De la tactique offensive

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Le cours de la révolution mondiale, bouleversement historique formidable tel que les hommes n'ont jamais vu d'analogue, nous présente une combinaison d'éléments variés, de phases de développement, de chemins, de tactiques, de méthodes, de luttes, de forces accomplissant le bouleversement. Il va de soi qu'à différents moments de ce processus, dans les différentes phases de son développement, le prolétariat voit se poser devant lui des problèmes différents et, tout d'abord, différents problèmes tactiques. Ce n'est pas là un caractère spécifique de la révolution prolétarienne. Nous pouvons observer le même phénomène lorsque le régime capitaliste se substitue au régime féodal. La révolution française, qui a, sur le continent européen, tracé la voie du développement capitaliste, traversa, elle aussi, des phases très différentes, mais dont la signification mondiale historique et sociale (c'est-à-dire de classe) était une. Cette révolution commença (si l'on peut en général parler ici de « commencement » et de « fin ») en 1789, pour se terminer, par exemple, en 1815, avec les guerres napoléoniennes et la chute de l'Empire. En un quart de siècle, la révolution avait traversé plusieurs phases, caractérisées par les différentes tactiques dont la bourgeoisie se servit contre les anciens propriétaires.

La bourgeoisie commença par s'insurger contre la féodalité. Elle institua ensuite sa dictature contre la noblesse, faisant impitoyablement tomber les têtes, réprimant, par tous les moyens, complots et révoltes contre-révolutionnaires. Une période de résistance acharnée à la réaction extérieure suivit : lutte contre la Sainte Alliance des Rois, à laquelle le pillage de la noblesse et la décapitation des monarques déplaisaient au plus haut point. Comme il arrive toujours, pendant la guerre civile, la production à l'intérieur du pays était ruinée, la misère régnait partout, les finances étaient dans une situation désespérée, la spéculation prospérait, en dépit de toutes les répressions ; et le blocus, et la guerre de classes contre les Etats réactionnaires, augmentaient ces maux.

L'énergie de la bourgeoisie (prise dans son ensemble) en vint à bout. Ayant affermi son organisation, créé une armée, qui se battit au son de la Marseillaise révolutionnaire, la bourgeoisie passa de la défensive à l'offensive. Une nouvelle période s'ouvrit, celle des guerres révolutionnaires qui ont, à un point de vue objectif, aboli le servage en Europe. Chacun sait, naturellement, qu'un changement de pouvoir avait eu lieu dans l'intervalle, que la petite-bourgeoisie jacobine avait été supplantée par la grosse bourgeoisie d'abord, et ensuite par la dictature bourgeoise-militaire de Napoléon. Mais chacun sait aussi que Napoléon était, par comparaison avec les monarques européens, une puissance révolutionnaire. Heinrich Heine comprenait déjà parfaitement la portée historique et la valeur libératrice des guerres napoléoniennes. Elles ont sapé l'ancien régime en Europe. Certes comparées au socialisme et au prolétariat, leurs forces étaient contre-révolutionnaires. Mais il ne s'agissait pas alors du socialisme ; il s'agissait uniquement de la victoire du capital sur le servage féodal. Des pacifistes et des social-pacifistes (genre Jaurès), totalement incompréhensifs, déplorent le passage de la défensive à l'offensive et y voient « la perte » de l'idée de la grande révolution. Les marxistes doivent comprendre toute la puérilité de cette façon d'envisager les choses. Car l'enveloppe protectrice du servage féodal de l'Europe, bien gangrenée à cette époque, ne fut crevée que par les baïonnettes des armées révolutionnaires. La violence eut ici le rôle de la chrysalide dans la naissance de la société capitaliste. Et le passage de la bourgeoisie, constituée en pouvoir d'Etat, de la défensive à l'offensive, exprimait précisément la croissance des forces révolutionnaires.

Telle était la situation, il y a plus d'un siècle.

Une semblable situation, nous demandons-nous, peut-elle se reproduire avec la dictature du prolétariat ?

D'aucuns sont « troublés » par cette « perfide » question. Ne serait-ce pas une tactique bourgeoise ? Comment le prolétariat pourrait-il faire ce qu'a fait la bourgeoisie ?

Cet argument ne vaut évidemment rien. Je dirai plus : il est profondément opportuniste et — j'en demande pardon à messieurs les pacifistes — fort bête. On servait autrefois au prolétariat, pour combattre sa tactique révolutionnaire, de semblables arguments : « L'insurrection ? — Grand dieux ! La bourgeoisie s'en est servie. — Les barricades ? — Nous en préserve le ciel ! C'était bon pour la bourgeoisie. Le prolétariat forme la majorité, il n'a pas besoin de moyens si cruels. — La dictature ? la terreur ? — Bourgeoises aussi... » Ainsi parlaient, parlent et parleront les conciliateurs de tout poil.

Ce qui importe aux prolétaires révolutionnaires, ce n'est pas la forme, mais la nature de classe des choses. Et il va de soi, qu'entre les « agrandissements » de la bourgeoisie et du prolétariat, entre « l'expansion » de la bourgeoisie et celle du prolétariat, il y a la même différence qu'entre ces deux classes elles-mêmes, c'est-à-dire entre le Capitalisme et le Communisme. Celui qui ne la saisit pas est incurable, et l'on sait que le trépas, seul, redresse les bossus.

Certes, la bourgeoisie internationale est grandement intéressée à ce que la dictature du prolétariat n'élargisse pas sa base territoriale. La bourgeoisie raisonne bien. « Si, par malheur, les ouvriers ont pu prendre le pouvoir dans un pays, qu'ils y restent, comme dans une bouteille dûment bouchée. Qu'ils y restent et n'en bougent plus ».

