Une rencontre entre Lénine et Kropotkine

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Après la révolution de février, le 12 juin 1917, Piotr Alexeïevitch Kropotkine rentra d’Angleterre en Russie, à Petrograd, où il voulait résider. Il changea cependant rapidement d’avis et décida de s’installer à Moscou. Un jour – c’était en 1918 – une parente de Kropotkine – sa fille si je me souviens bien, avec son mari – s’est présentée à mon bureau au Comité du Conseil des Commissaires du Peuple (Sovnarkom) et elle m’a raconté les problèmes qu’il avait dû endurer dans sa recherche d’un logement. Il était clair qu’il s’agissait du résultat d’un gigantesque malentendu, car Piotr Alexeïevitch, en tant que vétéran de la révolution, avait évidemment droit à une résidence, même en cette période révolutionnaire tumultueuse. J’ai donc repris contact avec P. A. Kropotkine, que je connaissais de longue date. J’ai immédiatement prévenu Vladimir Ilitch et il m’a aussitôt ordonné de délivrer un permis de séjour au nom de Piotr Alexeïevitch, ce que j’ai immédiatement accompli.

Peu après, je lui ai rendu visite pour savoir comment il allait et notre rencontre a été extraordinairement joyeuse et cordiale. Piotr Alexeïevitch vivait très modestement ; dans sa chambre, il y avait de nombreux livres et tout ce que je voyais indiquait qu’il était intensément occupé par un travail littéraire.

Tout de suite après nos retrouvailles, il a évoqué son attitude à l’égard de la révolution d’Octobre. La révolution bolchevique l’avait surpris à un âge déjà avancé et, à son avis, seules les personnes de moins de quarante ans pouvaient participer activement à une révolution. Lorsque je lui ai objecté que tous les anciens militants clandestins de notre parti qui avaient une expérience révolutionnaire dépassaient déjà cet âge, il a répondu : « C’est le cas en Russie. En effet, nous avons ici de remarquables révolutionnaires de cinquante ans et plus. Mais en ce qui concerne mon âge… c’est une autre affaire… ». Les évènements de notre vie compliquée de l’époque le tenaient cependant très occupée, et lorsque les Blancs et les ennemis des Soviets encerclèrent la Russie soviétique, il compatissait pleinement au sort du grand mouvement prolétarien.

Il me dit un jour :« Dans toutes les activités des partis politiques révolutionnaires actuels, nous ne devons jamais oublier que le mouvement prolétarien d’Octobre, qui s’est terminé par une révolution, a prouvé à tout le monde qu’une révolution sociale est possible. Et cette lutte, qui a un impact dans le monde entier, doit être soutenue par tous les moyens – tout le reste est secondaire. Le parti des bolcheviques a eu raison d’adopter l’ancien nom purement prolétarien de « parti communiste ». Même s’il ne réalise pas tout ce qu’il voudrait, il éclairera néanmoins la voie des pays civilisés pendant au moins un siècle. Ses idées seront lentement adoptées par les peuples de la même manière qu’au XIXe siècle, le monde a adopté les idées de la Grande Révolution française. C’est là l’exploit colossal de la Révolution d’Octobre ».

Je ne dois pas oublier de mentionner qu’au cours de l’été 1920, comme le rapporte Lebedev, Piotr Alexeïevitch reçut la visite d’une délégation d’ouvriers anglais. Il leur remit une longue lettre, adressée aux « travailleurs d’Europe occidentale ». Dans cette lettre, il écrivit que : « premièrement, les ouvriers du monde civilisé et leurs alliés des autres classes doivent faire pression sur leurs gouvernements pour qu’ils abandonnent totalement l’idée d’une intervention armée en Russie, que ce soit ouvertement ou secrètement, sous forme d’aide armée ou de soutien à différents groupements, et il est grand temps que les nations d’Europe entrent en relations directes avec la nation russe. »

Bien entendu, étant un anarchiste convaincu, Piotr Alexeïevitch ne reconnaissait pas le gouvernement de notre État soviétique. Il était absolument opposé à tous les partis et à tout État. Néanmoins, lorsque vous lui parliez de pratique et non de théories, il comprenait que sans le pouvoir de l’État, il était impossible de consolider les acquis de la révolution. Lors de notre première rencontre, Piotr Alexeïevitch m’a confié : « On m’a dit que Vladimir Ilitch a écrit un livre admirable sur l’État, que je n’ai pas encore vu ni lu, et dans lequel il stipule que l’État et le pouvoir d’État finiront par dépérir. Par cette seule révélation audacieuse des enseignements de Marx, Vladimir Ilitch a gagné le plus grand respect et le plus grand intérêt, et le prolétariat du monde ne l’oubliera jamais. Je considère la Révolution d’octobre comme une tentative de mener la Révolution de février qui l’a précédée à sa conclusion logique, en passant par une transition au communisme et au fédéralisme. »

