Victor Adler (par Trotski)

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L'Autriche a donné au mouvement ouvrier deux dirigeants remarquables qui en même temps contrastent beaucoup dans la forme de leur pensée : Victor Adler et Karl Kautsky. Cela n'est pas un hasard. Ce n'est pas un accident que ce pays hétérogène, où non seulement «le métier de prophète politique» mais aussi le travail de généralisation politique est extrêmement ardu, ait mis en avant deux socialistes dont l'un est incomparable dans sa capacité à prendre en compte des combinaisons empiriques, temporaires et particulières du développement politique et de produire à partir d'elles des résultats temporaires de l'action politique, tandis que l'autre ne connaît pas d'égal dans sa capacité à mettre en relief à partir du chaos empirique de l'histoire ses tendances générales et fondamentales. Kautsky est souvent accusé de «dogmatisme» et de simplification de la réalité et Adler — de l'admiration excessive des détails — ce dernier par moments à cause des arbres n'a pas vu la forêt — tandis que l'autre de temps en temps n'a pu distinguer les arbres à cause de la forêt.

En transformant, selon l'expression allemande le besoin en vertu, Adler a appris comment tirer l'avantage politique des conditions autrichiennes défavorables : il a développé sa riche intuition politique et a fait de son improvisation tactique la garantie principale du succès politique. «Qui a dit A, doit dire B» affirme une célèbre formule de logique. Il n'y a rien de plus erroné que cette idée en politique objecte Adler. Une tactique simple et absolue qui pourrait théoriquement prédéterminer n'existe pas. La politique n'est pas une science mais un art. Elle laisse la liberté de choix entre plusieurs possibilités, elle exige la libre recherche des issues, la présence d'esprit, la souplesse et l'originalité.

Dans cette Autriche où la politique a pendant si longtemps tourné dans le cercle vicieux des controverses nationales récurrentes, il est nécessaire pour jeter un coup d'œil vers l'avenir, d'éliminer de son champ visuel, par un effort presque physique, tout ce qui est particulier, secondaire, accidentel, et récurrent, tout ce qui alimente les politiques d'aujourd'hui, et il est aussi nécessaire de maintenir dans par un effort constant une capacité pour d'abstraction. Le développement de Kautsky prit ce chemin.

Et ce n'est de nouveau pas par hasard qu'Adler ait conservé ses racines en Autriche et qu'il ne se soit pas fatigué à les couper, tandis que le demi-tchèque, le demi-allemand Kautsky s'est trouvé dans l'obligation de rompre avec la patrie et de partir en Allemagne avec son puissant automatisme de développement social.

Adler apparut activement sur la voie de la politique partisane dans la première moitié des années 80 , quand le mouvement ouvrier enserré dans l'étau des «lois d'exception», était déchiré par la lutte entre les deux tendances : «les radicaux» et les «modérés». Cette lutte reflétait les difficultés de la classe socialement irréconciliable à s'adapter aux règles du jeu politique et juridique dans un état pseudo-con0titutionnel. La tendance radicale rejetait complètement «le jeu parlementaire», la lutte pour la réforme, l'utilisation des méthodes d'action et d'unification «légales». En tournant irréconciliablement la classe prolétarienne vers une phrase anarchisante nue du «grand soir» à venir, les «radicaux» se perdirent dans le «travail préparatoire», le sabotage de la production[1] et les expropriations. L'autre tendance reflétait le besoin d'adaptation de la couche encore faible des ouvriers conscients, aux conditions du droit et de l'arbitraire autrichien de cette époque. C'étaient là des légalistes et réformistes à tout prix. Leur trait essentiel était l'opportunisme de la faiblesse. Ils aspiraient à trouver un appui dans n'importe quelle force «bienveillante» : aussi bien dans la démocratie nationale que dans le gouvernement «social-réformateur». Ayant rompu avec la mouvement démocratique germanophone dans les rangs duquel il était entré en vie politique, Adler fonde en 1886 le journal légal «Gleichheit»[2] , premier journal social-démocrate sur le sol autrichien. En dépit du règne des «lois exceptionnelles», le journal pris rapidement un ton militant. Dans les premiers temps les ouvriers «radicaux» le traitèrent avec méfiance ; c'était légitime, sur celui-ci se trouvait l'empreinte du diable. Le gouvernement sentant en Adler un grand maître politique et son plus dangereux ennemi, ferma les yeux sur son journal, recherchant de cette façon à ce que le rédacteur se compromette aux yeux des ouvriers. Adler adopta alors un ton plus décidé. Le gouvernement avec une mine rusée le supportait. Avec cette présence d'esprit, qui permettait à Adler de toujours estimer tous les aspects de la situation et d'en tirer tout ce qu'elle peut donner, il se lança de manière frappante dans un duel avec la police : d'un numéro à l'autre il prenait un ton de plus en plus ferme, en évaluant consciemment les limites de la tolérance des Machiavels viennois et le degré de leur stupidité. Cependant, la glace de la méfiance des ouvriers s'était brisée. L'instinct leur souffla, que dans cette presse légale, se liait une partie cachée de leur propre âme. L'hostilité fanatique mutuelle entre les radicaux et les modérés était supprimée, l'extrémisme de chaque tendance surmonté et le terrain pour leur unification préparé. A la Noël 1888 se tint le congrès du parti à Heinfeld, il adopta le programme élaboré par Adler et réconcilia définitivement les deux ailes. La période pré-historique du mouvement ouvrier autrichien prit fin, son histoire commençait. En 1889 le gouvernement repris conscience et ferma la «Gleichheit». Mais il était déjà trop tard — le journal ouvrier avait réussi à devenir une nécessité. Adler fonda l'«Arbeiter-Zeitung»[3], qui existe toujours aujourd'hui. Ces deux journaux, notons-le au passage, absorbèrent entièrement la fortune privée très considérable d'Adler.

