Une lettre de Gorky sur Lénine

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Depuis quelques jours, on se rendait compte, à la lecture des journaux, que les forces abandonnaient Gorki. Et l’on se souvenait involontairement du passé.

Lénine aimait beaucoup Gorki en tant qu’homme. « C’est un bon garçon », disait il, en parlant de lui. Il aimait beaucoup La Mère, Les Bas-fonds. Il aimait de même les Chants du Faucon et de l’Albatros, le Conte terrible, Vingt-six et une, Mes universités.

Lénine aimait ce que Gorki écrivait sur les ouvriers, sur la population pauvre des villes. Il voyait combien Gorki haïssait toute oppression, toute exploitation, toute banalité. Il appréciait Gorki en tant qu’homme d’un dévouement sans bornes pour la cause de la Révolution. Il aimait causer avec Gorki de ce qui le préoccupait lui-même.

Je conserve une lettre de Gorki à laquelle je tiens tout particulièrement. C’est une lettre de Capri [1] , datée du 16 mai 1930. Gorki y rappelle, entre autres, ses entretiens avec Lénine. Il écrit qu’il a passé la nuit sans dormir, en pensant à Lénine et ajoute :

«… Sont aussi venus ici, hier, D. Kourski, Lioubimov et Kirov. Kourski a parlé des travaux de Vogt [2], de la structure du cerveau de Lénine et j’ai songé toute la nuit en me disant « Quel flambeau de raison s’est éteint ? Quel cœur a cessé de battre ? »

« Je me souvenais très nettement de ma visite à Gorki [lieu près de Moscou], en été 1920, je crois. Je vivais à ce moment à l’écart de la politique, plongé jusqu’au cou dans la « vie de tous les jours » et je me plaignais à Lénine de l’emprise des petits côtés de la vie. Je lui disais, entre autres, qu’en démolissant les maisons de bois, pour se procurer du combustible, les ouvriers de Leningrad brisaient les châssis, cassaient les vitres, abîmaient inutilement le fer des toitures, alors que chez eux les toits laissaient passer l’eau, qu’ils avaient du bois plaqué en guise de vitres, etc.

« J’étais indigné de ce que les ouvriers faisaient si peu cas des produits de leur peuple travail ;

— Vous, Vladimir Ilitch, vous concevez de larges plans, et vous n’apercevez pas ces détails.

« II ne répondit pas, arpentant la terrasse, et je me reprochai de l’importuner en vain avec des bagatelles. Après le thé, nous allâmes nous promener, et il me dit

— Vous avez tort de penser que je n’attache pas d’importance aux détails. D’ailleurs, il ne s’agit pas là d’un détail. La sous-estimation du travail, que vous avez notée, n’est certes pas un détail : nous sommes pauvres et nous devons savoir le prix de chaque bûche, de chaque clou. On a beaucoup détruit, et il faut conserver soigneusement tout ce qui reste, tout ce qui est nécessaire pour relever l’économie. Mais comment reprocher à l’ouvrier de ne pas s’être rendu compte encore qu’il est déjà le maître de toutes choses. La conscience de ce fait ne se manifestera pas de sitôt chez lui et ne peut se manifester que chez le socialiste.


« Il va, sans dire que je ne reproduis pas ses paroles textuellement, que je me borne à en rendre le sens. Il traita ce sujet assez longtemps et je fus étonné de voir combien il apercevait de « détails » et avec quelle simplicité extraordinaire sa pensée s’élevait des phénomènes minimes de l’existence jusqu’aux plus larges généralisations. Cette capacité de Lénine, développée avec une étonnante finesse, m’a toujours stupéfié. Je ne connais pas d’homme chez qui l’analyse et la synthèse opèrent avec une telle harmonie. Il voyait loin.

« En s’entretenant avec moi, à Capri [3], de la littérature d’alors et en donnant des écrivains de ma génération des appréciations remarquablement justes et précises en mettant à nu, impitoyablement et facilement, leur nature intime, il m’indiquait, à moi également, quelques défauts essentiels de mes nouvelles, pour m’adresser ensuite ce reproche :

— Vous avez tort d’éparpiller votre expérience à travers de courtes nouvelles. Le moment est venu, pour vous, de la réunir dans un seul livre, dans, quelque grand roman.

« Je lui dis que je rêvais d’écrire l’histoire d’une famille, embrassant une période de 100 ans, de 1813, époque où l’on reconstruisait Moscou, jusqu’à aujourd’hui. Le fondateur de la famille est un paysan, bailli de village, affranchi par le seigneur pour ses exploits de partisan en 1812. Cette famille donne des fonctionnaires, des prêtres, des industriels, des partisans de Pétrachev et de Nétchaiev, des révolutionnaires, des 8° et 9e décades du XIXe siècle. Lénine m’écouta très attentivement, me questionna, puis me dit :

— Excellent sujet. Difficile, certes, et qui demandera énormément de temps. Je pense que vous en viendrez à bout. Mais je ne vois pas quelle sera la fin du roman. La réalité ne nous la fournit pas. Non, il faut écrire cela après la révolution. Maintenant il faudrait quelque chose dans le genre de la Mère.

« La fin de mon livre, je ne la voyais naturellement pas non plus. C’est ainsi que Lénine suivait toujours une ligne étonnamment droite menant à la vérité, qu’il prévoyait, pressentait toujours tout. »

Cet entretien eut lieu à Gorki en 1920 [4]. La question qui préoccupait alors Lénine aussi bien que Gorki, celle de la conception que les ouvriers se faisaient du travail, a été résolue dans ses lignes essentielles par le mouvement stakhanoviste [5]. Il est heureux que Gorki ait pu voir et observer ce mouvement.

Je ne sais pas si Gorki a travaillé au roman qu’il avait conçu dans années de réaction, à Capri. La révolution socialiste d’Octobre et la reconstruction de tout notre régime social sur la base socialiste ont fournis une réponse à la question de la fin du roman.

Les masses pensent par images vivantes et la littérature est un des secteurs les plus importants de l’édification socialiste. Gorki a fait beaucoup sur ce secteur. C’est ce que raconteront les camaradés, c’est ce que raconteront les masses, auxquelles ses œuvres deviendront de plus en plus familières. Ces œuvres ne cesseront de former les jeunes cadres d’écrivains.

N. KROUPSKAIÏA

  1. Gorky avait vécu à Capri (Italie) de 1906 à 1913. Il séjourna à nouveau dans le sud de l’Italie (à Sorrente) à partir de 1924 jusqu’à son retour définitif en URSS en 1933.
  2. Il s’agit du neuroscientifique allemand Oskar Vogt (1870-1959), qui a étudié le cerveau de Lénine après son décès.
  3. Lénine a rendu visite à Gorky en Italie à deux reprises, en avril 1908 et en juin 1910.
  4. Il s’agit manifestement de l’entretien cité au début de la lettre de Gorky et non celui qui a eu lieu à Capri.
  5. Le nom vient de Stakhanov (1906-1977), mineur dans une mine de charbon à Donetsk qui avait dépassé de 14 fois les normes de travail et qui fut à ce titre glorifié par la propagande stalinienne en 1935. Le « stakhanovisme » visait à élever la productivité en augmentant le nombre d’heures de travail par le biais d’incitations aux travailleurs.