La chaleur

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Tiré de la quatrième liasse. Le chapitre n'est pas terminé. Il a été écrit en 1881 ou au début de 1882, comme cela ressort de la référence (cf. p. 116) à la Correspondance de Leibniz et de Papin, publiée par Gerland à Berlin en 1881 (la préface de ce livre est datée du 31 décembre 1880). (O.G.I.Z., Obs.)

Ainsi que nous l'avons vu, la disparition du mouvement mécanique, de la force vive s'effectue sous deux formes. La première est sa transformation en énergie méca­nique potentielle par le moyen par exemple de l'élévation d'un poids. Cette forme a cette particularité non seulement de pouvoir de pouvoir se retransformer en mouve­ment mécanique, et même en mouvement mécanique possédant la même force vive que la force initiale, mais encore de n'être capable que de ce seul changement de for­me. L'énergie mécanique potentielle ne peut jamais produire de la chaleur ou de l'électricité, à moins de se convertir auparavant en mouvement mécanique réel. C'est, pour employer l'expression de Clausius, un « processus réversible ».

La deuxième forme de disparition du mouvement mécanique a lieu dans le frotte­ment et le choc - qui tous deux ne diffèrent qu'en degré. Le frottement peut être conçu comme une série de petits chocs successifs et contigus, le choc comme un frottement concentré en un moment du temps et en un lieu. Le frottement est du choc à l'état chronique, le choc du frottement à l'état aigu. Le mouvement mécanique qui disparaît ici disparaît en tant que tel. Il ne peut pas se restaurer immédiatement de lui-même. Le processus n'est pas directement réversible. Le mouvement mécanique s'est conver­ti en des formes de mouvement qualitativement différentes, en chaleur, en électricité, formes du mouvement moléculaire.

Frottement et choc font donc passer du mouvement des masses, objet de la méca­ni­que, au mouvement moléculaire, objet de la physique.

Lorsque nous avons défini[1] la physique comme la mécanique du mouvement molé­­culaire, nous n'avons pas perdu de vue que cette expression n'embrasse nulle­ment dans sa totalité le domaine de la physique d'aujourd'hui. Au contraire. Les vi­bra­­tions de l'éther qui interviennent dans les phénomènes de la lumière et du rayon­nement calorique ne sont certainement pas des mouvements moléculaires au sens actuel du mot. Mais leurs effets terrestres touchent en premier lieu les molécu­les: la réfraction, la polarisation de la lumière, etc., sont déterminées par la structure moléculaire des corps considérés. De même, presque tous les savants les plus émi­nents considèrent aujourd'hui[2] l'électricité comme un mouvement de particules d'éther et, sur la chaleur même, Clausius dit que

au mouvement des atomes pondérables (il vaudrait mieux dire ici molécules)... l'éther contenu dans les corps participe lui aussi. (Théorie mécanique de la chaleur, 1, p. 22[3].)

Néanmoins, dans les phénomènes électriques et calorifiques, ce sont derechef avant tout les mouvements moléculaires qui entrent en ligne de compte, et il ne peut en Être autrement, tant que nous n'en savons pas plus sur l'éther. Mais lorsque nous en serons au point de pouvoir exposer la mécanique de l'éther, elle embrassera cer­taine­­­­ment aussi mainte chose qui aujourd'hui est nécessairement rangée dans la physique[4].

Nous parlerons plus loin des processus physiques dans lesquels la structure des molécules est transformée ou même détruite. Ils constituent la transition de la physi­que à la chimie. Ce n'est qu'avec le mouvement moléculaire que le changement de forme du mouvement atteint sa pleine liberté Tandis qu'aux frontières de la méca­ni­que le mouvement des masses ne peut prendre que peu d'autres formes : électricité ou chaleur, nous avons ici un tableau tout autrement animé des changements de formes. La chaleur se convertit en électricité dans la pile thermoélectrique, s'identifie avec la lumière à un certain degré du rayonnement, produit derechef pour sa part du mouve­ment mécanique ; électricité et magnétisme, qui forment une sorte de couple jumeau comme la chaleur et la lumière, non seulement se convertissent l'un en l'autre, mais encore se convertissent en chaleur et lumière, et aussi en mouvement mécanique. Et cela selon des rapports de mesure si déterminés, que nous pouvons exprimer une quantité donnée de chacune de ces formes de mouvement avec chacune des autres for­mes, en kilogrammètres, en unités de chaleur, en volts[5] et, de même, traduire chaque mesure en n'importe quelle autre.