La vie était dure à Moscou en 1918. Piotr Alexeïevitch a accepté l’offre de son ami Olsoufiev de vivre dans sa maison dans la ville de Dmitrov [1]. Au printemps 1918, Piotr Alexeïevitch a donc déménagé avec sa famille à Dmitrov et s’est installé chez Olsoufiev, qui possédait une grande maison avec quatre chambres. De Dmitrov, il venait à Moscou de temps en temps, et je le rencontrais toujours à ces occasions. Il écrivait aussi des lettres à Vladimir Ilitch et à moi sur les questions les plus diverses. Bien que de santé fragile, Piotr Alexeïevitch essayait toujours de participer à la vie publique locale. Il a pris la parole à un congrès d’enseignants, a participé au congrès des coopératives agricoles et a soutenu avec énergie l’idée de créer un musée régional.

J’ai constamment tenu Vladimir Ilitch au courant des conditions de vie de Kroptokine et aussi de mes conversations avec lui. Vladimir Ilitch avait un grand respect pour Piotr Alexeïevitch. Il le tenait en grande estime, notamment en tant qu’auteur du livre sur la Grande Révolution française et il évoquait longuement les qualités de ce livre remarquable. Il m’a fait remarquer que Kropotkine avait été le premier qui, à travers les yeux d’un chercheur, a regardé la Révolution française en focalisant son attention sur les masses plébéiennes et à souligner continuellement la signification du rôle qu’y ont joué les artisans, les ouvriers et les représentants du peuple travailleur. Il considérait cet ouvrage de Kropotkine comme une œuvre classique et il recommandait de le lire et de le diffuser à grande échelle. Il déclara qu’il était assurément nécessaire de rééditer ce livre avec une large diffusion et de le distribuer gratuitement à toutes les bibliothèques de notre pays. AÀ chacune de nos conversations, Vladimir Ilitch exprimait le souhait de rencontrer Piotr Alexeïevitch et de lui parler.

A la fin du mois d’avril 1919, je lui ai écrit une lettre dont l’original est conservé au musée Kropotkine à Moscou : « Cher Piotr Alexeïevitch, Miller m’a dit que vous aviez l’intention de venir à Moscou. C’est une idée splendide ! Vl[adimir] Il[itch] vous salue et m’a dit qu’il aimerait beaucoup vous rencontrer. Pourriez-vous me télégraphier quand vous viendrez à Moscou, je voudrais également vous voir. Avec mes salutations de camarade, votre Vlad. Bonch-Brouévitch. »

Peu après, lorsque Piotr Alexeïevitch est venu à Moscou, il m’a immédiatement prévenu. Je suis allé le voir et il m’a dit qu’il avait reçu ma lettre et qu’il souhaitait bien volontiers organiser une rencontre avec Vladimir Ilitch. « J’ai beaucoup de choses à discuter avec lui », ajouta-t-il. Nous avons convenu que je lui communiquerais par téléphone le jour et l’heure de la rencontre, que j’avais l’intention d’organiser dans mon appartement du Kremlin.

Cet entretien a eu lieu en 1919 – ce devait être le 8, le 9 ou le 10 mai. Vladimir Ilitch avait prévu que la rencontre aurait lieu après sa journée de travail au Sovnarkom et il a indiqué qu’il serait chez moi vers 5 heures de l’après-midi. J’en ai informé Piotr Alexeïevitch par téléphone et je lui ai envoyé une voiture. Vladimir Ilitch est arrivé plus tôt que Piotr Alexeïevitch. Nous avons parlé des œuvres des révolutionnaires des époques précédentes et, au cours de la conversation, il exprima l’opinion que, sans nul doute, viendra le moment où nous publierions les œuvres complètes des révolutionnaires russes de l’émigration, avec toutes les notes, préfaces et documents de recherche nécessaires. « Il est extrêmement nécessaire », disait Lénine, non seulement d’étudier nous-mêmes l’histoire passée de notre mouvement révolutionnaire, mais aussi de donner aux jeunes chercheurs et aux étudiants la possibilité d’écrire une multitude d’articles basés sur ces documents et ces matériaux ; de faire connaître à la plus grande masse possible tout ce qui a existé en Russie dans cette génération. Rien ne pourrait être plus pernicieux que de penser que l’histoire de notre pays commence le jour où la révolution d’Octobre a eu lieu. Nous entendons cette opinion assez souvent maintenant. On ne peut plus continuer d’entendre de telles idioties. Notre industrie est en cours de reconstitution et la crise des imprimeries et des pénuries de papier est en train d’être surmontée. Nous publierons à cent mille exemplaires des ouvrages comme l’Histoire de la Grande Révolution française de Kropotkine et d’autres de ses livres ; malgré le fait qu’il soit anarchiste, nous éditerons ses œuvres de toutes les manières possibles, avec les notes nécessaires qui rendront claire pour le lecteur la distinction entre l’anarchisme petit-bourgeois et la véritable vision mondiale et communiste du marxisme révolutionnaire. »

