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Special pages :
Vsevolod Ivanov. La vie intellectuelle en Russie
Auteur·e(s) | Victor Serge |
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Écriture | 28 février 1924 |
« Je reprends la série de ces chronique que des tâches plus urgentes m'ont empêché de continuer pendant plusieurs mois. Les lecteurs de Clarté qui désireraient situer le présent article dans l'ensemble de ces chroniques voudront bien se reporter aux études parues dans Clarté en 1923. Les trois dernières traitaient du Nouvel écrivain et de la nouvelle littérature, de Boris Pilniak et de I. Lebedinsky. J'espère donner dans celles qui suivront quelques vues d'ensemble et une documentation critique précise sur les principaux aspects de la vie intellectuelle en Russie rouge. — V.-S. ».
On a surnommé Vsevolod Ivanov « le nouveau Gorki ». Sans contester l'importance de son œuvre et la vigueur primesautière de son talent, je ne trouve pas que cette comparaison soit juste. Gorki a fourni une longue carrière qui n'est point finie, Vsevolod Ivanov débute. C'est un jeune ; ses premiers contes ont paru depuis la Révolution. Gorki est un des maîtres de la langue littéraire russe. Le style de Vsevolod Ivanov est en pleine formation. Gorki est monté des bas-fonds de la société, qui l'ont à jamais marqué de leur empreinte. Gorki a vécu la profonde misère humaine qu'il a dite. Vsevolod Ivanov est un jeune intellectuel sibérien qui a surtout observé ceux et ce qu'il décrit. Ici la différence entre les deux écrivains me paraît essentielle. De telles comparaisons d'ailleurs ne peuvent qu'être déplorablement arbitraires. Mais le mot est lancé. Il atteste quel a été le succès de Vsevolod Ivanov. C'est pourquoi je l'ai noté.
Vsevolod Ivanov appartient à la demi-douzaine de nouveaux écrivains russes dont l'œuvre ajoute au patrimoine intellectuel de la Révolution russe, et, davantage encore, de l'Europe actuelle. On la traduira quelque jour. On la découvrira comme on a découvert jadis Gorki ou Andréiev, comme on découvre maintenant, peu à peu, en France, notre grand Anton Tchékhov, si dépassé par la Russie nouvelle. On s'apercevra alors qu'au temps où l'un des peuples les plus cultivés de la vieille Europe nourrissait ses loisirs de Henry Bordeaux, de Bourget, de Pierre Benoit, de Victor Margueritte, des jeunes hommes venus de la steppe sibérienne, dans les trains pouilleux de la guerre des paysans, vers les vieilles tours ouvragées du Kremlin, enrichissaient les lettres européennes de leurs livres un peu frustes, mais lourds de vie et de pensée, lourds comme des lingots massifs de bon métal...
Vsevolod Ivanov est l'auteur de plusieurs longues nouvelles : Le Train blindé n° 14-69, Les Vents colorés, Les Partisans, Les Sables bleus. Au total, trois volumes. Il va publier un nouveau roman. Jusqu'à présent, il n'a traité que des sujets invariablement empruntés à la vie des paysans sibériens pendant la guerre civile. Il a écrit la Chanson de gestes, des partisans rouges qui ont fait leur révolution sur un territoire de plus de douze millions de kilomètres carrés (vingt-quatre fois la France), malgré la trahison d'un grand parti socialiste (le Parti socialiste révolutionnaire), malgré le gouvernement de réaction de l'amiral Koltchak, malgré les interventions tchécoslovaque, américaine, française, japonaise.
* * *
Quand on lit Vsevolod Ivanov, on a comme la sensation d'être emporté par un express au travers des steppes russes. C'est au printemps, après la fonte des neiges. Partout l'espace : des couleurs vives et douces, bleus purs du ciel, blanc pur des nuées, vert pur des prés, brun mat des terres, argent pâle des bouleaux, tons chauds des sapins au soleil. La poitrine se dilate ; on voudrait pouvoir respirer davantage. On a les yeux grisés de simples couleurs, l'âme enivrée d'espace. Et quand le train s'arrête, on rencontre à la station qui n'est qu'une maison en gros troncs de sapin perdue dans la plaine, un vieux moujik, à la barbe en broussaille, qui parle, à voix lente, de vérité. On se souvient tout à coup des grandes cités, des journaux, des gens spirituels, des gens de lettres, de toutes ces hypocrisies raffinées de toutes les basses, les odieuses petites choses qui monnaient la vie, de la chasse à l'argent — et l'on a la soudaine révélation d'un autre visage de la vie.
