Matérialisme et empiriocriticisme
Matérialisme et empiriocriticisme est l'un des principaux écrits de Lénine. Écrit dans la seconde moitié de 1908, il a été publié en 1909. Il y expose sa définition du matérialisme dialectique et présente sa propre théorie de la connaissance.
Pour l'épistémologue néolibéral Karl Popper : « Le livre de Lénine sur l'empiriocriticisme est, selon moi, véritablement excellent. »[1].
Si les écrits de Lénine sont critiqués comme violents et sommaires, Karl Popper « admets que Marx et Lénine écrivaient de manière simple et directe. Qu'auraient-ils dit du caractère ampoulé des néodialecticiens ? »[1].
1 Contexte[modifier | modifier le wikicode]
L'essence dialectique du matérialisme marxiste tient ainsi en ce qu'il est non pas un système métaphysique, mais une synthèse temporaire, qui doit en permanence se mettre en adéquation avec la connaissance empirique.
Le russe Gueorgui Plekhanov poursuit l'interprétation moniste du matérialisme, en s'inspirant probablement de Dietzgen : pour lui, la matière engendre et détermine la pensée, le matérialisme étant ainsi caractérisé par la primauté de l'être matériel. À la fin du 19e siècle, les « révisionnistes », comme Eduard Bernstein, reprochent à Marx de méconnaître la différence entre la réalité et les idées et de prétendre à atteindre l'essence de toutes choses, ce qui revient à faire du matérialisme une idéologie partiale, voire une métaphysique qui déborde la sphère valide des phénomènes : contre les révisionnistes, Plekhanov se livre à une défense du matérialisme dialectique, et dénonce le « retour au kantisme », en soutenant que cette remise en cause revient à nier les lois des contradictions dans les phénomènes économiques et donc la perspective d'un renversement révolutionnaire du capitalisme. La défense de la « dialectique » s'identifie donc, chez Plekhanov, à un combat contre le réformisme. Les travaux de Plekhanov contribuent à former une génération de militants russes, parmi lesquels Lénine.
Un courant de pensée, l'empiriocriticisme, se développe à l'époque autour de Ernst Mach et Richard Avenarius ou encore Joseph Petzoldt. Ce courant prétend se baser sur une généralisation de l'expérience (empirisme) pour critiquer toutes les métaphysiques. Puisque nous n'avons que nos sens pour nous donner l'impression de l'existence des objets, nous ne pouvons affirmer l'existence des « choses en soi ». Or, avec son apparence de "rationalisme", ce courant connaît un certain succès dans les milieux socialistes. En particulier en Russie, où des dirigeants bolchéviks s'y rallient : Bogdanov, Bazarov et Lounatcharski. Bogdanov publie notamment en 1904 son livre Essais d’une conception réaliste du monde. Trotski témoigne alors de l'accueil positif qui est largement fait à Bogdanov dans le POSDR : « Dans le domaine de la philosophie, nous avions été séduits par le livre de Bogdanov qui combinait avec le marxisme la théorie de la connaissance de Mach-Avenarius. Lénine aussi croyait alors que le livre de Bogdanov exprimait des idées justes. »[2]
En juillet 1907, Lénine est mis en minorité, au sein de la fraction bolchévique, par les partisans de Bogdanov qui sont sur une ligne gauchiste (otzovisme) de boycott des élections à la Douma. Au Congrès de 1907, le menchévik Martynov attaquait les bolchéviks en affirmant que « presque tous les leaders théoriques des bolcheviks sont, comme on le sait, des critiques du matérialisme, des empiriomonistes ».
En 1909, dans ce contexte de luttes internes, Lénine publie l'ouvrage Matérialisme et empiriocriticisme. Dans ce livre, destiné à engager le combat avec ses adversaires sur le terrain des idées, Lénine expose sa vision du matérialisme dialectique et sa théorie de la connaissance (« gnoséologie »).
