Question juive en Roumanie
Cette page propose des analyses sur la situation des juifs et l'antisémitisme en Roumanie.
Trotski parcourut les Balkans entre 1912 et 1913 comme correspondant du quotidien libéral russe Kievskaya Mysl. Parmi la série d’articles qu’il rédigea à l’époque figure « La question juive en Roumanie et la politique de Bismarck ». Envoyé, durant l’été 1914, au quotidien berlinois pacifiste (Auslandspolitik Korrespondenz) dirigé par Rudolf Breitscheid, il ne fut publié que les 4 et 25 avril 1918, une fois la guerre terminée, car au début de la guerre, « le sujet n’était plus d’actualité » comme le précise la note d’introduction qui accompagnait l’article.
Trotski commence son article (qu’il signe de son nom complet, Lev Davidovitch Bronstein) en affirmant que « la vraie Roumanie se dévoile à travers la question juive ». Les Juifs n’y avaient aucun droit, que des devoirs, comme le service militaire obligatoire, et des restrictions professionnelles qui avaient fini par imposer les étiquettes de « Juifs usuriers », « profiteurs » et ainsi de suite.
« Le pays était imprégné de la haine des Juifs : les petits commerçants redoutaient leur concurrence ; professions libérales et fonctionnaires s’inquiétaient de la possibilité offerte aux Juifs d’acquérir la citoyenneté et donc de leur prendre ainsi leurs places ; les instituteurs et les prêtres, "agents" des propriétaires fonciers patriotiques, convainquaient les paysans que les Juifs étaient responsables de tous leurs maux. »
Mais, pourquoi tolérait-on les Juifs ? Selon Trotski, le régime roumain avait besoin des Juifs : d’abord pour jouer les intermédiaires entre les propriétaires terriens et les paysans, entre les politiciens et leurs clients, afin de faire tout le « sale boulot » ; et ensuite, pour servir de cible à l’indignation et aux frustrations du peuple roumain, pour incarner l’éternel « bouc émissaire ».
La situation des Juifs reflète très clairement la situation générale de la Roumanie : « non seulement les conditions de paralysie féodale, de restriction légale, de corruption politique et bureaucratique dégradent la situation économique des masses juives, mais elles favorisent aussi leur dégradation spirituelle. On peut trouver de nombreux arguments pour affirmer que les Juifs sont une nation à part, mais leur situation reflète indéniablement les conditions économiques et morales du pays dans lequel ils vivent ; même isolés artificiellement du reste de la population, ils en font intégralement partie ».
Trotski, en s’appuyant sur ses propres investigations sur la composition sociale des Juifs, annonce les chiffres suivants : les Juifs représentaient 4% de la population roumaine. De nombreuses restrictions légales pesaient sur eux ; ils n’avaient pas le droit de posséder des terres, ni de vivre en milieu rural et ne pouvaient louer que des parcelles de taille limitée. Les quatre cinquièmes des Juifs vivaient donc en milieu urbain. Cette concentration dans les villes les amenait à jouer un rôle social non négligeable dans l’économie du pays. Mais « considérer le judaïsme roumain comme une classe d’exploiteurs, précise Trotski, serait bien évidemment absurde (…). La plupart des Juifs étaient installés en Moldavie où ils exerçaient des petits métiers artisanaux : tailleurs, cordonniers, horlogers et ils constituaient une inconnue non seulement du point de vue économique mais aussi du point de vue physiologique ; c’est-à-dire que leurs moyens d’existence physique demeurent un mystère ».
Trotski signale que la moitié de la population juive de Roumanie était composée de familles d’ouvriers et de petits artisans (30 000 familles soit cent cinquante mille âmes). L’autre moitié de la population juive se divisait en diverses activités : propriétaires de petits commerces, industriels, bailleurs de fonds, près de 500 médecins, 40 avocats, quelques ingénieurs et un total de deux professeurs.
Les Juifs de Roumanie, écrit Trotski, étaient victimes d’un système social et même d’une manœuvre diplomatique internationale, pour ne pas dire d’une conspiration, comme l’avaient démontré les événements de 1878. Durant le Congrès de Berlin, qui se tint la même année, des chefs d’État d’Europe occidentale, dont Bismarck, imposèrent l’égalité juridique des Juifs de Roumanie comme condition préalable à la garantie de l’indépendance de cet État. Mais quelle était la véritable préoccupation de Bismarck ? On le découvrit rapidement : le chancelier du Reich souhaitait que la Roumanie rachète, à un prix élevé, les participations des banquiers allemands - beaucoup d’entre eux étaient juifs - dans les chemins de fer roumains, jusqu’alors systématiquement déficitaires.
Dès que la transaction commerciale fut réalisée de façon satisfaisante pour Bismarck, plus personne ne se soucia de la « condition préalable juive ». Le gouvernement reconnut ainsi, en 1879, que la religion ne pouvait être un obstacle à l’obtention des droits civiques en Roumanie et émancipa les 900 Juifs qui avaient combattu lors de la guerre russo-turque de 1876-1878. Dès que les puissances occidentales oublièrent le « problème juif », la monarchie renforça l’oppression traditionnelle des Juifs, affirmant qu’ils étaient des citoyens étrangers et ne pouvaient acquérir leur naturalisation qu’individuellement.
Tout Juif, en tant qu’individu, devait déposer sa demande de naturalisation qui n’aboutirait qu’au bout de 15 à 30 ans - après être passée par tous les échelons de la bureaucratie de l’État. De plus, il leur faudrait verser des pots de vin hors de portée pour la plupart d’entre eux. C’est ainsi qu’en 1913, soit 34 ans plus tard, sur un total de presque 300 000 Juifs roumains, seulement 850 d’entre eux étaient émancipés. Le statut des 299 150 restants ne changea pas.
Glotzer rapporte que Trotski était choqué par la sauvagerie de l’antisémitisme officiel professé par la monarchie roumaine et par l’indifférence de l’Europe et des Juifs européens face à la souffrance des Juifs des Balkans. Dans cette région arriérée d’Europe, et principalement en Roumanie, l’antisémitisme s’était transformé, aux dires de Trotski, en « une religion d’État ».
En conclusion de son article, Trotski fait remarquer que les Juifs n’étaient pas parvenus jusqu’alors à s’organiser pour aboutir à une action politique efficace. Ils avaient formé une « Union » qui défendait le rapprochement avec l’oligarchie régnante et le patriotisme roumain. Trotski en conclut que le parti du prolétariat doit lutter pour intégrer dans ses rangs, et d’un point de vue politique, tous les éléments « dont l’existence et l’évolution ne concordaient pas avec le régime existant ».
La social-démocratie était pour lui l’unique défenseur des droits des Juifs en général (et non seulement des travailleurs) puisque les autres partis existants, conservateurs et libéraux, ne participaient aucunement à la lutte pour un gouvernement démocratique en Roumanie.
Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]
- Arlene Clemesha, Trotski et la question juive, En defensa del marxismo n°27, juin 2000
- Y. Harari, « Trotski y la cuestión judía », Raíces
- Baruch Knei-Paz, The Social and Political Thought of Leon Trotski, Oxford, Clarendon, 1979