Un manifeste communiste en 1874

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Je le connaissais depuis longtemps, ce manifeste « aux communeux » lancé de Londres, en juin 1874, par un groupe de proscrits blanquistes ; je l'avais lu pour la premiers fois, il y a près de vingt ans dans l'Inévitable Révolution, un livre que notre vieil ami Frédéric Stackelberg a signé modestement Un Proscrit[1].

Plus d'une fois, j'ai eu l'intention soit de le reproduire en entier, soit de l'analyser en un article accompagné d'extraits dans le Bulletin Communiste, qui a déjà exhumé l'an passé cet autre monument solide qu'est l'Adresse inaugurale de l'Association Internationale des Travailleurs.

Mais réclamé sans trêve par des tâches plus urgentes, je n'avais pu réaliser encore mon dessein et celui-ci était demeuré en l'air, quand, l'autre vendredi, ouvrant la Vie Ouvrière (dont le numéro, consacré en partie à la Commune, était en vérité un très bon numéro), je tombai inopinément sur deux extraits du manifeste de 1874.

Ainsi, un camarade, à la Vie Ouvrière, le connaissait aussi, ce manifeste ! D'autres camarades qui lurent les deux extraits se montrèrent frappés de leur force expressive. Cachin m'en ayant parlé, ke lui répondis : « Attends un peu, et tu liras le manifeste tout entier. »

Le voici, en effet, dans toute sa teneur. Il n'était pas admissible qu'un document de cette valeur restât plus longtemps ignoré des générations nouvelles — trop enclines, il faut bien le dire (et ce n'est, pas de ma part un reproche !), à croire que le communisme est né avec la 3e Internationale, et qu'il convient, au contraire, d'initier à l'idée que le communisme n'est, après tout, autre chose que la réhabilitation du communisme de toujours, du communisme qui fut celui de Marx comme il fut celui de Blanqui. Car la 3e Internationale n'a doctrinalement rien inventé — et d'ailleurs elle n'y prétend guère. Elle n'a fait que revenir aux sources profondes de la doctrine, de la tactique et de l'action communistes. Nos adversaires du parti dissident, qui se réclament, avec une monotonie fatigante de la « tradition socialiste », qui se larguent de représenter « le socialisme qui continue », s'abusent et voudraient bien nous abuser. Ils représentent le socialisme dévoyé. La tradition dont ils se revendiquent, c'est celle de la lettre, et nom celle de l'esprit. Ils sont l'opportunisme parlementaire ; ils sont le réformisme petit-bourgeois, impuissant et ridicule. Et nous, révolutionnaires, nous sommes dans la tradition vivante, nous sommes dans la vérité.

Le manifeste qu'on va lire porte la date de juin 1874. Il fut rédigé par un groupe de blanquistes français échappés aux rigueurs de la répression versaillaise et réfugiés en Angleterre. Leurs noms sont au bas du manifeste : presque tous sont aujourd'hui oubliés. Il faut être fort au courant du détail de l'histoire socialiste pour que les noms de Breuillé, Cournet, Emile Eudes, Gois, Albert Goullé, Ernest Granger, Constant Martin, Viard, vous disent quelque chose. Un seul est devenu célèbre : celui d'Edouard Vaillant, il n'est guère douteux que Vaillant n'ait pris une part prépondérante à la rédaction du manifeste. De tous ses coreligionnaires blanquistes, l'ancien délégué a l'instruction publique sous la Commune était presque certainement le seul, en 1874, à posséder la connaissance réelle du « socialisme scientifique » élaboré par Marx et par Engels, que suppose le manifeste. Dès son arrivée sur la terre d'exil, en effet, Edouard Vaillant avait été, au témoignage de Charles Longuet (corroborant un témoignage d'Engels) « profondément influencé par la lecture du Capital et aussi par ses relations personnelles avec Marx ».

Cette connaissance approfondie des théories scientifiques du marxisme se décèle à tout instant au cours du manifeste. La partie consacrée à la justification du communisme est d'une orthodoxie marxiste presque impeccable.

Quelques mots sur ce groupe des blanquistes de Londres. Il était composé de blanquistes d'ancienne date, comme Eudes, Granger, Constant Martin, et de blanquistes d'initiation plus récente, comme Vaillant (ancien proudhonien) et Frédéric Cournet, ancien collaborateur du vieux jacobin Delescluze. Lorsque ces hommes arrivèrent à Londres, ils furent reçus à bras ouverts par Marx et par le conseil général de l'Internationale, qui venaient de lancer, comme un gloria victis sublime, l'adresse fameuse intitulée la Guerre Civile en France. Plusieurs blanquistes (Vaillant, Antoine Arnaud, Constant Martin, Rauvin) entrèrent même dans le conseil général de la grande Association.

