Le Manifeste communiste, en l’appliquant au vrai Parti communiste, au Parti communiste d’autrefois, le socialisme n’est pas un parti en face d’autres partis. Il est la classe ouvrière toute entière. Son objet, c’est de rassembler, par leur communauté de classe, les travailleurs de tous les pays. (Applaudissements) Quand on vient nous dire : il y a eu pour le socialisme une période qui était une période de recrutement et une période qui n’est plus une période de recrutement, on va contre la notion essentielle du socialisme international : que tous les prolétaires de tous les pays s’unissent. Commencez par les rassembler, c’est votre œuvre, il n’y a pas d’autre limite à un parti socialiste, dans l’étendue et le nombre, que le nombre des travailleurs et des salariés. Notre parti était donc un parti de recrutement aussi large que possible. Comme tel il était un parti de liberté de pensée, car les deux idées se tiennent et l’une dérive nécessairement de l’autre. Si vous voulez grouper dans le même parti tous les travailleurs, tous les salariés, tous les exploités, vous ne pouvez les rassembler que sur de formules simples et générales. Vous leur direz : sont socialistes tous ceux qui veulent travailler à la substitution du régime économique à un autre, tous ceux qui croient - car c’est le fond du marxisme - qu’il y a liaison et connexion inéluctables, entre le développement du capitalisme, d’une part, et du socialisme, d’autre part. Si vous êtes avec nous pour travailler à cette œuvre, votre acte de foi est consommé, vous êtes socialistes. À l’intérieur de ce credo, de cette affirmation essentielle, toutes les variétés, toutes les nuances d’opinion sont tolérées. Les uns imagineront qu’on aboutira au but par tels moyens et dans tel temps, les autres par tel autre moyen et dans tel autre temps : toutes ces contrariétés de tendance sont permises, et nous ne pouvons pas les interdire sans renier notre but, qui est le groupement de tous les prolétaires de tous les pays. (« Très bien ! ») Ainsi quand le Parti inscrivait dans ses statuts que la liberté de discussion était entière, que la presse était libre, ce n’était pas de vagues notions démocratiques introduites dans nos constitutions socialistes, c’était une règle tirée de l’essence même de ce que doit être le parti socialiste.
Et la représentation proportionnelle, croyez-vous qu’elle ait un autre objet ? La RP – c’est là qu’est son importance capitale – n’était pas faite pour partager la direction entre diverses tendances, car, malgré tout, la loi des majorités existait dans le Parti au point de vue de l’action. Quand une majorité de congrès ou une majorité de commission administrative permanente avait pis une décision, l’action de tous les membres du Parti était engagée. L’importance de la RP n’était pas une importance politique ; c’était quelque chose de bien plus haut : c’était une importance morale. La RP était le gage matériel de la liberté de pensée. (« Très bien ! » sur certains bancs, applaudissements) La RP n’avait d’autre sens dans notre Parti – par cela même qu’il est de l’essence du socialisme de grouper tous les travailleurs, tous les prolétaires de tout le pays – que, à l’intérieur de la conception centrale du socialisme, toutes les variétés de pensées et d’opinions étaient tolérées. Chacune de ces opinions, chacune de ces nuances avait sa part, sa juste part, sa libre part, dans l’élaboration de la pensée et de la volonté communes. Voilà ce que signifiaient ces dispositions, qu’il ne suffit pas de lire dans des statuts en disant : nous réviserons ceci, nous abrogerons cela. Ces idées tenaient à l’essence même de Parti ; et nous ne pouvons les faire disparaître sans transformer ce Parti dans son essence. Et l’action de ce Parti ? Quelle était-elle dans sa forme ? C’était une action d’éducation populaire et de propagande publique. Le Parti socialiste, dont l’espérance finale était de grouper sous son drapeau tous les travailleurs, s’adressait à ces travailleurs par des moyens de recrutement et de propagande publics. Il fondait des groupes et les ouvrait à tout le monde. Il faisait des réunions, des campagnes électorales, et essayait de toucher les électeurs. Voilà ce qu’est encore aujourd’hui, pour quelques heures, le Parti socialiste. Quel sera le parti nouveau que vous voulez créer ? Au lieu de la volonté populaire se formant à la base et remontant de degré en degré, votre régime de centralisation comporte la subordination de chaque organisme à l’organisme qui lui est hiérarchiquement supérieur ; c’est, au sommet, un comité directeur de qui tout doit dépendre, c’est une sorte de commandement militaire formulé d’en haut et se transmettant de grade en grade jusqu’aux simples militants, jusqu’aux simples sections. L’autonomie des groupes et des fédérations ? Les thèses vous disent que c’est une pure et simple hérésie. Il ne peut plus être question de cela dans l’organisme communiste. Donc hiérarchisation de tous les organes du Parti, de telle façon que tout organe dépende, par une subordination directe, de l’organisme qui lui est supérieur.
À côté de ces organismes publics, les organismes clandestins. Je veux revenir ici sur une équivoque qu’on nous a autrefois opposé : une erreur de traduction dans les documents, une sorte de miroitement entre le mot légal et le mot clandestin ont fait croire à un certain nombre de camarades que nous, adversaires de la IIIe internationale, nous étions, par-là même, adversaires de l’action illégale. Sembat vous a répondu hier là-dessus : je n’y reviendrai pas. Il n’y a pas un seul socialiste qui consente à se laisser enfermer dans la légalité. (« Très bien ! » applaudissements au centre) Je l’ai dit dans ma campagne électorale, je le dirai à la tribune de la Chambre à la première occasion, je le dirai où il faudra le dire. (Applaudissements, « Très bien ! ») Mais la légalité est une chose…
Paul Faure : Je n’ai pas parlé de l’action illégale, j’ai parlé… (Bruit, tumulte)
Un délégué : Je proteste contre les paroles de Paul Faure (Mouvement)
Léon Blum : Je dis qu’il n’y a pas le moindre rapport entre l’action illégale sur laquelle nous sommes, je le répète, tous d’accord, et l’organisation clandestine, sur laquelle nous sommes loin d’être d’accord. La preuve que les deux notions ne coïncident pas, c’est qu’à l’heure présente, le Parti français reconnaît la légitimité de l’action illégale, et il ne connaît pas encore d’organisation clandestine. Ce que je veux bien démontrer ici, c’est la structure de l’organisme : les thèses communistes vont vous imposer, d’une part, la subordination à tous les degrés, avec à la tête, un comité directeur, et, de l’autre, des organismes clandestins que vous êtes tenus d’organiser.
