Au Sein du bloc centre-droite, 20 mars 1929

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Nous vous communiquons les derniers renseignements que nous avons reçus concernant la situation créée dans le bureau politique et autour de lui. Nous garantissons absolument l’exactitude de nos renseignements, vérifiés pour la plupart d’entre eux de deux ou trois façons. Nombre des remarques rapportées ici le sont textuellement.

Le compte rendu de la conversation entre Kamenev et Boukharine a été publié le 20 janvier. Ce document a accéléré le conflit dans les hautes sphères, il a littéralement assommé la base. Sa publication a déjoué les plans des combinaisons de Zinoviev et Kamenev. Le bureau politique s’est réuni trois jours sur cette question. C’est sur cette question qu’ils ont rompu. La fraction Staline a décidé d’éliminer Boukharine, Tomsky et Rykov du bureau politique au plénum suivant. Les droitiers se préparent à la résistance passive. Les staliniens triomphent : ils ont remporté une victoire totale et facile. Notre brochure a été republiée par le comité central, car tout le monde disait : « Nous avons appris ce qui se passait par l’Opposition, pas par le comité central. » La signification politique de la brochure et sa popularité sont immenses. Tout le monde dit : « Oui, on mène le parti les yeux bandés. » Le résultat est que le bureau politique et le présidium de la commission centrale de contrôle ont fait un procès presque formel du « trio ». Nous donnons là-dessus quelques détails.

En décembre et janvier, Kamenev a rencontré très souvent Boukharine chez Piatakov . Voici ce que raconta Boukharine sur les préparatifs du plénum :

« La situation de nos forces à la veille du plénum était telle que, tout en séjournant à Kislovodsk, j’écrivais des articles pour la Pravda, Rykov ne perdait pas de vue la politique économique, tandis que Ouglanov*, qui était d’une humeur très combative, avait été invité à se tenir tranquille pour ne donner à Staline aucun prétexte d’ingérence dans l’organisation de Moscou. Ouglanov ne put tenir. Il fit une sortie au 9e plénum du comité de Moscou, fut écrasé et, perdant la tête, dit des stupidités sur des erreurs imaginaires qu’il aurait soi-disant commises, etc. J’appris que Rykov avait achevé ses thèses sur l’industrie pour le plénum. Je sentais que Staline pouvait rouler Rykov au bureau politique et rendre encore plus mauvaises ces thèses déjà médiocres. Comme je ne pouvais prendre part à la prochaine réunion du bureau politique si je prenais le train, je partis en avion. Nous atterrîmes à Rostov. Les autorités locales m’accueillirent avec des propos suspects sur les ennuis que je pourrais avoir si je continuais mon voyage aérien etc., et je les envoyai au diable. Nous avons décollé. Nous nous sommes posés à Artemovsk. A peine avais-je quitté la cabine qu’on me remit une enveloppe scellée contenant une dépêche du bureau politique qui m’intimait l’ordre d’interrompre mon voyage — à cause de l’état de mon cœur ! Je ne m’étais qu’à peine fait connaître que des agents du GPU emmenèrent le pilote et que se présenta une délégation d’ouvrière qui me demandaient un exposé. Je demandai quand partait le prochain train. Il apparut qu’il n’y en avait pas de 24 heures. Je dus donc faire la conférence. »

Kamenev : « Alors c’est vous qui avez rédigé la résolution sur la lutte contre la déviation de droite ? »

Boukharine :

