Une interview sur la "Littérature Prolétarienne"

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Juillet 1932

Séjournant, à Prinkipo, chez Léon Trotski, je lui ai demandé son opinion sur la littérature " prolétarienne " après l'avoir informé des débats que provoquent en Occident certains écrivains batailleurs. Il serait, je l'espère, ridicule et indécent de réclamer pour Trotski le droit de représenter l'esprit révolutionnaire. Sa place est faite, quoi qu'on veuille, dans l'histoire. Comme acteur de la grande Révolution russe, il reste vainqueur, même banni. Comme écrivain, il accomplit avec une lucidité et une fermeté rares sa tâche de mandataire du prolétariat.

Il a commencé par me dire qu'à cause de ses occupations il ne se tenait plus guère au courant des mouvements littéraires, même de ceux qui s'intitulent " prolétariens ". Par suite, il ne lui convenait point de faire des déclarations. Mais, plus tard, ayant pris tout à son aise le temps de la réflexion, il m'a fait remettre une série de petits et de grands papiers qu'il ne me reste plus qu'à exploiter honnêtement. Le lecteur trouvera ici une interview échelonnée sur une quinzaine de jours et venue entre mes mains d'un premier étage qu'habite Trotski au rez-de-chaussée où il m'hébergeait.

Texte de Léon Trotski :

" Mon attitude à l'égard de la culture prolétarienne est montrée dans mon livre Littérature et révolution. Opposer la culture prolétarienne à la culture bourgeoise est inexact ou incomplètement exact. Le régime bourgeois et, par conséquent, la culture bourgeoise se sont développés dans le courant de nombreux siècles. Le régime prolétarien n'est qu'un régime passager et transitoire vers le socialisme. Tant que dure ce régime transitoire (dictature du prolétariat) le prolétariat ne peut créer une culture de classe achevée à quelque degré. Il ne peut que préparer les éléments d'une culture socialiste. En ceci consiste la tâche du prolétariat : créer une culture non prolétarienne, mais socialiste, sur la base d'une société sans classes. "

Je réponds à Trotski qu'assurément il a raison de dissocier l'idée de culture de l'esprit de classe, mais que, cependant, cette discrimination n'est valable que pour une échéance encore indéterminée. En attendant, il est concevable que la classe ouvrière, dans sa période de lutte pour la conquête du pouvoir et l'émancipation toutes les catégories de travailleurs, se soucie de créer, même avec des moyens suffisants, une culture particulière, provisoire, précisément appropriée aux besoins de la lutte révolutionnaire. Cette culture qui n'a rien de définitif dans le temps et qui est strictement limitée dans les sociétés contemporaines, n'est-elle pas nécessaire ?

" Oui, réplique Trotski, et vous voudrez bien souligner que, moins que personne, je ne serais disposé à faire fi des tentatives de création artistique ou plus généralement culturelle qui viennent s'insérer dans le mouvement révolutionnaire. J'ai seulement voulu dire que les résultats de ces tentatives ne peuvent être absolus... J'essaierai de vous donner des indications plus précises. "

Je reçois un autre papier de Trotski. C'est un extrait d'une lettre écrite par lui un ami, en date du 24 novembre 1928 et d'un lieu de déportation. Le fait qu'après plus de trois ans, Trotski m'envoie copie de ce texte prouve qu'il maintient rigoureusement une opinion que nos écrivains " prolétariens " français n'apprendront pas sans amertume.

Lisons donc :

