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Une Fois de plus sur la « Crise du Marxisme »
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 7 mars 1939 |
Au bon vieux temps, quand des gens parlaient de la crise du marxisme, ils avaient en tête quelque proposition spécifique de Marx qui n’avait pas, selon eux, tenu à l’épreuve des faits : à savoir la théorie de l’aggravation de la lutte de classes, la prétendue théorie de « la paupérisation » et la prétendue théorie de « l’effondrement catastrophique du capitalisme ». Ces trois points principaux servaient de cibles aux critiques bourgeois et réformistes. Aujourd’hui il est simplement impossible d’engager une controverse sur ces points. Qui va entreprendre de démontrer que les contradictions sociales ne vont pas en s’aggravant mais en s’atténuant? Aux États-Unis, M. Ickes, le secrétaire à l’Intérieur, et d’autres hauts responsables sont obligés de parler ouvertement dans leurs discours du fait que « soixante familles » contrôlent la vie économique de la nation ; d’un autre côté, le nombre de chômeurs oscille entre dix millions dans les années de « prospérité » et vingt millions dans les années de crise. Les lignes du Capital dans lesquelles Marx parle de la polarisation de la société capitaliste, de l’accumulation de richesse à un pôle et de pauvreté à l’autre — ces lignes, qu’on avait accusées d’être « démagogiques », montrent simplement maintenant qu’elles sont une image de la réalité.
La vieille conception libérale démocratique d’une montée universelle de la prospérité, de la culture, de la paix et de la liberté a fait naufrage de façon décisive et irréversible. Dans son sillage a fait faillite la conception social-réformiste qui ne constituait en essence qu’une adaptation des idées du libéralisme aux conditions existantes de la classe ouvrière. Toutes ces théories et méthodes ont leurs racines dans l’époque du capitalisme industriel, l’époque du libre commerce et de la libre concurrence, c’est-à-dire dans ce qui est passé sans retour, l’époque où le capitalisme était encore un système relativement progressiste. Le capitalisme aujourd’hui est réactionnaire. Il ne peut être soigné. Il doit être balayé.
Il n’existe pas un entêté qui croie sérieusement — tous les Blum ne croient pas, ils mentent — que la monstrueuse aggravation des contradictions sociales puisse être surmontée par les moyens d’une législation parlementaire. Marx s’est révélé avoir raison — dans chacun — oui, chacun — des éléments de son analyse, comme dans son pronostic « catastrophique ». En quoi consiste donc la « crise » du marxisme? Les critiques d’aujourd’hui ne cherchent même pas à poser avec précision cette question même.
On se souviendra dans les annales de l’histoire que le capitalisme, avant de plonger dans sa tombe, a fait un terrible effort d’auto-préservation sur une période historique prolongée. La bourgeoisie ne veut pas mourir. Elle a transformé toute l’énergie qu’elle a hérité du passé en une violente réaction convulsive. C’est précisément la période que nous sommes en train de vivre.
La force ne fait pas que vaincre, à sa manière, elle « convainc ». L’assaut de la réaction ne se contente pas de détruire physiquement des partis, il décompose les hommes moralement. Nombre de ces messieurs radicaux ont le cœur dans leurs chaussures. Leur peur face à la réaction, ils la traduisent dans le langage de la critique immatérielle et universelle « Il doit y avoir quelque chose de faux dans les anciennes théories et les anciennes méthodes. », « Marx s’est trompé. », « Lénine n’a pas prévu ». Quelques-uns vont même plus loin : « La méthode révolutionnaire a fait faillite. » « La révolution d’Octobre a conduit à la dictature la plus corrompue de la bureaucratie. » Mais la grande Révolution française s’est terminée, elle aussi, par la restauration de la monarchie. De façon générale, l’univers est mal bâti : la jeunesse conduit à l’âge, la naissance à la mort : « Tout ce qui est né doit périr ».
Ces messieurs oublient avec une remarquable facilité que l’homme s’est ouvert un chemin, d’une condition de demi-singe à une société harmonieuse, sans aucun guide ; que cette tâche est difficile ; qu’à chaque pas en avant ou deux correspond un demi-pas, un pas et parfois deux en arrière. Ils oublient que le chemin est semé d’obstacles très grands et que personne n’a inventé ni ne pouvait inventer une méthode secrète grâce à laquelle on aurait garanti une ascension ininterrompue sur l’escalier mécanique de l’histoire… Triste à dire, messieurs les raisonneurs n’ont pas été invités à une consultation où l’homme était en cours de création et où les conditions du développement humain commençaient à prendre forme. Mais, de façon générale, ce n’est pas réparable…
Bien ; toute l’histoire révolutionnaire antérieure et, ma foi, toute l’Histoire d’une manière générale n’ont été qu’une chaîne d’erreurs. Mais comment s’accommoder de la réalité actuelle? Comment s’accommoder d’une gigantesque armée de chômeurs chroniques, de la ruine des agriculteurs, de la baisse générale de la production, de la guerre qui approche ? De sages sceptiques promettent qu’un jour ils referont le compte de toutes les peaux d’orange sur lesquelles ont trébuché les grands mouvements révolutionnaires du passé. Mais ces messieurs vont peut-être nous dire ce qu’il faut faire ensuite, aujourd’hui, tout de suite?
Nous attendrions en vain leur réponse. Les philosophailleurs affolés se désarment eux-mêmes face à la réaction en rejetant la pensée sociale scientifique, en abandonnant leurs positions non seulement matérielles, mais aussi morales, et en se privant, pour l’avenir, de tout droit de revanche révolutionnaire. Cependant les conditions qui ont permis la vague de réaction que nous connaissons aujourd’hui sont extrêmement instables, contradictoires, éphémères, et préparent une nouvelle avancée du mouvement du prolétariat. La direction de ce mouvement appartiendra de droit à ceux que les raisonneurs appellent « dogmatiques et sectaires ». Car les « dogmatiques » et les « sectaires » n’ont nulle envie de rejeter la méthode scientifique puisque personne, vraiment personne jusqu’à présent, n’a rien proposé de meilleur en échange.