Vladimir Ilitch a feuilleté alternativement les livres de Kropotkine et de Bakounine que j’avais en ma possession depuis 1905, et il les a rapidement parcourus. À ce moment-là, Kropotkine s’est présenté et j’allais à sa rencontre. Il montait lentement nos escaliers relativement raides (il avait alors 77 ans). Vladimir Ilitch m’a rejoint à grands pas dans le couloir et a salué chaleureusement Piotr Alexeïevitch avec un large sourire. Piotr Alexeïevitch était rayonnant et commença par dire ceci : « Comme je suis heureux de vous voir, Vladimir Ilitch ! Vous et moi avons des vues différentes. Nous avons des points de vue différents sur toute une série de problèmes, aussi bien en ce qui concerne les moyens d’action que l’organisation, mais nos objectifs sont les mêmes et ce que vous et vos camarades faites au nom du communisme, m’est proche et est très cher à mon cœur vieillissant. »

Lénine l’a alors pris par le bras et, avec attention et prudence, comme s’il le guidait dans son propre bureau, l’a conduit à une chaise et s’est lui-même assis de l’autre côté de la table. « Eh bien, puisque nos objectifs sont les mêmes, il y a beaucoup de choses qui nous unissent dans notre lutte », répondit Lénine. « Bien sûr, il est possible d’atteindre un objectif par plusieurs voies, mais je pense qu’à bien des égards, nos voies doivent coïncider. »

« Oui, bien entendu », l’interrompit Kropotkine, « mais aujourd’hui, vous rendez la vie dure aux coopératives et moi je suis en faveur des coopératives ! »

« Mais nous sommes aussi en leur faveur ! », s’exclama alors vivement Vladimir Ilitch « Seulement nous sommes opposés aux coopératives derrière lesquelles se cachent les koulaks, les grands propriétaires fonciers, les marchands et les capitaux privés. Nous voulons seulement arracher le masque de ces pseudo-coopératives et donner la possibilité à de grandes couches de la population de participer à une véritable coopérative ! »

« Je ne le conteste pas, répondit Kropotkine, et là où c’est le cas, il faut évidemment combattre cela par tous les moyens, de même que le mensonge et la mystification doivent être combattus partout. Nous n’avons pas besoin de voiles, nous devons démasquer chaque mensonge sans pitié, mais là-bas, à Dmitrov, j’ai vu persécuter plus d’une fois des membres de la coopérative qui n’ont rien à voir avec ceux dont vous parliez il y a une minute, et cela parce que les autorités locales – qui sont peut-être les mêmes révolutionnaires d’hier – comme toutes les autres autorités, se sont bureaucratisées, se sont transformées en fonctionnaires qui veulent faire ce qu’ils veulent de leurs subordonnés et qui pensent que toute la population leur est soumise. »

« Nous sommes toujours et partout contre les bureaucrates », réagit Vladimir Ilitch. « Nous sommes contre les bureaucrates et contre la bureaucratie, et nous devons complètement arracher à la racine ces vestiges passé s’ils se développent dans notre nouvelle société ; mais vous comprenez sûrement, Piotr Alexeïevitch, qu’il est très difficile de changer les gens, car la forteresse la plus inaccessible est sûrement – comme disait Marx – le crâne humain ! Nous prenons toutes sortes de mesures pour pouvoir faire face à ce défi, et la vie elle-même nous apprend évidemment beaucoup de choses. Notre manque de culture, notre analphabétisme, notre retard sont bien sûr partout notables, mais on ne peut nous blâmer, en tant que parti, en tant que pouvoir d’État, pour tout ce qui va mal dans les institutions de ce pouvoir et encore moins pour ce qui se passe loin, quelque part dans la campagne, à grande distance du centre du pays. »