A noter toutefois qu'il y eut aussi des menchéviks partisans de la philosophie de Mach : en 1908: N. Valentinov publia Philosophical Constructions of Marxism et P. Iouchkevitch Materialism and Critical Realism.
2 Contenu[modifier | modifier le wikicode]
2.1 Matérialisme contre idéalisme[modifier | modifier le wikicode]
Pour sa polémique, Lénine prend pour exemple type de défenseur de l'idéalisme l'évêque George Berkeley (1685-1753).[3] Celui-ci polémiquait avec les matérialistes, au nom du fait que nous n'avons rien qui nous permet d'affirmer que les objet existent indépendamment de celui qui les perçoit. Reprenant les propos d'Engels (notamment dans l'Anti-Dühring), Lénine insiste sur la division fondamentale dans la philosophie entre idéalisme et matérialisme, avec un courant hésitant au milieu, appelé agnosticisme.
Bien sûr les militants comme Bogdanov se défendent d'être des idéalistes, et ils sont opposés aux conclusions réactionnaires de fidéistes comme Berkeley (le fidéisme est une doctrine qui fonde la certitude des vérités essentielles sur la foi). Mais Lénine s'attache à démontrer le parallèle avec les doctrines idéalistes, ou les incohérences des positions qui se veulent "à mi chemin". Notamment, il soutient que pour être cohérent, l'idéalisme doit aller jusqu'au solipsisme : si l'on suppose que les objets extérieurs sont issus de notre pensée, les autres être humain le sont aussi.
Idéalisme | Agnosticisme | Matéralisme |
« Théorie de l'immanence » : Wilhelm Schuppe, von Schubert-Soldern, von Leclair, Johannes Rehmke |
Wilhelm Ostwald (« énergétisme ») |
(philosophes considérés matérialistes par Engels et Lénine, même s'ils sont critiqués sur plusieurs points) |
Quant à Mach et Avenarius, Lénine les situe globalement dans le marais intermédiaire entre idéalisme et matérialisme, même si, pour servir sa polémique, il insiste sur les liens qui rattachent leur pensée à l'idéalisme.
Dans sa critique, Lénine montre que Kant est intermédiaire entre les positions solipsistes (idéalisme subjectif pur) et les positions plus "réalistes". Il multiplie les exemples pour montrer que certains penseurs ont critiqué Kant d'un point de vue matérialiste, d'autres d'un point de vue idéaliste.
« Kant use du subterfuge suivant : l'esprit possède certaines connaissances a priori, grâce auxquelles les choses doivent lui apparaître telles qu'elles lui apparaissent. Par conséquent, le fait que nous concevons les choses telles que nous les concevons, est notre œuvre. Car l'esprit qui demeure en nous n'est pas autre chose que l'esprit de Dieu et, de même que Dieu a tiré le monde du néant, l'esprit de l'homme crée en opérant sur les choses ce qu'elles ne sont pas en elles-mêmes. Kant assure ainsi aux choses réelles l'existence en qualité de « choses en soi ». L'âme est nécessaire à Kant, l'immortalité étant pour lui un postulat moral. »
Pour argumenter, Lénine s'appuie aussi beaucoup sur les citations d'idéalistes notoires, qui montrent qu'ils considèrent Mach et Avenarius comme des leurs.
Par ailleurs, Bogdanov ou Bazarov se présentent comme des héritiers de Marx et Engels, qui seraient compatibles avec leur vision, tandis que ceux qui les critiquent (Plékhanov et Lénine) sont des matérialistes vulgaires. Lénine cherchent à montrer dans son livre que Marx et Engels étaient profondement incompatibles avec l'idéalisme.