" Cher Ami, j'ai reçu le très intéressant journal mural et Octobre contenant article de Sérafimovitch. Ces raretés[1] des belles-lettres bourgeoises se croient appelées à créer une littérature " prolétarienne ". Ce qu'ils entendent par là, c'est, visiblement, une contrefaçon petite-bourgeoise de deuxième ou de troisième qualité. On serait autant fondé à dire de la margarine que c'est " du beurre prolétarien ". Le vieux bonhomme Engels a parfaitement caractérisé ces messieurs, expressément au sujet de l'écrivain " prolétarien " français Vallès. Le 17 août 84, Engels écrivait à Bernstein : " II n'y a pas lieu que vous fassiez tant de compliments à Vallès. C'est un lamentable phraseur littéraire, ou plutôt littératurisant, qui ne représente absolument rien par lui-même, qui, faute de talent, est passé aux plus extrémistes et est devenu un écrivain " tendancieux " pour placer de cette manière sa mauvaise littérature. " Nos classiques, en de telles affaires, étaient implacables ; mais les épigones font de la " littérature prolétarienne " une besace de mendigots dans laquelle ils ramassent les restes de la table bourgeoise. Et celui qui ne veut pas prendre ces reliefs pour de la littérature prolétarienne, on le dit " capitulard ". Ah ! les vulgaires personnages ! Ah ! les phraseurs ! Ah ! les dégoûtants ! Cette littérature est même pire que la malaria qui recommence à sévir ici... "[2]

Cette sortie scandalisera les bonnes âmes dans les milieux révolutionnaires où l'auteur de l'Insurgé passe pour un saint de lettres. Mais qu'y puis-je ? Il se trouve qu'un de " nos classiques ", Engels, guide la matraque dont se sert son disciple et continuateur, et ruine une réputation d'écrivain anarchisant dont nous soupçon nions, sans trop l'avouer, le mauvais aloi[3].

Un peu plus tard, je prends prétexte de cette conversation écrite pour questionner Trotski sur les fabricants de pièces de propagande qui fournissent nos soirées ouvrières. Il me dit qu'il n'est pas renseigné.

Je l'interroge aussi au sujet de M. Henri Barbusse et de Monde. Aux yeux de Trotski, M. Barbusse et son entourage littéraire n'ont point d'existence. Je l'espérais bien.

Soudain, Léon Davidovitch, cherchant toujours à préciser sa pensée, m'apprend que l'on vient de publier de curieux inédits d'Engels concernant Ibsen.

Deux médiocres écrivains allemands qui appartinrent jadis à l'extrême gauche de la social-démocratie et qui sont depuis devenus conservateurs et fascistes, avaient ouvert une polémique sur la valeur sociale d'Ibsen qu'ils déclaraient réactionnaire et petit-bourgeois. Engels, sollicité d'intervenir dans cette polémique. commença par déclarer qu'il lui serait impossible d'aller au fond des choses, faute de temps et parce que la question était complexe. Mais il voulut marquer qu'à son avis Ibsen, écrivain bourgeois, déterminait un progrès. A notre époque, déclara Engels, nous n'avons rien appris en littérature si ce n'est d'Ibsen et des grands romanciers russes. Les écrivains allemands sont des " philistins ", des froussards. des médiocres, parce que la société bourgeoise allemande retarde sur l'évolution générale. Mais Ibsen, en tant que porte-parole de la bourgeoisie norvégienne qui, pour le moment, est l'élément progressiste et devance même l'évolution de son petit pays. a une énorme importance historique, tant à l'intérieur de ce pays qu'au-dehors. Ibsen, notamment, enseigne à l'Europe et au monde la nécessité de l'émancipation sociale de la femme. Nous ne pouvons négliger cela comme marxistes et nous devons établir une distinction entre la pensée bourgeoise progressiste d'un Ibsen et la pensée réactionnaire, peureuse, de la bourgeoisie allemande. La dialectique nous y oblige.

C'est à peu près en ces termes que Trotski me transmet les réflexions d'Engels. Je n'ai pas pu prendre des notes sur le moment. Nous étions à table.