Elle est intense, cette révélation, à toutes les bonnes pages de Vsevolod Ivanov. Surtout parce qu'il nous met en contact avec un type d'hommes, qui est sans doute un des plus grands, un des plus sains de ce temps : le paysan de Sibérie.
Les livres de Vsevolod Ivanov présentent d'abord, surtout pour le lecteur occidental, un gros intérêt documentaire. La vie du petit village sibérien, du campement khirgize, de la steppe, de la cité perdue dans la taïga (brousse), la spontanéité irrésistible du soulèvement des gens de la terre sibérienne contre la réaction blanche en 1918, observée sur place, dans de menus faits dénués d'importance historique apparente ; la psychologie de ces admirables paysans sibériens, nos frères en la Révolution ; et toute une vaste fresque, trop vaste, dirai-je même, pour quelques livres, mouvante, vivante, où des foules d'hommes d'Europe et d'Asie brassent des foules d'événements... Voilà ce qu'on y trouve. Tout cela vrai, ajoutant bien de l'imprévu à ce que l'on sait déjà de la Révolution russe.
Car on ne sait guère ce qu'elle a été au fin fond de l'Asie, dans les gorges de l'Altaï, dans les plaines mongoles où, pourtant, elle a pénétré, comme un soc de charrue s'enfonce profondément dans le sol. — Quelque part, là-bas, des paysans lassés par les excitations des blancs, ont décroché leurs fusils. A la ville voisine, une insurrection se prépare. Ils le savent et une grande ambition leur est venue. Ils vont prendre le Train blindé n° 14-69, ces quatre ou cinq boîtes oblongues, en acier, remorquées par une locomotive, qui contiennent des hommes et des canons. Dans ces wagons, il y a des officiers et des soldats. Les soldats : des exécutants passifs. Les officiers : de vieux professionnels du métier militaire, formés par la caserne de l'ancien régime, fatigués, aigris, alcooliques, ne sachant se parler que de la femme, c'est-à-dire de la femelle, ou du service. Pas d'âme. Ces hommes, dans leur train fou courant, sous le feu des paysans, tour à tour dans les deux sens entre un pont sauté et une voie barrée, s'identifient avec la machinerie de leurs mitrailleuses. Pour arrêter le train blindé, savez-vous ce que font les partisans rouges ? Un homme se couche sur les rails, un camarade, que torture l'angoisse la plus affreuse... Puis le chinois Sin-bin-Ou, en qui la pitié est plus forte que la peur de la mort, rampe jusqu'à cet homme et lui dit « va-t-en ! » Le Chinois est resté. Les rouges ont pris le train[1].
Ailleurs la révolte apparaît dans les campagnes parce que la milice est venue saisir une distillerie clandestine et qu'on a tué un milicien (Les Partisans). Ailleurs, encore, poussés à bout par la conscription, les moujiks vont quérir dans les bois trois soldats rouges qui s'y cachent, et leur demandent de se mettre à la tête des « enfants ». Un vieil homme constate, à propos de ces rescapés rouges, naguère traqués pour la prime :
« On a bien fait de ne pas les tuer point. Ils viennent à point. » (Les Vents colorés)
* * *
Il y a des passages qui font penser à l'histoire des temps mérovingiens, comme ce guet-apens tendu aux Khirgizes, sur un marché, où tout à coup parmi les chariots remplis de peaux de bêtes et le bétail, commence, au milieu des réjouissances, un corps à corps enragé. Les blancs russes ont apporté leur drapeau tricolore portant la Sainte-Croix : il voisine avec le drapeau vert des mongols. Puis apparaissent sur le champ de bataille des colons allemands, venus avec leurs pesants chariots, ramasser, thénardiers méthodiques, les dépouilles des vaincus. (Les Vents colorés)... Au temps de la makhnovtschina, on a vu, jusqu'en Ukraine, bien de ces massacres. C'est dans un guet-apens analogue que Makhno a tué Grigoriev.
Il y a dans les yourtes — ce sont des tentes basses, en cuir, où l'on vit sur des coussins et des tapis — de longues conversations entre khans khirgizes, et atamans blancs, qui se dévisagent rusés, ennemis quoique alliés, complices jusqu'au jour où l'un livrera l'autre aux rouges... L'ataman Troubytchev (Les Sables bleus) fait penser à Semenov et — à ce baron Ungern, demi-fou, descendant des chevaliers teutoniques colonisateurs des provinces baltes, qui rêva de constituer un empire russo-mongol, commit des atrocités sans nombre et finalement, livré par ses officiers aux rouges, fut passé par les armes à la fin de 1922[2].