« Bien entendu, mais ce n’est pas une consolation pour tous ceux qui doivent subir l’exercice du pouvoir de cette sorte d’autorité rétrograde », s’exclama P.A. Kropotkine, « et cette autorité en elle-même est déjà un poison terrible pour quiconque l’exerce. »

« Mais il n’y a pas d’autre voie », répliqua Vladimir Ilitch, « on ne peut pas faire une révolution avec des gants blancs. Nous savons parfaitement que nous avons fait un grand nombre d’erreurs et que nous en ferons encore beaucoup d’autres ; qu’il y a beaucoup d’irrégularités et que de nombreuses personnes en souffrent inutilement. Mais tout ce qui peut être corrigé, nous le corrigeons ; nous apprenons de nos erreurs, qui sont souvent simplement dues à la bêtise. Mais il est impossible de ne pas commettre d’erreurs pendant une révolution. Il ne faut pas en faire des obstacles qui nous font renoncer à la vie et nous rendent inactifs. Nous préférons agir en commettant des erreurs. Nous voulons agir et nous le ferons malgré toutes les erreurs pour mener notre révolution socialiste à la victoire finale. Mais je vous en prie, aidez-nous, faites-nous part de toutes les erreurs que vous voyez, et soyez assurés que chacun de nous les examinera avec la plus grande attention. »

« Parfait ! Ni moi, ni personne », affirma Kropotkine, « ne refusera de vous aider, vous et vos camarades, partout où cela sera possible… Nous vous parlerons de toutes les erreurs qui se produisent et qui provoquent de forts grognements en de nombreux endroits… » .

« Pas seulement des grognements, mais aussi des cris de résistance de contre-révolutionnaires, auxquels nous sommes et restons quant à eux totalement opposés… » répliqua Vladimir Ilitch.

« Vous affirmez que nous ne pouvons pas nous passer aujourd’hui de l’autorité », commença à théoriser Piotr Alexeïevitch, « mais à mon avis, c’est possible… Vous devriez voir comment les bases d’un d’anti-autoritarisme se développent partout. En Angleterre par exemple – je viens d’en être informé – les dockers d’un des ports ont créé une merveilleuse coopérative, entièrement indépendante, où vont et viennent les ouvriers de toutes les autres usines. Le mouvement coopératif est énorme, sa signification est d’une importance capitale… »

Je regardai Vladimir Ilitch. Ses yeux étincelaient un peu et l’expression de son visage contenait une part d’ironie et d’amusement en écoutant très attentivement Piotr Alexeïevitch, mais il était manifestement perplexe qu’alors que la révolution d’Octobre avait pris une telle ampleur, on pouvait encore et toujours ne parler que de coopératives. Et Piotr Alexeïevitch continuait à en parler sans cesse, il nous racontait comment, ailleurs en Angleterre, une autre coopérative avait été créée et comment, quelque part en Espagne, une autre petite fédération de coopératives avait été constituée et comment le mouvement syndicaliste avait développé telle ou telle initiative… « C’est très dommageable », l’interrompit Lénine, qui ne pouvait plus se retenir, « vous ne consacrez aucune attention au côté

4 politique de la vie, ce qui démoralise les masses ouvrières en les détournant de la lutte directe… »

« Mais le mouvement professionnel unit des millions de personnes, et c’est déjà en soi un facteur colossal », déclara Piotr Alexeïevitch avec enthousiasme. « Avec ce mouvement coopératif, c’est un grand pas en avant… »

« Tout cela est très bien », l’interrompt Leénine. « Bien sûr, le mouvement coopératif est important, mais s’il n’est que de nature trade-unioniste, alors il est nocif ; mais est-ce vraiment l’essentiel ? Est-ce que cela seul peut conduire à quelque chose de nouveau ? Pensez-vous vraiment que le monde capitaliste va se soumettre aux conséquences du mouvement coopératif ? Alors qu’il est précisément en train d’essayer de la manipuler ? Le capitalisme tentera de prendre le pouvoir sur les coopératives par tous les moyens. Ce groupe coopératif « anti-autoritaire » d’une poignée de travailleurs anglais sera écrasé de la manière la plus impitoyable qui soit et sera transformé en serviteurs du capital. Ils dépendront du capital par mille fils, de sorte que la tendance nouvellement créée, avec laquelle vous sympathisez tant, sera prise comme un insecte dans une toile d’araignée.