Depuis la fin des années 80, Ader était le leader reconnu et incontesté de la social-démocratie autrichienne.

Le chef est un mot équivoque. Les chefs doivent non seulement «conduire» les masses derrière eux mais encore les suivre. Il y a maintenant longtemps Adler disait à un des congrès «je concentrais mon attention non seulement sur les idées mais aussi sur les humeurs des masses». Suivre les masses est aussi difficile que de les conduire. Finalement c'est une seule et même chose. Il faut non seulement posséder l'art d'écouter les masses, mais encore de savoir traduire leurs demandes confuses dans le langage de la conscience politique et en revendications claires. Les liens qui unissent Adler aux masses sont profonds et multiples — sont sa principale force et plus que tout il maintient ces liens moraux durant toute sa vie politique. «Je trouve préférable — disait-il — de me tromper avec les ouvriers plutôt que d'avoir raison contre eux».

Le chef du parti politique ouvrier moderne d'Europe est le centre d'un puissant appareil d'organisation. Comme tout mécanisme, ce dernier est en lui-même inerte : il ne crée pas l'énergie, mais lui donne seulement une application rationnelle. En même temps il pose souvent à celle-ci des obstacles. Dans toutes les grandes actions historiques l'activité des masses devra avant tout surmonter l'inertie mortelle de l'organisation social-démocrate. Ainsi la force motrice de la vapeur doit surmonter l'inertie de la machine avant de pouvoir mettre en mouvement le volant.

L'appareil lie les chefs aux masses et en même temps les en sépare. Il réfracte ses humeurs, retient ses élans et en même temps désagrège les idées directrices des dirigeants.

Dans sa composition, à coté des incarnations vivantes de l'énergie et de l'idéalisme de la jeune classe, une place considérable est occupée par des éléments qui, d'une part, se maintiennent trop loin de la masse pour sentir directement le battement de son pouls, et d'autre part, n'ont pas assez de maîtrise historique de la théorie pour considérer le mouvement dans sa totalité. Dans sa composition à côté de splendides produits du mouvement, se trouvent des bureaucrates, non seulement au sens technique, mais aussi au sens intellectuel ; quelques philosophes et quelques raisonneurs de salon aux petites idées toujours enclines à s'opposer aux «préjugés» du développement historique

Dans l'art de dépasser les tendances centrifuges et de maintenir ensemble des opinions, des pratiques, des tempéraments différents, Adler ne se connaît pas d'égal. Il agit non seulement sous la pression des masses, mais aussi au moyen de sa supériorité personnelle, de ses ressources diplomatiques internes, de sa compréhension de psychologie des hommes. Il a non seulement de la tendresse, mais de la rigidité ; non seulement il exhorte et soumet par le charme, mais il anéantit aussi par l'ironie. Les jeunes politiciens autrichiens pourraient en dire long sur cela, particulièrement la phalange de ceux qui avaient adhéré au parti avec la ferme conviction qu'un certain vernis de droit romain leur procure un droit inaliénable de diriger les destinées du prolétariat.