Et cette guerre confuse de peuples, de races, de classes dont les remous passent et repassent sur les mêmes pauvres villages (le même village a successivement trois présidents du Soviet égorgés), c'est la révolution ; des millions de pauvres gens, jaunes, basanés, blancs, harcelés par la nécessité de défendre leur pain et leur vie, sentent confusément, mais si puissamment, ce qu'ils doivent faire, ce qu'ils ne peuvent pas ne pas faire, que la révolution nous apparaît comme la grandiose résultat de leurs efforts disséminés, dont il n'importe presque qu'ils aient conscience ou non. La sensation de l'irrésistible spontanéité du soulèvement des paysans sibériens, voilà ce qui prime. L'enthousiasme collectif n'en est qu'un dérivé.
Les hommes qui font ces événements Vsevolod Ivanov nous les montre vivre. Ce sont à bien des égards des primitifs. Voyez comment parlent, comment pensent ces sibériens :
« Ils parlaient lentement, avec effort. Leurs cerveaux inaccoutumés aux idées étrangères et au travail quotidien obéissaient mat ; chaque pensée s'en arrachait péniblement, avec de la chair, comme on retire un hameçon de la gorge d'un poisson pris. »
Leur éthique ignore les règles édictées dans de vieux pays. Elle n'est pas très différente de celle des Barbares observés par Tacite ou encore des Hébreux, durs et pratiques, de la Bible. Pendant une bataille quelqu'un crie : « Attention au bétail ! » (Les Vents colorés) Tuer, être tué à la guerre, quoi de plus simple ? Semen, rentrant de la chasse aperçoit un soldat rouge endormi dans un fourré, il lui tire un coup de fusil (40 roubles de prime) puis se remet à penser « qu'il faut viser à la tête le gibier dont le plumage est épais... » La mort de l'ennemi n'est qu'un épisode de chasse. Les rouges, dans les Vents colorés, fusillent les officiers pris, sans presque s'en occuper, comme on expédie une besogne courante, incidente. Le chef de partisans Anton Slernev, quelques secondes avant de tomber lui-même, dit en préparant sa dernière cartouche : « On va voir ! » Chez l'écrivain aussi aucun développement.
La logique de ces hommes est assez spéciale. Les partisans fusillent Dimitri Smoline, venu librement parmi eux voir son père, parce que son père a tué un soldat rouge. Mais après, ayant fait prisonnier avec d'autres blancs, le vrai coupable, ils lui confient « en compensation » le commandement d'un groupe... La loi du talion, semble ne s'être pas encore dégagée de l'instinct... Seize villages, dans un congrès de district se prononcent pour le régime des Soviets, 1 contre. La majorité fait fusiller les délégués opposants...
Mentalité de primitifs, sans doute. Nous verrons encore, ce que Vsevolod Ivanov dont le réalisme n'est nullement réticent, découvre pourtant au fond de l'âme de ces primitifs. Pour n'être point injustes envers eux rappelons-nous seulement ce que l'homme européen, Allemand et Français, est devenu sur les champs de bataille de la Grande Guerre. C'est à l'homme des tranchées qu'il faut comparer le partisan rouge de la guerre sociale de Sibérie, pour savoir lequel de ces deux hommes est le meilleur.
Voici, par exemple, une petite scène, découpée dans les Partisans. Jack London l'eût volontiers signée, mais elle contient, dans un raccourci sauvage, toute la grande inquiétude des Dostoievsky et des Tolstoï. Trois bolcheviks, affamés, tapis dans une clairière, sont découverts par un infirme. L'infirme les rassure :
— Vous dénoncerai pas. Je peux pas vous tuer tous les trois. Et si les moujiks vous tuent y n'partageront pas l'argent avec moi. Puis, j'en ai assez de faire du bien aux gens ! Qu'ils aillent au diable ! Il jeta sur eux un regard perspicace et rusé, prit du feu dans les cendres et dit :
— J'ai cherché la vérité pendant trente ans, mes gars ! J'ai été la chercher chez les vagabonds dans la Taïga, ils m'ont attaché à un cèdre et brûlé les pieds jusqu'aux genoux... Je ne crois pas aux gens, ce sont des canailles et des fauves...
Il tira de sa poche un quignon de pain, le leur jeta :
— Bouffez !
