Après le Congrès de Lille (par Rosmer)

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Le congrès syndical qui s'est tenu à Lille dans les derniers jours du mois de juillet, constitue un épisode important de la lutte ardente que mènent, contre l'équipe dirigeante de Jouhaux et Cie, les éléments révolutionnaires des organisations syndicales qui veulent ramener la C. G. T. dans la voie révolutionnaire d'avant-guerre. Il marque le moment où les forces antagonistes, majoritaires et minoritaires, autrement dit réformistes et révolutionnaires, sont devenues sensiblement égales, où les deux tendances nettement opposées ont atteint un état d'équilibre. Jouhaux et sa bande restent maîtres de la C. G. T., mais ils s'y trouvent presque complètement paralysés. Et la bourgeoisie, qui avait en eux de fidèles défenseurs, s'apprête déjà à les abandonner à leur sort infortuné, tels des domestiques qui ne peuvent plus servir.

Le ministère confédéral n'a pu se maintenir au pouvoir que grâce à deux manœuvres. D'abord, il a brusqué la convocation du Congrès et l'a avancé de deux mois. Les minoritaires progressaient par bonds ; si on attendait septembre, date normale du Congres, la défaite majoritaire était certaine. Par un simple coup de force, on décida de réunir le Congrès en juillet.

La dimension du nombre des mandats frappe tout de suite. De 2 240, à Orléans, il passe à 2 950 à Lille. Chacun constate que l'effectif global de la C. G. T. reste maintenant stationnaire. Mais les mandats augmentent considérablement Il y a, ou à peu près, le même nombre de syndiqués, mais les syndicats font un saut énorme : il y en a 710 de plus. C'est là un fait en apparence déroutant. Mais l'explication en devient très simple, si on sait que les statuts de la C. G. T. attribuent pour les congrès une voix par syndicat. Un syndicat, une voix : telle est la règle, que le syndicat ait 20 membres ou qu'il en ait 20 000. Aussi, entre Orléans et Lille, les dirigeants confédéraux n'ont pas perdu leur temps : ils ont ranimé des syndicats en sommeil, ils en ont créé de nouveaux, utilisant tous les moyens dont ils disposent pour un travail de cette sorte.

Malgré tout, ils doivent constater que, d'une année à l'autre, plusieurs grandes fédérations leur ont échappé : le Bâtiment, les Chemins de fer. l'Alimentation, les Métaux, bien que Merrheim, par une manœuvre in extremis et un manque de dignité absolu, ait réussi à se maintenir au secrétariat. Dans d'autres fédérations, les progrès sont énormes et les minoritaires y seront majorité demain : tel est le cas des Cuirs et Peaux, 54 contre 50 ; du Textile, 80 contre 75 ; des Verriers, 32 contre 30. Même le Livre, où s'exerce depuis toujours une forte influence réformiste, voit cette fois se dresser une minorité imposante de 44 mandats contre 97. Les majoritaires n'ont désormais aucune base solide, toutes les corporations leur échappent les unes après les autres.

Le vote du Congrès leur laisse quelque répit, un court délai avant la défaite. Ils en attendaient naturellement autre chose. Ils auraient voulu pouvoir procéder à des exclusions et désorganiser la minorité. Quelques fédérations étaient entrées dans cette voie. Le Congrès devait les féliciter, les encourager et demander que d'autres les imitent Le résultat a été tout contraire : les exclusions prononcées ont été annulées et les exclus ont siégé au Congrès. C'est pour les majoritaires le plus grand échec. Car ils savent que s'ils ne réussissent pas à chasser les minoritaires, ils sont perdus. Le problème de la scission les obsède. Mais ils ne savent pas comment le résoudre. Leurs amis et conseillers bourgeois les excitent publiquement et leur crient le danger. Mais il est plus facile de demander la scission que de la faire. On a beau répéter que plus le temps passe, plus elle devient difficile a réaliser, Jouhaux laisse passer le temps et ne fait pas la scission. Il ne la fait pas, parce que la minorité qu'il faut chasser, ou au moins disloquer, est aussi nombreuse que ses propres forces, qu'elle les équilibre et que même, sur cette question particulière, elle est plus forte. Beaucoup de syndiqués qui consentent encore à laisser Jouhaux à la tête de la C. G. T. ne le suivent plus, lorsqu'il leur demande de considérer l'adhésion à Moscou comme un crime.

Des débats mêmes du Congrès, il n'y a que peu de chose à retenir. Le mode de discussion en usage dans les Congrès confédéraux est en lui-même assez défectueux. Deux parties composent l'ordre du jour : le rapport moral pour l'année écoulée et l'orientation syndicale pour l'avenir. Aucune question n'est discutée à fond, aucun sujet précis n'est débattu : ce n'est qu'une suite de discours alternés de majoritaires et de minoritaires, qui se répondent plus ou moins les uns aux autres. Cela permet à Jouhaux d'expliquer, à l'aide de quelques phrases ronflantes, que la participation à la Conférence de Washington, à la Société des Nations, au Bureau International du Travail d'Albert Thomas, cela n'est pas du tout de la collaboration de classe, mais la vraie voie révolutionnaire ; à Merheim, chiffonnier abject, de vider la hotte que lui et ses aides emplissent en fouillant les poubelles de la contre-révolution ; à Dumoulin, minoritaire assagi, mais tourmenté, de s'attendrir sur les sacrifices et les souffrances des membres du Bureau Confédéral, tandis que la minorité ne parvient pas à tirer parti des circonstances les plus favorables. Elle avait cette fois un sujet excellent avec le journal quotidien de la C. G. T., le Peuple. Il n'est venu en discussion qu'après les votes. Le cas de ce journal est plein d'enseignements : les dirigeants de la C. G. T. l'ont imposé aux syndiqués, ils en ont fait décider la création non par un congrès, mais par un Comité Confédéral National où ils sont toujours sûrs d'une majorité docile. Ils espéraient avoir ainsi un instrument précieux pour la défense de leur politique. Mais le journal n'a aucun succès, il n'a qu'un chiffre de lecteurs infime, ridicule par sa petitesse. Il coûte cent mille francs par mois aux syndiqués. Les ouvriers ne le lisent pas. Où trouver une meilleure preuve que Jouhaux et Cie sont sons liaison avec la masse ouvrière ? Ils n'ont de liaison qu'avec la bourgeoisie, et le jour où ils perdront leurs fonctions, ils s'effondreront.

