Une révolution qui traîne en longueur

De Marxists-fr
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La révolution allemande a des traits de ressemblance manifestes avec la révolution russe. Mais leurs dissemblances ne sont pas moins instructives. Au début d'octobre 1918, une révolution du type du Février russe a eu lieu en Allemagne. Deux mois plus tard, le prolétariat allemand traversait déjà ses «journées de Juillet», c'est-à-dire qu'il s'engageait dans un premier conflit ouvert avec les forces impérialistes des bourgeois et des conciliateurs sociaux-démocrates, sur de nouvelles bases «républicaines». En Allemagne comme dans notre pays, ces journées de Juillet n'ont été ni un soulèvement organisé, ni un combat décisif d'origine spontanée. Ce fut la première manifestation violente, une pure manifestation de la lutte des classes, se produisant sur le terrain conquis par la révolution, et cette manifestation s'accompagna de heurts entre détache ments d'ayant-garde. Dans notre pays, l'expérience des journées de Juillet a servi ; elle a aidé lé prolétariat à concentrer davantage ses forces pour la préparation et l'organisation de la bataille décisive. En Allemagne, après l'écrasement de la première manifestation ouverte du groupe Spartacus et l'assassinat de ses dirigeants, Il n'y eut aucun répit même pour un seul jour. Une succession de grèves, de soulèvement, de batailles ouvertes se produisirent en différents lieux à travers le pays. A peine le gouvernement Scheidemann avait-il réussi à restaurer l'ordre dans la banlieue de Berlin, que la valeureuse garde, héritée des Hohenzollem, dut se précipiter à Stuttgart ou à Nuremberg. Tour à tour, Essen, Dresde, Münich devinrent le théâtre d'une sanglante guerre civile. Chaque nouvelle victoire de Scheidemann n'est que le point de départ d'un nouveau soulèvement des travailleurs de Berlin. La révolution du prolétariat allemand se trame on longueur, et à première vue, l'on pourrait redouter que les canailles du gouvernement ne parviennent à la saigner à blanc, secteur après secteur, après d'innombrables escarmouches. En même temps, la question se pose automatiquement : les dirigeants du mouvement n'ont-ils pas commis de sérieuses erreurs tactiques, qui menacent de destruction le mouvement tout entier ?

Si l'on veut comprendre la révolution prolétarienne allemande, il convient de ne pas la juger simplement par analogie avec la révolution russe d'Octobre ; il faut prendre les conditions internes de l'évolution spécifique de l'Allemagne comme point de départ.

L'histoire s'est déroulée de telle sorte qu'à l'époque de la guerre impérialiste la social-démocrate allemande s'est avérée – et l'on peut maintenant l'affirmer avec une objectivité parfaite – être le facteur le plus contre-révolutionnaire dans l'histoire mondiale. Mais la social-démocratie allemande n'est pas un accident ; elle n'est pas tombée du ciel, elle est le produit des efforts de la classe ouvrière allemande, au cours de décodes de construction ininterrompue et d'adaptation aux conditions qui dominaient sous le régime des capitalistes et des junkers. Le parti, et les syndicats qui lui étaient rattachés, attirèrent les éléments les plus marquants, les plus énergiques du milieu prolétarien, qui y reçurent leur formation politique et psychologique. Lorsque la guerre éclata, et que vint l'heure de la plus grande éprouve historique, il se révéla que l'organisation officielle de la classe ouvrière agissait et réagissait non pas en tant qu'organisation de combat du prolétariat contre l'état bourgeois, mais comme un organe auxiliaire de l'état bourgeois, destiné à discipliner le prolétariat. La classe ouvrière, ayant à supporter, non seulement tout le poids du militarisme capitaliste, mais aussi celui de l'appareil de son propre parti, fut paralysée. Les souffrances de la guerre, ses victoires, ses défaites, mirent fin à la paralysie de la classe ouvrière allemande, la libérant de la discipline du parti officiel. Celui-ci se scinda en deux. Mais le prolétariat allemand resta sans organisation révolutionnaire de combat. L'histoire, une fois de plus, manifesta une de ses contradictions dialectiques : ce fut précisément parce que la classe ouvrière allemande avait dépensé la plus grande partie de ses énergies, dans la période précédente, pour l'édification d'une organisation se suffisant à elle-même, qui occupait la première place dans la deuxième Internationale, aussi bien en tant que parti qu'en tant qu'appareil syndical – ce fut précisément pour cela que, lorsque s'ouvrit une nouvelle période, une période de transition vers la lutte révolutionnaire ouverte pour le pouvoir, la classe ouvrière allemande se trouva absolument sans défense sur le plan de l'organisation.

La classe ouvrière russe, qui a fait la révolution d'Octobre, avait reçu de la période précédente un héritage inestimable en l'espèce d'un parti révolutionnaire centralisé. Les pèlerinages de l'lntelligentzia populiste chez les paysans ; la lutte terroriste des Narodovoltsi ; l'agitation clandestine des pionniers du marxisme ; les manifestations révolutionnaires des premières années du siècle, la grève générale d'Octobre et les barricades de 1905 ; le «parlementarisme» révolutionnaire de l'époque de Stolypine, intimement lié avec le mouvement illégal – tout cela prépara un nombreux personnel de dirigeants révolutionnaires, trempés dans la lutte et liés entre eux par l'unité du programme révolutionnaire.