Le 2 avril, de son étage au rez-de-chaussée, Léon Trotski me fait tenir le message que voici :

" Camarade Parijanine - pour éviter les malentendus, je voudrais, sur la question de la littérature et de la culture prolétarienne, souligner un point qui, en substance, s'entend de lui-même pour tout marxiste, mais qui est soigneusement estompé par la bureaucratie stalinienne et par toute autre. Même en régime capitaliste, nous devons, bien entendu, tout faire pour élever le niveau culturel des masses ouvrières. A cela se rattache, en particulier, le souci de leur niveau littéraire. Le parti du prolétariat doit considérer avec une extrême attention les besoins artistiques de la jeunesse ouvrière, les soutenant et les dirigeant. La création de cercles d'écrivains ouvriers débutants peut, si la chose est bien menée, donner des résultats tout à fait profitables. Mais, si important que soit ce domaine du travail, il demeurera cependant, inévitablement, enfermé dans d'étroites limites. Une nouvelle littérature et une nouvelle culture ne peuvent être créées par des individus isolés sortant de la classe opprimée : elles peuvent être créées seulement par toute la classe, par tout le peuple qui s'est affranchi de l'oppression. Violer les proportions historiques, c'est-à-dire, dans le cas présent, surestimer les possibilités de culture prolétarienne et de la littérature prolétarienne, cela conduit à détourner l'attention des problèmes révolutionnaires pour la reporter sur les problèmes culturels, cela détache les jeunes ouvriers écrivains ou " candidats " écrivains de leur propre classe, cela la corrompt moralement, cela fait d'eux, trop souvent, des imitateurs de deuxième ordre ayant des prétentions à une illusoire vocation. C'est contre cela et uniquement contre cela qu'il faut à mon avis mener une lutte sans rémission. "

En somme, Trotski réclame une culture authentique et repousse l'ersatz, le pain K.K. de l'esprit, cet art indigent, caricatural, cette misérable propagande de bastringue, ce théâtre " prolo ", les innombrables horreurs sentimentales et " philosophiques " dont s'empoisonnent les organisations ouvrières. Trotski se sent également distant des expérimentateurs en " art révolutionnaire " que nous délègue bénévolement une bourgeoisie " sympathisante ", irrémédiablement satisfaite, distraite, par de petites excentricités de style et de mise en scène. Trotski, enfin, se méfie des échappés du prolétariat qui, vivant de leur art, en artistes, affectent de rester " peuple ", prétendent mépriser et renouveler la culture bourgeoise qui les fête encore pour sa distraction.

La culture, disposition générale des sociétés à travailler et fructifier d'une certaine manière, ne s'improvise pas. La doctrine marxiste veut que la société nouvelle recueille tout ce qui restera de précieux de la société ancienne et le révolutionnaire est loin de nier les droits et les devoirs de la succession. La tâche d'une classe victorieuse est toujours d'imposer une culture neuve, enrichie et complétée dans le détail avec le temps. Mais si le neuf est du neuf, si le présent est l'avenir, il contient pourtant une dose énorme de passé. Il faut, pense Trotski, une collaboration de toutes les forces populaires réveillées par la révolution pour créer le neuf en sauvant l'héritage. Dans l'esprit de Trotski, que je ne veux point trahir, la culture est l'intégration d'un état général aux travailleurs, d'une force commune déjà réalisée, mais uniquement manifestable à travers la révolution. Le marxiste tient compte de la solidité et du bâti de l'espèce, du pérenne si constant dans ses répliques à la nécessité quotidienne et, par conséquent, si mouvant. Permanence de la révolution... Dans les éléments contraires de ce terme, affirmation de la suprême loi de la Nature que nous connaissons...

Trotski, cependant, s'inquiétait encore du travestissement que je pourrais infliger à sa pensée. Il m'envoya, avec la lettre précédente, la communication qui suit :

" Il faut poser des conditions sur ce que l'on entendra par littérature prolétarienne. Des œuvres traitant de la vie de la classe ouvrière constituent une certaine partie de la littérature bourgeoise. Il suffit de rappeler Germinal. Il n'y a rien de changé dans l'affaire même si de telles oeuvres sont pénétrées de tendances socialistes et si leurs auteurs se trouvent issus du milieu de la classe ouvrière. Ceux qui parlent d'une littérature prolétarienne, l'opposant à la littérature bourgeoise, ont, évidemment, en vue non divers ouvrages mais tout un ensemble de créations artistiques constituant un élément d'une nouvelle culture " prolétarienne ". Cela suppose que le prolétariat serait capable, en société capitaliste, de créer une nouvelle culture prolétarienne et une nouvelle littérature prolétarienne. Sans une grandiose montée culturelle du prolétariat, il est impossible de parler d'une culture et d'une littérature prolétariennes, car, en fin de compte, la culture est criée par les masses et non par les individus. Si le capitalisme ouvrait au prolétariat de telles possibilités, il ne serait plus le capitalisme et il n'y aurait plus aucune raison de le renverser.
Dessiner le tableau d'une culture nouvelle, prolétarienne, dans les cadres du capitalisme, c'est être un utopiste réformiste, c'est estimer que le capitalisme ouvre des perspectives illimitées de perfectionnement.