Adler non seulement est libre de tout fanatisme de forme, de fétichisme des termes, mais il y a pire encore, il est extrêmement irrespectueux de toutes les résolutions et décisions importantes. Il considère que la même idée peut être exprimée de différentes manières, et il maintient l'opinion qu'on peut renoncer à un quart de son idée personnelle afin d'unir le parti avec les trois autres quarts. Et si cela n'est pas possible il se contentera des deux tiers ou même d'un tiers. Et «si j'entre dans l'histoire du parti comme un incroyable optimiste, comme un homme auquel il est indifférent (dam es wurst ist) que le parti aille dans telle ou telle direction, cela ne me gênera pas !» Il sait parfaitement comment obtenir un compromis et comment contraindre ses adversaires du parti à faire la moitié du chemin. C'est pourquoi non seulement dans les congrès autrichiens mais aussi dans les congrès internationaux il joue un grand rôle. Plus d'une fois on lui a reproché d'avoir formulé son opinion seulement après l'audition de tous les orateurs. Dans cela il y a une part de vérité. Dans toutes les conditions Adler cherche infatigablement des formules conciliantes, ne se souciant pas de parler de «telle ou telle manière».

Adler n'est pas un théoricien ni par la qualité de sa connaissance psychologique ni par la nature de son activité. Il est un politicien de la tête aux pieds. En de nombreuses occasions il s'est qualifié lui-même comme un agitateur. Mais plus le parti s'agrandissait, plus complexes devenaient ses tâches, plus la direction suprême lui prenait de temps et d'énergie. Et cela en implique beaucoup : prononcer la conclusion sur des questions immédiates de tactiques, de direction du travail du groupe parlementaire ; des entreprises administratives et financières compliquées (les clubs ouvriers, l'imprimerie, etc.), et enfin tout le travail en coulisses de négociations, les accords, les faveurs, les déplacements sans lesquels ne vit aucune organisation humaine et particulièrement autrichienne. Adler naturellement s'est éloigné imperceptiblement du journalisme, — quoiqu'il soit d'une éloquence fine avec la justesse du publiciste politique ! — et il a de plus été obligé de limiter la propagande directe parmi les masses... Cela allait de pair avec sa dégénérescence opportuniste.

L'aspiration à saisir à la gorge chaque moment historique, d'épuiser jusqu'au bout toutes les possibilités de chaque situation politique rapproche Adler et Jaurès. Mais après cette ressemblance quelle immense différence ! « Nous, (les) Allemands — disait Adler à une commission du congrès de Stuttgart — n'avons aucun penchant pour le décorum politique pour lequel, vous les français avez une grande faiblesse... Oui — répliqua Vaillant (dans la salle) — je sais que vous êtes un français avec l'âme allemande mais vous aussi vous êtes contraint de parler la langue de votre pays.» Une aversion envers le fait décoratif constitue une particularité importante dans la psychologie d'Adler. Son esprit est extraordinairement concret et impitoyablement pénétrant. De puissants esprits analytiques — par opposition à synthétique — ont tendance habituellement à aller vers le scepticisme contre lequel ils se défendent — s'ils en sont capables — par l'ironie. Adler possède ce don au plus haut degré.

«Le métier de prophète est un métier ingrat, surtout en Autriche.» C'est un refrain constant dans ses conversations. Au même congrès de Stuttgart (en 1907), un certain représentant des syndicats australiens qui s'avéra être un mystique (cela arrive avec les Anglo-Saxons !) en conclusion de son discours annonça à l'audience qu'il avait récemment eu une vision concernant l'apparition de la révolution sociale en 1910. Quand ce discours fut traduit dans les deux autres langues l'interprète français magnanime omis cette prophétie tandis que l'honnête traducteur allemand déclara franchement qu'à la fin du discours il y avait beaucoup de sottises. Cet épisode fit beaucoup rire. «Comme vous voudrez, — résumait Adler l'impression de la salle, — pour ma part je préfère des prévisions politiques basées sur l'Apocalypse que celles que l'on peut faire à partir d'une compréhension matérialiste de l'histoire.» Bien sûr c'était là une boutade. Cependant c'est bien plus qu'une plaisanterie : un scepticisme complet sur la question de la possibilité d'un pronostic politique dans ce pays où toutes les cartes sont si chaotiquement brouillées par le jeu du processus historique et par la confusion des dirigeants.