« Pardonnez-moi », poursuivit Leénine, « mais tout cela n’a pas de sens, c’est insignifiant ! Ce qu’il nous faut, c’est l’action directe des masses, ce genre d’action qui prend le monde capitaliste à la gorge et le démolit. Pour l’instant, il n’y a pas d’activité de ce type dans le coopérativisme, et tant que cela ne se produit pas, on ne peut pas parler de fédéralisme, de communisme ou de révolutions sociales. Tout ce dont vous parlez n’est que jeu d’enfant, paroles en l’air, sans base solide, sans force, sans ressources, et qui ne s’approche en rien de nos objectifs socialistes. Une lutte directe et ouverte, une bataille jusqu’à la dernière goutte de sang, voilà ce dont nous avons besoin. La guerre civile doit être proclamée partout, soutenue par toutes les forces révolutionnaires et d’opposition ; une guerre d’une ampleur que seules ces forces peuvent donner. Il y aura beaucoup de sang versé et beaucoup d’erreurs dans la lutte. Je suis convaincu qu’en Europe occidentale, elles seront bientôt plus importantes qu’elles ne l’ont été dans notre pays, en raison de l’aggravation de la lutte des classes qui s’y déroule et de la grande tension entre les forces opposées qui se battront jusqu’à leur dernière extrémité dans cet affrontement, peut-être le dernier, avec le monde impérialiste.

Vladimir Ilitch était maintenant debout et disait tout cela avec animation, en élevant la voix d’une manière claire et vive. Piotr Alexeïevitch s’était penché en arrière et écouta d’abord très attentivement les paroles enflammées de Vladimir Ilitch, puis avec désintérêt et ne parla plus des coopératives après cela. « Bien sûr, vous avez raison », dit-il enfin, « sans lutte on n’obtient rien, dans aucun pays ; sans la lutte la plus désespérée… »

« Mais seulement une lutte de masses », s’exclama Vladimir Ilitch, « la lutte et les attentats individuels ne servent à rien, et il est temps que les anarchistes le comprennent et cessent de gaspiller leur énergie révolutionnaire dans des questions parfaitement inutiles. Ce n’est que dans les masses, seulement par les masses et avec les masses, du travail clandestin à la terreur rouge de masse, s’il le faut, à la guerre civile, à la guerre sur tous les fronts, c’est le seul type de lutte qui peut être mené avec succès. Toutes les autres voies – y compris celles des anarchistes – ont déjà été invalidées par l’histoire et reléguées aux archives ; elles ne sont utiles à personne, elles ne conviennent à personne et personne n’est attiré par elles ; elles ne feront que démoraliser ceux qui, pour une raison ou une autre, sont séduits par ces voies désormais impraticables… »

Vladimir Ilitch devint soudain silencieux et, souriant avec amabilité, déclara : « Je vous demande pardon, je me laisse trop emporter et je vous fatigue, mais c’est notre style, nous, bolcheviques, nous sommes tous pareils, c’est notre sujet de prédilection et il nous tient tellement à cœur que nous ne pouvons en parler sans nous exciter. »

« Non, non », répondit Kropotkine, « c’est très gratifiant pour moi d’entendre tout ce que vous dites. Si vous et vos camarades pensez de cette façon, si le pouvoir ne leur monte pas à la tête, et s’ils sentent qu’ils n’iront pas dans le sens de l’oppression par l’État, alors ils obtiendront beaucoup. Alors la révolution est 5 vraiment entre de bonnes mains. »

« Nous faisons de notre mieux », répondit Lénine de bon cœur, « et nous veillerons à ce qu’aucun d’entre nous ne devienne vaniteux ou n’ait trop d’estime pour lui-même. C’est une maladie terrible, mais nous avons un excellent remède : nous allons renvoyer ces camarades au travail, dans les masses. »

« Cela est excellent », réagit Kropotkine. « À mon avis, cela devrait être fait plus souvent et avec tout le monde. C’est utile pour tout le monde. Il ne faut jamais perdre le contact avec les masses laborieuses et savoir que ce n’est qu’avec les masses qu’il est possible de réaliser tout ce qui a été prévu dans les programmes les plus audacieux. Mais les sociaux-démocrates pensent que dans le parti bolchevique il y a beaucoup de gens qui ne sont pas des ouvriers, et que ces non-prolétaires corrompent les ouvriers. Ce qu’il faut, c’est l’inverse, c’est-à-dire que l’élément ouvrier doit prévaloir et que les non-ouvriers ne doivent aider les masses prolétarienne qu’en matière d’instruction ou dans le domaine de l’organisation et de la direction de tel ou tel domaine de connaissance ; ils doivent être comme un élément de service dans une institution socialiste ou l’autre. »