Ils répètent sans cesse que les minoritaires, en les accusant de trahison, les calomnient. Mais le camarade Mayoux[1] leur a dit très nettement pourquoi ils sont des traîtres : « Après avoir fait une politique de guerre, a-t-il déclaré, la C. G. T. fait une politique gouvernementale d'après-guerre. C'est en cela que consiste ce que nous appelons sa trahison. Collaborer avec un gouvernement bourgeois c'est trahir.»

Un postier, Digat[2], s'est taillé un grand succès auprès des majoritaires en proclamant à grand fracas quelques formules absurdes, quelques lieux communs, et en mettant la révolution partout, sauf où elle est. Il a dit que le prolétariat est révolutionnaire lorsqu'il construit et réactionnaire lorsqu'il détruit. Ce qui doit être interprété ainsi : le prolétariat est révolutionnaire lorsqu'il est représenté à la Société des Nations, mais il est réactionnaire lorsqu'il songe à un accident du genre de celui de 89. Un autre acte révolutionnaire (!) de la C. G. T., c'est d'avoir, à propos de la reconstruction des régions dévastée, enlevé l'initiative à l'Etat. Cette découverte comblera d'aise M. Yves Guyot[3] et quelques fossiles manchestériens. Notez d'ailleurs que la C. G. T. n'a rien enlevé du tout à l'Etat, que son projet a été simplement mis au panier par M. Loucheur[4], qui s'en est allé traiter la question avec son compère Rathenau[5], a Wiesbaden. « Ce que je veux, s'est enfin écrié Digat, c'est que tous les partis politiques, le Parti Communiste comme les autres, sortent battus du Congrès et que le syndicalisme, qui suffit à son destin, triomphe ». Or, ce syndicaliste pur, ce contempteur de tous les partis politiques, est lui-même membre du parti Renaudel-Thomas-Longuet-Boncour[6]. Ce qu'il voulait à Lille, c'était prendre sa revanche de Tours.

Avec les délégués étrangers a parlé Eddo Fimmen[7]. Ce secrétaire de l'Internationale jaune a été provoquant ; il s'est permis d'interpeller les minoritaires, de leur demander pourquoi ils restaient dans la C. G. T. puisque la politique que font ses dirigeants ne leur plaît pas. Nos camarades ont protesté vivement contre la grossièreté provocatrice de l'envoyé d'Amsterdam. Inutile de dire que le gouvernement qui avait massé des forces de police à l'entrée de la salle du Congrès dans le but de ne pas laisser échapper les délégués de Moscou dont la venue avait été annoncée, s'est empressé de viser le passeport de ce bon serviteur de la bourgeoisie.

Le Congrès de Lille est le dernier où les majoritaires auront la majorité. Les révolutionnaires sont sûrs de l'emporter sous peu en nombre. Cependant la tâche qu'ils ont devant eux reste grande. Il ne s'agit pas seulement de devenir majorité ; car il est clair maintenant que Jouhaux et Cie n'abandonneront pas facilement leurs places et ne s'en iront pas sans essayer de briser l'organisation syndicale qui les aura rejetés. Il ne faut pas seulement les chasser, il faut les mettre dans l'impossibilité de saboter l'organisation syndicale. Pour atteindre ce double but, la minorité doit se discipliner et s'organiser plus solidement qu'elle ne l'a été jusqu'ici. Elle s'est toujours laissé manœuvrer par les majoritaires. Ceux-ci l'accusent d'user de calomnies et de violence. Mais à Lille, le premier jour, ce sont les matraques majoritaires qui se sont abattues sur le dos des minoritaires trop naïfs. Demain ce seront les matraques gouvernementales : judiciaires, policières, qui s'abattront sur eux. Bidegaray battu, fait venir l'huissier. Jouhaux aussi fera venir l'huissier et le gendarme. La minorité le sait, mais elle ne le sait pas assez et trop souvent, comme dans la question de l'autonomie syndicale, elle se laisse acculer à la défensive. Elle a une année devant elle pour se préparer. : ce n'est pas trop.

  1. François Mayoux (1882-1967).
  2. Léon Digat (1889-1968).
  3. Yves Guyot (1843-1928), politicien et journaliste bourgeois.
  4. Louis Loucheur (1872-1931), ministre aux régions libérées dans le sixième gouvernement Briand (16 janvier 1921 au 15 janvier 1922).
  5. Walther Rathenau (1867-1922), alors ministre de la reconstruction du gouvernement allemand.
  6. Joseph Paul-Boncour (1873-1972), alors député socialiste.
  7. Eduard Fimmen (1881-1942), syndicaliste néerlandais.