Un kerenskysme à rebours

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Alma-Ata, 21 octobre 1928.

Chers camarades,

Je vous écris avant le plénum d'octobre, an tout cas avant que des renseignements s'y rapportant soient par-venus à Alma-Ata. Je ne me propose pas de vous apprendre quelque chose de nouveau. Je veux seulement rassembler certaines choses qui ont déjà été dites et donner les prémices de l'analyse de ce plénum imminent.

D'après ce qu'on raconte, Zinoviev prétend qu'en juillet[1], Staline a vaincu. Du point de vue politique, c'est absurde. Le centrisme politique s'est affaibli par son compromis. Les flancs gauche et droite en ont seulement reçu une nouvelle impulsion. Mais les milieux de l'appareil ont leur logique, qui jusqu'à un certain moment ne concorde pas avec le déplacement général des forces dans le parti (sans parler de la classe ouvrière) et qui, même, marche souvent en sens contraire.

En abandonnant sa position politique, Staline a scissionné les droitiers. Il a « détaché » d'eux, pour l'instant du moins, Kalinine et Vorochilov, qui sont de toute leur âme avec les nouveaux possédants et « l'ordre », mais qui, pour le moment, ont une peur intense de rester en tête à tête avec Rykov, Boukharine et Tomsky, en fait de « chefs ».

La situation des droitiers dans l'appareil et dans l'organisation du parti est visiblement assez mauvaise. Après avoir cédé politiquement et s'être assuré de sa majorité, Staline attaque sur le terrain de l'organisation. Il suffit de dire que la candidature de Molotov au poste de président de fait de l'Internationale communiste (au lieu de Boukharine) est déjà envisagée comme une chose sérieuse. Oui, oui, nous plaisantions naguère en disant que Staline installerait Mekhlis[2] comme président de l'Internationale communiste. La plaisanterie a fait place à la réalité. On a dû remplacer Ouglanov par Kaganovitch. Contre Ouglanov, il y a déjà une affaire à la commission centrale de contrôle (pour avoir incité les Jeunesses communistes à se tourner contre Staline). On peut juger la situation réelle des droitiers par ce qu'on raconte, à Moscou, de Boukharine, qui court clandestinement chez Kamenev par « l'escalier de service », et qui lui promet de « livrer » Staline et Molotov, pour les remplacer par Kamenev et Zinoviev. C'est textuel. Certes, Kamenev accepterait bien une telle opération, mais il comprend que la promesse politique de Boukharine ne vaut pas plus cher que ses diagnostics économiques. Si la situation était bonne, le chef de l'Internationale communiste, l'omnipotent « Jacasse [Boukharine] », ne se mettrait pas à courir après les exclus d'hier en se retournant sur sa propre ombre.

Quel est le raisonnement de Staline? Il n'est pas difficile de le deviner. Si je me tire de mes difficultés au moyen des mesures centristes, cahin-caha, je traiterai les droitiers de fauteurs de panique, de capitulards et je les déplacerai dans l'appareil d'un ou deux échelons plus bas. Si, au contraire, la situation vient à empirer, je prendrai le cours de droite, c'est-à-dire je désarmerai la fraction de droite après l'avoir dépouillée politiquement, je déclarerai qu'ils ont imaginé des désaccords, qu'ils font du scissionnisme et... je les logerai un échelon plus bas. Si les mesures de droite ne donnent pas de résultats, je ferai retomber la responsabilité de l'échec sur les alliés de droite, je les poursuivrai à coups de pied et j'essaierai de nouveau du cours de gauche, en lâchant un peu la bride à Zinoviev et à Kamenev, qui attendent au garde-à-vous, dans la position de l'homme qui est prêt. Comme ce sont des hommes vaincus, « apprivoisés », ils n'oseront pas marcher avec « Jacasse »... Et puis alors, on verra... Tel est le plan de Staline. Sa force est dans l'appareil. Sa faiblesse mortelle est qu'il compte sans les maîtres, c'est-à-dire sans les classes. Mais tant que les classes se taisent, le plan de Staline fonctionne.

Si les arêtes du plan de Staline sont visibles de loin, elles sont encore bien plus visibles pour les droitiers. C'est pourquoi aussi ils ont grommelé. Ils ne veulent pas se laisser liquider par petits paquets. Mais ils craignent fort, s'ils agissent, que Staline ne les exécute d'un coup.