La tâche du prolétariat n'est pas de créer une nouvelle culture au sein du capitalisme, mais bien de renverser le capitalisme pour une nouvelle culture. Bien entendu, certaines oeuvres artistiques peuvent contribuer au mouvement révolutionnaire du prolétariat. Des ouvriers talentueux peuvent accéder au rang d'écrivains distingués. Mais, de ce point jusqu'à une " littérature prolétarienne " il y a encore très loin.

Dans les conditions du capitalisme, la tâche essentielle du prolétariat est la lutte révolutionnaire pour la conquête du pouvoir. Après cette conquête, la tâche est d'édifier une société socialiste et une culture socialiste. Je me souviens d'un court entretien avec Lénine - un des derniers - sur ces thèmes. Lénine me demandait avec insistance de me prononcer dans la presse contre Boukharine et autres théoriciens d'une " culture prolétarienne ". Dans cette causerie, il s'exprima à peu près exactement ainsi : " Dans la mesure où une culture est prolétarienne, ce n'est pas encore une culture. Dans la mesure où il existe une culture, elle n'est déjà plus prolétarienne. " Cette pensée est tout à fait claire - plus le prolétariat, monté au pouvoir, élève sa propre culture, plus celle-ci cesse d'être une culture prolétarienne, se résolvant en culture socialiste.

En U.R.S.S., la création d'une littérature prolétarienne est proclamée tâche officielle. D'autre part, on nous dit que l'U.R.S.S., au cours de la prochaine période quinquennale, se transformera en société sans classes. Mais dans une société sans classes, ce qui peut évidemment exister, c'est une littérature sans caractère de classe, donc non prolétarienne. Il est clair qu'ici le raccord des termes n'est point fait.

Au régime transitoire de l'U.R.S.S. répond jusqu'à un certain degré le rôle dirigeant des " compagnons de route " en littérature[4]. La prépondérance des " compagnons de route " est encore facilitée par ce fait que le régime bureaucratique étouffe les tendances créatrices autonomes du prolétariat. On présente comme des modèles de littérature prolétarienne les ouvrages de " compagnons de route " moins doués, qui se distinguent par la souplesse de leur échine. Parmi les " compagnons de route ", il existe un certain nombre de talents véritables, quoique non exempts de la maladie du ver rongeur. Mais le seul talent des Sérafimovitch est celui du mimétisme.

La liquidation de la grossière tutelle mécanique exercée par la bureaucratie stalinienne sur toutes les formes de création spirituelle est la condition indispensable d'un rehaussement du niveau littéraire et culturel des jeunes éléments prolétariens en U.R.S.S. dans la vie de la culture socialiste. "

C'est une question de technique littéraire qui m'a conduit à Prinkipo. Trotski sait à quel point je respecte en lui le combattant de la cause prolétarienne et l'illustre organisateur des victoires d'Octobre. Il sait que je le considère comme un des plus grands hommes de notre temps. Il n'avait pas besoin que je fisse des confidences grossièrement élogieuses et nous n'avons point parlé de sa politique. Si ma pensée et mon sentiment m'avaient engagé à lui donner entièrement ma foi, je le lui aurais dit et j'en témoignerais. Ma déclaration n'aurait, je le sais, aucune importance pour le mouvement révolutionnaire. C'est même une des raisons pour lesquelles j'estime devoir m'abstenir de réflexions dans cet ordre d'idées.

L'objet précis de ma visite et de mon séjour était la mise au point d'une traduction considérable sur laquelle un différend s'était élevé entre l'auteur et moi-même.