Un délégué : Pas forcément ! (Mouvement)
Léon Blum : Je n’apporterai pas ici une seule citation, vous me rendrez cette justice de penser que je ne dirai pas un mot que je ne puisse appuyer par des textes. Je dis que vous êtes tenus, de par les thèses et les statuts, d’organiser des comités clandestins, et que le comité exécutif de la IIIe Internationale se réserve même le droit de vous imposer directement cette création, si vous montriez quelque faiblesse ou quelque lenteur à vous prêter à cette exigence. Il y a encore autre chose que les thèses indiquent et qu’elles n’avaient pas besoin de dire. Quand il y a juxtaposition d’organes publics ou clandestins, à qui appartient nécessairement l’autorité réelle ? Où réside-t-elle ? Par la force des choses, dans l’organisme clandestin. Cela est fatal, et les thèses reconnaissent cette nécessité. Paul Faure vous a lu les textes : c’est toujours l’organisme clandestin qui doit contrôler effectivement l’organisme public. Comment ces organismes se formeront-ils ? Est-ce qu’à l’issue de ce congrès, après avoir nommé votre comité directeur public, vous allez procéder à la nomination du comité clandestin ? (Exclamations) Est-ce que vous allez mettre aux voix la désignation de cet organisme ? (Applaudissements à droite) Votre comité directeur occulte ne pourra donc pas naître d’une délibération publique de votre congrès, il faudra qu’il ait une autre origine. Il faudra que sa constitution vous soit apportée du dehors. Ceci revient à dire que, dans le Parti qu’on veut nous faire, le pouvoir central appartiendra finalement à un comité occulte désigné – il n’y a pas d’autre hypothèse possible – sous le contrôle du comité exécutif de l’Internationale ellemême. Les actes les plus graves de la vie du Parti, ses décisions seront prises par qui ? Par des hommes que vous ne connaîtrez pas. (Exclamations. Bruit. Mouvement) J’analyse des textes et j’essaie de les présenter dans leurs rapports et dans leur ensemble.
Un délégué : Oui, avec des citations incomplètes.
Léon Blum : Je dis simplement : étant donné l’organisme dont nous ne pouvons pas nier l’existence – il résulte de tous les textes, dans leur lettre et dans leur esprit – il est vraiment bien extraordinaire qu’on vienne nous parler de tyrannie dans le Parti actuel : tyrannie des chefs, tyrannie des élus. Je ne sais pas quels moyens les élus emploient aujourd’hui pour exercer leur tyrannie, mais du moins vous les connaissez, vous pouvez vous en prendre à eux. Et demain ? Vous vous en prendrez à qui ? À des anonymes, à des inconnus, à des masques. (Protestations sur certains bancs, applaudissements sur d’autres) L’unité dans le Parti – on vous l’a dit hier en des termes que je voudrais que vous n’oubliiez pas – étant jusqu’à ce jour une unité synthétique, une unité harmonique, c’était une sorte de résultante de toutes les forces, et toutes les tendances intervenaient pour fixer et déterminer l’axe commun de l’action. Vous, ce n’est plus l’unité en ce sens que vous recherchez, c’est l’uniformité, l’homogénéïté absolues. Vous ne voulez dans votre Parti que des hommes disposés, non seulement à agir ensemble, mais encore prenant l’engagement de penser ensemble : votre doctrine est fixée une fois pour toutes ! Ne varietur ! Qui ne l’accepte pas, n’entre pas dans votre parti ; qui ne l’accepte plus devra en sortir. Ce n’est pas au point de vue de telle ou telle personne que je veux examiner la question des exclusions. Il importe peu qu’on veuille dessiner une ligne de rupture ici ou là, que l’on veuille garder telle ou telle personne. (« Très bien ! ») Les textes ont une autre gravité. On veut constituer un parti entièrement homogène, cela est logique, et c’est cette logique que je veux montrer. On a accumulé dans les textes toutes les dispositions que vous connaissez. Dans tous les débats de Moscou, on prévoit – et on ne pouvait pas ne pas le prévoir – l’épuration complète et radicale de tout ce qui est jusqu’à présent le Parti socialiste. C’est pour cela que l’on dit : quiconque n’acceptera pas les thèses dans leur lettre et dans leur esprit n’entrera pas dans le Parti communiste et dans la IIIe Internationale ; quiconque votera contre l’adhésion et n’aura pas sa soumission entière dans le délai donné sera chassé de la IIIe Internationale. C’est pour cela qu’on prévoit des épurations périodiques ; c’est pour cela qu’on supprime la RP et vous avez raison de la supprimer à votre point de vue, car la RP n’est pas une mesure politique destinée à donner une part de gouvernement à telle ou telle minorité, c’est la garantie de la liberté de pensée dans le Parti : vous avez raison de dire que la RP n’y a plus de raison d’être ! (Applaudissements sur certains bancs) Vous avez raison de déclarer que la presse du Parti tout entière, centrale ou locale, devra être dans les mains des communistes purs et de la doctrine communiste pure ; vous avez bien raison de soumettre les éditions du Parti à une sorte d’index. Tout cela est logique. Vous voulez un parti entièrement homogène, un parti dans lequel il n’y ait plus de liberté de penser, plus de divisions de tendances : vous avez donc raison d’agir ainsi que vous le faites. Cela résulte – je vais vous le prouver – de votre conception révolutionnaire ellemême. Mais vous comprendrez qu’envisageant cette situation, la considérant, faisant la comparaison de ce qui sera demain avec ce qui était hier, nous ayons tout de même un mouvement d’effroi, de recul et que nous disions : « Est-ce là le Parti que nous avons bien connu ? Non ! » Le Parti que nous avons connu, c’était l’appel à tous les travailleurs, tandis que celui qu’on veut fonder, c’est la création de petites avant-gardes disciplinées, homogènes, soumises à un commandement rigoureux – leur effectif importe peu, vous le trouverez dans les thèses – mais toutes bien en mains et prêtes à une action prompte, à une action décisive. (Applaudissements). Eh bien, à ce point de vue comme aux autres, nous restons du Parti tel qu’il était hier et nous n’acceptons pas ce parti nouveau qu’on veut faire.