La méthode de Staline nous est apparue encore plus clairement pendant le VIe Congrès. Le nombre d'heures de jacasserie boukharinienne au congrès fut en rapport inverse de son influence qui baisse de jour en jour. Premièrement, pour les bureaucrates étrangers, la politique de droite de l'U.R.S.S. c'est la mort, étant donné le gauchissement des masses et la pression de l'Opposition. Deuxièmement, l'appareil est dans les mains de Staline, et, dans l'Internationale communiste, la religion de l'appareil n'est pas moins vive que dans le Parti communiste russe. Pendant le congrès, Staline absent a gagné sur Boukharine les trois quarts, sinon les neuf dixièmes des bureaucrates présents. Staline n'avait pas besoin d'être là ; il n'avait pas besoin de dire quoi que ce soit; le mécanisme automatique du pouvoir agissait pour lui.

Les droitiers, bon gré mal gré, sont obligés de se fourrer dans l'eau froide, c'est-à-dire d'essayer de vider leur querelle avec Staline par-delà l'appareil. Ainsi s'explique l'apparition de l'article de Boukharine Remarque d'un économiste. C'est le courage du désespoir. il se peut que Rykov et Tomsky aient poussé Boukharine (il faudra reparler de cet article). Cet article n'est pas seulement un document d'impuissance théorique, il est aussi un document d'un désarroi politique extrême. Cette « intervention » ne pourra faire que du tort aux droitiers. La « véritable » aile de droite, en se décidant à vider pour de bon sa querelle derrière la clôture du poulailler bureaucratique, aurait dû brailler : « Propriétaires nouveaux, unissez-vous, sinon les socialistes vont vous détrousser. » De tels appels ont déjà eu lieu dans la lutte contre l'opposition, mais ils avaient un caractère lâche et équivoque. Or les droitiers, pour s'opposer au centre sérieusement, auraient dû brailler pour de bon, à pleins poumons, c'est-à-dire sur un ton ultra-réactionnaire, sur un ton de Thermidor. Mais, pour cela, Boukharine manque encore d'estomac. Il a mis le pied dans l'eau froide, mais il a peur d'y entrer. Il reste immobile et tremble... de courage. Derrière, Rykov et Tomsky regardent ce qui va se passer, prêts à tout moment à s'enfoncer dans les buissons. Telle est la disposition des principaux acteurs sur la scène bureaucratique!

On peut dire que tout cela, au fond, n'a pas d'importance. Ce ne serait pas juste. Certes, Si les classes parlaient à haute voix, Si le prolétariat passait à l'offensive politique, la disposition des acteurs de l'appareil perdrait les neuf dixièmes de son importance, et, en outre, se modifierait fortement dans un sens ou dans l'autre. Mais nous traversons une époque, qui n'est pas encore achevée, d'omnipotence de l'appareil, tandis que s'accentue dans le pays la dualité de pouvoir. Et Staline, et Rykov, et Boukharine, c'est le gouvernement. Or le gouvernement ne joue pas un rôle sans importance. Il est donc nécessaire de considérer attentivement la disposition des acteurs bureaucratiques, non seulement en se plaçant au point de vue de l'appareil, mais au point de vue de classe.

Comment le danger de droite peut-il se réaliser « pour de bon » ? Cette question a une grande importance. Le caractère particulier de la situation est que l'aile droite a ses masses principalement en dehors du parti. Etant dans l'appareil plus faible que les centristes, l'aile droite, à la différence de ces derniers, dispose d'une solide base dans le pays. Or, comment la force du danger de droite peut-elle se réaliser pratiquement ? Autrement dit : comment les nouveaux possédants peuvent-ils arriver au pouvoir ?

Ce qu'il y a de rassurant, au premier coup d'oeil, c'est que les partis politiques des classes possédantes sont brutalement écrasés, que les nouveaux possédants sont politiquement dispersés, que l'aile droite à l'intérieur du parti, par crainte du noyau prolétarien, et liée par un passé récent, ne se résout pas à s'appuyer ouvertement sur les nouveaux possédants. Certes, ce sont là des avantages qu'hier nous a légués. Mais ce ne sont nullement des garanties absolues. La somme de conditions nécessaires à la réalisation d'un Thermidor peut se former dans un délai relativement court.

Il nous est arrivé plusieurs fois d'indiquer que, dans le passé, la contre-révolution bourgeoise victorieuse avait dû prendre la forme du fascisme ou du bonapartisme, et nullement la forme de la démocratie bourgeoise dont rêvent les étourneaux mencheviks. Jusqu'à présent, Kamenev ne le comprend pas. Dans sa dernière « conversation » avec nos camarades de tendance, il décrivait la situation dans le pays comme si dans quelque temps « Kerensky devait se montrer à la porte ». Ce sont des niaiseries. Si l'on veut évoquer Kerensky, il est plus juste de dire que, maintenant, précisément sous le régime de droite et du centre, le pays passe par un « kerenskysme » à rebours.