...Pour toute réponse Nikita se leva péniblement, s'approcha du petit homme et lui jeta un coup de pied dans les dents.
...Le petit homme essuya ses lèvres ensanglantées, cracha et dit lentement :
— Ça, c'est juste.
La grande inquiétude du sens de la vie et d'un développement supérieur de l'homme — régénération ou résurrection — qui a dominé pendant un demi-siècle toute la pensée russe, transparaît souvent chez les personnages de Vsevolod Ivanov, d'autant plus vraie que l'écrivain semble l'ignorer lui-même. Le fait est qu'on n'en a guère parlé au cours de la révolution ; on n'avait même guère le temps d'y penser. Matérialistes, les révolutionnaires répudiaient avec énergie tout mysticisme même purement moral, tout idéalisme pour ce qu'il contient forcément de mystique. Or, ils étaient, ils sont, en vérité, de très grands idéalistes.
Kallistrate Efimitch, vieux paysan pensif, « tourmenté du besoin de vérité », a perdu la foi. Mais une telle volonté émane de lui, une si claire conscience est en lui, qu'il « fait des miracles » dans les villages. C'est de ce vieil homme que les paysans insurgés contre Koltchak font leur chef. (Les Vents colorés).
Chef de partisans, il partage le commandement avec le soldat Nikita, ouvrier venu des villes lointaines, vrai bolchevik, dur comme fer, entier, qui ne croit plus qu'à la force des pauvres. Parfois ces deux chefs, face à face, s'interrogent, en de courts dialogues, où chaque mot tombe pesamment ainsi qu'une pierre dans un abîme. Le vieux paysan croit à l'amour des hommes. L'ouvrier ne croit qu'au savoir et à la force.
— Sans amour, dit Kalliststrate Efimitch, on fera toujours la guerre. Faut en finir ! — Laisse tes hommes se battre ! Quand ils en auront assez ils feront la vie meilleure... D'abord écraser le bourgeois...
— Mais enfin, demanda Kalliststrate Efimitch, on te questionne, on vient à toi. Que réponds-tu ?
— Je sais que répondre.
— A tous ? Sans amour ?
— Sans amour.
Ce n'est pas vrai. Cet homme n'est pas sans amour ; il croit seulement l'être. Cet ouvrier des villes n'est venu se battre dans la taïga sibérienne que mû par le plus grand amour des hommes. Il ne se l'avoue pas, car sa pensée a été formée à d'autres écoles, car il est fort. Ces deux hommes comprennent qu'ils se complètent. Ces deux hommes s'aiment. L'un est la raison inflexible, l'autre l'âme vivante des insurgés haillonneux groupés sous une loque rouge. « Moi, dit Nikita, à Kallistrate Efimitch, je donne le sang ; toi le pain. »
Dureté, amour. Toute l'âme des révolutionnaires tient dans ces deux mots.
Essayons de résumer en quelques pauvres mots abstraits la psychologie des magnifiques partisans rouges de Sibérie. Leur mentalité a pour base la vision directe, concrète, pratique des réalités. Leur moralité est utilitaire. Il faut vivre, c'est-à-dire survivre, c'est-à-dire vaincre. Ils pensent peu. Ils agissent. Ils ne parlent que comme on agit, par petits mots brefs et précis. Ils ont, sans le savoir, une profonde vie intérieure. Ils naissent à l'avenir : et c'est tout ce qu'ils en savent. Au soldat américain qu'ils ont pris et qu'ils veulent convertir à la révolution ils ne savent que dire, avec de grands gestes fraternels, puis un cri de haine, cinq mots compris du yankee malgré la barrière des langues :
Lénine ! Sovietska-Respoublika ! Pro-lé-ta-riat ! Impérialisme — hou ! (Le Train blindé 14.69.)
* * *
La forme chez Vsevolod Ivanov est adéquate au fond. Pas de descriptions, pas de narrations, pas de paysages, pas de méditations, pas de développements psychologiques. Actes et paroles, parole et action s'identifient. La parole est brève, simple, directe. La langue n'a rien de « littéraire ». Des livres entiers sont écrits en dialogues dans lesquels les phrases ont en moyenne moins de cinq à six mots. L'on y trouve quantité de mots de terroir, ou chinois, ou khirgizes... A dire vrai, je pense que Vsevolod Ivanov se complaît par trop à reproduire le parler local sibérien : la lecture en devient parfois fatiguante, les chances de durée de l'œuvre en sont amoindries, car on ne s'écarte pas impunément d'une grande langue classique aussi riche que le russe littéraire.