L'histoire n'a rien légué de pareil à la classe ouvrière allemande. Celle-ci n'est pas obligée seulement de lutter pour le pouvoir, elle l'est, en même temps, de créer son organisation et d'entraîner ses futurs dirigeants dans le cours même de cette lutte. Il est vrai que, dans les conditions d'une période révolutionnaire, ce travail d'éducation se poursuit à un rythme fiévreux, mais il faut néanmoins du temps pour qu'il s'accomplisse. En l'absence d'un parti révolutionnaire centralisé, avec à sa tête une direction de combat dont l'autorité soit universellement acceptée par les masses travailleuses ; en l'absence de noyaux dirigeants et de dirigeants individuels éprouvés dans l'action, et ayant acquis leur expérience dans les divers centres et régions du mouvement prolétarien, ce mouvement, lorsqu'il a fait irruption dans la rue, est nécessairement devenu intermittent, chaotique, et se traîne on longueur. Ces grèves qui surgissent, ces insurrections et ces combats de rues, constituent à l'heure actuelle la seule forme accessible pour la mobilisation ouverte des forces du prolétariat allemand libéré du joug du vieux parti ; et elles constituent en même temps, dans les conditions données, le seul moyen d'éduquer les nouveaux dirigeants et de bâtir le nouveau parti. Il est évident qu'une telle voie exige d'immenses efforts et des sacrifices sans nombre. Mais il n'y a pas le choix. C'est la seule et unique voie que puisse suivre le soulèvement de classe du prolétariat allemand vers la victoire finale.

Après le dimanche sanglant, le 9 janvier 1905, lorsque les travailleurs de Pétrograd et, après eux, ceux de tout le pays, on vinrent peu à peu à comprendre la nécessité de la lutte et prirent en même temps conscience de la dispersion de leurs forces, il s'ensuivit dans le pays un mouvement de grève puissant mais extrêmement chaotique. Il y eut alors des sages pour verser des larmes sur le gaspillage d'énergie par la classe ouvrière russe, et pour prédire son épuisement et la défaite de la révolution qui en résulterait. En réalité, cependant, les grèves spontanées, traînant en longueur, du printemps et de l'été 1905, étaient la seule forme possible de la mobilisation révolutionnaire et de l'éducation organisationnelle. Ce furent ces grèves qui jetèrent les fondement. de la grande grève d'Octobre 1905, et de la construction des premiers Soviets.

Il y a une certaine analogie entre ce qui se passe actuellement en Allemagne et cette période de la première révolution russe que je viens de mentionner ; mais le mouvement révolutionnaire allemand se développe naturellement sur des fondations incomparablement plus élevées et plus puissantes. Bien que le vieux parti officiel ait complètement fait banqueroute et se soit transformé en un instrument de la réaction, cela ne signifie naturellement pas que le travail accompli par lui dans la période précédente ait disparu sans laisser de traces. Le niveau politique et culturel des ouvriers allemands, leurs habitudes et leur capacité d'organisation sont hors de pair. Des dizaines et des centaines de milliers de dirigeants ouvriers qui ont été absorbés pendant la période précédente par les organisations politiques et syndicales, et en apparence assimilés par elles, n'ont en réalité subi la violence faite à leur conscience révolutionnaire que jusqu'à un certain point. Aujourd'hui, au cours des combats partiels qui se déroulent, à travers les épreuves de cette mobilisation révolutionnaire, à la rude expérience de cette révolution qui traîne, des dizaines de milliers de cadres ouvriers temporairement aveuglés, trompés et effrayés, sont on train de se réveiller et de se dresser de toute leur taille. La classe ouvrière est à leur recherche, tout comme eux-mêmes s'efforcent de trouver leur place dans la nouvelle lutte du prolétariat. Si le rôle historique du parti Indépendant de Kautsky-Haase consiste à introduire des hésitations dans les rangs du parti gouvernemental, et à offrir un refuge à ses membres effrayés, désespérés ou indignés, en sens inverse le mouvement tempêtueux, au sein duquel nos frères d'armes du groupe Spartacus louent un rôle aussi héroïque, aura notamment pour effet de démolir continuellement par la gauche le parti indépendant, dont les éléments les meilleurs et les plus imbus d'esprit de sacrifice seront poussés vers le mouvement communiste.

Les difficultés, les défaites partielles, et les grands sacrifices du prolétariat allemand ne doivent pas nous décourager un seul instant. L'histoire n'offre pas d'alternative au prolétariat. La révolution traînante, mais opiniâtre, faisant toujours irruption de nouveau, approche clairement du moment critique où, ayant mobilisé et entraîné toutes ses forces à l'avance pour le combat, elle portera le dernier coup mortel à l'ennemi de classe.