La fonction historique du kerenskysme consistait en ce que, derrière son dos, le pouvoir passait de la bourgeoisie au prolétariat. Le rôle historique du stalinisme consiste en ce que, derrière son dos, le pouvoir roule ou glisse du prolétariat à la bourgeoisie. En somme, la direction postléniniste déroule le film d'Octobre dans le sens inverse ; le stalinisme est un kerenskysme de gauche à droite. Dans le pays bouleversé par une immense révolution l'ordre bourgeois ne pourrait, en aucun cas, prendre la forme démocratique. Pour la victoire et pour la défense de la victoire, la bourgeoisie aurait besoin d'une concentration supérieure, purement militaire, du pouvoir s'élevant « au-dessus des classes ». En l'occurrence, le point d'appui immédiat de ce pouvoir serait le nouveau possédant qui apparaît en Russie, le koulak. Voilà le bonapartisme Thermidor n'est qu'une étape sur la voie du bonapartisme Cette étape ne doit nullement s'accomplir infailliblement jusqu'au bout. La contre-révolution peut « sauter » tel ou tel échelon.

Dans le coup d'Etat thermidorien et dans le coup d'Etat bonapartiste, un immense rôle (dans le second cas, un rôle décisif) est joué par l'armée. Sous cet angle, il faut considérer avec la plus grande attention les processus qui s'y opèrent.

N'oublions pas que, dans le rapport de juillet à l'assemblée des militants de Moscou, le triste chef de droite [Rykov], se référant à son ami Klim[3], disait : « Si vous recourez encore une fois aux mesures extrêmes, l'armée répondra par l'insurrection. » C'est une sentence qui en dit long, moitié prédiction, moitié menace. Peut-être même la menace y entre-t-elle pour les trois quarts. Or, qui donc menace ? Les nouveaux possédants, par l'intermédiaire de l'appareil dirigeant de l'armée. L'appareil dirigeant par l'intermédiaire de Klim. Et voici un candidat au rôle de Bonaparte Klim. Il serait puéril d'objecter que le Bonaparte en question est par trop terne. Il y a des Bonapartes de calibres différents rappelons qu'il y eut non seulement le premier, mais qu'il y eut aussi le troisième, personnage tout à fait falot. Lorsque les classes possédantes en éprouvent le besoin, elles font, selon l'expression de Staline, « des princes avec de la boue ». Certes, les événements peuvent évoluer de telle façon que KIim (un des nombreux KIim) puisse se muer en « prince » Bonaparte de troisième choix, ce qui ne l'empêchera pas d'étrangler la révolution. On dit bien que Klim a passé de l'opposition de droite à la position centre droit et qu'il soutient le «chef » [Staline].Mais ces combinaisons qui s'opèrent dans les hautes sphères sont de celles qui se forment et se démolissent en 24 heures sous l'effet des poussées extérieures. Mais il ne s'agit pas de KIim Si ce n'est pas lui, ce sera Boudiény. On ne manquera pas de Bonapartes. Le « chef » dit « Ces cadres, on ne peut les dissoudre que par la guerre civile. » KIim ajoute « Si vous, ouvriers, vous montrez trop turbulents, rappelez-vous que j'ai derrière moi une force sérieuse. » Dans les deux cas, bonapartisme. Dans le premier cas, c'est l'appareil d'Etat et du parti qui parle et qui se place au-dessus de tous, et dans le nombre, au-dessus de l'armée. Dans le second cas, c'est l'appareil de l'armée qui parle, et, demain, il peut éprouver le besoin de mettre « les civils à leur place ».

La victoire, sans effusion de sang, de l'appareil du parti, sur la droite, ne ferait pas disparaître la perspective thermidorienne bonapartiste, elle la modifierait et la retarderait seulement. La victoire personnelle des centristes - sans l'Opposition, sans les masses - ne peut être obtenue que par une pression ultérieure, un resserrement des bases du centrisme dans les masses, une conjonction de la fraction centriste avec les appareils de répression gouvernementale, en définitive, avec l'appareil de commandement de l'armée, où la vie du parti s'est depuis long-temps éteinte, pour autant que, d'une façon générale, on n'y autorise pas d'autres opinions que celles qu'on ordonne à Boubnov de répandre. Résultera-t-il de cette « conjonction » que le « chef » enfourchera le cheval blanc, ou qu'il se trouvera sous le cheval de KIim ? C'est là, du point de vue de classe, une question sans grande importance.

Ainsi, nous en arrivons à la conclusion que la « victoire » de la droite conduirait directement, et la « victoire » des centristes par des zigzags, sur la voie thermidorienne-bonapartiste. Dans ce cas, y a-t-il entre eux une différence ? En dernier ressort historique, il n'y en a pas. Le centrisme ne représente, après tout, qu'une variété de tendance conciliatrice (en l'occurrence, avec les possédants, avec la société bourgeoise qui s'efforce de renaître). Mais ce n'est qu'en dernier ressort historique. Dans la présente étape, les centristes reflètent dans une mesure beaucoup plus grande les larges couches de « parvenus » de la classe ouvrière, tandis que les racines de la droite s'enfoncent surtout dans la nouvelle propriété rurale. Ignorer la lutte qu'ils se livrent entre eux, serait une lourde faute.