Pourtant cet écrivain d'action est un lyrique. Dans plusieurs nouvelles, que je tiens d'ailleurs pour mieux réussies que son roman, Vsevolod Ivanov s'est abandonné à son lyrisme intérieur et c'est d'un puissant effet qui ne contraste point avec l'action des frustes gens de la terre sibérienne, mais la commente, l'accompagne comme le chant d'une voix mâle.
Ce lyrisme de Vsevolod Ivanov, je ne puis le comparer qu'à celui de Walt Whitman — et de certains poèmes védiques. Les bûcherons de la Californie, les pionniers qui fondèrent Manhattan — plus tard New-York — étaient-ils si différents de ces bûcherons et pionniers de Sibérie dont on saura seulement dans un siècle quelle république ils ont fondée ? — Mais qu'il me soit permis de citer quelques brefs passages de cet écrivain russe. Le chant de la terre rythme de ses amples refrains le drame de la vie des partisans. Ecoutez :
Le vent s'en était allé. De la terre monta la senteur des herbes odorantes. Un ciel bleu terni frémissait là-bas dans les rivières des montagnes comme un énorme poisson bleu. Et les sommets des monts étaient pareils à des canards rouges dans les nuages bleus...
Fermement, impérieusement, la terre appelait la chair de l'homme. Les montagnes appelaient leur âme.
Ces hommes mangeaient joyeusement, comme du pain. les herbes grasses, qui fondaient sur les lèvres...
Voici le portrait du pope Isidore :
Une tête broussailleuse, feuillue. Une voix sourde, saccadée, imprégnée de la verdure des marais. Il marche à grandes enjambées, drapé dans sa soutane d'un vert foncé. Sa tête feuillue semble pétrie dans une motte de terre. Ses mains sont des mottes de terre. Ses yeux aigus et clairs sont d'une eau souterraine.
L'homme est pétri de terre. La terre est vivante.
Voici un autre homme :
Ses épaules sont de la terre remuée par la charrue ; sa poitrine est de meules fraîches. Sa voix se perd dans les prés... Sa voix : des herbes printanières. Elle grandit dans l'âme en inquiétudes.
La terre :
Les neiges fondaient, fondaient. La terre naissait, rose. D'une teinte de chair, potelées comme des nouveaux-nés, les montagnes couraient au-devant des nuages... Le sanglier, dans la montagne, fouille le sol. Les montagnes fouillent les nuages : elles ont des crocs blancs. Et les fleuves, fermant les yeux, se précipitent des montagnes, pour mordre la terre de leurs dents d'écumes.
Et encore :
N'ai-je pas eu raison d'évoquer à propos de ces effusions l'animisme des Védas ? Ce Sibérien de la révolution a, comme l'ancêtre hindou, l'intuition panthéiste. Ne sentez-vous pas que les fleuves sont vivants, vivante la pluie, vivante, frissonnante la terre ?
...une poignée de ma terre fleurit ! et mes prunelles sont des mottes de terres dans les herbes ! D'un pas léger de fauve, je ferai le tour de la terre...
Vsevolod Ivanoy note surtout dans la nature les couleurs et les senteurs. On a souvent observé le développement chez les peuples enfants de l'amour des couleurs et de la sensibilité olfactive. Certes, cette poésie peut paraître aux habitués des cafés littéraires plus accoutumés aux rythmes capricieux du dadaïsme et des jazz-bands, un peu monotone. Je me souviens de cette cruelle boutade de Pierre Hamp : « La pédérastie, le prix Goncourt et le royalisme sont trois grandes maladies littéraires. »
Du lointain des Sibéries j'entends répondre la voix de Vsevolod Ivanov :
« Le vent vert est fécond et clair. Sois sain, sois doux ! »
* * *
Avec cette richesse de santé, d'expérience et d'observation, Vsevolod Ivanov a les défauts nombreux des jeunes écrivains russes formés par la révolution et non par les écoles littéraires. Il compose franchement mal ; en ce sens, je le trouve passablement inférieur à Pilniak dont il n'a pas non plus la belle maîtrise du russe. Il abuse des détails, des incidences, des tout petits faits. Son observation est riche, sa psychologie souvent sommaire. Le grand nombre de ses personnages finit par donner l'impression d'un grouillement de foule bariolée, ce qui n'est pas toujours le résultat cherché. Vsevolod Ivanov réussit mieux les nouvelles que le roman. Malgré les beautés que contient ce livre, on ne lit pas sans efforts les Sables bleus. C'est d'ailleurs plutôt qu'un roman une chronique de la guerre civile dans certaines régions de Sibérie, chronique trop touffue, trop détaillée ; visiblement, l'auteur ne synthétise ni ne situe les événements selon des idées générales. Il semble nous offrir des matériaux bruts.