On imaginera sans peine que pendant de longues heures de travail commun, nous avons été amenés à des discussions dont il convient de garder quelques traces à cause de la situation historique de mon interlocuteur.

Je crois d'abord que Léon Trotski, en tant qu'écrivain, use de méthodes dont le rendement est fort inégal. Il avoue n'avoir rédigé ou dicté certains de ses nombreux ouvrages que dans le souci d'exprimer le plus rapidement et nettement possible sa pensée. Si son tempérament éclate alors en des images, des métaphores surprenantes que le " beau parler " russe ne supporte pas toujours aisément, peu lui en chaut. Il use surtout délibérément de la terminologie courante en politique et s'accommode de répétitions. Il s'inquiète médiocrement de telle ou telle version, jugeant que le but est atteint si ses idées ont touché le point de mire. Je connais un livre dont il a imposé la publication immédiate en dépit des imperfections incontestables de la traduction - et il m'a dit : " Cela devait paraître ainsi. Le style ici n'est que peu de chose. "

Mais voici que cet homme d'action désire élever son monument littéraire. Léon Trotski est désormais tout autre. Il a écrit et dit que longtemps il hésita, avant de devenir le militant que l'on connaît, entre la carrière d'ingénieur et celle d'écrivain. En plusieurs périodes de sa vie, il manifeste la vocation du " littérateur ". Il construit avec le dernier soin des livres dont personne ne nierait la haute qualité artistique : son 1905, son Lénine, son Essai autobiographique et, présentement son Histoire de la Révolution russe.

" Ah ! comme il est difficile d'écrire ! " me dit-il.

Les manuscrits de Trotski sont d'immenses feuilles aussi chargées de colle que d'encre.

"Mon travail n'avance pas vite... pas plus que le vôtre..."

Je veux noter ici la grande délicatesse de Léon Trotski. Il vient me voir :

" Vous avez pu penser que je vous reprochais de travailler lentement. Non. Cela n'était nullement dans mon intention. Je sais ce que vous faites..."

Mais il s'insurge parfois lorsque je prétends défendre contre des attentats flagrants notre syntaxe française.

J'avais écrit une phrase dont la construction se dessinait, schématiquement, ainsi : " Comme il m'avait dit ceci, que d'autre part il agissait de telle manière et qu'enfin l'idée qu'il se faisait... "

" Ah ! camarade Parijanine, pourquoi tous ces que ? "

" Le que se substitue régulièrement au comme dans une série de propositions subordonnées..."

" Ah ! camarade, camarade ! cherchez autre chose ! Ôtez-moi ces que ! "

" La syntaxe ! "

" Oui, la syntaxe ! L'Académie ! Mais c'est du pédantisme pur, s'écrie Trotski. (Il s'agite sur sa chaise, son irritation n'est pas feinte, ses doigts expressifs m'en donnent l'avertissement.) Vos que ! Ignorez-vous que Flaubert détestait les que ? Attendez un peu ! Quand nous aurons fait la révolution chez vous, vos que ! "

Je baisse la tête :

" Oui, peut-être... Mais la révolution n'est pas faite..."

Trotski, débonnaire et découragé :

" Allons, passons... Laissez-les, vos que. Mais je me rattraperai tout à l'heure... Vous allez voir !..."

Et la bataille continue.

Trotski admire l'écriture de Flaubert et celle de... Pascal. Il s'agit bien de Blaise Pascal, auteur de l'apologie chrétienne. En lui, l'écrivain matérialiste a goûté la promptitude et le cassant des formules, la puissance explosive qui rompt le cours abondant et régulier de la prose française.

Trotski n'aime point la rondeur oratoire, le développement " ouaté ", (dit-il), dont la virtuosité lui semble une faiblesse.

Ironique, il me persécute :

" Vous faites du Bossuet, camarade ! "

- Eh ! eh ! ce ne serait déjà pas si mal, si je pouvais vous croire !