Les centristes ne veulent pas rompre ouvertement avec les ouvriers, ils en ont beaucoup plus peur que les droitiers qui, eux, ne veulent pas offenser les possédants. Quelque embrouillées que soient les affaires du parti, quelles que soient les « complications » qu'apportent au tableau les questions personnelles (Staline, Boukharine, Rykov, Tomsky), c'est précisément ce rapport entre les couches supérieures de la classe ouvrière et les nouveaux possédants qui se trouve à la base des groupes de l'appareil. Il importe de les distinguer pour suivre les étapes de leur lutte, comprendre leur sens et leurs limites. Leur lutte n'a pas une importance en soi, mais, pour autant qu'elle existe, elle détend le cercle bureaucratique, met à jour ce qui est secret, oblige les masses à penser, élargit le champ de leur activité.

Le plénum de juillet a été la principale étape du glissement des centristes. Mais il serait absurde de croire que c'est la dernière étape de lutte, que les centristes ont capitulé définitivement et que plus loin commence le « monolithisme » de droite. Non, sous la pression des contradictions, la lutte rejaillira forcément, et jouera dans l'histoire du parti et de la révolution un rôle qui aura son importance.

Cependant, il n'en découle nullement que les centristes dans leur lutte contre les droitiers voudront s'appuyer sur l'Opposition. Sur les transfuges de l'Opposition, oui, sur l'Opposition, jamais. Les centristes craignent plus l'Opposition que les droitiers. Les centristes combattent les droitiers, volent leur programme (comme « Jacasse » s'en plaint à droite et à gauche). Dire que le bloc avec telle ou telle fraction des centristes actuels est à jamais impossible sous n'importe quelles conditions, serait d'un doctrinarisme ridicule. Beaucoup de centristes actuels iront encore à gauche. Si, en 1924, on nous avait dit que nous serions dans un bloc avec les zinoviévistes, il s'en serait trouvé bien peu pour y croire. Mais il est arrivé que la lutte des centristes de Leningrad contre l'offensive koulak les a amenés à faire bloc avec nous et à adopter notre plate-forme. De tels zigzags ne sont pas exclus non plus pour les centristes dirigeants d'aujourd'hui, Si le régime de classe les oblige à se séparer ouvertement et formellement des droitiers, et si les événements, comme cela doit être, les prennent à la gorge. De telles possibilités historiques ne sont pas exclues. Elles peuvent être une étape sur la voie qui mène au développement ultérieur, et à l'affermissement de la ligne bolcheviste, comme notre bloc avec les zinoviévistes en a été une. Mais il faudrait avoir perdu complètement la tête pour mettre le cap sur le bloc avec les centristes actuels, tels qu'ils sont aujourd'hui, au lieu d'opposer systématiquement, irréductiblement, impitoyablement, le noyau prolétarien du parti aux centristes. En définitive, à ces deux tendances se réduisent les désaccords entre l'écrasante majorité de l'Opposition et sa petite mi-norité qui « rêve » que ce serait si bien si on formait un bon bloc avec les centristes ravisés, et si l'on économisait les secousses et les dangers de l'évolution du parti et de I'Etat... Hélas! la riche expérience du passé montre que cette voie pseudo-économique coûterait plus cher que tout, et ceux qui font appel pour qu'on s'y engage glissent au centrisme. On ne peut utiliser la petite querelle bureaucratique des centristes avec les droitiers comme point de départ d'une réforme radicale du parti que moyennant l'intervention décisive des masses. Organiser dans l'esprit bolchevik cette intervention, l'Opposition seule le peut, car elle est politiquement complètement indépendante des droitiers comme des centristes et, grâce à son indépendance, elle est apte à exploiter toutes les étapes de la lutte qu'ils se livrent.

Quelques mots à ce propos sur les réflexions et les conseils de notre « nouvel » ami Kamenev (au cours de la conversation déjà mentionnée). Il trouve, voyez-vous, que « L. D.[4] devrait maintenant rédiger un document dans lequel il dirait "Appelez-nous donc, nous travaillerons ensemble..." Mais L. D. est un homme obstiné... », et ainsi de suite... Kamenev n'est tout de même pas naïf à ce point, et, bien entendu, il ne croit pas lui-même à ce qu'il dit. Il sait parfaitement qu'une telle déclaration ne changerait nullement la situation juridique de l'Opposition et ne ferait que lui porter un coup politique en l'abaissant au niveau des zinoviévistes. Ces derniers ont reçu une demi-amnistie méprisante, qui les condamne au néant politique, uniquement parce qu'ils se sont séparés de nous. Kamenev le sait parfaitement. Ses propos et ses manoeuvres ont pour unique but de faire peur à Staline, qui traite ses futurs « alliés » avec trop de dédain.

