Une analyse des mots d’ordre et divergences

De Marxists-fr
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Ni les classes ni les partis ne peuvent être jugés par ce qu’ils disent d’eux- mêmes ou par les mots d’ordre qu’ils lancent à un moment donné. Cela vaut entièrement pour les groupements à l’intérieur d’un parti politique égale­ment. Il faut prendre les mots d’ordre dans tout leur environnement et particulièrement en rapport avec l’histoire d’un groupement particulier, ses tradi­tions, la sélection du matériel humain en lui, etc.

Cela ne signifie pas cependant que les mots d’ordre n’aient pas de sens. Bien qu’ils ne déterminent pas pleinement la complexion politique d’un groupement, ils en constituent l’un des composants. Essayons d’analyser les mots d’ordre clés en eux-mêmes et par eux-mêmes et évaluons-les ensuite dans le cadre de la situation politique existante.

Le fait que la question de la différenciation à l’intérieur de la paysanne­rie soit brutalement posé est incontestablement un développement important et positif, ne serait-ce que parce qu’il nous ramène du concept purement abs­trait de la « coopérativisation » du paysan moyen à la réalité du processus économique. Concentrant l’attention du parti sur la différenciation à l’intérieur des forces paysannes pour comprendre qu’il n’y a et ne peut y avoir aucune issue vers le socialisme à travers les ressources existant dans le seul village. D’où le changement de position de Kamenev, qui maintenant combat le concept de Boukharine selon lequel « le socialisme, c’est le pouvoir soviétique plus les coopératives », avec une formule plus complexe, « pouvoir soviétique, plus électrification, plus les coopératives », dans lequel électrification doit être comprise par technique industrielle en général. Une telle formulation de la question, comparée à la position de 1923, qui était l’« une des raisons du retard systématique de l’industrie », est incontestablement un pas en avant. Si on veut pousser cette idée à sa conclusion, voici comment il faut en gros la formuler.

La coopérativisation peut avoir un caractère socialiste ou un caractère bourgeois. Si le processus économique à la campagne est laissé à lui-même, la coopérativisation ira certainement dans une direction capitaliste, c’est-à-dire qu’elle deviendra un instrument entre les mains des koulaks. Ce n’est que sur la base de la technique nouvelle, c’est-à-dire de la prédominance grandissante de l’industrie sur l’agriculture, que la coopérativisation des paysans pauvres et moyens peut assurer une avance vers le socialisme. Plus vite se développera l’industrie et plus tôt elle assurera sa prédominance sur l’agriculture, plus on peut attendre avec confiance un délai dans la différenciation de la paysanne­rie, un salut pour la masse des paysans moyens contre la paupérisation, etc.

Mais, en même temps, que Kamenev oppose l’industrie en tant que force motrice à la perspective agraire-coopérativiste de Boukharine, ce dernier s’élève contre Kamenev dans la question de l’évaluation de la nature sociale de l’industrie elle-même. Kamenev, Zinoviev et les autres considèrent encore l’industrie comme une des composantes du système de capitalisme d’Etat. Ils avaient en ce point de vue il y a deux ou trois ans, et l’ont avancé de façon particulièrement persistante pendant la discussion de 1923-1924. L’essence de cette idée est que l’industrie est l’une des parties subordonnées d’un système qui inclut l’économie paysanne, les finances, les coopératives, les entreprises privées régulées par l’Etat, etc. Tous ces processus économiques, régulés et contrôlés par l’Etat, constituent le système du capitalisme d’Etat qui est supposé conduire au socialisme à travers toute une série d’étapes.

Dans ce schéma, le rôle dirigeant de l’industrie s’évanouit complète­ment. Le principe de planification est presque entièrement poussé de côté par la régulation crédit-finances, qui a assumé le rôle d’intermédiaire entre l’économie paysanne et l’industrie d’Etat, les considérant comme deux parties dans un procès. C’est précisément de ce schéma qu’est né le concept du socialisme agraire-coopératif, contre lequel Kamenev s’élève à juste titre. Mais de ce schéma même est sortie une caractérisation de l’industrie d’Etat ou non comme le facteur-clé du socialisme mais comme une composante subordon­née du capitalisme d’Etat, contre lequel Boukharine s’élève aujourd’hui à juste titre. Nous voyons ici que chaque partie a partiellement liquidé la posi­tion commune de 1923, une position qui a conduit, d’un côté, au retard de l’industrie derrière l’agriculture et, de l’autre, aux schémas coopératifs pay­sans moyens de Boukharine, exprimés par le mot d’ordre nullement acciden­tel d’« Enrichissez-vous ».

Il faudrait liquider la position de 1923 non pas en partie, mais complète­ment. On doit dire fermement et nettement que l’essence de la question ne réside pas dans le niveau actuel de différenciation, mais dans le taux de développement industriel qui a seul la capacité de provoquer des changements qualitatifs dans le processus fondamental du développement économique à la campagne. Il en découle ensuite que « face à la campagne » signifie, d’abord, « face à l’industrie ». Il en découle aussi que la planification n’est pas un intermédiaire entre l’industrie et l’économie paysanne, mais l’objet d’une activité économique de l’Etat, accomplie d’abord et avant tout à travers l’industrie. L’axe de la planification peut et doit être un programme de développement industriel. La planification, séparée de l’industrie, dégénère inévitablement en intérêt pour des vétilles, une correction ici ou là, et des tentati­ves de coordination d’un cas au suivant. Cela s’applique aussi au conseil suprême de la planification d’Etat comme au conseil du travail et de la défense. Dans la mesure où la planification est devenu une médiation semi- passive entre l’industrie d’Etat — restée loin derrière le marché — et l’écono­mie paysanne, le commissariat aux finances a naturellement poussé le Gos- plan de côté parce que le financement a été trouvé un moyen plus direct et plus pratique de régulation intermédiaire que les compilations statistiques du Gosplan. Mais la régulation crédit-finance en et par elle-même n’inclut aucune planification en principe et, tout en soutenant tout le processus éco­nomique, elle ne contient et ne peut contenir aucune garantie inhérente d’un progrès vers le socialisme.

A l’aube de notre travail économique, Lénine avançait l’idée de l’électrification comme base pour un plan économique. L’électrification est une expression hautement développée du principe industriel. Formellement, l'électrification a continué à être reconnue comme une idée directrice. En pratique, elle a occupé une place relativement plus réduite dans le développement général de l’économie. L’électrification était intimement liée au con­cept de plan économique. Nous trouvons ici la tout première expression de l’idée que l’économie ne peut être planifiée de manière socialiste que par la technologie industrielle. Sans lier étroitement le Gosplan au conseil suprême de l’économie nationale, nous n’aurons pas ni de programme proprement intégré de développement industriel ou une planification économique prati­que, utile et active, réalisée essentiellement à travers l’industrie. L’agriculture, le transport et même la stabilité du tchervonets dépendent du caractère et du taux de développement industriel. Dans la chaîne d’ensemble de l’éco­nomie, c’est l’industrie qui est le maillon fondamental et décisif.