Mais ne s'est-il point dès lors impatienté à deviner la récitation rythmique de Haubert ? Non, et probablement ce non parce qu'il a trouvé en Flaubert, indépendamment de la cadence, l'extrême vigueur des contrastes.

Ces préférences caractérisent non point Pascal et Flaubert, mais Trotski lui-même. Elles indiquent ses affinités d'écrivain. Au surplus, en montrant son tempérament, elles ne prouvent point sa compétence de critique. Elles manifestent seulement son originalité d'homme fait pour la bataille et l'imprévu des formules impétueuses.

Il n'en reste pas moins que l'opinion de Trotski sur la culture socialiste en général et sur la littérature dite " prolétarienne " en particulier est d'une importance capitale. Car elle situe exactement les rapports entre des éléments incomplets : d'une part, des artistes forcément tenus à la solde de la bourgeoisie ; d'autre part, un prolétariat misérablement " cultivé ", que n'atteignent même point les œuvres des écrivains dits " prolétariens ".

Là est le tragique d'une situation qui ne changera qu'avec la Révolution. Et c'est ce que Léon Trotski a brutalement, clairement, touché.

MAURICE PARIJANINE
Les Humbles, juillet-août 1932.

  1. L'interviewer est fâché de devoir reproduire ici un jugement si dur sur un écrivain dont il a traduit
    le Torrent de Fer. Mais que deviendrait une interview truquée au goût de l'enquêteur ? En ce qui concerne Sérafimovitch, il convient de dire que cet auteur de formation bourgeoise et de talent assez terne, s'est magnifiquement dépassé dans son reportage sur la guerre civile au Caucase et a, de plus, le grand mérite d'avoir consacré toute sa bonne volonté à la Révolution d'Octobre encourant ainsi les haines de meilleurs écrivains, devenus réactionnaires, qui l'accueillaient autrefois avec une discrète sympathie.
  2. Dans cette lettre de Trotsky, les passages en italiques ont été soulignés par lui.
  3. L'honnêteté révolutionnaire de Vallès, son ardeur, sa vaillance, son abnégation ne sont pas mises en cause. Mais sa littérature pathétique, pleine de jactance et vide de doctrine, est celle qui convient le moins au prolétariat, en dehors des grands mouvements de foules populaires et de leurs époques héroïques. Encore faut-il regretter souvent qu'à de telles époques, la " phrase ", le " battage " et un inconsistant égocentrisme doublé d'un inconscient charlatanisme " révolutionnaire " aient eu tant d'influence sur les masses. La Commune n'a été que trop riche en manifestations de ce genre et Vallès, très sincère d'ailleurs même dans l'affectation, en tira une sorte de littérature de petite-bourgeoisie incendiaire, dans laquelle de demi marxistes et l'anarchie ont cru reconnaître le type même de la littérature prolétarienne révolutionnaire.

    Lectures du Soir (du 28 avril 1932) nous donne sans le vouloir une complète démonstration du " nihilisme " périmé de Vallès et s'étonne bien à tort que ce révolté, dédaigné par la classe ouvrière, finisse par être recueilli comme " auteur " par la bourgeoisie - châtiment qu'il n'avait certes pas mérité. Notre bon ami Poulaille cite avec délices des phrases creuses de Vallès, comme celle-ci sur la Commune : " C'est la fête nuptiale de l'idée et de la Révolution. " Ensuite, il demande si c'est de la littérature d'avoir proposé, comme le fit Vallès, d'incendier Paris pour empêcher les Versaillais d'y entrer ! À coup sûr, c'était d'une politique impossible. Répondons donc que c'était de la littérature.

    Les pages retrouvées de Vallès que publient Lectures du Soir viennent seulement à l'appui du sévère jugement d'Engels. Il semble en outre que Poulaille se fasse des révolutions contemporaines une idée bien sommaire et de la littérature " prolétarienne " (avec Vallès en tête) une idée par trop enthousiaste.
  4. En U.R.S.S. l'on appelle " compagnons de route " des écrivains, généralement de condition moyenne ou bourgeoise, qui s'adaptent à l'oeuvre du prolétariat révolutionnaire. (M.P.)