Kamenev veut se donner du prix, pour, à l'occasion, nous trahir de nouveau, mais, cette fois, à des conditions plus favorables pour lui. Seuls des sots incurables pourraient en fin de compte se laisser prendre à son racolage.

A ce sujet, il n'y aura pas dans nos milieux deux opinions. Ce qu'il y a de particulièrement intéressant, ce sont les regrets de Kamenev à propos de mes attaques « âpres »et « fréquentes » contre son esprit de capitulation. « Il faut travailler ensemble... » « Que celui qui évoque le passé se coupe la langue... » « Il est regrettable que la rupture ait eu lieu. La vie a confirmé toutes les thèses de l'Opposition. »

Kamenev a une belle voix. Ce qu'il chante, aussi hardiment, sans crainte de Yaroslavsky, montre le relâchement du cercle de l'appareil et l'augmentation des chances de l'Opposition. Cela, nous l'inscrivons à notre actif. Mais il n'y a qu'une conclusion à en tirer il faut taper sur les capitulards à coups redoublés, triplés, décuplés.

L'intervention des masses dans la querelle est, avant tout, une question de mobilisation des ouvriers sur toutes les questions de la vie intérieure et extérieure, en commençant par les plus simples et les plus urgentes.

Il arrive que certaines lettres signalent, chez nous, une prétendue absence de plate-forme sur la « question ouvrière »:

Qu'est-ce que cela signifie ? Que notre plate-forme a vieilli ? Or, la partie « ouvrière » de notre plate-forme a été travaillée de la façon la plus détaillée et la plus concrète. Beaucoup de camarades, semble-t-il, ont oublié la plate-forme, ne la consultent pas, n'y cherchent pas des indications, et c'est pourquoi ils réclament de nouveaux documents. Il faut rétablir la continuité : chaque intervention faite par un bolchevik-léniniste doit découler de la plate-forme; dans la mesure du possible, elle sera appuyée d'une citation précise se rapportant à la question donnée. Les thèses sur n'importe quelle question à l'ordre du jour, importante ou minime, devront commencer par une citation de la plate-forme. Ce document s'appuie sur une très grande expérience collective. D'autre part, toutes les définitions ont été longuement mûries et approfondies. La campagne sur toutes les questions, en se plaçant sur le terrain de la plate-forme, aura une immense influence au point de vue discipline, surtout en ce qui concerne les jeunes.

Il va sans dire que la plate-forme peut renfermer des lacunes, des thèses périmées, ou des erreurs de détail, qui demandent des modifications, des rectifications et des adjonctions. Mais on doit clairement et exactement, en se basant sur la plate-forme, formuler les adjonctions ou les rectifications qu'on y apporte.

L'application de la plate-forme à chaque étape donnée et à chaque question concrète, comme, par exemple, la campagne pour le renouvellement des contrats collectifs, offre ses propres difficultés qui ne peuvent être résolues qu'avec le concours de nos camarades de tendance travaillant dans les usines. Notre directive principale, le critérium déterminant dans ce domaine, doit être l'augmentation des salaires. Quant à l'ampleur de cette augmentation, nous la discuterons avec les camarades qui dirigent les entreprises intéressées, avec les organes soviétiques, et les organisations du parti et des syndicats. La grève, comme l'indique la résolution du XIe Congrès du parti, est un moyen extrême, mais il n'est ni illicite, ni antisoviétique, ni dirigé contre le parti. Participer à une grève, voire la diriger, peut être un devoir pour un bolchevik-léniniste. Si toutes les autres possibilités ont été tentées pour faire aboutir les légitimes, c'est-à-dire effectivement réalisables, aspirations des masses. Le degré de possibilité de réussite peut être déterminé, comme il a déjà été dit, par des pourparlers au cours desquels les ouvriers écoutent toutes les explications et examinent sérieusement les livres. Qui donc doit mener les pourparlers ? Cela dépend du degré de mécontentement des masses et de la vigueur de leur pression. Dans les cas propices, les bolcheviks-léninistes pourront envisager l'élection de commissions spéciales, de délégations, etc., pour mener les pourparlers avec le comité de province du soviet et le comité de province du parti, pour se mettre en rapport avec la rédaction des journaux. L'état d'esprit des ouvriers est tel qu'il exige de nous la plus grande résolution et la plus grande activité. Or, nous sommes les seuls qui pouvons canaliser, dans le sens des soviets et du parti, le mécontentement qui s'accumule. La passivité actuelle de la masse, qui est le résultat de plusieurs facteurs, traduit, notamment, une phase d'hésitation et d'indécision de la masse elle-même, à un moment où nombreux sont ceux qui ne croient plus aux vieilles méthodes mais n'en ont pas encore trouvé de nouvelles.