La question syndicale procède du même état d’esprit de discipline et d’homogénéité, même au détriment du nombre. (Interruption : « Non ! ») Laissez-moi achever ma pensée. Je ne veux pas revenir sur l’histoire, en France, des rapports du socialisme et des organisations corporatives bien qu’elle soit intéressante, je crois, pour beaucoup de militants. Mais laissons cela. On était arrivé péniblement, après bien des tâtonnements, à une conception qui, somme toute, avait pratiquement donné satisfaction à tout le monde : autonomie des deux organisations, communauté de buts, mais avec différenciation des moyens, et possibilité, à chaque instant, par des croisements et des rencontres, d’action commune sur des objets déterminés. Dans votre conception d’homogénéité militaire et toujours avec cette arrièrepensée de la mobilisation aussi prompte que possible des forces d’attaque pour la destruction de la société capitaliste, il était indispensable que vous assujettissiez toutes les formations ouvrières quelles qu’elles soient, corporatives, politiques, à cette même discipline, et c’est indéniablement l’esprit des thèses de Moscou. Vous avez fait dans votre motion une réserve. Vous n’avez pas voulu le rattachement direct, hiérarchique, des organisations syndicales aux organisations politiques, pour ne pas rendre la tâche trop difficile à vos amis de la minorité révolutionnaire des syndicats. On vous a avertis que cette concession n’était que provisoire. Mais n’importe. Si vous admettez pour le moment, jusqu’à ce que votre travail soit plus avancé, l’autonomie relative des groupements syndicaux, conquis par votre propagande, en revanche, vous avez, dès à présent, le devoir d’affilier ces groupements à l’Internationale syndicale de Moscou qui, elle, incontestablement, n’est qu’une succursale, qu’un rayon de l’Internationale communiste elle-même. (Applaudissements) Aucun de vous ne peut le contester. (Interruption : « C’est exact ! ») Puisque vous reconnaissez que c’est exact, cela me suffit. Je vous montre là par conséquent une conséquence de votre pensée maîtresse de substituer à un ensemble d’organisations aussi larges que possible un ensemble de groupes homogènes, peu nombreux s’il le faut, car on sacrifie le nombre à l’homogénéité, reliés strictement les uns aux autres, et qui seront finalement dans la main du comité central national, puis du comité exécutif de la IIIe Internationale, dont vous vous engagez les uns et les autres à exécuter toutes les décisions. C’est en fin de compte ce comité exécutif qui aura sur vous les pouvoirs les plus entendus, qui aura le droit d’exclure les groupements ou les individus, qui centralisera l’action politique. Il aura, dans chaque pays un bureau à lui, qui lui sera exclusivement rattaché. Il se réservera le droit de constituer lui-même l’organisation occulte qui vous est imposée… Vous voyez, c’est là une espèce de société secrète, une espèce de vaste carbonarisme, (Rires) quelque chose qui, manifestement, est conçu sur le type de ces sociétés secrètes qui, je le reconnais, ont fait en France des révolutions, et dont il ne faut pas médire… (Interruptions : « Alors ? ») Je ne les insulte pas, j’en rappelle le souvenir. (Mouvements divers) Maintenant, camarades, pourquoi cette organisation où malgré tout, on se prive d’un des éléments qui, jusqu’à présent, dans toutes les organisations, avait paru l’élément essentiel : le nombre ? Où l’on sacrifie tout à la discipline, à l’homogénéité, à la promptitude dans cette mobilisation dont je parlais tout à l’heure ? Pour une raison bien simple, c’est que cette notion de l’organisation est exactement celle qui répond à la conception révolutionnaire qui est au centre même du communisme. La conception de la révolution Si fatigante que soit cette démonstration d’ordre un peu théorique, je vous demande la permission d’y insister un instant. Un système socialiste se juge avant tout à sa conception révolutionnaire, parce que la conception révolutionnaire est l’essence de toute doctrine socialiste. Je ne veux pas refaire ici une déclaration que nous avons faite tant de fois, mes amis et moi. Nous avons dû en rebattre les oreilles des uns et des autres. Pourtant, il faut que je proteste une dernière fois contre ce moyen de polémique, de discussion, qui consiste à montrer les adversaires de la IIIe Internationale comme des contre-révolutionnaires, et à soutenir que le débat pour ou contre l’adhésion est en réalité le débat entre l’idée révolutionnaire et l’idée réformiste. Rien n’est plus erroné. Je vais essayer de vous le démonter. Je vous en prie, écoutez-moi. Le débat n’est pas entre la conception réformiste et la conception révolutionnaire, mais entre deux conceptions révolutionnaires qui, en effet, sont radicalement et essentiellement différentes l’une de l’autre. (Applaudissements) Laissez-moi vous dire que le réformisme, ou pour parler plus exactement le révisionnisme – j’aime mieux ce mot – n’existe plus dans le socialisme national, ni dans le socialisme international depuis le congrès d’Amsterdam et le pacte d’unité. La doctrine du Parti est une doctrine révolutionnaire. Si quelqu’un y manque, si quelqu’un y a manqué, c’est aux militants, aux fédérations, aux congrès à appliquer les sanctions que le règlement prévoit. (Applaudissements) Mais je ne connais, pour ma part, en France, jusqu’ici, qu’un socialisme, celui qui est défini par les statuts, mentionné sur notre carte, et qui est un socialisme révolutionnaire. J’ajoute en ce qui me concerne personnellement, que je ne connais pas deux espèces de socialisme, dont l’un serait révolutionnaire et dont l’autre ne le serait pas. Je ne connais qu’un socialisme, le socialisme révolutionnaire, puisque le socialisme est un mouvement d’idées et d’action qui mène à une transformation totale du régime de la propriété, et que la révolution, c’est, par définition, cette transformation même. Où donc est le point de désaccord, le point de conflit entre vous et nous ? Je vais essayer de préciser. C’est bien entendu, le désaccord capital. Révolution, cela signifie, pour le socialisme traditionnel français : transformation d’un régime économique fondé sur la propriété privée en un régime fondé sur la propriété collective ou commune, voilà ce que cela veut dire. C’est cette transformation qui est par elle-même la révolution, et c’est elle seule, indépendamment de tous les moyens quelconques qui seront appliqués pour arriver à ce résultat. Révolution cela veut dire quelque chose de plus. Cela veut dire que ce passage d’un ordre de propriété à un régime économique essentiellement différent ne sera pas le résultat d’une série de réformes additionnées, de modifications insensibles de la société capitaliste. Les progrès de la révolution sont parallèles avec l’évolution de la société capitaliste. La transformation sera donc nécessairement préparée par les modifications insensibles que subit la société capitaliste. Mais l’idée révolutionnaire comporte, à notre avis à tous, je crois, ceci : qu’en dépit de ce parallélisme, le passage d’un état de propriété à un autre ne sera pas par la modification insensible et par l’évolution continue, mais qu’à un moment donné, quand on en sera venu à la question essentielle, au régime même de la propriété, quels que soient les changements et les atténuations qu’on aura préalablement obtenus. Il faudra une rupture de continuité, un changement absolu, catégorique. (Applaudissements) Nous entendons encore autre chose, par le mot révolution. C’est que cette rupture de continuité qui est le commencement de la révolution elle-même a, comme condition nécessaire, mais non suffisante, la conquête du pouvoir politique. C’est à la racine même de notre doctrine. Nous pensons, nous socialistes, que la transformation révolutionnaire de la propriété ne peut s’accomplir que lorsque nous aurons conquis le pouvoir politique. (Exclamations, Applaudissements, Bruit) Si un délégué à un congrès socialiste, ayant nécessairement cinq ans de présence dans le Parti, en vient à contester des assertions comme celles que je viens d’émettre, il n’y a plus de discussion possible. (Applaudissements)
Un délégué : Vous dissiperez toute équivoque en disant qu’il ne s’agit pas, dans votre pensée, de la conquête électorale.