L'entente ne fut d'ailleurs que de courte durée. Les blanquistes étaient, en effet, des révolutionnaires plus tentés par l'action immédiate, inséparable pour eux de la violence, que préoccupés des questions d'organisation ouvrière. Au congrès de La Haye (le dernier de l'Internationale, septembre 1872), s'ils se liguèrent avec les marxistes contre les fédéralistes (Bakounine et James Guillaume, qui furent exclus), ils s'en séparèrent ensuite, lorsque le transfert du conseil général en Amérique eut aboli en eux l'espoir un moment conçu de s'emparer de l'Internationale et de la transformer en une association purement révolutionnaire.

Vaillant, dans son discours, avait déclaré « qu'il faut courber les classes possédantes sous la dictature du prolétariat », et, dans une proposition contresignée par ses amis et que le congrès repoussa, il avait émis cette maxime : « Si la grève est un moyen d'action révolutionnaire, la barricade en est un autre, et le plus puissant de tous. »

En quittant l'Internationale, à cause de son insuffisance révolutionnaire, les blanquistes ne manquèrent pas de publier leurs raisons. Ils le firent dans le manifeste Internationale et Révolution. Ils y reprochaient à l'Internationale d'être fort au-dessous de l'opinion que la bourgeoisie avait d'elle, d'être « timide, divisée, parlementaire » et, faute d'avoir osé être « l'organisation insurrectionnelle permanente du prolétariat », d'être devenue « un trompe-l'œil, un dérivatif funeste du mouvement. »

Et les blanquistes d'annoncer en terminant leur intention arrêtée de « reconstituer le parti révolutionnaire, d'organiser la revanche et de préparer la lutte nouvelle et définitive. »

C'est seulement deux ans plus tard que les blanquistes donnent à nouveau signe de vie. Ils ont maintenant un groupe : la Commune révolutionnaire ; ils ont une doctrine (j'ai indiqué plus haut et on reconnaîtra tout à l'heure tout ce qu'elle devait au marxisme). Au milieu de l'année 1874, les événements de France, dont ils surveillaient activement le cours, leur paraissant prendre une plus favorable tournure (le premier ministère Broglie venait de se retirer), il leur parut que l'heure était venue « pour tout ce qui avait vie dans la proscription de s'affirmer, de se déclarer » et de s'unir aux « communeux » restés en France pour obtenir l'amnistie et pour « préparer la revanche ».

Leur « affirmation », ils la formulèrent dans le manifeste qu'on va lire. L'importance de ce document est, à mes yeux, capitale.

La proscription de 1871 a été, en général, politiquement peu active. Les proscrits se sont répandus par le monde, et là ou ils se sont rencontrés et groupés, ils l'ont rarement fait dans un dessein avoué de combat politique, d'action révolutionnaire.

La Commune révolutionnaire de Londres pourrait bien avoir été le seul groupe de proscrits qui se soit ouvertement proposé de reconstituer en France le parti de la Révolution sociale — « le parti de la Commune » — et de prendre sur la bourgeoisie triomphante la revanche de la défaite de Mai.

Mais le manifeste a un autre mérite, plus grand encore. Il est le plus ancien document du socialisme français où les idées marxistes aient imprimé leur sceau. Il marque véritablement une date historique, et quelle date !... Celle de l'introduction en France des théories de Marx, des théories incluses dans la Misère de la Philosophie, le Manifeste communiste et le Capital.

J'avais longtemps pensé que Guesde, Lafargue (surtout Lafargue) et quelque peu aussi Benoît Malon étaient les vrais « courriers » de Marx dans notre France petite-bourgeoise et paysanne, et que l'événement s'était produit entre la fin de 1877 (fondation de la première Egalité) et le milieu de 1880 (adoption par le congrès ouvrier du Centre du premier programme minimum). Sans vouloir diminuer en rien l'honneur de Guesde, de Lafargue et de Malon, on peut bien dire qu'ils ont eu des précurseurs dans la personne des hommes de la Commune révolutionnaire et notamment du plus remarquable, du plus marxiste d'entre eux : Edouard Vaillant[2].

  1. Il a été également reproduit dans le Socialisme en France depuis 1871, de M. Alexandre Zévaès, — que son indignité n'empêche pas d'avoir écrit un ouvrage utile.
  2. Nous publierons prochainement un autre manifeste du groupe de la Commune révolutionnaire : Les syndicaux et leur congrès.