Cette croisée des chemins crée une situation qui, par son essence même, est instable. Une nouvelle cristallisation doit commencer dans la masse et elle peut, dans certaines conditions, s'opérer à une vitesse vertigineuse. Autour de quel axe ? Autour de l'axe bureaucratique? Elle ne se fera pas autour de cet axe. Si nous ne devenons pas l'axe de la cristallisation, ce sont les mencheviks, les Socialistes-révolutionnaires, les anarchistes qui le deviendront, et cela signifierait que la révolution d'Octobre court définitivement à l'abîme. Seuls les bolcheviks-léninistes peuvent en préserver la révolution, en allant hardiment au-devant de la masse, et en renversant, partout où c'est nécessaire, les défenses disposées par les bureaucrates.

Mais aller au-devant de la masse ne signifie pas se mettre à la tête des mouvements désordonnés auxquels tendent les « décistes »[5], qui, ou bien se casseront le cou sur une politique d'aventure, ce qui ne serait qu'un demi-malheur, ou bien aideront accidentellement l'ennemi à tordre le cou à la révolution, ce qui est beaucoup plus grave. La politique des cinq dernières années a fait renaître et a engendré de nouveau l'esprit de propriété, en partie amorphe, en partie caractérisé, dans les masses ouvrières.

Il faut mobiliser l'activité de la masse, de façon à ce que la différenciation s'y opère constamment dans le sens de classe. Contre les propos antisoviétiques particulièrement clairs, intentionnés, malveillants, nous devons réagir avec beaucoup plus d'attention et de vigueur que l'appareil. A chaque nouvelle explosion de mécontentement, nous devons, les premiers, démasquer les mencheviks, les Socialistes-révolutionnaires, les anarchistes qui chercheraient à nous emboîter le pas. Contre ces tentatives des agents de la bourgeoisie, nous pouvons et nous devons réagir par des manifestes adressés directement aux ouvriers.

On peut être sûr qu'au fur et à mesure que grandira l'activité des masses et se développera notre influence, les tentatives des éléments qui nous sont socialement hostiles de se coller à nous, voire de prendre notre étiquette, se feront de plus en plus fréquentes. Il faut être mis en garde et démasquer ces éléments, autant que possible, publiquement et ouvertement. Il faut que les flancs et l'arrière soient pour nous délimités par une ligne claire, afin que la masse sache où nous sommes et où nous ne sommes pas.

Cela concerne notamment les « décistes ». Vous vous souvenez que, parmi nous, il y avait certains camarades qui abordaient la question des « décistes » d'un point de vue sentimental. Certains même ne voulaient pas voir la différence des lignes politiques.

Il est intéressant de remarquer que, précisément, les camarades qui, hier encore, proposaient une fusion complète avec les « décistes », se trouvent aujourd'hui sur le flanc conciliateur et font feu des quatre fers contre le « décisme» dans nos propres rangs ; il arrive fréquemment que, par «décisme », on entende notre propre ligne de principe...

Quelque tristesse que l'on puisse éprouver à dépenser du temps pour des questions secondaires, on n'en doit pas moins s'occuper des « décistes », ne fût-ce que pour mettre en lumière l'esprit de club et le caractère parasitaire de leur politique et l'« aventurisme » qu'elle porte en elle. Du fait que les « chefs » des « décistes », que de temps à autre nous avons laissé livrés à eux-mêmes (et nous avons eu raison), ont bavardé à n'en plus finir, ils nous ont donné des armes sévères contre eux. Avec leurs propres documents, notamment avec les lettres de V. Smirnov, nous leur enlèverons leurs meilleurs éléments. Il ne faut pas négliger la plus petite plaie, sinon la gangrène peut menacer tout l'organisme. Nous leur enlèverons les ouvriers, d'une part par une politique hardie et résolue dans les questions essentielles, d'autre part, par une campagne d'explications.

Tous les matériaux que nous avons reçus montrent que le mot d'ordre du vote secret dans le parti et dans les syndicats peut et doit être mis en avant. L'autocritique a dégénéré dans une large mesure en comédie et en provocation. Tout le monde s'en rend compte. Il faut, dans un mot d'ordre transitoire et, pour ainsi dire, « partiel », donner une expression aux tendances des ouvriers et, en attendant, aux velléités encore timides de se débarrasser du bâillon. - Pourquoi n'as-tu pas voté contre? - Si ç'avait été au scrutin secret, ç'aurait été autre chose... Le mot d'ordre est dans l'air.