Léon Blum : On m’invite à dissiper un malentendu. J’allais le faire. La conquête des pouvoirs publics, qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie : prise de l’autorité centrale qui, actuellement, s’appelle l’État, par n’importe quels moyens, sans que ni les moyens légaux, ni les moyens illégaux soient exclus. (Applaudissements, bruit) C’est la pensée socialiste.
Le président : Laissez donc terminer le citoyen Blum. Notre camarade est fatigué. Et c’est très gênant de parler dans cette atmosphère.
Léon Blum : Le socialisme international et le socialisme français n’ont jamais limité les moyens dont ils se serviraient pour la conquête du pouvoir politique. Lénine lui-même a admis qu’en Angleterre le pouvoir politique pourrait parfaitement être conquis par les moyens électoraux. Mais il n’y a pas un socialiste, si modéré soit-il, qui se soit jamais condamné à n’attendre que d’un succès électoral la conquête du pouvoir. Là-dessus, il n’y a aucune discussion possible. Notre formule à tous est cette formule de Guesde, que Bracke me répétait il y a quelque temps : « Par tous les moyens, y compris les moyens légaux. » Mais cela dit, où apparaît le point de divergence ? Il apparaît en ceci, c’est que la conception révolutionnaire que je viens de vous indiquer, et qui était celle de Jaurès, de Vaillant, de Guesde, a toujours eu à se défendre contre deux déviations contraires et a toujours frayé difficilement son chemin entre une déviation de droite et une déviation de gauche. La première est précisément cette déviation réformiste dont je parlais tout à l’heure. Le fond de la thèse réformiste, c’est que, sinon la totalité de la transformation sociale, du moins ce qu’il y a de plus substantiel dans les avantages qu’elle doit procurer à la classe ouvrière, peut être obtenu sans crise préalable du pouvoir politique. Là est l’essence du réformisme. Mais il y a une seconde erreur, dont je suis bien obligé de dire qu’elle est, dans son essence, anarchiste. C’est celle qui consiste à penser que la conquête des pouvoirs publics est par elle-même une fin, alors qu’elle n’est qu’un moyen, qu’elle est le but, alors qu’elle n’est que la condition, qu’elle est la pièce, alors qu’elle n’est que le prologue.
Que la fin révolutionnaire, que l’idéal révolutionnaire, ce soit la prise des pouvoirs publics en elle-même et par elle-même, indépendamment de la transformation sociale dont elle doit devenir le moyen, cela, je le répète, c’est une conception anarchiste. Car, lorsque vous raisonnez ainsi, quel est le seul résultat positif, certain, que vous avez en vue ? C’est la destruction de l’appareil gouvernemental actuel. Lorsque vous vous fixez à vous-même comme but la prise du pouvoir, sans être sûr que cette prise du pouvoir puisse aboutir à la transformation sociale, le seul but positif de votre renfort, c’est la destruction de ce qui est, et que l’on appelle l’appareil gouvernemental bourgeois. Erreur anarchiste dans son origine et qui, à mon avis, est à la racine de la doctrine communiste. Je fais en ce moment une démonstration, non pas pour gêner les uns ou servir les autres, mais pour apporter le plus possible de clarté dans la discussion de cet ensemble de doctrines que j’ai, pour ma part, pendant des semaines, étudié avec un mélange de probité et d’anxiété. Ouvrez votre carte du Parti. Quel est l’objet que le parti socialiste jusqu’à présent se donnait à lui-même ? C’est la transformation du régime économique. Ouvrez les statuts de l’Internationale communiste. Lisez l’article dans lequel l’Internationale définit son but. Quel est ce but ? La lutte à la main armée contre le pouvoir bourgeois. Je vais tout de suite vous montrer, faisant de votre propre doctrine un effort d’explication dont vous devriez me savoir plus de gré, à quoi correspond, selon moi, cette conception. Je veux montrer à quoi, dans la pensée de Lénine et des rédacteurs des thèses, correspond cette nouvelle notion révolutionnaire. Elle répond à cette pensée, profondément ancrée dans l’esprit des rédacteurs des thèses et qui revient sans cesse : c’est qu’il est impossible, avant la prise des pouvoirs publics, d’accomplir un travail de propagande et d’éducation ouvrière efficace. Ce qui revient à dire que la conquête des pouvoirs publics n’est pas seulement, comme nous l’avons toujours dit, la condition de la transformation sociale, mais qu’elle est déjà la condition des premiers efforts d’organisation et de propagande qui devront plus tard mener à cette transformation. Ce que pense Lénine, c’est que tant que la domination de la classe capitaliste sur la classe ouvrière ne sera pas brisée par la violence, tout effort pour rassembler, éduquer et organiser cette classe ouvrière demeurera nécessairement vain. De là cette sommation impérative d’avoir à prendre le pouvoir tout de suite, le plus vite possible, puisque c’est de cette conquête que vont dépendre, non pas seulement vos efforts terminaux, mais vos efforts initiaux, puisque même les premiers éléments de votre tâche socialiste ne commenceront que quand vous aurez pris le pouvoir. Mais cela - je demande pardon de le répéter à ceux qui l’ont déjà entendu - je le conçois quand on est en présence d’un prolétariat tel que le prolétariat russe et d’un pays tel que la Russie, où l’on n’avait fait avant la prise du pouvoir aucune propagande d’ensemble efficace. On peut alors s’imaginer qu’avant tout il faut briser le pouvoir bourgeois pour que cette propagande même devienne possible. Mais, dans nos pays occidentaux, est-ce que la situation est la même ? Je me refuse à concéder que, jusqu’à cette conquête des pouvoirs publics, que vous ferez sans doute demain, il n’y aura pas eu dans ce pays une propagande socialiste. Je me refuse à dire que tout le travail passé n’a servi de rien, et que tout est à faire. Non, beaucoup a été fait, et vous n’avez pas le droit de vous démentir et de vous renier aujourd’hui. Sans m’égarer dans aucune démonstration oratoire, je veux montrer jusqu’au bout cette différence entre les deux conceptions révolutionnaires : celle qui voit dans la transformation le but et dans la conquête des pouvoirs publics un moyen ; celle qui, au contraire, voit dans la conquête du pouvoir, le but. Est-ce que vous croyez qu’elle n’a qu’une importance de casuistique, qu’elle n’affronte que des docteurs socialistes avec leur bonnet carré ? Non, elle est capitale en ce sens qu’elle mène à deux conceptions absolument différentes de l’organisation et de la propagande. Si vous estimez que le but c’est la transformation, que c’est la transformation qui est la révolution, alors tout ce qui, même dans le cadre de la société bourgeoise, peut préparer cette transformation, devient travail révolutionnaire. Si là est la révolution, alors l’effort quotidien de propagande qu’accomplit le militant, c’est la révolution avançant un peu chaque jour. Tout ce qui est organisation et propagande socialiste, tout ce qui est extension à l’intérieur de la société capitaliste de ces organisations ouvrières de toutes sortes, sur lesquelles la société collectiviste reposera un jour, tout cela est révolutionnaire.