Ce raisonnement de la part de la bourgeoisie est bien compréhensible. Mais, si un prétendu « socialiste » se déclare en principe adversaire de l'expansion prolétarienne, c'est évidemment que, loin d'être un révolutionnaire prolétarien, il n'est encore qu'un petit-bourgeois.

Les arguments de l'espèce de celui-ci : « la baïonnette est une arme impropre pour des causes aussi délicates que la grande idée socialiste », sont des refrains douçâtres et absurdes. Ce sont les refrains de la bourgeoisie libérale. L'insurrection n'est-elle pas une « baïonnette » ? La révolution n'est-elle pas une « baïonnette » ? La guerre civile n'est-elle pas toujours la même « baïonnette » ? Le communisme délicat n'est bon que pour les salons où l'on potine ; il ne vaut rien dans la lutte pour la vie, dans l'action où les hommes combattent et meurent pour leur cause.

Il est dit dans le Manifeste communiste que les prolétaires ont un monde à gagner. Comment ? Par la révolution, — donc par la baïonnette. Si, dans un pays quelconque, le prolétariat prend le pouvoir et se sent assez fort pour attaquer les Etats bourgeois cela veut dire que la force de la révolution est grande, que sa capacité d'organisation est vaste, qu'elle a de grandes chances de vaincre. La bourgeoisie doit le redouter. Le prolétariat doit en être heureux, tout le prolétariat, y compris celui de l'Etat capitaliste sur lequel marcheraient les armées de la république prolétarienne.

Ici surgissent de nouveaux arguments contre l'emploi, par la partie victorieuse du prolétariat mondial, d'une semblable tactique. On ne peut pas faire fond sur « l'intervention ». Le pouvoir des Soviets « institué artificiellement », et non « issu d'une poussée organique » n'est bon à rien. Ce serait une « institution étrangère », un « communisme importé », et ainsi de suite.

Demandons-mous donc : Pourquoi la bourgeoisie d'un pays intervient-elle dans les affaires de celles d'un autre pays, et y gagne ? Trouverez-vous un bourgeois polonais assez bête pour protester contre l'intervention française ou anglaise ? Trouverez-vous un bourgeois hongrois protestant contre cette même intervention ? Certes, non. Les bourgeois sont des hommes d'affaires, leur raisonnement n'est pas aussi simpliste que celui-ci : la bourgeoisie polonaise, pour vaincre « organiquement » la révolution, doit ne compter que sur ses propres forces, sans quoi elle périrait. Au contraire : elle reçoit des hommes des officiers, des généraux, des tanks, des instructeurs, des gaz et résiste aux armées prolétariennes avec le concours de cette intervention.

La bourgeoisie est intelligente. Mais certains social-pacifistes ne le sont pas.

C'est là le malheur. C'est là ce qui fait qu'une erreur profonde jouit encore de quelque crédit dans des milieux ouvriers. Cette erreur, il la faut rectifier. L'idéologie social-pacifiste, renouvelée en réalité de l'idéologie surannée de la bourgeoisie libérale, doit être détruite, car la classe ouvrière ne peut pas vaincre sous son empire. Si les bourgeoisies modernes savent parfaitement s'entr'aider et n'en ont pas honte, comment le prolétariat international pourrait-il renoncer à l'entr'aide et aux interventions fraternelles, dans l'intérêt du socialisme et de son succès ? Certes, on peut, dans tel ou tel cas, considérer l'intervention comme prématurée, se dire que l'on manque de force, etc. Mais on n'y peut faire d'objection de principe.

D'autre part, du moment que l'intervention s'est produite (que la soviétisation extérieure a commencé), les partis communistes doivent la soutenir de toutes leurs forces. Toute autre attitude équivaudrait à une trahison et à un abandon de poste devant l'ennemi. Et ne serait-ce pas, en fait, de la part du parti communiste, une trahison véritable, que le refus de soutenir l'insurrection contre le capital, immanente ou déjà commencée ? La question de l'intervention rouge se pose en des termes identiques. L'intervention rouge doit être soutenue par tous les moyens. Et celui qui veut être communiste ou se considère comme tel, mais proteste contre ce soutien, celui-là n'est pas un internationaliste révolutionnaire, mais un opportuniste nationaliste, de formation, il est vrai, assez fine.

La surestimation des états d'esprit « nationaux » de la classe ouvrière correspond au cri des opportunistes sur les insurrections dites prématurées. A coup sûr, il peut s'en produire. Mais alors même, les partis doivent faire connaître leur position de principe, en allant à contre-courant et non en se laissant guider par le chauvinisme petit-bourgeois et l'esprit politique des boutiquiers.

Nous avons posé la question de façon plus ou moins abstraite, mais il est évident à nos veux, que ces questions passent du domaine de la théorie dans celui de la pratique.

Nous traversons les limites entre la défense prolétarienne et l'offensive prolétarienne contre les citadelles du capitalisme. Si ce n'est aujourd'hui, c'est demain que la question se posera carrément. Chacun doit en comprendre nettement les termes et la solution théorique. La révolution ne peut vaincre que si elle est mondiale. Nous l'avons répété mille fois. Toute possibilité de hâter l'écroulement du capital dans d'autres pays est donc, pour nous, une nécessité. Les masses fatiguées de la lutte souffriront mille fois plus si le processus révolutionnaire se prolonge. Nous ne faisons qu'épargner nos forces si nous avons la possibilité (ce qui n'est certes pas toujours le ces) d'enfoncer dans l'édifice vermoulu du système bourgeois le coin d'acier de la dictature prolétarienne en armes.