Les choses iront-elles jusqu'au vote secret, ou bien les contradictions insupportables seront-elles tranchées en « sautant » les étapes ? C'est là une question spéciale. Mais, pour la période actuelle, le mot d'ordre du vote secret dans le parti et dans les syndicats est viable, car il fait ressortir la réalité de la pression bureaucratique, c'est-à-dire, en fait, la pression de classe sur les ouvriers au moyen de l'appareil. Le mot d'ordre du scrutin secret dans la présente étape exprime, mieux que n'importe quoi, la lutte qui commence - contre la dualité du pouvoir. Le scrutin public a été institué pour que les ennemis ne puissent pas voter contre la dictature du prolétariat. La dualité du pouvoir dans le pays a fait que les ouvriers n'osent pas voter pour la dictature par peur de la pression de la bourgeoisie, pression réfractée par l'appareil. Là est le noeud de la situation. L'homme de l'appareil est à la tribune et fixe les votants; ou bien la femme conseille au mari de ne pas voter. Dire, dans ces conditions, que le scrutin secret favorise la passivité et l'indécision, c'est en vérité tomber dans le doctrinarisme idéaliste. Celui qui pose ainsi la question, oppose le mot d'ordre du vote secret non pas à la véritable situation actuelle, à laquelle il reste encore à trouver une issue, mais à une certaine situation idéale où tous les ouvriers, carrément et hardiment, votent selon leur conscience.

Si l'on poussait cette thèse jusqu'au bout, il faudrait donc dans la société capitaliste retirer le mot d'ordre du scrutin secret - afin de développer « l'activité des masses et le courage ». En Chine, on peut, évidemment, inviter le héros ouvrier au scrutin public; mais, pour cela, demain on lui tranchera la tête. C'est pourquoi, en Chine, le mot d'ordre du vote secret (à toutes les élections) peut acquérir une importance « vitale », en tant que mot d'ordre dicté par le rapport des forces de classes. Bien que chez nous le régime social soit foncièrement différent, sa base n'en est pas moins passablement couverte d'immondices.

Il est faux de prétendre que le caractère actuel de nos élections et de nos scrutins est uniquement déterminé par le degré de courage et de résolution de l'ouvrier. Non, il est déterminé dans une mesure considérable par le rapport changeant des forces de classes. Cette évolution trouve son expression objective dans l'appareil du pouvoir, dans tout son mécanisme. Ce n'est pas pour rien que Staline a dit « Ces cadres, on ne peut les dissoudre que par la guerre civile. Certes, il y a dans ces mots une part de fanfaronnade bureaucratique. Devant une sérieuse vague d'en bas, l'homme de l'appareil se défilerait, sans pousser les choses jusqu'à la guerre civile. De toute façon, nous devons tenter de nous engager jusqu'au bout dans la voie des réformes sous la vigoureuse pression des masses. Dans la présente étape, le mot d'ordre du vote secret pousse les masses de la passivité actuelle à l'activité. Dans toute réunion où il est question de l'autocritique, de la démocratie du parti, etc., les bolcheviks-léninistes peuvent et doivent dire : « Pour que l'autocritique existe, il faut enlever le bâillon; laissez-nous voter selon nos convictions, sans peur d'être congédiés, c'est-à-dire au bulletin secret. A ce moment, tous les gens de l'appareil seront bridés.

Il faut recommencer par le parti et terminer par les syndicats. Quant aux soviets, où différentes classes participent aux élections, il faudra poser la question en troisième lieu, après qu'on aura accumulé de l'expérience.

En ce qui concerne les perspectives générales de la lutte, intérieure et extérieure, je me bornerai, par nécessité, à des considérations des plus générales, en me réservant le droit d'y revenir prochainement afin d'examiner la question d'une façon plus concrète pour chacun des principaux pays en particulier, comme cela a été partiellement fait pour la Chine (« La Question chinoise après le VIe Congrès »). Une partie importante des travaux envoyés au congrès est consacrée à la mise en lumière du lien indestructible qui existe entre notre lutte intérieure et la lutte internationale. Les théoriciens du « décisme » ne comprennent pas du tout ce lien, n'ont aucune ligne dans les questions internationales ; ils marchent au hasard, dans un bloc purement « aventuriste » avec des gens qui ont complètement rompu avec le marxisme comme Korsch et compagnie. Dans ses dernières productions, V. Smirnov apparaît simplement comme la caricature de gauche de Staline.