« Nous avons besoin d’élever le niveau culturel des masses », dit alors Vladimir Ilitch, « et il serait souhaitable, par exemple, que votre livre, La Grande Révolution française, soit édité très vite à un tirage aussi important que possible. Car ce livre est utile pour tous. Nous aimerions beaucoup publier cet excellent livre, et en quantité suffisante pour remplir toutes les bibliothèques, les salles de lecture des villages et les bibliothèques des compagnies et des régiments… »

« Mais où peut-il être publié ? Je n’autorise pas son édition par une maison d’édition d’État », réprimanda Kropotkine. « Non ! Non ! », interrompit Lénine en souriant amicalement. « Naturellement pas dans la maison d’édition d’État, mais dans une maison d’édition coopérative ».

Piotr Alexeïevitch fit un signe de teûte approbateur, visiblement satisfait de la proposition et de la rectification. « Eh bien, si vous trouvez le livre intéressant et nécessaire, alors j’accepte de le publier dans une édition bon marché. Il est peut-être possible de trouver une coopérative d’édition qui l’accepte. »

« Nous la trouverons, nous la trouverons », a confirmé Lénine. « J’en suis convaincu ». Avec cela, la conversation entre Kropotkine et Lénine a commencé à s’éteindre. Vladimir Ilitch regarda sa montre et se leva en disant qu’il devait se préparer pour la prochaine session du Sovnarkom. Il fit des adieux très affectueux à Piotr Alexeïevitch, lui disant qu’il serait toujours heureux de recevoir de lui des lettres et des instructions, auxquelles il accorderait la plus grande attention. Kropotkine, à son tour, prit congé de nous et se dirigea vers la porte où Lénine et moi lui donnâmes congé. Il est parti dans la même voiture pour sa résidence.

« Comme il a vieilli », me dit alors Vladimir Ilitch. « Il vit aujourd’hui dans un pays en pleine révolution, où tout a été complètement bouleversé, et il ne peut penser à rien d’autre qu’à parler du mouvement coopératif. Voilà la pauvreté d’idées des anarchistes et de tous les autres réformateurs et théoriciens petits-bourgeois, qui, au moment d’une activité créatrice des masses, au moment d’une révolution, ne sont pas capables de proposer un bon plan d’ensemble ou de donner de bons conseils pratiques. Car si nous faisions ce qu’il dit, ne serait-ce qu’une minute, demain l’autocratie reprendrait le pouvoir et nous serions tous, y compris lui-même, en train de bavarder autour d’un réverbère, et cela uniquement parce qu’il se dit anarchiste. Et pourtant, comme il écrivait bien ! Quels livres merveilleux, avec quelle fraîcheur et quelle précision a-t-il formulé et pensé, et maintenant tout cela est du passé et il n’en reste rien… Mais, bien sûr, il est très vieux et nous devons l’entourer de soins et l’aider avec tout ce dont il a besoin dans la mesure du possible, mais cela doit être traité très délicatement et très soigneusement. Il est très utile et précieux pour nous en raison de son formidable passé et de tout ce qu’il a fait. S’il vous plaît, ne le perdez pas de vue, prenez soin de lui et de sa famille et tenez-moi au courant de tout, puis nous en discuterons ensemble et l’aiderons. »

Pendant que nous poursuivions notre conversation sur Piotr Alexeïevitch et les gens de sa génération, Vladimir Ilitch et moi traversions le Kremlin en direction du bâtiment du Sovnarkom, où dans un quart d’heure devait commencer la prochaine session de notre gouvernement.

  1. Dmitrov se situe à 65 Km au nord-ouest de Moscou. Dans son Journal de 1920-1922, le militant anarchiste Alexandre Berkman raconte sa visite à Kropotkine et explique : « Plusieurs fois, la famille de Kropotkine a été dépossédée de sa maison à Moscou, leurs appartements ayant été réquisitionnés par le gouvernement. Puis ils ont décidé de déménager à Dmitrov, qui n’est qu’à environ cinquante verstes de la capitale, mais qui pourrait tout aussi bien être à mille kilomètres tellement Kropotkine est isolé. Ses amis peuvent rarement lui rendre visite, et les nouvelles du monde occidental, les travaux scientifiques ou les publications de l’étranger lui sont inaccessibles. »