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La découverte pratique de la transformation du mouvement mécanique en chaleur est si antique que l'on pourrait la prendre comme point de départ de l'histoire de l'humanité[6]. Quels -que soient les progrès, - en ce qui concerne les inventions d'outils et la domestication des animaux[7], -qui ont précédé la découverte du feu, c'est seule­ment en apprenant à produire le feu par frottement que les hommes contraignirent pour la première fois une force non organique de la nature à entrer à leur service. Et quelle impression profonde a produit sur l'humanité ce progrès gigantesque, d'une portée presque incommensurable. les superstitions populaires le montrent aujourd'hui encore. L'invention du couteau de pierre, de ce premier outil, fut célèbre longtemps encore après l'introduction du bronze et du fer : tous les sacrifices religieux étaient accomplis à l'aide de couteaux de pierre. Selon la légende juive, Josué ordonna de circoncire les hommes nés dans le désert à l'aide de couteaux de pierre ; les Celtes et les Germains n'utilisaient que ceux-ci pour leurs sacrifices humains. Tout cela a disparu dans l'oubli depuis longtemps. Il n'en est pas de même du feu par frottement. Bien après que l'on eut connu d'autres manières de faire du feu, chez la plupart des peuples tout feu sacré devait être produit par frottement. Et aujourd'hui encore, chez la plupart des peuples d'Europe, la superstition populaire persiste (par exemple chez les Allemands, notre feu magique contre les maladies du bétail) qu'un feu de vertu surnaturelle ne peut être allumé que par frottement. Si bien que, jusqu'à nos jours, le souvenir reconnaissant de la première grande victoire de l'homme sur la nature survit encore - à demi inconscient - dans la superstition populaire, dans les restes des souve­nirs mythologiques païens des peuples les plus cultivés du monde.

Cependant, dans le feu par frottement, le processus garde encore un caractère uni­la­téral. On transforme du mouvement mécanique en chaleur. Pour compléter ce processus, il faut le renverser, il faut convertir de la chaleur en mouvement. Ce n'est qu'alors qu'il sera satisfait à la dialectique du processus, que le processus se sera épuisé en un cycle, - du moins en première instance. Mais l'histoire a sa marche propre, et, si dialectique­ment qu'elle s'accomplisse à la fin du compte, la dialectique doit fréquemment atten­dre assez longtemps l'histoire. Il faut sans doute mesurer par millénaires l'inter­valle qui sépare la découverte du feu par frottement de l'invention par Héron d'Alex­an­drie (vers 13o avant notre ère) d'une machine à laquelle la vapeur qui s'en échap­pait impri­­mait un mouvement de rotation. Et de nouveau près de deux mille ans s'écou­lèrent jusqu'à ce que fût construite la première machine à vapeur, le premier dispo­sitif permettant de convertir de la chaleur en mouvement mécanique véritable­ment utili­sable.

La machine à vapeur fut la première invention vraiment internationale, et ce fait marque à son tour un prodigieux progrès historique. C'est le Français Papin qui l'in­ven­ta, mais cela en Allemagne. L'Allemand Leibniz, qui comme toujours répan­dait autour de lui les idées géniales sans s'occuper de savoir à qui le mérite en serait attribué, Leibniz, ainsi que nous le savons maintenant par la correspondance de Papin (éditée par Gerland)[8], lui donna l'idée essentielle : l'utilisation du cylindre et du pis­ton. Des Anglais, Savery et Newcomen, inventèrent peu après des machines sembla­bles; enfin, en introduisant le condenseur séparé, leur compatriote Watt amena la machine à vapeur en principe à son niveau actuel. Le cycle des inventions dans ce do­mai­ne était achevé : la conversion de la chaleur en mouvement mécanique était réa­lisée. Ce qui vint par la suite ne fut qu'amélioration de détail.

La pratique avait donc à sa manière résolu la question des rapports entre mouve­ment mécanique et chaleur. Elle avait tout d'abord fait passer du premier à la deuxiè­me, puis de la seconde au premier. Mais où en était la théorie ?