« Bien sûr. Je devais montrer au parti que je n’étais pas un droitier. Je suis arrivé à Moscou le vendredi; la réunion du bureau politique avait eu lieu le jeudi. Je regardai tout de suite les thèses ; elles n’étaient de toute évidence pas satisfaisante et je demandai une réunion du bureau politique. Molotov ne voulait pas. Il m’insulta, cria que j’empêchais un travail harmonieux, me dit de m’occuper de ma santé et autres choses semblables. Le bureau politique fut convoqué, je réussis à faire adopter plusieurs amendements, mais la résolution demeurait ambiguë malgré tout. Nous avons fait un bilan. L’organisation de Moscou était en déroute ; nous avons décidé de faire face, rédigeant onze paragraphes de revendications pour la révocation des staliniens. Quand on les montra à Staline, il dit qu’il n’y avait pas là un seul point qui ne pût être réalisable. On choisit une commission (Rykov, Boukharine, Staline, Molotov, Ordjonikidzé). Un jour passa, puis deux, puis trois. Staline ne réunissait pas la commission. Le plénum du C.C. commença. On discuta le premier rapport et on allait passer sur le second quand nous présentèrent en ultimatum la demande de réunir la commission. Quand elle se réunit, Staline se mit à crier qu’il ne permettrait à personne d’empêcher tout un plénum de travailler. Qu’est-ce que c’est que ces ultimatums? Pourquoi faudrait-il révoquer Kroumine, etc. Je me fâchai, lui parlai avec violence, puis je sortis en courant de la pièce. Dans le couloir, je rencontrai Tovstoukha à qui je remis la lettre préparée d’avance annonçant ma démission et celle de Tomsky. Staline me suivait. Tovstoukha lui remit la déclaration. Il la lut entièrement et partit. Rykov nous dit plus tard qu’il avait les mains tremblantes. Il exigea qu’on déchire la déclaration dans laquelle j’annonçais ma démission. Puis ils promirent de révoquer Kostrov, Kroumine et un troisième. Mais je ne revins pas au plénum. »

Là-dessus, Boukharine, montra à Kamenev un document de 16 pages qu’il avait écrit sur son appréciation de la situation économique. Selon Kamenev, ce document était plus à droite que les thèses de Boukharine en avril 1926.

Kamenev demanda : « Que penses-tu faire de ce document? »

Boukharine répondit : « Je vais le compléter avec un chapitre sur la situation internationale et le terminer sur la question de la situation interne du parti. »

— « Mais ne deviendrait-il pas une plate-forme ? » demanda Kamenev.

— Peut-être, mais n’avez-vous pas aussi écrit des plates- formes ? »

C’est là que Piatakov intervint dans la conversation en disant : « Je voudrais de façon pressante vous conseiller de ne pas vous dresser contre Staline, car il a derrière lui la majorité (La majorité des fonctionnaires du type Piatakov et même pire !). L’expérience passée nous enseigne que de telles initiatives finissent mal (argument remarquable pour son cynisme).

Là Boukharine lui répondit : « Bien sûr, c’est vrai, mais que vais-je faire ? » (pauvre Boukharine !).

Après le départ de Boukharine, Kamenev demanda à Piatakov pourquoi il avait donné un conseil qui pouvait seulement empêcher le développement de la lutte. Piatakov répondit qu’il croyait sérieusement qu’on ne pouvait pas s’opposer à Staline ;

« Staline est le seul homme qui puisse encore se faire obéir (Des perles, de vraies perles ! La question n’est pas de savoir quelle est la voie juste, mais de trouver quelqu’un à qui on puisse “ obéir ” de sorte qu’il n’y ait pas de fâcheuses conséquences). Boukharine et Rykov se trompent. S’ils pensent qu’ils vont gouverner à la place de Staline. Ce sont les Kaganovitch qui vont gouverner et je ne veux pas obéir et je n’obéirai pas) Kaganovitch (Ce n’est pas vrai, il va aussi obéir à Kaganovitch).

« Alors que proposez-vous ? »

— « Eh bien, on m’a confié la Banque d’État et je vais veiller à ce qu’il y ait de l’argent dans cette banque ! »

— « Quant à moi, je ne vais pas m’inquiéter de l’entrée de chercheurs dans le N.T.U. ; ce n’est pas de la politique. » Puis ils se sont quittés.