Adler était psychiatre par sa spécialisation médicale et en cela un bon psychiatre, plus d'une fois il prononça dans son style excessif : «peut-être est-ce précisément le fait que j'ai appris au bon moment à m'adresser aux internés d'un hôpital psychiatrique qui m'a préparé à traiter avec les personnalités politiques autrichiennes». Et maintenant encore, quand la situation politique de «cette» Autriche lui semble sans espoir, Adler, de ses propres mots, sort de son rayon une étude de recherche psychiatrique et, s'étant de nouveau familiarisé avec sa connaissance du monde spirituel de la folie, il pose le livre de côté et avec soulagement dit : «non, tout n'est pas encore perdu...»

Le tribun Adler est tout à fait particulier. Celui qui attend du tribun des images pittoresques, une voix puissante, de nombreux gestes, des passions orageuses, doit écouter Jaurès. Celui qui exige de l'orateur un style raffiné et recherché ainsi qu'une gestuelle fine et perfectionnée, doit écouter Vandervelde. Adler ne donne ni dans le premier ni dans le second. Il a naturellement une bonne voix mais non puissante, et de plus il ne la maîtrise pas : il scande sans s'économiser si bien qu'à la fin de son discours il devient rauque et tousse. Ses gestes ne sont pas nombreux, bien qu'ils soient expressifs. Il faut aussi ajouter qu'Adler a un assez fort bégaiement, en particulier au début de son discours. Mais en même temps c'est un des tribuns les plus remarquables d'Europe. Pour ses discours comme dans toute sa personnalité et son activité l'élément décoratif externe est réduit au minimum. L'utilisation d'un canevas ou d'un patron, même des plus recherchés, lui est tout a fait étrangère. Chacun de ses discours est unique. Il ne développe jamais un cas à partir de formules toutes prêtes, mais il développe la logique interne de chaque cas. Il aime la caractérisation unique et la caractérisation de la particularité du moment, et quand il parle il les évalue. Il ne place pas simplement une personne ou un phénomène dans une catégorie politique connue, mais il se place devant cet objet comme un analyste scientifique (assez souvent comme un psychiatre), tourne lentement l'objet sur son axe, puis il relate de ce qu'il a trouvé. Si cet objet est un individu, un opposant politique, il doit avoir, durant cette opération, la sensation d'être sur une broche rôti de tous côtés. L'arme la plus puissante d'Adler est son ironie — qui est profonde car elle est remplie d'un contenu moral, et en même temps accessible à tous et de manière réellement significative. Comme polémiste, Adler est au-dessus de toute comparaison. Il ne néglige pas, bien sûr, les bévues accidentelles et les erreurs secondaires de son adversaire, mais sa tâche principale est toujours de découvrir la bêtise fondamentale, capitale dans la conduite de la partie hostile ou du gouvernement. La bêtise et rien d'autre. Adler se donne rarement la peine d'aller ouvertement jusqu'aux contradictions historiques objectives qui sont à la base des positions des partis et des politiciens. Pour faire cela il est un politicien trop subjectif et il se sent insuffisamment historien. Il prend la politique comme elle est, comme une œuvre vivante des gens vivants, auquel il estime qu'il a le droit de demander raison et courage, et avec une présence d'esprit surprenante il démontre quels sont les ressorts principaux de leurs actions — la poltronnerie et la bêtise. Quand il parle il rassemble pour son idée, les mots les plus persuasifs, les plus intenses, les plus exacts, accompagnant cet effort, de jeux de mots, l'illuminant d'éclats d'ironie, alors même le défaut organique de son discours semble nécessaire : de courtes pauses qui lui permette de maîtriser son balbutiement, rapprochent l'auditeur du travail de création de l'orateur, — exactement comme une matière résistance ne cédant pas immédiatement au burin. Adler est un interlocuteur unique, dans la conversation il écoute non seulement les mots et les idées. Mais il est aussi attentif à déterminer la ressource qu'emploie un homme pour produire ses pensées et ses mots et souvent pour se la dissimuler à lui-même. Sur cette gamme Adler joue sans égal. En conséquence, une conversation avec lui était souvent un grand plaisir, mais aussi une inquiétude perpétuelle.