Un délégué : Les radicaux alors !
Léon Blum : Et les réformes mêmes, dont Sembat parlait en des termes qui eussent dû réunir l’unanimité de cette assemblée, si elles servent à accroître, à consolider les emprises de la classe ouvrière sur la société capitaliste, si elles lui donnent plus d’allant et de courage, si elles aiguisent son ardeur militante, les réformes aussi, prises dans ce sens, sont révolutionnaires. Et c’est dans ce sens seulement que nous les avons défendues, que nous voulons continuer à les défendre. Mais si, au contraire, l’objet unique est la prise des pouvoirs publics le plus promptement possible, alors toute cette activité devient inutile en effet. Lorsque nous avons discuté, il y a deux ans, le programme électoral, Loriot nous disait déjà : « Je ne conteste pas la valeur socialiste des réformes, en théorie. Mais aujourd’hui, en fait, la situation est telle, la crise révolutionnaire est si proche, que des réformes… » (Interruptions et bruits) Le congrès comprendra que j’ai de la peine à suivre un raisonnement au milieu de pareilles interruptions… « Si la crise est si proche, et si cette crise est la révolution, alors, en effet, n’a de valeur révolutionnaire que ce qui prépare, pour le plus bref délai possible, la conquête des pouvoirs publics. » On comprend alors toute votre conception d’organisation, car elle est faite en vue de cela, faite pour qu’aucune occasion ne soit perdue, pour que les troupes d’attaque soient toujours là bien en main, prêtes à obéir au premier signal, chaque unité transmettant au-dessous d’elle l’ordre reçu d’en haut. (Interruptions) J’en demande pardon à l’assemblée, mais elle peut se rendre compte qu’il y a une certaine solidarité logique dans les remarques que je lui apporte ; elles font un tout dans ma pensée. Je demande que l’on ne me rende pas la tâche encore plus malaisée par des interruptions qui, forcément, me font dévier de la ligne que je me suis tracée. Cette idée de la conquête des pouvoirs publics, chez vous, où vous mène-t-elle encore ? Vous savez bien, puisque le nombre vous importe peu, que vous ne ferez pas la conquête des pouvoirs publics avec vos seules avant-gardes communistes. À cette théorie d’organisation que j’ai analysée, vous ajoutez donc de la tactique des masses, par un souvenir de la vieille doctrine blanquiste, car la filiation est certaine. Vous pensez, profitant d’une circonstance favorable, entraîner derrière vos avant-gardes les masses populaires non communistes, non averties de l’objet exact du mouvement, mais entretenues par votre propagande dans un état de tension passionnelle suffisamment intense. C’est bien là votre conception. Avec cela, qu’est-ce que le blanquisme a fait, pas grand-chose… En ces dernières années, il n’est même pas arrivé à prendre une caserne de pompiers sur le boulevard de la Villette… mais c’est à l’idée même, sans m’attarder à chercher si elle est réalisable ou non en fait, c’est à la conception théorique que je veux m’en prendre. Cette tactique des masses inconscientes, entraînées à leur insu par des avant-gardes, cette tactique de la conquête des pouvoirs publics par un coup de surprise en même temps que par un coup de force, mes amis et moi, nous ne l’admettons pas, nous ne pouvons pas l’admettre. Nous croyons qu’elle conduirait le prolétariat aux plus tragiques désillusions. Nous croyons que, dans l’état actuel de la société capitaliste, ce serait folie que de compter sur les masses inorganiques. Nous savons, en France, ce que sont les masses inorganiques. Nous savons derrière qui elles vont un jour et derrière qui elles vont le lendemain. Nous savons que les masses inorganiques étaient un jour derrière Boulanger et marchaient un autre jour derrière Clemenceau… (Applaudissements). Nous pensons que tout mouvement de prise du pouvoir qui s’appuierait sur l’espèce de passion instinctive, sur la violence moutonnière des masses profondes et inorganiques, reposerait sur un fondement bien fragile et serait exposé à de bien dangereux retours. Nous ne savons pas avec qui seraient, le lendemain, les masses que vous auriez entraînées la veille. Nous pensons qu’elles manqueraient peut-être singulièrement de stoïcisme révolutionnaire. Nous pensons qu’au premier jour où les difficultés matérielles apparaîtraient, le jour où la viande ou le lait arriveraient avec un peu de retard, vous ne trouveriez peut-être pas chez elles la volonté de sacrifice continu et stoïque qu’exigent, pour triompher jusqu’au bout, les mouvements que vous envisagez. Et ceux qui auraient marché derrière vous la veille seraient peut-être, ce jour-là, les premiers à vous coller au mur. Non, ce n’est pas par la tactique des masses inorganiques entraînées derrière vos avant-gardes communistes que vous avez des chances de prendre le pouvoir. Vous avez des chances de prendre le pouvoir dans ce pays, savez-vous comment ? Par de vastes mouvements ouvriers à caractère organique, supposant une éducation et une puissance de moyens poussés aussi loin que possible. Vous ne ferez pas la révolution avec ces bandes qui courent derrière tous les chevaux. Vous la ferez avec des millions d’ouvriers organisés, sachant ce qu’ils veulent, quelles méthodes ils emploieront pour aller au but, prêts à accepter les souffrances et les sacrifices nécessaires. Votre doctrine qui, d’avance, fait fi du recrutement… (Applaudissements, interruptions, bruit) votre parti qui, d’avance, fait fi du recrutement, qui coupe en tronçons les syndicats comme s’ils étaient trop puissants (Applaudissements et bruit), votre parti a manqué d’avance son aventure. Je vous montrerai tout à l’heure - car tout s’enchaîne dans mon esprit - comment c’est de notre divergence sur la notion de l’organisation et sur la conception révolutionnaire, que naît également la contrariété sur la notion de la dictature du prolétariat. Mais je profite de ce que nous sommes sur ce terrain : révolution, conception révolutionnaire, réformes, pour placer une sorte de hors-d’œuvre, j’en conviens, mais qu’il est de mon devoir de vous servir en ce moment. Je veux fournir un exemple précis de ce que donnent, dans la pratique, ces différences de conception, et je prends cet exemple dans l’activité parlementaire.