L'Europe connaît actuellement une période relativement animée de grèves. Dans un certain sens, cette vague, du point de vue économique, « retarde », car elle coïncide avec une situation économique manifestement aggravée. Le retard de la vague de grèves est provoqué par les lourdes défaites précédentes, qui ont écrasé le prolétariat, par le développement de l'influence de la social-démocratie et la politique bureaucratique passive de l'internationale communiste. L'aggravation ultérieure de la situation économique fera passer la lutte économique sur le terrain politique, en accentuant le mouvement à gauche du prolétariat. Dans les divers pays, ce mouvement s'opérera à un rythme différent. Mais, à brève échéance, une aggravation extrême de la situation politique dans les différents pays d'Europe n'est pas du tout exclue. Cela dépend beaucoup, dans une large mesure, de la profondeur, de la durée et de l'intensité de la crise qui s'avance non seulement en Europe, mais aussi aux Etats-Unis. L'Amérique surmontera sa crise aux frais de l'Europe et, par la pression qu'elle exerce, elle peut acculer certains pays, et en premier lieu l'Allemagne, à une situation impossible.

Là encore, la perspective montre la contradiction fondamentale qui existe entre les problèmes de l'époque et le degré de maturité des partis communistes. Le danger de laisser passer de nouvelles situations révolutionnaires n'est nullement écarté et, même, n'a pas diminué. L'aventure de Thaelmann n'est évidemment pas un hasard. Le régime actuel est la pépinière des affaires de Smolensk sur le plan international. Et ce sont ces messieurs de Smolensk et de Hambourg qui nous condamnent et qui nous excluent ! Leur fonction est de couvrir de honte le drapeau du commu-nisme et de perdre l'Internationale communiste. Plus on ira, plus la mission de l'Opposition sur le plan international apparaîtra gigantesque. Il est nécessaire de tendre toutes les forces pour que, dans l'expérience de la lutte contre l'appareil officiel, des cadres véritablement bolcheviks se forment, s'élèvent et mûrissent. C'est en cela que consistera la différence fondamentale des cinq prochaines années de l'internationale communiste en comparaison avec les cinq dernières. Il a fallu six ans pour exhumer des caves bureaucratiques sur l'arène mondiale les questions essentielles et les désaccords. Cela est acquis. Aucune force au monde ne retirera les problèmes posés, ceux qui leur sont opposés, et les tendances contraires. Les cadres révolutionnaires des partis étrangers ne peuvent se développer que sur la base de leur propre expérience. Nous n'avons pas la prétention, comme l'exécutif de l'Internationale communiste, de commander l'Opposition internationale. Un large et juste échange d'expérience théorique, une collaboration dans le domaine de l'analyse marxiste des processus qui s'opèrent, et une élaboration des mots d'ordre d'action, voilà par quoi il faut commencer. Les premiers pas sérieux ont été faits à l'occasion du VIe Congrès. Il reste à les développer, à les élargir et à les approfondir.

L'issue de notre lutte est indissolublement liée aux processus mondiaux. Mais seuls des simples d'esprit pourront en tirer la conclusion qu'en l'occurrence peu importe pour le sort de la révolution d'Octobre la politique intérieure et, en particulier, la politique de l'Opposition dans les affaires intérieures. Nous ne promettons pas de construire le socialisme dans un seul pays. On le sait. Nous n'avons pas dit, et nous ne disons pas, que nous avons une recette miraculeuse qui fait disparaître toutes les contradictions du développement socialiste dans les conditions de l'entourage capitaliste. Ce que nous avons, c 'est une bonne orientation, une vision juste et, de ce fait, une ligne de classe juste. L'axe de notre politique intérieure consiste à maintenir réellement le pouvoir dans les mains du prolétariat, ou, plus exactement, à lui rendre ce pouvoir usurpé par l'appareil et à affermir ultérieurement la dictature du prolétariat sur la base d'une amélioration systématique des conditions d'existence matérielles de la classe ouvrière. Il n'y a pas d'autres recettes, et il n'en est pas besoin.

L'Opposition a une ligne juste. La tâche consiste à faire d'elle la ligne de l'avant-garde prolétarienne. Pour cela, nous avons besoin de nous pénétrer de l'immense mission historique qui nous incombe et de nous mettre à l'oeuvre avec un courage vraiment bolchevik.

  1. Il s'agit du plénum de juillet 1928 qui avait été analysé par Trotsky dans sa lettre « Le Plénum de juillet et le danger de droite ».
  2. Mekhlis : ancien secrétaire particulier de Staline.
  3. Klim était le diminutif du prénom de Vorochilov (Klement).
  4. Lev Davidovitch : Trotsky
  5. Sous le nom de « décistes », Trotsky désigne les partisans du groupe du centralisme démocratique. Ce groupe, formé en 1919, et dont les militants les plus connus sont Sapranov et V. Smirnov, assimilait le gouvernement soviétique à un gouvernement bourgeois.