La première fois que je vint à rencontrer le «Docteur» — c'était là son nom familier — en octobre 1902 j'arrivais d'une province éloignée de l'est. J'avais juste l'argent suffisant pour aller jusqu'à Vienne. Après mûre réflexion je suis parti en direction de la rédaction de «l'Arbeiter-Zeitung». En ce temps-là elle se trouvait encore dans la Mariahilferstrasse dans des locaux loués (deux ans plus tard le journal était transféré dans un magnifique immeuble lui appartenant). C'était un dimanche et il n'y avait personne.

– Puis-je voir Adler ? demandais-je à l'homme qui descendait l'escalier.

– Aujourd'hui ? C'est hors de question !

– Mais c'est pour une affaire importante.

– Hé bien il vous faudra la remettre à lundi.

– Mais c'est pour une affaire très importante !

– Et bien même si vous viendriez nous apprendre que votre tsar a été tué à Petersbourg cela ne vous donnerait par le droit de troubler le repos dominical du «Docteur». Nous avons les élections du Landtag. Adler a parlé à sept meetings hier. Il a écrit un article jusqu'à quatre heures du matin et maintenant comme vous pouvez le voir il est neuf heures.

Finalement j'appris tout de même l'adresse du «Docteur» et me rendis à son appartement. L'homme qui ouvrit n'était pas grand, un peu voûté, presque bossu avec des paupières gonflées sur un visage fatigué. Ce visage disait de façon extraordinairement expressive que l'homme était trop intelligent, pour être platement «bon», mais qu'en même temps il était trop bon pour ne pas trouver des circonstances atténuantes à votre forfait.

– Excusez-moi docteur, pour l'interruption de votre repos dominical.

– Allez au fait, Allez au fait dit Adler, sévèrement mais avec un ton qui encourageait plus qu'il ne décourageait.

– Je suis russe...

– Oh, inutile de le préciser, j'avais eu le temps de le deviner...

– Devenant confus et maniant gauchement le syntaxe allemande j'expliquai quelle était mon affaire. Durant cela je me sentis être l'objet d'observations rapides, attentives et sûres.

– Etait-ce ainsi ? Est-ce qu'ils vous ont dit à la rédaction ? Ne prenez pas trop cela au sérieux. Si en Russie il se passait quelque chose de semblable vous pouvez sonner chez moi, même la nuit...

La seconde fois que je vis Adler c'était en février 1905, quand j'étais en chemin pour Pétersbourg. A ce moment-là le flot des exilés refluait en Russie. Victor Adler était tout entier absorbé par les affaires russes : obtenant des passeports, de l'argent...

– J'ai reçu tout à l'heure, — m'annonça-t-il — un télégramme d'Axelrod disant que Gapone[4] est arrivé à l'étranger et s'est déclaré social-démocrate. Vous savez cela aurait mieux valu pour lui de ne pas refaire surface après le 9 janvier. Disparu, il eut laissé une belle légende. Mais en tant qu'immigré il sera seulement une figure comique. Vous savez — ajouta-t-il — ses yeux s'allumant d'un petit éclat, adoucissant la dureté de son ironie, il vaut mieux de telles personnes comme martyr de l'histoire plutôt que camarade de parti...

Au cours de mes six années de séjour à Vienne[5], il ne fut pas rare que je vienne à observer Adler de près, — en tant que politicien, chef de parti, parlementaire, tribun et interlocuteur. De toutes les impressions une ressortait principalement — la générosité inépuisable de sa nature. Elle se dispensait sans limite, tout en préservant un capital fondamental : celui d'une personnalité «bénie des dieux».

Kievskaya Mysl n° 191 — 13 juillet 1913.

P.S. La caractérisation psychologique de Victor Adler ne doit pas être identifiée avec une critique de sa politique. L'une des personnalité les plus attrayantes de la deuxième Internationale, Victor Adler, était cependant complètement pénétré par les tendances réformistes et nationales, qui causèrent la perte des partis de la deuxième Internationale au moment de l'épreuve historique décisive.

Avril 1919

  1. Les termes «grand-soir» et «sabotage» font référence au lexique des anarcho-syndicalistes français de l'époque, néanmoins ils sont toujours compréhensibles aujourd'hui.
  2. «Egalité»
  3. Le Journal Ouvrier.
  4. G.A. Gapone 1872-1906 – prêtre orthodoxe russe, missionnaire dans les milieux ouvriers russes, il fut à l'origine de la grandiose manifestation du 9 janvier 1905 apportant une pétition au tsar.
  5. De 1909 à 1914