2.2 Relativisme contre matérialisme dialectique[modifier | modifier le wikicode]
Lénine ne prétend pas que la connaissance du monde des scientifiques ou des penseurs matérialistes à un instant donné est une "vérité absolue". Il reconnaît que des erreurs dans des théories peuvent conduire à s'écarter de la vérité absolue. Cependant, il soutient qu'en raison de la base matérialiste de nos connaissances, celles-ci progressent tendanciellement vers cette "vérité absolue" :
« Ainsi, la pensée humaine est, par nature, capable de nous donner et nous donne effectivement la vérité absolue, qui n'est qu'une somme de vérités relatives. Chaque étape du développement des sciences intègre de nouveaux grains à cette somme de vérité absolue, mais les limites de la vérité de toute proposition scientifique sont relatives, tantôt élargies, tantôt rétrécies, au fur et à mesure que les sciences progressent. »
Afin de décrire ce mouvement (ni linéaire, ni automatique) vers la vérité absolue, Lénine parle de dialectique. Et il oppose cette vision au « relativisme », consistant à nier toute idée de vérité absolue.
« Pour Bogdanov (comme pour tous les disciples de Mach) l'aveu de la relativité de nos connaissances nous interdit de reconnaître, si peu que ce soit, l'existence de la vérité absolue. Pour Engels, la vérité absolue résulte de l'intégration de vérités relatives. Bogdanov est relativiste. Engels est dialecticien. »
2.3 Les perceptions comme point de départ[modifier | modifier le wikicode]
Le courant empiriocriticiste centre son discours sur les sensations / perceptions, ce qui le permet de s'affirmer lié aux expériences scientifiques modernes. A ce sujet, Lénine insiste sur le fait que les perceptions sont un point de départ (nécessaire), qui peut mener dans deux directions opposées :
« Le premier principe de la théorie de la connaissance est, sans aucun doute, que les sensations sont la seule source de nos connaissances. (...) A partir des sensations, on peut s'orienter vers le subjectivisme qui mène au solipsisme (« les corps sont des complexes ou des combinaisons de sensations. »), et l'on peut s'orienter vers l'objectivisme qui mène au matérialisme (les sensations sont les images des corps, du monde extérieur). »
Il rappelle que le matérialiste Diderot regrettait que Condillac (philosophe qui avait donné une importance centrale aux sensations), ne se soit pas explicitement démarqué de l'idéalisme.
2.4 Science et philosophie[modifier | modifier le wikicode]
L'idée fondamentale de Lénine est que, par le biais du matérialisme dialectique, la représentation en général devient un reflet de la réalité objective. Dans cette optique, le développement des sciences ne peut que confirmer le matérialisme, Lénine concevant la pensée marxiste comme étant elle-même d'essence scientifique (socialisme scientifique). Il n'oppose donc pas science et philosophie.
Mais concernant les scientifiques, son analyse est nuancée. Il soutient qu'ils font preuve, dans leur pratique quotidienne, d'un matérialisme inconscient (ils font des expériences en étant persuadés que les objets qu'ils observent sont réels et obéissent à des lois indépendantes d'eux). Mais il soutient par ailleurs qu'ils sont sujets à se tromper lorsqu'ils s'aventurent à philosopher.
C'est pourquoi il est amené à distinguer, lorsqu'ils parlent de partisans de l'empiriocriticisme, le scientifique et le philosophe : « grand chimiste et médiocre philosophe » (Ostwald). D'autres physiciens sont partisans de l'empiriocriticisme : Mach, Poynting...
« L'immense majorité des savants en général et des spécialistes de la physique en particulier se rallient sans réserve au matérialisme. La minorité des nouveaux physiciens, influencés par les graves contrecoups des grandes découvertes de ces dernières années sur les vieilles théories, ‑ influencés de même par la crise de la physique moderne qui a révélé nettement la relativité de nos connaissances, ‑ ont glissé, faute de connaître la dialectique, par le relativisme à l'idéalisme. L'idéalisme physique en vogue se réduit à un engouement tout aussi réactionnaire et tout aussi éphémère que l'idéalisme des physiologistes naguère encore à la mode. »
2.5 Atomisme, énergie et matérialisme[modifier | modifier le wikicode]
Longtemps, dans la lignée du matérialisme antique d'Epicure, « l'atomisme » a été associé étroitement au matérialisme. Cette hypothèse philosophique "le monde est constitué de particules minimales - les atomes", est cependant distincte. On pourrait concevoir d'autres structures du monde réel, sans que cela ait de rapport avec le débat idéalisme/matérialisme.