Je suis un peu choqué aussi par la naïve partialité de Vsevolod Ivanov. Elle donne parfois à ce qu'il écrit un petit faux air détestable de littérature officielle. Au fond, chez lui, les rouges sont toujours forts, beaux et sains ; les blancs sont piètres, débiles, inintelligents, vieux. Même tels ils pourraient nous apparaître comme des hommes vivants, dont la peine de vivre est toujours émouvante. Le minimum d'impartialité d'artiste qu'il faudrait pour cela à Vsevolod Ivanov ne serait pas incompatible avec un beau parti pris révolutionnaire.
Le fait est, pourrait-on m'objecter, que le « matériel humain » de la réaction a été sensiblement inférieur à celui de la révolution ; d'où sa défaite, je le sais, il est bon de le faire ressortir ; mais l'écrivain doit se méfier de l'esprit de classe conventionnel, contraire à l'esprit de classe tout court qui n'empêche pas de voir l'ennemi tel qu'il est : un homme vivant.
A d'autres points de vue, Vsevolod Ivanov a les défauts les plus caractéristiques de la généralité des écrivains de l'époque de transition. Comme Boris Pilniak il doit tout à la révolution ; il aime la révolution ; il en écrit la louange épique et vraie ; mais il semble ne pas vouloir en élucider le sens, ne pas chercher à la comprendre autrement que comme un drame grandiose dans lequel il faut suivre aveuglément la Grande Force Nouvelle. Aux nouveaux écrivains russes, surtout à ceux qui ont dépeint avec tant de talent le bolchévisme et les bolcheviks, nous sommes en droit de demander une plus profonde intelligence de ce que la révolution communiste a pensé, voulu, affirmé avec ténacité. Dans leur préoccupation d'être apolitiques, c'est-à-dire pratiquement de paraître révolutionnaires sans être communistes, les meilleurs paraissent se réserver une commode issue vers les lettres bourgeoises. Les origines paysannes de Vsevolod Ivanov expliquent, il est vrai, assez bien son éloignement de l'idéologie prolétarienne.
J'ai autrefois entendu dire par un Américain qui connaissait Vladivostok, Irkoutsk, le Baïkal, l'Ienisseï, la taïga ;
« La Sibérie a autant d'avenir que les Etats-Unis en avaient il y a un siècle... »
Ce demi-continent, d'une infinie richesse naturelle, ne fut longtemps que le vaste bagne d'une tyrannie. Les robustes Jacques dont Vsevolod Ivanov a chanté la gloire viennent d'ouvrir toutes larges à leur pays les portes de l'avenir. A ce premier écrivain formé par leur milieu le mérite restera certainement d'avoir fait passer sur les lettres de ce temps un peu du souffle vivifiant des grands vents de Sibérie.
Victor SERGE.
28 février 1924.
- ↑ Il est très important de préciser l'époque à laquelle se situent les récits de Vsevolod Ivanov. C'est à la fin du gouvernement d'Omsk (1920). Le gouverneur suprême, amiral Koltchak, fait par les socialistes révolutionnaires de droite ministre d'un gouvernement démocratique, instaura, après son facile 18 Brumaire, préparé par les missions alliées, un régime qui ne saurait aucunement être qualifié. Le Koltchakisme n'a duré que par les fusillades en masses d'ouvriers, par les expéditions de représailles dans les campagnes, c'est-à-dire la dévastation et l'incendie des villages, grâce à une Sûreté politique qui ajoutait aux mœurs de l'ancienne Okhrana des procédés sino-mongols. En évacuant Perm, en 1919, le commandement blanc y fit brûler vifs clans des granges quelques centaines de soldats rouges prisonniers. L'ataman Ungern faisait jeter ses prisonniers dans une chaudière de locomotive. Le pays tout entier finit par se soulever contre ce régime, que la France et 'l'Angleterre avaient reconnu de jure, après l'avoir soutenu en fait. Livré aux rouges par le général français Janin, qui sauva ainsi sa propre peau, Koltchak fut passé par les armes à Irkoutsk. — V.-S.
- ↑ Ungern-Sternberg est en réalité mort le 15 septembre 1921. (note de la MIA)