A la fin de décembre, Zinoviev et Kamenev définissaient ainsi la situation :

« Il nous faut nous cramponner au manche. On ne peut y arriver qu’en soutenant Staline. Donc pas d’hésitation à lui payer le gros prix ! (Les pauvres diables, ils ont déjà payé, mais le gouvernail est bien loin !). L’un d’eux — Kamenev, je crois — a pris contact avec Ordjonikidzé. Ils ont parlé pas mal de la justesse de la politique actuelle du comité central. Ordjonikidzé approuvait. Quand Kamenev a dit qu’il ne pouvait comprendre pourquoi on les laissait dans le Centrosoyouz (où Zinoviev travaille), Ordjonikidzé a répondu : “ C’est encore trop tôt : il faut frayer la voie. Les droitiers feraient des objections.) (Et si l’on en croit la résolution, c’est la droite qui est l’ennemi principal.) Kamenev disait qu’il n’était pas nécessaire de lui donner un poste élevé, mais que le plus simple serait de lui confier l’Institut Lénine (mais c’est la source principale des falsifications staliniennes), qu’il faudrait leur permettre d’écrire pour la presse, etc. Ordjonikidzé approuva et promit d’en parler au bureau politique. »

Trois jours plus tard, Kamenev prit contact avec Vorochilov. Pendant deux heures, il se mit en quatre devant lui en chantant les louanges de la politique du comité central. Vorochilov ne répondit pas un mot (ce qui mérite d’être approuvé). Deux jours plus tard, Kalinine rendit visite à Zinoviev et resta vingt minutes. Il apportait des nouvelles de la déportation du camarade Trotsky Quand Zinoviev commença à vouloir des détails, il répondit que rien n’était encore tranché et qu’en attendant, cela ne valait pas la peine d’en parler. Quand Zinoviev demanda cc qui se passait en Allemagne, Kalinine lui répondit qu’il ne savait rien : « Nous sommes jusqu’au cou dans nos affaires à nous. » Plus tard, comme s’il répondait à la visite de Kamenev chez Vorochilov, il dit littéralement : « Il (Staline) bavarde sur des mesures de gauche, mais, dans très peu de temps, il va être obligé d’appliquer une politique à triple dose. Voilà pourquoi je l’appuie. » (C’est juste ! De toute sa vie, Kalinine n’a jamais rien dit et ne dira jamais rien de plus juste et de plus adéquat.)

Quand les zinoviévistes ont appris la déportation de Trotsky, ils se sont réunis. Bakaiev insistait pour qu’ils publient une protestation. Zinoviev répondit qu’il n’y avait personne auprès de qui protester parce qu’il n’y avait pas de chef (alors à qui Zinoviev voulait-il payer le gros prix?) C’est là-dessus qu’on en resta. Le lendemain, Zinoviev alla voir Kroupskaiaet lui dit qu’il avait appris par Kalinine l’exil de L. D. Kroupskaia dit qu’elle en avait aussi entendu parler.

« Qu’avez-vous l’intention de faire pour lui? » demanda Zinoviev.

« D’abord vous ne devez pas dire vous, mais eux, et deuxièmement, si nous nous décidions à protester, qui nous écoutera? »

Zinoviev lui parla de la conversation de Kamenev avec Ordjonikidzé dont Kroupskaia disait : « Bien qu’il pleure sur l’épaule de tout le monde, on ne peut avoir aucune confiance en lui. »

Kamenev rencontra de nouveau Ordjonikidzé qui lui dit qu’il publiait un travail sur la lutte contre la bureaucratie et lui proposa de l’aider. Kamenev accepta avec empressement et là- dessus Ordjonikidzé l’invita avec Zinoviev chez lui. Pendant cette visite, il fut peu question du travail. Ordjonikidzé leur dit qu’il avait soulevé la question au bureau politique et que Vorochilov avait dit : « Pas d’extension de leurs droits. Voyez ce qu’ils veulent : l’Institut Lénine ! S’ils n’aiment pas le Centrosoyouz on peut les transférer ailleurs. Quand à faire imprimer leurs articles dans la presse, ce n’est pas interdit, mais cela ne veut pas dire qu’on peut tout imprimer ! » (Oh, Vorochilov !)