Au fil des découvertes du 19e siècle sur les particules élémentaires, on a donné le nom d'atome à la particule que l'on connaît actuellement sous ce nom-là, mais à l'époque de Lénine, on avait également découvert (1897) les électrons, qui sont plus petits que ces atomes. L'atome ne coïncide donc plus avec le concept philosophique d'atome comme plus petite particule. Cela ne signifie pas que l'atomisme est invalidé, et encore moins que le matérialisme est remis en question.
De même, lorsque l'on a mieux compris l'importance de l'énergie, certains l'ont opposé à la matière. Pourtant c'est une vision simpliste. Dans le langage courant, on utilise souvent "matière" pour parler des particules, et l'image que l'on se fait de l'énergie est assez "immatérielle". Mais d'une part, on sait depuis la fameuse équation e=mc² que l'énergie et la masse sont reliées. D'autre part, quelle que soit la nature de telle ou telle forme d'énergie, on peut tout aussi bien la considérer de façon matérialiste (elle est extérieure à l'observateur) que de façon idéaliste (elle est dans ma tête)...
2.6 Critique du verbiage et du confusionnisme[modifier | modifier le wikicode]
Tout au long de son ouvrage, en plus de la critique sur le fond de l'idéalisme, Lénine accuse les théoriciens de l'empiriocriticisme d'être des professeurs jargonnants.
Il leur fait cette critique avant tout parce qu'il considère que chez eux, le vrai clivage, matérialisme/idéalisme, est « obscurci sous une débauche verbale ».
« Quelles que soient les nouvelles étiquettes ou la médiocre impartialité dont usent les pédants et les charlatans pour dissimuler le fond de la question, le matérialisme et l'idéalisme sont bien des partis aux prises. »
Ainsi il les accuse d'être des « écraseurs de puces » qui philosophent et discutent entre eux de leurs nuances sans intérêt, car se situant dans l'idéalisme :
« Des milliers de nuances sont possibles parmi les variétés de l'idéalisme philosophique, et l'on peut toujours y ajouter la mille et unième nuance (I'empiriomonisme, par exemple) dont la différence avec toutes les autres peut paraÎtre très importante à son auteur. Au point de vue du matérialisme ces différences ne jouent absolument aucun rôle. Ce qui importe, c'est le point de départ, c'est que la tentative de concevoir le mouvement sans matière introduit la pensée détachée de la matière, ce qui aboutit précisément à l'idéalisme philosophique. »
Mais il considère aussi que leurs thèse est « un assemblage incohérent de mots ».
2.7 Lien entre philosophie et politique[modifier | modifier le wikicode]
Lénine transpose sur le terrain philosophique sa conception de l'organisation politique, dont les fondements sont la séparation en deux camps radicalement opposés et une stricte discipline du camp révolutionnaire.
« On ne peut retrancher aucun principe fondamental, aucune partie essentielle de cette philosophie du marxisme coulée dans un seul bloc d'acier, sans s'écarter de la vérité objective, sans verser dans le mensonge bourgeois et réactionnaire. »
On retrouvera plus tard ce type de raisonnement, par exemple dans Défense du marxisme, où Trotski soutient que la remise en question de la dialectique va de pair avec l'abandon du marxisme.
3 Notes et références[modifier | modifier le wikicode]
Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme, 1908
- ↑ 1,0 et 1,1 Karl Popper cité par Lucio Colletti (1996). Fine della filosofia. in Ideazione. (première publication in L'ESPRESSO- 22 Avril 1990). Traduit de l'italien par Denis Collin dans la rubrique Philosophie italienne de son blog, le Mercredi 23 Mars 2005 : Lénine et Popper par Lucio Colletti.
- ↑ Léon Trotski, Ma vie, 1930
- ↑ George Berkeley, Traité sur les principes de la connaissance humaine, 1710