Je voudrais vous montrer en quelques mots ce qu’est le travail parlementaire dans notre conception actuelle du parti, ce qu’il sera dans la conception de demain. Actuellement le groupe parlementaire est, avec la CAP un organisme permanent du Parti relevant, non pas de la CAP, mais des conseils nationaux et des congrès. Son action est impérativement définie, délimitée, par la résolution d’Amsterdam, par le pacte d’unité, par les statuts mêmes du Parti. Le rôle, le devoir du groupe parlementaire, c’est, conformément à la doctrine révolutionnaire que je vous ai exposée, d’une part d’aider à la propagande générale révolutionnaire dans le pays, et d’autre part, à l’intérieur du Parlement, de soutenir ou de provoquer toutes les réformes qui peuvent améliorer la condition morale et physique des travailleurs, et qui, par cela même, comme je vous l’ai démontré, aident cette transformation sociale, qui est la révolution. Vous avez un groupe parlementaire qui s’est, je crois, strictement conformé à ces prescriptions des statuts. Bien que les statuts actuels du Parti ne le missent en aucune façon sous le contrôle de la CAP, Frossard ne me refusera pas le témoignage que pendant toute cette législature, le groupe parlementaire a, par tous les moyens, tenté d’agir en plein accord avec l’organisme central du Parti et qu’il s’est établi entre le secrétaire du Parti et le secrétaire du groupe parlementaire des rapports de familiarité, je dirai presque d’intimité, non seulement personnels, mais politiques, qui font que sur aucune question grave ils n’ont agi autrement que d’accord. D’autre part, je ne vois pas qui pourrait ici reprocher au groupe parlementaire d’avoir enfreint les prescriptions qui résulteraient de la motion d’Amsterdam ou de statuts du Parti. Nous avons fait pour la propagande générale dans le pays - ici encore n’est-ce pas, Frossard, en plein et fraternel accord les uns avec les autres - un effort qui, je crois, n’avait jamais été tenté. Le groupe parlementaire, dès le premier jour, a considéré l’organisation de cette propagande comme son premier devoir, et le secrétaire du groupe n’est monté à la tribune, au congrès de Strasbourg, que pour faire approuver le plan de propagande qu’il avait conçu, d’accord avec le secrétaire du parti, et qui a été mis aussitôt à exécution. Le groupe socialiste a fait cela. Avant que le mouvement d’adhésion vers la IIIe Internationale prît la direction et l’intensité que vous savez, je n’ai pas entendu, pour ma part, diriger des reproches contre le groupe parlementaire, et j’affirme, en tout cas, que dans nos sections parisiennes l’impression était unanime pour estimer que le groupe avait agi efficacement et unanimement dans la direction politique qui était à ce moment celle du Parti. Cela est si vrai que lorsque, au groupe parlementaire, l’autre jour, la question s’est posée, tous ceux de nos camarades qui adhèrent ou sont disposés à adhérer à la IIIe Internationale nous ont dit les uns après les autres : « Demain ce sera autre chose, c’est entendu, mais nous nous solidarisons entièrement pour le passé avec tout ce qui a constitué l’action du groupe. » Cela est si vrai qu’il n’y a pas d’exemple qu’une proposition d’action ou de manifestation, sous quelque forme que ce soit, nous ait été apportée par nos camarades de l’extrême gauche, aujourd’hui communistes, et qu’elle ait été repoussée par nous. Cela est sans exemple, et l’on a pu voir, au contraire - Vaillant-Couturier s’en souvient - qu’il n’y avait aucun de nos camarades avec qui nous n’eussions à cœur de nous solidariser, sous quelque forme que ce fût. Voilà ce qu’à fait le groupe, conformément à ce qui était hier sa règle. Mais, l’autre jour on a présenté à la fédération de la Seine - on la représente encore, je la suppose, au congrès de Tours - une motion où, confondant volontairement ce qui serait notre tâche demain avec ce qui était notre tâche hier, on critiquait, on dénigrait avec méchanceté, avec malignité, avec une sorte de volonté de blesser et de nuire…
Plusieurs délégués : Non !
Blum : Si. On a voté cette motion au moment même où nous étions groupés en pleine bataille sur la question qui a amené les grèves de mai et pour laquelle des milliers de travailleurs ont été frappés et souffrent encore. On a fait cela, je n’insiste pas. Je passe.
Un délégué : Ce n’est pas la question.
Blum : Vous avez ajourné la discussion des rapports en disant qu’il en serait question dans la discussion générale. Je reconnais moi-même que ce que j’ai dit est hors du sujet. Je passe, mais j’ai dit tout ce que j’avais sur le cœur.
Je reviens à ma démonstration purement théorique. Je vous ai montré ce qu’avait été et ce que serait l’organisation du Parti, ce qu’était notre conception révolutionnaire et ce que serait la vôtre. C’est de ce double désaccord que résulte notre conflit sur la question que les thèses de Moscou considèrent comme fondamentale, car il n’y a pas de ligne des thèses où elle ne se retrouve, je veux parler de la question de la dictature du prolétariat. Nous en sommes partisans. Là aussi, nul désaccord de principe. Nous en sommes si bien partisans que la notion et la théorie de la dictature du prolétariat ont été insérées par nous dans un programme qui était un programme électoral. Nous n’avons donc peur ni du mot, ni de la chose. J’ajoute que, pour ma part, je ne pense pas, bien que Marx l’ait écrit, et plus récemment Morris Hillquit, que la dictature du prolétariat soit tenue de conserver une forme démocratique. Je crois impossible, d’abord, comme on l’a tant répété, de concevoir d’avance et avec précision quelle forme revêtirait une telle dictature, car l’essence même d’une dictature est la suppression de toute forme préalable et de toute prescription constitutionnelle. La dictature, c’est le libre pouvoir donné à un ou plusieurs hommes de prendre toutes les mesures quelconques qu’une situation déterminée comporte. Il n’y a, par conséquent, aucune possibilité de déterminer d’avance quelle forme aura la dictature du prolétariat, et c’est même une pure contradiction. Où est par conséquent le désaccord ? Il n’est pas non plus dans le fait que la dictature du prolétariat soit exercée par un parti. En fait, en Russie, la dictature n’est pas exercée par les Soviets, mais par le Parti communiste lui-même. Nous avons toujours pensé en France que demain, après la prise du pouvoir, la dictature du prolétariat serait exercée par les groupes du Parti socialiste lui-même devenant, en vertu d’une fiction laquelle nous acquiesçons tous, le représentant du prolétariat tout entier. La différence tient, comme je vous l’ai dit, à nos divergences sur l’organisation et sur la conception révolutionnaire. Dictature exercée par le Parti, oui, mais par un parti organisé comme le nôtre, et non pas comme le vôtre. (Exclamations) Dictature exercée reposant sur la volonté et sur la liberté populaire, sur la volonté des masses, par conséquent dictature impersonnelle du prolétariat. Mais non pas une dictature exercée par un parti centralisé, où toute l’autorité remonte d’étage en étage et finit par se concentrer entre les mains d’un comité patent ou occulte. Dictature d’un parti, oui, dictature d’une classe, oui, dictature de quelques individus, connus ou inconnus, cela, non. (Applaudissements sur divers bancs) De même que la dictature doit être impersonnelle, elle doit être, selon nous, temporaire, provisoire. C’est-à-dire que nous admettons la dictature, si la conquête des pouvoirs publics n’est pas poursuivie comme but en soi, indépendamment des circonstances de toutes sortes qui permettront, dans un délai suffisamment bref, la transformation révolutionnaire elle-même. Mais si l’on voit, au contraire, dans la conquête du pouvoir, un but immédiat, si l’on imagine, contrairement à toute la conception marxiste dans l’histoire, qu’elle est l’unique procédé pour préparer cette transformation sur laquelle ni l’évolution capitaliste ni notre propre travail de propagande n’auraient d’effet, si par conséquent un décalage trop long et un intervalle de temps presque infini devaient s’interposer entre la prise du pouvoir - condition - et la transformation révolutionnaire - but - alors nous ne sommes plus d’accord. Alors, nous vous disons que votre dictature n’est plus la dictature temporaire qui vous permettra d’aménager les derniers travaux d’édification de votre société. Elle est un système de gouvernement stable, presque régulier dans votre esprit, et à l’abri duquel vous voulez faire tout le travail. C’est cela le système de Moscou. (Exclamations sur divers bancs, applaudissements sur d’autres). Moscou ne pense pas le moins du monde que les conditions de la transformation révolutionnaire totale soient réalisées en Russie. Il compte sur la dictature du prolétariat pour les amener à une sorte de maturation forcée, indépendamment de ce qui était au préalable l’état d’évolution économique de ce pays. Je vous le répète, la dictature du prolétariat n’est plus alors l’espèce d’expédient fatal auquel tous les mouvements de prise du pouvoir ont nécessairement recours, au lendemain de leur réussite. C’est dans votre pensée un système de gouvernement créé une fois pour toutes. Cela est si vrai que, pour la troisième fois dans toute l’histoire socialiste, vous concevez le terrorisme, non pas seulement comme le recours de dernière heure, non pas comme l’extrême mesure de salut public que vous imposerez aux résistances bourgeoises, non pas comme une nécessité vitale pour la Révolution, mais comme un moyen de gouvernement.