La situation était assez affligeante. Bien que précisément, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les innombrables récits de voyage fourmillent de descriptions de peuples sauvages ne connaissant pas d'autre façon de faire du feu que par frottement, les physiciens n'en furent pourtant presque pas touchés; pendant tout le XVIIIe siècle et pendant les premières dizaines d'années du XIXe, la machine à vapeur leur resta tout aussi indifférente. Ils se contentaient la plupart du temps d'enregistrer simplement les faits.

Enfin, dans les années 20 à 30. Sadi Carnot s'occupa de la question, et cela d'une manière très habile, puisque ses meilleurs calculs, présentés ensuite sous forme de graphiques géométriques par Clapeyron, ont gardé leur valeur jusqu'à ce jour et sont admis par Clausius et Clerk Maxwell. Carnot est allé presque

Jusqu'au fond de la question. Ce qui l'empêcha de la pénétrer entièrement ne fut pas le manque de faits matériels, ce fut seulement... une théorie préconçue et fausse. Et, à vrai dire, une théorie fausse qui n'avait pas été imposée aux physiciens par quelque philosophie maligne, mais une théorie qu'ils avaient subtilement élaborée avec leur propre conception naturaliste, si supérieure, à les entendre, à la conception métaphysique de la philosophie.

Au XVIIe siècle la chaleur passait, du moins en Angleterre, pour une propriété des corps, pour « un mouvement d'une sorte particulière dont la nature n'avait jamais été expliquée de façon satisfaisante ». C'est ainsi que Th. Thomson la définit deux ans avant la découverte de la théorie mécanique de la chaleur (Esquisse des sciences de chaleur et d'électricité, 2e édition, Londres, 1840)[9]. Mais, au XVIIIe siècle, on vit apparaître de plus en plus au premier plan l'idée que la chaleur était, comme la lu­mière, l’électricité, le magnétisme, une substance particulière et toutes ces substan­ces particulières Se distinguaient de la matière courante par le fait qu'elles n'avaient pas de poids, qu'elles étaient des impondérables.

  1. Cf. Anti-Dühring (1re partie, ch. VII et plus haut les chapitres « La dialectique », « Les formes fondamentales du mouvement ». (N.R.)
  2. A cette époque, les idées de Faraday et de Maxwell étaient prédominantes (N.R.)
  3. Cf. note 2, page 104. (N.R.)
  4. Le mot a éther » est plutôt discrédité aujourd'hui parmi les physiciens français. Généralement, ils affirment que la découverte de la relativité a banni le concept d'éther hors de la physique. En fait, ce que la relativité a liquidé, c'est la conception mécaniste de l'éther, selon laquelle celui-ci serait un milieu, baignant tous les corps et corpuscules, figé dans un état utopique de repos absolu. La découverte d'Einstein a fait litière d'un état de repos absolu quelconque dans la nature, conformément d'ailleurs à la dialectique. Mais il n'en reste pas moins vrai que l'espace séparant par exemple les atomes et les molécules, appelé « vide » par les physiciens, est en réalité une forme de la matière, puisqu'il est peuplé de mouvements, d'énergie de qualité diverse : champs, ondes électromagnétiques, « fluctuations du vide », apparition et disparition incessante de paires d'électrons de signe contraire et, corrélativement, de photons de haute énergie, etc. Dans ces conditions, le mot « vide » ne convient guère pour nommer un tel espace, et il demeure licite d'employer avec Engels (et Lénine) le mot « éther », à condition de lui ôter toute trace de sa signification mécaniste ancienne. Dans un livre récent, A. Einstein et L. Infeld ont écrit : « Son histoire (de l'éther), loin d'être terminée, est continuée par la théorie de la relativité. » (N.R.)
  5. Aujourd'hui l'unité de mesure de l'énergie électrique n'est plus le volt mais le joule. L'appellation watt, pour l'unité de puissance, fut proposée en 1882 par Siemens. Engels en parle dans sa lettre à Marx du 23 novembre 1882 et y voit une confirmation de ses conclusions sur les deux mesures du mouvement. (N.R.)
  6. Les hommes préhistoriques les plus primitifs que nous connaissions possédaient effectivement le feu. (N.R.)
  7. En réalité l'usage du feu a précédé la domestication. (N.R.)
  8. Leibnizens und Huygens Briefwechsel mit Papin... bearbeitet von E. Gerland, Berlin, 1881. (N.R.)
  9. An Outline of the Sciences of Heat and Electricity, 2nd ed. ; London, 1840. Le passage cité par Engels se trouve page 281. Le mot « mouvement » est souligné par Engels. (N.R.)