« Bien, et qu’a dit Staline ? »

« Staline a dit : “ Étendre leurs droits, c’est faire un bloc. Faire un bloc, c’est partager par moitié. Je ne peux pas. Que diraient les droitiers ? ” (mais ne sont-ils pas « le pire ennemi ? » Kamenev : « A-t-il dit cela au bureau politique ? » Ordjonikidzé : « Non, c’était avant la réunion. »

Ils se sont séparés sans que rien en soit sorti. Zinoviev a écrit une thèse de deux pages (puisque Ordjonikidzé ne l’aidait pas, il fallait écrire une thèse) :

« Le koulak grandit dans le pays, le koulak ne donne pas de pain à l’État ouvrier, le koulak tire sur les correspondants au village, sur les fonctionnaires et les tue. Le groupe Boukharine, avec sa ligne cultive le koulak; donc, pas de soutien à Boukharine. Aujourd’hui, nous soutenons la politique de la majorité du comité central tant que Staline combat le nepman, le koulak et le bureaucrate. » (Ainsi Zinoviev a changé d’avis, il ne veut plus payer gros prix.)

Kamenev dit : « Il est impossible d’arriver à un accord avec Staline. Qu’ils aillent tous au diable! Dans les huit mois qui viennent, je vais écrire un livre sur Lénine et on verra. » Zinoviev est dans un état d’esprit différent. Il dit : « Nous ne devons pas être oubliés, nous devons apparaître à tous les meetings, dans la presse et ailleurs ; nous devons frapper à toutes les portes et pousser le parti à gauche (en fait personne n’a fait autant de mal à la politique de gauche que Kamenev et Boukharine). Et ses articles sont vraiment publiés. Après tout, la rédaction de la Pravda a tout à fait adopté le point de vue de Vorochilov. Us ont de nouveau refusé un de ses articles parce qu’on dit qu’il y exprimait sa panique devant les koulaks. Au cours des derniers jours, il est apparu dans des réunions du parti, au Centrosoyouz, à l’Institut Plékhanov et ailleurs, pour parler à l’occasion du 10e anniversaire de l’Internationale communiste.

Après que nous eûmes publié le fameux document (la conversation entre Kamenev et Boukharine), Kamenev fut convoqué par Ordjonikidzé où, après quelques réserves (hum, hum !) il confirma par écrit l’exactitude du rapport. Boukharine fut également convoqué par Ordjonikidzé et il confirma également. Des réunions communes du bureau politique et du présidium de la commission centrale de contrôle eurent lieu les 30 janvier et 9 février. La droite assura que la brochure était une intrigue « trotskyste ». Ils n’ont pas nié le fait de la conversation. Ils ont exprimé leur opinion que « les conditions de travail étaient anormales. Des commissaires, Kroumine, Saveliev,Kaganovich et autres, avaient été placés au-dessus de membres du bureau politique. On dirige les partis frères en leur criant après. Douze ans après la révolution il n’y a pas un seul secrétaire de comité régional élu. Le parti ne participe nullement au règlement des problèmes. Tout est fait d’en haut ». Ces paroles de Boukharine furent reçues par des hurlements : « Où avez-vous copié ça ? Sur qui ? Sur Trotsky ! » Une résolution condamnant Boukharine a été proposée par la commission. Mais la droite a refusé de l’accepter, motivant leurs objections par le fait qu’ils sont déjà « travaillés » dans les rayons.

Lors d’une séance commune du bureau politique et du présidium de la commission centrale de contrôle, Rykov a lu une longue déclaration de trente pages, critiquant la situation économique et le régime interne du parti. A la conférence régionale de Moscou du parti, Rykov, Tomsky et Boukharine ont été ouvertement désignés comme la droite. Mais la presse en a très peu parlé. Le plénum du C.C. a été reporté au 16 avril, la conférence au 23. Il n’a pas été possible d’arriver à une conciliation entre Staline et la fraction de Boukharine (bien que des rumeurs en ce sens aient circulé avec insistance, sans doute pour que les cellules frappent la gauche).