Un délégué : Pouvez-vous nous donner une seule citation à l’appui de ce que vous avancez ?
Blum : Avant d’arriver à ma conclusion, je veux vous présenter une dernière observation, bien qu’elle ne paraisse pas essentielle au point de vue de la doctrine. Je veux dire deux mots d’une question que nous avons traité volontairement dans notre motion : la question de défense nationale.
Un délégué : La Marseillaise, alors.
Blum : La motion de la IIIe Internationale, à mon grand regret, est silencieuse sur ce point, et il n’en est pas parlé non plus très explicitement dans les textes. Je veux dire sur ce sujet quelques mots très brefs, très nets et, s’il le faut, très crus. Quelle est la pensée de ceux qui ont rédigé et de ceux qui voteront cette motion ? Nous ne disconvenons pas que l’installation du socialisme international dans le monde soit le seul moyen d’empêcher la guerre. Nous ne disconvenons pas davantage - je l’ai dit à Vaillant-Couturier, en lui rapportant combien le discours de Raymond Lefebvre, à Strasbourg, m’avait touché - nous ne disconvenons pas davantage que le socialisme international, instruit par la plus sanglante des leçons, doive aujourd’hui considérer comme son œuvre première, comme son œuvre de vie ou de mort, le choix et la préparation de tous les moyens, quels qu’ils soient, qui pourront, par mesure internationale, par effet internationale, empêcher toute guerre nouvelle. Mais cela dit, nous affirmons que, même en régime capitaliste, le devoir international et le devoir national peuvent coexister dans une conscience socialiste.
Un délégué : À condition que tout le monde y aille.
Blum : Cachin, ce matin, s’est expliqué sur ce sujet d’une façon qui, à mon avis, n’est nullement exempte d’ambiguïté. Cette ambiguïté se retrouve d’ailleurs dans la réponse qu’il a faite à Trotsky et qui est consignée dans les documents publiés par le Parti. Trostky lui avait demandé si, désormais, en cas de guerre, le Parti socialiste français voterait ou non des crédits. Cachin a esquivé la question. Il a répondu : « Dans l’état présent des choses, le danger de guerre ne pourrait venir que de la politique impérialiste française et, dans ces conditions, nous refuserions certainement les crédits. » Il ne s’agit pas de l’état de choses actuel. On esquive la question en se dérobant ainsi dans une portion isolée du temps et de l’espace. (Applaudissements). La question subsiste. C’est une question précise à laquelle on n’a pas encore répondu, et sur laquelle je pense que Frossard s’expliquera devant le congrès. La réponse de Cachin ne nous gêne en aucune manière. Aucun d’entre nous n’a jamais dit que le devoir de défense nationale fût un devoir absolu et inconditionné. (« Très bien ! »). Mais nous avons dit que le refus, l’abstention de la défense nationale, n’étaient pas non plus un devoir absolu et inconditionné pour les socialistes. Il faudra tout de même bien que vous prononciez sur ce point car on n’esquive pas par des ruses ou par des prétéritions une question comme celle-là. Nous ne voulons ruser avec rien. Nous avons volontairement posé le problème dans notre motion. Nous avons affirmé quelque chose, et nous l’affirmons encore : il y a des circonstances où, même en régime capitaliste, le devoir de défense nationale existe pour les socialistes. (Mouvements divers). Je ne veux pas entrer dans le fond du débat.
Une voix : Précisez.
Blum : Non. Je ne veux pas prendre corps à corps une pensée qui, au fond, est une pensée tolstoïenne ou néo-chrétienne plutôt qu’une pensée socialiste.
Un délégué : Précisez les cas ; faites une hypothèse.
Blum : C’est bien simple : l’hypothèse d’une agression caractérisée, l’attaque de quelque nation que ce soit. (Mouvements divers, bruits, cris : « À bas la guerre ! ». Les délégués entonnent L’Internationale. Tumulte)
Le président : La parole est à Pressemane avec l’autorisation du camarade Blum.
Voix nombreuses : Non ! Non ! (Bruit)
Blum : Je suis resté quelques minutes de trop à la tribune. Je vous remercie de l’attention que vous m’avez prêtée. Les derniers mots que j’ai prononcés ont fait apparaître chez vous des sentiments que vous exprimerez, j’espère, dans votre motion, car elle est encore muette sur ce point. (Applaudissement sur les bancs de droite, cris, tumulte) Cela dit, je me hâte de conclure et de descendre de la tribune. Sur les questions d’organisation, sur les questions de conception révolutionnaire, sur les rapports de l’organisation politique et de l’organisation corporative, sur la question de la dictature du prolétariat, sur la question de la défense nationale, je pourrais dire aussi sur ce résidu sentimental de la doctrine communiste, que nous ne pouvons pas plus accepter que sa forme théorique, sur tous ces points, il y a opposition et contradiction formelles entre ce qui a été jusqu’à présent le socialisme et ce qui sera demain le communisme.
Il ne s’agit plus, comme on l’a dit inexactement, d’une question de discipline. Chacun de nous est mis en face d’un cas de conscience individuel et collectif à la fois. Devant une situation entièrement nouvelle, et que vous avez voulue telle, il faut l’envisager et dire : je peux ou je ne peux pas. Il faut le dire sans réticence, sans arrière-pensée, sans chicane, sans restriction mentale, sans quoi que ce soit qui serait indigne des uns et des autres. Je vous pose très simplement une question. Croyez-vous que, s’il m’avait été possible, après votre vote, d’adhérer à l’Internationale communiste, j’aurais attendu jusqu’à votre vote pour le faire ? Si j’avais pu m’imposer cet effort demain, croyez-vous que je ne l’aurais pas fait hier ? Croyezvous que je n’aurais pas, pour ma part, procuré à mon Parti l’économie de ces semaines et de ces mois de discussions et de controverses ? Si j’avais eu quelques objections de détail, je les aurais fait taire ; je les aurais refoulées en moi. J’aurais essayé que cet acte, dont nous sentons la solennité, s’accomplit, s’il était possible, avec l’unanimité d’entre nous. Si j’avais pu faire cet effort sur-moi-même, je le répète, je l’aurais fait le premier jour, au moment où Frossard et Cachin sont revenus de Russie, au moment où Frossard me l’a demandé personnellement. Je n’ai pas pu. Croyez-vous qu’un vote de majorité va changer l’état de ma conscience ? Parce que tant de voix se sont prononcées pour et tant de voix contre, croyez-vous que l’état de ma raison et de mon cœur, vis-à-vis d’un problème comme celui-là va me transformer ? Croyez vous que des chiffres aient cette vertu ? Allons donc ! Pas un de vous ne peut le croire. Il n’y a qu’une chose qui pourrait changer notre décision ; c’est que l’Internationale communiste elle-même changeât ; ce serait qu’on nous présentât quelque chose de différent de ce qu’on nous offre, quelque chose qui ne fût pas contraire à ce que nous avons et que nous voulons préserver. Je sais très bien que certains d’entre vous, qui sont de cœur avec nous, n’entrent dans l’Internationale communiste qu’avec l’arrière-pensée de la modifier du dedans, de la transformer une fois qu’ils y auront pénétré. Mais je crois que c’est là une illusion pure. Vous êtes en face de quelque chose de trop puissant, de trop cohérent, de trop stable pour que vous puissiez songer à le modifier. (Applaudissements). Je crois aussi que c’est une attitude qui n’est pas très noble. On entre ou on n’entre pas. On entre parce qu’on veut ou on n’entre pas parce qu’on ne veut pas. (« Très bien ! »). On entre ou on n’entre pas parce que la raison adhère ou n’adhère pas. Moi non plus, je peux vous le dire comme Sembat, je ne veux pas faire d’émotion. Je ne suis entré qu’à deux reprises dans la vie publique du Parti, à quinze ans de distance J’y suis entré en 1904-1905 pour travailler à l’unité, et j’y suis revenu en 1917, à un moment où l’unité me paraissait menacée. Je n’y suis rentré que pour cela. Quand on suppose comme mobiles la rancune, l’entêtement, l’amour-propre, l’attachement à la tradition, quand on nous attribue de pareils sentiments devant un événement aussi formidable et qui peut avoir des conséquences démesurées, on nous fait une injure bien gratuite et bien imméritée. On a parlé à tout instant dans ce débat des chefs dont il fallait détruire une bonne fois l’autorité usurpée. Je ne sais pas si je suis un chef ou si je ne suis pas un chef dans le Parti socialiste ; je ne m’en rends nullement compte. Je sais que j’y occupe un poste qui comporte une responsabilité. J’ai souvent pensé à cette vieille plaisanterie : « Je suis leur chef, il faut donc que je les suive ». Dans un parti comme le Parti socialiste, cette plaisanterie contient une grande part de vérité et, pour ma part, je n’en ai jamais disconvenu. Je sais que dans un parti de formation populaire, d’essence populaire, comme le nôtre, les chefs ne sont que des voix pour parler plus fort au nom de la masse : ils ne sont que des bras pour agir plus directement au nom de la foule. Tout de même, ils ont un droit ; ils ont un devoir. Ils sont les serviteurs de la volonté collective. Mais cette volonté, ils ont le droit d’essayer de la reconnaître et de l’interpréter. Ils ont le droit de se demander si ce qu’ils voient devant eux n’est qu’un remous de tourbillons contraires, s’égarant vers les rives, ou si c’est le vrai courant profond, lent, majestueux, qui descend du fleuve. Puis ils conservent, malgré tout, une conscience individuelle. Et il y a des moments où ils ont le droit et le devoir de se dire : « Est-ce que je peux ou est-ce que je ne peux pas suivre ? » C’est là que nous en sommes venus aujourd’hui. Un vote de majorité, je le répète, ne changera rien à un cri de conscience assez fort chez nous pour étouffer ce souci de l’unité qui nous a toujours guidés.
Nous sommes convaincus, jusqu’au fond de nous-mêmes, que, pendant que vous irez courir l’aventure, il faut que quelqu’un reste garder la vieille maison. (« Très bien ! »). Nous sommes convaincus qu’en ce moment, il y a une question plus pressante que de savoir si le socialisme sera uni ou ne le sera pas. C’est la question de savoir si le socialisme sera, ou s’il ne sera pas. (Applaudissements). C’est la vie même du socialisme que nous avons la conscience profonde de préserver en ce moment dans la mesure de toutes nos forces. Et, puisque c’est peut-être pour moi la dernière occasion de vous le dire, je voudrais vous demander quelque chose qui est grave à mes yeux. Pouvons-nous vraiment, les uns et les autres, prendre là-dessus une sorte d’engagement suprême ? Demain, nous serons peut-être divisés comme des hommes qui comprennent différemment l’intérêt du socialisme, le devoir socialiste ? Ou serons-nous divisés comme des ennemis ? Allons-nous passer notre temps devant la bourgeoisie à nous traiter les uns de traîtres et de renégats, les autres de fous et de criminels ? Ne nous ferons-nous pas, les uns et les autres, crédit de notre bonne foi ? Je le demande : y a-t-il quelqu’un ici qui croie que je ne suis pas socialiste ?
Cartier : Tu es confusionniste (Tumulte).
Blum : Dans cette heure qui, pour nous tous, est une heure d’anxiété tragique, n’ajoutons pas encore cela à notre douleur et à nos craintes. Sachons nous abstenir des mots qui blessent, qui déchirent, des actes qui lèsent, de tout ce qui serait déchirement fratricide. Je vous dis cela parce que c’est sans doute la dernière fois que je m’adresse à beaucoup d’entre vous et parce qu’il faut pourtant que cela soit dit. Les uns et les autres, même séparés, restons des socialistes ; malgré tout, restons des frères qu’aura séparés une querelle cruelle, mais une querelle de famille, et qu’un foyer commun pourra encore réunir. » (Applaudissements prolongés sur les bancs de droite. Tumulte à gauche)